Archive annuelle 22 février 2020

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Le(s) droit(s) de la nuit (par M. R. Vaillant)

Voici la 43e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 20e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Cet ouvrage forme le vingtième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XX :
Droit(s) de la nuit

direction : Romain Vaillant (collectif)

– Nombre de pages : 200
– Sortie : juillet 2017
– Prix : 33 €

  • ISBN  / EAN : 979-10-92684-24-7 / 9791092684247
  • ISSN : 2259-8812

Présentation :

Le présent ouvrage recueille les actes du premier colloque organisé par l’Association des doctorants et docteurs de l’Institut Maurice Hauriou (Addimh), qui s’est tenu le 31 mars 2017, à Toulouse. C’est un thème obscur que l’association a choisi de mettre en lumière : la nuit.

SI elle avait déjà fait l’objet d’études en sciences humaines et sociales, la nuit n’avait jamais été investie collectivement par des juristes. Certes les réflexions de Jean Carbonnier en la matière continuent de faire référence ; mais ces dernières années n’ont cessé de renouveler l’intérêt que les juristes pouvaient porter à la nuit, en tant que cadre d’application du droit. L’évolution de notre appréhension de la nuit a des incidences sur de nombreux régimes juridiques et ce, dans la plupart des branches du droit.

Alors pour quelle(s) raison(s) le droit ne s’applique-t-il pas toujours la nuit comme il s’applique le jour ? A bien y regarder, la nuit est parsemée de règles dérogatoires, autant qu’elle l’est d’étoiles. Par un raccourci intuitif, la nuit est souvent associée à l’insécurité, certainement la première raison ayant poussé l’homme à pourchasser l’obscurité par la maîtrise de l’éclairage de son espace de vie. Mais l’insécurité n’épuise pas toutes les perceptions de la nuit. D’autres y ont vu au contraire « délivrance et poésie » ; c’est-à-dire l’idée que le droit n’y connaît pas une application aussi rigoureuse que de jour.

Animal a priori diurne, l’Homme n’en a pas moins inventé nombre d’activités, à effectuer ou à poursuivre une fois le crépuscule venu. Il se trouve que le droit prenne en compte la spécificité des activités nocturnes. Ne sont-ce là que des dérogations très ciblées ou peut-on relever une spécificité ou une logique commune qui permettrait de dégager l’existence d’un « droit de la nuit » ; autrement dit un « contre-droit » ?

Si l’étude de l’ensemble des sujets présentés durant ce colloque n’a pas permis de déceler l’existence d’un soubassement unique qui fonderait un tel droit de la nuit, il semble, en revanche, qu’un droit à la nuit soit en train de poindre.

Le(s) droit(s) de la nuit

Romain Vaillant
Doctorant en droit public, Ater, Institut Maurice Hauriou, UT1 Capitole

Qu’il s’agisse d’un droit ou de droits de la nuit, la première question posée est : quelle nuit ? Y a-t-il une notion juridique de nuit ? La nuit, au sens cosmique, serait variable en fonction de la latitude du point du globe où l’on se trouve, et de la date dont il s’agit. Une définition hâtive serait de considérer que la nuit est le temps d’une journée amputé du temps du jour. Mais alors la question reste entière : quel jour ? Ou plutôt quand cesse le jour pour faire place à la nuit ?

La nuit est d’abord l’obscurité dans laquelle se trouve plongée la surface de la Terre qui ne reçoit plus, à cause de sa position par rapport au soleil, de lumière solaire[1].

Mais la nuit serait ensuite un espace de temps qui s’écoule, en un lieu donné de la terre, depuis la disparition de la lumière qui suit le coucher du soleil jusqu’à l’apparition du jour qui précède le lever du soleil.

L’amplitude de la nuit varie inlassablement, en fonction de la latitude du point du globe et du moment de l’année considérés. Ne serait-ce que pour le cas de la France, l’amplitude temporelle des nuits oscille entre 16h49 (au solstice de décembre) et 19h52 (au solstice de juin).

Au début du XXe siècle, celui qui allait devenir un des fondateurs de l’anthropologie française, Marcel Mauss avait livré, dans un article fameux, intitulé Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos et paru en 1904, une analyse originale des rapports entre le droit et la nuit[2]. Mauss y démontrait que les eskimos connaissaient deux modes de vie totalement différents, associés à deux systèmes juridiques différents. L’un d’hiver, en quelque sorte étatisé, lorsque les nuits sont incroyablement longues, instituant une société collectiviste dans laquelle les familles se réunissent ; l’autre d’été, lorsque le jour prend le pas sur la nuit, beaucoup plus libéral et individualiste, fondé sur la cellule familiale et non plus sur les regroupements.

Passant du groupe à l’individu, on constate que l’homme, animal avant tout, quoique politique, se doit de respecter certains rythmes biologiques, au premier rang desquels les rythmes dits circadiens (c’est-à-dire qui ont une durée de 24 heures, d’un jour), parmi lesquels se trouve l’alternance jour/nuit, c’est-à-dire veille/sommeil.

Néanmoins, cette nécessité biologique a été rudement mise à mal, notamment à l’époque romaine, où la privation de sommeil constituait un des moyens de torture les plus utilisés. Fort heureusement, un tel sévice est aujourd’hui considéré comme constituant un « traitement inhumain et dégradant » par la Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement de l’article 3 de la Convention[3].

Cette réalité biologique, naturelle, aurait conduit les hommes à renoncer en quelque sorte à l’application du droit classique la nuit tombée. Le Doyen Carbonnier écrivit à ce propos, dans une contribution intitulée « Nocturne », publiée ensuite dans son ouvrage Flexible droit, que « La nuit est vide de droit (c’est pour cela qu’elle nous apparaît tantôt insécurité, tantôt délivrance et poésie). Dans ce vide juridique, poursuit-il, dans ce désert social, l’homme retourne à un état de nature (s’il en fut jamais), à un état de pré-droit, de non-droit. ». Aussi charmante puisse-t-elle être, cette analyse – qualifiée par l’auteur lui-même de « sociologique » – n’emporte pas la conviction du juriste. En effet, et les contributions ici recueillies devraient encore nous le démontrer, la nuit est pleine de droit. Soit parce qu’en vertu du principe de continuité, la règle juridique s’applique comme en plein jour ; soit parce que la nuit imposait d’adopter une règle particulière. Aussi préférons-nous souscrire à la belle métaphore du Doyen Carbonnier qui entamait ainsi sa contribution : « La continuité est un des postulats du droit dogmatique : permanente autant que générale, la règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais ».

Malgré la réalité naturelle, les progrès techniques, et tout particulièrement l’invention et la diffusion de l’électricité, et de l’éclairage public, vont tendre à la généralisation de la négation de la nuit. La négation de la nuit pourrait donc entraîner l’extension du droit applicable le jour ; mais les réalités biologiques et les représentations sociales sont bien là, et le droit connaît nombre d’adaptations, d’obligations ou d’interdictions propres à l’activité humaine nocturne.

Mais même cette négation de la nuit, de plus en plus engendrée par l’extension du jour, connaît des limites. Cette « nuit profonde » ou nuit urbaine est une réalité : c’est cette période de la nuit, qui en son cœur, voit l’activité humaine diminuer très fortement et tous les marqueurs concordent : qu’il s’agisse des consommations d’électricité, d’eau, de gaz, du trafic téléphonique, de l’émission de polluants et du trafic routier, les chiffres se rejoignent pour ce cœur de la nuit de 1h à 4h du matin[4]. Une réalité qui tend à être prise en compte dans les mesures liées à la sécurité publique notamment.

Le géographe Luc Gwiazdzinski, spécialiste de la nuit, parle volontiers de nos pratiques comme réalisant une « colonisation progressive »[5] de la nuit par l’accroissement des activités nocturnes, la banalisation du travail de nuit, la demande grandissante de services associés (dans les transports notamment). Dans cette perspective, il convient que le droit s’accommode pour protéger ceux qui viennent subir la colonisation de la nuit. Dans une perspective tout autre, émergente, il s’agit au contraire de faire respecter la nuit, de revenir à la nature et aux composantes intrinsèques de la nuit.

Mais ces attitudes vis-à-vis de la nuit nous semblent ressortir de la cohabitation de diverses représentations de la nuit dans le sens commun.

Historiquement, la première des représentations de la nuit est celle l’associant aux ténèbres et à la mort. Pour ce qui est de l’allusion aux ténèbres, on en trouve trace dans l’Ancien Testament, dans la Bible, qui énonce que : « Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour ». Quant à la référence à la mort, les exemples seraient pléthoriques, et se déploient jusqu’à l’époque contemporaine. Il n’est qu’à citer, par exemple, le récit d’Elie Wiesel, qu’il n’a finalement réussi à publier que sous le titre « La Nuit »[6]. On pourrait encore le rapprocher du démon avec Dracula de Bram Stoker.

Si une deuxième représentation, plus poétique, a émergé, bien plus tard, il nous semble qu’elle a été due à l’apparition et au développement de l’éclairage urbain, à la fin du XVIIIe siècle, par la lampe d’Argand tout d’abord, puis avec l’invention de la lampe à gaz, au début du XIXe siècle[7].

Avant cela, en effet, la première représentation de la nuit comme insécurité n’était pas déméritée car la déambulation nocturne restait fort périlleuse. Les nuits du Moyen-Age étaient en effet clairement hostiles. A tel point que le coucher du soleil impliquait le repli de chacun à son domicile, la porte fermée à clef ; et même les portes de la ville étaient fermées à clef. Dans ce contexte, seules les patrouilles de nuit (comme les premiers magistrats romains) veillaient et circulaient après le couvre-feu. Elles circulaient armées de torches notamment, qui leur permettait d’ailleurs non pas tant de voir que d’être vues, ce afin de « rendre visible le pouvoir de l’ordre. Celui qui n’avait pas de lumière était tout de suite soupçonné et arrêté. Après neuf heures, toute personne devait avoir à Paris une lanterne »[8]. On trouvait de ces veilleurs ailleurs en Europe, et notamment en Allemagne, où ils constitueront ensuite un thème du romantisme allemand.

C’est à compter du XVIe siècle qu’un éclairage permanent va voir le jour, mais celui-ci va rester très peu performant jusqu’aux inventions de la fin du XVIIIe siècle, parmi lesquelles on peut compter l’invention du réverbère, ayant vu le jour à l’issue d’un concours organisé par l’Académie des Sciences en 1763. Le développement subséquent des activités nocturnes va engendrer de nouvelles sociabilités. De fait, on se rend désormais volontiers au théâtre, aux divertissements, la nuit, on instaure de nouveaux rituels (comme la promenade vespérale), mais aussi de nouvelles exigences comme celle de permettre aux travailleurs de rentrer chez eux sans crainte la nuit. « Pour certains, nous dit Alain Montandon, la grande ville ne commence vraiment à vivre que lorsque l’éclairage artificiel entre en jeu ».

L’apparition de ces techniques a constitué une révolution technique, qui bientôt, allait devenir révolution de mœurs. Comme toute révolution technique, elle n’est pas allée sans crainte. Alain Montandon écrivit à ce propos que « la destruction de la nuit [… apparut] comme une mutilation existentielle profonde. »[9] Il faut se remémorer que, vers 1800, les prouesses techniques ont permis de multiplier par 10 les capacités d’éclairage. Cela a évidemment eu « d’importantes répercussions sur la vie nocturne des villes »[10].

C’est bien la mise en œuvre ultérieure d’un éclairage satisfaisant qui a donc permis l’émergence de nouvelles formes de noctambulisme[11].

Plus tard, au début du XIXe siècle, un sentiment étonnant est partagé : « l’accroissement de la luminosité est vécue comme une perte d’intimité, une effraction dans la sphère privée »[12]. Mais, rapidement, cette luminosité nocturne va être celle des lieux de distraction, des lieux de liberté, celle des « cafés tapageurs aux lustres éclatants » du Roman de Rimbaud. L’occasion de rappeler que la nuit est évidemment le temps des plaisirs charnels, des ébats coupables[13].

Les deux représentations de la nuit suggérées par cet aperçu historique brossé à grands traits sont très largement partagées par les différentes cultures : la nuit est insécurité et liberté. Rien de très original : la liberté des uns étant peut-être ressentie comme l’insécurité par les autres ; et vice versa. Pourtant, en 2007, une étude montrait que, pour les Français, ces deux tendances ne se valaient pas : ainsi 72% des personnes interrogées estimaient que la nuit est un moment de liberté, contre seulement 23 % qui estimaient qu’il s’agissait d’un moment d’insécurité[14]. En outre, 90% des personnes disaient aimer la nuit pour sa « liberté », son « calme » et sa « beauté »[15]. Nous ne sommes pas loin de « luxe, calme et volupté » ; alors peut-être est-ce finalement pour la nuit que Baudelaire a formulé son invitation au voyage[16]

La nuit, doivent donc cohabiter ceux qui souhaitent vivre la nuit, ceux qui vivent de la nuit et ceux qui souhaitent profiter du repos que leur offre la nuit. Cet équilibre est évidemment organisé par le droit.

La nuit est un objet désormais usuel de la recherche française en sciences humaines et sciences sociales, mais les juristes ne lui ont jamais réservé d’études collectives pour examiner ce Droit. A notre connaissance, aucun projet collectif n’a encore porté sur les rapports entre le droit et la nuit. Les quelques études portant sur le sujet ont été réalisées dans le champ du droit privé. De fait, les deux grands domaines intéressés au premier chef sont le droit pénal[17] et le droit du travail[18]. Mais les lois récentes de ces toutes dernières années n’ont pas manqué de renouveler l’intérêt que ces thèmes portaient, eux aussi. En outre, les événements terroristes de ces deux dernières années, et le déclenchement subséquent de l’état d’urgence, ont ramené sur le devant de la scène les atteintes – considérées par le pouvoir comme nécessaires – aux libertés publiques et aux droits fondamentaux, au profit de la sécurité publique. Cela passant par des mesures exceptionnelles comme la réalisation de perquisitions administratives de nuit ou la mise en place de couvre-feu. Malgré ce climat sécuritaire, l’espace public a été la cadre d’une nouvelle pratique démocratique à travers la naissance du mouvement Nuit Debout.

Notons que le droit applicable la nuit est un droit qui, soit dit en passant, pourra être édicté la nuit. De fait, depuis la Révolution au moins, la nuit a pu être un moment privilégié pour faire progresser les droits, et l’on songe ici à la célèbre nuit du 4 au 5 août 1789 dite d’abolition des privilèges, ou tout simplement pour faire le droit. A ce titre, on aurait pu évoquer les séances nocturnes de travail parlementaire, qui s’étaient multipliées à un point tel qu’il a fallu les limiter officiellement pour les coûts qu’elles engendraient[19]. Mais revenons au contenu de ces normes.

Le droit de la nuit, qu’est-ce que cela pourrait être ? Un ordre juridique applicable la nuit ? Non il n’y a pas d’ordre hiérarchiquement constitué de normes dont l’application alternerait avec l’ordre juridique diurne. D’ailleurs, cela reviendrait à admettre qu’il y aurait un Etat de jour et un Etat de nuit, puisque, selon la théorie kelsénienne, l’ordre juridique est synonyme d’Etat.

Si ce n’est donc un ordre juridique alternatif, que pourrait recouvrir un droit de la nuit ? Un ensemble de règles dérogatoires aux règles de droit commun dont le plus petit commun dénominateur est l’application durant la nuit. Mais la nuit, qu’est-ce donc ? La représentation de la nuit au fondement de ce supposé régime dérogatoire serait-elle la même ? La valeur sociale protégée – comme diraient les pénalistes, est-elle la même ? Y a-t-il une unité conceptuelle concernant la nuit juridique ?

Des normes vont être édictées pour permettre à chacun de faire son choix entre repos, activité et travail durant la nuit. Mais de ces normes disparates, il va être compliqué de faire émerger un droit commun de la nuit. D’abord, parce que la notion même de nuit n’est pas univoque en droit (I) ; mais aussi parce que nous verrons que la nature des droits engendrés est trop diverse (II).

I. L’équivocité de la nuit ou L’impossibilité d’un droit de la nuit

Pour envisager la possibilité d’un régime juridique spécifique à la nuit, encore faudrait-il pouvoir retrouver dans les textes du droit positif une certaine unité de la notion de nuit. C’est pourtant à un inventaire à la Prévert auquel il faudrait ici se livrer…

Mais, à bien y regarder, lorsqu’elle souhaite la régir de manière spéciale, les corpus juridiques font référence à la nuit de deux manières essentiellement : soit en la désignant simplement, laissant le soin aux autorités d’application de venir en préciser les contours, soit en la définissant strictement selon les heures auxquelles le régime en question trouvera à s’appliquer[20].

A. La nuit désignée

La nuit confirmée. Il s’agit d’abord de manière évidente de l’hypothèse où le droit confirme la continuité de l’application du droit la nuit, dans des expressions comme « à toute heure du jour et de la nuit », que l’on trouve dans nombre de dispositions fixant le champ d’action des autorités et agents de contrôle[21] (douanes dans les cercles de jeux[22], visites, perquisitions et saisies pour la recherche ou la constatation des infractions liées à la prostitution et au proxénétisme, dans les lieux meublés et lieux de fêtes[23], par exemple), ou le champ d’action des représentants du personnel (délégué du droit minier[24]).

La nuit indéterminée. Il s’agit également ici de l’hypothèse où le droit va être adapté durant la nuit, sans davantage de détails sur l’application ratione temporis de cette adaptation. Dans les cas relevés, il y a généralement une sorte de permission qui est laissée au récepteur de la norme, qui devra néanmoins l’appliquer de manière judicieuse durant la nuit, nuit dont il pourra librement apprécier la présence au moment des faits. Citons par exemple le code de la route, qui dispose à l’article R. 416-4 : « La nuit, ou le jour lorsque la visibilité est insuffisante, tout conducteur d’un véhicule doit, dans les conditions définies à la présente section, faire usage des feux dont le véhicule doit être équipé (…)» ; ou bien le code pénal qui établit en son article 122-6une cause légale d’irresponsabilité en disposant : « Est présumé avoir agi en état de légitime défense celui qui accomplit l’acte : 1° Pour repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité »[25].

Cette présomption de légitime défense dote le propriétaire ou l’habitant du lieu visité d’une protection importante qui s’étend jusqu’à l’homicide du visiteur, quand bien même n’y avait-il pas à craindre de lui un quelconque vol[26]. En d’autres termes, il s’agit là d’une tolérance quant aux méthodes musclées d’éconduire les amoureux transis de sa fille ou de sa femme susceptibles d’effectuer une visite nocturne… Il s’agira pour le juge de reconstituer les faits pour s’assurer que cette légitime défense s’est bien produite durant la nuit. Cette inviolabilité du domicile renforcée la nuit avait autrefois été constitutionnalisée par l’article 359 de la Constitution du Directoire du 5 fructidor an VIII (22 août 1795), qui disposait : « La maison de chaque citoyen est un asile inviolable : pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inondation, ou de réclamation venant de l’intérieur de la maison ». Une disposition reprise et étendue durant le Consulat des « citoyens » aux « personnes habitant le territoire français » avec l’article 76 de la Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799)[27]. Ce sont là les deux seules fois de notre histoire constitutionnelle que la nuit a fait une incursion dans les textes[28].

De manière évidemment très altérée, ce droit de voir respecter son lieu d’habitation est théoriquement étendu aux détenus. L’article D. 270 du code de procédure pénale prévoit à propos des cellules que « Pendant lanuit, les cellules doivent pouvoir être éclairées en cas de besoin. Personne ne doit y pénétrer en l’absence de raisons graves ou de péril imminent ».

La nuit précisée, la nature respectée. En matière de chasse et de pêche, la nuit s’apprécie librement. Le code de l’environnement mentionne à de nombreuses occurrences la nuit comme une période d’autorisation ou de prohibition de certaines pratiques spécifiques. La nature aussi a droit au repos. En principe, la détention d’un permis de chasse donne le droit de chasse de jour (article L. 424-4 c. env.) que ce soit à tir, à courre, à cor, à cri ou au vol. Ce jour « s’entend du temps qui commence une heure avant le lever du soleil au chef-lieu du département et finit une heure après son coucher ». Notons que la référence au chef-lieu du département n’est pas pour simplifier la tâche des uns et des autres.

Une exception de chasse nocturne : pour chasser à la passée le gibier d’eau, et notamment les bécasses, qu’il est autorisé de chasser – comme chacun sait – en plus des horaires normaux, deux heures avant le lever du soleil et jusqu’à la deuxième heure après le coucher du soleil. Qu’en outre le permis de chasse permet, dans certains départements, de chasser le gibier d’eau la nuit à partir de postes fixes déclarés en préfecture. Une spécificité, pour ne pas dire un privilège de plus, de l’Alsace-Moselle : la possibilité pour le préfet d’autoriser parfois le tir de nuit du sanglier. Enfin, des chasses particulières, correspondant à des tirs de nuit dans le cadre de destructions administratives de « spécimens d’espèces non domestiques » (comme le blaireau ou le renard) peuvent être organisées par le préfet, en vertu de l’article L. 427-6 du code de l’environnement.

Pour ce qui est de la pêche, en principe, elle « ne peut s’exercer plus d’une demi-heure avant le lever du soleil, ni plus d’une demi-heure après son coucher » (R. 436-13 c. env.), sauf pour l’anguille susceptible d’être pêchée à toute heure, sauf l’anguille jaune (R. 922-49 c. env.). Néanmoins, un certain nombre de dérogations peuvent être octroyées par le préfet pour la pêche de certaines espèces (R. 436-14 c. env.).

Encore que, si nous étions normativiste, nous pourrions légitimement poser la question de savoir si une norme prescrit ce qu’est le coucher du soleil. Et la question ne serait pas inintéressante : doit-on laisser cela à l’appréciation des récepteurs de la norme (le chasseur-pêcheur et l’agent du ministère de l’environnement) ou doit-on préciser de quel crépuscule il s’agit. Les spécialistes n’en dénombrent-ils pas quatre, après tout[29] ?

Quoique le crépuscule civil porte un nom laissant entendre qu’il serait prédisposé à être appliqué en droit, aucune de nos recherches ne nous a permis d’identifier sur quel crépuscule le droit se fondait. C’est donc à l’appréciation de chacun.

B. La nuit encadrée

Pour les besoins d’une protection des droits individuels qui passe par la sécurité juridique, par la clarté, l’intelligibilité et la prévisibilité de la loi, la loi – prise lato sensu – va généralement estimer nécessaire de définir précisément ce qu’elle considère comme la période nocturne.

Il semble que ce soit le cas lorsque le législateur cherche à limiter les atteintes aux droits fondamentaux des personnes. Deux domaines sont ici concernés au premier chef : les droits des travailleurs, et le droit pénal, ou plus exactement de la procédure pénale. Même si ce ne sont évidemment pas les seuls[30].

Ainsi donc de la procédure pénale, en premier lieu. L’emblématique article 59 du Code de procédure pénale dispose en effet : « Sauf réclamation faite de l’intérieur de la maison ou exceptions prévues par la loi, les perquisitions et les visites domiciliaires ne peuvent être commencées avant six heures et après vingt et une heures ». Notons que cette disposition reste étonnamment applicable en temps de guerre. Nous reviendrons plus loin sur cette règle tirée du principe appelé suprema tempestas. Pour autant, elle connaît de nombreuses exceptions aujourd’hui, parmi lesquelles les perquisitions administratives prononcées dans le cadre de l’état d’urgence.

En second lieu, le droit des travailleurs[31], en tant que protecteur d’une personne en situation de déséquilibre – pour ne pas dire de faiblesse – vis-à-vis de son employeur, va régir le travail de nuit. C’est la loi qui va venir édicter des mesures d’ordre public, c’est-à-dire en principe indérogeables. Pour que le travail de nuit soit vraiment assorti de garanties, le législateur a opté pour la détermination précise de la période de nuit. Ainsi le code du travail dispose, en son article L. 3122-2 que « Tout travail effectué au cours d’une période d’au moins neuf heures consécutives comprenant l’intervalle entre minuit et 5 heures est considéré comme du travail de nuit. / La période de travail de nuit commence au plus tôt à 21 heures et s’achève au plus tard à 7 heures ».

On retrouve d’ailleurs cette même précaution dans les textes internationaux, et notamment deux Conventions de l’Organisation Internationale du Travail. La convention Oit n°89 du 9 juillet 1948 sur le travail de nuit des femmes, tout d’abord, précise en son article 2 : « Aux fins de la présente convention, le terme nuit signifie une période d’au moins onze heures consécutives comprenant un intervalle déterminé par l’autorité compétente, d’au moins sept heures consécutives et s’insérant entre dix heures du soir et sept heures du matin; l’autorité compétente pourra prescrire des intervalles différents pour différentes régions, industries, entreprises ou branches d’industries ou d’entreprises, mais consultera les organisations d’employeurs et de travailleurs intéressées avant de déterminer un intervalle commençant après onze heures du soir ».

C’est d’ailleurs la même définition qui est donnée par la Convention Oit n°90 du 10 juillet 1948 sur le travail de nuit des enfants dans l’industrie, mais uniquement pour le jeunes de 16 à 18 ans. Car, pour les jeunes de moins de 16 ans, la nuit signifie une période d’au moins douze heures consécutives qui « comprendra l’intervalle écoulé entre dix heures du soir et six heures du matin ».

A partir de là, pour les femmes comme pour les enfants, le travail de nuit dans les entreprises industrielles a donc été interdit par ces conventions Oit.

Des spécificités peuvent apparaître çà et là, comme en droit du travail maritime, qui, à l’article L. 5544-27 du code des transports prévoit l’interdiction du travail de nuit des jeunes travailleurs, étant entendu que « les services de quart de nuit de 20 heures à 6 heures sont considérés comme travail de nuit ». Si des dérogations peuvent être autorisées par l’inspecteur du travail, il n’en reste pas moins qu’un repos indérogeable est prévu pour les jeunes travailleurs entre 24 heures et 5 heures du matin (art. L. 5544-29 du code des transports). Quant au code de la défense, enfin, il prévoit à l’article L. 4121-5-1 qu’« est considéré comme service de nuit tout service de 22 heures à 6 heures ».

Tout cela semble confirmer l’existence d’une troisième représentation de la nuit, plus récente que les deux autres déjà évoquées en introduction, tenant à une préoccupation sanitaire des effets de la négation de la nuit sur la santé des travailleurs.

Pour abonder rapidement en ce sens, prenons l’article R. 6153-2 du code de la santé publique, concernant les internes et les praticiens hospitaliers, qui considère qu’« une période de nuit est comptabilisée à hauteur de deux demi-journées ».

De même, les personnes cherchant le repos vont être protégées par des dispositions luttant contre le bruit. Pour ne prendre qu’un exemple, l’article R. 112-1 du Code de l’urbanisme prévoit, en ce qui concerne les servitudes instituées dans les zones de bruit des aérodromes, que « la période de nuit s’étend de 22 heures à 6 heures le lendemain ».

Quelle heure est-il ? Soit. Le droit, pour protéger au mieux certains droits proclamés, choisit de déterminer les heures d’application de ces régimes dérogatoires. Mais encore faut-il s’accorder sur l’heure. C’est assez récent que chacun ne voie plus littéralement midi devant sa porte, ou au niveau de chaque clocher. En effet, c’est la loi du 14 mars 1891 qui va instituer l’heure légale en France, pour les besoins du développement des chemins de fer. Après que la France a abandonné l’ambition d’imposer le méridien de Paris comme référence temporelle mondiale, elle va adopter par une loi du 9 mars 1911 la référence mondiale d’alors : le temps moyen à Greenwich (Gmt)[32]. Puis la loi du 24 mai 1923 instaurera la mise en place de l’heure d’été.

Cocorico. De nos jours, l’heure légale est définie par le décret du 9 août 1978 comme « le temps légal obtenu en ajoutant ou en retranchant un nombre entier d’heures au temps universel coordonné », ledit nombre étant fixé par décret. C’est l’Observatoire de Paris qui fabrique et diffuse cette heure légale. Si nos appareils mobiles sont généralement synchronisés dessus aujourd’hui, un moyen classique de la connaître était de faire appel à l’horloge parlante (au 3699 pour les nostalgiques). La France a pris sa revanche sur la prépondérance de l’influence passée du Gmt en accueillant le Bureau international des poids et mesures qui fabrique le Temps Atomique International (Tai) et l’Observatoire de Paris qui détermine le temps UT1, soit le temps de rotation de la Terre, ces deux éléments étant combinés pour donner le Temps Universel Coordonné.

Au vu de la diversité des définitions de la nuit évoquées, qui sont d’ailleurs loin d’épuiser toutes les occurrences, la révélation de l’existence d’un droit commun de la nuit ne nous semble pas pour ce soir. Pour autant, il nous semble qu’un rapide aperçu historique de la prise en compte des représentations de la nuit par le droit n’est pas superflu.

II. L’évolution contemporaine du droit de la nuit

A défaut d’avoir le temps de retracer la chronologie complète des prises en compte de la nuit comme réalité à protéger par le droit, il nous semble qu’il faut se focaliser sur deux moments antagonistes : la première évocation d’un droit de la nuit et la plus contemporaine expression cette fois d’un droit à la nuit.

A. La multiplicité des droits de la nuit ou la résultante d’une diversité de représentations

La multiplicité des représentations que de la nuit – comme un lieu d’insécurité, comme un lieu de plaisir et de liberté ou comme un lieu de risque sanitaire – va engendrer des droits très divers. La première évocation faisait plutôt référence à la liberté qu’à l’insécurité.

Loi des XII Tables. Dans la loi des XII Tables, un des premiers textes de droit écrit, monument du droit romain archaïque, il était écrit : « si ambo praesentes, solis occasus suprema tempestas esto ». Littéralement, cela signifie que « si les deux parties sont présentes, que le coucher du soleil soit le dernier temps », ou plus librement « si tous deux sont là, que le coucher du soleil mette fin à la contestation »[33]. Cette règle impliquait « l’arrêt du cours de la justice »[34], et même plus largement « la suspension de tout ce qui constituait alors la vie juridique »[35]. Bien vite, cette interdiction large s’est amoindrie pour ne consister que dans l’interdiction de rendre la justice la nuit, comme en témoignent notamment le Digeste de Justinien. Carbonnier attribue à Pothier, le grand jurisconsulte du XVIIIe siècle, d’avoir enseigné l’interdiction posée par la loi des XII Tables en l’orientant sur les actes d’exécution (à propos des « ajournements » exactement)[36], et abandonnant ainsi l’interdiction antique de rendre la justice la nuit. Aujourd’hui, encore c’est bien la version qui a transcendé les époques. Que l’on prenne l’article 664 du code de procédure civile (concernant les significations), l’article 59 du code de procédure pénale (pour les perquisitions et visites domiciliaires) ou l’article 134 du même code (pour les mandats d’amener, d’arrêt et de recherche), ils ne concernent bien que des actes d’exécution et non plus le fait de rendre la justice.

De nos jours, au contraire, le fait de rendre la justice de nuit n’est plus absolument prohibé. Une Cour d’assises peut ainsi, en vertu de l’article 307 du Code de procédure pénale, poursuivre ses débats toute la nuit, au nom de la continuité des débats. Seul le Président peut en effet décider de les interrompre, afin d’octroyer « le temps nécessaire au repos des juges, de la partie civile et de l’accusé »[37]. La chambre criminelle de la Cour de cassation protège avec une certaine constance son pouvoir discrétionnaire. Mais un tel pouvoir peut conduire à certains abus. Heureusement, on peut compter dans ce cas sur la Cour européenne des droits de l’homme. Elle a ainsi condamné la France dans un arrêt Makhfi[38]sur le fondement de l’article 6§1 et 6§3[39] de la Convention, au nom du droit à un procès équitable, du respect des droits de la défense et de l’égalité des armes. Les faits s’étaient déroulés devant la Cour d’assises du Maine-et-Loire. Là, le Président avait refusé, à 1 heure du matin, à l’avocat de l’accusé de suspendre les débats, alors même que ce deuxième jour d’audience comptait déjà 15 heures de débats. Finalement, l’audience s’est poursuivie jusqu’à 4 heures du matin, s’ensuivit une demi-heure de suspension pour qu’il plaide enfin vers 4 heures et demi du matin, suivi des avocats du requérant. Quant au jury, c’est entre 6h15 et 8h15 qu’il a eu à délibérer. L’attitude forcenée du juge – probablement insomniaque – n’a pas été condamnée en cassation par la Cour de cassation, y voyant l’expression de son application souveraine de l’article 307. En revanche, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas manqué de condamner cette attitude, considérant « qu’il est primordial que, non seulement les accusés, mais également leurs défenseurs, puissent suivre les débats, répondre aux questions et plaider en n’étant pas dans un état de fatigue excessif. De même, il est crucial que les juges et jurés bénéficient de leurs pleines capacités de concentration et d’attention pour suivre les débats et pouvoir rendre un jugement éclairé ».

Plus encore que sur la peur ancestrale de la nuit, sur laquelle le doyen Carbonnier la fondait, la suprema tempestas doit être analysée, selon le professeur Chevreau, à travers deux oppositions fondamentales[40] chez les Romains. D’une part, nous explique-t-elle, les Romains avaient une « perception naturelle du temps et s’appuyaient sur cette dernière pour déterminer les moments favorables à l’action. L’opposition jour/nuit résulte de cette conception qualitative du temps ». La nox est intempesta, c’est-à-dire littéralement « un espace de temps non favorable à l’action ». D’autres auteurs antiques la qualifiait d’inactuosa, d’inactive. D’autre part, il faudrait analyser la suprema tempestas selon le « couple antithétique negotium/otium (activité/repos) ». Elle poursuit : « Les Romains ont une approche naturelle et réelle du temps. Le temps biologique requiert une alternance vitale entre des périodes d’activité et de repos. Le jour diurne est le théâtre de l’activité ; inversement la nuit est réservée au sommeil ».

Cette idée que les Romains séquençaient leur activité judiciaire, même avant la tombée de la nuit, est confortée par l’environnement normatif de la suprema tempestas dans la loi des XII Tables. En effet, si les auteurs se concentrent habituellement sur le passage précité : « si ambo praesentes, solis occasus suprema tempestas esto », ils en oublieraient presque ce qui le précède immédiatement : « 7. – S’ils ne s’accordent pas, qu’ils exposent leur cause au comice ou au forum avant midi. Pendant l’exposé que tous deux soient présents. 8. – Après midi, adjuge l’objet du litige à celui qui est présent[41]».

La nuit, intempesta, n’est donc pas le moment adéquat pour juger, qui se situe l’après-midi, tandis que les plaidoiries ont lieu le matin.

Pourtant, la nuit, en tant qu’elle permettrait la dissimulation, perd sa protection lorsque la sécurité prend le pas sur la liberté. Il faut voir là une référence à l’état d’urgence qui, en vertu de la loi de 1955, de nombreuses fois amendée ces dernières années, permet de réaliser des perquisitions administratives de nuit. Par chance, nous n’avons pas encore affaire aux perquisitions domiciliaires réalisées par l’autorité militaire dans le cadre de l’état de siège (Art. L. 2121-7 du code de la défense).

Chaque chose en son temps donc. D’une certaine manière, l’heure est la revendication de ceux qui regrettent la négation de la nuit et qui prônent en conséquence la protection des composantes de la nuit comme l’obscurité et le sommeil, à travers une sorte de droit à la nuit.

B. L’émergence progressive d’un droit à la nuit

Au début de la IIe République, en 1848, Auguste Vitu écrivait : « Paris ne vit guère le jour, et la vraie vie ne commence pour lui qu’au lever de l’étoile du berger, je veux dire à l’heure où l’on allume le gaz »[42]. De nos jours, la tendance n’est plus à l’éclairage dispendieux de nos villes. Au contraire, l’extinction de l’éclairage public dans la nuit urbaine, ou nuit profonde (de 1h à 4 ou 5h du matin), est une tendance qui tend à se propager. A titre d’exemple, aux alentours, près d’un tiers des 37 communes de la métropole toulousaine se sont engagées dans cette voie.

Il nous semble que cela témoigne de la quête grandissante d’un « droit à » la nuit, d’un retour à la nuit, de la cessation de la négation de la nuit.

Il s’agirait d’un droit au respect des composantes de la nuit, un retour à la nature. S’il s’agissait d’un droit fondamental, il pourrait se rattacher aux droits dits de troisième génération, c’est-à-dire d’un droit collectif, exercé au stade du groupe, « mais qui peuvent se concrétiser par une action en justice individuelle ou collective »[43].

En effet, c’est dans le prolongement du droit à un environnement sain que l’on peut situer la revendication de l’extinction de l’éclairage public, au nom notamment de la biodiversité, au nom également d’une sorte de droit à ne pas subir les nuisances d’une lumière artificielle excessive. La ville lumière ne fait plus l’unanimité dans sa continuité et son absoluité. C’est là la question de la lutte actuelle contre la pollution lumineuse Sera étudiée ainsi le retour à la première des composantes de la nuit : l’obscurité.

En outre, le droit à la nuit pourrait recouvrir un deuxième droit : le droit au sommeil[44]. Ce droit au sommeil a failli figurer officiellement dans notre Charte de l’environnement. Hélas, les débats ont eu raison de lui. Celui-ci ne peut dès lors qu’être indirectement garanti.

Pour dormir paisiblement, au moins deux éléments sont nécessaires : la tranquillité publique et le droit à un logement.

D’une part, le droit à la tranquillité est composite : composante de l’ordre public d’un côté, il relève des pouvoirs de police administrative[45], mais protégé par l’infraction de tapage de l’autre, il relève de la police judiciaire[46]. Par ailleurs, les règles urbanistiques tendent à prévenir au mieux les troubles liés au bruit, le bruit étant considéré comme une source de nuisance pour les personnes et pour l’environnement[47].

D’autre part, le droit à un logement constitue l’autre versant de cette hypothèse de droit au sommeil. Si le droit au logement est censé découler des alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946, il a attendu de nombreuses années pour se voir concrétiser. Même l’institution du droit au logement opposable (Dalo) en 2007 n’a pas eu les effets escomptés pour donner un logement à chacun. Des modifications ont été apportées par la loi Alur de 2014 visant à le renforcer encore. Pourtant la pauvreté croissante et le phénomène d’exclusion ne cessent d’engendrer des situations de précarité auxquelles seules des solutions d’urgence sont proposées. Dans les situations sans cesse dénoncées pour leur détérioration galopante, il y a évidemment celle des détenus des prison françaises.

En somme, si l’on ne peut dégager un régime juridique commun aux droits de la nuit, il n’en reste pas moins que la nuit est d’ores et déjà tapissée de droits objectifs et tend encore à renforcer les droits subjectifs. En définitive, loin de représenter une zone de non-droit, on peut souscrire à la belle citation de Carbonnier selon laquelle : même adaptée, « permanente autant que générale, la règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais »[48].


[1] Trésor de la langue française, en ligne : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.

[2] Mauss Marcel, « Essai sur les variations saisonnières. Etude de morphologie sociale », L’Année sociologique, 1904, p. 39-132, cité par Carbonnier Jean, « Nocturne » in Flexible Droit, Lgdj, Paris : Lgdj, 2001, 5e éd., p. 61.

[3] Cedh, n° 8810/03, 17 juin 2008, Karaduman et autres c. Turquie.

[4] Gwiazdzinski Luc, Nuits d’Europe. Pour des villes accessibles et hospitalières, Presses de l’Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, 2007, p. 30.

[5] Gwiazdzinski Luc, La Nuit, dernière frontière de la ville, L’Aube, 2005, p. 101.

[6] Wiesel Elie, La Nuit, Paris : Les Editions de Minuit, 2007, 199 p.

[7] Montandon Alain, Promenades nocturnes, L’Harmattan, 2009, p. 7.

[8] Ibid., p. 11.

[9] Ibidem.

[10] Ibid., p. 11.

[11] Ibidem.

[12] Ibid., p. 17.

[13] Sur le sujet, V. Touzeil-Divina Mathieu, Sweeney Morgan, Droit(x) au(x) Sexe(s), Editions de L’Epitoge, 2017, 284 p.

[14] Gwiazdzinski Luc, Nuits d’Europe. Pour des villes accessibles et hospitalières, Presses de l’Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, 2007, p. 42.

[15] Ibid.p. 43

[16] Baudelaire Charles, « L’invitation au voyage » in Les Fleurs du mal, 1857.

[17] V. Marguenaud Jean-Pierre, « La nuit en procédure pénale » in Les droits et le Droit. Mélanges dédiés à Bernard Bouloc, 2006, p. 722 et s.

[18] V. Gauriau Bernard, « Contribution à l’histoire du travail de nuit » in Aux confins du droit. Mélanges en l’honneur du Professeur X. Martin, Ed. Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers, 2016, p. 195 et s.

[19] Http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/12/11/limitation-des-nuits-a-l-assemblee-

nationale_4532957_4355770.html.

[20] Cette typologie est adaptée mais très inspirée de celle proposée par David Alfroy : Alfroy David, « Du droit de la nuit aux droits à la nuit », Rrj-Droit prospectif, 2007, p. 1057 et s.

[21] Art. L. 331-3 du Code de l’action sociale et des familles.

[22] Art. A26-3 du Livre des procédures fiscales.

[23] Art. 706-35 du Code de procédure pénale.

[24] Art. 251-7 du code minier.

[25] Cf. infra la contribution de Solène Alloui sur cette disposition.

[26] Cass. Crim. 8 décembre 1871.

[27] « La maison de toute personne habitant le territoire français, est un asile inviolable. – Pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inondation, ou de réclamation faite de l’intérieur de la maison. – Pendant le jour, on peut y entrer pour un objet spécial déterminé ou par une loi, ou par un ordre émané d’une autorité publique ».

[28] On trouve un principe analogue en droit anglais dans l’adage : « A man’s house is his castle ».

[29] Crépuscule standard : Soleil à 0° sous l’horizon (le haut du disque tangente l’horizon) ; crépuscule civil : Soleil à 6° sous l’horizon ; crépuscule nautique : Soleil à 12° sous l’horizon ; crépuscule astronomique : Soleil à 18° sous l’horizon.

[30] L’accès des agents habilités aux abattoirs n’est possible en principe qu’entre 8 et 20 heures ou durant les heures d’activité du lieu (art. L. 231-2-1 du code rural et de la pêche maritime).

[31] Préférons cette appellation pour ne pas le limiter au droit privé du travail.

[32] Soit « l’heure temps moyen de Paris, retardée de neuf minutes vingt et une secondes ».

[33] Http://droitromain.upmf-grenoble.fr/Francogallica/twelve_fran.html.

[34] Carbonnier Jean, op.cit., p. 62.

[35] Ibid.

[36] Pothier, Traité de la procédure civile, reproduit par Dupin, in Œuvres de Pothier, tome 9, Bechet Aîné, 1824, p. 6.

[37] Article 307 du Code de procédure pénale.

[38] Cedh, n° 59335/00, 19 octobre 2004, Makhfi c. France.

[39] « Tout accusé a droit notamment à : b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ».

[40] Chevreau Emmanuelle, « « La règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais » » in Verdier Raymond (dir.), Jean Carbonnier. L’homme et l’œuvre, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2012.

[41] Http://droitromain.upmf-grenoble.fr/Francogallica/twelve_fran.html.

[42] Vitu Auguste, Les Bals d’hiver. Paris masqué [1848] in Montandon Alain (éd.), Paris au bal, Paris, Champion, 2000, p. 424.

[43] Bioy Xavier, Droits fondamentaux et libertés publiques, 4e éd., Lgdj, p. 60.

[44] Cf. infra la contribution de M. Frédéric Balaguer.

[45] Art. L. 2212-2 Cgct.

[46] Art. R. 623-2 c. pén.

[47] V. art. L. 571-1 et suivants du code de l’environnement.

[48] Carbonnier Jean, « Nocturne » in Flexible droit, 10e éd., 2001, p. 61.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Orléans dans la jurisprudence des « Cours suprêmes »… par le Dr. M. Charité & Mme N. Duclos

Voici la 42e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit de deux extraits (par ses deux porteurs) du 28e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Cet ouvrage forme le vingt-huitième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XXVIII :
Orléans dans la jurisprudence
des « Cours suprêmes »

Ouvrage collectif sous la direction de
Maxime Charité & Nolwenn Duclos

– Nombre de pages : 136
– Sortie : printemps 2020
– Prix : 29 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-39-1
/ 9791092684391

– ISSN : 2259-8812

Mots-Clefs : Orléans / jurisprudence / Cours suprêmes / Jeanne d’Arc / Conseil d’Etat / Cour de cassation / Conseil constitutionnel / Tribunal des conflits / Cour de justice / Cour européenne des droits de l’homme.

Présentation :

De l’œuvre des « postglossateurs » étudiant le Corpus Juris Civilis, en passant par la fondation officielle de l’université par quatre bulles pontificales du pape Clément V le 27 janvier 1306, dont les bancs de la Faculté de droit ont été fréquentés, durant les siècles qui suivirent, notamment, par Grotius et Pothier, pères respectifs du droit international et du Code Napoléon, jusqu’à l’émergence de ce que certains juristes contemporains appellent « l’Ecole d’Orléans », désignant par-là les recherches collectives menées sur les normes sous la houlette de Catherine Thibierge, les rapports entre Orléans et le droit sont anciens, prestigieux et multiples.

La jurisprudence des « Cours suprêmes », entendue comme l’ensemble des décisions rendues par les juridictions qui peuvent prétendre à la suprématie d’un ordre juridictionnel (la Cour de cassation, le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel, le Tribunal des Conflits, la Cour de Justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme), apparaît comme un prisme original pour les aborder aujourd’hui. Dans cette optique, le présent ouvrage se propose, dans un souci de transversalité entre les différentes branches du droit, de présenter un échantillon de décisions en lien avec Orléans ou avec une commune de son arrondissement et ayant un intérêt juridique certain. Fidèle à la devise de l’Université, cet ouvrage est non seulement porté par la modernité, mais également ancré dans l’histoire. Histoire, comme celle, par exemple, de Félix Dupanloup, évêque d’Orléans entre 1849 et 1878, qui, à la tête du diocèse, mit en route le processus de canonisation de Jeanne d’Arc.

Quand un étudiant en droit ouvrait la voie à l’examen de Qpc posées devant le Conseil constitutionnel, juge électoral

CC, n° 2011-4538 Sen,
12 janvier 2012, Sénat, Loiret

Maxime Charité
Docteur de l’Université d’Orléans,
Enseignant contractuel à l’Université Le Havre Normandie

Erigée au rang de « grande décision du Conseil constitutionnel[1] », la décision n° 2011-4538 Sen du 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, est originaire d’Orléans ! La grandeur de cette décision et la majesté de la cité johannique contrastent pourtant avec les faits à l’origine de l’affaire.

En l’espèce, Grégory Bubenheimer, non seulement étudiant en master de droit public général à l’Université d’Orléans durant l’année universitaire 2011/2012, mais également conseiller municipal de la ville de Beaugency, n’avait pas été choisi comme « grand électeur » pour les élections sénatoriales du 25 septembre 2011. Pour rappel, le Sénat, « chambre haute » du Parlement français, est élu au suffrage universel indirect, dans chaque département, par un collège électoral sénatorial formés d’élus de cette circonscription et composé des députés, des sénateurs et des conseillers régionaux élus dans le département, des conseillers départementaux et des délégués des conseillers municipaux du département. S’agissant de ces derniers « grands électeurs », les dispositions de l’article L. 289 du Code électoral viennent préciser la règle selon laquelle, dans les communes de 1000 habitants et plus comme Beaugency, l’élection des délégués et des suppléants des conseils municipaux pour l’élection des sénateurs du département a lieu sur la même liste suivant le système de la représentation proportionnelle avec application de la règle de la plus forte moyenne.

Mécontent, le requérant – qui aurait souhaité que la désignation des électeurs sénatoriaux dans sa commune ait suivi la règle de la représentation proportionnelle au plus fort reste – entendait la contester. Pour ce faire, il devait suivre la procédure prévue à l’article L. 292 du Code électoral, qui dispose que « des recours contre le tableau des électeurs sénatoriaux établi par le préfet peuvent être présentés par tout membre du collège électoral sénatorial du département », que « ces recours sont présentés au tribunal administratif » et que « la décision de celui-ci ne peut être contestée que devant le Conseil constitutionnel saisi de l’élection ».

Conformément à cette disposition, M. Bubenheimer a présenté une requête au tribunal administratif d’Orléans, appuyée par un seul grief, tiré de ce que l’article L. 289 du Code électoral, en tant qu’il prévoit la désignation des électeurs sénatoriaux selon la méthode de la représentation proportionnelle à la plus forte moyenne, méconnaîtrait le principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinions garanti par l’article 4 de la Constitution. Par un jugement du 24 juin 2011, le tribunal administratif d’Orléans a rejeté cette requête, au motif que l’unique grief soulevé était, en réalité, une question prioritaire de constitutionnalité (ci-après Qpc), qui était irrecevable pour ne pas respecter la règle, posée par l’article 23-1 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée, de présentation « dans un écrit distinct et motivé ».

Alors même que les dispositions de l’article L. 292 du Code électoral étaient claires et précises et que la notification du jugement du tribunal administratif lui indiquait que celui-ci ne pouvait être contesté que devant le Conseil constitutionnel saisi de l’élection, le requérant a saisi le juge des référés du Conseil d’Etat pour que celui-ci transmette la question de l’atteinte portée par l’article L. 289 du Code électoral aux droits et libertés garantis par la Constitution à la Haute instance. Par une ordonnance du 18 juillet 2011, le Conseil d’Etat a rejeté la requête présentée par M. Bubenheimer qui, finalement, a saisi de l’élection le Haut Conseil, en assortissant sa demande d’une Qpc présentée « dans un écrit distinct et motivé ».

En l’espèce, la question qui se posait au Conseil constitutionnel était de savoir si ce dernier, statuant en tant que juge électoral, pouvait examiner une Qpc.

La chose n’était pas nécessairement aisée. En effet, dans sa décision n° 80-889 Sen du 2 décembre 1980, Sénat, Eure, le Conseil constitutionnel avait considéré qu’il ne lui appartenait pas « saisi de recours contre l’élection de sénateurs, d’apprécier la conformité à la Constitution des dispositions législatives mises en place par les requérants[2] ». Cette décision de principe gouvernant les rapports entre l’office du juge des élections nationales et le contrôle de constitutionnalité de la loi reposait sur l’idée selon laquelle ce dernier n’était susceptible de s’exercer qu’après le vote de la loi et avant sa promulgation, pas au stade de son application[3]. Pourtant, à l’époque, le contrôle de constitutionnalité de la loi au stade de son application était déjà possible avec la « délégalisation des textes de forme législative[4] », à laquelle il faut ajouter désormais la jurisprudence Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie[5], « la procédure de déclassement d’une loi intervenue dans le domaine de compétence d’une collectivité d’outre-mer[6] », ainsi que la procédure de Qpc.

Comme le souligne le commentaire autorisé de la décision du 12 janvier 2012, l’acceptation par le Conseil constitutionnel, juge électoral, de l’examen de la Qpc posée par M. Bubenheimer « s’explique principalement par des motifs de cohérence[7] ».

Tout d’abord, il aurait été incohérent que le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, car si ce dernier l’avait fait devant le tribunal administratif d’Orléans, en respectant la règle, posée par l’article 23-1 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée, de présentation « dans un écrit distinct et motivé », ce même tribunal aurait dû examiner les conditions de recevabilité de ladite Qpc[8], ainsi que, s’il avait jugé que ces dernières étaient remplies, la transmettre au Conseil d’Etat.

Ensuite, il aurait été incohérent que le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, dans la mesure où cela aurait eu pour effet de le priver de ses droits et libertés constitutionnellement garantis, alors même qu’un requérant entendant contester une élection municipale, départementale, régionale, voire européenne devant le juge administratif ne le serait pas, car il pourrait y assortir sa protestation d’une Qpc et ainsi se prévaloir de ses droits et libertés constitutionnels.

Enfin, il aurait été incohérent que le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, alors même qu’il admet de contrôler la conventionnalité des lois applicables en matière électorale. En effet, dans sa décision n° 88-1082/1117 AN du 21 octobre 1988, AN, Val d’Oise (5e circ.), celle qui conduisit le Conseil d’Etat, un an plus tard, à accepter de contrôler la conventionnalité des lois dans l’arrêt Nicolo[9], le Conseil constitutionnel considéra que, prises dans leur ensemble, les dispositions de la loi n° 86-825 du 11 juillet 1986, qui déterminent le mode de scrutin pour l’élection des députés à l’Assemblée nationale, n’étaient pas incompatibles avec les stipulations de l’article 3 du Protocole n° l additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et qu’il appartenait, par suite, à la Haute instance de faire application de la loi précitée[10].

En l’espèce, si le Conseil constitutionnel, juge électoral, accepte d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, c’est en dehors de la procédure prévue à l’article 61-1 de la Constitution. Si les décisions Qpc rendues par le Haut Conseil sur ce fondement ont pour seul et unique objet de statuer sur la question de l’atteinte portée par la disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution, les décisions rendues en application de la décision du 12 janvier 2012 ont, quant à elles, un triple objet : statuer sur les conditions de recevabilité de la Qpc, statuer sur la question de l’atteinte portée par la disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution et trancher le litige électoral.

Cette spécificité procédurale explique que la décision du 12 janvier 2012 n’a encore donné lieu à aucune application positive. En effet, sur les onze décisions rendues par le Conseil constitutionnel dans ce cadre, aucune ne l’a conduit à déclarer une disposition législative applicable en matière électorale contraire à la Constitution. A ce jour, le Conseil constitutionnel a considéré, soit que les dispositions devaient être déclarées conformes à la Constitution[11], soit que les dispositions contestées avaient été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une de ses décisions et qu’en l’absence de changement des circonstances, il n’y avait pas lieu, pour lui, d’examiner la Qpc posée[12], soit que la requête était tardive et, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la Qpc, qu’elle devait être rejetée comme irrecevable[13], soit que la question soulevée devait être rejetée, d’une part car elle n’était pas nouvelle et ne présentait pas un caractère sérieux[14], d’autre part parce que les dispositions n’étaient pas applicables au litige[15].


[1] Gaïa P., Ghevontian R., Melin-Soucramanien F., Roux A., Oliva E., Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 19e éd., Dalloz, 2018, p. 928 et s.

[2] CC, n° 80-889 Sen, 2 décembre 1980, Sénat, Eure, Rec., p. 85 (p. 87).

[3] CE, 5 janvier 2005, Mlle Deprez et Baillard, Rec., p. 1.

[4] Favoreu L., « La délégalisation des textes de forme législative par le Conseil constitutionnel », in Mélanges offerts à Marcel Waline : le juge et le droit public, Lgdj, 1974, p. 429 et s.

[5] CC, n° 85-187 DC, 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances, Rec., p. 43.

[6] Drago G., Contentieux constitutionnel français, 4e éd., Puf, 2016, p. 283 et s.

[7] CC, commentaire officiel de CC, n° 2011-4540 Sen, 20 octobre 2011, Sénat, Manche, CC, n° 2011-4542 Sen, 20 octobre 2011, Sénat, Nord, CC, n° 2011-4543 Sen, 22 décembre 2011, Sénat, Lozère, CC, n° 2011-4538 Sen, 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, CC, n° 2011-4539, 12 janvier 2012, Sénat, Essonne, CC, n° 2011-4541, 12 janvier 2012, Sénat, Hauts-de-Seine, p. 11.

[8] Article 23-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

[9] CE, Ass., 20 octobre 1989, Nicolo, Rec., p. 190.

[10] CC, n° 88-1082/1117 AN, 21 octobre 1988, AN, Val d’Oise (5 e circ.), Rec., p. 183.

[11] CC, n° 2011-4538 Sen, 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, Rec., p. 67.

[12] CC, n° 2012-4563/4600 AN, 18 octobre 2012, AN, Hauts-de-Seine (13e circ.), Rec., p. 543 ; CC, n° 2012-4580/4624 AN, 15 février 2013, AN, Français établis hors de France (6 e circ.), Rec., p. 270 ; CC, n° 2017-166 Pdr, 23 mars 2017, Réclamation présentée par M. Jacques Bidalou, Jorf n° 72 du 25 mars 2017, texte n° 75 ; CC, n° 2017-5256 Qpc/AN, 16 novembre 2017, AN, Vaucluse (4 e circ.), M. Gilles Laroyenne, Jorf n° 269 du 18 novembre 2017, texte n° 73 ; CC, n° 2017-4999/5007/5078 AN, 16 novembre 2017, AN, Val-d’Oise (1ère circ.), Mme Denise Cornet et autres, Jorf n° 268 du 17 novembre 2017, texte n° 116.

[13] CC, n° 2017-5267 Sen/Qpc, 1er décembre 2017, Sen, Martinique, M. Joseph Virassamy, Jorf n° 281 du 2 décembre 2017, texte n° 73.

[14] CC, n° 2017-4977 Qpc/AN, 7 août 2017, AN, Gard (6 e circ.) M. Raphaël Belaïche, Jorf n° 184 du 8 août 2017, texte n° 59.

[15] CC, n° 2018-5626 AN/Qpc, 1er juin 2018, AN, Guyane (2 e circ.), Jorf n° 125 du 2 juin 2018, texte n° 86.

Quand la municipalité ouvrait la voie à la légalité des arrêtés « couvre-feu » au nom de la protection des mineurs

CE, ordonnance du 9 juillet 2001,
Préfet du Loiret

Nolwenn Duclos
Doctorante et chargée d’enseignement
à l’Université d’Orléans

Un constat pour commencer. Demandez à n’importe quel ancien étudiant de licence en droit des Universités de France et de Navarre ce qu’il a retenu de son cours de droit administratif, il évoquera, à coup sûr, l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge rendu par l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat le 27 octobre 1995[1]. Tout le monde se souvient en effet de cette décision par laquelle la plus haute juridiction administrative avait alors considéré, en formation solennelle, que le respect de la dignité de la personne humaine devait être regardé comme une composante de l’ordre public, dont la protection justifiait l’interdiction, par un maire, d’un spectacle de « lancer de nains » qui devait se dérouler sur le territoire de sa commune. Posez la même question à un ancien étudiant orléanais, nous osons espérer qu’il se souviendra également de l’ordonnance du juge des référés du Conseil d’Etat du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret qui, de façon inédite, a ouvert la voie à la légalité des arrêtés « couvre-feu », au nom de la protection des mineurs en en précisant, dans le même temps, le cadre juridique[2].

En l’espèce, le maire d’Orléans avait pris, sur le fondement des pouvoirs de police générale qu’il tient des dispositions de l’article L. 2212-1 du Code général des collectivités territoriales (ci-après Cgct), un arrêté dit « couvre-feu ». Celui-ci interdisait la circulation des mineurs de moins de 13 ans non accompagnés d’une personne majeure, dans quatre secteurs de la commune et ce, de 23 heures à 6 heures, pour une période s’étendant du 15 juin au 14 septembre 2001. En outre, il était prévu que si un mineur méconnaissait cette interdiction, il pourrait, en cas d’urgence, être reconduit à son domicile par les forces de l’ordre. L’objectif clairement affiché par la municipalité était alors la nécessité de protéger ces mineurs contre les actes de violence dont ils pourraient être victimes ou qu’ils pourraient eux-mêmes commettre aux heures et lieux concernés par l’arrêté. Sur le fondement des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 2131-6 du Cgct, le préfet du Loiret a déféré cet arrêté devant le tribunal administratif d’Orléans et assorti son recours d’une demande de suspension de son exécution le temps qu’il soit statué au fond. En l’espèce, il fait appel de l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif d’Orléans du 22 juin 2001 ayant suspendu l’exécution de l’arrêté litigieux dans un des quatre secteurs de la ville visés. Il demande au Conseil d’Etat de suspendre l’exécution de l’ensemble des dispositions de l’arrêté municipal. Il considère, notamment, que ce dernier est de nature à compromettre l’exercice de la liberté de circulation des mineurs et ce alors même « qu’il n’est pas établi que les mineurs de 13 ans menacent gravement la tranquillité publique ». En outre, il invoque également l’illégalité des mesures d’exécution d’office prévues par l’arrêté lui-même[3].

Au regard de la jurisprudence antérieure, un juriste aguerri aurait pu légitimement s’attendre à ce que le Conseil d’Etat fasse droit à l’appel du préfet. En effet, alors que de telles mesures fleurissaient dans certaines municipalités depuis plusieurs étés[4], le Conseil d’Etat avait déjà été confronté à cette question dans l’ordonnance Préfet du Vaucluse rendue le 29 juillet 1997[5]. Il avait alors fait le choix de suspendre l’exécution de l’arrêté « couvre-feu » pris par le maire de Sorgues, pour une durée de trois mois, dans la partie urbaine de la commune entre 23 heures et 6 heures et concernant tout enfant âgé de moins de 12 ans non accompagné d’une personne majeure ou ayant autorité sur cet enfant[6]. La solution retenue était alors toujours la même. Le juge administratif éludait la question relative au risque d’atteinte disproportionnée à la liberté de circulation des mineurs préférant se fonder sur l’illégalité de l’exécution d’office de l’arrêté en l’absence de situation d’urgence ou de permission législative.

L’ordonnance Préfet de Loiret a ceci d’inédit qu’elle est la première dans laquelle le juge administratif prend position sur la possibilité pour les maires de restreindre la liberté d’aller et de venir des mineurs sur le fondement de leurs pouvoirs de police administrative générale[7]. Si l’appel du préfet est rejeté, c’est parce que le Conseil d’Etat considère que dans trois des quatre secteurs concernés, ces mesures sont adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport à l’objectif poursuivi par le maire. En outre, il écarte le moyen tiré de la méconnaissance des règles relatives à l’exécution forcée d’une décision administrative dès lors que la reconduite des mineurs à leur domicile n’est prévue qu’en cas d’urgence, hypothèse traditionnelle dans laquelle l’autorité administrative peut assurer l’exécution forcée de ses décisions conformément aux principes dégagés par le commissaire du gouvernement Romieu dans ses conclusions sur l’affaire Société Immobilière de Saint-Just[8]. Il précise néanmoins que la légalité d’une telle décision est subordonnée à la réunion de deux conditions. D’abord, cette restriction doit être justifiée par l’existence de risques particuliers dans les secteurs pour lesquels elle est édictée. Ensuite, elle doit être adaptée, par son contenu, à l’objectif de protection pris en compte.

La première de ces conditions n’appelle, a priori, que de brefs développements bien que ce soit parce qu’elle n’est pas remplie, en l’espèce, dans un des quatre secteurs visés par l’arrêté, que l’exécution de ce dernier est partiellement suspendue. Pour déterminer s’il existe bien sur le territoire de la commune des risques particuliers pour les mineurs, le juge administratif examine, secteur par secteur, quartier par quartier, l’existence de dangers auxquels ils seraient tout particulièrement exposés. Les contrats locaux de sécurité, qui identifient les territoires les plus touchés par la délinquance, lui donnent déjà un indice sur les risques que peuvent encourir les mineurs[9]. En l’espèce, cet indice s’avère déterminant concernant la suspension de l’arrêté dans le quatrième secteur de l’agglomération orléanaise qui se situait entre la rue de Bourgogne et la Loire. Le juge considère que l’existence de tels risques n’y est pas établie, notamment parce que ce quartier n’est pas qualifié de « sensible » par le document susmentionné. On notera que, quelques mois plus tard, dans son jugement au fond, le tribunal administratif d’Orléans reviendra sur cette appréciation considérant que, dans ce secteur également, « des activités de prostitution, des phénomènes d’alcoolisme et des trafics divers [étaient] de nature à exposer les enfants de moins de treize ans à des risques certains[10] ».

La deuxième condition nous retiendra plus longtemps dans la mesure où elle interroge les contours de la notion d’ordre public, dont la sauvegarde justifie traditionnellement l’intervention du maire en matière de police administrative générale : la mesure doit être adaptée, par son contenu, à l’objectif de protection pris en compte. Sur le caractère adapté de la mesure d’abord, référence classique est ici faite au contrôle de proportionnalité des mesures de police administrative consacré par le Conseil d’Etat dans l’arrêt Benjamin du 19 mai 1933[11]. Le juge est invité à contrôler l’adaptation du contenu de la mesure à l’objectif de protection des mineurs poursuivi et à proscrire toute interdiction qui serait trop générale ou absolue. Tel n’est pas le cas en l’espèce, dans les trois secteurs dans lesquels l’arrêté n’est pas suspendu pour lesquels il juge que les mesures « sont adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport aux fins poursuivies ». Elles sont adaptées aux circonstances car elles visent des secteurs caractérisés par un taux de délinquance particulièrement élevé et qualifiés de « sensibles » par le « contrat local de sécurité de l’agglomération orléanaise ». Elles ne sont pas non plus excessives en raison de la triple limitation prévue par l’arrêté lui-même : limitation spatiale tout d’abord (l’arrêté est limité à une partie de la ville), limitation temporelle ensuite (il n’est applicable que du 15 juin au 15 septembre 2011 et uniquement de 23 heures à 6 heures du matin) et limitation ratione personae enfin (l’arrêté ne vise que les mineurs, de moins de 13 ans, non accompagnés d’une personne majeure).

Il nous reste donc à trancher la question de savoir dans quelle mesure la protection des mineurs peut se rattacher aux composantes de l’ordre public, énoncées à l’article L. 2212-2 du Cgct, dont la sauvegarde justifie traditionnellement l’intervention du maire, mais auxquelles il n’est pas fait référence en l’espèce. Longtemps, ses pouvoirs de police se sont en effet cristallisés dans la jurisprudence administrative autour des références à la protection de la sécurité publique, de la salubrité publique et de la tranquillité publique[12]. Ce triptyque a depuis été enrichi de références jurisprudentielles à la moralité publique et au respect de la dignité de la personne humaine[13]. Pourtant, en l’espèce, le Conseil d’Etat se contente de rappeler que l’arrêté du 15 juin 2001 « a pour objectif principal la protection des mineurs de moins de 13 ans » sans aucune référence aux autres composantes. Dès lors, on peut légitimement s’interroger sur le point de savoir si la protection des mineurs constitue une nouvelle composante de l’ordre public ou si la légalité des arrêtés « couvre-feu » est désormais admise parce qu’ils permettent indirectement le maintien de la sécurité et de la tranquillité publiques, composantes classiques de l’ordre public[14] ? En outre, cette ordonnance questionne, une fois de plus, la légitimité des autorités de police administrative pour protéger les individus contre eux-mêmes au nom du principe en vertu duquel « un individu ne pourrait consentir à sa propre insécurité plus qu’à sa propre dégradation[15] ». Sur ce fondement, ont déjà été admises, en dépit de la volonté des individus concernés, la légalité d’une mesure de police imposant le port de la ceinture de sécurité[16], ou encore l’interdiction d’un spectacle de lancer de nains[17]. Cette situation est également caractérisée en présence d’arrêtés « couvre-feu » qui s’imposent à des mineurs qui pourraient souhaiter circuler librement la nuit, quitte à se mettre en danger.

Finalement, bien qu’elle ait été, pendant de nombreuses années, l’ordonnance de principe en matière de légalité des arrêtés « couvre-feu[18] », l’ordonnance commentée semble avoir soulevé plus de questions sur les contours de la notion d’ordre public qu’elle n’en résout. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 6 juin 2018 à propos de l’arrêté du maire de Béziers du 25 avril 2014 interdisant la circulation nocturne des mineurs de moins de 13 ans sur le territoire de sa commune en offre une nouvelle illustration[19]. Le juge administratif y précise, dans un considérant de principe, qu’un tel arrêté « peut non seulement être justifié par la volonté de protéger les mineurs concernés mais également par celle de protéger des troubles commis par ces derniers[20] ». Ces motifs ne sont pas différents de ceux invoqués par le maire d’Orléans au cours de l’été 2001 pour justifier sa décision. Ils sont désormais systématisés par la jurisprudence. En outre, le juge administratif exige la production « d’éléments précis et circonstanciés de nature à étayer l’existence de risques particuliers relatifs aux mineurs » justifiant une telle mesure[21]. Nul doute que dans un contexte où les questions de délinquance des mineurs et d’insécurité occupent une place toujours plus importante dans le débat public, la jurisprudence Préfet du Loiret, ainsi précisée, a encore de beaux jours devant elle pour nous permettre de trancher le débat, cette fois sur le plan juridique.


[1] CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Rec., p. 372.

[2] CE, ordonnance du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret, Rec., p. 337.

[3] Ordonnance précitée.

[4] Voir, notamment, TA de Montpellier, 18 octobre 1995, Préfet de la Lozère, Rsc, 1997, p. 45 ; TA de Pau, 22 novembre 1995, Couveinhes, Rfda, 1996, p. 373 ; TA de Poitiers, 19 octobre 1995, Abderrezac c/ Commune de la Rochelle, Rfda, 1996, p. 373 ; TA de Nice, 12 novembre 1996, Allemand, Ajda, 1997, p. 630.

[5] CE, ordonnance du 27 juillet 1997, Préfet du Vaucluse, Rec. Tables, p. 695, 749 et 1002.

[6] Sur cet épisode jurisprudentiel voir, notamment, Frier P.-L., « Couvre-feu pour les enfants ? », note sous CE, 29 juillet 1997, Préfet du Vaucluse, Rfda, 1998, p. 383 et s.

[7] Pour sa reconnaissance en tant que liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, voir CE, ordonnance du 9 janvier 2001, Deperthes, Rec., p. 1.

[8] Romieu J., conclusions sur TC, 2 décembre 1902, Société immobilière de Saint-Just c. Préfet du Rhône, Rec., p. 713 et s.

[9] Loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, Jorf, 2001, p. 18215.

[10] TA d’Orléans, 22 octobre 2001, cité par Legrand A., « Couvre-feu pour les mineurs », note sous CE, ordonnance du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret, Dalloz, 2002, p. 1582 et s. (p. 1583).

[11] CE, 19 mai 1933, Sieur Benjamin [René] et Syndicat d’initiative de Nevers, Rec., p. 541.

[12] Voir respectivement, CE, Sect., 8 décembre 1972, ville de Dieppe, Rec., p. 794 ; CE, 15 novembre 2017, Ligue française pour la défense des droits de l’Homme et du citoyen, Rec. Tables, p. 488 et 710 ; CE, 2 juillet 1997, Bricq, Rec., p. 275.

[13] Voir, respectivement, CE, Sect., 18 décembre 1959, Société « Les films Lutetia » et Syndicat français des producteurs et exportateurs de films, Rec., p. 693 ; CE, Ass., 27 octobre 1995, arrêt précité.

[14] Sur cette question, voir, notamment, Armand G., « Le couvre-feu imposé aux mineurs : une conception nouvelle de la sécurité », note sous CE, ordonnance du 27 juillet 2001, Ville d’Etampes, Ajda, 2002, p. 351 et s. ; Legrand A., note précitée, p. 1582 et s.

[15] Long M., Weil P., Braibant G., Delvolve P., Genevois B., observations sous CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Gaja, 13e éd., Dalloz, 2001, p. 768 et s. (p. 771).

[16] CE, 4 juin 1975, Sieurs Bouvet de la Maisonneuve et Millet, Rec., p. 330.

[17] CE, Ass., 27 octobre 1995, arrêt précité.

[18] Voir, par exemple, CE, ordonnance du 27 juillet 2001, Ville d’Etampes, Rec. Tables, p. 1101 ; Caa de Marseille, 20 mars 2017, Ligue des droits de l’homme, req. n° 16MA03385.

[19] CE, 6 juin 2018, La Ligue des droits de l’Homme, Rec. Tables, p. 685 et 803.

[20] Pastor J.-M., « Le couvre-feu imposé aux mineurs de Béziers n’était pas justifié », observations sous CE, 6 juin 2018, La Ligue des droits de l’Homme, Ajda, 2018, p. 1189.

[21] Arrêt précité.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Les libertés révélées par la révolution (par la Dr. J. Gaté)

Voici la 61e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 2e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

Cet ouvrage est le deuxième issu de la collection
« Revue Méditerranéenne de Droit Public (RM-DP) ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume II :
Droits des femmes
& Révolutions arabes

Ouvrage collectif
(dir. Juliette Gaté)

– Nombre de pages : 178
– Sortie : juillet 2013
– Prix : 33 €

ISBN : 978-2-9541188-4-0

ISSN : 2268-9893

Présentation :

Il y a à peu près deux années que naissaient « les révolutions arabes ». Celles-ci ont intimement concerné les femmes. D’abord parce qu’elles en ont été, avec les hommes, les initiatrices. Ensuite, parce qu’elles en ont été les actrices, manifestant aux côtés des hommes. Enfin parce qu’elles revendiquent le droit d’en goûter les fruits et de voir leur situation changer. Si des colloques et des écrits sur les printemps arabes ont sans conteste déjà eu lieu au regard des questions politiques soulevées, aucun n’a abordé ce thème sous un angle purement juridique et au seul prisme du Droit des femmes. Il s’agit donc ici d’envisager ces révolutions à cette aune. Afin de mettre ces points en évidence, ces actes d’un colloque organisé en 2012 se structurent en quatre temps principaux. Passé le temps de perspective introductive, il est ensuite tenté de comprendre comment ces révolutions ont influé et influeront sur les droits civils  (libertés d’expression, de manifestation, statut civil, droit au nom, à la succession…) puis politiques (droit à la sûreté, interdiction de la torture… droit de vote et d’éligibilité). Le dernier temps ouvre une réflexion sur l’effectivité de ces droits. Chacune de ces réflexions est menée par des auteur-e-s spécialistes de ces sujets (…).

Les libertés révélées par la révolution : du fait au droit?
Sur la reconnaissance des libertés d’expression et de manifestation

Juliette Gaté
Maître de conférences en droit public
à l’Université du Maine
Membre du Themis-Um (ea 4333) & du groupe de recherches Anr – Regine[1]
Membre du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public & du Collectif L’Unité du Droit

Quoi de plus naturel que de commencer par s’interroger sur les effets juridiques des printemps arabes sur les droits et libertés qui en ont été l’instrument même : les libertés d’expression et de manifestation ?

Ce sujet constitue sans doute ce qu’on appelle en littérature une mise en abîme. Comme lorsqu’il y a une œuvre dans une œuvre, il y a ici des droits et libertés dans les droits et libertés évoqués.

Si l’on s’exprime, se réunit, s’associe, manifeste, c’est en général pour faire valoir des droits, pour voir respectées des libertés. Il fallait donc commencer par l’étude de ces droits et libertés qui sont la clé des autres : c’est en en usant que tout a commencé dans ces révolutions et que l’on a pu mettre à plat la question de la consécration et du respect de tous les autres droits et libertés.

Les femmes et les hommes du printemps arabes se sont en effet exprimé fort : « Dégage! » ont-ils crié à Messieurs Ben Ali, Moubarak, Kadhafi, Saleh, al-Assad[2]… Voilà qu’il est usé de la liberté d’expression.

Elles et ils se sont réunis pour le faire, grâce à l’aide des traditionnels mais aussi des nouveaux moyens d’expression, d’information et de communication, qui ont permis un gigantesque soulèvement populaire dans tout le monde arabe ; en Libye, au Yémen, au Bahreïn, en Syrie, en Tunisie, au Maroc, en Egypte, en Algérie[3]… Voilà les libertés d’aller et venir, de réunion et de manifestation en marche.

Partout, comme le notent Stéphane Hessel et Aung San Suu Kyi dans leur préface du rapport 2011 de l’observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme[4], « le respect des droits fondamentaux a été placé au cœur des revendications des populations ». « Ces mouvements ne se sont pas nourris de revendications identitaires, religieuses » nous disent-ils mais « des principes inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme: les libertés fondamentales – expression, association et réunion pacifique, le droit à la dignité… ».

Le droit à la liberté d’expression est défini dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme comme la liberté de « chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit »[5]. En vertu de celui-ci toute personne a le droit de rechercher, de recevoir et de partager des informations et des idées, sans crainte et sans entrave.

Ce droit conditionne l’exercice de toute une série d’autres droits fondamentaux.

La liberté d’expression a ainsi comme corollaire la liberté de la presse, la liberté d’information, d’association mais aussi les libertés de réunion et de manifestation. Tous ces droits sont des droits collectifs, permettant à des individus pris isolément mais aussi à des groupes de s’exprimer. Ce sont aussi des droits vulnérables, dans la ligne de mire des détenteurs du pouvoir car ils sont perçus comme des concurrents, des déstabilisateurs potentiels.

Avant les révolutions, ces droits étaient pour le moins malmenés dans les pays concernés. L’Unesco notait en 2011 qu’au cours de ces dix dernières années, le droit à l’information avait été reconnu par un nombre croissant de pays, mais que cette législation s’était moins répandue dans les états arabes que dans d’autres parties du monde[6]. Les exemples de ces restrictions abondent dans chacun des pays où les révolutions éclateront.

Mais l’oppression n’a qu’un temps. Le régime des libertés avance par vagues. A de longues et lentes phases de stagnation, voire de dégradation, succèdent de rapides, fortes et violentes avancées. La riposte est souvent proportionnelle aux atteintes. Comme le notait le philosophe Spinoza, « Plus on prendra de soin pour ravir aux hommes – et on peut ajouter aux femmes – la liberté de la parole, plus obstinément ils – et elles – résisteront »[7]. L’oppression trop longue, trop forte, conduit les peuples à user d’un droit naturel, décrit par les philosophes et parfois repris par le Droit : le droit de résistance à l’oppression. John Locke le définit ainsi : « chaque fois que les législateurs tentent de saisir et de détruire les biens du peuple ou de le réduire à l’esclavage d’un pouvoir arbitraire, ils entrent en guerre contre lui ; dès lors, il est dispensé d’obéir… le pouvoir fait retour au peuple, qui a le droit de reprendre sa liberté originelle et d’établir telle législature nouvelle que bon lui semble »[8].

Les femmes, trop longtemps contraintes au silence, n’ont pas hésité à faire entendre leurs voix pendant ces révolutions. Elles se sont informé et exprimé, se sont réunies et ont manifesté. Nul ne conteste qu’au moment des révolutions, elles ont su résister à l’oppression. La question qui persiste est en revanche celle de savoir si elles sont parvenues et parviendront à transformer cet usage libre des libertés en droits qui permettraient de faire progresser durablement leur situation.

Nous tenterons, pour notre part, de commencer de répondre à cette question, qui nous occupera toute la journée, à travers l’étude des libertés d’expression et ses corollaires puis de la liberté de manifestation.

I. Liberté d’expression des femmes et révolutions arabes

Quelle est l’étendue de la liberté d’expression dont disposent les femmes des pays ayant connu les printemps arabes ? La réponse devrait varier selon que l’on répond à la question en se plaçant avant ou après la révolution. Il n’est pas malheureusement pas certain qu’elle change à la hauteur des efforts fournis en ce sens par les femmes et les hommes de ces régions.

Ce constat pourra être dressé en examinant la place laissée à la liberté d’expression dans les pays concernés avant les révolutions, puis l’usage qui en a été fait pendant les révolutions et, enfin, ce qu’il est advenu de ces droits depuis les révolutions.

A. Liberté d’expression avant les révolutions : une liberté entravée

Avant les « printemps arabes », et bien que le droit soit plus ou moins expressément restrictif, il est permis de dire qu’aucun des pays étudiés ne permet clairement aux femmes et aux hommes de s’exprimer librement.

En Tunisie ainsi, les textes sont favorables à la liberté d’expression mais les faits contredisent le droit. L’article 8 de la constitution tunisienne, dont l’application a été suspendue en mars 2011, consacrait « les libertés d’opinion, d’expression, de la presse, de publication, de rassemblement et d’association »[9] et l’article 1 du code de la presse alors en vigueur assurait quant à lui la liberté de la presse, de publication, d’impression, de distribution et de vente de livres et publications. Mais la généralité de ces principes permet leur transgression aisée et Monsieur Ben Ali avait été décrit par Reporters sans frontières comme un « prédateur de la liberté de la presse »[10]. Plusieurs exemples montrent en effet que ces droits ne sont pas effectifs avant la révolution. En 2001, un numéro du bimestriel « Salama », diffusant à 130 000 exemplaires, est interdit à la vente en Tunisie car il contient un article sur le statut des femmes. Evoquant « la position juridique privilégiée des femmes » en Tunisie au regard du reste du monde arabe, il souligne toutefois « les limites à la liberté d’expression des tunisiennes ». On interdit sa distribution[11].

Juste avant les révolutions, plusieurs rapports montrent que rien n’a changé. Les nouveaux médias ne sont pas oubliés et il ne s’agit parfois même pas d’une interprétation contestable des textes mais de leur pure et simple transgression, pour faire taire, par tous moyens. Lina Ben Mhenni, cyber activiste tunisienne, raconte ainsi, par exemple, comment elle était suivie et harcelée par le gouvernement[12]. « En 2009, écrit-elle, ils sont même venus deux fois chez moi, la nuit. Ils m’ont frappée ». Plus tard, son matériel sera aussi saisi.

Ailleurs, les textes ne garantissent même pas la liberté d’expression.

Au Maroc par exemple, le code de la presse était assez clairement liberticide. Les journalistes, notamment ceux qui dénoncent les violations des droits de l’Homme, continuaient donc, au nom de certains délits de presse, de pouvoir être exposés à des peines de prison ou à des amendes importantes[13]. Trois sujets devaient être absolument évités, qui correspondent à la devise du pays : Dieu, le Roi, la patrie. Les exemples de celles et ceux punis pour avoir franchi les lignes rouges abondent. En 2005, la porte-parole d’une association islamique marocaine, Nadia Yassine, s’est vue poursuivie en justice pour « atteinte à la monarchie » pour avoir dit dans une interview qu’elle avait une préférence pour un régime républicain[14]. En 2007, le tribunal de Casablanca a condamné deux journalistes de l’hebdomadaire Nichane, dont une femme, à trois ans de prison avec sursis et une amende de 7 220 euros ainsi qu’une interdiction de parution durant deux mois pour avoir publié un dossier intitulé « Comment les Marocains rient de la religion, du sexe et de la politique[15] ».

Selon une logique identique, en Lybie, plusieurs dispositions législatives continuaient de criminaliser l’exercice de la liberté d’expression[16].

Dans de nombreux pays, ce ne sont pas forcément des lois spécifiques qui brident ces libertés mais l’instauration d’un état d’urgence ou de lois supposément anti-terroristes qui s’appliquent depuis des années et permettent de restreindre fortement et unilatéralement les libertés, sous prétexte d’un hypothétique danger pour la stabilité de l’Etat et le respect de l’ordre public.

C’est ainsi le cas en Syrie[17], au Bahreïn[18], en Algérie[19] et en Egypte où l’état d’urgence est perpétuel depuis 1967 et où tous ceux qui veulent dénoncer des irrégularités électorales faisaient l’objet d’actes de violence, de détentions arbitraires ou d’actes de harcèlement judiciaire[20].

Mais il n’est pas facile de museler trop longtemps les peuples.

Ces entraves à la liberté d’expression et ses corollaires ont conduit les femmes et les hommes à faire entendre leur voix, pour la liberté d’expression.

B. Pendant les révolutions : l’expression libre

Sans doute les pays arabes n’ont-ils pas mesuré la puissance des nouveaux médias et la difficulté de les canaliser vraiment car ils vont, on le sait, être l’outil principal de nombreuses révolutions.

Les premières dénonciations du régime, les premiers appels à la mobilisation, sont ainsi lancés via les réseaux sociaux, souvent par des femmes, dans plusieurs pays dont la Tunisie, l’Egypte ou le Yémen… Lorsqu’il est bien maîtrisé, c’est à dire utilisé et implanté depuis déjà quelques années, l’outil informatique va permettre à la liberté d’expression de se déployer dans toute son efficacité.

Il sert ainsi tout d’abord, à informer, rendre visibles la violence, la corruption.

En Tunisie, sur son blog “A tunisian girl”, Lina Ben Mhenni décrit et écrit : « les policiers continuaient de pousser tout le monde, d’insulter les gens vulgairement et même de tabasser certaines personnes[21] ».

Il sert ensuite à se connecter entre protestataires, à mobiliser.

Le 18 janvier 2011, au Caire, Asmaa Mahfouz, jeune blogueuse de 26 ans, poste une vidéo sur Facebook appelant au rassemblement sur la place Tahrir le 25 janvier pour protester contre le régime Moubarak. Elle écrit: « Si nous avons encore un peu d’honneur et que nous voulons vivre dignement dans ce pays nous pouvons descendre place Tahrir le 25 janvier »[22].

Enfin, les médias digitaux ont permis aux activistes du net de connecter les différents mouvements d’opposition, tant à l’échelle nationale qu’avec le reste du monde.

Au Yémen, c’est aussi une femme, Karman Tawakkol, journaliste de 32 ans, militant depuis des années pour la liberté d’expression et les droits des femmes, qui joue un rôle premier dans le déclenchement de la protestation de janvier. Elle a fondé un groupe de défense des droits humains appelé « Femmes journalistes sans chaine » et organisé plusieurs rassemblements contre le régime de Ali abdullahsaleh qui lui ont valu des séjours en prison. En février 2011, elle appelle elle aussi à un jour de la colère contre les dirigeants corrompus via Internet. Elle a reçu depuis le prix Nobel de la Paix[23].

Dans ces pays, le pouvoir prend peur et tente de contrôler l’incontrôlable. En Egypte, Syrie, Tunisie, on tente de bloquer l’accès à Internet et couper les lignes de téléphone mobile. En vain souvent.

Dans les pays dans lesquels le développement de la sphère Internet était moindre, comme la Syrie où le réseau a été ouvert tard et très contrôlé, ces mesures ont toutefois pu suffire à faire taire une partie de la révolte. Le journalisme traditionnel continue alors ici, et ailleurs aussi, d’être efficace mais il est aussi sans doute plus dangereux. Car évidemment les journalistes se sont aussi emparés de la liberté d’expression. Beaucoup ont été victimes d’arrestation, d’intimidation, de tortures et certains ont trouvé la mort dans ces révolutions au Bahreïn, en Egypte, en Lybie, au Yémen où une autre femme journaliste a osé la liberté d’expression envers et contre tout. Bouchra el Maqtari, 35 ans, a décrit les exactions de Ali Abdullahsaleh dans un journal alors qu’il était encore au pouvoir. Elle est aujourd’hui menacée de mort pour avoir écrit au moment des manifestations auxquelles elle participait qu’elle croyait qu’ici Dieu n’existe pas.

Ces prises de risques ont permis de faire connaître au monde entier les réalités des régimes dictatoriaux et en ont fait tomber plusieurs. Ont-elles pourtant consolidé durablement la liberté d’expression, a-t-elle un nouveau statut depuis ces révolutions, dans la reconstruction?

C. Expression et reconstruction

On aimerait pouvoir constater une amélioration car, comme l’écrit la prix Nobel et journaliste yéménite Tawakkol Karman, « Une presse libre joue un rôle primordial dans la transition vers la démocratie; c’est la pierre angulaire de tout pays démocratique. La liberté d’expression c’est à la fois le moyen et la fin de tout changement[24] ».

Les révolutions ont sans doute fait progresser la liberté d’expression mais en droit et à certains endroits tout reste à parfaire. Pour résumer, rares sont les pays où la liberté d’expression a été consacrée et précisée par les textes et même lorsque cela a été fait l’avancée y est encore insuffisante. Mais il faut sans conteste du temps pour organiser les changements en profondeur.

Dans certains pays pourtant, les faits ont d’ores et déjà conduit à une modification du droit.

En Tunisie, par exemple, un décret-loi a été publié dès le 2 novembre 2011[25]. Grâce à ce texte, un an après le début de la révolution, la Tunisie avait gagné trente places au classement de la liberté de la presse réalisé par Reporters sans frontières.[26] Comme le note l’association, le texte de loi, même s’il demeure imparfait, doit aujourd’hui constituer un standard minimal de protection. De nombreux articles de ce texte, comme ceux relatifs aux exactions contre les journalistes[27], à la transparence et au pluralisme[28] ou la volonté de protéger le secret des sources[29], démontrent sans ambiguïté que l’esprit du décret-loi est de protéger la liberté d’expression et ses acteurs.

Toutefois, ce texte ne pourra avoir de sens que s’il est accompagné de réformes en profondeur des systèmes administratifs et judiciaires. Or, tel ne paraît pas encore être le cas aujourd’hui, comme l’illustrent plusieurs exemples qui montrent que, contre toute attente, les juges n’hésitent pas à faire application des textes anciens, supposément abrogés par l’entrée en vigueur de ce nouveau décret, pour continuer de pénaliser la liberté d’expression. Ainsi, en a-t-il par exemple été décidé le 3 mai 2012, pour condamner un propriétaire de chaîne et une traductrice, qui ont permis la diffusion du dessin animé Persépolis, à une amende de 2 400 dinars (1 200 euros) pour avoir diffusé cette œuvre jugée « blasphématoire[30]». A l’inverse, les salafistes qui ont attaqué les locaux de la chaîne et le domicile de Nabil Karoui ont été condamnés à une amende de 9,6 dinars (environ 5 euros) chacun. L’exemple n’est pas isolé. En outre, comme le note la journaliste Isabelle Mandraud, « les médias entretiennent des relations de plus en plus tendues avec le gouvernement, accusé de vouloir peser sur le contenu de éditoriaux et de nommer les anciens partisans du régime ralliés à Ehnada[31] ».

Le travail de la nouvelle présidente du syndicat national des journalistes tunisiens, élue le 13 juin 2012, Néjiba Hamrouni, première femme à être désignée par ses pairs à ce poste, fervente défenseuse de la liberté d’expression avant même les révolutions, s’annonce donc long.

Les faits paraissent avoir finalement également ébranlé le droit au Maroc. Alors que le pays poursuivait sa descente dans le classement de Reporters sans frontières après les printemps arabes, que les journalistes de la presse écrite risquent toujours la prison pour leurs articles, le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement, Mustapha El Khalfi a annoncé en septembre 2012 que le gouvernement allait réfléchir à la réécriture du code de la presse. Cette réforme est présentée comme la suite logique de la révision constitutionnelle opérée sous l’influence des révolutions[32]. Le nouveau texte constitutionnel consacre expressément, dans son article 28, la liberté de la presse[33] quand le texte constitutionnel précédent se contentait de garantir une liberté d’expression très large et donc peu contraignante[34]. Le Maroc semble donc décidé à mettre son droit en conformité avec ses engagements internationaux. Il s’y est d’ailleurs engagé au cours de la session du conseil des droits de l’Homme à Genève à l’occasion de la présentation de son rapport national, promettant d’abolir bientôt les peines privatives de liberté du code de la presse.

Outre ces avancées fragiles, le Printemps Arabe n’a visiblement réellement bénéficié à la liberté d’expression dans aucun autre des pays de la région. Le dernier classement de Reporters sans frontières, réalisé au printemps 2012 et basé sur des indicateurs comme le cadre juridique régissant le secteur des médias (sanction des délits de presse, monopole de l’Etat dans certains domaines, régulation des médias, etc.), le niveau d’indépendance des médias publics et les atteintes à la liberté de circulation de l’information sur Internet, le montre sans ambiguïté. Tous les états ayant connu des soulèvements y chutent. Le Bahreïn perd 29 places[35]. La contestation y a été sévèrement réprimée et depuis les évènements l’état d’urgence est déclaré et plusieurs sites internet bloqués. L’Egypte perd 39 places[36], le Yémen demeure à la 171ème position et la Syrie, où sévit la répression sanglante du régime Assad, dégringole encore plus avec sa 176ème position.

La révolution n’est donc pas finie. Les droits à la liberté d’opinion et d’expression pour tous ne seront garantis que s’il est décidé d’inscrire dans la Constitution l’interdiction de censurer les médias sans décision judiciaire préalable et d’y garantir l’indépendance des organes de régulation des médias audiovisuels privés et publics. Beaucoup de points doivent donc encore évoluer pour que l’on puisse considérer que la révolution a porté ses fruits et que l’expression est libre. Il ne fait guère de doute que les femmes devront encore user de leur droit de manifester pour progresser malgré le droit et pour faire avancer les droits. Le droit le leur permet-il ?

II. Liberté de manifestation des femmes et révolutions arabes

Malgré toutes les pressions juridiques et politiques tentant de les en empêcher, les femmes ont largement usé de cette liberté et de ses corollaires (association, réunion) pendant les printemps arabes, les images l’ont montré. Là encore, après l’avoir rappelé, il faut pourtant s’interroger sur le fait de savoir s’il s’agissait de libertés consacrées par le droit ou si, saisies de fait, elles le sont depuis lors.

A. Liberté de manifestation avant les révolutions : l’hypocrisie du droit

Comme pour les libertés précédentes, la situation variait selon les Etats. Certains consacraient en droit ces libertés mais les bafouaient en fait. D’autres ne prenaient même pas ces précautions juridiques.

Au Maroc[37] et en Algérie[38] ainsi, les textes d’avant les révolutions consacraient par exemple officiellement la liberté d’association. Dans les deux pays, il était précisé que pour en jouir il suffisait de se déclarer, déclaration attestée par un récépissé… récépissé qui n’était en fait que très rarement remis. Au Bahreïn, on pouvait aussi attendre très longtemps un agrément, indispensable pour s’associer[39].

Concernant la liberté de réunion, elle était également juridiquement garantie au Maroc[40] mais les autorités réprimaient régulièrement les rassemblements, notamment ceux en faveur de la défense des droits de l’Homme[41].

En Algérie, un décret de 1992 instaurant l’état d’urgence[42] et une loi de 1991 relative aux réunions et manifestations publiques[43]permettaient de contrôler tous les rassemblements. Pour les réunions publiques, le droit prévoyait qu’il fallait simplement les déclarer et se voir remettre un récépissé, mais, là encore, il était rarement remis. Les manifestations devaient être autorisées ce qui était rarement le cas, réunions et manifestations étant régulièrement empêchées ou dispersées sur le fondement de l’état d’urgence et des risques de troubles à l’ordre public[44].

En Tunisie, une loi de 1969 sur les réunions publiques était en vigueur[45] et donnait toute latitude aux autorités pour interdire les rassemblements publics et les manifestations susceptibles de « troubler la sécurité publique et l’ordre public ». Là encore, cette formulation très vague permettait qu’elle soit appliquée de manière arbitraire par les autorités[46].

En Egypte, la liberté de réunion était aussi très limitée par les textes. Les rassemblements publics étaient régis par diverses lois[47] qui limitaient à cinq le nombre de personnes pouvant participer un rassemblement public et autorisaient les forces de police à les interdire et les disperser.

En Lybie, plusieurs dispositions législatives continuaient de criminaliser l’exercice de ces libertés, punissant même de la peine capitale toute constitution de groupements interdits par la loi, y compris des associations, fondés sur une idéologie politique contraire aux principes de la révolution de 1969[48].

En droit, tout est donc fait pour canaliser ou interdire réunion, association et manifestation. Cela ne suffira pourtant pas à empêcher les révolutions.

B. Les manifestations, signes extérieurs de révolutions

Malgré tous ces garde-fous juridiques, les peuples des pays arabes ont manifesté sans relâche, femmes en tête, celles-ci étant parfois même la source de déclenchement de ces manifestations. En Libye, ce sont ainsi les femmes qui sont à l’origine de la révolte qui conduira à la fin du régime de Kadhafi. Ce sont les mères, sœurs et veuves d’hommes tués en 1996 à la prison d’Abu Salim à Tripoli qui ont les premières bravé l’interdiction de manifester à Benghazi pour exprimer leur rejet d’un régime liberticide[49].

Au Yémen, c’est encore Tawakkol Karman qui, à Sanaa, lors d’une manifestation en solidarité avec le peuple tunisien, appelait les yéménites à s’élever contre leurs dirigeants corrompus. Trois jours plus tard, son arrestation provoquait une vague de manifestations et donnait le coup d’envoi d’un grand mouvement populaire[50].

Partout les femmes manifestent, parfois à côté des hommes, comme en Tunisie ou au Maroc ou sur la place Tahrir, d’autres fois tenues à l’écart, séparées physiquement des hommes, comme au Bahreïn, en Syrie, au Yémen et en Libye.

Partout, au même titre que les hommes, les manifestantes ont été arrêtées, détenues, tuées par la riposte aveugle des régimes. Partout ces manifestations ont été très violemment réprimées. 840 morts et des milliers de blessés ou de victimes de torture dans les postes de police en Egypte[51]. Plusieurs morts et des centaines de blessés au Bahreïn suite à la répression violente opposée par les forces de l’ordre au rassemblement pacifique en février 2011[52].

En tant que femmes, les femmes des révolutions ont subi de plus d’autres formes de violences spécifiques pour les punir d’avoir usé de la liberté de manifestation : viols, enlèvements, « tests de virginité ». En Egypte, lorsque des membres de l’armée ont violemment évacué la place Tahrir le 9 mars, dix-sept femmes ont été arrêtées, menacées de poursuites judiciaires pour prostitution et forcées de subir des « tests de virginité ». Cette pratique a été confirmée par un général égyptien qui l’a justifiée en avançant que ces femmes « n’étaient pas comme votre fille ou la mienne. Il s’agissait de filles ayant campé sous des tentes avec des manifestants mâles. Nous ne voulions pas qu’elles disent que nous les avions agressées sexuellement ou violées, alors nous souhaitions prouver qu’elles n’étaient de toute façon pas vierges dans leur foyer »[53].

A Tunis aussi, des femmes ont été détenues et violées au ministère de l’Intérieur dans la nuit du 14 au 15 janvier 2011 selon l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD)[54].

Ces femmes ont donc manifesté, usant de leur droit de résistance à l’oppression mais ont–elles aujourd’hui le droit de le faire sans recourir à ce droit d’urgence ? Leurs libertés de réunion, de manifestation, d’association sont-elles acquises ?

C. D’une consécration de la liberté de manifestation dans les états en reconstruction

Les autorités des pays en révolution devraient, pour garantir une application effective de ces droits, avoir révisé les lois sur les réunions publiques et enquêté, puis puni, ceux qui ont fait usage de violences à l’occasion de ces soulèvements.

Rares sont celles qui l’ont fait.

Concernant la poursuite des auteurs de violences, force est de constater que la plupart des auteurs de ces graves violations des droits de l’Homme sont restés impunis en dépit de certaines déclarations gouvernementales annonçant la création de commissions d’enquête sur les violences survenues lors des manifestations, comme en Syrie[55].

Dans certains pays, comme en Egypte et en Tunisie, certaines actions ont toutefois été entreprises puisque les anciens Présidents, leur équipe et les membres de leur famille ont fait l’objet d’une enquête sur la répression meurtrière des manifestations[56]. Des commissions spéciales ont parfois également été constituées.[57] Toutefois, la démission récente d’une femme tunisienne[58] de la commission d’enquête sur les violences commises pendant la Révolution, pour opinion dissidente, laisse planer un doute sur l’objectivité de ces rares commissions.

La Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH) appelle donc à l’établissement d’une Commission internationale d’enquête indépendante sur ces faits restés impunis dans ces états, en violation flagrante du droit international[59].

L’effet sur le droit lui-même n’est pas non plus celui escompté. Différentes législations en vigueur dans les pays des printemps arabes continuent ainsi de limiter la liberté de réunion, comme en Algérie[60], au Bahreïn[61] et au Yémen[62]. Dans certains états, la législation a même été modifiée pour mettre en place des restrictions plus sévères encore à la liberté de manifestation afin de tenter d’empêcher de nouveaux soulèvements. En Egypte ainsi, l’adoption en avril 2011 d’une loi rendant illégales les manifestations et grèves constitue une nouvelle atteinte à l’exercice du droit au rassemblement pacifique[63]. Au nom de la sécurité nationale, le Bahreïn et le Yémen ont adopté, en mars 2011, des législations d’exception instaurant un état d’urgence et visant à étouffer les activités des organisations de la société civile[64].

Seuls certains pays, comme la Tunisie ou le Maroc ont promis de faire évoluer la situation et de tirer, en droit, les enseignements de ces soulèvements.

En Tunisie, le gouvernement avait annoncé en avril 2012 rétablir l’autorisation de manifester, mais le maintien du pays en état d’urgence empêche pourtant les libertés, notamment de manifestation, d’être effectives. Beaucoup de tunisien-ne-s ont fait savoir leur souhait que la nouvelle Constitution comporte une garantie et une définition de la liberté d’expression la plus large possible, tant au regard des moyens de s’exprimer que du contenu de l’expression. Le résultat reste pourtant incertain. Le groupe Ennahda s’est battu pour que les symboles religieux restent au-dessus de toute dérision, ironie ou violation, précisant qu’il œuvrera à inscrire le principe d’interdiction d’atteinte au sacré dans la future Constitution tunisienne. Cette criminalisation est pourtant exclue de la première version complète du texte constitutionnel[65].

Dans certains autre pays les manifestations continuent. La révolution est encore en marche. Les femmes, plus spécialement, continuent d’agir. Au Maroc, par exemple, les changements déjà réalisés ne font pas l’unanimité et les citoyennes et citoyens ont pris l’habitude de manifester leur mécontentement. Depuis les résultats partiels du référendum du 1er juillet, les manifestations sont presque hebdomadaires au Maroc et existent malgré des répressions ponctuelles et l’emprisonnement de certains journalistes[66]. En Egypte, les femmes de tous âges, de tous milieux, sont aussi descendues dans la rue pour dire que l’après-révolution ne se fera pas sans elles. Elles ont organisé la Marche du Million de femmes pour protester contre l’absence féminine à la commission devant apporter des amendements à la Constitution ou réclamer que soit reconnu le droit pour les femmes d’accéder à la présidence de la République[67]. « Où sont les hommes libres, prêts à ouvrir leur cœur fermé pour offrir le pouvoir partagé avec les femmes ? » scandent-elles en brandissant le portrait de Sally Zahran, icône des « martyrs du 25 janvier ». Malheureusement certains hommes, détracteurs, frères musulmans mais aussi hommes de rue en colère, ont répondu en foulant leurs drapeaux[68].

Ici et ailleurs, elles n’ont pourtant pas dit leur dernier mot et useront demain encore de ces libertés pour exister. En témoigne, par exemple, cet audacieux et désormais célèbre autoportrait d’Aliaa Magda Elmahdy, jeune blogueuse égyptienne qui se réfugie dans la provocation en posant et diffusant une image d’elle nue, une rose rouge dans les cheveux[69]. Comme l’Aïcha du poème cité par le Professeur Touzeil divina en introduction de ce colloque.

L’expression même de la liberté.


[1] Recherches et Etudes sur le Genre et les Inégalités dans les Normes en Europe.

[2] Lire à ce propos l’article de Auffray Elodie, « De “dégage” à Tahrir, les emblèmes des printemps arabes », in Libération ; 22 avril 2011.

[3] Selon la liste des pays considérés comme ayant vécu le printemps arabe par la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH).

[4] http://www.fidh.org/IMG/pdf/obs_2011_fr-de_but.pdf.

[5] Article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

[6] Voir site de l’Unesco sur la liberté d’information www.unesco.org/webworld/en/foi et lire, sur ce même site, Mendel Toby, Liberté de l’information. Etude juridique comparative, édition révisée 2008.

[7] Spinoza Baruch, Traité théologico-politique ; Flammarion ; GF n°50.

[8] Locke John, Traité du gouvernement civil. De sa véritable origine, de son étendue et de sa fin ; PUF 1994.

[9] Article 8 de la Constitution du 1 juin 1959 : « Les libertés d’opinion, d’expression, de la presse, de publication, de rassemblement et d’association sont garanties et exercées dans les conditions définies par la loi ». 

[10] Liste des prédateurs de la presse dressée chaque année par Reporters sans frontières pour mieux les dénoncer.

[11] Sources « Reporters sans frontières ».

[12] http://atunisiangirl.blogspot.fr/2012_07_01_archive.html.

[13] Hamdouchi Miloudi, « Le délit de presse en droit marocain : approche comparative », Volume 48 in Publications de la REMALD ; Collection Manuels et travaux universitaires.

[14] Lire « Trois questions à Nadia Yassine », in Le Monde ; 29 juin 2005 ; Propos recueillis par Tuquo Jean-Pierre.

[15] Lire Baugé Florence, « Le pouvoir marocain lance une offensive contre la presse », in Le Monde ; 10 août 2007. 

[16] Lire « Lybie : le gouvernement devrait mettre en œuvre les recommandations du Conseil des droits de l’Homme des nations Unies » in Human Rights Watch ; 18 novembre 2010 ; http://www.hrw.org/fr/.

[17] Loi sur l’état d’urgence du 22 décembre 1962.

[18] Loi anti-terroriste de 2006 et loi sur l’état d’urgence. Lire Communiqué United Nations News Centre, « Bahrain terror bill is not in line with international human rights law » – Un expert, 25 juillet 2006, http://www.un.org/apps/news/story.asp?NewsID=19298&Cr=Bahrain&Cr1=

[19] Décret du 9 février 1992 instaurant l’état d’urgence.

[20] Décret-loi n° 162 de 1958 sur l’état d’urgence. Lire Sayf al-Islâm Hamad, « L’intervention administrative dans la liberté d’expression » in Egypte/Monde arabe, Deuxième série, La censure ou comment la contourner.

Mis en ligne le 08 juillet 2008. URL : http://ema.revues.org/index785.html.

[21] http://atunisiangirl.blogspot.fr/2012_07_01_archive.html.

[22] http://asmamahfouz.com/. Lire Talon Claire, « Le « rêve d’anarchie » de la place Tahrir », in Le Monde, 27 novembre 2011.

[23] Lire Vasseur Flore, « Ils changent leur monde. – 3/6Les nouveaux visages du Yémen », in Le Monde ; 9 août 2012.

[24] Interview donnée à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse à l’Association mondiale des journaux et des éditeurs de médias d’information (WAN-IFRA) ; 3 mai 2012.

[25] Décret n° 2011-115 du 2 novembre 2011 relatif à la liberté de la presse, de l’impression et de l’édition.

[26] La Tunisie se place au 134° rang du classement :

http://fr.rsf.org/press-freedom-index-2011-2012,1043.html.

[27] Article 14 du décret du 2 novembre 2011 précité : « Quiconque viole les articles 11, 12 et 13 du présent décret-loi, offense, insulte un journaliste ou l’agresse, par paroles, gestes, actes ou menaces, dans l’exercice de ses fonctions, sera puni de la peine d’outrage à fonctionnaire public ou assimilé, prévue à l’article 123 du code pénal ».

[28] Article 9 du décret du 2 novembre 2011 précité : « Il est interdit d’imposer des restrictions à la libre circulation des informations ou des restrictions pouvant entraver l’égalité des chances entre les différentes entreprises d’information dans l’obtention des informations, ou pouvant mettre en cause le droit du citoyen à une information libre, pluraliste et transparente ».

[29] Article 11 du décret du 2 novembre 2011 précité : « Sont protégées les sources du journaliste dans l’exercice de ses fonctions, ainsi que les sources de toute personne qui contribue à la confection de la matière journalistique ».

[30] Lire « Procès Persepolis : le patron de Nessma TV condamné à une amende », in Le Monde ; 3 mai 2012.

[31] « En Tunisie, l’an I d’une mutation sur le fil », in Le Monde Géo et Politique ; 7 et 8 octobre 2012 ; p.5.

[32] Constitution marocaine du 1 juillet 2011.

[33] Article 28, Constitution marocaine du 1 juillet 2011. « La liberté de la presse est garantie et ne peut être limitée par aucune forme de censure préalable. Tous ont le droit d’exprimer et de diffuser librement et dans les seules limites expressément prévues par la loi, les informations, les idées et les opinions. Les pouvoirs publics favorisent l’organisation du secteur de la presse de manière indépendante et sur des bases démocratiques, ainsi que la détermination des règles juridiques et déontologiques le concernant… ».

[34] Article 9, Constitution marocaine du 13 septembre 1996 : « La Constitution garantit à tous les citoyens la liberté d’opinion, la liberté d’expression sous toutes ses formes et la liberté de réunion ».

[35] Le pays est désormais classé à la 173e place dans le classement mondial 2011-2012 :

http://fr.rsf.org/IMG/CLASSEMENT_2012/C_GENERAL_FR.pdf.

[36] Le pays est désormais classé à la 166e place dans le classement mondial 2011-2012 :

http://fr.rsf.org/IMG/CLASSEMENT_2012/C_GENERAL_FR.pdf.

[37] La liberté d’association était reconnue et régie par le Dahir (décret royal) n°-58-376 du 15 novembre 1958, amendé en 2002 et en 2006.

[38] Loi n°90-31 de 1990 du 4 décembre 1990 sur les associations.

[39] Le décret 21/89 sur les associations de 1989 fait de l’agrément le préalable incontournable à toute activité associative, le silence des autorités signifiant le rejet de la demande (article 11).

[40] Dahir du 15 novembre1958. Dahir N°1.58.376 (3 joumada I 1378) réglementant le droit d’association B.O du 27 novembre 1958, p.1909 et article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques auquel le Maroc est état partie.

[41] Lire, par exemple, « Amnesty International : les autorités marocaines critiquées pour la répression des manifestations » 23 mai 2011 ; http://saharadoc.wordpress.com/2011/05/23/amnesty-international-les-autorites-marocaines-critiquees-pour-leur-repression-des-manifestations/.

[42] Décret n°92-44 du 9 février 1992.

[43] Loi n° 91-19 du 2 décembre 1991.

[44] En 2010, par exemple, une manifestation pacifique organisée en soutien aux « al-Jashen » a été violemment réprimée par les forces de sécurité qui ont utilisé des « flashball » afin de disperser les manifestants, blessant ainsi plusieurs personnes, dont Mme al-Surabi Bushra, directrice exécutive de l’organisation « Femmes journalistes sans chaînes ». Une quarantaine de personnes étaient aussi arrêtées dont Mme Karman Tawakkol. Lire FIDH, « L’obstination du témoignage », rapport annuel 2011, http://www.fidh.org/IMG/pdf/obs_2011_fr-complet.pdf.

[45] Loi n° 69-4 du 24 janvier 1969.

[46] Lire par exemple, à propos de la répression des grèves de Gafsa « Révolte du « peuple des mines en Tunisie », par Gantin Karine et Omeyya Seddik in Le Monde diplomatique ; juillet 2008 et Gantin Karine « Les Tunisiennes au coeur des protestations du bassin minier de Gafsa », 18 Mai 2008 ; http://topicsandroses.free.fr/spip.php?page=imprimir_articulo&id_article=340.

[47] Loi n°10 de 1914 sur les rassemblements, loi n°14 de 1923 sur les réunions et les manifestations publiques, loi n°162 de 1958 relative à l’état d’urgence.

[48] Aux termes du Code pénal et de la loi n° 71 de 1972 relative à la criminalisation des partis, toute expression politique indépendante et toute forme d’activité collective sont interdites. Les personnes qui exercent, même pacifiquement, leur droit à la liberté d’expression et d’association sont passibles de la peine de mort. Lire à ce sujet, par exemple, le rapport d’Amnesty International sur la Lybie pour 2009. http://report2009.amnesty.org/fr/regions/middle-east-north-africa/libya.

[49] Lire « Libye: Les femmes, actrices de l’ombre de la révolte », 14 mars 2011 ; source rue 89 ; site women living undermuslimlawhttp://www.wluml.org/fr/node/7019.

[50] Lire « Au Yémen, les femmes imposent leur révolution », 18 avril 2011 :

http://printempsarabe.blog.lemonde.fr/.

[51] Chiffres cités dans le rapport de mai 2011 d’Amnesty International ; « L’Egypte se soulève » ; http://www.amnesty.org/fr/library/asset/MDE12/027/2011/fr/7148d6a0-d5e3-49e1-af8c-d8494c02ffbd/mde120272011fr.pdf.

[52] Lire FIDH, « L’obstination du témoignage », rapport annuel 2011 ;

http://www.fidh.org/IMG/pdf/obs_2011_fr-complet.pdf.

[53] Amnesty International « Egypte. L’aveu concernant les « tests de virginité » forcés doit donner lieu à une procédure judiciaire », 31 mai 2011 ; http://www.amnesty.org/fr/news-and-updates/egypt-admission-forced-virginity-tests-must-lead-justice-2011-05-31.

[54] Lire FIDH, arabwomenspring.fidh.net/index.php?title=Tunisie.

[55] Lire « Syrie : création d’une commission d’enquête sur les violences », in Le nouvel Observateur ; 19 mars 2011.

[56] Lire « Egypte : une commission d’enquête juge Moubarak complice de 846 morts », in L’Express ; 19 avril 2011. Lire rapport assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, « La situation en Tunisie », 1 juin 2011, al 21 et suivant,http://assembly.coe.int/ASP/Doc/XrefViewHTML.asp?FileId=12822&Language=FR.

[57] Voir, en Tunisie, la commission d’établissement des faits créée par le décret-loi 8/2011 du 18 février 2011. JORT n°13 du 1 mars 2011, p 201.

[58] Hajer Ben Cheikh Ahmed-Dellagi.

[59] FIDH, « L’obstination du témoignage », rapport annuel 2011 :

http://www.fidh.org/IMG/pdf/obs_2011_fr-complet.pdf.

[60] Lire à ce propos, « Algérie, rétablir les libertés civiles après la levée de l’état d’urgence. », in Human Rights Watch ; 7 avril 2011 : http://www.hrw.org/fr/news/2011/04/06/alg-rie-r-tablir-les-libert-s-civiles-apr-s-la-lev-e-de-l-tat-d-urgence.

[61] Voir pour le Bahreïn la récente demande d’experts du haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme et les propos du Rapporteur spécial de l’ONU sur la liberté de réunion et d’association, Maina Kiai, qui a souligné que « l’exercice de la liberté de réunion et d’association n’a pas à obtenir l’agrément préalable des autorités ». Il a relevé que la condamnation d’individus participant à des assemblées pacifiques au seul motif qu’ils n’ont pas fait la demande d’une autorisation était contraire au droit international. Centre d’actualités de l’ONU, 23 août 2012. http://un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=28815&Cr=Bahre%EFn&Cr1=.

[62] Lire à ce sujet l’appel du 21 juin 2012 du rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques aux pays des printemps arabes :

http://www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=28430&Cr=Rassemblements&Cr1=.

[63] « La loi n° 34 de 2011 prévoit une peine de prison et une amende pouvant se monter à 50 000 livres égyptiennes (environ 5 700 euro) pour toute personne qui prend part ou encourage d’autres personnes à prendre part à un sit-in ou à toute autre activité qui empêche, retarde ou trouble le travail des institutions et des autorités publiques ». Amnesty International, 30 avril 2011, « Egypte : les autorités égyptiennes doivent autoriser les manifestations pacifiques et respecter le droit de grève ». Si les manifestations se traduisent par des violences, des destructions de biens publics et privés, des « destructions de moyens de production » ou représentent une menace pour l’unité nationale et la sécurité et l’ordre publics », l’amende peut alors s’élever jusqu’à 500 000 livres égyptiennes (environ 56 000 euro), assortie d’une peine d’emprisonnement d’au moins un an. http://www.amnesty.fr/AI-en-action/Crises/Afrique-du-Nord-Moyen-Orient/Actualites/Egypte-autoriser-manifestations-et-droit-de-greve-2502.

[64] Loi du 23 mars 2011 pour le Yémen. « Yémen : le Parlement vote l’état d’urgence », in Le Monde ; 23 mars 2011.Au Bahreïn, état d’urgence proclamé par le roi le 15 mars 2011 et levé le 1 juin 2011.« Bahreïn : l’Etat d’urgence sera levé le 1er juin », in Le Monde ; 8 mai 2011.

[65] « Tunisie : un projet de Constitution présenté en novembre, sans atteinte au sacré », in Le Monde ; 12 octobre 2012.

[66] « Maroc, des aveux douteux ont été utilisés pour emprisonner des manifestants » Human Rights Watch ; septembre 2012.

[67] Hoda Elsadda, « Droits des femmes en Egypte, L’ombre de la Première Dame », in Tumultes ; 2012/1-2     (n° 38-39) ; p. 299.

[68] FIDH, « Le printemps des femmes », « L’Egypte » ; http://arabwomenspring.fidh.net/index.php?title=Egypt/fr.

[69] « Aliaa Magda Elmahdy : un blog, le buzz », in Courrier International ; 15 décembre 2011.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Louis Rolland le Méditerranéen (par le pr. Touzeil-Divina)

Voici la 47e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 4e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

Cet ouvrage est le quatrième issu de la collection
« Revue Méditerranéenne de Droit Public (RM-DP) ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume IV :
Journées Louis Rolland
le Méditerranéen
dont Justice(s) constitutionnelle(s) en Méditerranée

Ouvrage collectif
(dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
Mathieu Touzeil-Divina & Anne Levade)

– Nombre de pages : 214
– Sortie : juillet 2016
– Prix : 39 €

ISBN / EAN : 979-10-92684-08-7 / 9791092684087

ISSN : 2268-9893

Mots-Clefs : Droit(s) comparé(s) – droit public – Justice(s) – Louis Rolland – droit administratif – droit colonial – Libertés – Constitution – constitutionnalisme – Méditerranée – Cours constitutionnelles – Pouvoir(s) – Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

Présentation :

Le présent ouvrage est le fruit de deux journées d’étude(s) qui se sont déroulées au Mans (à l’Université du Maine) respectivement en mars 2014 et en mars 2015. Ces moments furent placés sous le patronyme et le patronage du publiciste Louis ROLLAND (1877-1956) né en Sarthe. Et, comme ce dernier – par sa carrière comme par sa doctrine – évolua auprès de plusieurs rives de la Méditerranée, le titre choisi pour ce quatrième numéro de la RMDP est – tout naturellement – : « Louis ROLLAND, le méditerranéen ».La première partie de la Revue reprend les principaux actes de la journée d’étude(s) de 2014 spécialement consacrée à l’œuvre (notamment à ses deux célèbres précis) et à la vie du juriste sarthois qui fut député du Maine-et-Loire mais également chargé de cours puis professeur à Alger, Nancy et Paris. La seconde partie de ce numéro propose ensuite des réflexions et des propositions relatives à « la » ou plutôt « aux » Justice(s) constitutionnelle(s) en Méditerranée.

Ont participé à ce numéro : les pr. BENDOUROU, CASSELLA, GUGLIELMI, HOURQUEBIE, IANNELLO, LEVADE, DE NANTEUIL & TOUZEIL-DIVINA ainsi que mesdames et messieurs ELSHOUD, GELBLAT, MEYER & PIERCHON. Y ont également participé plusieurs étudiants du Master II Juriste de Droit Public de l’Université du Maine (promotions 2014 & 2015).

Publication réalisée par le COLLECTIF L’UNITE DU DROIT avec le soutien du laboratoire juridique THEMIS-UM (EA 4333 ; Université du Maine).

Louis Rolland,
le Méditerranéen d’Alger,
promoteur et sauveteur
du service public

Mathieu Touzeil-Divina
Professeur des Universités, Faculté de Droit de l’Université Toulouse 1 Capitole,
Président du Collectif L’Unité du Droit,
Directeur & fondateur du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

De Louis Rolland (1877-1956) on connaît les « Lois » éponymes et célèbres – dans toute la Méditerranée – du service public. On sait également ou devine ses liens avec le mouvement, notamment porté par Léon Duguit (1859-1928) en matière de promotion dudit service public comme critère du droit administratif et même du droit public tout entier. On retient également que le professeur a rédigé deux précis ou mementi dont chacun sera l’objet d’un article dans le présent ouvrage : un précis de droit administratif (11 éditions de 1926 à 1957 ; la dernière étant posthume) et un précis dit de législation coloniale (qui sera suivi et continué avec l’aide de Pierre Lampué (de 1931 à 1959 sous différentes appellations)).

On se souvient également que l’enseignant a longtemps été professeur à l’Ecole du Panthéon, la Faculté de droit de Paris, après avoir commencé sa carrière de jeune agrégé à la Faculté de droit de Nancy.

On sait moins (et ce sera l’objet d’une des contributions notamment que de le mettre en avant) que Louis Rolland commença sa carrière à Alger (à l’époque département français) comme chargé du cours de droit administratif d’un certain Maurice Colin (1859-1920) et que c’est en Algérie qu’il eut – selon nous – ses trois plus grandes intuitions (le service public comme critère du droit public, l’existence de principes ou « Lois » régissant cette notion, la mise en avant d’un service public industriel à part entière). On croit même pouvoir affirmer que Louis Rolland, devenu méditerranéen non par choix, mais par obligation académique, va le devenir par conviction(s) et l’espace méditerranéen le lui rendra du reste bien puisque son nom – dans tout le bassin maritime – est désormais associé au service public et à ses principes juridiques. On profitera du reste du présent ouvrage pour rappeler – ou apprendre – que contrairement à la légende ce ne sont ni trois ni une, mais quatre « Lois » qu’il présenta comme motrices du service public.

On sait également peu (ou ne se souvient guère) que Rolland fut en outre député du Maine et qu’il fut mis au monde près du Mans, à Bessé-sur-Braye (Sarthe). Son engagement politique fera l’objet en ce sens, sous l’éclairage du mouvement dit du Sillon auquel il appartenait, d’un article à part entière.

La Revue Méditerranéenne de Droit Public est donc très heureuse – alors qu’il y a encore beaucoup à écrire à propos de et à apprendre à partir de Louis Rolland – de vous présenter ici réunis suite à une journée d’étude organisée à l’Université du Maine en mars 2014 les six contributions suivantes : Louis Rolland, le Méditerranéen d’Alger, promoteur et sauveteur du service public (1) ; Louis Rolland, le député du Sillon (2) ; relire le précis de droit administratif de Louis Rolland (3) ; le précis de législation coloniale de Louis Rolland & Pierre Lampué (4) ainsi qu’un essai relatif aux « nouvelles Lois » du service public (5) et quelques documents conclusifs à propos notamment de la sépulture disparue du professeur méditerranéen (6).

I. De Bessé-sur-Braye à Alger (1877-1906)[1]

Quel Rolland ? Le patronyme porté par notre auteur est relativement fréquent en France et singulièrement en Droit et en Politique. On connaît ainsi un Jean-Louis Rolland[2], député puis sénateur du Finistère, né le 15 février 1891 à Landerneau (Finistère) et décédé en 1970 et qui fut l’un des rares quatre-vingts parlementaires à avoir courageusement voté contre la remise des pleins pouvoirs – le 10 juillet 1940 – au maréchal Philippe Pétain. On sait même d’après la base de données des députés[3] français qu’il y a eu, depuis 1789, seize députés Rolland et qu’au Sénat également des Rol(l)and comme les parlementaires Léon Rolland (1831-1912) (avec deux « L » ; sénateur du Tarn-et-Garonne) et Léon Roland (1858-1924) (avec un seul « L » ; sénateur de l’Oise) siégèrent sous les Troisième et Quatrième Républiques notamment.

A. L’enfance sarthoise du fils des manufacturiers

Louis Rolland[4] est donc (étonnamment peut-être lorsqu’on se souvient de lui comme d’un Parisien voire comme d’un disciple dit bordelais de Duguit) bien né en Sarthe, à Bessé-sur-Braye, le 24 août 1877 et il est décédé le 02 mars 1956, à Paris. Il est le fils de Georges Rolland et de Georgette Guénée. Grâce à l’arbre généalogique que nous avons reproduit infra[5], nous pouvons tirer plusieurs informations relatives à sa famille et à son enfance.

Juristes & Papetiers. Louis Rolland est issu de deux grandes familles du Maine : les Rolland et les Quetin. Les premiers sont essentiellement des juristes à l’instar du grand-père de Louis (Pierre Rolland (1810-1870)) qui fut notaire ou encore de son oncle (Jules Rolland, né en 1852 et qui fut diplômé en Droit (Licence) puis notaire). Son père (Georges Marie Rolland (né en 1844)) ne fut en revanche pas juriste, mais manufacturier, à Bessé-sur-Braye notamment, comme la plupart des membres de la dynastie des Quetin (dont sa grand-mère Félicitée était la descendante) : papetiers sur plusieurs générations. Georges & Georgette eurent donc trois fils, dont Louis qui épousera, à Nancy, Joséphine Schmitt (le 21 avril 1908), quant à elle fille d’un grand universitaire en médecine : le professeur (à la Faculté de Nancy) : (Marie Xavier) Joseph Schmitt.

i. Louis Rolland, l’enfant oublié de Bessé-sur-Braye

Toutefois, même si Louis Rolland a vécu son enfance à Bessé-sur-Braye et que sa famille s’y est célébrée dans les différentes manufactures de papier (dont certaines encore en activité en 2016 au sein du groupe Arjowiggins[6] (fondé en 1824) notamment), son nom n’est plus (mais sera peut-être désormais demain) associé à celui de la Sarthe voire même de l’Université du Maine (dont il ne fut pas l’étudiant puisqu’elle n’existait pas encore) ! Au cimetière de cette commune, même la concession familiale consacrée aux familles Rolland, Leguet & Herbaut, ne porte aucune mention ou trace du passage de Louis ou de l’un de ses proches. Dans les rues (sur les plaques dédiées), sur les monuments, dans les écoles, le souvenir de Louis s’est effacé.

ii. Louis Rolland, fils de manufacturier, étudiant envoyé à Paris

Louis Rolland est pourtant bien le fils d’un manufacturier de Bessé-sur-Braye et d’une belle dynastie, a-t-on dit supra, de papetiers locaux. Mentionnons à cet égard qu’il exista deux types de manufactures à Bessé : celles de tissage (désormais abandonnées) et celles de papier(s). Assurément, Louis fut le descendant de ces papetiers, mais c’est alors plutôt vers les Rolland juristes que vers les Quetin-Rolland papetiers qu’il trouva la vocation. Et à propos de vocation(s) il faut signaler que si Louis partit pour Paris afin d’étudier et de « faire son Droit » (et qu’il quitta donc temporairement le Maine), une première vocation se faisait également ressentir (et il ne cessera de l’alimenter jusqu’à son décès : sa foi catholique témoignée notamment dans son engagement tant politique (au Sillon) qu’académique).

B. L’étudiant parisien & les tentatives d’agrégation[7]

A l’Ecole de Droit du Panthéon, Louis Rolland (qui fut l’élève de Berthelemy) soutint sa Licence en Droit puis ses deux thèses de doctorat (en sciences juridiques puis en sciences politiques et économiques) en 1901. Sa première thèse[8] (en Droit) porta sur la « correspondance » (la filiation avec la papeterie était là et déjà le service public était étudié comme moteur administratif !). La seconde thèse (en sciences politiques) porta quant à elle sur un autre versant du service public postal : le secret professionnel de ses agents[9]. Suite à des études jugées brillantes par ses professeurs, Louis Rolland devint « lauréat » de la Faculté de Droit de Paris et très tôt chargé de conférences en droit administratif à la faveur desquelles ses talents de publiciste furent reconnus. Malgré le soutien de l’Ecole de la rue Soufflot, Rolland échoua à deux reprises (au concours de 1901[10] (juste après ses doctorats) et au concours de 1903[11]) au concours d’agrégation de droit public. Mais ces échecs, s’ils vont le conduire loin de Paris et du Maine – au cœur de la Méditerranée –, vont transformer tant l’homme que sa doctrine en formation.

C. L’Algérois d’adoption & la révélation pour le service public

Le suppléant du député Colin. Ce n’est alors pas à Paris ou au Mans, mais bien au Maghreb que le futur professeur (alors « simple docteur en Droit » selon ses premières notices académiques[12]) va commencer sa carrière universitaire. Il est en effet nommé, par arrêté en date du 31 octobre 1904, comme chargé du cours de droit administratif en l’Ecole Supérieure de Droit d’Alger où il remplace le titulaire du cours, Colin[13], élu député. Né le 11 janvier 1859 et décédé le 09 septembre 1920, le Lyonnais Maurice (Pierre) Colin fut avocat et chargé d’enseignement en droit public à Alger, mais eut surtout une carrière politique importante : comme député d’Alger de 1902 à 1912 puis comme Sénateur de ce même territoire de 1912 à 1920. Selon le dictionnaire des parlementaires précité de Jean Jolly et le site de l’Assemblée Nationale, Colin fut « reçu à l’agrégation de droit en 1887 [et] affecté à l’Ecole de droit d’Alger, transformée en Faculté en 1909, comme professeur de droit constitutionnel et administratif. Il se fit recevoir en même temps avocat au barreau de cette ville ». Il y rédigea, très rapidement après son arrivée, un ouvrage en droit administratif[14] issu de ses notes de cours et comme il devint député en 1902 il fallut rapidement trouver quelqu’un pour le suppléer. Or, trouver un spécialiste de droit administratif en France (particulièrement en département algérien, hors de la métropole) n’était pas chose aisée autour de 1900. La plupart des juristes répugnaient à enseigner sinon répudiaient même cette matière académique que l’on attribuait souvent en guise de cadeau « empoisonné » et dit de « bienvenue » aux derniers arrivants et notamment aux jeunes agrégés. A Toulouse par exemple, quelques années auparavant, c’est ce qui était même arrivé à Maurice Hauriou[15]. Ce dernier se vit en effet imposer un enseignement qu’il n’avait pas désiré et ce, comme le subirent de très nombreux enseignants qui se voyaient ainsi réquisitionner pour mettre en place des leçons dont personne ne voulait assurer la matérialisation[16] ? Il ne faut pas en effet ignorer un facteur humain bien souvent négligé et peut-être même volontairement passé sous silence : c’est le véritable rejet (d’aucuns parlaient même de dégoût) développé par quelques-uns des premiers (et non des moindres) professeurs de droit administratif lorsqu’on leur a demandé d’enseigner cette matière qui leur était souvent inconnue (surtout avant 1850) et leur paraissait conséquemment inintéressante et rébarbative. Chauveau (par exemple à Toulouse, avant Wallon et Hauriou), Gougeon (à Rennes), Barilleau (à Poitiers), Vuatrin (à Paris), Giraud (à Aix) ne se destinaient originellement pas au droit administratif. De fait, rares sont ceux qui, comme Trolley (à Caen) ou Foucart (à Poitiers) et Rolland (à Alger), semblent s’être eux-mêmes voués et dévoués au droit administratif – par choix – au lieu de l’avoir vécu comme une contrainte d’enseignement[17]. On se souviendra alors de la répugnance avouée par Gougeon à l’idée d’enseigner cette matière[18], à l’aversion décrite par le biographe de Barilleau concernant ses premières années de professorat[19] ou encore aux multiples courriers de Chauveau et de Giraud au ministre de l’Instruction Publique et dans lesquels ils expliquaient leur volonté de rapidement enseigner une autre matière que celle qui leur avait été « imposée »[20]. C’est d’ailleurs vraisemblablement ce qui arriva à Wallon avant qu’il puisse obtenir, en 1887, la chaire de code civil qu’il désirait.

Alger[21] « la blanche » & l’administrative. A Alger, en l’occurrence, personne ne pouvait ou ne voulait assurer, à la Faculté de Droit qui allait devenir Université en 1909, les cours de droit public (constitutionnel et administratif). L’Ecole se résolut conséquemment à faire appel, en métropole, à un spécialiste que Paris choisirait. Et c’est ainsi que Rolland fut engagé, par ses maîtres parisiens, à quitter la capitale pour rejoindre la méditerranée algérienne et même algéroise afin non seulement d’y dispenser des leçons publicistes, mais encore pour se préparer (ce qui sera donc profitable) au prochain concours d’agrégation (de 1906).

Par ailleurs, Alger, à cette époque, était considérée comme un important centre intellectuel (et ancien) français (où l’on avait enseigné dans la langue de Molière depuis la colonisation de 1830). A la différence d’autres capitales coloniales, il y s’agissait en outre désormais d’un département français à part (presque) entière et de grands publicistes y étaient déjà passés à l’instar du plus célèbre d’entre eux (Edouard Laferrière (1841-1901)), l’ancien vice-président du Conseil d’Etat nommé gouverneur général d’Algérie de 1898 à 1900 avant de regagner Paris pour y terminer sa carrière comme Procureur général près la Cour de cassation. Les vestiges du boulevard et des jardins Laferrière[22] à Alger sont d’ailleurs encore splendides de nos jours.

Les Ecoles supérieures puis Facultés & Université d’Alger. Du point de vue universitaire, Alger obtint dès le décret du 03 août 1857 une Ecole de médecine et de pharmacie puis – avec le vote au Sénat de la Loi du 20 décembre 1879 – une[23] « Ecole préparatoire à l’enseignement du Droit ». Rapidement, le nombre d’inscrit croît et, en 1887, le directeur (Robert Estoublon à qui l’on doit un exceptionnel Code annoté[24]) de l’Ecole déclare ainsi dans son rapport annuel la présence de 179 étudiants régulièrement inscrits[25]. La transformation des différentes Ecoles agglomérées en une unique Université est conséquemment très tôt demandée (ce dont Rolland sera d’ailleurs témoin) même si ce n’est qu’en 1909 (avec la Loi du 05 juillet) que l’Université sera proclamée et en 1910 (avec le décret du 04 janvier 1910) que l’Ecole de Droit deviendra, comme ses sœurs métropolitaines, une Faculté (de Droit) en tant que telle. On sait en outre que le bâtiment principal de cette Université ne date pas de 1909, mais a été entrepris – dès 1879 – (et comme à Toulouse du reste) sur le site d’un ancien arsenal qui fut inauguré le 03 novembre 1887. On sait donc – encore aujourd’hui – où enseigna Louis Rolland à Alger lors de son passage[26].

L’enseignement publiciste à Alger. Même si, depuis le décret du 31 décembre 1889, il existait un exceptionnel certificat (délivré à Alger) d’études « de législation algérienne, tunisienne et marocaine, de droit musulman et de coutumes indigènes », il exista aussi en Algérie un enseignement important du droit public. Toutefois, comme pour l’enseignement publiciste originel créé à Paris en 1819[27] au profit de de Gerando, l’enseignement publiciste algérois ne prévut pas deux chaires (en droits constitutionnel et administratif), mais une seule précisément intitulée « droit administratif et constitutionnel ». Il n’y avait donc qu’un seul spécialiste publiciste dans les murs de l’Ecole qui deviendra Faculté de Droit lorsque Rolland y fut envoyé en mission.

Et, même s’il le remplaça, ce n’est pourtant pas à partir du manuel précité de Colin que Louis Rolland trouvera l’inspiration (pour l’avoir parcouru et comparé) pour ses propres premières leçons et ses premiers écrits en droit public. Il va même largement s’en distinguer en faisant, déjà, une grande place à la notion centrale, selon lui, du droit public : le service public (ce sur quoi l’on reviendra plus tard), mais aussi en étudiant beaucoup (alors qu’il n’en était pas chargé du cours) la législation dite coloniale.

Succèdera à Colin & à Rolland le professeur de droit administratif André (Victor) Mallarmé (1877-1966) admis à faire valoir ses droits à la retraite en 1945. Ce dernier (né à Bouzareah en Algérie) fit, comme Rolland, ses débuts comme chargé de conférences (à Paris puis à Lille) puis remplacera Rolland (comme chargé de cours puis comme agrégé après 1808) à Alger où il accomplit sa carrière et continuera le Code annoté et précité d’Estoublon. Par ailleurs, comme Colin, Mallarmé eut aussi (sinon surtout) une importante carrière politique : député d’Alger de 1924 à 1939, il en fut le sénateur de 1939 à 1945. Par ailleurs, il fut également chargé de missions gouvernementales : comme sous-secrétaire d’Etat aux Travaux publics du 19 au 23 juillet 1926 puis du 03 novembre 1929 au 21 février 1930, comme ministre des Postes, Télégraphes et Téléphones du 02 mars au 13 décembre 1930 et du 09 février au 08 novembre 1934 et enfin comme ministre de l’Education nationale du 08 novembre 1934 au 01 juin 1935.

Quant à Rolland, il fut donc pendant trois années consécutives (arrêtés confirmatifs des 31 juillet 1905 et 28 mai 1906) chargé du cours de la chaire de droit public. En 1906, cependant, sa réussite au concours national d’agrégation (dont il sera cette fois le major) le conduisit à la Faculté de Droit de Nancy qu’il intégra (pour dix ans selon les statuts) à compter du 19 novembre 1906. Il quitta alors physiquement le sol algérien qui n’allait plus le quitter dans ses écrits et sûrement au plus profond de son cœur.

II. De Nancy à Paris (1906-1921)

Aussi, même si Rolland ne fut que trois années aux bords de la Méditerranée, nous croyons pouvoir dire que cette dernière le marqua à tout jamais (ainsi que sa carrière) même si ce sont les Universités de Nancy et de Paris auxquelles il est encore associé.

A. Le concours d’agrégation & le départ physique d’Alger

Au concours de 1906, 18 candidats se présentèrent en section de droit public. Parmi eux Henri Nézard & Georges Scelle furent des candidats malheureux alors que quatre lauréats triomphèrent du concours : Hippolyte Barthélémy (qui avait obtenu son doctorat à Toulouse), Jules Basdevant, André Morel et donc Louis Rolland qui en fut le major. Ainsi récompensé, le publiciste s’installa à Nancy en fin d’année. A l’Université, il enseigna – comme il l’avait fait à Alger – le droit administratif. Il rencontra alors la fille d’un Professeur de médecine (Joséphine) qu’il épousa comme dit supra en 1908. Il fut titularisé en qualité de professeur de la chaire de droit administratif en 1911 et dès 1912 il obtenait d’enseigner (alors que rien ne l’y obligeait puisqu’il avait quitté Alger) la législation coloniale. C’est ce dernier cours qui lui permettra même, en 1918, de rejoindre la Faculté de Paris.

Des colonies effectives à la législation académique enseignée. En effet, même s’il ne quittera plus la Métropole en qualité d’enseignant, les colonies (et particulièrement le Maghreb) resteront une de ses questions juridiques de prédilection ce dont témoignera, en 1931, la publication de son célèbre précis de législation coloniale. Avant cela, c’est donc en Lorraine qu’il devint, à partir du 01 janvier 1911, titulaire en qualité de professeur de la chaire de droit administratif et dès l’année suivante (arrêté du 21 novembre 1912), outre ses cours administrativistes de licence et de doctorat, qu’il donna des leçons de législation coloniale (le cours ayant été abandonné par M. Beauchet). Rapidement, il demanda alors à rejoindre la capitale et sollicita par suite toute chaire vacante en ce sens. Et, c’est alors encore par le biais des colonies que cette mutation arrivera.

Effectivement, il sera (de 1918 à 1920) chargé du cours semestriel de législation coloniale (puis également des leçons de législations industrielle et minière) à la Faculté de Droit de Paris où il sera agrégé de façon pérenne par arrêtés des 29 juin et 24 juillet 1920. De 1921 à 1923, il y est professeur sans chaire (sic) puis hérite du cours de droit public général de Larnaude (parti en retraite). Pour l’obtention de cette chaire, il sera préféré au futur recteur Gidel et ses collègues insisteront notamment en ce sens sur les éléments suivants : « pendant son séjour à Alger, il a pris contact avec les choses de l’Afrique du Nord et il continue de les suivre attentivement. La Revue algérienne, tunisienne et marocaine lui doit d’importantes études de législation et de jurisprudence. Aussi a-t-il été appelé à siéger au comité consultatif du Ministère des colonies ». C’est également la référence à l’outre-mer (pour ses premières années d’enseignement et l’intérêt continu qu’il manifesta pour ces questions) qui semble-t-il provoqua l’octroi de ses premières décorations et, lors de son admission à la retraite, … une « bonification coloniale ».

B. Nancy & la Première Guerre mondiale

Avant ce départ pour Paris, toutefois, signalons un épisode important dans la vie de Rolland : celui de la Première Guerre mondiale. Comme agent, Louis Rolland prit effectivement très à cœur ses fonctions publiques et eut pour ambition manifeste de faire toujours triompher sa vision de l’intérêt général.

L’intérêt général incarné. En ce sens, il ne s’intéressera pas qu’au public principal et privilégié de la Faculté, mais donnera plusieurs cours à destination, par exemple, des étudiants de capacité faisant alors primer entre tous ces élèves un principe d’Egalité. Pendant la Grande Guerre, Rolland ne fut pas mobilisé (du fait d’une santé fragile) et donnera conséquemment sans compter « jusqu’à trois ou quatre enseignements, les siens compris, pour » décharger « ses collègues mobilisés et rendre service à la Faculté » (notice du 30 juin 1917)[28]. Ainsi, au nom de la continuité du service de l’enseignement, il fera preuve de mutabilité et s’adaptera aux conditions exceptionnelles comme pour « compenser cette inaction militaire ». En outre, sa charité le portera à s’occuper d’œuvres de guerre à l’instar du patronage du comité d’assistance aux réfugiés. A la fin de sa carrière, également, Louis Rolland, bien que très diminué physiquement, à la demande du doyen Ripert et du Recteur Gidel, accepta de repousser son départ en retraite et sera maintenu en fonctions pendant trois années (au moment du départ de Mestre, Barthélémy et Basdevant).

C. Paris & la députation

A Paris, Rolland renoua avec sa famille sarthoise et réussit même à se faire élire député de la 2e circonscription de Cholet dans le Maine-et-Loire, à deux reprises, en 1928 comme député indépendant, et en 1932, comme démocrate populaire. Il est inutile ici de décrire son œuvre comme député (et notamment certaines de ses prises de position(s)) puisqu’elles font l’objet (ci-après) d’une contribution à part entière.

Un sillon creusé à l’Assemblée. On soulignera simplement que Louis Rolland député[29] fut inscrit (pendant la 14e législature) à la Commission de l’administration générale et – notamment – à celle de l’Algérie et des colonies. On retiendra de son activité politique sa proposition de Loi (n°4951) de 1931 « tendant à assurer l’Egalité entre les étudiants des facultés et écoles centrales de l’Etat et les étudiants des Facultés libres » qui témoignait encore de son attachement non seulement au principe d’Egalité, mais aussi à celui de la matérialisation de la foi (catholique). On notera aussi (au titre de sa spécialisation en matière coloniale) son avis donné en 1930 sur le mariage des Kabyles ou encore son activité (lors de la 15e législature) au cœur de la Commission d’enquête chargée de rechercher toutes les responsabilités encourues depuis l’origine des affaires dites Stavisky (1934). A titre anecdotique, enfin, on relèvera ce rapport de 1935 sur le « projet de Loi portant augmentation du nombre des dames sténo-dactylographes au Conseil d’Etat ».

Par ailleurs, à la différence d’aucuns, son loyalisme républicain ne sera jamais démenti et c’est René Capitant qui le fait nommer à la classe exceptionnelle à compter du 01 octobre 1944 (arrêté du 12 mai 1945) avant qu’il ne fasse valoir ses droits à la retraite à partir du 25 août 1947. Il s’éteindra à Paris en mars 1956 (le 02 mars et non le 15 comme l’indiquent certaines sources).

III. Du Service public chevillé au corps & au cœur

Evidemment plus encore que la vie de l’homme que nous avons qualifié de « Méditerranéen » puisqu’ayant initié sa carrière à Alger et l’ayant – selon nous – continuée à travers l’étude de la législation coloniale, c’est la doctrine du maître qui suscite notre admiration.

A. Le service public, critère du droit administratif : les pas de Léon Duguit

« Le droit administratif est essentiellement le droit des services publics. On doit donc essayer d’abord de s’entendre sur cette notion[30] ».

Un publiciste généraliste. A partir du service public[31], l’ancien professeur algérois s’est intéressé à toutes les facettes du Droit et de l’interventionnisme publics. Ainsi, ses travaux sont-ils consacrés au droit administratif (dont le célèbre Précis de droit administratif ainsi que les répétions écrites issues de ses leçons parisiennes de doctorat notamment), à l’histoire des idées politiques (avec notamment des réflexions relatives à Suarez[32] et des écrits luttant contre les dérives autoritaristes de son époque), à la législation industrielle, aux finances publiques, au droit international public et, bien entendu, au droit colonial, rebaptisé, d’outre-mer après la Seconde Guerre mondiale. Cette diversité se ressent également à travers les institutions dont il fut membre (Institut commercial de l’Université de Nancy, Institut d’Urbanisme de l’Université de Paris ; Ecole coloniale ; Ecole des Hautes Etudes Sociales ; Ecole des Hautes Etudes Urbaines ; Comité de l’aviation, Commission supérieure des dommages de guerre ; Institut international de droit public (dont il fut l’un des administrateurs dès sa création en 1927) ; etc.). En termes de publications, il en fut de même. Ainsi, outre de très nombreuses publications à la Revue algérienne et tunisienne (…) (nombreux commentaires), au Recueil Dalloz, au Penant (dont il est membre du comité consultatif en 1945), au Dareste (dont il est membre du comité de direction de 1923 à 1928), à la Revue de législation et de science financière, à la Revue politique et parlementaire, à la Revue du Droit public et de la science politique (…) (notamment ses chroniques administratives dont la série de cinq articles publiés entre 1915 et 1918 sur « l’administration locale et la guerre »), à la Revue générale de Droit international public, il faut également signaler de nombreux rapports en qualité de député. Quant aux ouvrages, outre les deux thèses précitées de doctorat et les deux précis accompagnés des notes de cours[33] parisiens, on retiendra comme révélateurs de cette diversité publiciste : La TSF et le droit des gens (Paris, Pedone, 1906) dans la directe continuité – précisément – de ses travaux de doctorat[34] ; la France et l’Allemagne au Maroc, leur politique, leur commerce (Paris, Challamel, 1907 (avec Béral)) ; l’accord franco-allemand du 26 juillet 1913 relatif à la navigation aérienne (Paris, Pedone, 1913) ; problèmes de politique et finances de guerre (Paris, Alcan ; 1915) ; Les pratiques de la guerre aérienne dans le conflit de 1914 et le droit des gens (Paris, Pedone ; 1916) ou encore Législation et finances coloniales, (Paris, Sirey, 1930 (avec Lampué et d’autres) (supplément en 1933)).

Du service public comme moteur du droit administratif. Mais, on l’a dit, c’est le service public qui sera véritablement l’objet premier – et continu – de sa doctrine. Rappelons effectivement que c’est d’abord grâce au service public (postal en l’occurrence) que Rolland accéda au rang doctrinal après ses travaux de thèse. En outre, on croit pouvoir affirmer que l’auteur doit être célébré en termes de droit des services publics pour au moins trois raisons : d’abord, parce qu’il a proposé une définition de ladite notion (qui le fera s’éloigner du doyen Duguit), parce qu’il en a recherché les « Lois » ou principes (C) et parce qu’il en a valorisé le service public dit industriel et commercial (ou Spic) (B).

Tuer le « père » & définir le service public ? Très clairement à travers ses premiers écrits, Rolland fut un disciple admiratif de Léon Duguit son contemporain plus âgé de dix-huit années et déjà considéré, au moment où Rolland triompha de l’agrégation (1906) comme un « maître ». Lorsque l’on parcourt les premières éditions des précis et les articles notamment publiés à la Rdp, cet état d’admiration et d’acquisition doctrinales à la pensée duguiste est manifeste. A cet égard, le précis de droit colonial y compris, faisait une place primordiale au service public et à l’intérêt général. En ce sens Rolland y définissait-il l’Algérie[35] comme une : « partie intégrante de l’Etat », « personne morale de droit public interne », « l’Algérie constitue un ensemble de services publics placés sous l’autorité d’un gouverneur général ». Il s’attachera alors à distinguer (par exemple dans un beau commentaire sous Tribunal de Tunis, 15 juillet 1907 à la Revue algérienne[36] (etc.)) les services publics français (sic) de ceux, locaux et parfois propres, d’un Etat protégé comme le Maroc ou la Tunisie. Ces phrases qui assimilent la personne morale étatique ou coloniale à un faisceau ou à un « ensemble » de services publics et qui, conséquemment, la réduisent à cet aspect témoignent manifestement de cette fascination duguiste comme l’est l’utilisation fréquente par Rolland du terme[37] de « gouvernants ». Pour le doyen de Bordeaux[38], en effet, rappelons que l’Etat formait un « faisceau de services publics » : « l’Etat n’est pas, comme on a voulu le faire et comme on a cru quelque temps qu’il était, une puissance qui commande, une souveraineté ; il est une coopération de services publics organisés er contrôlés par des gouvernants ». Moins réducteur – mais peut-être plus subtil que Duguit – Louis Rolland déclarera quant à lui – ainsi qu’on le citait en exergue de ce développement[39] – : « Le droit administratif est essentiellement le droit des services publics ». Le droit administratif, selon Rolland, était donc « essentiellement » et non exclusivement celui des services publics. On retrouve ici le sens de la nuance propre à l’auteur qui refusait de réduire l’Etat notamment aux seuls services publics. Ainsi écrivit-il même[40] : « si importants que soient les services publics (…), ce serait une erreur de croire qu’ils constituent tout l’Etat ». Partant, c’est plutôt à Gaston Jeze que Rolland va emprunter notamment en osant définir la notion de service public que Duguit refusait – précisément – d’enfermer dans des critères juridiques car elle reposait – selon les moments et non de façon fixe – sur une réponse à l’interdépendance sociale. Redisons ici en effet solennellement que Duguit n’a jamais accepté de définir[41] le service public (contrairement à ce que l’on écrit encore trop souvent) ; service public à propos duquel il estimait qu’on pouvait – seulement – l’identifier. Par ailleurs, le doyen de Bordeaux entendait écrire une théorie de l’Etat lorsque Rolland, quant à lui, ne s’intéressait qu’à celle du droit administratif.

Par ailleurs, à l’instar de Jeze, Rolland accepta donc de recourir à la notion (jugée trop métaphysique et conséquemment détestable par Duguit) d’intérêt général pour non seulement définir le service public, mais encore pour le considérer, ainsi que l’avait fait bien avant lui le doyen Foucart, comme une réponse subjective des gouvernants (et donc de la puissance publique) à ce même intérêt général[42]. La définition du service public selon Louis Rolland était alors la suivante[43] : « le service public est une entreprise ou une institution d’intérêt général placée sous la haute direction des gouvernants, destinée à donner satisfaction à des besoins collectifs du public auxquels, d’après les gouvernants, à un moment donné, les initiatives privées ne sauraient satisfaire d’une manière suffisante et soumis, pour une part tout au moins, à un régime juridique spécial ». Comme on le constate aisément, Rolland y faisait état de trois critères (qui deviendront des indices selon la célèbre jurisprudence Narcy[44]) : organique (l’institution et ses « gouvernants »), matériel (à travers l’existence d’un « régime juridique spécial ») et fonctionnel (à travers l’intérêt général).

La non-appartenance à « l’Ecole » de Bordeaux. Quoi qu’il en soit, l’auteur n’a pas suivi aveuglément toutes les théories du doyen Duguit ou même de Jèze présentés comme les maîtres de l’Ecole du service public[45]. On doute d’ailleurs très fortement de l’existence même de cette Ecole ainsi qu’on a pu l’exposer dans d’autres écrits[46]. Relevons ainsi que Rolland ne partageait pas, notamment, la vision duguiste d’un droit (et d’un intérêt général) uniquement objectif(s) et s’imposant aux gouvernants. Duguit avait en effet à cet égard une exceptionnelle formule[47] : « le droit public est le droit objectif des services publics ». Rolland, en outre, avait accepté d’intégrer la catégorie des services publics industriels opposés puis intégrés par suite à ce qu’il nommait les « services publics proprement dits ». A cet égard, Rolland, reprochait même à Duguit une vision trop extensive qui inclurait, à terme, toute activité publique comme étant de service public. A l’inverse, il faisait cette fois grief à Jèze de refuser de prendre en compte la nouvelle catégorie des services publics industriels et commerciaux.

B. La promotion d’un « véritable » service public industriel et commercial & la « sauvegarde » du service public « en crise »

Nous croyons qu’à travers la reconnaissance (et la célébrité) des « Lois » dites de Rolland, on oublie souvent ce qui – à nos yeux – est le plus important apport du maître publiciste au droit administratif. Pour s’en rendre compte, il faut se poser la question suivante : pourquoi Rolland a-t-il entrepris de rechercher les fameux principes communs à tout service public ? Nous pensons que la réponse à cette question se trouve dans la « crise » que le service public rencontrait au tournant économique des années 1930. Rolland constate ainsi en 1945[48] : la « notion de service public est entourée d’un certain halo. Elle subit en quelques manières une crise ». En effet, suite notamment à l’arrivée – déstabilisante – de la notion de service public à caractère industriel et commercial[49] (Spic), face à l’absence de régime juridique unique appliqué à tout service public et constatant qu’il devenait (ce qu’avait bien prédit Duguit) quasi impossible de définir le mouvant service public, plusieurs auteurs (encouragés par Hauriou ?!) déclarèrent, autour de la Seconde Guerre mondiale, la « crise » du service public[50]. Au cœur de cette « crise » s’imposait donc le Spic que plusieurs auteurs (et notamment Jeze) refusaient de considérer comme un service public à part entière sinon « noble » et qu’ils dénigraient en conséquence. Toute autre sera la perception de Rolland.

Le Spic : un véritable service public. Telle est – croyons-nous – la plus forte des intuitions de Rolland : constatant que le droit administratif ne pouvait se réduire à la notion de service public et confronté à celle de Spic, il a considéré qu’il fallait démontrer que ce dernier était un véritable service public à part entière. Pour ce faire, il a entrepris de rechercher des principes communs à tous les services publics, y compris industriels et commerciaux. Ce faisant, il a identifié non un régime juridique, mais plusieurs principes communs : les célèbres « Lois de Rolland ». Ainsi, alors que les premiers écrits de l’auteur font état de l’existence de « services publics proprement dits » opposés aux services commerciaux (qu’il nomme les « autres[51] services publics »), sa doctrine va évoluer.

Le référent économique. Rolland, le premier selon nous, va donc (préfigurant un de Laubadère par exemple) envisager l’existence d’un droit administratif (ou public) économique au cœur duquel l’entreprise et le droit privé au lieu d’être des notions ennemies deviendront des référents. En ce sens écrit-il en 1944[52] : « le service public est une entreprise ou une institution d’intérêt général placée sous la haute direction des gouvernants, destinée à donner satisfaction à des besoins collectifs du public auxquels, d’après les gouvernants, à un moment donné, les initiatives privées ne sauraient satisfaire d’une manière suffisante et soumis, pour une part tout au moins, à un régime juridique spécial ». Les références à l’entreprise et à l’initiative privée dénotent alors par rapport à la doctrine de ses contemporains. Et pourtant, ainsi que l’a également relevé le professeur Regourd[53] : « parce qu’il est extensible, le service public a proliféré dans le domaine des activités privées ». En outre, on le sait, cette explosion de l’interventionnisme public économique a notamment été rendue possible après les phénomènes dits de[54] « socialisme municipal » et les conséquences exceptionnelles des deux Guerres mondiales. A ce dernier égard, Rolland écrira plusieurs articles (précités) à la Rdp sur « l’administration locale et la guerre ». Il déclare notamment au début de ceux-ci : « Instinctivement, les autorités locales (…) étendent leur activité dans des directions nouvelles, font tout ce qui est ou leur paraît être nécessaire ». Rolland en conclura même qu’en période de crise, les autorités ne sont plus obligées d’admettre que « les choses économiques iront d’autant mieux que les pouvoirs publics s’en occuperont moins ».

Un « sauveur » est né ! Nous affirmons en conséquence que c’est cette acceptation – rare à l’époque et pionnière – par Rolland du Spic comme « véritable » service public entraînant avec lui l’existence d’un régime exorbitant fut-il minimal, mais réel qui va lui permettre non seulement de rechercher et d’identifier les principes communs ou « Lois » du service public, mais encore de « sauver » la notion même de service public en lui conférant une unité juridique que l’on peinait à voir tellement l’hétérogénéité des services s’imposait. Plus encore qu’un découvreur de « Lois », Louis Rolland est donc à nos yeux le « sauveur » du service public. En effet, en recherchant ces fameux principes ou « Lois » du service public, il a réussi non seulement à démontrer que l’absence de régime juridique unique n’empêchait pas l’existence de règles et de dénominateurs communs, mais encore que ces règles s’appliquaient bien au Spic ce qui faisait de ce dernier un « véritable service public » à part entière et non un vilain petit canard du droit administratif. Revalorisant le Spic, c’est l’ensemble du droit public « essentiellement » construit autour de lui que Rolland magnifiait. Et, alors que d’aucuns criaient à la crise du service public en indiquant que le Spic avait conduit la notion à sa mort, Louis Rolland réussit à démontrer que c’était au contraire le Spic qui avait sauvé la ou plutôt les théories du service public.

C. Les quatre (et non trois) « Lois » du service public

C’est donc selon nous au nom, par et pour le Spic que Rolland rédigera celles que tous les publicistes de notre siècle nomment encore aujourd’hui – par-delà les rives de la Méditerranée[55] – les trois « Lois de Louis Rolland » : la continuité, la mutabilité et l’Egalité du service public.

Une, quatre ou Trois ? Pourtant, à bien y regarder, Rolland n’identifia pas trois, mais quatre « Lois » ou principes communs ce que M. Bezié[56] dans son bel article avait également identifié avant nous[57]. Ceux-ci sont esquissés dès la première édition du précis en 1926[58], mais surtout – explicitement – dans ses cours dactylographiés issus de ses leçons parisiennes[59] : « Jamais une formule affirmant que tous les services publics sans exception sont soumis au régime juridique spécial n’a été vraie ; elle le serait de moins en moins (…). Mais un certain nombre de services publics échappent, pour la totalité ou la quasi-totalité de leurs opérations, à ces règles. Ils ne sont soumis qu’au minimum de régime spécial ». « Ces règles générales de conduite, ces Lois applicables, toujours et nécessairement, aux services publics sont peu nombreuses : il y en a trois : la loi de continuité, la loi de changement, la Loi d’Egalité ». Par ailleurs, à ces trois principes, que Rolland qualifie bien de façon expresse de « Lois », l’auteur ajoutait un dernier point commun à tout service public qui en était même peut-être le plus petit dénominateur commun : une « loi de rattachement » à une personne publique, révélant ce faisant la force organique et institutionnelle au cœur du service public.

R. un « M.e.c. » bien. En cours magistraux de droit public, nous expliquons en ce sens à nos étudiants qu’il est opportun sinon judicieux de retenir que « R. fut un M.e.c. bien » ce qui leur permet de retrouver les quatre principes énoncés et communs selon l’auteur à tout service public, même industriel et commercial : le Rattachement organique, la Mutabilité, l’Egalité et la Continuité ! Ce procédé mnémotechnique semble efficace !

Une vision subjective du service public. Partant, Rolland va traduire (à la différence du maître Bordelais Duguit) une vision non objective, mais subjective[60] du service public puisqu’il acceptera comme Jeze avant lui de considérer comme déterminante la volonté des gouvernants de reconnaître potentiellement toute activité comme étant qualifiable de service public. L’auteur traduit alors la vision de ce que nous avons nommé par ailleurs la « théorie du post-it » paraphrasant pour ce faire nos prédécesseurs les professeurs Jeze, Waline et Truchet[61]. On sait cependant que cette subjectivité si pratique est aussi le poison même de la notion de service public ce qu’a parfaitement identifié le professeur Delvolvé par ces mots[62] : « la subjectivité de la conception du service public est cœur de la notion. Elle est la raison de [son] imprécision ».

Pour toutes ces raisons (et ce, notamment car il y en aurait encore d’autres) nous pensons qu’il est temps de réhabiliter et surtout de réétudier l’œuvre de Rolland sans la réduire aux trois « Lois » déjà célébrées. Il est notamment riche d’enseignement(s) de « relire le précis de droit administratif » ainsi que nous y engage très justement infra M. Meyer dans le présent ouvrage. Et parce que le plus important doit toujours être l’œuvre, laissons à Louis Rolland les derniers mots de cette contribution[63]. Comme son confrère Roger Bonnard, Rolland a donc bien voulu intégrer à la théorie générale du service public le service public industriel et commercial. Pour ce faire, il a sciemment donné une nouvelle définition très « large » de cette notion. N’incluant plus le critère du régime administratif, il s’est basé sur l’intérêt général et la direction du service par les gouvernants. Puis il a dressé le constat suivant[64] : « les services publics ont tous des caractères communs les différenciant des entreprises privées. Pour le surplus, ils ne sont pas tous soumis au même régime. Normalement, habituellement, ils sont soumis à un régime juridique spécial ; mais il en est qui sont soumis aux règles du droit privé ». Il en a conclu que le service public était dualiste (tel un Janus administratif, il aurait deux manières d’être représenté) : il existerait un service public « au sens large » qui désigne toutes les entreprises publiques relevant des personnes publiques et un « service public étroit ou proprement dit » qui regrouperait les seules entreprises du service public au sens large soumises au régime spécial de droit administratif. Constatant alors qu’il ne pourrait jamais y avoir de véritable régime du service public (étant donné sa diversité et le fait qu’il puisse être soumis à une part fluctuante de droit privé), le professeur Louis Rolland va pourtant dégager quatre caractères communs à tous les services publics « au sens large ». Il s’agit, du minimum minimorum de droit spécial auquel tous les services publics – même industriels et commerciaux – sont soumis. Et c’est ce que l’on a aujourd’hui, coutume de désigner comme les « Lois de Rolland » : la direction des gouvernants, l’obligation de continuité, la loi de changement et le principe d’Egalité.


[1] L’« enquête » biographique sur Louis Rolland a été conjointement menée par Mme Mélina Elshoud et nous-mêmes. Nous reprenons donc ici les résultats de ces travaux que nous avions présentés à deux lors de la journée d’étude(s). Nos remerciements sont infinis à l’égard de Mme Elshoud qui assumera – quant à elle – seule l’article suivant sur Rolland comme député du Sillon.

[2] A propos duquel on consultera : Jolly Jean, « Jean-Louis Rolland » in Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940) ; Paris, Puf ; 1960.

[3] http://www2.assemblee-nationale.fr/sycomore/resultats.

[4] A propos duquel on a déjà consacré une courte biographie parue in Renucci Florence (dir.), Dictionnaire des juristes ultramarins (XVIIIe-XXe siècles) ; publié en 2012 en version « rapport » et également consultable en ligne sur notre site personnel : http://www.chezfoucart.com.

[5] Voyez, plus loin, aux pages 83 et s.

[6] Cf. en ligne : http://www.arjowiggins.com.

[7] Les présents éléments sont issus de notre premier article biographique précité.

[8] Rolland Louis, De la correspondance postale et télégraphique dans les relations internationales ; Paris, Pedone ; 1901.

[9] Rolland Louis, Du secret professionnel des agents de la poste et du télégraphe ; Paris, Pedone ; 1901.

[10] Lors de ce concours, dont triomphèrent Gaston Jeze & Nicolas Politis il y eut seulement deux agrégés en section de droit public et 17 candidats dont Louis Rolland.

[11] Lors de cette seconde tentative, il y eut 13 candidats au concours en section de droit public (dont Louis Rolland) ; concours qui vit triompher le Toulousain Delpech.

[12] Voyez, aux Archives Nationales : Caran A.N. F 17 / 25230 & AJ 16/1456.

[13] Et non « Coly » comme on a pu l’écrire autrefois.

[14] Colin Maurice, Cours élémentaire de droit administratif, précédé de notions sur l’organisation des pouvoirs publics en France, à l’usage des candidats aux examens de licence ; Alger, Jourdan ; 1890.

[15] Ainsi qu’on l’a raconté in Touzeil-Divina Mathieu (dir.), Miscellannées Maurice Hauriou ; Le Mans, L’Epitoge ; 2013 ; p. 86 et s.

[16] On se permettra de renvoyer sur ce point à : Touzeil-Divina Mathieu, Eléments d’histoire du droit administratif ; un père du droit administratif moderne : le doyen Foucart ; Lgdj (en cours) ; § 31.

[17] Faute d’autres postes disponibles, de places ou pour faire plaisir au doyen ou au ministre !

[18] Lettre en date du 26 octobre 1842 (dossier personnel : A.N. F17 / 20862).

[19] Audinet Eugène, Georges Barilleau, doyen de la Faculté de droit de l’Université de Poitiers (1853-1925) ; Poitiers, Imp. Moderne ; 1927.

[20] Dossiers personnels : A.N. F17 / 20 404 (Chauveau) et AJ 16 / 217 (Giraud). A l’égard de ce dernier évoquant, le droit administratif, Glasson citera les mots suivants : « c’est de toutes les parties de la jurisprudence, celle qui offre le plus d’aridité et qui change le plus souvent » in Note sur la vie et les travaux de M. Charles Giraud ; Paris, Picard ; 1890, p. 5.

[21] Cf. la très belle chanson du groupe Djurdjura : « Alger la blanche » (1979) eu égard aux maisons de cette couleur si particulière à Alger.

[22] A l’égard du passage du grand Laferrière à Alger, on consultera le numéro spécial (n° 18 ; septembre 1900) de la Revue illustrée qui fut consacré à l’Algérie (spécialement aux pages 12 et s.).

[23] Cf. Mélia Jean, (…) Histoire de l’Université d’Alger ; Alger, Maison des Livres ; 1950. Sur l’enseignement juridique à Alger, mentionnons également (avec quelques belles photographies de juristes) le bel ouvrage réalisé en 1959 pour le cinquantenaire de l’établissement.

[24] Estoublon Robert, Code de l’Algérie annoté ; Alger ; 1898.

[25] Cité par Mélia Jean ; op. cit. ; p. 63.

[26] Ainsi qu’en témoigne la première image en haut à gauche de la première de couverture du présent ouvrage ainsi que le document présenté infra aux pages 84 et s.

[27] Voyez en ce sens : Touzeil-Divina Mathieu, Histoire de l’enseignement du droit public (…) ; Paris, Lgdj ; 2007 ; § 346 et s.

[28] Dossier personnel précité aux Archives Nationales.

[29] Et ce, selon la lecture des Tables analytiques des annales de la Chambre des députés ; 14e législature (1928-1932) et 15e législature (1932-1936).

[30] Rolland Louis, Précis de droit administratif ; Paris, Dalloz ; 1934 (5e éd.) ; p. 14.

[31] Ces mots sont directement issus de notre notice précitée in Dictionnaire des juristes ultramarins (XVIIIe-XXe siècles) ; publié en 2012 en version « rapport » et également consultable en ligne sur notre site personnel : http://www.chezfoucart.com.

[32] – « Le Droit de la guerre dans les écrits de Suarez » in Bulletin de la Ligue des catholiques français pour la paix ;1910, n° 13, p. 03.

[33] Rolland Louis, Cours de droit administratif (répétitions écrites issues du cours de doctorat) ; Paris, Les cours de Droit ; [quasi annuel de 1935 à 1947].

[34] Qui avaient porté, rappelons-le, sur différentes facettes du service public postal.

[35] Rolland Louis (& Lampué Pierre), Précis de législation coloniale ; Paris, Dalloz ; 1940 (3e éd.).

[36] Revue algérienne, tunisienne et marocaine de législation et de jurisprudence (publiée à Alger) ; 1908 ; II ; p. 349 et s.

[37] Par exemple in : Rolland Louis, Cours de droit administratif ; 1944 ; Les Cours du Droit ; p. 209.

[38] Duguit Léon, Traité de droit constitutionnel ; Paris, Fontemoing ; 3e éd. ; 1928 ; Tome II ; p. 59.

[39] Rolland Louis, Précis de droit administratif ; Paris, Dalloz ; 1934 (5e éd.) ; p. 14.

[40] Rolland Louis, Cours de droit administratif (…) ; Paris, Les cours de Droit ; 1936 ; p. 127.

[41] Ainsi, Duguit ne pose-t-il aucun critère de définition, mais relève-t-il seulement des indices d’identification : « il y a service public quand les trois éléments suivants sont réunis : une mission considérée comme obligatoire à un moment donné pour l’Etat ; un certain nombre d’agents hiérarchisés ou disciplinés institués pour accomplir cette mission ; et enfin une certaine quantité de richesse affectée à la réalisation de cette mission » (in Manuel de droit constitutionnel ; Paris, Fontemoing ; 1907 ; p. 416).

[42] Foucart aura en ce sens la très belle formule suivante : « L’intérêt général constitue la demande et le service public sa réponse ». A propos de cette citation (1838), voyez notre ouvrage précité (et en cours) d’Eléments d’histoire du droit administratif ; un père du droit administratif moderne, le doyen Foucart (1799-1860) ; § 220.

[43] Rolland Louis, Cours de droit administratif ; 1944 ; Les Cours du Droit ; p. 209.

[44] CE, 28 juin 1963, Narcy., req. 43834, Rec., p. 401.

[45] A propos de laquelle on lira avec grand profit l’exceptionnelle thèse de : Païva de Almeida Domingos, L’école du service public ; thèse Université Paris I ; 2008.

[46] Ce qui sera prochainement développé dans notre Dictionnaire de droit public interne (en cours) à l’occurrence « Ecole ».

[47] Duguit Léon, Les transformations du droit public ; Paris, Armand Colin ; 1913 ; p. 52.

[48] Rolland Louis, Cours de droit administratif (…) ; Paris, Les cours de Droit ; 1945 ; p. 181 et s.

[49] A son propos, on se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, Etude sur la réception d’une notion : le service public à caractère industriel et commercial (1921-1956) ; Paris, mémoire dactylographié de Dea ; 1999 (Université de Paris II) ainsi qu’à : « Eloka : sa colonie, son wharf, son mythe … mais pas de service public ? » in Kodjo-Grandvaux Séverine & Koubi Geneviève (dir.), Droit & colonisation ; Bruxelles, Bruylant ; 2005 ; p. 309 et s.

[50] En ce sens : de Corail Jean-Louis, La crise de la notion juridique de service public en droit administratif français ; Paris ; Lgdj ; 1954.

[51] Par exemple en 1943 dans la huitième édition du précis de droit administratif.

[52] Rolland Louis, Cours de droit administratif ; 1944 ; Les Cours du Droit ; p. 209.

[53] Regourd Serge, « Le Service public et la doctrine : Pour un plaidoyer dans le procès en cours » in Rdp ; 1987 ; p. 05 et s.

[54] Bienvenu Jean-Jacques & Richer Laurent, « Le socialisme municipal a-t-il existé ? » 1984 ; p. 205 et s. ; Joana Jean, « L’action publique municipale sous la IIIe République (1884-1939)» in Politix n° 42 ; 1998 ; p. 151 et s.

[55] Une réflexion sur la diffusion des perceptions françaises du service public en Méditerranée au cours du siècle dernier est en cours dans le cadre du Lm-Dp. Il en sera rendu compte prochainement dans cette même Revue.

[56] Bezie Laurent, « Louis Rolland, théoricien oublié du service public » in Rdp ; 2006-4 ; p. 847 et s.

[57] A contrario, le professeur Guglielmi – y compris supra dans le présent opus – estime que Rolland ne consacra formellement qu’une « Loi » et non plusieurs : celle dite de continuité.

[58] Rolland Louis, Précis de droit administratif ; Paris, Dalloz ; 1926 ; p. 12 et s.

[59] Par exemple in Rolland Louis, Cours de droit administratif ; 1945 ; Les Cours du Droit ; p. 4 et 177.

[60] A pari : Bezie Laurent ; op. cit. ; p. 863 et s.

[61] Respectivement in Jeze Gaston, Les principes généraux du droit administratif ; la notion de service public (…) ; Paris, Giard ; 1930 (3e édition) ; Waline Marcel, Manuel élémentaire de droit administratif ; Paris, Sirey ; 1939 ; p. 64 ; Truchet Didier, « Nouvelles d’un illustre vieillard : Label de service public et statut de service public » in Ajda ; Paris ; 1982 ; p. 427 et s. ; Touzeil-Divina Mathieu in Recueil Dalloz ; 06 octobre 2011 ; n° 34 ; p. 2375 et s.

[62] Delvolvé Pierre, « Service public et libertés publiques » in Rfda ; 1985, n°01 ; p. 03 et s.

[63] Nous reprenons ici une conclusion partielle énoncée en 1999 dans le mémoire précité de Dea (p. 110).

[64] Rolland Louis, Précis de droit administratif ; Paris, Dalloz ; 1951 (10e édition) ; p. 17.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Vers une Europe décentralisée (par le pr. N. Kada)

Voici la 29e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait des 17e & 18e livres de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Volume XVII :  Federalisme, Decentralisation
et Regionalisation de l’Europe :
Perspectives comparatives (I /  II).

Federalism, Decentralisation
and European Regionalisation :
comparative Perspectives (I / II).

direction :
Sylvia Calmes-Brunet & Arun  Sagar (collectif)

– Nombre de pages : 258
– Sortie : février 2017
– Prix : 39 €

  • ISBN  / EAN : 979-10-92684-17-9 / 9791092684179
  • ISSN : 2259-8812


Volume XVIII :
  Federalisme, Decentralisation
et Regionalisation de l’Europe :
Perspectives comparatives (II / II).

Federalism, Decentralisation
and European Regionalisation :
comparative Perspectives (II / II).

direction :
Sylvia Calmes-Brunet & Arun  Sagar (collectif)

– Nombre de pages : 272
– Sortie : février 2017
– Prix : 39 €

  • ISBN  / EAN : 979-10-92684-18-6 / 9791092684186
  • ISSN : 2259-8812

Présentation :

« Dans cet ouvrage pluridisciplinaire, trente-deux auteurs de treize nationalités différentes, juristes (publicistes et privatistes), politologues, économistes, géographes, historiens ou civilisationistes, s’interrogent sur le phénomène actuel de réorganisation territoriale des Etats, qu’ils soient fédéraux ou unitaires, dans le cadre d’un nouveau contexte géopolitique et économique global. La question se pose de savoir si, de manière générale ou sur certains espaces, ce phénomène révèle une dynamique de répartition centrifuge du pouvoir entre plusieurs échelons, ou s’il cache au contraire, de manière plus ou moins assumée, une certaine re-centralisation du pouvoir. L’étude comparative des régions/Etats fédérés et des autres démembrements de l’Etat, et de leur inscription respective non seulement dans leur Etat national mais également dans une Europe aux tendances toujours plus fédérales qui se développe elle-même dans un monde toujours plus régionalisé, révèle que le fédéralisme, la décentralisation et la régionalisation correspondent à des processus dynamiques et évolutifs, en mouvement et jamais figés. Il n’existe par conséquent pas de « modèles » d’organisation étatique, infra-étatique et supra-étatique, mais des tendances lourdes, communes ou opposées, et une grande variété de formes, toutes plus ou moins centralisées, qu’elles soient formellement qualifiées de décentralisées, régionalisées ou fédérales. Quant à l’« Europe des Régions », elle apparaît aujourd’hui comme un « mirage » et laisse place à l’idée d’une Union européenne décentralisée, plus réaliste, qui constitue elle-même une « macro-région » (non étatique) à l’échelle mondiale, mais qui est actuellement confrontée à des crises multiples (économique, migratoire, écologique…) qui ternissent son image et dévoilent son impuissance. L’Union européenne doit dès lors regagner sa crédibilité interne avant de repenser son rôle international, notamment sa politique de voisinage ».

Vers une Europe fédérale
ou une Europe des Régions ?
Ni l’une, ni l’autre :
une Europe décentralisée

Nicolas Kada
Professeur de droit public, Codirecteur du Crj, Université Grenoble-Alpes
Codirecteur du Grale Gis Cnrs[1]

Autant l’avouer d’emblée, n’est-ce pas un beau trop audacieux que de vouloir identifier une européanisation des collectivités territoriales ? Il existe en effet un statut d’Etat membre de l’Union européenne qui trouve place dans l’ordre constitutionnel de l’Union et qui s’apparente à un ensemble de droits et obligations liant chaque Etat de façon directe et réciproque à l’Union ; mais il n’existe pas de statut européen équivalent pour les collectivités territoriales dans l’Union. L’autonomie locale demeure donc traditionnellement une question nationale, « placée par principe hors du champ d’intervention de l’Union et saisie au plan européen par la médiation des Etats. Ces derniers gardent la maîtrise de leur intégrité territoriale, dont le respect s’impose à l’Union européenne, notamment quand certaines Communautés infra-étatiques aspirent à en être déliées ou en présence de phénomènes d’annexion de territoires de l’Union » comme le décrit Laurence Solis-Potvin[2].

Pourtant, l’autonomie locale et ses différentes déclinaisons dans les Etats s’inscrivent bien dans le processus d’européanisation du droit, comme en témoigne le traité de Lisbonne qui a affirmé la dimension régionale et locale du principe du respect par l’Union de l’identité nationale de ses Etats : « L’Union respecte l’égalité des Etats membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’Etat, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale » (article 4-2 Tue). De même, et plus largement encore, l’autonomie locale peut être rapprochée de la Charte européenne de l’autonomie locale, désormais ratifiée par l’ensemble des 47 Etats signataires dont les 28 Etats membres de l’Union européenne. Dès lors, loin de constituer un ‘non-sujet’ du droit de l’Union européenne, les collectivités territoriales et plus largement l’autonomie locale illustrent finalement assez bien l’ambivalence qui lie les institutions à l’européanisation : est-ce une européanisation subie ou une européanisation bienvenue ? Est-ce une contrainte ou un facteur positif d’évolution ? Est-ce une menace ou une chance ? Doit-on en déduire l’existence d’un droit européen des collectivités territoriales ?

Et si européanisation du concept il y a, celle-ci se double-t-elle d’une européanisation des structures ? Peut-on encore parler de « l’Europe des régions » à l’heure où la régionalisation semble effectivement être une tendance commune de l’évolution de l’organisation territoriale des Etats européens depuis une trentaine d’années ? Mais est-ce pour autant toujours le niveau régional qui répond le mieux aux besoins de la territorialisation des politiques communautaires, allant jusqu’à constituer les prémices d’une convergence institutionnelle entre Etats membres ? Des indicateurs auraient pu le suggérer, à l’image de la résolution du Parlement européen du 18 novembre 1998 invitant les Etats à régionaliser leurs structures administratives en respectant une « Charte communautaire de la régionalisation [3] ». Néanmoins, Gérard Marcou[4] a certainement raison de nuancer un tel enthousiasme uniformisateur : « Bien que certains auteurs continuent de s’y référer, l’idée d’une Europe des régions a perdu aujourd’hui une grande partie de son crédit et n’est plus guère soutenue, en raison des problèmes de définition que soulève la notion de région et de la position que conservent les Etats, dont, notamment, continue de dépendre l’essentiel des moyens dont disposent les collectivités territoriales, y compris les régions les plus fortes et les Etats fédérés ». D’ailleurs, la Charte précitée n’a eu finalement qu’un faible écho et n’a certainement pas constitué la source d’inspiration d’une quelconque régionalisation.

Cette idée mythique d’une Europe des régions ne cesse néanmoins d’alimenter les débats, tant elle semble prendre vie à travers le droit communautaire et les institutions européennes. Les traités comme le droit dérivé ont en effet cherché à susciter ou amplifier le rôle des régions dans la construction européenne. Ils sont même parvenus à leur reconnaître officiellement une place au sein des institutions européennes (I). Cette idée se heurte cependant à une réalité incontestable : le respect des souverainetés étatiques, qui demeure un principe fondamental en dépit de l’adoption par les collectivités territoriales de stratégies – plus ou moins efficaces – de contournement des Etats et l’avènement, de fait, d’une Europe décentralisée (II).

I. Un mirage : l’Europe des régions

Face à une réelle diversité des constructions étatiques, faut-il renoncer à identifier une conception européenne de la régionalisation ? Celle-ci existe, mais sans doute doit-on la lire ‘en creux’, c’est-à-dire au fil de dispositions inscrites dans les traités communautaires ou à la lumière de la politique régionale de l’Union, ou encore au gré des mécanismes d’association des représentants des collectivités territoriales à la prise de décision. Si les Etats demeurent en effet incontournables, ils ont cependant accepté que leurs propres institutions régionales puissent avoir un lieu officiel d’expression – le Comité des régions – ainsi qu’un accès plus officieux au processus décisionnel communautaire.

A. Par la référence aux textes

Le niveau régional est largement présent dans le droit européen : il est en effet visé par les traités mais aussi pris en compte par le droit dérivé, notamment à travers la politique de cohésion de l’Union et les fonds que l’on désigne traditionnellement comme structurels.

i. Un renvoi aux régions dans les traités

Certes, les communautés européennes consistent tout d’abord en une association d’Etats, mais les traités fondateurs envisagent tout de même la dimension régionale – ou au moins infra-étatique – de la construction européenne. Ainsi peut-on lire au 6e alinéa du préambule du traité de Rome du 25 mars 1957 que « renforcer l’unité des économies [des Etats membres] et en assurer le développement harmonieux en réduisant l’écart entre les différentes régions et le retard des moins favorisées » est l’un des objectifs des communautés européennes. Il s’agit alors d’une approche certes modeste, reposant essentiellement sur une volonté d’harmonisation économique, mais porteuse d’évolutions ultérieures. La rédaction est en effet très générale, ce qui ménage les compétences des nouvelles institutions et respecte les différences entre Etats membres[5]. On peut donc véritablement parler d’une position très prudente des rédacteurs des traités, précaution qui s’exprime dans l’approche principalement économique du développement régional qui est alors privilégiée. Ainsi, par exemple, l’article 92 du traité CE stipule que sont compatibles avec le marché commun « les aides destinées à favoriser le développement économique de régions dans lesquelles le niveau de vie est anormalement bas ou dans lesquelles sévit un grave sous-emploi » ou « les aides destinées à faciliter le développement de certaines activités ou de régions économiques, quand elles n’altèrent pas les conditions des échanges dans une mesure contraire à l’intérêt commun[6] ».

L’Acte unique européen introduit en 1986 quelques nouveautés, en précisant notamment certains points seulement évoqués à l’origine. Ainsi, l’article 130a de l’Acte unique retient l’attention en consacrant la « cohésion économique et sociale » et la réduction des écarts entre régions au rang d’objectif communautaire. En effet, autant le nouvel article 130a n’innove pas en reprenant le texte initial de 1957 (« la Communauté vise à réduire l’écart entre les diverses régions et le retard des régions les moins favorisées »), autant l’alinéa qui précède permet une nouvelle approche d’un principe désormais classique au niveau des objectifs : « Afin de promouvoir un développement harmonieux de l’ensemble de la Communauté, celle-ci développe et poursuit son action tendant au renforcement de sa cohésion économique et sociale ». De même, l’article 130c impose la correction des déséquilibres régionaux et des ajustements structurels. L’Acte unique précise en outre les attributions du Fonds européen de développement régional (Feder), créé en 1975 et « destiné à contribuer à la correction des principaux déséquilibres régionaux dans la Communauté par une participation au développement et à l’ajustement structurel des régions en retard de développement et à la reconversion des régions industrielles en déclin ». L’intervention du Feder s’articule avec d’autres fonds : la section « Orientation » du Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (Feoga) et le Fonds social européen (Fse).

Dans le cadre du Traité sur l’Union européenne, une meilleure répartition des compétences entre la Communauté et les Etats membres en matière d’aménagement du territoire et de développement régional semble se dessiner, avec l’introduction du principe de subsidiarité. Et le Comité des Régions constitue une véritable reconnaissance institutionnelle du rôle joué par les collectivités décentralisées. Quant au projet initial de traité établissant une Constitution pour l’Europe (traité de Rome du 29 octobre 2004)[7], quelques points pouvaient retenir l’attention en matière de libertés locales, traduisant juridiquement une reconnaissance de l’existence des collectivités territoriales et de leur rôle dans la structure institutionnelle des Etats membres. Ainsi, deux articles en particulier stipulaient pour l’un que « l’Union respecte l’identité nationale de ses Etats membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris ce qui concerne l’autonomie locale et régionale[8] » et, pour l’autre, qu’« en vertu du principe de subsidiarité, l’Union intervient seulement dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les Etats membres tant au niveau central qu’au niveau régional ou local[9] ». La réécriture partielle du texte, sous forme de traité dit « simplifié », a abouti au traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007 par tous les chefs d’Etat et de gouvernement des Etats membres. Ce nouveau traité élargit sensiblement le rôle des collectivités dans le processus de décision en reconnaissant un pouvoir supplémentaire au Comité des régions. A l’instar de ce que prévoyait le projet de Constitution en 2005, l’article 8 du protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité du traité de Lisbonne octroie au Comité des régions la possibilité d’invoquer la violation du principe de subsidiarité par un acte législatif devant la Cour européenne de justice, et ce dans la limite des actes sur lesquels sa consultation est obligatoire.

De plus, ajouté au traité de Lisbonne, le deuxième protocole sur la subsidiarité et la proportionnalité réaffirme la valeur de ces principes. Au-delà du contrôle renforcé appliqué au principe de subsidiarité, le traité de Lisbonne donne davantage de place aux collectivités locales. Le texte reconnaît en effet que ce principe, traditionnellement appliqué aux relations entre la Communauté et les Etats membres, jouera aussi au profit des collectivités. Mais le traité reconnaît également pour la première fois explicitement le principe d’autonomie locale et régionale. L’article 4 du nouveau texte rappelle en effet que l’Union respecte les identités nationales, « y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale ». Cet article reprend d’ailleurs la formulation retenue dès la première version du traité.

Si l’Union européenne prend donc en considération de manière explicite les compétences des collectivités dans le traité, la reconnaissance de l’autonomie locale par le texte n’aura que peu d’impact pour la France, qui a particulièrement hésité avant de reconnaître officiellement cette notion et toutes ses implications. En outre, il n’existe pas en France de parlements régionaux disposant d’un pouvoir législatif.

Par ailleurs, le texte fait de la cohésion territoriale un objectif de l’Union européenne et celle-ci devra donc désormais prendre en considération les conséquences locales et régionales des politiques communautaires. La Commission européenne aura ainsi pour mission de veiller à limiter les charges financières incombant aux pouvoirs locaux pour la mise en œuvre d’une législation communautaire. 

Mais le traité de Lisbonne présente aussi indirectement des avancées pour les collectivités. Ainsi, la codécision devient la règle. En effet, il s’agit désormais de la procédure ordinaire. La codécision élargit ainsi les compétences du Parlement et favorise donc indirectement la prise en compte des intérêts des collectivités dans le processus décisionnel communautaire. Par voie de conséquence, le renforcement des pouvoirs du Parlement européen en fait l’institution la plus sensible aux intérêts des collectivités locales. Depuis l’Acte unique européen, les compétences de cette assemblée n’ont d’ailleurs cessé d’être accrues. Enfin, les Pays-Bas et la France ont obtenu l’ajout d’un protocole sur les services publics, soulignant l’importance des services d’intérêt général et mentionnant « le rôle essentiel et la grande marge de manœuvre des autorités nationales, régionales et locales » pour l’organisation et la fourniture des services d’intérêt économique général. Cette disposition, qui donne une base juridique à une législation transversale sur les services d’intérêt général, répond aux attentes des collectivités.

Mais les traités ne sont – fort heureusement – pas les seules sources de droit communautaire à prendre en compte le fait régional. Le droit européen dérivé, dans tous ses aspects, concerne aussi directement les collectivités territoriales. C’est notamment le cas de la politique de cohésion.

ii. Une déclinaison par la politique de cohésion

Certes, l’Union européenne est assurément l’un des espaces les plus riches du monde, mais il existe entre ses régions d’énormes différences de niveaux de richesse et de développement. Ces écarts, loin de se réduire, se sont bien évidemment encore accentués avec l’arrivée, au printemps 2004, de dix nouveaux Etats membres, dont le revenu par habitant est généralement inférieur à la moyenne de l’Union. Face à ce constat, la politique régionale a toujours eu pour ambition de procéder à des transferts de ressources des régions les plus prospères vers les régions les plus pauvres[10]. Cette politique est conçue à la fois comme un instrument de solidarité financière, un vecteur d’intégration économique et un moyen de parvenir à davantage de cohésion territoriale. Mais une telle politique ne peut se concevoir de la même manière, à quinze ou à vingt-huit, même si les concepts de solidarité et de cohésion résument les valeurs qui animent la politique régionale de l’Union. En effet, elle correspond tout d’abord à un objectif de solidarité, car la politique régionale vise à favoriser les citoyens et les régions économiquement et socialement défavorisés par rapport à la moyenne de l’Union européenne. Ensuite, l’objectif de cohésion[11] est lui aussi évident, car tout un chacun est censé tirer avantage de la réduction des écarts de revenus entre les Etats membres et entre leurs entités régionales. L’existence d’importantes disparités en termes de prospérité entre les Etats membres et à l’intérieur des Etats membres eux-mêmes n’est pourtant pas une nouveauté en elle-même. En effet, avant même l’élargissement, les dix régions les plus dynamiques de l’Union européenne avaient un niveau de prospérité, mesuré en termes de produit intérieur brut (Pib) par habitant, environ trois fois supérieur à celui des dix régions les moins développées[12].

Depuis 1975, la politique de l’Union européenne visant à réduire les disparités régionales s’articule autour de quatre fonds structurels : le Feder, le Fse, la section du Feoga consacrée au développement rural et le soutien financier apporté aux communautés dépendantes de la pêche dans le cadre de la politique commune de la pêche (Pcp). Mais, avec l’élargissement, la superficie et la population de l’Union ont augmenté de 20 % alors que le Pib n’a augmenté lui que de moins de 5 %. Le Pib des nouveaux Etats membres varie entre environ 35 à 40 % pour les pays baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) et 72 % de la moyenne de l’Union pour Chypre. Outre la politique régionale stricto sensu, afin d’aider les nouveaux venus à s’adapter à leur nouvelle situation de membres de l’Union et à commencer à réduire l’écart de richesse qui les sépare des autres Etats membres, l’Union européenne avait créé en plus pour la période 2000-2006 des programmes financiers sur mesure[13].

En dépit de tous ces efforts, les différences de développement entre les régions ne pouvaient néanmoins se réduire rapidement. Seule une politique régionale établie sur le long terme est susceptible de porter ses fruits. Mais de nouvelles clés de répartition devaient cependant être définies, afin de tenir compte des spécificités du dernier élargissement. Depuis la période 2007-2013, les procédures ont été simplifiées et les aides concentrées sur les régions les plus démunies des vingt-huit Etats membres. L’Union européenne s’est dotée d’un budget pour la politique régionale d’un peu plus de 347 milliards d’euros, ce qui représente toujours environ un tiers de son budget total. En France, un décret du 28 février 2015 est venu préciser le fonctionnement du nouveau Comité Etat-régions chargé de superviser l’utilisation des 26 milliards d’euros de fonds européens, dont la France dispose jusqu’en 2020. Prévue dans la loi du 27 janvier 2014 relative à la modernisation de l’action publique et à l’affirmation des métropoles (Maptam), la décentralisation des fonds européens se décline à présent sur le terrain, les régions ayant entamé la mise en œuvre de leurs programmes d’investissement d’ici 2020. Dans ce domaine, le degré de transfert de compétences varie fortement : si les conseils régionaux ont le champ libre pour programmer les actions relevant du Feder (innovation, infrastructures, etc.), ils n’ont la main que sur 35% du Fse et restent très contraints par le cadre national des aides aux agriculteurs concernant la gestion du Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader). L’Etat veille d’ailleurs à maintenir une supervision globale du dispositif, comme en témoigne le fonctionnement du comité dédié. Sa composition varie en fonction de la nature des questions traitées. Les enjeux transversaux (mise en œuvre de l’accord de partenariat, espaces inter-régionaux, actions financées par plusieurs fonds européens, etc.) dépendent du Premier ministre et du président de l’Association des régions de France (Arf). A l’échelle plus locale, la programmation des actions financées par les fonds européens continue de donner lieu à des comités coprésidés par le président de la région concernée et le préfet.

B. Par le jeu des institutions 

Au-delà des dispositions contenues dans les traités et des mécanismes prévus par la politique de cohésion, les régions constituent donc une réalité en Europe, même si cette réalité emprunte des voies différentes d’un Etat membre à l’autre. Par conséquent, il semble logique et légitime de permettre à ces collectivités décentralisées de faire valoir par elles-mêmes leur point de vue auprès des institutions européennes. Cette collaboration utilise deux voies : l’association officielle, par l’intermédiaire du Comité des régions, et l’association plus officieuse, à travers le lobbying et les bureaux de représentation.

i. Une association officielle : le Comité des régions

Le Comité des régions[14] est l’assemblée politique qui fait entendre la voix des collectivités territoriales au cœur même de l’Union européenne. Mis en place en 1994, il a été créé afin d’aborder deux grandes problématiques. En premier lieu, environ trois quarts de la législation communautaire sont mis en œuvre au niveau local ou régional : il était donc logique que les représentants des collectivités locales et régionales aient leur mot à dire dans l’élaboration des nouvelles lois communautaires. En second lieu, l’on craignait à l’époque que les citoyens ne soient laissés à l’écart de la construction de l’Union. Dans cette perspective, associer le niveau de gouvernement élu le plus proche du citoyen était l’une des manières de combler ce fossé. Le Comité des régions est actuellement composé de 350 membres et d’un nombre égal de suppléants, en fonction du poids démographique et parlementaire de chaque Etat au sein de l’Union européenne[15]. Tous ces membres sont nommés pour quatre ans par le Conseil sur proposition des Etats membres. Chaque pays choisit ses membres selon une procédure qui lui est propre, mais les délégations reflètent l’ensemble des équilibres politiques, géographiques et régionaux/locaux de leur Etat membre. Les membres du Comité sont soit des élus, soit des acteurs clefs des collectivités locales et régionales de leur région d’origine.

Le Comité organise ses travaux par le biais de ces six commissions spécialisées. Celles-ci examinent en effet dans le détail les propositions sur lesquelles le Comité est consulté et élaborent un projet d’avis. Ce texte a pour objectif de souligner les points d’accord avec les propositions de la Commission européenne et de proposer éventuellement des modifications pour améliorer le document initial. Le projet d’avis est ensuite examiné lors de l’une des cinq sessions plénières annuelles. S’il est approuvé à la majorité, il est considéré comme adopté et devient un avis du Comité des régions. Il est alors transmis à la Commission, au Parlement européen et au Conseil. Enfin, le Comité des régions peut également adopter des résolutions portant sur des questions d’actualité politique. Les traités font obligation à la Commission et au Conseil de consulter le Comité des régions pour toute proposition formulée dans un domaine ayant des répercussions sur le niveau local ou régional. Le traité de Maastricht en définit cinq : la cohésion économique et sociale, les réseaux d’infrastructure transeuropéens, la santé, l’éducation et la culture. Le traité d’Amsterdam a ajouté à cette liste cinq secteurs supplémentaires qui couvrent désormais une bonne partie de champ d’action communautaire : la politique de l’emploi, la politique sociale, l’environnement, la formation professionnelle et les transports. En dehors des domaines précités, la Commission, le Conseil et le Parlement européen ont la possibilité de consulter le Comité des régions sur toute proposition susceptible, selon eux, d’avoir des conséquences locales ou régionales. Le Comité des régions peut en outre élaborer des avis d’initiative, ce qui lui permet de faire figurer certaines questions à l’ordre du jour de l’Union européenne. Il s’agit bien d’une forme d’européanisation des collectivités décentralisées puisque, comme le souligne Pierre-Alexis Féral[16], trois principes fondamentaux sont au cœur des travaux du Comité : la subsidiarité, la proximité et le partenariat.

ii. Une association officieuse : le lobbying

Il y a un compromis et un équilibre à trouver entre la défense des intérêts nationaux (tâche classique de l’Etat), le souci légitime des collectivités territoriales de se faire entendre et de s’informer, et la nécessité d’une unité d’action vis-à-vis de la Commission. D’où la volonté de certaines régions d’entretenir des bureaux permanents à Bruxelles, à Strasbourg ou à Luxembourg. Mais, à l’instar de la situation française, toutes les collectivités décentralisées n’optent pas pour une telle représentation soit par volonté d’économie, soit par manque d’intérêt, ou par simple respect d’une conception orthodoxe du rôle de l’Etat[17]. Ces bureaux de représentation ont trois fonctions principales. Tout d’abord, ils remplissent une mission d’information : cela signifie être informé en temps utile des projets européens (favorables ou menaçants), mais aussi pouvoir informer les institutions européennes d’expériences locales menées çà et là, dans une logique d’influence constructive de la décision européenne. Cela signifie aussi être informé de ce que font les autres acteurs, voire de dénoncer auprès de Bruxelles les infractions relevées chez les acteurs concurrents. Par ailleurs, ils permettent d’exercer du lobbying : longtemps pratiqué en cachette, il constitue désormais une activité à part entière et reconnue comme nécessaire, en tout cas acceptée par tous. Même les institutions européennes y trouvent leur compte, en ayant face à elles des interlocuteurs clairement identifiés sans avoir besoin d’aller systématiquement les rechercher pour tester une idée. Enfin, il ne faut pas négliger leur rôle en matière de prospection économique : il s’agit du choix effectué par exemple par la région Rhône-Alpes, avec la volonté de privilégier la recherche d’investisseurs étrangers, même si cette démarche présente forcément des limites en raison de données objectives difficilement négociables : coût et qualification de la main d’œuvre, infrastructures, espaces disponibles pour une éventuelle implantation, etc.

Si de telles pratiques ont pu choquer à une époque en raison de leur éloignement avec la conception française traditionnelle de la représentation élective[18], les collectivités décentralisées et l’Etat ont désormais tout à fait intégré les enjeux d’un tel lobbying et cherchent à rivaliser avec les groupes de pression anglo-saxons, familiers de cette « démocratie de couloir[19] ».

II. Une réalité : l’Europe décentralisée

Le renforcement de la participation des régions au processus décisionnel européen, que ce soit dans le cadre de relations directes ou par l’intermédiaire du Comité des régions, est donc une réalité. Mais cette réalité est naturellement limitée à la fois par l’hétérogénéité institutionnelle des Etats membres et leur volonté de préserver leur situation monopolistique de représentation au sein de l’Union européenne. Cette dernière demeure fondamentalement une union d’Etats souverains, qui ne consentent que partiellement à des transferts de souveraineté à son profit et qui n’entendent pas se laisser déposséder par leurs propres collectivités décentralisées d’éléments constitutifs de leur souveraineté. Mais ce respect des souverainetés étatiques n’interdit pas pour autant le développement et la promotion de la décentralisation au sein de l’Union européenne, que ce soit au niveau local, national ou européen. En effet, les différentes collectivités territoriales comme les institutions européennes n’hésitent pas à recourir à de véritables stratégies de contournement, encouragées en cela par le Conseil de l’Europe.

A. Une préservation des intérêts étatiques

Les collectivités territoriales se trouvent associées au processus décisionnel européen de deux manières. Tout d’abord, les entités locales défendent leurs intérêts par l’intermédiaire de leur Etat de rattachement qui se montre soucieux du respect des principes fondamentaux en la matière. Par ailleurs, les collectivités décentralisées n’hésitent pas à développer une collaboration directe, officielle ou plus discrète, avec les institutions communautaires. La prise en compte de la dimension européenne par l’administration étatique française est à cet égard une illustration très éclairante.

i. Une pétition de principe

Les Etats entretiennent des relations très différentes avec le niveau supranational et le niveau infraétatique. En effet, si les rapports avec les institutions communautaires sont placés sous le signe d’une confiance réciproque, les Etats se montrent à l’inverse sensiblement plus méfiants à l’égard de leurs collectivités décentralisées, dont ils continuent à contrôler les actes.

Il existe tout d’abord une association évidente – mais parfois oubliée – des Etats membres au sein du Conseil européen, réelle instance de décision sans pour autant être toujours formellement identifiée comme telle. Ainsi, comme le souligne Henri Oberdorff[20], « il n’est pas de tradition de traiter le Conseil européen dans les institutions de décision car cette instance a un statut un peu à part dans le processus de décision […]. Le Conseil européen ne fait pas partie du fameux triangle institutionnel que constituent le Conseil, la Commission et le Parlement. Pourtant, sa fonction contribue aux évolutions les plus importantes de l’Union ». Instance singulière, le Conseil européen résulte principalement du recours régulier à des sommets européens (depuis celui de La Haye en 1969) pour définir de nouvelles orientations, dépasser une crise ou débloquer une situation politique tendue. Si l’européanisation des régions était une politique officielle, elle aurait fait l’objet d’une analyse précise de la part du Conseil européen et aurait certainement donné lieu à une déclaration commune proclamant une volonté unanime d’uniformiser l’organisation et les compétences des régions au sein de l’Union. Or, à ce jour, aucun Conseil européen n’y a consacré un quelconque ordre du jour, car l’idée peut séduire mais recouvre des réalités très différentes d’un Etat à l’autre. Dès lors, parce que chaque Etat membre entend préserver sa souveraineté en ce qui concerne son organisation territoriale, la décentralisation demeure un sujet politique sensible dont le Conseil européen n’a pas encore souhaité se saisir. Cette absence traduit tout simplement une réalité : l’administration territoriale reste d’abord et avant tout une ‘affaire intérieure’ à chaque Etat. L’Union européenne serait par conséquent bien mal avisée de vouloir imposer une réglementation uniforme en la matière… même si elle s’y emploie indirectement par d’autres voies.

En effet, l’Union européenne a nécessairement besoin des Etats membres – et de leurs administrations territoriales – afin de les utiliser comme relais d’exécution de son droit et de ses politiques. De fait, l’Union européenne ne dispose pas d’une infrastructure administrative suffisante pour procéder elle-même à cette mise en œuvre. C’est ce que l’on appelle le « loyalisme communautaire », que les Etats ont formellement accepté à travers l’article 10 du traité de Rome de 1957. Proche de celui de loyauté fédérale, ce principe impose aux Etats de ne pas entraver la mise en œuvre du droit communautaire. La Cour de justice des Communautés européennes (Cjce) a eu plusieurs occasions de les rappeler à leurs obligations[21].

Cependant, le loyalisme inscrit dans les traités doit composer avec un autre principe : celui de l’autonomie institutionnelle, lui-même défendu et protégé par la Cjce. Ainsi, par exemple, dans une affaire du 15 décembre 1971 relative à une épineuse question de répartition des compétences, la Cour a fait valoir que « la question de savoir de quelle façon l’exercice de ces pouvoirs et l’exécution de ces obligations peuvent être confiés par les Etats membres à des organes déterminés relève uniquement du système constitutionnel de chaque Etat membre[22] ». De même, dans une autre affaire en date du 25 mai 1982, la Cjce rappelle que « chaque Etat membre est libre de répartir comme il le juge opportun les compétences sur le plan interne et de mettre en œuvre une directive au moyen de mesures prises par les autorités régionales ou locales[23] ».

C’est ainsi que la notion d’autonomie sous-entend une limitation des pouvoirs locaux par le législateur, seul à même de maintenir un équilibre entre intérêt général, intérêt public local et préservation des droits individuels. Ainsi, comme le rappelle Roselyne Allemand[24], « la notion d’autonomie exclut la subordination à une autorité supérieure mais autorise le contrôle des actes locaux afin de vérifier que ceux-ci sont conformes aux normes juridiques supérieures ». En la matière, si l’on observe ce qui se passe en la matière en France et dans les Etats limitrophes, les comparaisons s’avèrent particulièrement pertinentes du fait de modèles d’organisation territoriale très différents : l’Allemagne et la Belgique présentent un système fédéral, la France entend préserver son modèle unitaire alors même que l’Espagne et l’Italie ont opté pour un Etat dit « régionalisé » et que le Royaume-Uni s’est engagé sur la voie de la devolution.

ii. Un contrôle étatique réel

En dépit de choix institutionnels fort différents, on peut identifier néanmoins quelques éléments communs à l’ensemble de ces pays européens qui ont tous recours, selon des modalités certes diversifiées, au contrôle administratif des actes des collectivités décentralisées. Quelle que soit la forme de l’Etat, il existe donc toujours un contrôle administratif. Mais celui-ci relève parfois des Etats fédérés, parfois du gouvernement central, parfois encore de l’échelon régional. Ainsi, dans les Etats fédéraux européens, c’est l’entité fédérée qui exerce généralement le contrôle. En effet, en Allemagne par exemple, le droit local relève de la compétence des Länder. Dès lors, il est logique que le contrôle des actes des collectivités locales et le contrôle financier incombent, au niveau fédéré, au ministre de l’intérieur du Land et à ses éventuels représentants locaux. L’Autriche a opté pour un système similaire. Plus original sans doute, plus complexe aussi, le modèle fédéral belge confie la majeure partie du contrôle aux régions (Flandre, Wallonie et Bruxelles-capitale) mais préserve une compétence de contrôle à l’Etat fédéral dans certaines matières telles que l’état civil, les consultations citoyennes, la police ou encore la fonction publique locale. A l’inverse, dans les Etat unitaires, c’est le gouvernement central qui conserve toute compétence en matière de contrôle des collectivités décentralisées. Enfin, l’Union européenne compte en son sein d’autres formes d’organisation étatique, plus hybrides, généralement désignées sous le terme générique d’Etats régionalisés. L’Espagne et l’Italie en sont de parfaites illustrations et ont, par conséquent, largement transféré au niveau régional la compétence du contrôle administratif des collectivités décentralisées.

Qu’il s’agisse d’un simple contrôle de légalité (le plus fréquemment) ou d’un contrôle d’opportunité (de plus en plus rare mais néanmoins subsistant), le champ et l’intensité du contrôle varient d’un Etat européen à l’autre, trahissant ainsi la coexistence de diverses conceptions de la libre administration locale en Europe. Le contrôle a posteriori est néanmoins incontestablement en voie de généralisation et fait donc prévaloir, par essence, les éléments de légalité sur toute appréciation de l’opportunité. Pour autant, ce contrôle de légalité des actes des collectivités décentralisées n’est pas non plus exercé de manière similaire partout en Europe.

Diversité nationale et résistances étatiques se retrouvent également dans la manière d’organiser concrètement le contrôle de légalité des actes de leurs collectivités territoriales qui peut revêtir trois formes différentes. Certains Etats européens ont choisi de confier ce contrôle aux administrations des collectivités de rang supérieur. C’est par exemple le cas de l’Allemagne où chaque Land est certes libre de définir sa propre organisation de contrôle mais où l’on retrouve sensiblement le même schéma d’un Land à l’autre. D’autres Etats privilégient la voie juridictionnelle. Ainsi, en Italie par exemple, depuis le décret du 18 août 2000, tout doute sur la légalité d’un acte local doit être porté devant une juridiction dans les trente jours qui suivent sa publication. Enfin, il existe une voie moyenne, explorée par certains pays, qui associe une phase purement administrative à une phase juridictionnelle. C’est bien entendu le cas de la France mais c’est aussi le cas de l’Espagne.

Face à ces résistances étatiques, les collectivités décentralisées cherchent des voies de contournement que leur européanisation peut finalement faciliter.

B. Des stratégies de contournement

Contourner les Etats pour mieux défendre ses intérêts et tout simplement exister. Cette stratégie n’est sans doute pas des plus originales, mais elle a convaincu tout autant les institutions européennes que les collectivités décentralisées. Il est vrai que leurs intérêts se rejoignent incontestablement sur un point : ne plus faire des Etats centraux un point de passage obligé permet tout à la fois de valoriser le niveau local et de renforcer l’Union européenne. La manœuvre, si elle n’est jamais clairement revendiquée, se décline de deux manières : au niveau européen[25] par la promotion de la décentralisation et au niveau local par la constitution d’associations ou de réseaux afin de mieux défendre des intérêts communs.

i. Une promotion européenne de la décentralisation

La valorisation de l’administration locale est une réalité en droit communautaire. Mais il s’agit aussi d’un des objectifs récurrents du Conseil de l’Europequi est à l’origine de textes conventionnels importants en la matière. Parmi eux, on retiendra ici la Charte européenne de l’autonomie locale, même si la Charte urbaine européenne[26] et la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires[27] contribuent aussi à une européanisation de la culture administrative et politique locale.

Adoptée par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, la Charte européenne de l’autonomie locale constitue le premier instrument conventionnel qui définit et promeut les grands principes politiques et administratifs que doit respecter tout système démocratique d’administration locale. Dans la mesure où il s’agit d’un traité international, elle a par voie de conséquence une valeur juridique supérieure qui s’impose aux Etats signataires, tenus d’en respecter l’esprit, sinon la lettre. La Charte a ainsi été ouverte à la signature de tous les Etats membres du Conseil de l’Europe le 15 octobre 1985 et a pu entrer en vigueur le 1er septembre 1988. A ce jour, tous les Etats membres de l’Union européenne ont signé et ratifié la Charte.

Contraignante, la Charte oblige les Etats à mettre en œuvre et à respecter un ensemble de règles fondamentales qui entendent préserver l’indépendance politique, administrative et financière des collectivités locales. Pour cela, elle définit un principe essentiel – l’autonomie locale – qui doit être reconnu dans le droit interne de chaque Etat signataire. Elle impose également le respect du principe de subsidiarité qui implique que les collectivités décentralisées puissent gérer, sous leur propre responsabilité, une partie importante des affaires publiques dans l’intérêt de leur population locale. Outre le préambule qui énonce les principes fondamentaux[28] sur lesquels repose la Charte, la première partie doit retenir l’attention puisqu’elle est consacrée à des dispositions de fond relatives aux principes de l’autonomie locale. Il est ainsi précisé la nécessité pour chaque Etat de reconnaître un fondement constitutionnel et légal à l’autonomie locale (article 2). Puis, le concept d’autonomie locale est défini (article 3), avant que ne soient établis les principes relatifs à la nature et à l’étendue des pouvoirs des autorités locales (article 4). Dans ce cadre, il est stipulé le principe d’attribution législative ou constitutionnelle des compétences des collectivités décentralisées. En outre, l’article 5 entend protéger les limites territoriales des collectivités locales alors que l’article 6 consacre un principe d’autonomie en ce qui concerne l’organisation de leurs structures administratives ainsi que la possibilité de recruter du personnel. L’article 7 définit quant à lui les conditions d’exercice d’un mandat électif local. Quant au contrôle administratif des actes des collectivités locales, il doit en principe être limité (article 8), et les collectivités décentralisées se voient reconnaître par l’article 9 le droit de disposer de ressources financières suffisantes afin de préserver leur autonomie. L’article 10 leur reconnaît le droit de coopérer entre elles et de constituer des associations. Enfin, l’article 11 organise la protection de l’autonomie locale par le droit à un recours juridictionnel.

La seconde partie présente diverses dispositions relatives à la portée des engagements souscrits par les Etats signataires de la Charte. Le Conseil de l’Europe étant toujours soucieux de ménager les particularités juridiques et institutionnelles de chaque Etat membre, la Charte de l’autonomie locale autorise en effet les Etats à exclure certaines de ses dispositions (article 12). Fort heureusement, cet article prévoit tout de même un certain nombre de principes fondamentaux contenus auxquels les Etats doivent obligatoirement adhérer, sans possibilité de s’y soustraire. Classiquement en droit européen, cette Charte constitue donc un véritable compromis entre, d’une part, la reconnaissance de principes fondamentaux tels que l’autonomie locale en elle-même et l’attachement de l’administration territoriale à des idéaux démocratiques et, d’autre part, le fait que la décentralisation demeure une ‘affaire interne’ à chaque Etat membre, dans le respect de sa souveraineté nationale et de sa liberté d’organisation administrative[29].

ii. Une démarche associative

Afin de mieux défendre des intérêts communs, les collectivités locales ont également développé des lieux d’échange et d’expression de leurs préoccupations. Ces lieux peuvent être institutionnalisés – à l’image du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux – ou reposer sur une structure de nature associative moins intégrée. Ils n’en promeuvent pas moins l’idée de la pertinence d’une administration territoriale en Europe.

Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux constitue ainsi l’institution conçue pour représenter les collectivités locales et régionales au sein du Conseil de l’Europe[30]. S’il a été créé en 1994 par une résolution du Comité des ministres, ce Congrès est néanmoins le résultat d’une longue évolution institutionnelle trahissant une reconnaissance progressive de deux niveaux d’administration infra-étatique, d’abord local et ensuite régional, mais aussi une volonté d’assimiler cette assemblée à une véritable enceinte parlementaire, de par son organisation et son fonctionnement. Les deux chambres du Congrès réunissent des représentants disposant d’un mandat électif au sein d’une collectivité locale ou régionale, représentant au total plus de 200 000 collectivités locales et régionales, avec un mandat d’une durée équivalente à deux sessions ordinaires (soit deux années). Pour faciliter le bon fonctionnement de l’assemblée et mieux affirmer encore le caractère parlementaire de cet organe, les membres du Congrès se regroupent à la fois par délégation nationale et par groupe politique. Enfin, le Congrès désigne en son sein son président, dont le mandat est d’une durée similaire à celle des représentants, soit deux ans.

Le Congrès a pour missions principales de veiller à garantir la participation des collectivités locales et régionales au processus d’unification européenne et aux travaux du Conseil de l’Europe, de promouvoir la coopération entre collectivités décentralisées (par exemple sous la forme d’eurorégions) et d’œuvrer au développement de la démocratie locale et régionale. Plus précisément, il revient au Congrès d’accompagner les Etats membres du Conseil de l’Europe, et notamment les nouvelles démocraties, dans leurs processus de décentralisation. Il a également pour tâche d’examiner la situation de la démocratie locale et régionale dans les pays candidats à l’adhésion. De plus, de par son caractère parlementaire, le Congrès entend représenter et défendre les intérêts des conseils locaux et régionaux dans l’élaboration de la politique européenne. Enfin, le Congrès est parfois amené à observer le bon déroulement d’élections locales ou régionales dans des pays qui en font demande. Pour toutes ces activités, le Congrès s’appuie sur la collaboration de différents partenaires comme des associations nationales ou internationales de collectivités locales, des organisations non-gouvernementales, des mouvements citoyens, etc.

On pourrait également citer le Conseil des communes et régions d’Europe (Ccre). Créé en 1951, il s’agit d’une association à but non lucratif qui entend assurer la promotion d’une Europe fondée sur l’autonomie locale et régionale et la démocratie. Regroupement beaucoup moins formel que le précédent, il s’attache à influencer la réglementation et les politiques communautaires et à développer les échanges d’informations aux niveaux local et régional. Pour affirmer plus clairement son rôle au niveau mondial, le Conseil a tissé des coopérations avec des partenaires de tous les continents, notamment dans le cadre de la structure dénommée Cités et gouvernements locaux unis. Avec près de 100 000 membres, le Ccre constitue incontestablement la plus grande association d’autorités locales et régionales en Europe[31].

De même, l’Assemblée des Régions d’Europe (Are) regroupe plus de 270 régions issues de 33 pays et 16 organisations interrégionales. Organe de représentation politique et forum de coopération interrégionale, elle a été fondée sous la forme initiale d’un Conseil des régions d’Europe en 1985 avant de devenir officiellement l’Assemblée actuelle à partir de 1987 : la nouvelle dénomination insiste davantage sur son caractère représentatif et politique.

Conclusion

Si le droit européen relatif à l’administration territoriale comme les institutions européennes dévouées à la cause des collectivités territoriales constituent bien une réalité incontestable, cette forme d’européanisation – bottom down – des collectivités décentralisées ne doit cependant pas occulter une autre forme – bottom up – à laquelle les Etats éprouvent davantage de difficultés à s’opposer. Il s’agit donc bien d’une double européanisation, de moins en moins subie et de plus en plus choisie, qui cherche à contourner les réticences persistantes des Etats. Ceux-ci protègent néanmoins en toute légitimité leurs modèles respectifs d’administration locale, fruits d’une histoire et d’une géographie nationales que l’européanisation ne saurait remettre en cause.


[1] Nicolas.kada@upmf-grenoble.fr.

[2] Solis-Potvin L., « Intégration européenne et autonomie locale » in KadaN. (dir), Les Tabous de la décentralisation, Paris, Berger-Levrault, 2015, p. 119.

[3] Résolution sur la politique régionale communautaire et le rôle des régions, 18 novembre 1998, Joce, n° C326, p. 289.

[4] Marcou G., La régionalisation en Europe, Rapport au Parlement européen (réf. PE 168.498), Paris, Grale, 1999.

[5] En effet, aux débuts de la construction européenne, les différences de conceptions nationales en ce qui concerne le niveau régional sont flagrantes. Par exemple, en France, les régions étaient alors conçues uniquement dans une configuration de circonscriptions d’action régionale ; en Italie, seules les régions à statut spécial fonctionnaient ; les Länder allemands étaient dès l’origine bien plus que de simples régions, etc.

[6] Sous le contrôle de la Commission : Cf. art. 93 du traité CE.

[7] Après un an et demi de travaux au sein de la Convention sur l’avenir de l’Europe, où siégeaient 105 conventionnels, incluant des observateurs (dont 6 membres du Comité des régions), de décembre 2001 à juin 2003, puis une Conférence Inter Gouvernementale (Cig) qui s’est réunie à partir d’octobre 2003 jusqu’à début 2004, le traité établissant une Constitution pour l’Europe voyait enfin le jour. Il s’agissait d’un résultat qui se voulait simplificateur et plus démocratique, mais rejeté depuis par référendum en France et aux Pays-Bas. La ratification a dès lors été suspendue dans les autres Etats de l’Union, avant qu’un projet de relance sous forme de traité simplifié ne réapparaisse en juin 2007…

[8] Article I.5 du traité de Rome du 29 octobre 2004.

[9] Article J.11 du traité de Rome du 29 octobre 2004.

[10] Drevet J.-F., Histoire de la politique régionale de l’Union européenne, Paris, Belin, 2008.

[11] Comité des Régions, La cohésion territoriale en Europe, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 2003.

[12] Il faut souligner en complément que les régions les plus prospères – Londres, Hambourg et Bruxelles – sont toutes des zones urbaines.

[13] Ces programmes (Ispas, Sapard, Phare…) correspondaient à un montant total d’environ 22 milliards d’euros et des fonds supplémentaires sont disponibles pour l’après-adhésion. 

[14] Pour davantage de précisions, cf : Feral P.-A., Le Comité des régions, Paris, Puf, coll. Que-sais-je, 1998.

[15] Art.263 Traité CE.

[16] Féral P.-A., Le Comité des régions de l’Union européenne, du traité de Maastricht au traité d’Amsterdam, Paris, Anrt ; Thèse à la carte, 2004.

[17] Pour davantage d’exemples et une excellente présentation du contexte général : Lecherbonnier B., Les lobbies à l’assaut de l’Europe, Paris, Albin Michel, 2006.

[18] Vayssière B., Groupes de pression en Europe : Europe des citoyens ou des intérêts ? Toulouse, éd. Privat, 2002.

[19] Nonon J., Clame M., L’Europe et ses couloirs : lobbying et lobbyistes, Paris, Dunod, 1991.

[20] Oberdorff H., L’Union européenne, Grenoble, Pug, coll. Europa, 2007, p.113.

[21] Cf. notamment : Cjce, 21 septembre 1988, Commission c/ Grèce (aff. 68/88) et Cjce, 10 avril 1984, Von Colson et Kaman (aff. 14/83).

[22] Cjce, 15 décembre 1971, International Fruit Compagny (aff. 51 à 54/71).

[23] Cjce, 25 mai 1982, Commission c/ Pays-Bas (aff.97/81).

[24] Allemand R., Les modalités de contrôle administratif des actes locaux dans les pays de l’Union européenne (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Grande-Bretagne et Italie) in Combeau P. (dir.), Les contrôles de l’Etat sur les collectivités territoriales aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 246.

[25] Dans une acception plus large que le seul cadre européen puisqu’il s’agit plutôt ici du Conseil de l’Europe.

[26] Conseil de l’Europe, La charte urbaine européenne (Actes du colloque de Sofia du 16-17 mai 2002), Strasbourg, éd. du Conseil de l’Europe, 2006, 127 p.

[27] Adoptée le 5 novembre 1992 sous les auspices du Conseil de l’Europe afin de défendre et promouvoir les langues historiques régionales et les langues des minorités en Europe, cette convention, dont le but affiché est principalement d’ordre culturel, ne peut guère dissimuler des préoccupations politiques sous-jacentes en matière de démocratie et d’identité locales.

[28] Ces principes sont très généraux, et par conséquent de portée juridique réduite. Il s’agit, par exemple, d’affirmer la contribution vitale de l’autonomie locale à la démocratie, à l’efficacité de l’administration et à la décentralisation du pouvoir. Le préambule de la Charte insiste également sur le rôle important des collectivités locales dans la construction européenne.

[29] Pour un bilan (provisoire), cf. : Conseil de l’Europe, La charte européenne de l’autonomie locale. Vingtième anniversaire (Actes du colloque de Lisbonne du 8 juillet 2005), Strasbourg, éd. du Conseil de l’Europe, 2006.

[30] Pour un bilan (provisoire) de son activité, cf : Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, Cinquante ans de démocratie locale en Europe (table ronde organisée à l’ouverture de la quatorzième session plénière du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe), Strasbourg, Vd. du Conseil de l’Europe, 2007.

[31] Il est présidé depuis décembre 2004 par Michaël Häupl, gouverneur-maire de Vienne (Autriche).

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Du Droit chez Aya Nakamura ?

Voici la 35e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du seul livre publié hors de nos quatre collections :

Deux auteurs du Collectif L’Unité du Droit ont symboliquement décidé, en ce 14 février 2020, jour de Saint-Valentin, de déclarer respectueusement leur flamme juridique à la chanteuse Aya Nakamura en rédigeant – en son hommage – un ouvrage (extrait d’un opus collectif sur les lectures juridiques de fictions et également publié aux Editions l’Epitoge du Collectif L’Unité du Droit).

Sérieusement ?
Du Droit chez Aya Nakamura ?
« Y’a pas moyen » vous dites-vous !

Et vous avez peut-être raison !

Le présent ouvrage, tiré à part collector des Editions L’Epitoge, publié dans le cadre des festivités dédiées aux 16 années du Collectif L’Unité du Droit, témoigne des habitudes de travail et de recherche(s) ainsi que de l’objet social même dudit Collectif : il est rédigé sur une forme parfois légère et enjouée tout en reposant, au fond, sur une analyse juridique rigoureuse et détaillée. Il se veut ainsi accessible sans renier sa vocation académique. Il a par ailleurs été conçu en binôme étroit et égalitaire par un professeur d’Université et par un doctorant.

L’opus est construit en trois parties qui interrogent respectivement (après avoir posé les enjeux de l’étude et son prétexte pédagogique au cœur du mouvement Droit & Littérature) : le droit administratif (I), le droit privé (II) et l’Unité du Droit (III) au cœur des chansons et des prises de position(s) de l’artiste Aya Nakamura ici décodée par deux juristes comme si – elle aussi – appartenait à la communauté juridique. Après cette lecture, « Y’a pas moyen Gaja ? », « J’veux du Sarl » et tant d’autres titres (vous faisant découvrir la chanteuse à travers les droits de la propriété intellectuelle, de l’espace ou encore des marchés publics) n’auront plus de secret pour vous ! Il paraîtrait même que la chanteuse serait hégélienne : « j’crois qu’c’est le concept » !

Prétexte(s) pédagogique(s). En adoptant le prisme de l’Unité du droit, en abordant la question du droit des femmes et celui des minorités qu’incarnent la chanteuse, en confrontant ses œuvres à des questions concrètes et contemporaines de droit (comme certaines des restrictions opérées en contentieux administratif et ici dénoncées), en faisant découvrir au lecteur des branches méconnues mais pourtant passionnantes (comme le droit de l’espace extra-atmosphérique), l’article fera réviser, réfléchir et apprendre. N’est-ce déjà pas si mal[7] ? Les auteurs de l’article et du présent ouvrage soutiennent en effet que l’étude du droit dans et par ou au moyen de la fiction classique comme contemporaine est un prétexte pédagogique permettant l’étude des disciplines académiques et des concepts et des notions juridiques en dehors de toute application positive. En d’autres termes, il s’agit d’une recherche juridique qui n’a d’autre fin qu’elle-même : le plaisir intellectuel de faire du droit. Par ailleurs, les auteurs ne moquent en aucun cas l’artiste, ses textes et ceux qui les écoutent. Ils ont conscience qu’ils jouent de fiction(s) eux-mêmes pour traiter de questions juridiques. Ils assument totalement le fait que le présent article n’est qu’une succession de prétextes pédagogiques à l’étude du / des droit(s) dans un cadre fictionnel et ce, au prisme de l’Unité du droit. Ils savent pertinemment qu’Aya Nakamura est une chanteuse mais ont décidé de l’envisager de manière fictive en juriste en analysant ses textes comme une doctrine juridique ou nakamurienne (sic) qui permettra d’interroger plusieurs pans du droit positif.

l’ouvrage a été publié avec le soutien
et en partenariat étroit avec le partenaire du Collectif L’Unité du Droit :
Curiosités Juridiques

Obsédés textuels. On dit parfois des juristes qu’ils sont des « obsédés textuels » et qu’ils réussissent à trouver sinon à voir du Droit partout y compris là où il n’y en aurait peut-être pas, de la même manière qu’un artiste verrait de l’art potentiel en tout chose. Il y a cependant aussi, à la seule lecture de l’intitulé de cette contribution, des juristes qui vont se sentir rétifs et réticents sinon frontalement hostiles à l’idée qu’on puisse rechercher et analyser des questions juridiques et politiques dans l’œuvre de Mme Aya Danioko dite Aya Nakamura, chanteuse – désormais internationale[1] et populaire – qui n’est effectivement ni juriste ni auteure de doctrine juridique reconnue comme telle.

Les auteurs de l’ouvrage
M. le pr. M. Touzeil-Divina & M. R. Costa

L’objet du droit, c’est l’activité humaine. Si l’on retient comme nous l’a appris le doyen Foucart[2] que « l’objet principal du droit est l’homme », alors il faut nécessairement que le juriste non seulement acte que toute activité humaine (y compris fictionnelle) est potentiellement un objet d’étude et d’application juridiques mais encore qu’il appartient au juriste, s’il veut rester connecté à la société dans laquelle il se trouve, de se préoccuper de tous les faits sociaux qui l’entourent. « Le juriste[3] (à nos yeux) est accompli lorsqu’il sait rester curieux et être attentif à celles et à ceux qui l’entourent. Le juriste n’est plus (ou ne devrait plus être) ce notable sciemment éloigné de la table du repas social. Il est (et doit être) ce commensal impliqué et soucieux des manifestations sociales ». Or, sur ce point, les faits sont indiscutables : Aya Nakamura est – depuis 2017 (avec la sortie de son premier album Journal intime) et singulièrement depuis que son deuxième opus éponyme (Nakamura) a été promu « disque de platine » en 2018 – un véritable phénomène de société[4]. Par ailleurs, la chanteuse est entrée en 2019 au classement des 500 artistes les plus écoutés de la planète ainsi qu’à celui des 50 personnalités françaises les plus influentes du monde, détrônant jusqu’à Edith Piaf de l’artiste française la plus écoutée dans certains pays étrangers.

Le juriste qui l’ignorerait ne vivrait ainsi pas dans son époque.

Droit & idées politiques dans des fictions modernes. Il est évident que toute fiction ne parle pas de droit. Certains supports fictionnels (ce qui est le cas des chansons) y sont en revanche plus propices et ce, précisément lorsqu’ils évoquent des phénomènes et des actions ou activités sociales.

En étant ainsi un reflet, un témoin, une citoyenne – parfois même engagée – dans ses textes, Aya Nakamura parle d’objets juridiques. Elle donne à jouer avec des images juridiques et judiciaires dès le titre de certaines pistes : La dot, Gangster, Gang (feat. Niska) ou encore Soldat. Puis dans les textes : « Ouais je sens t’as le seum, j’ai l’avocat » in Pookie, « A la Bonnie and Clyde, t’es validé […] Suis-moi, tu verras, ça d’viendra illégal » in La dot.

Droit(s) & Littérature(s). Dans un premier temps, plusieurs universitaires du mouvement Law & Literature[5]ont d’abord considéré les liens entre droit(s) et fiction(s) à travers les romans et le théâtre principalement. Depuis plusieurs années, ce sont les films de cinéma et les séries télévisées qui ont intégré ces études juridiques de fictions ce dont témoigne aisément tant pour les romans que pour les séries télévisées le présent ouvrage. La littérature classique comme la pop-culture sont donc bien au cœur de ces recherches tant juridiques que littéraires. Les chansons[6], en décrivant des réalités ou parfois des fictions courtes qui sont – en tout état de cause – des reflets de l’activité humaine rentrent donc également potentiellement dans cette analyse initiée par le mouvement Droit & Littérature.

On notera, et il est important de le souligner ici explicitement, qu’il existe encore dans l’Université française des collègues (qui ne se procureront pas d’eux-mêmes cet ouvrage jugé par eux sûrement insignifiant) qui considèrent encore non seulement qu’ils ont le monopole de ce qui mérite(rait) d’être étudié avec sérieux mais encore qui dénigrent celles et ceux – dont nous sommes – qui s’occupent de droit(s) dans des fiction(s) et ce, pour y mener des études juridiques (par eux niées). Il s’agirait, ont même dit certain.e, d’une utilisation détournée voire frauduleuse de l’argent public. Bien sûr que le présent article est – aussi – un divertissement. Bien sûr qu’il va parfois proposer des interprétations capillotractées dans le seul but d’intéresser un public estudiantin qui, de lui-même, n’aurait pas acquis un ouvrage juridique mais, précisément, tel est bien l’un des objectifs assumés par ses porteurs et notamment par le Collectif L’Unité du Droit organisateur : ne plus considérer les études de Droit comme nécessairement désagréables, techniques, surannées, déconnectées de la réalité et élitistes mais au contraire des études actionnées par des acteurs et des actrices de ce siècle à l’écoute de la société et de ses préoccupations et faisant venir à elles et à eux des étudiants qui auraient sinon été rebutés. Partant, les propositions ici faites ne sont pas que des élucubrations vides de sens.

Discours du Droit & sur le(s) droit(s). Interprétations réalistes. La présente contribution va donc rechercher dans les textes des chansons d’Aya Nakamura s’il existe – et c’est évidemment le parti pris annoncé – une ou plusieurs dimensions juridiques. Partant, on oscillera – sciemment et volontairement – entre de véritables positions juridiques que nous estimons percevoir chez l’artiste et ce, par exemple dans certains engagements en faveur des droit(s) des femmes mais aussi – ce dont on ne se privera pas – en dénichant parfois du droit là où la chanteuse n’en avait certainement pas volontairement mis ou perçu.

Cela dit, n’est-ce pas là – précisément – la force du pouvoir de l’interprétation juridique que de faire dire – parfois – à un texte ce que son auteur n’a pas nécessairement cru ou voulu ? Lorsqu’en 1962 le Général de Gaulle sachant parfaitement que l’article 89 de la Constitution rend impossible une révision de la norme fondamentale en proposant directement au peuple de procéder à un changement par voie référendaire, il interprète le Droit de façon singulièrement extensive, personnelle et largo sensu. Il est évident que les rédacteurs de 1958 ne voulaient pas que se réalise ce qui s’est pourtant accompli en 1962 mais l’interprétation juridique l’a matérialisé car – en droit comme en arts[8] – : « Fuori dell’interpretazione, non c’è norma » (hors de l’interprétation, il n’y a pas de norme) ! C’est donc en « interprètes réalistes » que nous allons vous proposer des lectures juridiques de l’œuvre d’Aya Nakamura essentiellement à partir de son album Nakamura (version jaune initiale et édition Deluxe de l’automne 2019) et ce, autour de trois temps que réunit l’Unité du Droit : en droit administratif (I), en droit privé de façon plus générale (II) ainsi que dans quelques matières dites de spécialité(s) juridique(s) (III). Partant, vous allez découvrir une Nakamura juriste et même spécialiste.

Voici la table des matières de l’ouvrage :

Introduction                                                                          

I. Aya & le droit administratif                       

     A. Oh ! Gaja !                                                                      

     B. Une nouvelle sélection administrative :
          la Sagaa                                                                           

     C. Nakamura, spécialiste du contentieux
          des contrats publics                                                 

II. Aya & le droit privé                                     

     A. Nakamura & le droit des personnes
          et de la famille                                                            

     B. Nakamura & le droit au respect
          de la vie privée                                                            

     C. Nakamura & le droit des sociétés                     

III. Aya & l’Unité du droit                                

     A. Nakamura & le droit aéronautique                  

     B. Nakamura & la propriété intellectuelle         

     C. Nakamura & la théorie du Droit                         


[1] On apprend même que l’artiste sera en vedette du mythique festival de Coachella en 2020.

[2] Foucart Emile-Victor Masséna, Eléments de droit public et administratif ; Paris, Videcoq ; 1834 ; Tome I.

[3] On reprend ici l’opinion qu’à défendue l’un des coauteurs de l’article in « Droit(s) & Série(s) télévisée(s) : mariage de, avec ou sans raison ? » in Jcp – édition générale ; n°8 ; 25 février 2019 (« libres propos »).

[4] Le présent article intègre a minima l’ensemble des titres de l’album Nakamura (2018 et édition Deluxe de 2019 avec ses cinq titres supplémentaires dont un remix).

[5] Parmi lesquels, l’un des moteurs de ce mouvement dont la collection « Unité du Droit » des Editions L’Epitoge a accueilli le très bel ouvrage suivant : Weisberg Richard, La parole défaillante ; Toulouse, L’Epitoge ; 2019.

[6] Ainsi que le Collectif L’Unité du Droit l’avait déjà abordé avec : Touzeil-Divina Mathieu & Hoepffner Hélène (dir.), Chansons & costumes « à la mode » juridique et française ; Le Mans, L’Epitoge ; 2015.

[7] On présentera ici ses excuses auprès du lecteur pour qui ces questions sont une évidence mais la récente altercation publique provoquée par une collègue procédurière qualifiant d’adolescents irresponsables et de juristes utilisant à tort les deniers publics au regard de sa vision nécessairement objective de l’Université a de quoi faire frémir.

[8] Ascarelli Tullio, « Giurisprudenza costituzionale e teoria dell’interpretazione » in Rivista di diritto processuale ; Anno XIII (1957), n°1-3, p. 10.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Entre art(s), cadavre(s) & droit(s) (par Mme & M. Bouteille-Brigant)

Voici la 32e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait des 11 & 12e livres de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Il s’agit même ici de deux extraits, comme mariés, du Tome II (chapitre V, section 04) du Traité des nouveaux droits de la mort. En l’occurrence deux présentations entre art(s) & cadavre(s) de deux séries télévisées mêlant mort(s) & droit(s) ; le tout servi par les docteurs Magali Bouteille-Brigant & Jean-Marie Brigant.

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XI : Traité des nouveaux droits de la Mort
Vol I. La Mort, activité(s) juridique(s)

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina,
Magali Bouteille-Brigant & Jean-François Boudet)

– Sortie : 02 novembre 2014
– 430 pages
– Prix : 69 €

  • ISBN : 979-10-92684-05-6
  • ISSN : 2259-8812

Volume XII : Traité des nouveaux droits de la Mort
Tome II – La Mort, incarnation(s) cadavérique(s)

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina,
Magali Bouteille-Brigant & Jean-François Boudet)

– Sortie : 02 novembre 2014
– 448 pages
– Prix : 69 €

  • ISBN : 979-10-92684-06-3
  • ISSN : 2259-8812

Présentation :

« « Il ne suffit (…) pas au jurisconsulte de se préoccuper des vivants » affirme Gabriel Timbal dans l’introduction à sa célèbre (et controversée) thèse sur la condition juridique des morts (1903). Le Droit – ou plutôt les droits – s’intéressent en effet à toutes les activités humaines et sociétales. « L’objet du Droit, c’est l’homme » expliquait déjà en ce sens le doyen Foucart. Il importait donc de s’intéresser de la façon la plus exhaustive possible et ce, à travers le prisme de l’Unité du / des droit(s) à la matérialisation positive du ou des droit(s) relatif(s) à la Mort. A cette fin, les trois porteurs du Traité des nouveaux droits de la Mort ont réuni autour d’eux des juristes publicistes, privatistes et historiens mais aussi des praticiens du funéraire, des médecins, des anthropologues, des sociologues, des économistes, des artistes et des musicologues. Tous ont alors entrepris de présenter non seulement l’état positif des droits (publics et privés) nationaux concernant la Mort, le cadavre & les opérations funéraires mais encore des éléments d’histoire, de droit comparé et même quelques propositions normatives prospectives. Et si l’opus s’intitule Traité des « nouveaux » droits de la Mort, c’est qu’effectivement l’activité funéraire et le phénomène mortel ont subi depuis quelques années des mutations cardinales (statut juridique du cadavre, mort à l’hôpital, tabous persistants et peut-être même amplifiés devant le phénomène, service public des pompes funèbres, activité crématiste, gestion des cimetières, « prix » de la Mort, place et représentation de celle-ci et de nos défunts dans la société, rapports aux religions, professionnalisation du secteur funéraire, etc.). Matériellement, le Traité des nouveaux droits de la Mort se compose de deux Tomes : le premier envisage la Mort et ses « activités juridiques » et le second la Mort et ses « incarnations cadavériques » ».

Bones
ou Le cadavre sans tabou

présentation de Mme Magali Bouteille-Brigant
Maître de conférences de droit privé à l’Université du Maine,
Directrice adjointe du laboratoire Themis-Um (ea 4333),

Collectif L’Unite du Droit

572. « J’ai commis l’erreur de leur dire que je travaille sur les cadavres et les squelettes, ils me prennent pour un monstre »[1]. Si l’auteur du présent article aurait, à propos de la rédaction du Traité sur les nouveaux droits de la mort, pu prononcer cette phrase, la paternité de cette dernière est à attribuer à Zach, l’un des personnages récurrents de la série Bones. Librement adaptée des romans et de l’expérience de l’anthropologue et écrivaine Kathy Reichs[2], cette série, qui est encore en cours de tournage, s’étend pour le moment sur pas moins de dix saisons et de 190 épisodes. Elle met en scène les aventures de Temperance Brennan, alias Bones, une anthropologue judiciaire de l’Institut Jefferson, collaborant avec le FBI et l’agent spécial Seeley Booth, pour résoudre les enquêtes criminelles lorsqu’un corps résiste aux méthodes traditionnelles d’identification. La série utilise les ressorts bien huilés des séries américaines : sur fond d’enquête criminelle, elle met en scène une séduction larvée entre des héros que tout oppose : Bones, rationnelle à l’excès, relativement associale, et, au moins en apparence, insensible, et Booth, viril, attachant mais capable d’empathie, rapports que l’on a pu déjà observer entre les agents spéciaux Mulder et Skully. Toutefois, l’originalité de cette série devenue culte et l’intérêt de l’évoquer au sein du présent Traité, ne réside pas dans les relations amoureuses contrariées puis assumées de ce duo, mais plutôt dans le traitement qu’elle réserve à la mort, et ceci, sur deux aspects. En premier lieu, elle exploite et met en valeur une profession, qui bien qu’existant en France, reste pourtant marginale : l’anthropologie judiciaire encore appelée anthropologie médico-légale. En second lieu, contrairement à d’autres séries plus anciennes, qui ne faisaient que le suggérer, cette série montre le cadavre, en tant qu’objet d’étude, sans aucun détour ni artifice. C’est ainsi un cadavre sans tabou qui constitue l’ossature de la série, tant les techniques utilisées dans le cadre de l’anthropologie, le rendent prolixe (I) et tant l’utilisation et la monstration qui en sont faites sont dénuées de tout complexe (II).

I. Le cadavre très prolixe

573. Si les cadavres sont les « témoins muets du passé », Temperance Brennan, en tant qu’anthropologue judiciaire, a les moyens de les faire parler. En effet, l’anthropologie judiciaire est une discipline appliquant aux restes humains, dans le cadre d’une enquête judiciaire, les techniques de l’anthropologie physique et biologique, laquelle, tirée du grec « antropos », qui signifie « Homme » et logia, qui signifie « étude », peut se définir comme la science qui étudie les humains. L’anthropologie médico-légale est très utile lorsque l’identité de la personne décédée n’est pas connue. C’est le cas, notamment, en cas de découverte d’un corps entier à l’état de squelette ou de fragments d’os. A cet égard Brennan est à de nombreuses reprises sollicitée pour identifier l’un des squelettes victime du tueur en série dénommé Gormogon[3], un cannibale reconstituant un squelette en argent à partir des os de ses victimes. C’est le cas également lorsque le cadavre, encore recouvert de chair, est dans un état de putréfaction avancée rendant impossible la reconnaissance faciale ou digitale. Ainsi, l’équipe de l’Institut Jefferson contribuera à identifier un cadavre en décomposition retrouvé dans une baignoire, emplie d’un liquide visqueux. C’est encore le cas lorsque, dans le cadre des catastrophes aériennes ou des attentats terroristes, les corps non identifiées, sont désarticulés et disséminés. Ainsi, dans l’épisode intitulé « faux-frères », Bones est amenée à identifier les restes d’une personne ayant péri dans l’explosion de sa voiture[4]. Le rôle de l’anthropologue sera alors de déterminer l’origine humaine ou non des restes, et d’établir le profil de l’individu concerné en précisant ses origines, son sexe, son âge, sa taille et tout élément permettant de l’individualiser. Ainsi, Bones est amenée dans l’épisode intitulé « Beauté Fatale », a identifier les restes éparpillés d’une personne retrouvée autour de l’aéroport. L’étude, mettant en évidence les mutltiples interventions chirurgicales subies par la victime, permettra de déterminer que la personne décédée est une femme tombée aux prises d’une industrie du relooking peu scrupuleuse. De la même manière, l’équipe pourra à partir des restes humains retrouvés dans une fosse septique, identifier le corps du présentateur d’une émission de télévision controversée[5]. A l’écran comme dans la pratique réelle, l’anthropologue judiciaire peut, dans la réalisation de sa tâche être aidé par d’autres professionnels. Bones est ainsi entouré d’un entomologiste médico-légal, Hodgins. L’entomologie médico-légale ou forensic, développée en 1894 par le vétérinaire Jean-Pierre Megnin, permet, en étudiant les insectes intervenant aux divers stades de décomposition du cadavre, d’obtenir la date du décès, mais peut également apporter des informations sur d’éventuels transports ou manipulation du cadavre. Le professionnel de cette discipline s’attache, en observant les hyménoptères, coléoptères, lipédoptères ou autres diptères, colonisant le corps mort, à donner leur âge. Plusieurs espèces d’arthropodes participent ainsi à la datation du cadavre : les arthropodes nécrophages, comme les diptères, qui sont les premiers insectes intéresser par le cadavre frais ; les arthropodes nécrophiles, qui se nourrissent des insectes nécrophages, et ensuite les arthropodes omnivores qui se délectent à la fois du cadavre et des insectes l’entourant. De la même manière, Bones est aidée de son amie Angela, laquelle a mis au point un logiciel de reconstitution faciale en 3D à partir d’un crâne. Si cette technologie n’existe pas en tant que telle pour le moment, les auteurs de la série ont seulement fait preuve d’anticipation. En effet, il existe déjà des méthodes de reconstitution faciale. En effet la Méthode Guerrasimov, permet depuis le milieu du XXe siècle, de reconstituer par la sculpture les traits du visage d’un homme et de l’ensemble de sa tête[6]. C’est notamment en utilisant le logiciel de reconstitution faciale qu’elle a créée qu’Angela permettra d’identifier, à partir d’un crâne, la mère de Bones[7]. En mettant à l’écran des professions souvent méconnues, telles que l’entomologie forensic ou l’anthropologie judiciaire, suscitant ainsi des vocations, qui risquent toutefois d’être contrariées tant cette dernière discipline reste, dans le monde, marginale. Une autre originalité de la série Bones est d’exposer ou de montrer des cadavres sans détours.

II. Un cadavre sans complexe

574. La série Bones portant sur une activité à objet macabre, elle met en scène tous les états possibles du cadavre humain, mais dépasse également certains tabous[8], en ne s’interdisant de montrer le cadavre d’aucune catégorie humaine, participant de la sorte à une certaine banalisation de la mise en scène d’un corps mort. Les enquêtes du duo Brennan/Booth les amènent à découvrir les cadavres dans tous leurs états, du mieux conservés au plus altérés. Les scientifiques de l’institut Jefferson sont ainsi amenés, à étudier des cadavres aussi bien conservés que celui, congelé, d’un pompier volontaire retrouvé dans un lac gelé [9] d’une personne, momifié, retrouvé dans le mur d’une discothèque[10]. L’anthropologue judiciaire est également confronté à des cadavres plus altérés allant du corps en état de décomposition avancée retrouvé sur plage[11], à celui retrouvé liquéfié dans une baignoire[12] ou carbonisé par une clôture électrique[13], en passant par les corps digérés par des animaux[14] ou encore cuits en petits morceaux dans le micro-ondes d’un avion[15]. Les enquêtes de Bones mettent également en scène, toutes les catégories de cadavres, les auteurs ne s’interdisant n’y de montrer le corps d’un vieil homme, ni celui d’une femme enceinte retrouvée dans la baie du Delaware[16]. Allant un peu plus loin dans la transgression des tabous, les auteurs de la série n’hésitent pas à montrer, les cadavres en décomposition de jumeaux, adolescents retrouvés dans une cuve étanche, ni même dans l’épisode intitulé « Innocence perdue », le corps en décomposition d’un enfant[17] retrouvé dans un terrain vague.

En brisant les tabous et en s’attachant à montrer le cadavre de toute personne, dans tous ses états, les auteurs participent d’un mouvement de banalisation du cadavre. Alors que dans les séries des années 90, les cadavres n’étaient que suggérés, tout comme la violence à l’origine de ces morts, les séries plus récentes, à l’instar de certains longs métrages tels que le film Seven, mettant en scène des meurtres illustrant les sept péchés capitaux, s’attachent à montrer le cadavre sans détours ni artifices. D’autres séries iront encore plus loin, et notamment la très esthétique série Hannibal, laquelle filme des scènes de crimes toujours plus inventive et suggère le cannibalisme de l’un des protagonistes principal. Cette banalisation du cadavre interroge et confine au paradoxe. En effet, la place des morts dans la société actuelle est de plus en plus restreinte. Les morts, réels, ne font plus partie du décor. Le mort n’a plus droit de cité. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler le sort réservé à la très controversée exposition anatomique Our Body[18], ou de constater les questionnements éthiques récents suscités par la conservation et l’exposition des restes humains dans les musées[19]. Même les cendres sont aujourd’hui exclues des lieux de vie puisque, alors même que le défunt en aurait exprimé la volonté contraire, elles ne peuvent être conservées au domicile des proches de la personne disparue. A l’inverse, de la série Les Experts à Bones, en passant par NCIS, Six feet Under, Dead like me ou encore The Walking Dead, les morts virtuels envahissent nos salons, replaçant ainsi les morts au coeur même des vivants. Aussi pouvons-nous interroger sur le rôle de substitut des morts de nos fictions et sur l’utilité de ces séries quant à la construction de la représentation de la mort de chacun, représentation nécessaire l’apprivoisement de l’angoisse de la mort[20].

Dexter

présentation de M. Jean-Marie Brigant
Maître de conférences à l’Université de Lorraine,
associé Themis-Um (ea 4333)

575. Inspiré des romans de Jeff Lindsay[21], Dexter est une série américaine créée par James Manos Jr, diffusée sur les chaînes de télévision Showtime puis Cbs aux Etats-Unis puis sur les chaînes Canal + et Tf1 en France. S’étirant sur huit saisons et pas moins de quatre-vingt-seize épisodes, cette série met en scène un personnage Dexter Morgan, à la fois morpho-analyste le jour (il analyse les traces de sang sur les scènes de crimes) et tueur en série la nuit : « Dexter / Deux en un »[22]. Comme le souligne Martin Julier-Costes, « Déjà la dichotomie est significative et correspond trait pour trait aux caractéristiques du psychotique, malade typique du monde contemporain, tout en reprenant une figure célèbre, celle du Docteur Jekyll et de Mr Hyde »[23]. En journée, ce anti-héros joue à l’homme idéal feignant en effet de se conformer aux attentes sociales qui pèse sur lui en ayant une vie normale : en bref, un travail et une famille. Dès la nuit tombée, ce même individu se meut en serial killer justicier, ne tuant que les criminels qui « méritent », suivant ainsi le « Code »[24] inculqué par son père adoptif, Harry Morgan. A l’instar de ce que le jour doit à la nuit, « ce besoin de tuer (…) lui permet de se régénérer et de continuer ainsi sa vie normale »[25]. Pour ce personnage « complexe et bicéphale »[26] se cachant à la vue de tous, la mort est son véritable métier (I) tandis que les morts constituent son seul et unique loisir, son « hobby » (II).

I. La mort est son métier

Comme dans de nombreuses séries[27], la mort occupe une place non négligeable dans la vie de Dexter Morgan, expert médico-légal en analyses de traces de sang pour la police de Miami. Il ressort de ces huit saisons que ce phénomène qu’est la mort est indissociable de l’enfance du personnageet du caractère scientifique de sa profession.

576. La mort couplée à son enfance. Pour comprendre ce qui dans la construction du personnage de Dexter pouvait expliquer qu’il devienne un tueur mais également un expert en traces de sang (les deux étant liés), le spectateur est conduit dès la première saison, à se plonger dans son enfance. Dexter et son frère Brian Moser (alias Rudy Cooper) ont assisté à l’assassinat de leur mère, informatrice pour la police. Cette dernière est tuée par des narcotrafiquants à l’aide d’une tronçonneuse. La scène a lieu dans un container en présence de ses deux jeunes fils qui seront miraculeusement épargnés. Après avoir passé deux jours à baigner dans le sang de leur propre mère, Dexter et son frère vont depuis lors développer une obsession pour le sang. Si Dexter est adopté par le policier Harry Morgan, Brian quant à lui est laissé au motif qu’il est trop grand et ne peut plus être « sauvé ». Ce dernier deviendra par la suite « le tueur au camion frigorique » ou « tueur de glace » (Saison 01 (S01)). Si l’enfance n’explique pas tout, on y découvre bien souvent les racines du mal : « Il faut toujours regarder l’enfance d’un criminel pour savoir qu’un jour, il a été un enfant innocent » comme le souligne Robert Badinter[28].

577. La mort couplée à la science. Dans plusieurs séries, la science occupe une place importante, devenant parfois l’un des personnages comme dans la série « Les Experts »[29]. Dans la série Dexter, le héros est un technicien des scènes de crimes, analysant les projections de sang : « Sur une scène de crime, il est celui qu’on écoute. Il pratique son métier comme un art et lit dans le sang comme dans un livre »[30]. Pour lui, le sang ne ment jamais, il parle car le sang parle toujours, rappelle l’intéressé au gré des épisodes (E01S03). La figure de Dexter en tant qu’expert scientifique renvoie au couple « science/mort », qui « trouve dans ce type de série un terrain d’entente et illustre des invariants anthropologiques comme la peur de la contagion et le respect envers le mort. L’hygiène et la « maîtrise » de la science protègent les vivants d’une possible contagion et le corps (vivant ou mort) est finalement sacralisé, pour sa valeur scientifique ou esthétique »[31]. Cette plongée quotidienne de Dexter dans la mort constitue en effet le cadre dans lequel il évolue et sa raison de vivre. Son métier lui permet non seulement de faire le bien (retrouver les criminels) mais également de faire le mal (les punir définitivement). Grâce à son métier, il peut assouvir ses pulsions et sa passion.

II. Les morts sont sa passion

Alors que les morts se font rares dans la vie concrète des spectateurs, ceux-ci sont omniprésents dans les séries Tv. La série Dexter n’échappe pas à ce phénomène de compensation[32]. Chaque épisode, chaque saison fait apparaître son lots de cadavre : ceux qui sont vengés par ce sérial killer justicier et ceux qui sont laissés par celui-ci.

578. Les morts vengés par Dexter. Le métier de Dexter le conduit, ainsi que le téléspectateur, à découvrir les morts laissés par des criminels ayant échappé ou risquant d’échappé aux mailles de la Justice. L’accumulation des épisodes fait apparaître les cadavres dans tous leurs états : prostituée entièrement vidée de son sang et découpée en morceaux (S01), femmes écorchées/dépecées (S03), jeunes femmes tuées dans leur bain, mères de famille forcées à se jeter dans le vide et hommes frappés à coups de marteau (S04), femmes enlevées, torturées et placées dans des tonneaux (S05), personnes crucifiées (S06), maris empoisonnés (S07), victimes séquestrées puis trépanées (S08), … En définitive, « c’est toute l’échelle des états possibles de la condition post-mortem qui est ainsi donnée à voir »[33].Chaque saison de Dexter donnant naissance à un nouveau tueur en série, les manières de mourir comme celles d’être mort vont ainsi varier, à la différence du mode opératoire de ce anti-héros.

579. Les morts « laissés » par Dexter. Aux termes des huit saisons, Dexter a fait un total (hors animaux) de 132 victimes, depuis le meurtre de Mary, l’infirmière empoisonneuse (E03S01), jusqu’à celui d’Oliver Saxon (E12S08). A de rares exceptions[34] et contrairement à ce que laisse penser le générique[35], Dexter procède toujours de la même manière : il endort ses victimes, les attache avec de la cellophane à une table dans un endroit reculé et entièrement recouvert de bâches de plastique (« la killing room »), leur montre les photos de leurs propres victimes, leur prélève une goutte de sang en guise de trophée et enfin les poignarde en plein cœur. Les corps sont ensuite découpés en morceaux mis dans des sacs poubelles puis jeter dans les eaux de Miami. Comme on peut le constater, « ses mises à mort se font suivant un rituel précis qui ne laisse aucune place au hasard »[36]. Ce rituel se termine par une cérémonie à bord de son bateau ironiquement appelé « Slice au Life » (Tranche de vie) qui n’est pas sans rappeler la barque funéraire : « Destinée aux pérégrinations dans le monde des morts, la barque funéraire symbolise l’embarcation menant le défunt à sa sépulture »[37]. A deux reprises, Dexter va tenter d’emprunter cette même barque qui doit le conduire à sa propre sépulture mais en vain.


[1] Bones, saison 01, épisodes 06.

[2] Voir not. Déjà dead, Robert Laffont, 1997.

[3] Voir notamment Bones, S03E15.

[4] Bones, S01 E02 Faux Frères.

[5] S04E03, Les hommes de sa vie.

[6] Vue Marc, « Le crâne et le Savant : la méthode Guerrassimov », L’Histoire, 01 mars 1993, p. 64.

[7] S01E22, Passé composé.

[8] En ce sens voir Merckle Pierre, Dolle Thomas, « Morts en séries : représentations et usages des cadavres dans la fiction télévisée contemporaine », Raison Publique, n° 11, décembre 2009, p. 229 et s.

[9] S04E13, Le feu sous la glace.

[10] S01E06, La momie . Voir également S03E05, Super Héros.

[11] S06E03, Guido on the Rocks.

[12] S02E05 les femmes de sa vie.

[13] S05E05, Anock.

[14] S01E04, Dans la peau de l’ours.

[15] S04E10, Passager 3-B.

[16] S02E02, la place du père.

[17] S05E01, Innocence perdue.

[18] Sur cette exposition voir not. Claire Gwénaëlle, « L’exposition anatomique « Our body », une atteinte à la dignité du cadavre ? », Méd. et Droit 2011 n° 108 p. 136 et s.; Marrion Bertrand, Exposition Our body : corps ouverts mais expo fermée ! ; Jcp G, 2010 p. 2333 et s.; Labbee Xavier, « Interdiction de l’exposition « Our Body, à corps ouverts » », D. 2009 p. 1192 ; Pierroux Emmanuel, « « Our Body, à corps ouverts », l’exposition fermée », Gaz. Pal. 2009 n° 147-148 p. 02 et s.; Loiseau Grégoire, « Des cadavres mais des hommes », Jcp G 2009 p. 23 et s.

[19] Cadot Laure, « Les restes humains, une gageure pour les musées», La lettre de l’Ocim ; 2007 ; n° 109 p. 04 à 15. Voir également Des collections anatomiques aux objets de cultes, conservation et exposition des restes humains dans les musées ; Antz, Jean-Edouard, « Réflexions autour du statut juridique des collections muséales d’origine humaine »,  Rgdm 2012 n° 45, p. 07 et s.; Cornu Marie, « le corps humain au musée : de la personne à la chose », D. 2009 chron. p. 1907 et s.

[20] Sur ce point voir Martin, « le paradigme du déni social de la mort à l’épreuve des séries télévisées, Mise en scène et mise en sens de la mort » in La mort dans les jeux vidéo, L’esprit du temps, 2011.

[21] La saga comprend plusieurs tomes : Ce cher Dexter ; Paris, éd. Points ; 2005 – Dexter revient ! / Le Passager noir ; Paris, éd. Points ; 2005 – Les Démons de Dexter ; Paris, éd. Points ; 2008 – Dexter dans de beaux draps ; Paris, éd. Points ; 2010 – Ce délicieux Dexter ; Paris, éd. Points ; 2010 – Double Dexter ; Points ; 2013 ; Dexter fait son cinéma ; Paris, éd. Lafon, 2014.

[22] Titre de l’épisode 01de la Saison 01 (E01S01).

[23] Julier-Costes Martin, « Le paradigme du déni social de la mort à l’épreuve des séries télévisées. Mise en scène et mise en sens de la mort », L’esprit du tempsÉtudes sur la mort, 2011/1 n° 139, p. 155.

[24] Les commandements sont les suivants : « Ne te fais pas attraper – Ne tue que ceux qui le méritent – Sois totalement certain de leur culpabilité – Ne t’implique jamais émotionnellement – Contrôle tes pulsions, ne te laisse pas contrôler ».

[25] Julier-Costes Martin, art. précit., p. 156.

[26] Blum Charlotte, Dexter : le guide non officiel ; Paris, éd. Archipel ; 2011 ; p. 21.

[27] Merckle Pierre, Dolle Thomas, « Morts en séries : représentations et usages des cadavres dans la fiction télévisée contemporaine », Raison Publique, n° 11, déc. 2009, p. 233 : « A la suite de la diffusion des Experts, on a rapidement assisté à une multiplication des fictions télévisées plaçant les cadavres, et les professions organisées autour de leur traitement, au centre de leur dispositif narratif, de Six Feet Under à Dexter, en passant par quelques séries moins remarquées, mais tout aussi remarquables de ce point de vue, comme All Souls, Crossing Jordan (Preuves à l’appui), Dead Like Me, Tru Calling, Afterlife, et d’autres mieux connues des téléspectateurs français, comme Ncis et Bones ». V. égal. Pierre Langlais, « De Lost à Southcliffe : la place du mort dans les séries », Télérama, 05 septembre 2014.

[28] Grossmann Agnès, L’enfance des criminels ; Paris, Broché, 2012,

[29] Alh Nils C. et Fau Benjamin, Dictionnaire des séries télévisées ; Paris, Rey, 2011, p. 344 : « Les personnes principaux sont attachants (…). Certes, ils ne sont jamais, ou presque, au cœur de l’action ».

[30] Blum Charlotte, Dexter : le guide non officiel ; Paris, éd. Archipel ; 2011 ; p. 21.

[31] Julier-Costes Martin, « Le paradigme du déni social de la mort à l’épreuve des séries télévisées. Mise en scène et mise en sens de la mort », L’esprit du tempsEtudes sur la mort, 2011/1 n° 139, p. 155.

[32] En ce sens, Bersay Claude, « Le mort en spectacle », Etudes sur la mort, 2006/1 n° 129, p. 171 et s.

[33] Merckle Pierre, Dolle Thomas, « Morts en séries : représentations et usages des cadavres dans la fiction télévisée contemporaine », Raison Publique, n° 11, déc. 2009, p. 234.

[34] Découpage sauvage à la tronçonneuse pour le meurtrier de sa mère, Santos Jimenez (Episode 08 Saison 02) et étranglement pour le pédophile Nathan Marten (E03S03).

[35] « Dexter, le serial killer sublimé », Le Monde des séries, 17 mars 2011 : « La routine matinale de Dexter est un passage en revue de toutes les manières de tuer : l’étranglement, la suffocation, la noyade, l’arme blanche, la lacération, le broyage, la brûlure, le choc brutal (la coquille d’oeuf qui renvoie à l’idée d’un crâne qui se fend). Cela s’accompagne même d’une suggestion de réduction des chairs (gros plan sur l’orange pressée) et de cannibalisme : Dexter fait cuir un morceau de viande qu’il engloutit avec une évidente délectation ».

[36] Blum Charlotte, Dexter : le guide non officiel ; Paris, éd. Archipel ; 2011 ; p. 10.

[37] Thomas Louis-Vincent, « Mort – Les sociétés devant la mort », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 10 sept. 2014 (http://www.universalis.fr/encyclopedie/mort-les-societes-devant-la-mort/).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Remise des Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre

Les Editions L’Epitoge du Collectif l’Unité du Droit sont très heureuses de vous annoncer la remise – à leur récipiendaire – des Mélanges en l’honneur de M. le professeur Jean-Louis MESTRE.

Ces Mélanges forment les huitième & neuvième
numéros issus de la collection « Académique ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volumes VIII & IX :
Des racines du Droit

& des contentieux.
Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre

Ouvrage collectif

– Nombre de pages : 442 & 516

– Sortie : mars 2020

– Prix : 129 € les deux volumes.

ISBN / EAN unique : 979-10-92684-28-5 / 9791092684285

ISSN : 2262-8630

Mots-Clefs :

Mélanges – Jean-Louis Mestre – Histoire du Droit – Histoire du contentieux – Histoire du droit administratif – Histoire du droit constitutionnel et des idées politiques – Histoire de l’enseignement du Droit et des doctrines

Présentation :

Cet ouvrage rend hommage, sous la forme universitaire des Mélanges, au Professeur Jean-Louis Mestre. Interrogeant les « racines » du Droit et des contentieux, il réunit (en quatre parties et deux volumes) les contributions (pour le Tome I) de :

Pr. Paolo Alvazzi del Fratte, Pr. Grégoire Bigot, M. Guillaume Boudou,
M. Julien Broch, Pr. Louis de Carbonnières, Pr. Francis Delpérée,
Pr. Michel Ganzin, Pr. Richard Ghevontian, Pr. Eric Gojosso,
Pr. Nader Hakim, Pr. Jean-Louis Halpérin, Pr. Jacky Hummel,
Pr. Olivier Jouanjan, Pr. Jacques Krynen, Pr. Alain Laquièze,
Pr. Catherine Lecomte, M. Alexis Le Quinio, M. Hervé Le Roy,
Pr. Martial Mathieu, Pr. Didier Maus, Pr. Ferdinand Melin-Soucramanien, Pr. Philippe Nélidoff, Pr. Marc Ortolani, Pr. Bernard Pacteau,
Pr. Xavier Philippe, Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso,
Pr. Hugues Richard, Pr. André Roux, Pr. Thierry Santolini, M. Rémy Scialom, M. Ahmed Slimani, M. Olivier Tholozan,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Michel Verpeaux,

… et pour le Tome II :

M. Stéphane Baudens, M. Fabrice Bin, Juge Jean-Claude Bonichot,
Pr. Marc Bouvet, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Christian Bruschi,
Prs. André & Danielle Cabanis, Pr. Chistian Chêne, Pr. Jean-Jacques Clère, Mme Anne-Sophie Condette-Marcant, Pr. Delphine Costa,
Mme Christiane Derobert-Ratel, Pr. Bernard Durand, M. Sébastien Evrard, Pr. Eric Gasparini, Père Jean-Louis Gazzaniga, Pr. Simon Gilbert,
Pr. Cédric Glineur, Pr. Xavier Godin, Pr. Pascale Gonod,
Pr. Gilles-J. Guglielmi, Pr. Jean-Louis Harouel, Pdt Daniel Labetoulle,
Pr. Olivier Le Bot, Pr. Antoine Leca, Pr. Fabrice Melleray,
Mme Christine Peny, Pr. Laurent Pfister, Pr. Benoît Plessix,
Pr. Jean-Marie Pontier, Pr. Thierry S. Renoux, Pr. Jean-Claude Ricci,
Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli, Mme Solange Ségala,
Pdt Bernard Stirn, Pr. Michael Stolleis, Pr. Arnaud Vergne,
Pr. Olivier Vernier & Pr. Katia Weidenfeld.

Mélanges placés sous le parrainage du Comité d’honneur des :

Pdt Hélène Aldebert, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Sabino Cassese, Pr. Francis Delpérée, Pr. Pierre Delvolvé, Pr. Bernard Durand,
Pr. Paolo Grossi, Pr. Anne Lefebvre-Teillard, Pr. Luca Mannori,
Pdt Jean Massot, Pr. Jacques Mestre, Pr. Marcel Morabito,
Recteur Maurice Quenet, Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli,
Pr. André Roux, Pr. Michael Stolleis & Pr. Michel Troper.

Mélanges réunis par le Comité d’organisation constitué de :

Pr. Jean-Philippe Agresti, Pr. Florent Blanco, M. Alexis Le Quinio,
Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso, Mme Solange Ségala,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Katia Weidenfeld.

Ouvrage publié par et avec le soutien du Collectif L’Unité du Droit
avec l’aide des Facultés de Droit
des Universités de Toulouse et d’Aix-Marseille
ainsi que l’appui généreux du
Centre d’Etudes et de Recherches d’Histoire
des Idées et des Institutions Politiques (Cerhiip)
& de l’Institut Louis Favoreu ; Groupe d’études et de recherches sur la justice constitutionnelle (Gerjc) de l’Université d’Aix-Marseille.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

« LE PARLEMENT, ECRAN AU CARRE ? » par le pr. Guy Carcassonne

Voici la 25e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 7e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012 : Le Parlement aux écrans !

Au sein de ce opus, nous avons choisi de publier les conclusions à ce colloque du regretté professeur Guy Carcassonne.

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume VII :
Le Parlement aux écrans !

Ouvrage collectif
(Direction : Mathieu Touzeil-Divina)

– Sortie : automne 2013 / Prix : 39 €

  • ISBN : 979-10-92684-01-8
  • ISSN : 2259-8812


Présentation :

Le présent ouvrage est le fruit d’un colloque qui s’est déroulé à l’Université du Maine le 05 avril 2013 dans le cadre de la 2ème édition des « 24 heures du Droit ». Co-organisé par le Collectif L’Unité du Droit et le laboratoire Themis-Um (ea 4333), il est dédié à la mémoire du professeur Guy Carcassonne qui fut l’un des membres de son conseil scientifique et dont l’allocution de clôture est ici reproduite in extenso en hommage. Le colloque « Le Parlement aux écrans ! » (réalisé grâce au soutien de l’Assemblée Nationale ainsi qu’avec le concours des chaînes parlementaires Public Sénat & Lcp-An) s’est en effet proposé de confronter le droit parlementaire et ses acteurs à tous les écrans : de communication(s), informatiques, réels ou encore de fiction(s). Comment les délégués d’une Nation (en France mais aussi à l’étranger) sont-ils incarnés et / ou représentés dans et par les écrans ? Les médias leur sont-ils singuliers ? L’existence de chaînes à proprement parler « parlementaires » est-elle opportune et efficiente ? En particulier, comment y est gérée la question du pluralisme et de l’autonomie financière ? Comment le cinéma, la fiction et finalement aussi peut-être le grand public des citoyens perçoivent-ils le Parlement et ses acteurs, leurs rôles, leurs moyens de pression ? Y cède-t-on facilement à l’antiparlementarisme ? Comment y traite-t-on des enjeux et des phénomènes parlementaires historiques et / ou contemporains ? Quelle y est la « mise en scène » parlementaire ? Existe-t-il, même, un droit de ou à une télévision camérale ?

Telles sont les questions dont le présent colloque a traité avec la participation exceptionnelle du maestro Costa-Gavras, de parlementaires (dont le Président Delperee et la députée Karamanli), d’administrateurs des Chambres, de journalistes caméraux et directeurs de chaînes, d’universitaires renommés (dont les professeurs Benetti, Ferradou, Guglielmi, Hourquebie, Millard, de Nanteuil, Touzeil-Divina et Mmes Gate, Mauguin-Helgeson, Nicolas & Willman) ainsi que d’étudiants des Universités du Maine et de Paris Ouest.

« Les juristes (…) et les politistes s’intéressent à cette scène particulière [le Parlement] avec intelligence, distance et humour. Ils ne laissent jamais indifférents lorsqu’ils donnent un sens à l’action des politiques sur cette scène originale. Ils interprètent, c’est un trait des juristes, les positions des politiques et leur façon de se mouvoir entre eux devant les citoyens. Plus encore ils donnent à voir les relations que les écrans, la fiction, a et entretient avec une réalité qui ressemble, elle-même, à une scène. Il y a un effet de miroir et de lumières très original que le cinéma n’est pas / plus seul à donner. Pour le comprendre il faut lire l’ensemble des contributions de ce colloque original, intelligent et libre, et qui rend plus intelligent et plus libre ».   Costa-Gavras

Colloque réalisé et ouvrage publié avec le concours du Collectif L’Unité du Droit, du groupe SRC de l’Assemblée Nationale ainsi que du laboratoire juridique Themis-Um.

« Le Parlement, Ecran au carre ? »
Allocution de clôture au colloque « Le Parlement aux écrans ! »
par M. le Professeur Guy Carcassonne

Le 05 avril 2013, à l’Université du Maine, le pr. Guy Carcassonne nous avait fait l’honneur de clôturer la 2nde édition des « 24 heures du Droit ». Membre du comité scientifique qui avait permis à cette manifestation de se matérialiser, il avait prononcé avec la verve et le talent qu’on lui connaît les mots suivants[1] :

Le Parlement : écran au carré ?

« Je vais déjà commencer par me singulariser de tous mes préopinants en ne remerciant pas Mathieu Touzeil-Divina. Non, je ne peux pas lui dire merci, parce qu’il me force à prendre la parole en dernier, à un moment où nous sommes ensemble depuis plus de huit heures, et où il me faut commencer par rendre hommage à votre endurance ; mais à ne pas en abuser ! Alors rassurez-vous, de toute façon, j’ai un train à prendre, donc je ne risque pas de m’étendre trop longuement dans ce propos terminal. Propos terminal, c’est là un second motif pour ne pas remercier Mathieu. Je ne sais pas véritablement ce qu’est l’objet car évidemment dans le temps qui m’est imparti pour des raisons ferroviaires, et que je veux demeurer limité pour des raisons humanitaires, je ne pourrai pas faire une synthèse d’une journée aussi riche. Faute de cela, je vais me borner à quelques remarques que m’ont inspirées les propos que j’ai entendus, et éventuellement quelques réflexions personnelles que je pourrais avoir sur le sujet.

La première pour dire que, cela a été évoqué mais à demi-mot seulement, nous sommes dans une situation curieuse : « Le Parlement aux écrans ». Qu’est-ce qu’un écran si ce n’est le lieu d’une représentation ? Et qu’est-ce qu’un Parlement si ce n’est le lieu d’une autre représentation ?

Donc nous sommes là sur de la représentation au carré… De l’écran au carré. Le Parlement est un écran, il est supposé être celui qui reflète, quel que nom qu’on lui donne, la volonté nationale, la souveraineté populaire, les citoyens ou le suffrage universel, peu importe. Donc, oui, la représentation nationale est bien une représentation. Alors comment peut-on représenter la représentation ? On en arrive à ce qui a été évoqué ce matin, mais dans un autre contexte, à une forme de mise en abîme qui, évidemment, ne peut que laisser perplexe. Perplexe aussi pour ceux qui connaissent, peut-être mieux que d’autres, pour les avoir pratiqués, les us et coutumes parlementaires, et plus généralement d’ailleurs l’exercice du pouvoir.

J’ai eu la chance, indépendamment de ma carrière universitaire, de fréquenter des lieux de pouvoir, beaucoup au Parlement, un peu au Gouvernement. Et chaque fois qu’ensuite, et je sais n’être pas le seul dans ce cas, j’ai vu des films, des séries, des téléfilms, peu importe, français, j’ai toujours trouvé qu’ils sonnaient faux, qu’il manquait quelque chose. Même lorsqu’ils étaient très bien faits, lorsqu’ils étaient riches, lorsque le scénario était intéressant, lorsqu’ils relataient quelque chose de passionnant (par exemple La séparation), il manquait toujours quelque chose. Il y avait quelque chose de profondément infidèle. Donc je me suis parfois demandé pourquoi. Je suis arrivé à une réponse qui est assez fruste mais pas forcément fausse.

Qu’est ce qui fait du bon cinéma ? Je ne suis pas un cinéphile averti mais comme tout le monde je vais au cinéma (moins souvent d’ailleurs que tout le monde) ; enfin je regarde quand même pas mal de choses, j’aime ça. En outre, ce que je vais dire relève exclusivement du droit commun. .Ce qui fait du bon cinéma, de bons écrans, c’est une bonne histoire, une bonne lumière, un bon décor, une bonne musique, une bonne mise en scène, de bons acteurs et de bons dialogues. Alors, comment trouver tout cela au Parlement ?

De bonnes histoires, il y en a beaucoup. Mais, il faut le reconnaitre, ce ne sont pas toujours des histoires très drôles. En plus, ce sont, cinquième République et fait majoritaire aidant, très rarement des histoires à rebondissements. Le seul rebondissement consiste tout simplement à ce que la loi, adoptée un jour, est abrogée quelques années plus tard, avant d’être reprise quelques années après. Enfin, c’est un rebondissement qui peut très facilement lasser le téléspectateur et qui, de toute façon, serait assez difficile à scénariser. Il y a de belles histoires au Parlement, des grands moments. Il y a de grands moments humains et parfois même de grands moments politiques. Tout cela pourrait être parfaitement cinématographique mais ça ne va pas de soi et ce n’est pas le tout-venant, évidemment, de la réalité parlementaire.

Une bonne lumière, c’est encore plus difficile. Aussi bien à l’Assemblée Nationale qu’au Sénat, il y a une lumière blême, blafarde. D’ailleurs, c’est techniquement très difficile ce qui y est réalisé. L’objectif est de faire en sorte qu’en séance de jour ou en séance de nuit, on ne perçoive pas la différence. De fait on ne la perçoit pas. Mais, évidemment, esthétiquement c’est assez appauvrissant. Pour un réalisateur ce serait un peu frustrant.

Le décor. Il est plutôt joli, plutôt pas mal, aussi bien à l’Assemblée Nationale qu’au Sénat, aussi bien dans l’hémicycle qu’en dehors. Mais enfin, il est un peu statique. Surtout, d’un film à l’autre, il ne change pas beaucoup. Alors, évidemment, suivant les époques, on peut masquer les micros, écarter la modernité. Donc on peut à la rigueur avoir une chambre troisième République, une chambre quatrième République, une chambre cinquième République…Et encore. Mais enfin, on ne peut pas dire qu’on a le sentiment que le décorateur a été spécialement inspiré et pourrait aspirer ni à un César, ni à un Oscar.

La musique n’en parlons pas, il n’y en a pas. Alors vous me direz, il n’y a pas non plus de musique dans les plaines du Far-West et néanmoins on en met sur les images que l’on diffuse. Mais on ne voit pas très bien quelle musique pourrait coller à quelles images. Tout dépend bien évidemment du reste : la lumière, l’histoire, etc.

La mise en scène est quand même très codée. Elle aussi est extrêmement répétitive. Alors certes, on peut imaginer un réalisateur qui manie le talent avec une inventivité et une créativité admirables. Il n’empêche que, au bout du compte, il y aura toujours des gens assis et l’un d’entre eux qui est debout, peut-être deux, qui plus est au même endroit, figés, sans bouger, enfin, en faisant quelques mouvements de bras. Mais sans s’éloigner exagérément du micro car sinon on ne les entend plus… Est-ce bête ? Donc les ressources de la mise en scène sont quand même assez pauvres. Ça ne facilite pas les choses.

De grands acteurs… Il y en a… Peu. Je fréquente le Parlement depuis 1978 (c’est-à-dire un petit peu avant Mathusalem). En trente-six ans, j’ai entendu, allez, trois ou quatre très bon orateurs. Il y avait Maurice Faure, il y avait Aimé Césaire… Ce ne sont pas les plus grandes carrières. J’ai le regret de dire qu’il y avait Jean-Marie Le Pen. Mais c’est à peu près tout. Parfois François Mitterrand mais pas souvent parce qu’il ne se donnait pas beaucoup de mal à l’Assemblée nationale. Il réservait son talent à d’autres enceintes. En dehors, j’oublie certainement un ou deux noms, ça oscille entre le médiocre et l’insupportable. Alors vous me direz qu’il faut de grands talents pour arriver à jouer un orateur médiocre ou insupportable ; mais c’est assez peu réjouissant. Celui qui monte à la tribune pour ânonner un discours intégralement écrit (généralement ce n’est pas forcément du Bossuet), qui baisse les yeux en permanence, qui est tout simplement dérouté par n’importe quelle interruption qui est faite, n’est pas une figure à laquelle on ait envie de s’attacher, de s’identifier… Et certainement pas un bon matériau cinématographique ou audiovisuel d’une manière générale. Donc il y a un vrai problème de ce côté-là.

Surtout, il y a la difficulté majeure, ce sont les dialogues. Tout à l’heure, l’un des orateurs a fait référence, de manière très amusante au demeurant, aux Tontons flingueurs donc à Michel Audiard. Cela suffit, rien qu’à citer son nom, à évoquer les merveilles de ce que sont de bons dialogues. Mais par définition, à l’Assemblée nationale et au Sénat, il ne peut pas y avoir de dialogues. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de dialogues. Il y a des débats. Mais que sont des débats si ce n’est une suite de monologues ? C’est une suite de monologues, dont chacun dure deux, trois, quatre minutes, souvent plus d’ailleurs dans les débats historiques, qui sont exactement aux antipodes de ce qu’est un échange, de ce qu’est un dialogue avec ce qu’il implique de vivacité, de tac-au-tac, de capacité de réaction, de créativité, de jaillissement. Tout cela est purement et simplement interdit, techniquement interdit par le genre parlementaire. Les plus grands débats de la troisième, de la quatrième, de la cinquième République, ceux dont l’Assemblée a publié d’ailleurs des recueils extrêmement intéressants, qui ont été absolument prodigieux, extraordinaires, sont fascinants et éclairants à lire. Ils seraient insupportables à filmer, ou plus exactement à regarder filmés. Car, sauf à ce que, là encore, les comédiens soient spécialement inspirés pour les prononcer de la même manière que les orateurs avaient pu le faire, ce serait beaucoup trop long. Chaque intervention serait trop longue. Et évidemment, la durée de toutes les interventions pour respecter leur intégrité les rend insusceptibles d’être montrées. Ou alors il faudrait des films aussi longs que les séances elles-mêmes donc ça n’a pas de sens.

Je crois donc tout simplement que les sources de la frustration occasionnelle que je ressens chaque fois que je vois le Parlement à l’écran tiennent tout simplement à des raisons techniques, objectives. Longtemps, sans doute dans l’inconscience de ma jeunesse – c’était peut-être aussi la suffisance de la jeunesse -, j’incriminais l’inexpérience du pouvoir qu’avaient les scénaristes, les réalisateurs ou les metteurs en scène. A la vérité, non. Elle est beaucoup plus simple. Ce sont des éléments techniques qui, selon moi, rendent largement le genre parlementaire incompatible avec le genre cinématographique. Il y a évidemment des exceptions et nous en avons parlé tout au long de la journée mais, comme par hasard ce sont des exceptions dans lesquelles le Parlement joue un rôle éminent mais extraordinairement restreint quant à la durée de ce qui en est montré.

Non, décidément, le Parlement ne se prête pas à l’écran. Du coup, il est finalement assez compréhensible que le cinéma ne s’intéresse pas exagérément au Parlement ou en tout cas pas assidûment. Et après tout, ça nous rassure, car cela peut donner à penser que, contrairement à une idée reçue, le Parlement ne fait pas tant de cinéma que cela ».


[1] Le style oral de la contribution a été sciemment et volontairement conservé afin que l’on puisse ainsi quasiment « entendre » l’orateur s’exprimer. La retranscription du texte a été réalisée par M. Antonin Gelblat. Mercis à lui ainsi qu’au professeur Julie Benetti pour ses relectures. MTD.


Nota Bene
:
le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Le pacte faustien du droit administratif (par le pr. F. Melleray)

Voici la 24e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait des 8e & 9e livres de nos Editions dans la collection « Académique » :

les Mélanges en l’honneur
du professeur Jean-Louis Mestre.

Mélanges qui lui ont été remis
le 02 mars 2020

à Aix-en-Provence.

Vous trouverez ci-dessous une présentation desdits Mélanges.

Ces Mélanges forment les huitième & neuvième
numéros issus de la collection « Académique ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volumes VIII & IX :
Des racines du Droit

& des contentieux.
Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre

Ouvrage collectif

– Nombre de pages : 442 & 516

– Sortie : mars 2020

– Prix : 129 € les deux volumes.

ISBN / EAN unique : 979-10-92684-28-5 / 9791092684285

ISSN : 2262-8630

Mots-Clefs :

Mélanges – Jean-Louis Mestre – Histoire du Droit – Histoire du contentieux – Histoire du droit administratif – Histoire du droit constitutionnel et des idées politiques – Histoire de l’enseignement du Droit et des doctrines

Présentation :

Cet ouvrage rend hommage, sous la forme universitaire des Mélanges, au Professeur Jean-Louis Mestre. Interrogeant les « racines » du Droit et des contentieux, il réunit (en quatre parties et deux volumes) les contributions (pour le Tome I) de :

Pr. Paolo Alvazzi del Fratte, Pr. Grégoire Bigot, M. Guillaume Boudou,
M. Julien Broch, Pr. Louis de Carbonnières, Pr. Francis Delpérée,
Pr. Michel Ganzin, Pr. Richard Ghevontian, Pr. Eric Gojosso,
Pr. Nader Hakim, Pr. Jean-Louis Halpérin, Pr. Jacky Hummel,
Pr. Olivier Jouanjan, Pr. Jacques Krynen, Pr. Alain Laquièze,
Pr. Catherine Lecomte, M. Alexis Le Quinio, M. Hervé Le Roy,
Pr. Martial Mathieu, Pr. Didier Maus, Pr. Ferdinand Melin-Soucramanien, Pr. Philippe Nélidoff, Pr. Marc Ortolani, Pr. Bernard Pacteau,
Pr. Xavier Philippe, Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso,
Pr. Hugues Richard, Pr. André Roux, Pr. Thierry Santolini, M. Rémy Scialom, M. Ahmed Slimani, M. Olivier Tholozan,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Michel Verpeaux,

… et pour le Tome II :

M. Stéphane Baudens, M. Fabrice Bin, Juge Jean-Claude Bonichot,
Pr. Marc Bouvet, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Christian Bruschi,
Prs. André & Danielle Cabanis, Pr. Chistian Chêne, Pr. Jean-Jacques Clère, Mme Anne-Sophie Condette-Marcant, Pr. Delphine Costa,
Mme Christiane Derobert-Ratel, Pr. Bernard Durand, M. Sébastien Evrard, Pr. Eric Gasparini, Père Jean-Louis Gazzaniga, Pr. Simon Gilbert,
Pr. Cédric Glineur, Pr. Xavier Godin, Pr. Pascale Gonod,
Pr. Gilles-J. Guglielmi, Pr. Jean-Louis Harouel, Pdt Daniel Labetoulle,
Pr. Olivier Le Bot, Pr. Antoine Leca, Pr. Fabrice Melleray,
Mme Christine Peny, Pr. Laurent Pfister, Pr. Benoît Plessix,
Pr. Jean-Marie Pontier, Pr. Thierry S. Renoux, Pr. Jean-Claude Ricci,
Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli, Mme Solange Ségala,
Pdt Bernard Stirn, Pr. Michael Stolleis, Pr. Arnaud Vergne,
Pr. Olivier Vernier & Pr. Katia Weidenfeld.

Mélanges placés sous le parrainage du Comité d’honneur des :

Pdt Hélène Aldebert, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Sabino Cassese, Pr. Francis Delpérée, Pr. Pierre Delvolvé, Pr. Bernard Durand,
Pr. Paolo Grossi, Pr. Anne Lefebvre-Teillard, Pr. Luca Mannori,
Pdt Jean Massot, Pr. Jacques Mestre, Pr. Marcel Morabito,
Recteur Maurice Quenet, Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli,
Pr. André Roux, Pr. Michael Stolleis & Pr. Michel Troper.

Mélanges réunis par le Comité d’organisation constitué de :

Pr. Jean-Philippe Agresti, Pr. Florent Blanco, M. Alexis Le Quinio,
Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso, Mme Solange Ségala,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Katia Weidenfeld.

Ouvrage publié par et avec le soutien du Collectif L’Unité du Droit
avec l’aide des Facultés de Droit
des Universités de Toulouse et d’Aix-Marseille
ainsi que l’appui généreux du
Centre d’Etudes et de Recherches d’Histoire
des Idées et des Institutions Politiques (Cerhiip)
& de l’Institut Louis Favoreu ; Groupe d’études et de recherches sur la justice constitutionnelle (Gerjc) de l’Université d’Aix-Marseille.

Le pacte faustien
du droit administratif

Fabrice Melleray
Professeur des Universités
à l’Ecole de droit de Sciences Po

La parution en 1887 du tome premier de la première édition du Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux[1] d’Edouard Laferriere marque assurément une date essentielle dans l’histoire du droit administratif français. La Préface de l’ouvrage, outre des développements passés à la postérité sur la classification des recours contentieux, se risque à proposer ce que doit être selon l’auteur la « méthode » qui s’impose dans l’étude du droit administratif. Laferriere distingue à cet égard « l’organisation administrative » d’une part et le « contentieux administratif » d’autre part et estime que le second « est à la fois la partie la plus générale, la plus juridique du Droit administratif » et qu’il convient de privilégier l’étude de la jurisprudence : « Pour le droit codifié, l’exégèse des textes est la méthode dominante, et la jurisprudence ne peut être qu’un auxiliaire ; pour le Droit administratif, c’est l’inverse ; l’abondance des textes, la diversité de leurs origines, le peu d’harmonie qu’ils ont souvent entre eux, risquent d’égarer le commentateur qui voudrait leur appliquer les mêmes méthodes qu’au droit codifié. La jurisprudence est ici la véritable source de la doctrine, parce qu’elle seule peut dégager les principes permanents des dispositions contingentes dans lesquelles ils sont enveloppés, établir une hiérarchie entre les textes, remédier à leur silence, à leur obscurité ou à leur insuffisance, en ayant recours aux principes généraux du Droit ou à l’équité ».

Cette analyse a immédiatement fait l’objet d’un tir nourri de Théophile Ducrocq[2], alors professeur à la Faculté de droit de Paris. Celui-ci récuse non seulement « le rôle assigné par l’auteur à la jurisprudence » (car l’idée manque selon lui « de base légale et recèle un péril, dans le sens d’une notion excessive des pouvoirs du juge administratif ») mais également la césure entre « organisation administrative » et « contentieux administratif », considérant qu’ « entre le contentieux administratif et l’organisation, il y a la plus grande partie de la législation administrative, à laquelle cette division ne fait pas de place ou ne lui en laisse qu’une insuffisante, en n’y voyant que l’accessoire des questions de compétence et de juridiction[3] ».

Ducrocq n’a toutefois pas été entendu et l’on sait ce qu’il est advenu. Laferriere est aujourd’hui considéré comme « le fondateur de l’étude moderne et scientifique du droit administratif et du droit du contentieux administratif[4] ». Sans doute y-a-t-il une part d’injustice dans le propos toujours cité de Gaston Jeze : « Enfin Laferriere vint, et, le premier en France, essaya d’apporter de l’ordre et de la méthode, d’expliquer les solutions de la pratique ; son immense mérite a été d’apporter les idées générales, les principes généraux qui se trouvent derrière toutes les solutions[5] ». Le droit administratif a, évidemment, été étudié par de grands esprits avant la fin du XIXe siècle et l’on n’a pas attendu 1883 et le cours de doctorat dispensé par Laferriere à la Faculté de droit de Paris pour s’intéresser à la jurisprudence du Conseil d’Etat[6]. Jean-Louis Mestre, si fin et si convaincant défenseur de l’existence d’un droit administratif sous l’Ancien Régime, ne démentirait à cet égard probablement pas l’appréciation suivant de Benoît Plessix qui, après avoir affirmé la « capacité de rupture [de Laferriere] avec la tradition doctrinale », souligne la profonde continuité entre les auteurs de l’Ancien Régime et ceux du XIXe siècle :« il n’existe aucune différence, sur le fond et sur la forme, entre les œuvres de Loyseau, de Domat ou de Delamare et celles de Gérando, de Macarel, de Cormenin ou de Ducrocq : dans tous les cas, il s’agit de répertoires déguisés qui trahissent aisément une conception institutionnelle et matérielle du droit administratif[7] ».

Mais il n’en demeure pas moins que l’œuvre de Laferriere marque un tournant et annonce l’avènement de « l’approche contentieuse du droit administratif » dont nul ne disconviendra sans doute qu’elle est, depuis plus d’un siècle maintenant, « dominante en France » pour reprendre les mots de Pascale Gonod[8]. Ce tournant contentieux a été rapidement pris par Maurice Hauriou (même si celui-ci, contrairement à ses successeurs, développera une conception ouverte de son activité d’arrêtiste et ne se limitera pas à celle-ci), comme il l’a lui-même reconnu dans la préface du recueil de ses Notes d’arrêts où il explique s’être jeté dès 1892 « en plein dans la conception contentieuse du droit administratif, laissant à droite l’ancien concept de l’organisation administrative qui n’avait rien de juridique et laissant à gauche la conception civiliste qui anticipait par trop sur l’évolution possible du droit administratif vers le droit commun[9] ». Achille Mestre pouvait ainsi écrire au début des années 1920, après une critique au vitriol de la doctrine antérieure, que « L’ouvrage classique de M. Laferriere nous apparaît aujourd’hui moins comme un traité spécial de la juridiction administrative que comme une large synthèse du droit administratif réalisée du point de vue du contentieux[10] ».

Hauriou développe dès la fin du XIXe siècle le thème, passé à la postérité et objet d’infinis débats, du « caractère prétorien du droit administratif français » : « Le droit administratif français a quelque chose de prétorien en ce sens qu’il se développe par la jurisprudence du Conseil d’Etat, autant et plus que par la loi (…) la loi y a moins d’importance que dans le Droit privé et (…) le juge en a davantage[11] ». Il reviendra ensuite à Gaston Jeze, puis à Marcel Waline, de tirer les conséquences de cette focalisation des investigations doctrinales sur la jurisprudence et d’en accentuer la dimension technicienne. Jeze tout d’abord, dans la célèbre Préface de la deuxième édition de ses Principes généraux du droit administratif[12], affirme qu’« il n’y a pas, actuellement, d’étude théorique possible sans un examen approfondi de la jurisprudence administrative », celle-ci constituant « la base sinon exclusive, du moins prépondérante », des investigations du « théoricien ». Il dresse ensuite le portrait de ce que devrait être la relation entre ce dernier (qui désigne ce que l’on nomme aujourd’hui plus couramment la doctrine universitaire) et le « praticien » (que l’on qualifie désormais, à la suite de Jean-Jacques Bienvenu, de membre de la « doctrine organique »). Au premier le recueil, le classement, l’explication des « faits » et la « synthèse critique ». Au second un travail qui n’est pas systématique » mais « forcément fragmentaire et décousu ». Cette « collaboration » entre le Conseil d’Etat et la doctrine semble ainsi déséquilibrée comme il l’affirme encore en 1952, quelques mois avant son décès : « Les professeurs paraissent jouir, dans le travail de systématisation du Droit administratif, d’un avantage sur le juge. Ce dernier n’étudie un problème général qu’à l’occasion d’une espèce qui lui est soumise. Il est pressé par le temps, par les évènements. Le théoricien, au contraire, a plus de loisirs pour se livrer aux analyses juridiques fécondes, aux recherches historiques, économiques et sociales qui dominent le droit[13] ».

Cette perspective va être prolongée par Marcel Waline qui centre comme Jeze l’analyse sur la jurisprudence et adopte une conception plus technicienne encore de l’office de la doctrine (alors que Jeze essayait de rattacher son analyse de la jurisprudence à un cadre théorique très systématique en partie emprunté à Léon Duguit). Celle-ci doit selon lui non seulement – eu égard aux lacunes du droit positif –« préparer » les solutions jurisprudentielles mais il convient également qu’elle « les systématise après coup (…) Les auteurs étudient ces solutions en apparence éparses, rassemblent les pièces de la mosaïque pour en faire apparaître le dessin. Ils montrent que les décisions rendues dans des espèces très variées sont l’application d’un même principe directeur. Ils opèrent la synthèse des solutions jurisprudentielles pour dégager des règles par la méthode inductive[14] ».

La doctrine universitaire a ainsi résolument fait le choix de délaisser les « matières administratives » au profit de la jurisprudence administrative, et ce pour des raisons rappelées par François Burdeau : « Si la doctrine universitaire se montre si bien disposée, c’est qu’elle sait que la dignité qu’elle a acquise est à mettre au crédit de l’activité juridictionnelle du conseil. Elle concourt au sacre d’un juge qui l’a lui-même élevée au niveau de sa consœur du droit privé. Car, avant l’épanouissement de la jurisprudence, qui a rendu possible l’entreprise de systématisation logique conduite à partir de l’analyse du contentieux, la discipline du droit administratif n’avait qu’une place subalterne et décriée parmi les différentes branches du droit[15] ». Un tel choix, s’il lui évite les difficultés rencontrées par les civilistes avec la « crise de l’interprétation » et le débat sur le vieillissement du Code civil à l’occasion de son centenaire au début du XXe siècle, renforce assurément la position des spécialistes de droit administratif au sein des facultés de droit. Le droit administratif apparaît alors comme la sous-discipline matricielle[16] d’une discipline, le droit public, en plein essor. Un peu comme si, en se plaçant dans le sillage du Conseil d’Etat, la doctrine administrativiste avait bénéficié de son aspiration.

Cette médaille a cependant au moins deux revers. Le premier est que combiné avec une approche résolument technique cet « idéal juridictionnel » où « la doctrine répète a priori ou a posteriori et de manière plus ample le scenario intellectuel de l’acte juridictionnel » a abouti à « la réduction considérable du champ réflexif[17] ». Il suffit à cet égard de comparer les vastes édifices spéculatifs construits par Hauriou ou Duguit à ceux réalisés par la suite. Le second est qu’elle condamne à peu près inéluctablement la doctrine universitaire à évoluer dans la foulée et même à certains égards dans l’ombre de la doctrine organique. Sans doute Jean Rivero s’est-il, dans une étude restée célèbre, efforcé de théoriser le « chœur à deux voix » de la doctrine et de la jurisprudence[18]. Sans doute Jeze prétendait-il lui aussi, comme on l’a déjà mentionné, faire la part belle aux « théoriciens ». Pour autant, comme le relève lucidement Pierre-Nicolas Barenot, il s’agit ici d’« un pseudo-pacte que l’Ecole n’a en réalité jamais passé qu’avec elle-même »et on ne peut que constater qu’« en droit administratif, le rôle moteur du Conseil d’Etat et le développement de sa jurisprudence ont donc à la fois dynamisé la matière, et sensiblement restreint le magistère et l’espace intellectuel de la doctrine universitaire[19] ». Yves Gaudemet n’écrit pas autre chose lorsqu’il souligne que la « dichotomie au sein de la doctrine publiciste a évolué au cours du temps autour d’une hiérarchie de valeurs. D’une doctrine publiciste autonome (…) la doctrine publiciste s’est trop facilement convertie en une doctrine dépendante de la jurisprudence. Les commentaires de jurisprudence ont pris une place fondamentale dans ses travaux, au détriment d’une réflexion plus profonde (…) La doctrine publiciste est trop souvent une doctrine de l’immédiateté, en somme une doctrine qui s’en tient à « l’écume des jours » de la jurisprudence[20] ». Le commercialiste Edmond Thaller avait d’ailleurs perçu dès 1900 que la focalisation de la doctrine universitaire sur la jurisprudence remettait en cause son indépendance : « La Faculté se subordonne trop au Palais, elle se laisse prendre par lui en remorque. Nous critiquons ses arrêts, il est trop tard alors pour les changer. Je revendique pour nous une mission plus indépendante. Nous devons former le magistrat lorsqu’il est encore sur nos bancs. Le former au moyen de la jurisprudence elle-même, a tout l’air d’un cercle vicieux. Les arrêts ne doivent intervenir qu’au second plan, à titre de vérification d’une doctrine présentée d’abord en dehors d’eux[21] ». Il n’a pas été entendu par ses collègues publicistes…Ceux-ci se placent alors, comme l’a montré Xavier Magnon dans « une aporie. Le discours du juge est à la fois objet du discours doctrinal et instrument de la validité de celui-ci » et « la prétention à la scientificité du discours doctrinal à partir d’un empirisme jurisprudentiel apparaît comme un piège. La tentation empiriste conduit à une circularité de la pensée doctrinale[22] ».

C’est en ce sens que l’on peut parler de pacte faustien et il y a là une différence entre droit civil et droit administratif français. Si ces deux disciplines s’inscrivent en effet, comme on s’est efforcé de le démontrer avec Christophe Jamin[23], dans un même modèle doctrinal mêlant primat de la technique et de la systématisation et exclusion du politique ainsi que méfiance vis-à-vis des sciences sociales, elles se différencient sur la question ici en cause. Avec sinon un paradoxe au moins une ironie de l’histoire : pour essayer de s’élever au niveau des civilistes au sein des facultés de droit les administrativistes ont dû renoncer à exercer vis-à-vis du Conseil d’Etat le magistère que les civilistes jouent encore vis-à-vis de la Cour de cassation…


[1] E. Laferriere, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Berger-Levrault, tome 1, 1ère éd., 1887, p. IV-VII.

[2] Bibliographie, Rgd, 1887, p. 460-473, spéc. p. 466 et p. 471.

[3] Voir également sur ce point, exprimées de manière certes plus discrètes, les réserves convergentes de Léon Aucoc dans sa recension de l’ouvrage de Laferriere (Rclj, 1887, p. 57-64 et 1888, p. 690-701, spéc. p. 690‑691).

[4] R. Chapus, Droit administratif général, Montchrestien, tome 1, 1ère éd., 1985, n° 25.

[5] G. Jeze, Les principes généraux du droit administratif, préface de la deuxième édition, Giard et Brière, tome 1, 3e éd., 1925, p. XII.

[6] V. à cet égard la synthèse de M. Touzeil-Divina, La doctrine publiciste 1800-1880, préface J.-L. Mestre, Editions La Mémoire du Droit, 2009. Et sur l’originalité et l’apport de Laferriere, v. en particulier P. Gonod, Edouard Laferriere. Un juriste au service de la République, préface G. Braibant, Lgdj, 1997 et du même auteur « La place du Traité de la juridiction administrative d’Edouard Laferriere dans l’évolution du droit administratif français », Annuaire d’histoire administrative européenne, volume 8, 1996, p. 87-107.

[7] B. Plessix, L’utilisation du droit civil dans l’élaboration du droit administratif, Editions Panthéon Assas, préface J.-J. Bienvenu, 2003, spéc. n° 391 et 394. V. également B. Plessix, « Nicolas Delamare ou les fondations du droit administratif français », Droits, n° 38, 2003, p. 113-133, qui conclut que « la science du droit administratif moderne (…) n’est manifestement née qu’avec Laferriere et Hauriou ; car avant, de Gerando à Aucoc, c’est l’Ancien Régime qui s’est poursuivi » (spéc. p. 133).

[8] P. Gonod, « L’étude du procès administratif », in Un avocat dans l’histoire. En mémoire de Arnaud Lyon-Caen, Dalloz, 2013, p. 165-176, spéc. p. 165.

[9] Préface, in Notes d’arrêts sur décisions du Conseil d’Etat et du Tribunal des conflits publiées au Recueil Sirey de 1892 à 1928, tome 1, Sirey, 1929, p. VII.

[10] A. Mestre, « L’évolution du droit administratif (doctrine) de 1869 à 1919 », in Les transformations du droit dans les principaux pays depuis cinquante ans (1869-1919). Livre du cinquantenaire de la société de législation comparée, tome II, Lgdj, 1923, p. 19-34, spéc. p. 33.

[11] M. Hauriou, « Droit administratif », in Répertoire du droit administratif, tome XIV, Dupont, 1897, p. 1‑28, spéc. p. 10.

[12] Dont des extraits sont reproduits dans « De l’utilité pratique des études théoriques de jurisprudence pour l’élaboration et le développement de la science du droit public. Rôle du théoricien dans l’examen des arrêts des tribunaux », Rdp, 1914, p. 312-323.

[13] G. Jeze, « Collaboration du Conseil d’Etat et de la doctrine dans l’élaboration du droit administratif français », in Conseil d’Etat, Livre jubilaire publié pour commémorer son 150e anniversaire, Sirey, 1952, p. 347-349, spéc. p. 349 où Jeze ajoute cependant que « cet avantage disparaît peu à peu. Beaucoup de magistrats du Conseil d’Etat sont aussi professeurs, maîtres de conférences, ils écrivent assez régulièrement dans les revues juridiques ».

[14] M. Waline, Traité élémentaire de droit administratif, 6e éd., Sirey, 1950, spéc. p. 163.

[15] F. Burdeau, « Du sacre au massacre d’un juge. La doctrine et le Conseil d’Etat statuant au contentieux », in Mélanges Henri-Daniel Cosnard, Economica, 1990, p. 309-317, spéc. p. 314.

[16] G. Richard, Enseigner le droit public à Paris sous la troisième République, préface de J.-L. Halperin et E. Millard, Dalloz, 2015, spéc. p. 655 et s.

[17] J.-J. Bienvenu, « Remarques sur quelques tendances de la doctrine contemporaine en droit administratif », Droits, n°1, 1985, p. 153-160, spéc. p. 154.

[18] J. Rivero, « Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif », Edce, 1955, n° 9, p. 27‑36.

[19] P.-N. Barenot, Entre théorie et pratique : les recueils de jurisprudence miroirs de la pensée juridique (1789-1914), thèse Bordeaux, 2014, spéc. p. 369-383.

[20] Y. Gaudemet, « Réflexions sur le rôle de la doctrine en droit public aujourd’hui », Revue de droit d’Assas, 2011, n° 4, p. 31-33, spéc. p. 31.

[21] E. Thaller, Préface au Traité de droit commercial, Rousseau, 2e éd., 1900, p. VI.

[22] X. Magnon, commentaire de G. Vedel, Les bases constitutionnelles du droit administratif, in W. Mastor et alii, Les grands discours de la culture juridique, préface de Robert Badinter, Dalloz, 2017, p. 841-865, spéc. p. 862-863.

[23] C. Jamin et F. Melleray, Droit civil et droit administratif. Dialogue(s) sur un modèle doctrinal, Dalloz, 2018.

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