Archive mensuelle 29 février 2020

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Juge & service public en Méditerranée (par le président B. Stirn)

Voici la 68e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 9e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

L’extrait choisi est celui de l’article du président Bernard Stirn dans l’ouvrage suivant :

Volume VIII :
Service(s) public(s)
En Méditerranée

Ouvrage collectif
(dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
Mathieu Touzeil-Divina & Stavroula Ktistaki)

Nombre de pages : 342
Sortie : octobre 2018
Prix : 33 €

ISBN  / EAN : 979-10-92684-27-8 / 9791092684278
ISSN : 2268-9893

Mots-Clefs : Droit(s) comparé(s) – droit public – France – Grèce – Athènes – Toulouse – Justice(s) – droit administratif –Méditerranée – Cours constitutionnelles – Pouvoir(s) – Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

Présentation :

« Encadrés par deux exceptionnels textes : la préface de Son Excellence le président de la République hellénique (et professeur de droit public), Prokopios Pavlopoulos, et la postface sur les nouveaux défis du service public par le Conseiller constitutionnel (et professeur de droit public), Antoine Messarra, les présents actes – issus des deux journées de colloque d’Athènes du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public, proposent six thématiques pour décrypter le(s) service(s) public(s) en Méditerranée. Une première partie engage le lecteur à suivre un chorus méditerranéen (et singulièrement toulousain) dans les méandres des influences et confluences méditerranéennes de la notion de service public, en Histoire et en Méditerranée. Depuis Duguit et Hauriou, depuis la France, où et comment la notion systématisante a-t-elle évolué ? Où a-t-elle pris racine et où – au contraire – la greffe n’a-t-elle pas pris ? La deuxième partie, s’intéresse aux matérialisations positives (juridiques et politiques) de l’intérêt général réincarné en service(s) public(s) : depuis l’éducation nationale et les activités locales jusqu’à la culture et au sport. Guidés par Louis Rolland, notre troisième partie invite à l’étude des « Lois » ou principes généraux du service public : Egalité, continuité, mutabilité mais aussi « nouvelles Lois » du service public en Méditerranée. Ensuite, un quatrième temps propose d’examiner, à l’aune du témoignage du président Costa, la manière dont les juges administratifs (grec, égyptien, italien et français) appréhendent et / ou ont appréhendé la notion dans et par leurs prétoires. Alors, un cinquième temps s’intéresse à la gestion – notamment publique – mais évidemment aussi très privée de nos jours des services publics autour de la Mare nostrum. Enfin, un dernier atelier propose de se pencher sur le cas du service public de l’eau.

Le présent ouvrage a reçu le généreux soutien du Collectif l’Unité du Droit (Clud), du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public (Lmdp), de Sciences Po Toulouse & de l’Université Toulouse 1 Capitole (Institut Maurice Hauriou) ».

L’appréhension juridictionnelle
française du service public

Bernard Stirn
Président de section au Conseil d’Etat,
professeur associé à Sciences Po

Dans la construction du droit administratif français, le service public a occupé une place centrale. La notion a connu une histoire à la fois riche et mouvementée, directement liée aux évolutions de la société. Elle pourrait paraître aujourd’hui dépassée au regard tant des caractéristiques économiques et sociales actuelles que des perspectives européennes. En vérité il n’en est rien : le service public, fort de son histoire, est au cœur des grands débats d’aujourd’hui.

I. Le service public, la force de l’histoire

Sans doute n’est-il pas besoin de retracer longuement ici l’histoire du service public dans le droit français. Rappelons les principales étapes : à l’origine pierre angulaire du droit administratif, le service public a traversé ensuite une crise avant de connaître une véritable renaissance.

A. Le service public, pierre angulaire du droit administratif

De 1870 à 1914, le contentieux administratif connaît un « âge d’or ». Le Conseil d’Etat construit ses fondations. Eclairé par les conclusions de commissaires du gouvernement comme Laferrière, Pichat, Teisiser, Romieu, Léon Blum, il donne au service public une place centrale dans le nouvel édifice. Souvenons-nous des conclusions de Romieu sur l’arrêt Terrier du 6 février 1903 : « tout ce qui concerne l’organisation et le fonctionnement des services publics constitue une opération administrative, qui est, par sa nature, du domaine de la juridiction administrative ». Dans ces premiers temps du droit administratif, une complète identité s’affirme entre service public, personne publique et droit public.

La jurisprudence est en harmonie avec la doctrine, en particulier l’Ecole de Bordeaux, animée par Léon Duguit, qui définit l’Etat comme « une coopération de services publics organisés et contrôlés par des gouvernants ». A la faculté de droit de Paris, Gaston Jèze s’inscrit dans cette filiation.

Mais déjà le feu perce sous la cendre. A l’Ecole du service public s’oppose l’Ecole de Toulouse, menée par Maurice Hauriou, qui met au centre de ses réflexions la puissance publique, et non le service public. Surtout la triple identité reposait sur un champ étroit du service public. Par son arrêt Astruc du 7 avril 1916, le Conseil d’Etat refuse la qualité de service public au théâtre des Champs-Elysées, alors géré par la vile de Paris. Maurice Hauriou l’en félicite au travers d’un commentaire qui paraît d’un autre âge mais qui est révélateur d’une époque : « Le théâtre représente l’inconvénient majeur d’exalter l’imagination, d’habituer les esprits à une vie factice et fictive et d’exalter les passions de l’amour, qui sont aussi dangereuses que celles du jeu et de l’intempérance ». Aussi se réjouit-t-il que le Conseil d’Etat « condamne la conception qui consisterait à ériger en service public, comme à l’époque de la décadence romaine, les jeux du cirque ».

Avec les transformations de la société qui suivent la première guerre mondiale, une acception aussi étroite du service public ne pouvait déboucher que sur une crise.

B. La crise du service public

Dès le 22 janvier 1921, le Tribunal des Conflits dégage, dans sa décision société commerciale de l’Ouest africain la notion, appelée à un grand avenir, de service public industriel et commercial, géré pour l’essentiel dans les conditions du droit privé.

Puis le Conseil d’Etat juge, dans les arrêts Etablissements Vézia du 20 décembre 1935 et Caisse primaire aide et protection du 13 mai 1938, qu’une personne privée peut gérer un service public et relever alors du droit administratif.

Le temps de la parfaite unité est loin. Des services publics gérés par des personnes publiques peuvent être régis par le droit privé. A l’inverse des personnes privées qui sont chargées d’un service public se trouvent sous un régime de droit public. Le service public a comme explosé. Il va renaître.

C. La renaissance du service public

De 1954 à 1956, le Conseil d’Etat et le Tribunal des Conflits donnent une nouvelle place au service public par une série d’arrêts, dont plusieurs sont rendus aux conclusions du président Marceau Long, qui était demeuré, rappelons-le ici, très attaché à ses origines méridionales et méditerranéennes, à Aix-en-Provence, et qui nous a quittés l’an passé.

Certes le service public n’est plus à lui seul la clé de voûte, la notion explicative de tout le droit administratif. Mais il contribue à la définition de notions clefs de ce droit, l’agent public (Ce, 4 juin 1954, Affortit et Vingtain), les travaux publics (TC, 28 mars 1955, Effimieff), les contrats administratifs (Ce, 20 avril 1956, époux Bertin et ministre de l’agriculture contre consorts Grimouard), le domaine public (Ce, 19 octobre 1956, société Le Béton). Ecoutons les conclusions du président Long sur l’arrêt Bertin : « Nous ne pouvons pas laisser l’administration confier à un simple particulier l’exécution d’une mission de service public et se dépouiller, en même temps, des droits et prérogatives que lui assure le régime de droit public. Dès lors nous devons nous demander si, lorsque l’objet d’un contrat est l’exécution même du service public, cet objet ne suffit pas à le rendre administratif, même s’il ne contient pas de clauses exorbitantes du droit commun ».

Voyant le service public renaître de ses cendres, le président Roger Latournerie a pu le qualifier de « Lazare juridique ». La jurisprudence a ensuite précisé son étendue et les critères de sa définition.

Un large domaine est ouvert au service public. Ont ainsi le caractère d’un service public un théâtre municipal, même de simple distraction (Ce, 12 juin 1959, Syndicat des exploitants de cinématographe de l’Oranie), l’exploitation d’un casino par une commune (Ce, 25 mars 1966, Ville de Royan), l’organisation des compétitions par les fédérations sportives (Ce, 22 novembre 1974, Fédération des industries françaises d’article de sport). L’extension n’est toutefois pas sans limites. Alors que la Loterie nationale était un service public (Ce, 17 décembre 1948, Angrand), tel n’est pas le cas de la Française des Jeux (Ce, 27 octobre 1999, Rolin).

Un service public se définit comme une activité d’intérêt général menée sous le contrôle de l’administration avec des prérogatives de puissance publique. Le critère des prérogatives est toutefois appliqué avec souplesse. Une personne privée qui assure une mission sociale d’intérêt général sous le contrôle de l’administration est chargée d’une mission de service public, même en l’absence de prérogatives de puissance publique, lorsque « eu égard à l’intérêt général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints, il apparaît que l’administration a entendu lui confier une telle mission » (Ce, 22 février 2007, Association du personnel relevant des établissements pour inadaptés).

Nul doute que le service public, ainsi redéfini, se trouve au cœur des grands débats d’aujourd’hui.

II. Le service public, au cœur des grands débats d’aujourd’hui

Trois séries de raisons situent le service public au cœur des débats actuels. Le service public est porteur de principes et de valeurs dont plus que jamais le respect est nécessaire. Le service public a trouvé sa place dans l’espace européen. Il est enfin un repère pour l’adaptation et la modernisation des administrations.

A. Les principes et les valeurs du service public

Au service public sont associés des principes traditionnels, qui conservent toute leur force, tandis que s’affirment des principes plus récents, porteurs des attentes d’aujourd’hui.

Inhérents de longue date au service public, les principes d’égalité, de continuité, d’adaptation demeurent de première importance.

L’égalité « régit le fonctionnement des services publics » affirme l’arrêt Société des concerts du Conservatoire du 9 mars 1951. Elle revêt de multiples aspects, égalité d’accès à la fonction publique et à la commande publique, égalité devant l’impôt et les charges publiques, égalité devant le service public lui-même. Traditionnel, le principe d’égalité évolue en même temps que les préoccupations de la société. Des discriminations positives sont admises lorsqu’elles sont nécessaires pour assurer une vraie égalité. Ainsi dans un arrêt 29 décembre 1997, Commune de Genevilliers, le Conseil d’Etat juge que des droits d’inscription différents selon les ressources des familles peuvent être pratiqués par un conservatoire municipal de musique, afin que les élèves puissent y accéder sans distinction selon les ressources de leurs parents. Deux révisions constitutionnelles, du 8 juillet 1999 puis du 23 juillet 2008, permettent à la loi de favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux différentes responsabilités politiques et professionnelles. L’égalité rejoint les préoccupations européennes de non-discrimination, affirmées par le droit de l’Union comme par le droit conventionnel.

Se conciliant avec le respect du droit de grève, la continuité oblige à prévoir un service minimum, notamment dans les transports ou pour l’accueil des élèves dans les écoles. Indissociable du service public, elle s’impose quelle que soit sa forme. Par un arrêt du 12 avril 2013, Fédération Force Ouvrière Energie et Mines, le Conseil d’Etat juge qu’après qu’Edf soit devenue une société, les dirigeants de cette entreprise peuvent réglementer le droit de grève dans les centrales nucléaires, dont la contribution est indispensable au service public de l’approvisionnement en électricité.

Plus que jamais le principe d’adaptation est sur le devant de la scène, à une époque où les administrations doivent améliorer leur gestion, moderniser leurs procédures, réduire leurs frais de fonctionnement.

L’affirmation de principes plus récents est révélatrice des préoccupations actuelles. Il en va ainsi de la neutralité et de la laïcité, de la prévention des conflits d’intérêts et du renforcement de la déontologie, de l’accueil et du respect des citoyens.

Neutralité et laïcité revêtent une force particulière dans le service public. A l’école, les enseignants sont soumis à des obligations plus strictes que les élèves. Un avis contentieux du Conseil d’Etat du 3 mai 2000, Mlle Marteaux rappelle « que le principe de laïcité fait obstacle à ce qu’ils disposent, dans le cadre du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses ». La Cour européenne des droits de l’homme a une jurisprudence comparable (15 février 2001, Dahlab c/ Suisse). Elle juge de même qu’un établissement public de santé peut refuser de renouveler le contrat d’une assistante sociale qui refuse d’enlever son voile au travail (26 novembre 2015, Ebrahimian c/ France). Même si les salariés de droit privé peuvent également se voir imposer certaines restrictions du port de signes religieux au travail, comme la Cour de justice de l’Union européenne l’a admis dans des arrêts du 14 mars 2017, le principe de laïcité s’accompagne dans les services publics d’obligations d’une rigueur renforcée.

Avec la prévention des conflits d’intérêts et l’affirmation de la déontologie, les services publics ont également connu des évolutions certes partagées par d’autres secteurs d’activité mais qui s’expriment en leur sein avec une acuité plus grande. En témoignent l’adoption de chartes de déontologie, la mise en place de collèges de déontologie pour veiller à leur application, l’extension des déclarations d’intérêts et parfois des déclarations de patrimoine. Mieux accueillir et respecter les citoyens fait également partie des valeurs émergentes du service public. Dans cet esprit, la Charte Marianne a été rendue obligatoire pour tous les services de l’Etat en 2007. D’autres évolutions s’affirment dans le cadre européen.

B. Europe et service public

Il est vrai que l’espace européen n’apparaît pas de prime abord comme porteur d’attachement au service public, tel qu’il est conçu en France, d’une manière qui n’a pas toujours son écho dans les autres pays. Le droit communautaire a d’abord mis en avant la concurrence tandis que la convention européenne des droits de l’homme est centrée sur les droits et la protection de l’individu. Ni le souci de la concurrence ni la préoccupation des droits de la personne ne valorisent le service public.

Néanmoins une double influence s’exerce, du service public sur l’Europe et de l’Europe sur le service public.

A partir de ses arrêts Corbeau du 19 mai 1993 et Commune d’Almelo du 27 avril 1994, la Cour de justice de Luxembourg a donné toute leur portée aux dispositions des traités relatives aux services d’intérêt économique général. Depuis Maastricht et Amsterdam, les traités ont consacré les objectifs de cohésion économique et sociale, les réseaux transeuropéens, les services d’intérêt général. L’article 36 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne souligne que les services d’intérêt économique général renforcent la cohésion sociale et territoriale de l’Union. A côté des services d’intérêt économique général, la Commission reconnaît des services non économiques d’intérêt général, comme les hôpitaux, les régimes légaux de sécurité sociale, les établissements d’éducation. Elle a forgé le service universel, « service de base offert à tous dans l’ensemble de l’Union à des conditions tarifaires abordables et avec un niveau de qualité standard ». Avec les mots qui sont les siens, le droit de l’Union fait ainsi sa place aux préoccupations de service public, que l’on retrouve également dans le droit conventionnel, au travers d’obligations positives que la Cour impose aux Etats, en particulier à l’égard des personnes les plus fragiles.

Réciproquement le cadre européen concourt à l’évolution des services publics. Les monopoles s’effacent, l’opérateur et le régulateur doivent être distingués, les tarifs sont progressivement libérés. Les droits des agents sont renforcés, notamment pour éviter les discriminations selon le sexe ou selon l’âge. Des obligations n’en continuent pas moins de s’imposer aux sociétés, même privatisées, lorsqu’elles concourent au service public, qu’il s’agisse de l’audiovisuel, des télécommunications ou de l’énergie.

Europe et service public se sont finalement rejoints, au bénéfice de chacun. Le service public renforce la cohésion européenne. Si elle fait évoluer le service public, l’Europe lui ouvre aussi un champ élargi et des perspectives renouvelées. Elle s’inscrit par là dans le mouvement de réforme de l’Etat.

C. Service public et réforme de l’Etat

Pour assurer la nécessaire évolution des administrations, le service public est un levier légitime et efficace.

Il permet d’abord de répondre aux interrogations sur le champ de l’action publique. Les services publics régaliens, défense, justice, diplomatie, sont plus sollicités que jamais. La cohésion de la société repose sur des services publics, éducation, culture, santé, solidarité, transports. Son avenir dépend d’actions publiques qui s’inscrivent dans le temps long, dans les domaines de la recherche, de la protection de l’environnement, de la régulation de l’internet. Dans son Livre blanc sur l’avenir de la fonction publique publié en 2008, Jean-Ludovic Silicani relevait ainsi que « les services publics constituent en France un pilier fondamental du pacte national ».

Le service public est également porteur de capacités d’innovation. Dès 1989 le Premier ministre Michel Rocard signait une circulaire sur le renouveau du service public. En 1996 le président Denoix de Saint Marc a rédigé un rapport sur le thème « service public, services publics, déclin ou renouveau ?», qui appelle à mieux distinguer la mission de service public, qu’il convient de remplir, et certaines caractéristiques du « service public à la française », qui doivent évoluer, notamment le monopole de grands établissements publics nationaux dont les agents bénéficient d’un statut particulier.

Ces réflexions et ces inspirations sont à poursuivre. La juste place des services publics est à définir, au regard du jeu du marché, de l’initiative privée, de la création individuelle. De nouvelles complémentarités sont à rechercher, au travers de délégations de service public, de marchés de partenariat, d’ouverture au mécénat. A côté des moyens classiques, réglementation, autorisation, sanction, l’action des services publics doit s’orienter vers davantage de régulation, de souplesse, de décentralisation, d’évaluation. En reconnaissant par des décisions du 21 mars 2016, Société Fairvesta international et Société Numericable, la portée du droit souple édicté par les autorités de régulation, le Conseil d’Etat contribue à tracer le cadre d’un tel mouvement. Dans un ouvrage récemment paru, sous le titre Le gouvernement des citoyens (Puf 2017), Yann Coatanlem cite une formule du général américain McChrystal, pour qui la modernisation de l’armée appelle une approche « eyes-on, hands-off, c’est-à-dire savoir déléguer et décentraliser tout en gardant une vision d’ensemble ». La réflexion peut s’appliquer à l’ensemble des services publics. En terminant, je ne saurais trop remercier les organisateurs de ce colloque, qui nous offrent le cadre le plus propice pour nous interroger ensemble, entre Etats méditerranéens, sur le service public. Nous partageons les expériences et les valeurs dont le service public est issu. Athènes invite plus que tout autre lieu à associer la prise en compte de la longue histoire et l’ouverture aux nécessités d’un monde en mouvement. Rappelons-nous Fernand Braudel qui expliquait que « la mer Intérieure est pétrie de résurgences historiques, de télé-histoires, de lumières qui lui viennent de mondes en apparence défunts et qui cependant vivent toujours ».


Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Du conseil constitutionnel législateur (par le professeur Mescheriakoff)

Voici la 65e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 7e livre de nos Editions dans la collection « Académique » : les Mélanges en l’honneur du professeur Claude Journès.

Il s’agit en l’occurrence d’un article du professeur Mescheriakoff à propos du Conseil constitutionnel législateur.

Cet ouvrage est le septième
issu de la collection « Académique ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume VII :
L’ordre critique du Droit.
Mélanges en l’honneur du professeur Claude Journès

Ouvrage collectif
(Direction Guillaume Protière)

– Nombre de pages : 326
– Sortie : février 2017
– Prix : 49 €

  • ISBN / EAN : 979-10-92684-25-4 / 9791092684254
  • ISSN : 2262-8630

Présentation :

Cet ouvrage rend hommage au Professeur Claude Journès, ancien Président de l’Université Lumière Lyon 2 et membre fondateur du mouvement Critique du droit.

Les Mélanges offerts au Professeur Claude Journès ont retenu cette approche, utilisant le droit comme un outil de mise en perspective critique de l’ordre social et de l’ordre politique.

Après un hommage au Doyen Journès (P. Blachèr) et l’évocation des ambitions et perspectives du mouvement critique du droit (S. Basset ou J. Michel), l’ouvrage se construit en deux temps. La première partie – intitulée « Le droit critique de l’ordre social » – regroupe des réflexions sur le pouvoir médical (F. Demichel), sur les crimes coloniaux (A. Mahiou), sur la dimension anthropologique du vocabulaire juridique (M.-C. Piatti) et sur le contrôle policier (M. Saoudi), le tout ouvrant sur la possibilité d’un humanisme séculier (H. Puel).

La seconde partie – « Le droit critique de l’ordre politique » – entend montrer comment le droit porte en lui une conception du pouvoir et de l’autorité. Les études explorent des pistes très diverses mêlant les finances publiques (J.-L. Albert), les renseignements (C. Arroudj), l’histoire du droit (J.-L. Autin, J.-C. Genin), l’histoire de la doctrine (H. Gourdon), les institutions politiques (P. Bacot, A.-S. Mescheriakoff, R. Charvin), les institutions territoriales (J.-J. Gleizal, H. Oberdorff, R. Payre), la littérature (S. Caporal, G. Hare) ou les nouvelles technologies (G. Protière). Il ressort de l’ensemble que, loin d’être un simple outil technique, le droit est un puissant instrument de modélisation sociale et de justification du pouvoir. Inversant la logique dominante, la perspective critique du droit dévoile les limites d’une telle conception et rappelle que le droit, comme tous les construits sociaux, est le produit de luttes politiques et de rapports de force. En ce sens, à l’instar des valeurs défendues par le dédicataire de cet ouvrage, l’ordre critique du droit est un appel à contester les évidences, condition d’une conception plus ouverte et pluraliste de l’ordre juridique.

Ouvrage publié par le Collectif L’Unité du Droit avec le soutien de la Faculté de Droit et Science Politique de l’Université Lumière Lyon 2.

Le Conseil constitutionnel législateur

Alain-Serge Mescheriakoff
Professeur émérite à l’Université Paris Dauphine

Soutenir que le Conseil Constitutionnel est un législateur, même secondaire, en ce sens qu’il n’intervient qu’après le parlement et dans le cadre fixé par celui-ci, sera considéré par la doctrine dominante comme une hérésie car elle le présente comme « une juridiction suprême »[1]. Cette thèse repose sur des arguments de fond et de forme.

Au fond, le Conseil statue en droit, il « dit le droit » celui contenu dans la constitution, il le fait en forme solennelle et ses décisions seraient revêtues de l’autorité de la chose jugée en ce sens qu’elles « ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administrative et juridictionnelles » (Art. 62C.).

Certes, ces auteurs reconnaissent qu’il existe une autre thèse qui voit le Conseil comme « une institution au service de l’exécutif contre le parlement » et soutient plus largement que « le Conseil Constitutionnel n’est pas un juge »[2] et qui s’appuie sur l’opinion du Conseil lui-même qui se considère comme « régulateur de l’activité des pouvoirs publics »[3] , mais ils font valoir que si le constituant lui a confié des fonctions d’une autre nature, celles de donner des avis (Art. 16C.) ou de faire des constatations (Art. 7C., 37C. al. 2) voire d’organiser l’élection présidentielle, elles ne remettent pas en cause son statut de juridiction, et de faire la comparaison avec le Conseil d’Etat dont les fonctions consultatives ne l’empêchent pas d’être considéré comme une juridiction. Le contrôle de la constitutionnalité des lois incite au parallèle avec le recours pour excès de pouvoir dont la nature juridictionnelle s’est imposée.

Cependant, ce débat apparaît spécieux pour deux raisons, l’une scientifique, l’autre idéologique.

La science juridique n’est jamais parvenue à distinguer de manière certaine une juridiction d’un organe non-juridictionnel et notamment administratif.

En témoigne la technique du faisceau d’indices utilisée par le Conseil d’Etat dont aucun n’est décisif, ce qui lui permet d’imposer son opinion. La transformation du Conseil d’Etat en juridiction, et par voie de conséquence le recours pour excès de pouvoir en procédure juridictionnelle, résulte de la volonté politique du législateur de 1872 et non de données scientifiques.

De plus, la question est largement sous-tendue par un objectif idéologique.

Le débat entre François Goguel et François Luchaire dans la Revue du droit public de 1979 l’illustre de façon éclatante[4]. Le premier, après avoir décrit les différentes missions du Conseil, conclut que la question de sa nature juridictionnelle ou non est purement « académique », alors que le second estime qu’elle n’est pas théorique, mais concrète et importante car elle permet de s’interroger sur le point de savoir si sa composition lui donne « les garanties d’indépendance, d’impartialité et de compétence que chacun est en droit d’attendre d’une juridiction »[5]. La réponse négative est contenue dans la question.

Ainsi, la thèse de la nature juridictionnelle du Conseil Constitutionnel vise avant tout la critique de sa composition et milite pour une modification qui ferait une place plus large sinon à des magistrats du moins à des juristes désignés es-qualités et de préférence par une procédure soustraite à l’influence politique.

Les tenants de cette thèse écartent l’épouvantail du « gouvernement des juges » en mettant l’accent sur la constante volonté du Conseil de ne pas empiéter sur les pouvoir exécutifs et législatifs en rappelant fréquemment qu’il ne dispose pas d’un « pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du parlement ».

En réalité, cette affirmation ne convainc pas, dans la mesure où, sanctionnant l’erreur manifeste d’appréciation du parlement, il se situe sur un même plan, même s’il s’auto-limite, « la gomme et non le crayon » selon le mot de Georges Vedel (encore que sa notion d’« objectif de valeur constitutionnelle » relève plus du crayon que de la gomme)[6]

Il ne nous paraît pas utile d’alimenter ce débat et si l’on s’en tient à la réalité des faits, indépendamment du point de savoir si le Conseil Constitutionnel est ou non juge, force est de reconnaître, avec le Professeur D. Rousseau, qu’il est « un organe essentiel du processus législatif »[7] et que ses rapports avec le parlement sont complexes[8].

Cette fonction de nature législative lui est confiée par la constitution elle-même du fait des compétences qu’elle lui attribue, et contrairement à l’opinion dominante de la doctrine, elle a été renforcée par l’évolution politique et institutionnelle de la Ve République.

I. La fonction législative du Conseil constitutionnel

Elle découle essentiellement de l’article 61 de la Constitution qui lui donne compétence pour contrôler la constitutionnalité des lois, mais elle est confortée par les autres missions que la Constitution lui confie.

A. Le Conseil Constitutionnel co-législateur[9]

Ce rôle de co-créateur de la loi découle nécessairement de celui de contrôleur du fait du processus intellectuel d’interprétation des textes auxquels le Conseil d’Etat doit se livrer dans sa fonction de contrôle.

Contrôler c’est comparer (le rôle et le conte-rôle), en l’espèce deux textes, la Constitution et une loi (contrôle a posteriori) ou un texte à vocation de loi (contrôle a priori), mais si apparemment cette comparaison concerne des textes, en réalité elle porte sur des normes, c’est-à-dire sur le contenu de sens que recèlent les énoncés écrits.

L’acte de contrôle suppose donc que soient d’abord dégagées les normes signifiées par les textes signifiants[10].

Il s’agit donc d’un acte de volonté et non de seule connaissance[11].

Plus précisément l’opération d’interprétation se dédouble car le Conseil Constitutionnel doit à la fois dégager la signification normative du texte qui lui est soumis et la rapporter au sens normatif des articles et principes constitutionnels concernés pour y découvrir, le cas échéant, une contradiction.

Il existe donc deux interprétations successives, l’une du texte contrôlé, l’autre pour dégager le référentiel constitutionnel.

La décision du Conseil consistera à valider un texte de loi qui rendra compte, à ses yeux, de la conformité de la norme législative à la norme constitutionnelle ou à l’invalider dans le cas contraire, en tout ou partie, et la loi correspondante est, soit abrogée, soit empêchée d’entrer en vigueur, sauf à être amputée.

L’exemple récent de la décision n° 2014-692 DC suffira à illustrer ce processus.

Le Conseil Constitutionnel devait se prononcer sur la constitutionnalité de la loi dite Florange votée par le Parlement, dont les auteurs de la double saisine (60 députés et 60 sénateurs) prétendaient notamment qu’elle était contraire à la liberté d’entreprendre et au droit de propriété.

On notera d’abord que conformément à sa pratique antérieure[12], le Conseil dégage des textes du bloc de constitutionnalité la règle de la liberté d’entreprendre, cet énoncé n’y figurant pas (considérants 5 à 7).

Il dégage ensuite les normes contenues dans le texte voté (nouveaux articles L. 1233-57-9 à L. 1233-57-22 du Code du travail et L. 771-1 à L. 773-3 du Code de commerce). Il constate qu’ils permettent aux « repreneurs [d’une entreprise] potentiels d’avoir accès aux informations utiles relatives à l’établissement dont la fermeture est envisagée, sans pour autant imposer la communication d’informations lorsque cette communication serait susceptible d’être préjudiciable à l’entreprise cédante ou lorsque ces informations porteraient sur d’autres établissements », et il en conclut que « compte tenu de cet encadrement, l’obligation d’information ne porte pas à la liberté d’entreprendre une atteinte manifestement disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi » (considérant 11). En conséquence, le texte correspondant est validé.

Par contre, la rédaction des articles L. 771-1, L. 772-2 et L. 773-2 en tant qu’elle confie au Tribunal de commerce le pouvoir d’apprécier le caractère sérieux des offres de reprise conduit « le juge à substituer son appréciation à celle du chef d’entreprise […] pour des choix économiques relatifs à la conduite et au développement de cette entreprise » (Considérant 20), et ce faisant, méconnaît tant le droit de propriété que la liberté d’entreprendre, et viole la Constitution.

En conséquence, le texte de loi promulgué devra être amputé des dispositions concernées.

Cet exemple illustre la double création normative à laquelle se livre le Conseil constitutionnel : création de la norme constitutionnelle de la liberté d’entreprendre et concrétisation du droit de la propriété, et extraction du texte voté par le Parlement des règles selon lesquelles l’obligation d’informer doit s’entendre comme ne s’appliquant pas à certaines informations, et l’appréciation du caractère sérieux d’une offre de reprise d’un établissement relève du seul chef d’entreprise.

Cependant, ces deux créations ne revêtent pas la même portée.

L’interprétation constitutionnelle n’a qu’une fonction instrumentale dans l’opération qui consiste à définir la future norme législative et la rédaction qui doit l’exprimer dans le texte de loi.

Ainsi, dans les deux cas, déclaration de conformité ou de non-conformité, la norme effectivement applicable est celle qui découle de la volonté du Conseil constitutionnel surtout si, dans le premier cas, il assortit sa déclaration de conformité d’une réserve d’interprétation qui n’est que la rédaction d’une norme nouvelle restreignant par précision, la portée de celle issue de la volonté du Parlement.

Dans le second cas, il impose un veto au texte voté par le Parlement, à charge pour le Président de la République de renvoyer le texte au Parlement pour une nouvelle lecture (Art. 23 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958).

On constate ainsi que la volonté du Conseil constitutionnel se combine, en se heurtant le cas échéant, à celle du Parlement, et ce faisant, ils sont bien co-créateurs de la loi, d’autant qu’en s’imposant à toute autorité administrative et juridictionnelle (Art. 62C.), ses décisions bénéficient de l’autorité de chose légiférée.

Le rôle législatif du Conseil constitutionnel découle, non seulement de l’opération de contrôle à laquelle il doit se livrer, mais plus profondément de l’esprit et de la logique des institutions de 1958, tels qu’ils transparaissent au travers de ses multiples compétences.

B. Le Conseil constitutionnel rouage du pouvoir législatif

Le constituant de la Ve République a entendu faire du Conseil constitutionnel un « rouage presque permanent du pouvoir législatif »[13] , ce qui procède, selon une perspective historique de longue durée, de la volonté de rétablir en France un parlementarisme dualiste abandonné par la IIIe République au profit d’un parlementarisme moniste. On peut dire que 1958 est la revanche de 1879, date de la déclaration de Jules Grévy qui, élu Président de la République après la démission de Mac Mahon, renonçait à exercer son pouvoir de dissolution de la Chambre des députés (dite Constitution Grévy)[14].

Dans le cadre d’un régime représentatif, la question est de savoir comment s’exprime la volonté de la nation souveraine.

Le parlementarisme moniste réserve cette expression au seul Parlement qui devient de ce fait la seule source véritable du pouvoir politique, alors que le parlementarisme dualiste la répartit entre le Parlement et le chef de l’exécutif, à savoir depuis 1958 le Président de la République.

Cette double expression de la volonté du souverain est évidente depuis 1962 avec l’élection du Président au suffrage universel direct, mais dès 1958 la Constitution s’était employée, non seulement à le faire élire par un collège élargi, mais également à cantonner le Parlement au rôle que lui avait assigné la Constitution par le contrôle des règlements des assemblées, et celui des lois notamment organiques de façon à préserver l’espace politique de l’exécutif.

Le Conseil constitutionnel s’est d’ailleurs bien gardé de censurer le projet de loi référendaire du 28 octobre 1962 voté par le Peuple sur le nouveau mode d’élection du Président de la République[15] en décidant qu’il « résulte de l’esprit de la Constitution qui a fait du Conseil constitutionnel un organe régulateur des pouvoirs publics que les lois que la Constitution a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement ».

Il s’agit bien de réguler le pouvoir législatif, et si l’on se réfère à la théorie de la séparation des pouvoirs, cette régulation relève bien de ce pouvoir plus que du pouvoir judiciaire qui doit être, selon le mot de Montesquieu, un pouvoir neutre (sous-entendu politiquement neutre), d’ailleurs dans la Constitution de 1958, ce pouvoir judiciaire n’est qu’une « autorité » (titre Viii). Il n’est pas inutile de rappeler que dans la première Constitution française de 1791, la mère de nos constitutions ! seuls le Corps législatif et le Roi sont représentants de la nation à l’exclusion du pouvoir judiciaire pourtant délégué à des juges élus (titre III, Article premier).

Les autres compétences du Conseil constitutionnel confirment son appartenance à la sphère traditionnelle du pouvoir législatif. Il s’agit :

– du contrôle de la régularité de l’élection des membres du Parlement antérieurement confié à l’assemblée elle-même, et c’est précisément les abus relevés dans cette fonction qui ont justifié son transfert au Conseil constitutionnel[16] ;

– du rôle du Conseil dans l’organisation et le contrôle de la régularité de la campagne électorale et l’élection du Président de la République, ce qui est éminemment politique.

Un ancien Président du Conseil constitutionnel révélait que la régularité du compte de campagne du Président élu en 1995 était contestable, mais que le Conseil n’avait pas voulu annuler son élection pour des raisons politiques évidentes[17].

Sauf à se replacer hors de la réalité, il est difficile de voir dans cette attitude une fonction juridictionnelle[18] !

En matière d’article 16C., le Conseil constitutionnel est directement associé, fusse de manière exclusivement consultative, à l’exercice de l’ensemble des pouvoirs d’Etat et donc au pouvoir législatif.

Ainsi, le texte et la logique constitutionnels confèrent au Conseil constitutionnel dès 1958 un rôle de co-législateur en le faisant participer à l’ensemble du pouvoir législatif tel que conçu et pratiqué depuis 1789. Il est frappant de constater une continuité certaine avec le système envisagé par Sieyès en 1795 de jurie constitutionnaire et réalisé par les deux Napoléon avec le Sénat institué gardien de la Constitution par sénatus-consultes. A chaque fois, il s’agissait de réagir à une période de troubles politiques dans laquelle le Parlement avait sa part.

De plus, contrairement à ce qui est régulièrement soutenu, l’évolution de la Ve République n’a pas conduit le Conseil Constitutionnel à affirmer son statut de juridiction.

II. Le renforcement progressif de la fonction législative du Conseil constitutionnel

Il est avéré qu’en 1958 le Conseil constitutionnel fut conçu comme une institution destinée à faire respecter par le Parlement l’équilibre des pouvoirs voulu par les constituants, et notamment à le cantonner dans les limites fixées par les articles 34 et 37 alinéa 2 de la Constitution sur le domaine de la loi et 49 et 50 de la Constitution sur la mise en jeu de la responsabilité du gouvernement. Or, progressivement tout en s’acquittant de cette seconde mission par le contrôle du règlement des assemblées, il s’est affranchi des limites de la première par une pratique (nous hésitons à utiliser le mot habituel de jurisprudence !) constructive qui a été confortée par les révisions constitutionnelles.

A. La pratique du Conseil constitutionnel et l’extension de sa fonction législative

Le Conseil s’est libéré de son rôle de protecteur de l’exécutif, d’une part en approfondissant son pouvoir de contrôle sur les textes législatifs, et d’autre part en élargissant le domaine de la loi.

Deux dates symboliques illustrent ce double mouvement, 1971 et 1982.

i. 1971 et l’approfondissement du contrôle du législateur

La décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971[19] déclarant inconstitutionnelles les dispositions principales de la loi modifiant celle du 1er juillet 1901 sur la liberté d’association est trop connue pour être commentée ici. On rappellera, pour notre propos, qu’elle eut une double conséquence.

Le Conseil sous l’apparence d’un contrôle du Parlement censure en réalité le gouvernement qui était à l’origine du texte de loi. Il s’affranchit ainsi de manière ostensible du rôle de « chien de garde » de l’exécutif que les constituants de 1958 lui avaient assigné. Mais, plus important pour l’avenir, il élargit considérablement le référentiel constitutionnel de son contrôle en y incluant le préambule de la Constitution, y compris la déclaration de 1789, le préambule de 1946, s’y adjoindront ultérieurement, la Charte de l’environnement, et des principes qu’il découvre lui-même comme les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et les principes constitutionnels. Allant plus loin, il ne s’en tient pas aux textes même subsumés en principes, il sonde la prétendue volonté du constituant en dégageant des « objectifs de valeur constitutionnelle » qui bornent la liberté du Parlement de voter certaines dispositions.

Ces textes, principes et objectifs dont la signification normatrice est largement indéterminée ouvrent au Conseil une marge d’interprétation considérable, et celle-ci étant affaire plus de volonté que de technique, lui permet d’imposer sa volonté au législateur constitué qu’est le Parlement et renforce son rôle de co-législateur.

ii. 1982 et l’élargissement du domaine de la loi

Par sa décision n° 82-143-DC du 30 juillet 1982 sur le blocage des prix des revenus[20], le Conseil constitutionnel affranchit le Parlement de la limite fixée par l’article 34 de la Constitution en déclarant « que par les articles 34 et 37 al. 1er, la constitution n’a pas entendu frapper d’inconstitutionnalité une disposition de nature réglementaire contenue dans une loi ». En élargissant le domaine de la loi, il accroît du même coup son propre pouvoir de contrôle qu’il avait déjà approfondi, sans pour autant se priver des possibilités de censure tirées des articles 34 et 37C. al. 1 par le truchement de sa saisine au titre des articles 37C. al. 2 et 41C. lui permettent de déclasser une loi déjà votée et de récuser une proposition de loi ou un amendement[21].

On constate ainsi que le Conseil modifie l’équilibre entre les pouvoirs législatif et exécutif défini en 1958 au profit du premier, et du même coup à son propre avantage renforçant d’autant son rôle législatif. Cet « activisme » du Conseil constitutionnel, pour reprendre l’expression des commentateurs, fut d’ailleurs facilité par le constituant lui-même.

B. Les révisions constitutionnelles et l’extension du rôle législatif du Conseil constitutionnel

Deux révisions sont pertinentes à cet égard, celle du 29 octobre 1974 élargissant les possibilités de saisine du Conseil et celle du 23 juillet 2008 créant la question prioritaire de constitutionnalité (Qpc).

La possibilité pour 60 députés ou 60 sénateurs de saisir le Conseil d’un texte que leur assemblée vient d’adopter, a décuplé son influence sur la production législative. De 1959 à 1974, on compte simplement 9 saisines au titre de l’article 61C. al. 2 dont 6 par le Premier Ministre pour violation de l’article 34C., contre 588 de 1975 au 24 octobre 2012, soit un passage d’une moyenne annuelle de 0,375 à 14,7[22].

On voit qu’il s’agit d’un changement d’échelle qui exprime une modification du rôle du Conseil. Il est devenu un arbitre entre le gouvernement et sa majorité parlementaire et l’opposition. Compte tenu de la marge de manœuvre qu’il s’est octroyé par sa pratique du contrôle ainsi qu’il a été dit, il peut, au final, leur imposer son point de vue sur le contenu de la législation.

Ce pouvoir se manifeste particulièrement en cas d’alternance politique (VIIe et XIIe législature) qui génère une activité législative de rupture, alors que les membres de Conseil ont été majoritairement nommés par l’ancienne équipe au pouvoir.

Certes, il a toujours évité de se heurter de front à la nouvelle majorité tout en s’efforçant d’atténuer l’impact des lois les plus controversées, par exemple en renforçant les conditions d’indemnisation des actionnaires des entreprises nationalisées (déc. n° 81-132 DC du 16 janvier 1962), ou en atténuant les contraintes pesant sur les chefs d’entreprises (déc. n° 2014-612 DC du 25 mars 2014).

Il ne manque pas alors de rappeler de manière cathartique qu’il ne dispose pas « d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que le Parlement » tout en usant quand bon lui semble de son pouvoir de sanctionner l’erreur manifeste d’appréciation du Parlement qu’il apprécie discrétionnairement !

La décision n° 2014-709 DC relative à la délimitation des circonscriptions aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral est caractéristique. Il décide que la répartition des sièges entre les sections départementales n’est pas une erreur manifeste d’appréciation, alors que pour 99 999 habitants un département a 2 sièges (1 pour 49 999) et pour 100 000 habitants 4 sièges (1 pour 25000) !

Même si l’intervention du Conseil n’est que seconde par rapport à celle du Parlement et s’il doit justifier d’une référence constitutionnelle, son pouvoir paraît bien être de même nature.

La création de la Qpc n’a pas fait basculer le Conseil constitutionnel du côté du pouvoir judiciaire, bien au contraire, elle a renforcé son rôle législatif dans la mesure où, à son contrôle a priori antérieur, s’ajoute un contrôle a posteriori de la loi[23].

Certes, formellement, le traitement des Qpc se calque encore plus étroitement que le contrôle a priori sur la procédure judiciaire : respect du contradictoire, audience publique, présence et audition des avocats, mais il ne s’agit que d’un formalisme moins important que l’élargissement de l’influence du Conseil sur le contenu de la législation en vigueur.

En effet, si le traitement de la Qpc s’articule sur une instance juridictionnelle, il n’en a pas la nature et ne saurait être assimilé à une question préjudicielle car :

– la question doit être traitée avant même que le juge fasse son « office de juridiction »[24] ;

– l’extinction de l’instance avant que le Conseil ne statue ne le dessaisit pas ;

– si le juge au fond estime que le Conseil s’est déjà prononcé, même par son contrôle a priori, il refuse de lui transmettre la question ;

– le Conseil se prononce de manière déconnectée du litige que doit trancher le juge.

Ainsi, la saisine par Qpc n’est pas une procédure juridictionnelle, et son contrôle a posteriori n’est pas d’une nature différente de son contrôle a priori[25].

Si le Conseil déclare la loi inconstitutionnelle, elle est abrogée ou modifiée par une abrogation partielle avec, le cas échéant, un effet différé permettant au parlement de la remplacer, ce qui lui donnera l’occasion d’intervenir une nouvelle fois.

Autrement dit, suite à la décision sur Qpc, la législation se trouve modifiée du fait du Conseil.

Son rôle législatif se trouve donc renforcé du fait de la Qpc. D’ailleurs, si l’on se réfère à la riche histoire constitutionnelle française, la Qpc n’est pas sans rappeler la technique du référé législatif mis en place par les constitutions de 1791 et de 1795[26]. S’il y a un désaccord entre les juges sur l’application de la loi à un litige, la question « devra être soumise au Corps législatif, qui portera son décret déclaratoire de la loi auquel le Tribunal de cassation sera tenu de se conformer ».

Si la procédure n’est pas identique, l’esprit est le même, à savoir, qu’en cas de doute des juges sur le sens et l’applicabilité d’une loi, la juridiction suprême renvoie la question au législateur. Dans le cas de la Qpc, si le juge et en dernier lieu le juge suprême doute du bien fondé au regard de la Constitution, de l’application d’une loi au litige dont il est saisi, il s’en réfère au législateur, ici le Conseil constitutionnel, qui, au final, définit la règle législative applicable.

Ainsi, le mécanisme de la Qpc se comprend sans avoir besoin de recourir à une quelconque nature juridictionnelle du Conseil constitutionnel.

Si l’on attache de l’importance au respect de « la frontière entre la décision juridictionnelle et la décision politique »[27], il est nécessaire de reconnaître que celles du Conseil constitutionnel se situent du côté politique, ce qui conduit à s’interroger légitimement sur sa composition.

Dans un régime fondé sur la souveraineté nationale, il est nécessaire que ceux qui participent au pouvoir législatif, en soient, au moins indirectement, l’expression, et de ce point de vue, la désignation des membres du Conseil constitutionnel par des élus se justifie. Si l’on veut bien considérer que la nation ne se réduit pas au corps électoral du moment, la présence de droit des anciens présidents de la République, pourtant si critiquée, n’est pas aberrante.

Du reste, la référence au recours pour excès de pouvoir, qui a incontestablement inspiré le Conseil pour le contrôle de constitutionnalité des lois, conforte la situation actuelle.

Il ne faut pas oublier que la régularité des actes administratifs est appréciée par l’Administration elle-même[28]. Pourquoi la régularité des lois ne serait-elle pas appréciée par des personnes nommées par ceux qui sont chargés de proposer et de voter la loi ?

L’important est que le rôle d’arbitre des membres du Conseil Constitutionnel entre le Parlement et le gouvernement, la majorité et l’opposition, soit garanti, à la fois par leur indépendance et leur connaissance des enjeux politiques.

Finalement, les dispositions actuelles sur le Conseil constitutionnel ne sont pas si mauvaises et les modifier ne s’impose pas.


[1] L’expression est de Marcel Waline dans son introduction à la première édition de l’ouvrage Les grandes décisions du Conseil Constitutionnel (Gdcc) ; Paris, Sirey ; 1975. La même thèse est soutenue par les co-auteurs de l’ouvrage dans les éditions successives, Louis Favoreu et Loïc Philip, ainsi que par la plupart des auteurs écrivant sur le Conseil Constitutionnel.

[2] V. par exemple Larche Jean, « Le Conseil constitutionnel organe du pouvoir d’Etat » in Ajda ; 1972 ; p. 136.

[3] CC, déc. n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Loi constitutionnelle modifiant le régime de l’élection du président de la République.

[4] Goguel François, « Le Conseil constitutionnel » in Rdp ; 1979 ; p. 5 et s. et Luchaire François, « Le Conseil constitutionnel est-il une juridiction » in Rdp ; 1979 ; p. 27 et s.

[5] Op. cit. ; p. 52.

[6] Sur ces notions, v. infra.

[7] Rousseau Dominique, Droit du contentieux constitutionnel ; Paris, Montchrestien ; 2010 ; 9e éd., p. 47.

[8] Dord Olivier, « La Qpc et le parlement : une bienveillance réciproque » in Les Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel (Nccc) ; Paris, Dalloz ; 2013 ; n° 38, p. 36.

[9] L’expression de « co-législateur organique » se rencontre sous la plume de Georges Bergougnous : « Le Conseil Constitutionnel et le législateur » in Nccc ; op. cit. ; p. 12.

[10] Sur cette question de l’interprétation des textes juridiques, v. notamment :

– Amselek Paul, « Norme et Loi » in Archives de philosophie de droit ; 1980 ; t. 25, p. 89-107.

– Côte Pierre-André, « Le mot “chien” n’aboie pas : réflexions sur la matérialité de la loi » in Mélanges Paul Amselek ; Bruxelles, Bruylant ; 2005 ; p. 279.

– Troper Michel, « Les effets du contrôle de constitutionnalité des lois sur le droit matériel » in ibid. ; p. 751.

[11] Troper Michel, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supralégalité constitutionnelle » in Recueil d’études en hommage à Charles Eisenmann ; Paris, éd. Cujas ; 1975 ; p. 133.

[12] V. CC, n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Loi de nationalisation et CC, n° 82-139 DC du 11 février 1982, Loi de nationalisation.

[13] Expression de Bernard Chenot devant l’Académie des sciences morales et politiques citée par Bergougnous Georges, Nccc ; op. cit. ; p. 15.

[14] Sur les notions de parlementarisme dualiste et moniste, v. notamment Hauriou André, Droit constitutionnel et institutions politiques ; Paris, Montchrestien ; 1968 ; p. 678.

[15] CC, déc. n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, préc.

[16] Jean-Eric Gicquel écrit que « le Conseil constitutionnel entretient avec le mandat parlementaire des relations nourries, diversifiées et subtiles » ; « Le Conseil constitutionnel et le mandat parlementaire » in Nccc ; 2013 ; n° 38 ; p. 82.

[17] Dumas Roland, Politiquement incorrect, secrets d’Etat et autres confidences ; Paris, Le Cherche Midi ; 2015 ; p. 483.

[18] On notera que le seul compte de campagne d’un candidat à la présidence de la République déclaré irrégulier fut jusqu’à présent, celui d’un battu, ce qui est « politiquement correct ».

[19] CC, déc. n° 71-44 DC du 1er juillet 1901, Liberté d’association.

[20] CC, déc. n° 82-143 DC du 30 juillet 1982, Loi sur le blocage des prix.

[21] V. l’argumentation du Conseil constitutionnel, Considérant 11 et le commentaire de Louis Favoreu et Loïc Philip in Gdcc ; 4e éd.

[22] Chiffres cités par Benetti Julie, « La saisine parlementaire au titre de l’article 16 de la constitution » in Nccc ; 2013 ; n° 38, p. 98.

[23] Sur la question de la Qpc, v. le dossier « La question prioritaire de constitutionnalité » in Nccc ; 2010 ; n° 29.

[24] Guillaume Marc, Nccc ; op. cit. ; p. 22.

[25] C’est un « contrôle a priori bis » selon l’expression de Xavier Magnon in Ajda ; 20 septembre 2010.

[26] Chapitre V article 21 pour la première, article 256 pour la seconde.

[27] Dord Olivier, op. cit.

[28] ) L’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat, formation de jugement suprême, ne comprend qu’une minorité de membres de la section du contentieux.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

La théorie de l’Instituion entre les docteurs Schmitz, Sorbara & Hauriou !

Voici la 37e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du premier livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui du commentaire par Mme Julia Schmitz (avec la complicité du prof. Sorbara) de La théorie de l’Institution & de la Fondation – essai de vitalisme social- par le doyen Maurice Hauriou.

Volume I :
Miscellanées Maurice Hauriou

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina)

– Nombre de pages : 388
– Sortie : décembre 2013
– Prix : 59 €

  • ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
  • ISSN : 2272-2963

La théorie de l’Institution
& de la Fondation
– essai de vitalisme social-
par Maurice HAURIOU

in 4e des Cahiers de la Nouvelle journée
(La cité moderne et les transformations du droit), 1925 (p. 02 et s.).

Les institutions représentent dans le droit, comme dans l’histoire, la catégorie de la durée, de la continuité et du réel ; l’opération de leur fondation constitue le fondement juridique de la société et de l’Etat. La théorie juridique de l’institution, qui serre de près la réalité historique, a été lente à s’organiser. Elle n’a trouvé sa véritable assiette que lorsque le terrain a été déblayé par la querelle du contrat social et par celle de l’objectif et du subjectif. La querelle du contrat social et de l’institution est maintenant jugée. Rousseau avait imaginé que les institutions sociales existantes étaient viciées parce que fondées sur la force pure et qu’il fallait les renouveler par le contrat social instrument d’un libre consentement. Il avait confondu la force avec le pouvoir. Les institutions sont fondées grâce au pouvoir, mais celui-ci laisse place à une forme du consentement ; si la pression qu’il exerce ne va pas jusqu’à la violence, l’assentiment donné par le sujet est valable juridiquement : coactus voluit, sed voluit. Tout le monde est d’accord aujourd’hui que le lien social étant naturel et nécessaire, ne saurait être analysé qu’en un coactus volui.

L’institution est donc sortie triomphante de cette première épreuve, mais une autre l’attendait : la querelle de l’objectif et du subjectif. Le premier débat avait servi à préciser le degré de consentement qui subsiste dans les institutions, le second allait servir à déterminer le degré d’objectivité, c’est-à-dire d’existence propre, qu’il y a en elles.

Autant il nous serait inutile de revenir sur la querelle du contrat social, autant il sera utile, au contraire, d’exposer celle de l’objectif, qui n’est pas complètement vidée, et laquelle la théorie de l’institution, qui s’est achevée pendant le débat, vient peut-être apporter une solution. Cet exposé nous tiendra lieu d’introduction.

Des définitions préalables sont nécessaires.

Les juristes entendent par droit subjectif tout ce qui, dans le droit, se maintient par la volonté consciente de sujets déterminés, par exemple, les situations contractuelles, les dispositions testamentaires dites de dernière volonté : ils entendent, au contraire, par droit objectif tout ce qui, dans le droit, se maintient sans le secours de la volonté consciente de sujets déterminés et qui, ainsi, semble se maintenir par soi-même, par exemple une règle de droit coutumière.

Si l’on va au fond des choses, les situations juridiques qui semblent se maintenir par elles-mêmes sont, en réalité, liées à des idées qui persistent d’une façon subconsciente dans les esprits d’un nombre indéterminé d’individus. Les idées subconscientes sont celles qui vivent dans les cadres de notre mémoire sans être actuellement, pour nous, des volontés conscientes ; ce sont des idées que nous avons perçues, que nous avons emmagasinées, puis que nous avons perdues de vue ; elles vivent cependant en nous et même elles influent à notre insu sur nos jugements et sur nos actes, de la même façon que peut agir l’ambiance des objets familiers. Ce sont des objets qui habitent en nous.

Ainsi, le subjectif se maintient par nos volontés conscientes et l’objectif par nos idées subconscientes. Cela dit, abordons l’exposé de la querelle du droit subjectif et du droit objectif.

Depuis toujours, et instinctivement, les juristes avaient admis, dans le système juridique, la coexistence d’éléments subjectifs et d’éléments objectifs : la personnalité juridique, les droits subjectifs, les actes juridiques constituaient le premier groupe ; l’ordre public et ce qu’on appelait la « réglementation », c’est-à-dire, la masse des lois, des règlements et des coutumes, constituaient le second. Ce dualisme, correspondant à celui de la volonté consciente et de l’idée subconsciente, constituait un sage compromis.

Vers le milieu du dix-neuvième siècle, ce compromis fut dénoncé par l’organisation d’un système ultra-subjectiviste qui, cinquante ans plus tard, provoqua la formation d’un système ultra-objectiviste et c’est ainsi que s’engagea la querelle.

Le système subjectiviste s’édifia sur la base de la personnalité juridique, en annexant aux personnes individuelles les personnes morales corporatives et, la plus notable de toutes, la personne Etat. On eut la prétention de faire de ces personnes et de leurs volontés subjectives le support de toutes les situations juridiques durables et même des normes des règles du Droit. Des auteurs allemands, Gerber, Laband, Jellinek, pour faire entrer de force la « réglementation » dans le système du droit subjectif, imaginèrent de ramener les règles du droit à des volontés subjectives de la personne Etat.

En ce qui concernait les règles légales, la conception n’était pas nouvelle : Rousseau avait déjà défini la loi comme étant l’expression de la volonté générale, laquelle paraît bien, dans sa pensée, avoir signifié la volonté de la personne Etat. Mais cette conception était restée dans le domaine de la philosophie politique et c’était une imprudence à des juristes de la transporter dans le domaine du droit en la généralisant. Si les lois et les règlements élaborés par des organes de l’Etat pouvaient, à la rigueur, être considérés comme des volontés conscientes de celui-ci, ou, tout au moins, comme des volontés du législateur ou du gouvernement, en revanche, il était bien impossible de rattacher à la volonté de l’Etat les règles coutumières, qui ne sont l’œuvre d’aucun organe étatique, et dont beaucoup sont antérieures à l’âge de l’Etat moderne. Sans doute, au milieu du dix-neuvième siècle, l’âge de la coutume pouvait sembler révolu ; en France, elle avait été abolie comme source du droit par le code civil, en Allemagne, elle paraissait condamnée, mais c’était une illusion, en Allemagne même elle allait faire un retour offensif lors de la rédaction du nouveau code civil et, dans tous les pays Anglo-Saxons, sous le nom de common-law, la coutume générale demeurait extrêmement vivante. La tentative d’accaparement de toute la réglementation par le droit subjectif devait donc échouer.

Il y avait un autre écueil. L’Etat n’a pas toujours existé, c’est une formation politique de fin de civilisation ; les sociétés humaines ont vécu bien plus longtemps sous le régime des clans, des tribus, des seigneuries féodales que sous le régime d’Etat. Avec ces formations primaires, ou bien le droit était coutumier, ou bien il émanait du pouvoir du chef, en aucun cas, il n’était l’expression de la volonté de personnes morales qui n’existaient pas. Fallait-il aller jusqu’à dire que le droit du clan ou le droit tribal ou le droit seigneurial n’étaient pas du droit véritable ou, plus simplement, qu’avant l’avènement de l’Etat la règle de droit n’existait sous aucune forme ?

C’est même jusqu’à l’avènement de la personnalité morale de l’Etat que la règle de droit n’eût pas existé, puisqu’elle devait être une volonté subjective de celle-ci. Or, les Etats passent généralement par une longue période de formation politique avant que n’apparaisse leur personnalité juridique ; pendant cette longue période, le droit de l’Etat lui-même n’eût pas existé. Cette conséquence ne fit pas reculer Jellinek qui déclara :
« la naissance, la vie et la mort des Etats ne relèvent que de l’histoire », c’est-à-dire, tout ce qui n’est pas manifestation de volonté de la personne morale Etat ne relève pas du Droit.

L’offensive dirigée contre la réglementation devait d’autant plus se retourner contre le système subjectiviste que celui-ci cachait plus d’une faiblesse. Il prétendait assurer la continuité des situations juridiques en les faisant soutenir par les personnes juridiques, or il n’avait pas une bonne théorie de la personnalité. Il faisait un effort pour échapper à la doctrine de la fiction en ce qui concernait les personnes corporatives, mais, en donnant à toute personnalité le substratum de la puissance de volonté (Willensmacht), d’abord, il n’en expliquait pas d’une façon convaincante la continuité, car la puissance de volonté peut être entendue comme discontinue, ensuite, il tombait dans le piège d’une objection dirimante ; il ne pouvait justifier la personnalité reconnue à l’infans et au fou, qui n’ont pas de volonté raisonnable.

La critique avait beau jeu et une réaction était inévitable qui allait être la revanche de l’objectif. Par une sorte de logique des choses, le nouveau système allait prendre pied dans cette « réglementation » si maladroitement annexée au droit subjectif. Ce fut le système de la règle de droit objective de Léon Duguit.

La thèse nouvelle fut aussi absolue que celle à laquelle elle s’opposait. Ce fut le tout à l’objectif dressé contre le tout au subjectif. La règle de droit, considérée comme chose existant en soi, devint le support de toute existence juridique, à la place de la personne juridique niée et rejetée comme un concept sans valeur, non seulement en ce qui concerne les institutions corporatives, mais même en ce qui concerne les individus ; il n’y eut plus de centre subjectif de droits subjectifs, toute vertu juridique fut concentrée en la règle de droit ; les actes des hommes ne purent produire d’effet de droit que par leur conformité à la règle ; l’application de la règle de droit ne produit, d’ailleurs, en principe, que des situations juridiques objectives, sauf lorsqu’elle-même admet l’intervention d’actes individuels qui, avec sa permission, engendrent de brèves situations subjectives ; la masse des situations objectives, par leur nombre et par leur durée, l’emporte de beaucoup en importance sur celle des situations subjectives et des droits subjectifs qui en naissent.

Ce système du droit objectif n’était pas venu seul, il avait suivi le flot propice du système sociologique de Durkheim qui, lui aussi, plaçait l’objectif au-dessus de tout en établissant le milieu social au-dessus des consciences individuelles ; la parenté est évidente ; la règle de droit n’était elle-même qu’un produit du milieu social, une règle acceptée comme obligatoire par « la masse des consciences », la masse des consciences assumait la direction du droit à la place de la conscience individuelle.

Le système est, d’ailleurs, inacceptable parce qu’il dépasse le but. Il ne se borne pas à faire de la règle de droit un élément de continuité pour les institutions sociales, il prétend en faire l’élément formateur ; or, s’il est vrai que les règles de droit sont, pour les institutions, un élément de conservation et de durée, on ne saurait en conclure qu’elles soient l’agent de leur création. C’est là tout le problème : il s’agit de savoir où se trouve, dans la société, le pouvoir créateur ; si ce sont les règles du droit qui créent les institutions ou si ce ne sont pas plutôt les institutions qui engendrent les règles du droit, grâce au pouvoir de gouvernement qu’elles contiennent. C’est sur cette question de l’initiative et de la création que le système de la règle de droit objective vient échouer ; admettre la création des institutions sociales par la règle de droit serait admettre leur création par le milieu social, qui est censé créer la règle de droit elle-même. C’est là une contre-vérité par trop évidente ; le milieu social n’a qu’une force d’inertie qui se traduit par un pouvoir de renforcement des initiatives individuelles quand il les adopte ou, au contraire, d’inhibition et de réaction quand il les réprouve, mais il n’a par lui-même aucune initiative ni aucun pouvoir de création ; il est impossible qu’il sorte de lui une règle de droit créatrice qui, par hypothèse, serait antérieure à ce qu’il s’agirait de créer. Ajoutons, d’ailleurs, que le milieu social fût-il doué d’un pouvoir créateur, la règle de droit serait un déplorable instrument de création, parce que c’est un principe de limitation qu’il y a en elle. Les règles du droit sont des limites transactionnelles imposées aux prétentions des pouvoirs individuels et à celles des pouvoirs des institutions ; ce sont des règlements anticipés de conflits. Les définitions révolutionnaires font nettement apparaître ce caractère : « l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance des mêmes droits, ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi » (Déclaration des droits, article 4). Ainsi le rôle du législateur est celui d’un agrimentor qui pose des bornes entre des champs d’activité ; les lois organiques des libertés individuelles, la loi sur la presse, la loi sur les associations, les lois sur la liberté de l’enseignement, toutes les lois civiles sur la liberté des contrats ou sur le libre usage de la propriété individuelle, même dans celles de leurs dispositions qui paraissent constructives, ne sont en réalité que des bornes et des limites. De là, la maxime traditionnelle de l’ordre individualiste que « tout ce qui n’est pas défendu par la loi est permis », ou mieux, que « tout ce qui n’est pas défendu par la loi, et qui est œuvre de volonté individuelle, est valable juridiquement » (Déclaration des droits, articles 4 et 5).

Nous aurons plus loin l’occasion de revenir sur ces idées fondamentales, nous en avons assez dit pour le moment. On saisit tout ce que le système de la règle de droit contient de dangereuses contre-vérités ; il faudrait désormais poser le principe inverse de celui sur lequel a toujours reposé l’ordre individualiste et dire : « tout ce qui n’est pas permis par la règle de droit ou tout ce qui n’est pas conforme à une règle de droit préexistante est inefficace juridiquement ». Outre le caractère nettement anti-individualiste d’un pareil principe, il convient de remarquer son infécondité ; toutes les créations nouvelles de la pratique sociale resteraient en dehors du droit pendant un nombre indéterminé d’années parce que, n’étant plus conformes à la règle de droit ancienne, et n’étant pas davantage conformes à une règle de droit nouvelle qui ne naîtra que lorsque le milieu social se sera ému, elles resteraient entre deux selles.

On touche du doigt l’erreur fondamentale de toute cette construction : elle consiste à prendre la réaction pour l’action et la durée pour la création ; ce sont les éléments subjectifs qui sont les forces créatrices et qui sont l’action ; les éléments objectifs, la règle de droit, le milieu social, l’ordre public, ne sont que des éléments de réaction, de durée et de continuité ; attribuer aux uns le rôle des autres, c’est mettre la maison à l’envers.

Il faut renvoyer dos à dos le système du tout au subjectif et celui du tout à l’objectif, l’un a pris l’action pour la durée et l’autre la durée pour l’action. D’ailleurs, par une aventure assez plaisante, tous les deux ont été conduits à reléguer dans l’histoire des éléments importants qu’ils ne savaient comment faire entrer dans leur construction juridique. Le système subjectiviste a déclaré que la naissance des Etats n’appartient qu’à l’histoire, ce qui est retrancher du Droit l’opération de leur fondation ; le système objectiviste, de son côté, est conduit à admettre que la formation des règles du Droit n’appartient qu’à l’histoire, puisque la règle n’a rien de juridique jusqu’à ce qu’elle soit acceptée comme obligatoire par la masse des consciences, ce qui demande du temps. Des deux côtés, l’opération de fondation est laissée pour compte, aussi bien celle de la fondation des Etats que celle de la fondation des règles de droit ; on relègue ainsi hors du droit les fondements du Droit, car, d’une part, nous l’avons déjà observé, les fondements ne sont que des fondations continuées, et d’autre part, on admettra bien que le fondement de l’Etat et celui de la règle de Droit sont des fondements du Droit. En vertu de la logique qui gouverne les mouvements d’idées, il était naturel que la théorie de l’institution et de la fondation, qui succède historiquement aux systèmes subjectiviste et objectiviste, prît pied dans la matière de la fondation des institutions, que les deux systèmes antagonistes avaient également sacrifiée ; son objet essentiel est de démontrer que la fondation des institutions présente un caractère juridique et qu’à ce point de vue les fondements de la durée juridique sont eux-mêmes juridiques. Elle a, d’ailleurs, profité de la querelle du subjectif et de l’objectif : elle admet le dualisme de ces états, car elle voit, dans cette opposition, moins des éléments tranchés que des états différents, par lesquels peuvent passer, suivant les moments, soit une institution corporative, soit une règle de droit.

Les grandes lignes de cette nouvelle théorie sont les suivantes : une institution est une idée d’œuvre ou d’entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social ; pour la réalisation de cette idée, un pouvoir s’organise qui lui procure des organes ; d’autre part, entre les membres du groupe social intéressé à la réalisation de l’idée, il se produit des manifestations de communion dirigées par les organes du pouvoir et réglées par des procédures.

Il y a deux types d’institutions, celles qui se personnifient et celles qui ne se personnifient pas. Dans les premières, qui forment la catégorie des institutions-personnes ou des corps constitués (Etats, associations, syndicats, etc.), le pouvoir organisé et les manifestations de communion des membres du groupe s’intériorisent dans le cadre de l’idée de l’œuvre : après avoir été l’objet de l’institution corporative, l’idée devient le sujet de la personne morale qui se dégage dans le corps constitué. Dans les institutions de la seconde catégorie, qu’on peut appeler des institutions-choses, l’élément du pouvoir organisé et des manifestations de communion des membres du groupe ne sont pas intériorisés dans le cadre de l’idée de l’œuvre, ils existent cependant dans le milieu social, mais restent extérieurs à l’idée ; la règle de droit établie socialement est une institution de ce second type ; elle est une institution parce qu’en tant qu’idée elle se propage et vit dans le milieu social, mais, visiblement, elle n’engendre pas une corporation qui lui soit propre ; elle vit dans le corps social, par exemple dans l’Etat, en empruntant à celui-ci son pouvoir de sanction et en profitant des manifestations de communion qui se produisent en lui. Elle ne peut pas engendrer de corporation parce qu’elle n’est pas un principe d’action ou d’entreprise, mais, au contraire, un principe de limitation.

Les institutions naissent, vivent et meurent juridiquement ; elles naissent par des opérations de fondation qui leur fournissent leur fondement juridique en se continuant ; elles vivent d’une vie à la fois objective et subjective, grâce à des opérations juridiques de gouvernement et d’administration répétées, et, d’ailleurs, liées par des procédures ; enfin, elles meurent par des opérations juridiques de dissolution ou d’abrogation. Ainsi, elles occupent juridiquement la durée et leur chaîne solide se croise avec la trame plus légère des relations juridiques passagères. Nous étudierons, seulement, les institutions-personnes ou institutions corporatives, nous analyserons leurs éléments et observerons leur vie. On pourrait faire la même étude pour les institutions-choses, particulièrement pour les règles de droit. L’espace nous manquerait pour ce second exposé ; nous nous bornerons à signaler, chemin faisant, les différences essentielles qui les séparent des institutions corporatives.

I.

Les éléments de toute institution corporative sont, nous le savons, au nombre de trois : 1° l’idée de l’œuvre à réaliser dans un groupe social ; 2° le pouvoir organisé mis au service de cette idée pour sa réalisation ; 3° les manifestations de communion qui se produisent dans le groupe social au sujet de l’idée et de sa réalisation.

Rappelons aussi que, pour nos institutions, il se produit un phénomène d’incorporation, c’est-à-dire d’intériorisation de l’élément pouvoir organisé et de l’élément manifestations de communion des membres du groupe, dans le cadre de l’idée de l’œuvre à réaliser, et que cette incorporation conduit à la personnification. Elle y conduit d’autant plus aisément qu’en réalité le corpus, qui résulte de l’incorporation, est lui-même déjà un corps très spiritualisé ; le groupe des membres y est absorbé dans l’idée de l’œuvre, les organes y sont absorbés dans un pouvoir de réalisation, les manifestations de communion sont des manifestations psychiques. Sous cet aspect, tous ces éléments sont plus spirituels que matériels, et ce corps est de nature psycho-physique.

I.

L’élément le plus important de toute institution corporative est celui de l’idée de l’œuvre à réaliser dans un groupement social ou au profit de ce groupement. Tout corps constitué est pour la réalisation d’une œuvre ou d’une entreprise. Une société anonyme est la mise en action d’une affaire, c’est-à-dire d’une entreprise de spéculation ; un hôpital est un établissement constitué pour la réalisation d’une idée charitable ; un Etat est un corps constitué pour la réalisation d’un certain nombre d’idées, dont les plus accessibles sont ramassées dans la formule suivante : « protectorat d’une société civile nationale, par une puissance publique à ressort territorial, mais séparée de la propriété des terres, et laissant ainsi une grande marge de liberté pour les sujets ».

Il ne faut pas confondre l’idée de l’œuvre à réaliser qui mérite le nom « d’idée directrice de l’entreprise » avec la notion du but, ni avec celle de la fonction. L’idée de l’Etat, par exemple, est bien autre chose que le but de l’Etat ou la fonction de l’Etat.

Une première différence entre le but d’une entreprise et l’idée directrice de celle-ci, c’est que le but peut être considéré comme extérieur à l’entreprise, tandis que l’idée directrice est intérieure à celle-ci. Une seconde différence, liée à la première, est que, dans l’idée directrice, il y a un élément de plan d’action et d’organisation en vue de l’action qui dépasse singulièrement la notion du but. Quand on dit de l’idée de l’Etat qu’elle est celle du protectorat de la société civile nationale, l’idée du protectorat éveille celle d’une certaine organisation et d’un certain programme d’action ; si l’on parlait du but de l’Etat, on dirait qu’il est la protection de la société civile nationale, ce qui n’éveillerait plus que l’idée d’un résultat ; la différence entre le programme d’action et le résultat traduit bien celle qui existe entre l’idée directrice et le but. Il ne serait, même pas exact d’assimiler l’idée directrice avec l’idée du « but à atteindre », car la première exprime à la fois le but et les moyens à employer pour l’atteindre, tandis que la seule idée du but ne vise pas les moyens.

Il ne faut pas non plus confondre l’idée de l’œuvre à réaliser par une institution avec la fonction de cette institution. L’idée de l’Etat dépasse singulièrement la notion des fonctions de l’Etat. La fonction n’est que la part déjà réalisée ou, du moins, déjà déterminée de l’entreprise ; il subsiste dans l’idée directrice de celle-ci une part d’indéterminé et de virtuel qui porte au-delà de la fonction. La séparation des deux domaines est frappante dans l’Etat ; il y a le domaine de la fonction qui est celui de l’administration et du train déterminé des services, il y a aussi le domaine de l’idée directrice qui est celui du gouvernement politique, lequel travaille dans l’indéterminé. Et c’est un fait que le gouvernement politique passionne les citoyens bien plus que la marche de l’administration, de telle sorte que ce qu’il y a d’indéterminé dans l’idée directrice a plus d’action sur les esprits que ce qui est déterminé sous forme de fonction.

L’idée directrice des institutions corporatives autres que l’Etat ne saurait non plus être ramenée à celle de fonction déterminée. Notre droit positif a eu, pendant longtemps, l’illusion de croire possible cette réduction ; le droit administratif a essayé de parquer dans une spécialité officielle les établissements religieux et charitables en ce qui concerne l’acceptation des libéralités avec charges ; on refusait à une fabrique d’église l’autorisation d’accepter une libéralité à charge d’aumônes, à un hôpital l’autorisation d’en accepter une à charge d’ouverture d’école, etc. Le droit commercial, de son côté, professait une sorte de spécialité des sociétés de commerce déterminée par leurs statuts et l’immutabilité de ces statuts ; lorsque les compagnies des grands réseaux créèrent des hôtels Terminus dans les gares, on se demanda si elles ne sortaient pas de leur spécialité.

Des idées plus larges ont prévalu, les hôtels Terminus sont restés ouverts ; la modification des statuts des sociétés a été largement admise ; la spécialité des établissements publics a été considérée comme une pure règle de police administrative, d’ailleurs discutable. Là encore, le caractère indéterminé de l’idée directrice l’a emporté sur la spécialité de la fonction déterminée. Les Anglais, quant à eux, ont complètement écarté la spécialité fonctionnelle pour leurs sociétés de commerce, toute société a vocation pour entreprendre n’importe quelle espèce de spéculation commerciale, parce que son idée directrice est la spéculation.

L’idée directrice de l’œuvre, qui dépasse ainsi les notions de but et de fonction, serait plus justement identifiée avec la notion d’objet. L’idée de l’entreprise est l’objet de l’entreprise, car l’entreprise a pour objet de réaliser l’idée. Elle est si bien l’objet de l’entreprise que c’est par elle et en elle que l’entreprise va s’objectiver et acquérir une individualité sociale. C’est l’idée de l’entreprise, en effet, qui, en se propageant dans les mémoires d’un nombre indéterminé d’individus, va vivre dans leur subconscient d’une vie objective, la Banque de France, la Ville de Paris, l’Etat lui-même.

L’idée se créera des adhérents plus proches dans le groupe des gens intéressés à la réalisation de l’entreprise parce qu’ils seront actionnaires ou sujets ; même dans ce groupe plus immédiat des intéressés, elle sera encore d’ordinaire à l’état objectif dans le subconscient. Sans doute, elle passera par intervalles à l’état subjectif dans des manifestations de volonté conscientes, mais ce sera, en apparence du moins, d’une façon discontinue, tandis que la hantise de l’idée objective, dans le subconscient de la mémoire, sera continue.

Il n’est pas douteux que l’idée objective ne sera pas classée dans toutes les mémoires avec la même interprétation. Il faut distinguer soigneusement l’idée, envisagée en elle-même, et les concepts subjectifs par l’intermédiaire desquels elle est perçue par les esprits. Chaque esprit réagit sur l’idée et s’en fait un concept. Les thèmes éternels de la passion aux prises avec le devoir ou la raison ne sont pas traités par Racine comme ils l’avaient été par Sophocle ou Euripide ; une tragédie de Racine n’est ni jouée ni comprise au vingtième siècle de la même façon qu’au dix-septième siècle. Il en est de même de l’idéal de la justice, il a été conçu de bien des façons successives. On ne peut pas dire, cependant, qu’il n’y ait rien de persistant, de réel et d’objectif dans l’idée de la justice, pas plus que dans celle du devoir ou dans celle de l’amour.

Malgré la glose subjective dont l’enveloppent les concepts de chacun des adhérents, une idée d’œuvre qui se propage dans le milieu social possède une existence objective et c’est, d’ailleurs, cette réalité-là qui lui permet de passer d’un esprit à un autre et de se réfracter différemment dans chacun sans cependant se dissoudre et s’évanouir.

On doit, se demander si cette nature objective de l’idée est originaire et foncière. Si l’idée était la création subjective de l’esprit d’un individu déterminé, on ne concevrait guère comment elle pourrait acquérir le caractère objectif qui lui permettrait de passer dans un autre esprit. Du moment que les idées passent d’un esprit à un autre, elles doivent avoir, dès le début, une nature objective. En réalité, il n’y a pas des créateurs d’idées, il y a seulement des trouveurs. Un trouvère, un poète inspiré rencontre une idée à la façon dont un mineur rencontre un diamant : les idées objectives existent d’avance dans le vaste monde, incorporées aux choses qui nous entourent ; dans des moments d’inspiration, nous les trouvons et les débarrassons de leur gangue.

Ces aperçus sur l’objectivité originaire et foncière des idées, sur lesquels nous n’insistons pas, ne doivent pas nous faire oublier l’étude du groupe humain qui, dans une institution corporative, est intéressé à la réussite de l’idée directrice de l’entreprise. Il n’y a pas d’institution corporative sans un groupe d’intéressés, dans l’Etat le groupe des sujets et des citoyens, dans le syndicat le groupe des syndiqués, dans la société anonyme le groupe des actionnaires. Ce groupement peut être déterminé en partie par la contrainte d’un pouvoir, mais l’ascendant de l’idée de l’œuvre et l’intérêt que les membres ont à sa réalisation jouent un grand rôle en ce qu’ils expliquent ce que les adhésions ont de volontaire. Il s’agit ici d’adhérents qui courent un risque personnel dans la réalisation ou la non réalisation de l’entreprise.

Ce groupe des intéressés est, avec les organes du gouvernement, le porteur de l’idée de l’entreprise. En ce sens, on doit reconnaître que le groupe des membres de l’Etat est, en même temps, celui des sujets de l’idée d’Etat et cette observation donne au mot « sujet » une grande profondeur de signification ; cela veut dire que chaque ressortissant porte en lui l’idée de l’Etat et qu’il est le sujet de cette idée, parce qu’il a les risques et la responsabilité de sa réussite. Le sujet d’un Etat est, en somme, comme un actionnaire de l’entreprise de l’Etat. Et c’est cette situation du sujet qui engendre à la longue sa qualité de citoyen, parce qu’étant exposé aux risques de l’entreprise, il est juste qu’il acquière, en retour, un droit de contrôle et de participation au gouvernement de celle-ci.

Par cette analyse des caractères du groupe des intéressés, nous rejoignons les idées qu’avait exposées Michoud dans sa Théorie de la personnalité morale, dès 1906, avec cette différence essentielle, cependant, que le groupe des intéressés n’est pas pour nous le seul porteur de l’idée de l’Etat, ou de l’idée de l’entreprise corporative, quelle qu’elle soit, qu’il y a aussi les organes de gouvernement avec leur pouvoir, ce qui, d’ailleurs, explique que l’idée de l’Etat ait à son service un pouvoir de gouvernement autonome qui s’impose aux citoyens eux-mêmes et auquel ils ne font que participer.

II.

Le second élément de toute institution corporative est, en effet, un pouvoir de gouvernement organisé qui est pour la réalisation de l’idée de l’entreprise et à son service. C’est ce qu’on appelle couramment l’organisation de l’institution, mais il est essentiel d’interpréter l’organisation en un pouvoir organisé, parce que le pouvoir étant lui-même une forme de la volonté, les organes n’étant plus envisagés que comme des pouvoirs de volonté, cela spiritualise l’élément humain de l’organisation.

Les bases de l’organisation du pouvoir de gouvernement sont elles-mêmes toutes spirituelles, elles se ramènent à deux principes, celui de la séparation des pouvoirs et celui du régime représentatif.

Toute séparation des pouvoirs est une séparation des compétences, choses spirituelles ; dans la séparation de l’Etat moderne, le pouvoir exécutif a la compétence intuitive de la décision exécutoire, le pouvoir délibérant la compétence discursive de la délibération et le pouvoir de suffrage celle de l’assentiment. Sans doute, ces compétences sont confiées à des organes humains, mais la meilleure preuve que les organes sont subordonnés aux compétences, c’est la pluralité des organes qui doivent se concerter entre eux pour exercer le même pouvoir ; pour l’exercice du pouvoir exécutif, le Président de la République et les ministres, pour l’exercice du pouvoir délibérant, les deux Chambres, pour celui du pouvoir de suffrage, les électeurs d’une circonscription.

C’est à cette séparation des pouvoirs, qui entraîne une séparation plus grande encore des organes, que le pouvoir doit de n’être pas une simple force, d’être, au contraire, un pouvoir de droit susceptible de créer du droit ; les séparations assurent la suprématie des compétences sur le pouvoir de domination vers lequel, sans cette précaution, les organes seraient portés.

Le principe du régime représentatif répond à un autre besoin. Il faut que le pouvoir de gouvernement d’une institution corporative agisse au nom du corps, que ses décisions puissent être considérées comme celles du corps lui-même ; un corps n’est rien sans ses organes et il ne veut que par eux, mais il faut que ceux-ci veuillent pour lui et non pas pour eux-mêmes. Ce difficile problème est résolu par le principe représentatif, qui,
lui-même, repose tout entier sur l’idée de l’œuvre à réaliser. Cette idée directrice est supposée commune aux organes du gouvernement et aux membres du groupe. Toute la technique de l’organisation représentative consistera à assurer dans les faits la réalité de cette vision commune, d’une façon continue si c’est possible, tout au moins d’une façon périodique.

La subordination de la volonté dirigeante à l’idée de l’œuvre à réaliser peut se produire spontanément dans la conscience hautaine d’un prince absolu, comme dans la conscience assouplie d’un ministre soumis à l’élection populaire ; l’élection n’est pas de l’essence du régime représentatif, mais elle est un élément naturel de sa technique, parce qu’elle paraît une garantie de la communauté de vue entre les gouvernants et les membres du corps.

Le pouvoir de gouvernement d’une institution n’observe pas toujours l’attitude de docilité et de conformisme que nous venons d’esquisser ; l’histoire des Etats et même de quelques institutions privées enseigne que trop souvent les pouvoirs dirigeants se détournent de la préoccupation du bien commun pour obéir à des mobiles égoïstes ; mais, à l’envisager de haut, cette histoire prouve deux choses : d’abord, que le pouvoir de gouvernement est une force d’action spontanée et non pas seulement l’appel d’une fonction à remplir, puisque trop souvent cette force d’action s’insurge contre sa
fonction ; ensuite, cette histoire révèle la puissance d’ascendant de l’idée de l’œuvre à réaliser, puisque lentement, mais sûrement et progressivement, même dans l’Etat, les passions fougueuses des gouvernants ont fini par s’assujettir à son service ; sans doute, les mécanismes constitutionnels y ont aidé, mais ces mécanismes eux-mêmes, ou bien n’auraient pas été créés, ou bien n’auraient servi de rien, s’ils n’avaient pas été soutenus par un esprit public pénétré de l’idée de l’Etat.

La soumission volontaire à certaines idées directrices de la part des gouvernants ne saurait être mieux illustrée que par l’exemple de la soumission des chefs militaires au pouvoir civil dans les Etats modernes. Cette subordination de la force armée, si contraire à la nature des choses, n’aurait jamais pu être obtenue par de simples mécanismes constitutionnels. Elle est le résultat d’une mentalité créée par l’ascendant d’une idée, celle du régime civil liée à celle de la paix, considérée comme constituant l’état normal. Déjà en 1896, dans un chapitre de notre Science Sociale Traditionnelle, nous signalions cet ascendant pris par l’idée directrice sur le pouvoir, nous l’appelions le phénomène de l’institution et nous insistions sur le caractère de bonification morale des organisations fondées sur le pouvoir, que cette notion présente.

III.

Il nous reste à mettre en ligne un dernier élément de l’institution corporative qui est la manifestation de communion des membres du groupe et aussi des organes de gouvernement, soit en l’idée de l’œuvre à réaliser, soit en celle des moyens à employer. Ce phénomène de communion, auquel nous avons fait allusion déjà et grâce auquel l’idée directrice de l’œuvre passe momentanément à l’état subjectif, doit être étudié dans sa réalité phénoménale.

Là où il est le plus saisissable, c’est dans les grands mouvements populaires, qui accompagnent la fondation d’institutions politiques et sociales nouvelles ; la fondation des communes au moyen âge a été accompagnée de grandes crises morales qui soulevaient les populations au cri de « communion, communion »; la formation des syndicats, à la fin du dix-neuvième siècle, a provoqué dans la classe ouvrière le même mouvement d’union ; il n’est pas douteux que la formation des Etats, à l’époque où elle a pris le caractère d’une contagion, par exemple, vers l’an mille avant Jésus-Christ, n’ait provoqué un mouvement analogue ; nous en avons un écho dans le livre de Samuel, au passage où les Israélites « demandent un roi ».

Avec moins d’envergure, les mouvements de communion se manifestent au moment de la fondation des institutions particulières ; reproduisant un type connu, presque toujours la fondation est précédée de réunions dans lesquelles, d’une façon plus ou moins chaleureuse, elle est acclamée en principe.

Le fonctionnement des institutions entraîne des communions de même espèce, surtout avec le régime des assemblées. Sans doute, toutes les séances d’assemblées ne présentent pas des scènes aussi émouvantes que le serment du jeu de paume ou la nuit du 4 août, toutes ne voient pas non plus se réaliser l’union sacrée, mais, d’une façon plus froide, la formation d’une majorité dans un vote demande toujours un état d’union des volontés.

Ces mouvements de communion ne s’analysent pas du tout en des manifestations d’une conscience collective ; ce sont les consciences individuelles qui s’émeuvent au contact d’une idée commune et qui, par un phénomène d’interpsychologie, ont le sentiment de leur émotion commune. Le centre de ce mouvement c’est l’idée qui se réfracte en des concepts similaires en des milliers de consciences et y provoque des tendances à l’action. L’idée passe momentanément à l’état subjectif en des milliers de consciences individuelles qui s’unissent en elle ; les consciences individuelles invoquent son nom et elle descend au milieu d’elles, appropriée par elles à l’état subjectif. Voilà l’exacte réalité.

Analyser le phénomène en l’apparition d’une conscience collective, ainsi que le fait l’école de Durkheim, c’est rabaisser cette réalité, car la conscience collective serait liée à la formation d’une opinion moyenne dans le milieu social, c’est-à-dire dans la masse des esprits. Au contraire, la réfraction d’une même idée directrice dans une pluralité de consciences individuelles réserve le rôle dirigeant des consciences les plus hautes dans les conséquences à tirer pour l’action. Entre les deux analyses, il y a la différence qui sépare l’explication des progrès de la civilisation par l’action des élites et l’explication par la seule évolution du milieu. La communion en l’idée, c’est Ariel, la conscience collective, c’est Caliban.

La communion en l’idée entraîne l’entente des volontés sous la direction d’un chef ; elle ne comporte pas seulement l’assentiment intellectuel, mais la volonté d’agir et le commencement de geste qui, par un risque couru, engage tout l’être dans la cause commune ; en un mot, c’est une communion d’action.

Ces ententes prennent l’importance d’une opération juridique spéciale que nous étudierons au paragraphe suivant et qui est l’opération de fondation.

IV.

Les institutions corporatives subissent le phénomène de l’incorporation, qui les conduit à celui de la personnification. Ces deux phénomènes sont, eux-mêmes, sous la dépendance d’un mouvement d’intériorisation qui fait passer dans le cadre de l’idée directive de l’entreprise, d’abord, les organes de gouvernement avec leur pouvoir de volonté, ensuite, les manifestations de communion des membres du groupe. Ce triple mouvement d’intériorisation, d’incorporation et de personnification est d’une importance capitale pour la théorie de la personnalité. Si sa réalité est constatée, elle entraînera la réalité de la personnalité morale, base de la personnalité juridique, car il sera établi que la tendance à la personnification est naturelle. Cela sera établi aussi bien pour les personnes individuelles que pour les personnes corporatives, car, il ne faut pas se le dissimuler, actuellement, la personnalité morale individuelle est aussi contestée que la corporative.

Cet état de la question nous autorisera à user d’une méthode comparative nouvelle, c’est-à-dire à confronter la psychologie corporative et la psychologie individuelle, à tirer argument de ce que nous révèle l’introspection dans la psychologie individuelle pour aider notre analyse de la psychologie corporative, et, inversement, à utiliser les constatations de la psychologie corporative pour éclairer les résultats de l’introspection individuelle.

La justification de cette méthode comparative repose sur le postulat que la société est œuvre psychologique, que dans cette œuvre psychologique il y a action et réaction réciproques de l’esprit humain et de certaines idées objectives, bases des institutions ; que la personnalité corporative est une création sociale faite, dans une large mesure, à l’image de la personnalité humaine, mais que, comme elle s’est faite d’une façon subconsciente, elle peut révéler des ressorts de la personnalité humaine que l’introspection consciente ne révèle pas ; que, d’ailleurs, dans la personnalité corporative, les détails d’organisation étant fortement agrandis et comme projetés sur un écran, l’observation en est rendue plus aisée.

A.

Nous établirons, d’abord, à l’aide de notre méthode comparative, la réalité du triple mouvement de l’intériorisation, de l’incorporation et de la personnification, par conséquent, la réalité de la personnalité morale au point de vue de sa formation naturelle. Puis nous aborderons un autre aspect de la question, à savoir jusqu’à quel point et de quelle façon l’institution incorporée et personnifiée assure sa propre durée et sa propre continuité : car, sans doute, l’incorporation et la personnification sont pour obtenir ces résultats.

Mais une observation préalable s’impose : la psychologie comparée de la personnalité corporative et de la personnalité humaine ne peut être établie que si la personnalité humaine peut elle-même, dans une certaine mesure, être assimilée à une institution corporative. Cette condition préalable, pour surprenante qu’elle paraisse au premier abord, répond à des réalités assez nombreuses et assez importantes pour être admise après réflexion.

Il se peut que l’être humain consiste essentiellement en « une idée d’œuvre à réaliser, servie par un pouvoir de gouvernement et provoquant des manifestations de communion dans un groupement d’êtres élémentaires ».

Que l’être humain, comme d’ailleurs tout être créé, soit essentiellement une idée d’œuvre à réaliser, cela est en correspondance directe avec le problème de la destinée, et, si ce problème se trouve actuellement dans le plan religieux et moral plutôt que dans le plan philosophique ou scientifique, cela n’enlève rien à son importance pour l’homme. Dans le même ordre de considérations, si c’est l’âme humaine que l’idée de l’œuvre à réaliser doit signifier, cette traduction exprime bien le principe formateur qu’il y a dans l’âme, ainsi que le caractère éthique de ce principe. Enfin, l’âme humaine apparaît ainsi comme une réalité objective, ayant la même existence positive qu’a l’idée de l’œuvre à réaliser dans une institution corporative.

Que l’âme humaine, interprétée en une idée d’œuvre à réaliser, possède à son service un pouvoir de volonté qui soit pour elle un organe de gouvernement pour la réalisation de sa destinée, c’est ce que la psychologie positive et la psycho-physique seraient mal venues à contester, elles pour qui le corps humain, avec son appareil nerveux et cérébral, constitue un organisme psycho-physique.

Sans doute, la psychologie positive n’en est pas encore à placer les manifestations psychiques du cerveau sous la dépendance d’une idée directrice qui serait une âme objective ; elle s’attarde à la conception purement verbale d’une synthèse mentale d’états de conscience élémentaires ; mais, d’une part, cette conception d’une synthèse mentale qui ne serait constituée autour d’aucun axe permanent est bien incapable d’expliquer la continuité de la personnalité humaine, d’autre part, c’est ici le lieu d’invoquer l’analogie tirée de la personnalité corporative dans laquelle se retrouve une idée directrice objective et réelle.

Sans doute, c’est interpréter en un sens vitaliste la célèbre « idée directrice » de Claude Bernard, et cela retentit jusque sur la biologie, mais, justement, le vitalisme a encore en biologie des partisans et puis le fait est là : projetée dans le plan social, dans la réalité du phénomène corporatif, l’idée directrice apparaît objective, c’est elle qui agit sur les adhérents, c’est sa mystique qui entraîne les foules.

Le plus difficile à admettre sera, sans doute, le troisième point, à savoir que l’être humain, étant une institution corporative et par conséquent contenant un groupe d’individualités élémentaires, des manifestations de communion se produiront en lui, dans le cadre de l’idée directrice, et que ces manifestations de communion correspondront à ce que nous appelons les états de conscience.

Observons, d’abord, le fait du groupement des psychismes élémentaires dans l’être humain, nous verrons ensuite si les états de conscience peuvent s’analyser en des crises de communion de ces psychismes élémentaires en une idée directrice.

Si nous limitons l’âme humaine, en tant que distincte du corps, à l’élément de l’idée directrice, si nous concédons que le corps est une organisation psycho-physique et, par conséquent, que les manifestations psychiques phénoménales relèvent de lui, rien n’empêche d’admettre que le système de ces manifestations psychiques soit de la nature des groupements. Cela est d’accord avec la donnée biologique de l’association des cellules nerveuses, qui, remarquons-le, dans l’être vivant sont toutes filles de la même mère ; cela est d’accord aussi avec la donnée psycho-physique de la pluralité des états de conscience et de leur synthèse, réserve faite du principe vitaliste de l’idée directrice. Comme la conduite des groupements ne va pas sans des tiraillements, et sans des manifestations contradictoires, l’hypothèse concorde aussi avec les constatations de l’introspection psychologique en ce qui concerne les conflits de la conscience, les luttes intérieures contre les instincts et les passions, les délibérations internes dans lesquelles il semble se dessiner une majorité et une minorité opposante, les revirements de la conscience, les conversions, etc. La psychologie avait d’abord situé ces mouvements contradictoires dans une âme qui, par ailleurs, semblait dénuée de complexité ; il paraît certes plus naturel de les situer dans les organes psycho-physiques de cette même âme.

Sans doute, l’âme, idée directrice, n’y reste pas étrangère, elle en subit les contrecoups, c’est au milieu de ces rumeurs qu’elle passe à l’état subjectif et réalise sa destinée, mais il n’est pas indifférent de savoir que son champ d’épreuve est psycho-physique et sous la dépendance du corps auquel elle est liée.

Ce corps étant essentiellement un groupement de psychismes élémentaires organisé autour d’une idée directrice, nous admettons que le fait de conscience consiste en une crise de communion entre tous les psychismes élémentaires du corps, au cours de laquelle l’idée directrice elle-même passe à l’état subjectif.

Cette hypothèse présente à la vérité un danger, elle semblerait lier l’existence du moi à celle de la communion des psychismes élémentaires du corps ; mais le danger n’est qu’apparent, ce lien n’est pas rigoureux puisque le sommeil interrompt des états de conscience sans interrompre la continuité du moi.

Nous retrouverons, d’ailleurs, plus loin le problème de la continuité subjective (B).

Ainsi, la personnalité individuelle peut être équipée en personnalité corporative et il nous est loisible de suivre, dans les deux à la fois, grâce à notre méthode comparative, les progrès du phénomène de l’intériorisation dans ses deux stades de l’incorporation et de la personnification.

Comme type de personnalité corporative nous prendrons celle de l’Etat.

L’Etat est incorporé lorsqu’il est parvenu au stade du gouvernement représentatif ; alors, un premier travail d’intériorisation est accompli en ce sens que les organes du gouvernement, avec leurs pouvoirs de volonté, agissent pour le bien commun dans le cadre de l’idée directrice de l’Etat. A ce stade, l’Etat possède une individualité objective, il devient pour le droit international une Puissance d’autant plus caractérisée que la nation fait corps avec son gouvernement ; non pas qu’elle manifeste de communion active avec lui, mais elle se laisse passivement conduire par lui. Un gouvernement représentatif de cette espèce peut ne comporter aucune liberté politique, c’est-à-dire aucune participation des citoyens au gouvernement par le mode électoral ou autrement, il peut être aristocratique, il sera représentatif, pourvu qu’il se tienne dans les directives de l’idée de l’Etat.

L’Etat est personnifié lorsqu’il est parvenu au stade de la liberté politique avec participation des citoyens au gouvernement ; alors, un second travail d’intériorisation s’est accompli en ce sens que, dans le cadre de l’idée directrice, se produisent maintenant des manifestations de communion des membres du groupe qui se mêlent aux décisions des organes du gouvernement représentatif (élections, délibérations d’assemblées, referendums, etc.). La personnification se produit parce que les manifestations de communion des membres du groupe sont des crises subjectives dans lesquelles l’idée directrice de l’Etat passe elle-même à l’état subjectif dans les consciences des sujets (Cf. mon travail Liberté politique et personnalité morale de l’Etat. Précis de droit constitutionnel, 2e appendice, 1923).

Il convient de noter que le stade de la personnification ne détruit pas les résultats de celui de l’incorporation ; la personnalité morale se surajoute à l’individualité objective du corps, mais celle-ci ne disparaît pas. Par exemple, le pouvoir de gouvernement, au stade de l’incorporation est minoritaire, celui du stade de la personnification est majoritaire, le premier est fortement exécutif, le second est fortement délibérant ; mais, en réalité, le pouvoir majoritaire et délibérant, qui marque à la fois l’avènement de la liberté politique et de la personnalité morale, se combinera avec le pouvoir minoritaire et exécutif qui reste l’apanage de l’individualité corporative.

Transportée dans la psychologie individuelle, la distinction des deux stades, des deux états et des deux modes de gouvernement que nous venons d’analyser n’est pas sans projeter quelque lumière sur notre vie intérieure. Il y a, de toute évidence, en nous, un gouvernement de conscience discursive et un gouvernement de conscience intuitive ; le gouvernement discursif nous dirige avec tout le fracas de la publicité dans l’état de veille, le gouvernement intuitif nous dirige sans bruit pendant notre sommeil et, d’une façon souterraine, dans l’état de veille lui-même.

Notre gouvernement discursif est celui de la personne morale, il est délibérant et majoritaire, il admet de la liberté politique interne, c’est-à-dire la participation des psychismes élémentaires au gouvernement. Cela sans doute dans une pensée d’équilibre et de contrôle d’un autre pouvoir de gouvernement. Quel est donc cet autre pouvoir de gouvernement ayant besoin d’être contrôlé ?

C’est ici que l’analogie corporative va devenir précieuse. Ce pouvoir intuitif qu’il s’agit de contrôler n’est pas d’ordre inférieur, ce n’est pas celui de l’instinct ; c’est, au contraire, un pouvoir supérieur et très noble, d’une très grande compétence et d’une très haute raison ; c’est le pouvoir minoritaire des meilleurs éléments psychiques de l’organisme, seulement ce conseil des Dix doit être contrôlé par la grande publicité de la conscience délibérante, parce que la raison elle-même a besoin d’être contrôlée, l’exécutif a besoin d’être empêché par un parlement, parfois les parlementaires ont besoin d’être empêchés par les huissiers de la Chambre.

C’est ce contrôle de la raison de l’élite par les psychismes élémentaires de la masse qui apporte la dernière touche à la responsabilité morale, suprême caractéristique de la personnalité.

B.

La réalité du développement historique de l’Etat dans son mouvement d’incorporation et de personnification, avec les analogies que cette évolution révèle dans la structure des personnalités individuelles et des corporatives, suffiront sans doute à persuader que la personnification des groupements est un phénomène naturel et spontané ; mais le problème de la réalité des personnes morales n’est pas l’objet direct de nos préoccupations, cet objet direct est l’explication de la durée et de la continuité réalisées dans les institutions par les phénomènes d’incorporation et de groupement ; il est par là même l’explication de la formation des institutions elles-mêmes, car, en somme, pourquoi une idée d’œuvre ou d’entreprise, pour mieux se réaliser et se perpétuer, a-t-elle besoin de s’incarner dans une institution corporative plutôt que de rester à l’état libre dans un milieu social donné ?

La solution de ce problème fondamental ne peut être dégagée qu’en distinguant le stade de l’incorporation et celui de la personnification et en observant, dans chacun d’eux, la façon dont la continuité de l’action de l’idée directrice est obtenue.

1° Dans le stade de l’incorporation, il ne peut s’agir que d’une continuité purement objective de l’idée et de son action parce que, par hypothèse, nous admettons qu’il ne se produit encore aucune manifestation de communion intéressant tous les membres du groupe. De l’histoire si instructive de la formation coutumière de l’Etat, où nous voyons la période de l’incorporation se prolonger pendant des siècles avant que n’apparaisse une personnalité morale, il résulte que la continuité qui s’établit d’abord est celle d’un pouvoir minoritaire et qu’elle est très précaire. En France, le pouvoir des premiers Capétiens était viager, les privilèges que le roi régnant avait consentis, c’est-à-dire les situations juridiques qu’il avait créées autour de son trône et qui ne demandaient qu’à durer, pouvaient être révoqués par son successeur et avaient besoin d’être confirmés par lui ; la pratique de l’association au trône, suivie pendant deux siècles, avait apporté un premier palliatif en ce que le prince associé du vivant de son père était obligé de confirmer les privilèges, tout au moins au profit des bénéficiaires qui avaient approuvé son association ; lorsque le principe de l’hérédité fut acquis et assura la transmission régulière du pouvoir, la continuité juridique des situations établies sur ce pouvoir ne fut pas pour cela assurée ; des confirmations restèrent nécessaires, aux changements de règne, et ne furent pas toujours accordées parce que le prince héritier se considérait comme absolument maître.

C’est alors que les légistes imaginèrent le principe de la légitimité, c’est-à-dire accréditèrent l’idée que la dévolution du pouvoir à la mort du roi ne s’opérait pas jure successionis, mais en vertu d’une loi fondamentale du royaume ; ainsi le prince accédant au trône recevait son pouvoir de la loi avec toutes les charges dont il était régulièrement grevé et il ne pouvait se conduire envers les situations établies avec la même liberté que s’il avait été une sorte d’héritier propriétaire. Cette lex regia n’est ici qu’une forme prise par l’idée directrice de l’Etat, qui sert ainsi d’appui extérieur au pouvoir, mais inversement, ce long et persévérant travail des légistes pour obtenir la continuité du pouvoir et de l’action du pouvoir, à l’intérieur de l’institution du royaume, révèle assez l’importance de cette action du pouvoir organisé pour la réalisation de l’idée directrice de l’Etat et pour la continuité dans cette réalisation. C’est le pouvoir organisé seul qui peut créer des situations juridiques et lui seul peut les maintenir ; or, la réalisation sociale d’une idée d’œuvre ou d’entreprise ne peut être obtenue sans que soient créées et maintenues des situations juridiques en elle et autour d’elle. L’incorporation de l’idée directrice dans une institution lui assure donc, grâce à la continuité d’action du pouvoir organisé qui en découle, l’établissement et le maintien d’un ensemble de situations juridiques au milieu desquelles il lui est extrêmement avantageux de se mouvoir.

2° Le stade de la personnification ouvre de nouvelles perspectives en ce qui concerne la continuité de l’action de l’idée directrice, parce que cette idée passe à l’état subjectif à l’intérieur de l’institution. D’abord on peut se demander comment s’établit la continuité d’une action subjective de l’idée directrice, ensuite, quels sont les résultats de cette activité.

La continuité d’une action subjective de l’idée directrice à l’intérieur de l’institution corporative ne saurait être établie qu’en partant de la donnée des manifestations de communion des membres du groupe, que nous avons reconnu être des crises dans lesquelles l’idée directrice passait à l’état subjectif dans les volontés conscientes des membres ; mais, tout de suite, se dresse une objection qui paraît dirimante, les manifestations de communion des membres d’un groupement corporatif s’affirment très discontinues.

C’est un chapelet de manifestations sporadiques, périodiques tout au plus, une succession de consultations électorales, de délibérations d’assemblées, de réunions publiques. Ces moments, très brefs, sont séparés par de longs intervalles, éclairs rapides qui s’éteignent dans la nuit.

Il faudrait, cependant, pour que l’idée directrice devînt le sujet de la corporation personne morale, qu’elle pût être considérée comme étant à l’état subjectif d’une façon continue. Le sujet moral nous apparaît comme continu dans la personne individuelle, malgré que la psychologie positive analyse les états de conscience en unités discontinues, malgré aussi les interruptions de la conscience occasionnées par le sommeil et les syncopes. Il y a à trouver une explication qui permette de passer du phénoménisme discontinu des états de conscience à une continuité du sujet affirmée par notre sens intime.

Cette explication ne peut pas être tirée du fait que la série mobiliforme des états de conscience serait liée par l’idée directrice en tant qu’objective, car ce ne serait pas une continuité dans le subjectif. Mais elle peut être tirée de l’action du pouvoir inclus dans tous les actes de volonté consciente où l’idée directrice est passée à l’état subjectif ; rétroagissant dans le passé comme il anticipe sur l’avenir, le pouvoir jette des ponts entre chacun des états de conscience, à la façon de ces soufflets qui, jetés entre les voitures, rétablissent la continuité trépidante d’un rapide.

Dans tout acte de volonté consciente, il y a un pouvoir inclus. En tout cas, il y en a dans les manifestations de communion des membres d’un groupement corporatif, soit que le pouvoir exécutif y intervienne, soit qu’un pouvoir délibérant majoritaire s’y dégage. L’action de ce pouvoir peut rétroagir en ce sens qu’elle peut régler les conséquences actuelles de situations créées dans le passé, elle peut anticiper sur l’avenir en ce sens qu’elle peut régler des situations qui se créeront dans le futur. La loi, œuvre subjective d’un pouvoir délibérant majoritaire, se définit une règle générale, en ce sens qu’elle règle l’avenir à perpétuité jusqu’à ce qu’elle soit abrogée ou modifiée.

A envisager cette élasticité du pouvoir qui prolonge l’effet d’une manifestation subjective de volonté jusqu’à ce qu’il rejoigne la manifestation suivante et qui, par-là, réalise une continuité subjective, on conçoit que les Allemands aient tenté de faire de la Puissance de volonté (Willensmacht) le sujet de la personne morale. Cependant leur thèse est erronée par ce que la Puissance de volonté malgré son élasticité n’assurerait pas la soudure des manifestations de volonté si elle n’était au service d’une idée directrice, car dans quelle direction assurerait-elle la continuité ? Il s’agit de la continuité d’une trajectoire et l’idée directrice seule peut, en se déterminant elle-même comme subjective, afin de s’insérer dans les actes de volonté, déterminer, par son propre dynamisme, la courbe de cette trajectoire. Le véritable sujet de la personne morale reste donc bien l’idée directrice de l’œuvre, dont le passage à l’état subjectif dans les consciences des membres du groupe est assuré, tant par les manifestations de communion, que par les projections des tentacules du pouvoir qui relient celles-ci entre elles, pouvoir dont une part est dans la volonté des organes, mais dont une part aussi est dans l’idée directrice elle-même[1] [2].

Ainsi, au stade de la personnification, l’institution corporative surajoute à la continuité de l’idée à l’état objectif, déjà réalisée au stade de l’incorporation, la continuité de la même idée à l’état subjectif. Quel bénéfice l’idée directrice va-t-elle retirer de cette nouvelle forme de continuité ? Elle en retire, ce nous semble, un triple bénéfice : celui de pouvoir s’exprimer, celui de pouvoir s’obliger, celui de pouvoir être responsable.

a) L’idée directrice de toute entreprise tend à s’exprimer subjectivement ; elle s’exprime d’abord dans toute institution par des règles de droit disciplinaire ou statutaire que, pour ainsi dire, elle sécrète. Sans doute, ces règles de droit s’objectivent rapidement, mais, au moment de leur émission, elles sont bien réellement des volontés subjectives du législateur qui parle au nom de l’institution. Sans doute, aussi, et cela est plus grave, les règles de droit n’ont point pour objet direct d’exprimer le contenu positif de l’idée directrice de l’institution. Quelles sont les lois de l’Etat qui expriment de façon directe le contenu positif de l’idée de l’Etat ? Ainsi que nous l’avons déjà observé, les règles de droit sont essentiellement des limites, elles ne dessinent que les contours des choses, mais il arrive qu’indirectement, par le dessin des contours, le contenu positif soit cependant, dans une certaine mesure, déterminé. Cette conséquence se produit surtout en ce qui concerne les règles statutaires et constitutionnelles.

Mais les formes les plus hautes selon lesquelles l’idée directrice d’une institution tend à s’exprimer subjectivement en celle-ci ne sont pas proprement juridiques ; elles sont morales ou intellectuelles, ou, si elles deviennent juridiques, c’est en qualité de principes supérieurs du droit.

C’est ainsi, par exemple, que dans la crise révolutionnaire de la fin du dix-huitième siècle ont jailli en Amérique, puis en France, les déclarations des droits qui expriment le tréfonds de l’idée de l’Etat moderne en ce qui concerne l’ordre individualiste que l’Etat a mission de protéger dans la société, et qui sont restées « les principes du droit public des Français ». Ainsi se définit progressivement l’essence en grande partie indéterminée de l’idée directrice de l’Etat.

Un exemple plus significatif encore peut être tiré de l’histoire de l’Eglise. L’idée chrétienne, lancée dans le monde pour le renouveler par la rédemption, contenait, même après le message du Christ, une grande part d’indétermination. Il est fort instructif d’examiner, dans l’œuvre de détermination progressive du contenu de l’idée et surtout dans le maintien de la continuité de l’idée au travers des déterminations successives, la part qui revient au fait que l’idée chrétienne s’est incorporée dans l’institution de l’Eglise chrétienne. C’est l’histoire de l’Eglise et du dogme ; ici, l’idée religieuse se détermine et s’exprime en des symboles, parce que le fond de toute idée religieuse est la foi. En quoi la continuité corporative de l’Eglise a-t-elle pu faciliter la continuité du développement du dogme dans le sens véritable de l’idée directrice ?

L’idée chrétienne, une fois lancée dans le monde, ne pouvait-elle pas y cheminer seule en liberté et à l’état de vérité objective ? Le malheur est que les idées objectives ne sont perçues par les hommes qu’au travers de concepts subjectifs, si bien que la Révélation, abandonnée à elle-même, menaçait de sombrer dans l’océan des interprétations subjectives et des hérésies. L’institution de l’Eglise, et les manifestations de communion qui se produisent de mille manières dans le sein de l’institution et qui sont réglées par le gouvernement de celle-ci, ont permis la détermination d’une interprétation subjective commune et officielle de la vérité révélée. C’est cette interprétation subjective officielle qui constitue le dogme et le symbole, elle n’épuise pas le contenu de l’idée objective puisqu’il subsiste des mystères, mais elle renferme la plus forte garantie de l’exacte approximation de ce contenu en même temps que de la continuité de son action.

Cela revient à dire qu’une action gouvernementale équilibrée par une communion de fidèles est une garantie de continuité, dans l’interprétation subjective de l’idée directrice, très supérieure à ce que serait celle de la libre interprétation individuelle.

b) En second lieu, la continuité subjective de l’idée permet à l’institution de s’obliger. Il serait hors de propos d’entrer ici dans des développements juridiques sur les conséquences de la capacité de s’obliger. Bornons-nous à constater que la personnalité subjective de l’Etat s’est affirmée à l’occasion de la dette publique et que la continuité de cette dette a pu ainsi être étendue jusqu’à la perpétuité, permettant d’établir, entre les générations successives, une impressionnante solidarité. Constatons aussi qu’à cette capacité de s’obliger a correspondu la faculté, pour l’Etat, d’utiliser les ressources énormes du crédit. Les mêmes bienfaits de la capacité de s’obliger se font sentir pour toutes les institutions corporatives personnifiées.

c) Enfin, la continuité subjective de l’idée et la personnalité morale font entrer l’institution corporative dans le domaine de la responsabilité subjective, qui est la contrepartie de la liberté. Il y aurait, là aussi, des développements juridiques à fournir, particulièrement sur l’application à l’Etat et aux institutions corporatives des principes de la responsabilité pour faute. Malgré l’intérêt de ces développements, nous nous bornons à marquer le point, c’est-à-dire à constater que cette application existe.

Au total, la continuité subjective de la personnalité morale complète et enrichit singulièrement les effets de la continuité objective du corps constitué ; la personnification parachève l’incorporation ; l’une et l’autre assurent d’une façon puissante la réalisation de l’idée objective dans le milieu social.

II.

Après l’anatomie des institutions corporatives, abordons leur physiologie, voyons-les vivre, observons leur naissance, leur existence et leur mort, et mettons en évidence leur réalité juridique en tous les moments.

I. La naissance des institutions corporatives se produit dans une opération de fondation.

Il y a lieu de distinguer les fondations par opération formelle et celles par opération coutumière ; comme les éléments des opérations formelles sont plus apparents, mieux vaut s’attacher à celles-ci. Il y en a deux modalités, celle par volonté isolée d’un seul individu et celle par volonté commune de plusieurs individus ; la première engendre des institutions de la catégorie des établissements (hôpitaux, hospices, etc.), dans lesquelles il n’y a point de groupe permanent de membres qui puissent perpétuer la fondation, et où cet élément est remplacé par celui d’un patrimoine affecté ; la seconde engendre, d’ordinaire, des institutions de la catégorie des corporations ou universitates, dans lesquelles subsiste un groupe permanent de membres perpétuant la fondation.

Nous n’aurons à nous occuper que des fondations par volonté commune, engendrant des institutions corporatives.

Le champ d’action des opérations de fondation est plus étendu qu’on ne le croit généralement, parce qu’il y a beaucoup de fondations masquées par d’autres opérations auxquelles elles sont mêlées. C’est ainsi que, toutes les fois que d’un contrat, d’un pacte, d’un traité, résulte la création d’un corps constitué quelconque, il convient d’admettre qu’une opération de fondation s’est mêlée à l’opération contractuelle. Si la société de commerce par actions donne naissance à un corps constitué, c’est que ses statuts, malgré leur apparence contractuelle, contiennent une fondation, car le contrat par
lui-même ne saurait engendrer que des obligations entre les associés, ainsi qu’il en est dans la société civile. Lorsque Waldeck-Rousseau déposa son projet de loi sur les associations, celles-ci devaient être de pures sociétés contractuelles sans aucun caractère corporatif, mais ce projet, en devenant la loi du 1er juillet 1901, fut transformé en ce qu’il se glissa dans le contrat une opération de fondation. En matière internationale, des Etats sont créés par des traités, bien que ceux-ci soient des contrats, pour la même raison, parce qu’il se glisse dans le contrat une opération fondative de la part des Etats fondateurs. (Etats créés par les traités de paix de 1919 et 1920 par la volonté fondative des grandes puissances alliées.)

L’opération de fondation par volonté commune se compose des éléments suivants :
1° la manifestation de volonté commune avec intention de fonder ; 2° la rédaction des statuts ; 3° l’organisation de fait de l’institution corporative ; 4° la reconnaissance de sa personnalité juridique.

La manifestation de volonté commune avec intention de fonder constitue, de beaucoup, l’élément le plus important, elle est le facteur consensuel et, par conséquent, le fondement juridique, non seulement de l’opération de fondation, mais de l’existence même du corps constitué, puisque celle-ci s’explique par la fondation continuée. Comme nous ne prétendons point ici à des explications juridiques complètes, nous ne traiterons que de cet élément.

La manifestation de volonté commune, avec intention de fonder, suppose des déclarations de volonté multiples émanant de chacun des membres du groupe
fondateur ; elles peuvent être émises simultanément, comme aussi elles peuvent l’être séparément, par intervalles ; elles contiennent une volonté commune, qui est celle de fonder une certaine œuvre ou entreprise dont l’idée directrice est connue des fondateurs. Ces manifestations de volonté, ainsi faites en communion, forment un faisceau consensuel qui produit l’effet juridique voulu, c’est-à-dire qui opère juridiquement la fondation. Il y a deux choses à expliquer : l’effet juridique de fondation et la formation du faisceau consensuel.

L’effet juridique de fondation demande explication, aussi bien dans la fondation par volonté isolée que dans celle par volonté commune : comment des volontés individuelles peuvent-elles engendrer un corps social ? Il y a ici une disproportion entre la cause et l’effet qui surprend : la durée de l’institution dépassera de beaucoup la longévité des fondateurs et de leurs volontés. Il faut réfléchir que l’organisation en un corps social et la durée de l’institution ne sont pas uniquement imputables à la volonté des fondateurs primitifs, ils le sont aussi à la vertu propre de l’idée directrice de l’institution fondée ; elle ne cessera d’attirer à soi de nouveaux adhérents qui seront de nouveaux fondateurs en ce qu’ils continueront la fondation, à mesure qu’elle s’objectivera dans le milieu social. Les fondateurs primitifs semblent avoir fait plus qu’ils ne pouvaient parce qu’ils ont planté dans le milieu social une idée vivante qui, une fois plantée, s’y développe par elle-même. Ils n’ont pas fait autre chose que ce que font tous les jours les propriétaires planteurs de vignes ou de forêts qui certainement leur survivront et dont la valeur, grâce à la collaboration de la terre, deviendra singulièrement disproportionnée à leur effort. La justification de la liberté individuelle de fondation est du même ordre que celle du droit de propriété : on a le droit d’utiliser la collaboration spontanée du milieu social comme on a celui d’utiliser la collaboration de la terre. C’est pour des raisons politiques que l’Etat se montre trop souvent hostile à la liberté de fondation, il redoute la concurrence des corps spontanés ; nous n’avons pas le loisir d’entrer dans cet ordre de considérations.

La formation du faisceau des consentements dans la fondation par volonté commune, qui assure l’unité consensuelle de l’opération, demandera de plus longs développements. Trois facteurs concourent à la formation de ce faisceau : 1° l’unité dans l’objet des consentements ; 2° l’action d’un pouvoir ; 3° le lien d’une procédure.

L’unité dans l’objet des consentements est réalisée par l’idée de l’œuvre, puisque c’est elle qui est l’objet et qu’elle est une ; nous avons assez insisté sur la force d’attraction de cet objet. Il ne faudrait pas croire, cependant, que cette attraction soit suffisante et qu’ainsi les manifestations de volonté, avec intention de fonder, soient entièrement volontaires. C’est l’erreur dans laquelle tombent les auteurs allemands quand ils analysent la Vereinbarung, qui n’est pas autre chose que ce que nous appellerons volontiers la communion fondative, en un faisceau de consentements parallèles déterminés par la seule identité d’objet.

C’est toujours l’erreur contrat social et, en ce sens, le contrat social de Rousseau était déjà une Vereinbarung, car les contractants n’échangeaient point des consentements différents, mais émettaient des consentements parallèles ayant tous le même objet.

La vérité est que la formation du faisceau des consentements parallèles est pour partie l’œuvre d’un pouvoir et que le liber volui y est fortement nuancé de coactus volui.

Dans la fondation de l’Etat, qui se répète sous nos yeux à chaque révision de la constitution, l’action du pouvoir politique est évidente : d’abord, ce sont, de plus en plus, des organes gouvernementaux qui procèdent à la révision, de plus, ils y obéissent à une majorité politique. Dans la fondation des corporations particulières, associations, syndicats, sociétés anonymes, interviennent des délibérations d’assemblée générale des membres qui sont prises à une majorité déterminée et non pas à l’unanimité ; sans doute, les dissidents peuvent se retirer de l’entreprise, mais mille considérations les en empêchent en fait, et ces considérations signifient qu’une contrainte morale pèse sur eux. D’ailleurs, c’est un fait que, lors de la fondation d’une institution particulière, l’initiative est prise par un ou plusieurs meneurs qui s’emploient à faire jouer toutes sortes d’influences et qu’il est beaucoup de personnes qui, pour une raison ou pour une autre, ne peuvent pas refuser leur adhésion. L’intervention de l’élément pouvoir produit ici un double effet.

D’abord, il unifie les consentements ; même lorsque le pouvoir se manifeste par un vote majoritaire d’assemblée, on voit la minorité opposante accepter, contrainte et forcée, la décision de la majorité par le seul fait que ses membres ne se retirent pas de l’institution ensuite, les décisions prises présentent ce caractère de valoir par elles-mêmes juridiquement, ce qui est la marque des actes du pouvoir. Il en faut tirer cette conclusion que la « communion fondative » est une opération du pouvoir autant qu’une opération consensuelle, et que les fondateurs exercent un pouvoir. D’ailleurs, la fondation par volonté isolée est très nettement l’opération d’un pouvoir individuel analogue à celui du testateur, la liberté de fondation est un pouvoir privé, ce qui explique un peu les hésitations avec lesquelles l’Etat en admet l’existence.

A l’unité d’objet, à l’action d’un pouvoir, vient s’ajouter le lien d’une procédure. Ceci est l’élément formel extérieur nécessaire pour que l’opération fondative, malgré sa complexité et la succession de ses moments, obtienne l’unité d’un acte juridique. Les éléments internes de l’unité d’objet et de l’action du pouvoir n’y suffiraient pas. Du moment que les adhésions peuvent être successives, que des formalités variées peuvent s’échelonner, comme, par exemple, le versement du quart du capital souscrit, comme la vérification des apports, dans les sociétés anonymes, comme les réunions répétées d’assemblées, il faut que ces événements multipliés soient reliés par une procédure. Pour la période fondative des sociétés anonymes, cette procédure est prévue par la loi. Dans une brochure de 1906 intitulée « L’institution et le droit statutaire », d’ailleurs fort imparfaite, j’avais insisté sur le caractère « d’opération à procédure » que présente la fondation des institutions. Je n’insisterai pas davantage ici sur cet aspect du sujet.

De nouvelles précisions sollicitent maintenant notre attention. La fondation est une opération subjective ; les institutions corporatives naissent dans une crise de communion des volontés fondatives, au cours de laquelle l’idée de l’œuvre passe à l’état subjectif dans les consciences des adhérents ; aux développements que nous avons déjà fournis sur ce point nous avons à ajouter ceci : on peut conclure de cette crise subjective que la personnalité morale de l’institution naît en même temps que son organisation corporative, mais il serait excessif d’en conclure qu’elle précède et explique celle-ci. C’est l’erreur que commettent les partisans du système ultra subjectiviste quand ils expliquent la constitution de l’Etat par la volonté de la personne morale, et c’est aussi celle des commercialistes qui expliquent toute la procédure de fondation des sociétés anonymes par la volonté de personne morale de la société naissante.

Ces erreurs cachent une vérité, à savoir que l’idée de l’œuvre ou de l’entreprise existe dès le début et que c’est bien son levain qui fait lever la pâte, mais, dans ces débuts, elle ne peut encore être équipée en personne morale parce qu’elle n’a pas d’organes. En d’autres termes, il y a pétition de principe à croire que les organes d’une personne morale soient créés par la volonté de celle-ci, attendu que, jusqu’à ce qu’une personne morale ait des organes, elle n’a point de volonté.

La vérité est que l’organisation de la personne morale est créée du dehors par des fondateurs ; la crise de la fondation est subjective a parte condentium seulement ; lorsque la personne morale sera créée et qu’il s’agira de son gouvernement, alors les crises de communion auxquelles donnera lieu ce gouvernement seront subjectives a parte personæ conditæ.

S’il en était autrement, il n’y aurait point de différence entre le pouvoir constituant et le pouvoir gouvernemental.

II. En tout cas, la naissance des institutions corporatives résulte d’une opération juridique ; leur vie quotidienne va-t-elle donner lieu à des opérations du même ordre ?

La réponse ne fait pas doute, tous les actes par lesquels une institution corporative assure sa vie, délibérations d’assemblée, décisions de conseil d’administration, décisions du directeur, présentent un caractère juridique ; dans les institutions privées, ce caractère juridique est tiré des statuts ou du contrat d’association, et l’action en nullité de ces actes, s’il v a lieu, est statutaire ou contractuelle ; dans les institutions publiques et, notamment, dans l’Etat, le caractère juridique des décisions par lesquelles sont assurées la marche du gouvernement et celle de l’administration est tiré du pouvoir ; elles valent par le pouvoir qui les a prises et, en France, leur nullité est poursuivie par une action parfaitement adéquate, qui est le recours pour excès de pouvoir. L’analyse du droit public est ici plus exacte que celle du droit privé. Partout, même dans les corporations du droit privé, les décisions sont dues à un pouvoir ; elles mériteraient d’être isolées comme manifestations d’un pouvoir de décision et d’être soumises à la possibilité d’une sorte de recours pour excès de pouvoir.

III.

Bien que les institutions corporatives soient faites pour durer longtemps, elles sont périssables comme toutes les existences ; quelquefois leur mort est causée par des raisons internes de mauvaise organisation ou d’usure de l’idée, souvent aussi elle l’est par des accidents extérieurs, désaffection ou hostilité du milieu social. Cette mort se présente, en principe, sous forme d’acte juridique : ou bien les institutions sont supprimées par un pouvoir extérieur, tel le partage de l’Etat polonais au dix-huitième siècle, en vertu d’ententes entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, telle encore la suppression, par des lois révolutionnaires, des corps et communautés de la France de l’ancien régime, ou la suppression et la liquidation des congrégations religieuses non autorisées en vertu de la loi du 1er juillet 1901 ; ou bien les institutions se dissolvent d’elles-mêmes par une délibération de l’assemblée générale de leurs membres.

Ces suppressions ou dissolutions entraînent des conséquences juridiques en ce qui concerne la liquidation des biens. L’idée corporative a fait de grands progrès dans ce domaine depuis un siècle ; au début du dix-neuvième siècle, on n’hésitait pas à décider que les biens d’une institution corporative supprimée appartenaient à l’Etat et ce, en vertu des articles 539 et 713 du Code civil, sur l’attribution des biens sans maître ; actuellement, on admet que les statuts de l’institution puissent régler eux-mêmes le sort des biens, en cas de dissolution ou de suppression, ou qu’ils puissent confier à une assemblée générale des membres le soin de régler cette destination. Ainsi l’institution est admise à faire une sorte de testament juridique.

Ces brèves indications suffisent à notre dessein, qui est simplement de faire toucher du doigt le caractère profondément juridique de la naissance, de la vie et de la mort des institutions et non point d’aligner des détails complets sur chacun des actes du drame.

III.

Des développements assez complexes qui précèdent, on pourrait tirer des conclusions nombreuses.

Nous nous bornerons à trois, dont l’une concernera le fondement de la continuité dans la société, dans l’Etat et dans le droit, dont la seconde concernera la réalité de la personnalité morale et de la personnalité juridique, et dont la troisième concernera le rôle secondaire de la règle de droit.

I.

C’est bien du côté des institutions corporatives, dont fait partie l’Etat, et du côté de l’opération de fondation de ces institutions, que doit être cherché le fondement de la continuité dans les choses sociales. Les institutions corporatives, tant qu’elles vivent, et qu’elles assurent en elles et autour d’elles la continuité de leur idée directrice et de son action, tant d’une façon objective que d’une façon subjective, soutiennent et maintiennent autour d’elles, par leur pouvoir, toutes les situations juridiques qui doivent durer. Comme elles-mêmes doivent l’existence à une opération de fondation qui se répète et se continue, c’est à l’amalgame des trois éléments de l’opération de fondation : l’idée directrice, le pouvoir, les manifestations de communion consensuelles, éléments qui se retrouvent dans l’institution elle-même, que sont dues la durée et la continuité. On peut établir les équations suivantes : 1° continuité égale institution et fondation ; 2° institution et fondation égalent : idée directrice, pouvoir, communion consensuelle.

II.

Chemin faisant, nous avons constaté la réalité des personnes morales en observant le caractère naturel des phénomènes d’incorporation et de personnification des institutions ; la portée de cette première observation a été renforcée par cette seconde, à savoir que, si l’incorporation réalisait pour l’idée directrice de l’institution une continuité objective, la personnification réalisait à son tour une continuité subjective de cette même idée, dont les effets venaient s’ajouter. Il paraît impossible de pousser plus loin la démonstration de la réalité de la personnalité morale et, quant à celle de la personnalité juridique, elle en découle, car elle n’est qu’une retouche et une stylisation de la personnalité morale et, par conséquent, elle repose sur le même fond de réalité.

III.

Enfin le rôle secondaire de la règle de droit dans l’ensemble du système juridique me paraît résulter de ces développements. Le fait significatif que nous avons signalé plus haut, à savoir que les règles de droit, en tant qu’idées directrices, n’ont pas assez de vie pour organiser autour d’elles une corporation qui leur soit propre et en laquelle elles s’expriment, prouve assez qu’elles sont inférieures aux idées directrices qui ont eu assez de vie pour s’incorporer.

Cette comparaison saisissante ramène notre attention vers cette vérité, vieille comme le monde, que les éléments importants, dans le système juridique, ce sont les acteurs juridiques, les individus d’une part, les institutions corporatives de l’autre, parce qu’ils sont les personnages vivants et créateurs, tant par les idées d’entreprise qu’ils représentent, que par leur pouvoir de réalisation ; quant aux règles de droit, elles ne représentent que des idées de limite au lieu d’incarner des idées d’entreprise et de création.

Dans un monde qui veut vivre et agir, tout en conciliant l’action avec la continuité et la durée, les institutions corporatives, de même que les individus, sont au premier plan, parce qu’ils représentent à la fois l’action et la continuité ; les règles de droit au second, parce que, si elles représentent de la continuité, en revanche, elles ne représentent pas de l’action.

L’erreur de Léon Duguit, quand il a édifié son système de droit objectif, a été de miser sur le droit objectif, a été de miser sur la règle de droit. Le véritable élément objectif du système juridique c’est l’institution ; il est vrai qu’elle contient un germe subjectif qui se développe par le phénomène de la personnification ; mais l’élément objectif subsiste dans le corpus de l’institution et ce seul corpus, avec son idée directrice et son pouvoir organisé, est très supérieur en vertu juridique à la règle de droit. Ce sont les institutions qui font les règles de droit, ce ne sont pas les règles de droit qui font les institutions.

Réduisons aux plus justes proportions la portée de ce mémoire. Il est intitulé « essai de vitalisme social » et c’est là toute sa prétention. Les idées directrices, d’une objectivité saisissable puisqu’elles passent d’un esprit à un autre sans perdre leur identité et par leur propre attraction, sont le principe vital des institutions sociales, elles leur communiquent une vie propre séparable de celle des individus, dans la mesure où les idées elles-mêmes sont séparables de nos esprits et réagissent sur eux.

Nous n’allons pas au-delà de la constatation de ce phénomène ; nous nous interdisons de rechercher si, à l’objectivité phénoménale des idées, correspond une réalité spirituelle substantielle ; il serait, certes, important de le savoir, car certaines idées pourraient avoir plus de réalité que les autres et être aussi plus proches de la vérité.

Cette recherche du réel substantiel est du ressort des philosophes. Depuis Georges Dumesnil, dont la thèse sur le Rôle des concepts remonte à plus de trente ans, il en est qui travaillent le problème du réalisme des idées sur de nouvelles données.

Nous attendons d’eux la construction métaphysique de cette physique qu’est le vitalisme des institutions sociales (V. Jacques Chevalier, L’idéalisme français au dix-septième siècle, Annales de l’Université de Grenoble, 1923).

Présentation de l’article
« La théorie de l’Institution
& de la Fondation (essai de Vitalisme social) »

Julia Schmitz
Docteure en droit public,
Université Toulouse I Capitole, Institut Maurice Hauriou

& M. le pr. Jean-Gabriel Sorbara,
Université Toulouse I Capitole,
Institut M. Hauriou

C’est par cette synthèse écrite en 1925 que le doyen Hauriou nous présente la construction théorique à laquelle il est parvenu au terme d’une longue réflexion et qui constitue l’axe central de sa pensée juridique. La théorie de l’institution constitue en effet le fil rouge de son œuvre, en maturation dès ses premiers écrits sur l’histoire du droit et la science sociale, formalisée dans un article de 1906, systématisée comme une théorie générale du droit et de l’Etat dans ses deux éditions des Principes de droit public de 1910 et 1916, parachevée dans la dernière édition de son Précis de droit constitutionnel[3]. La cohérence de nombre de ses conceptualisations, comme la gestion administrative, la décision exécutoire, la puissance publique, la souveraineté de gouvernement et de sujétion ou encore la personnalité morale, est révélée par cette théorie.

Objet d’interprétations contradictoires, elle semble relever d’une hésitation ou plutôt d’une « oscillation » théorique[4]. Elle est en effet traversée d’influences multiples et se situe dans un contexte historique particulier pour la science juridique, tiraillée, au tournant du XXe siècle, entre des paradigmes scientifiques contradictoires : le positivisme scientifique et l’idéalisme. Hauriou apparaît à la fois comme un juriste sociologue, fondant son étude du droit sur l’observation de la matière sociale, et un juriste spiritualiste analysant le droit à travers un prisme de valeurs transcendantes.

Tout en étant pénétrée de perspectives contradictoires, la théorie de l’institution offre une rupture méthodologique et une ouverture doctrinale. Elle repose sur une démarche critique que Hauriou qualifie de vitaliste, s’épanouissant dans une théorie du droit public. La théorie de l’institution peut ainsi être identifiée par ce qu’elle rejette et déconstruit en mettant en œuvre une nouvelle méthode d’analyse du phénomène juridique (I). Sa pertinence et son originalité se mesurent au regard de ce qu’elle propose pour la science juridique, à savoir une nouvelle théorie du droit et de l’Etat (II).

I. La théorie de l’institution : méthode critique de la science juridique

La théorie institutionnelle consiste en premier lieu à adopter une nouvelle méthode d’analyse, permettant d’aller « au fond des choses » [p. 147]. Méthode d’exploration du phénomène juridique, elle recherche ses fondements véritables, pour le saisir dans son intégralité et son mouvement. Elle met en œuvre une méthode particulière, à la fois plurielle, utilisant les sciences historique, sociologique ou psychologique, et temporelle, réalisant une généalogie du phénomène juridique. L’invitation à la pluridisciplinarité en fait une entreprise réaliste, à la recherche des fondements sociaux et historiques du phénomène juridique pour ne pas reléguer « hors du droit les fondements du droit » (p. 151).

Les institutions juridiques étant de la « catégorie du réel »[p. 147], elle rejette les théories du contrat social qui fondent le collectif sur un lien fictif et consensuel. Elle tient ainsi compte de l’élément du pouvoir, omniprésent dans la société, qui n’est pas la force pure nous dit Hauriou, mais un pouvoir de domination accepté. En effet, l’institution est la réalisation d’une idée d’œuvre par un pouvoir de gouvernement organisé, lequel est une énergie d’entreprise, l’élément moteur du processus institutionnel. La théorie de l’institution est aussi une démarche objectiviste, rejetant les théories subjectivistes qui enferment le droit dans les manifestations de la volonté individuelle et en font un produit de la volonté de la personnalité juridique étatique. Contre cette identification, Hauriou constate que la coutume ne peut être identifiée comme le produit de la volonté de l’Etat et rappelle que ce dernier, en tant qu’organisation collective du pouvoir, n’a pas toujours existé pour générer le droit. Mais la théorie de l’institution n’adhère pas non plus à l’objectivisme absolu de Duguit qui fait de la règle de droit objective issue du milieu social, le centre générateur du phénomène juridique. Plus précisément, la méthode institutionnelle ouvre une perspective dialectique, tenant compte de la présence simultanée du droit subjectif, composé de la personnalité juridique, des droits subjectifs et des actes juridiques, et du droit objectif composé de la « masse des lois, des règlements et des coutumes » [p. 148].

Pour parvenir à cette dialectique, Hauriou fait appel à la psychologie pour expliquer que les situations juridiques générées par le phénomène institutionnel sont des objets qui « habitent en nous » [p. 148]. La volonté consciente produit le droit subjectif, l’inconscient est le siège du maintien du droit objectif. Le phénomène juridique est donc un phénomène complexe, passant par différents états, à la fois objectifs et subjectifs. Et l’institution corporative, matrice du phénomène juridique est ainsi un corpus « psycho-physique » [p. 153], donnant lieu à des phénomènes d’incorporation et de personnification, liés à la réalisation d’une idée d’œuvre. C’est l’idée directrice de l’institution qui lui fournit une individualité et une continuité objectives lui permettant de durer dans le milieu social et les consciences individuelles. En faisant de l’idée l’objet et le sujet des institutions, Hauriou donne à sa théorie une dimension jusnaturaliste, fondée sur l’idéalisme platonicien et le dogme chrétien. Les idées ont en effet selon lui un caractère foncièrement objectif, puisqu’« il n’y a pas de créateurs d’idée, il y a seulement des trouveurs » [p. 155] et sont capables de provoquer l’action des individus. Mais il semble également initier une analyse plus réaliste de la représentation des rapports sociaux. L’idée d’œuvre, produit des représentations mentales individuelles et collectives, peut désigner ce que nous appelons aujourd’hui une idéologie ou une représentation symbolique, ce que Hauriou appelle « une mystique qui entraine les foules » (p. 160).

D’ailleurs, il entendait bien fonder une « Ecole du droit représentative », puisque le phénomène juridique, dit-il, ne nous est intelligible que par « l’intermédiaire des concepts qui se présentent à nous. Nous sommes donc bien obligés, pratiquement, de nous établir dans le représentatif »[5]. En effet, le doyen toulousain rejette le concept durkheimien de conscience collective et utilise une méthode comparative entre la psychologie sociale et la psychologie individuelle s’inspirant de Tarde[6], pour montrer que ce sont bien des volontés individuelles qui « s’émeuvent au contact d’une idée commune et qui, par un phénomène d’interpsychologie, ont le sentiment de leur émotion commune » [p. 158]. Et il précise, en conclusion de son analyse, que l’objectivité des idées ne relève pas d’une « réalité spirituelle substantielle » mais d’une objectivité purement « phénoménale ». Il s’interdit lui-même de chercher la vérité des idées et refuse de s’engager dans une perspective métaphysique qu’il laisse aux philosophes, s’en tenant à une « physique » [p. 174] du vitalisme des institutions sociales. L’analyse institutionnelle accepte ainsi le postulat de la complexité pour se saisir simultanément des trois dimensions du phénomène juridique. Celui-ci est à la fois un phénomène factuel, issu de la réalité sociale, un phénomène axiologique, véhiculant des valeurs, et un phénomène normatif, générant des règles de droit. Il est un objet pluriel, passant par différents états, saisi par des savoirs multiples.

Mais revenons à cette notion de vitalisme qui, comme l’indique le sous-titre de cet essai, caractérise la démarche générale adoptée par la théorie de l’institution. Le vitalisme renvoie tout d’abord à la théorie biologique qui appréhende le corps comme un organe physico-psychique animé par une idée directrice. Hauriou reprend cette analyse pour faire de l’idée d’œuvre le « principe vital » des institutions sociales. Le vitalisme renvoie surtout à la conception bergsonienne de l’élan vital qui dirige et organise la matière, permettant d’appréhender la complexité du phénomène vivant, en termes de durée et d’action[7]. L’idée d’œuvre est bien cet élan vital qui transforme les états de fait en états de droit et qui se réalise dans la durée, de manière indéterminée et virtuelle, comme une création continuelle. La théorie de l’institution adopte ainsi une perspective temporelle puisque « les institutions représentent dans le droit, comme dans l’histoire, la catégorie de la durée, de la continuité » [p. 147]. L’institution n’est pas une chose donnée une fois pour toutes, mais constitue un processus d’institutionnalisation qui s’inscrit dans la durée, généré par une fondation juridique, générant du droit. Pour expliquer ce processus, Hauriou distingue un principe d’action qu’il attribue aux institutions-corps qui se personnifient et possèdent une capacité instituante, et un principe de limitation qu’il attribue aux institutions-choses qui désignent les règles de droit et sont instituées. Une fois « le terrain déblayé » par la déconstruction des théories contractualistes et subjectivistes, la « véritable assiette » [p. 147] de la théorie de l’institution est mise en avant. Contre les systèmes subjectiviste et objectiviste qui prennent « l’action pour la durée » ou « la durée pour l’action » [p. 151], le processus institutionnel articule les deux termes, l’action instituante devenant durée instituée.

II. La théorie de l’institution : nouvelle théorie du droit et de l’Etat

Affirmant qu’on ne « détruit que ce qu’on remplace »[8], le doyen toulousain systématise sa propre théorie du droit et de l’Etat à travers la description du phénomène institutionnel. La théorie de l’institution constitue à la fois une approche renouvelée du droit et de l’Etat, mais également une approche modélisée de l’Etat de droit.

L’originalité de cette théorie réside dans le dépassement des thèses normativistes qui identifient le droit à la norme. Elle bouleverse en particulier les présupposés de la conception duguiste, fondant l’ordre juridique sur la seule règle de la solidarité sociale[9]. L’objectif de la théorie de l’institution est ainsi de démontrer que « la fondation des institutions présente un caractère juridique et qu’à ce point de vue les fondements de la durée juridique sont eux-mêmes juridiques ». Ainsi, la naissance, l’existence et la mort des institutions font partie du phénomène juridique. Fondée pour durer, la « fondation continuée » de l’institution-corps réalise un renversement de l’ontologie juridique. Le droit ne se résume pas à la norme, mais constitue un ensemble plus large, comprenant les institutions-corps, c’est-à-dire les groupements collectifs, et les « institutions-choses », c’est-à-dire les règles de droit. Les normes appartiennent au phénomène juridique en tant que « limites transactionnelles imposées aux prétentions des pouvoirs individuels et à celles des pouvoirs des institutions », en tant qu’« éléments de réaction, de durée et de continuité » [p. 150 et s.], permettant de faire durer les institutions corporatives. Elles n’ont pas de capacité d’action et ont besoin des institutions-corps pour être créées et mises en œuvre. Hauriou conclut en insistant sur « le rôle secondaire de la règle de droit dans l’ensemble du système juridique » [p. 172] et met au premier plan les institutions corporatives : « ce sont les institutions qui font les règles de droit, ce ne sont pas les règles de droit qui font les institutions » [p. 173]. L’institution corporative est bien cette nouvelle « figure juridique fondamentale »[10], le centre de la juridicité. Une fois saisi dans sa fondation juridique, l’ordre institutionnel sécrète des règles de droit. Mais si la production de normes n’est qu’un moment de l’institution, elle constitue un moment crucial, puisque la distinction de la norme instituée et du pouvoir instituant permet de penser la limitation de ce dernier. La théorie de l’institution accorde ainsi une place de premier plan aux phénomènes collectifs, acteurs premiers du droit, dont elle analyse l’opération de leur fondation concrète, la constitution objective de leur corpus qui tend à la personnification. Elle est ainsi une théorie du pluralisme institutionnel et juridique. En effet, par cette analyse objective et temporelle de l’Etat, Hauriou le saisit comme une institution corporative composite, dans son pluralisme fondateur et non dans son unité souveraine. A côté de l’Etat, la théorie institutionnelle reconnaît l’existence de groupes, associations, sociétés anonymes, syndicats… capables de générer du droit et en concurrence avec l’Etat. Ce faisant, il réintègre dans le droit l’ensemble des pratiques sociales qui naissent spontanément des différents corps sociaux. Cette prise en compte du droit spontané invite à une conception complexe de la normativité, capable de penser la multiplicité des sources du droit. L’institution est une source première du droit, à côté du contrat et de la loi, permettant de penser le système juridique non plus en termes d’ordre et de hiérarchie, mais en termes de désordre et de pluralisme, saisissant ensemble le public et le privé, le national et le local ou le national et l’international. Mais, l’Etat est le modèle privilégié pour élaborer la théorie de l’institution qui, en retour, le légitime.

L’idée d’œuvre, élément premier de l’institution, est définie comme un principe directeur interne aux institutions, contenant un « élément de plan d’action et d’organisation en vue de l’action », distincte du but de l’institution qui ne vise que le résultat et non les moyens, distincte de sa fonction, car contenant une part d’indéterminé. Cette conception convient parfaitement à l’analyse de l’Etat libéral, permettant d’articuler de manière dialectique le service public et la puissance publique. C’est ainsi que l’idée d’œuvre de l’Etat est pour Hauriou un « protectorat d’une société civile nationale, par une puissance publique à ressort territorial, mais séparée de la propriété des terres, et laissant ainsi une grande marge de liberté pour les sujets » [p. 153]. Le pouvoir de gouvernement, autre élément déterminant de l’institution, s’organise de deux manières ; par une séparation des pouvoirs et par la mise en place d’un régime représentatif. Hauriou distingue trois pouvoirs présents dans le régime parlementaire, « le pouvoir exécutif qui a la compétence intuitive de la décision exécutoire, le pouvoir délibérant qui a la compétence discursive de la délibération et le pouvoir de suffrage celle de l’assentiment » [p. 156]. C’est par cette séparation des pouvoirs, nous dit Hauriou, que la compétence prend le pas sur le pouvoir de domination. Ce constat le conduit à repenser l’équilibre de la Nation et du gouvernement, contre l’analyse rousseauiste. Le peuple n’est pas un pouvoir de gouvernement qui délègue son pouvoir, mais un pouvoir d’assentiment organisé en corps électoral. Il distingue ainsi l’existence d’un pouvoir minoritaire de domination, le pouvoir gouvernemental, contrôlé a posteriori par un pouvoir majoritaire d’assentiment, les électeurs. Le régime représentatif permet quant à lui de mettre au service du corps l’action du pouvoir de gouvernement, car celui-ci, en tant que force d’action, peut ne pas toujours se conformer à l’idée d’œuvre, mais l’ascendant continu assuré par celle-ci permet de le plier de le limiter. Enfin, les manifestations de communion des membres du groupe donnent à l’institution une fondation et une durée consensuelles. L’opération de fondation repose en effet sur un « faisceau consensuel » [p. 168] qui est juridique en raison de « l’unité dans l’objet des consentements », c’est-à-dire dans l’idée d’œuvre commune. Mais ce consensus, précise Hauriou, n’est pas absolu comme l’ont pensé les théories allemandes du vereinbarung et la théorie du contrat social de Rousseau. Les volontés ont besoin d’être agrégées par l’action même du pouvoir et l’institution repose sur un « liber volui fortement nuancé par un coactus volui » [p. 169]. Cette théorie permet ainsi de lire le processus de formation de la majorité parlementaire, ainsi que l’adhésion de la minorité aux règles du jeu institutionnel politique. Ces manifestations de communion étant « dirigées par les organes du pouvoir et réglées par des procédures » [p. 152], Hauriou puise des exemples dans les procédures d’assemblée et de vote du régime parlementaire. Les procédures, assurant la continuité formelle de la vie institutionnelle, permettent ainsi à cette opération fondative complexe qui repose sur la manifestation de différents actes de volonté, d’avoir « l’unité d’un acte juridique » [p. 170]. L’« élasticité du pouvoir » (p. 165) ainsi obtenue permet de prolonger les effets des manifestations subjectives de volonté et de les agréger, pour réaliser une continuité juridique. Acquérant une continuité subjective, l’institution étatique peut alors s’obliger, engager sa responsabilité et s’exprimer en sécrétant des normes de droit disciplinaire et statutaire. Ainsi, si le pouvoir de domination implique une contrainte sur les individus membres, il engendre aussi une séparation des pouvoirs et attire à lui des phénomènes de consentement, car, pour durer, toute institution doit recueillir l’adhésion des membres du groupe, gouvernés ou administrés. Hauriou prend également le modèle de l’Etat pour illustrer le triple mouvement d’élaboration du processus institutionnel. Le régime représentatif réalise un premier travail d’intériorisation et d’incorporation, par lequel les organes de gouvernement agissent dans le cadre de l’idée directrice et donne à l’institution son individualité objective. Les manifestations de communion, réalisent un second travail d’intériorisation donnant lieu à la personnification de l’institution, qui n’est autre que l’apparition de la « liberté politique » [p. 162]. L’Etat devient une institution légitimée par l’idée d’œuvre qui le soutient, l’exercice équilibré et consensuel de son pouvoir, et le droit qu’il sécrète.

La théorie de l’institution met ainsi en œuvre une analyse vitaliste inscrivant le droit et l’Etat dans un ordre temporel, pour comprendre leurs rapports et la formation de l’Etat de droit. Le problème fondamental du droit public consiste en effet pour Hauriou à savoir comment la force de domination gouvernementale agit puis se refroidit, limitée par les situations juridiques objectives qu’elle a elle-même créées. D’une théorie visant à analyser l’Etat réel, la théorie de l’institution construit un Etat légitime. Hauriou mêle ainsi dans sa théorie le donné et le construit, considérant qu’« à mesure que la science sociale prend connaissance de son objet, elle le modifie »[11]. La science juridique n’est-elle pas pour le doyen toulousain une « science de la conduite » des mouvements sociaux[12] ?


[1] Cette analyse de la continuité subjective de la personnalité corporative m’a été suggérée par un travail remarquable de M. Jacques Chevalier, professeur de philosophie à l’université de Grenoble, sur le continu et le discontinu, que je lui suis très reconnaissant de m’avoir communiqué et qui se trouve reproduit dans les mémoires de l’Aristotelian Society, supplementary volume IV, Londres, 1924, p. 170-196.

[2] Il me parait maintenant qu’il y a un autre élément de continuité dans la conscience intuitive des membres de l’élite, conscience qui ne se produit pas par crises périodiques, mais qui est réellement continue (note de 1928).

[3] « L’histoire externe du droit », Revue critique de législation et de jurisprudence, 1884, p. 5 et s. ; Leçons de science sociale. La science sociale traditionnelle, Paris, Larose, 1896 ; Leçons sur le mouvement social, Paris, Larose, 1899 ;« L’institution et le droit statutaire », Recueil de législation de Toulouse, 1906, p. 134 et s. ; Principes de droit public, 1ère éd., Paris, Larose et Tenin, 1910, 2e éd., 1916 ; Précis de droit constitutionnel, 2e éd., Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1929.

[4] Mazeres Jean-Arnaud, « La théorie de l’Institution de Maurice Hauriou ou l’oscillation entre l’instituant et l’institué » in Mélanges Mourgeon, Bruylant, 1998, p. 244, note 12.

[5] Leçons sur le mouvement social, op. cit., p. 133 et 136.

[6] Les lois de l’imitation, étude sociologique, Paris, Alcan, 1890.

[7] Bergson Henry, L’évolution créatrice ; 1907.

[8] « Le point de vue de l’ordre et de l’équilibre », Recueil de législation de Toulouse, 1909, p. 76.

[9] Hauriou contestera également la doctrine de Kelsen, dont il redoute que « le joug soit pour le droit pire que celui de la théologie », Précis de droit constitutionnel, op. cit., p. 11.

[10] Principes de droit public, 2e éd., op.cit., Introduction, p. XIX.

[11] La science sociale traditionnelle, op. cit., p. 27 et s .

[12] Leçons sur le mouvement social, op. cit., p. 165.

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ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Jaurès & la liberté de conscience (par le pr. Patrick Charlot)

Voici la 65e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui de l’article de M. le professeur Patrick CHARLOT consacré à la liberté de conscience chez Jaurès et publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).

Volume IV :
Jean Jaurès

& le(s) droit(s)

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes
Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz

– Nombre de pages : 232
– Sortie : mars 2020
– Prix : 33 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-44-5
/ 9791092684445
– ISSN : 2272-2963

Jaurès
& la liberté de conscience

Patrick Charlot
Professeur de droit public
à l’Université Bourgogne-Franche-Comté

Question de méthode… en guise de préliminaire, il ne faut jamais oublier que, lorsque l’on traite de ce que l’on peut appeler « libertés publiques », on s’intéresse avant tout à la vision de la société que l’on souhaite et à la place que celle-ci va consacrer aux individus, dans leurs rapports entre eux mais aussi, et surtout, dans leurs rapports avec le Pouvoir. Une telle réflexion ne saurait donc s’épuiser dans la description des mécanismes juridiques, ceux-ci ne constituant que de simples moyens de mettre en place une idéologie tendant à assurer, dans la tradition libérale issue, entre autres, de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, une sphère privée dans laquelle l’Etat ne peut s’immiscer qu’avec parcimonie. Parmi les libertés publiques, il n’est guère besoin de souligner l’importance que revêt la liberté de conscience. Pour Jaurès aussi, elle est l’objet d’une attention toute particulière en ce sens où, nous le verrons, elle est une composante essentielle de sa conception du socialisme. Mais il ne faut évidemment jamais oublier que le regard qu’il porte à cette liberté n’est en aucune façon celui d’un juriste. L’appréhension qu’il a du droit, et de cette liberté, est tout à la fois (et c’est aussi ce qui fait son originalité), celle d’un philosophe, d’un historien, d’un socialiste et d’un homme politique. Et, il faut bien l’admettre, la tentative de définition et de délimitation qu’il va donner à la liberté de conscience est souvent influencée par les combats politiques qu’il mène à différentes périodes de sa vie, le plus important pour notre sujet étant évidemment celui pour la laïcité et la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Pour preuve, elle conduit à restreindre véritablement le champ de la liberté de conscience puisqu’elle ne consiste, selon lui, que dans « le droit pour chacun de penser et d’agir comme il lui plaît, dans les différents choses de la religion[1]». Cette liberté, selon Jaurès, semble donc être circonscrite à la liberté religieuse, ne consistant (ce qui n’est déjà pas rien) qu’en la liberté de ne pas être inquiété pour ses opinions religieuses et, évidemment, dans la liberté de ne pas adhérer à des conceptions et opinions religieuses.

On ne peut se contenter d’une conception aussi restrictive, peut-être applicable à l’époque (et encore…) qui conduirait à faire l’impasse sur de nombreux autres problèmes. Il nous semble nécessaire de retenir une définition plus large de cette liberté, inspirée par les juristes modernes, seule à même de permettre de comprendre la complexité de la pensée de Jaurès sur cette question. Pour Frédéric Sudre, par exemple, la liberté de conscience se confond quasiment avec la liberté de pensée, c’est-à-dire, garantissant à l’individu une parfaite indépendance spirituelle. Elle se décompose ainsi en deux éléments ; le droit d’avoir des convictions et le droit de manifester ses convictions. Ainsi caractérisée, elle regroupe tout à la fois la liberté d’opinion et la liberté d’expression[2]. Une telle définition nous permet donc de saisir la pensée de Jaurès sur cette question bien au-delà de la simple sphère religieuse. On ne saurait pour autant tomber dans l’anachronisme juridique. En effet, évoquer une liberté n’a guère de sens si cette dernière n’est pas garantie, opposable aux tiers ou à l’Etat, et protégée par un juge. Or il est permis de s’interroger, à l’époque de Jaurès, sur la protection accordée à cette liberté. Quel est le corpus juridique permettant d’assurer cette liberté ? Les seuls textes pouvant être visés (et notre auteur le fait régulièrement) sont bien les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi et La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Or cette Déclaration est dépourvue de toute portée juridique sous la IIIe République et ne peut donc pas être invoquée devant un juge pour protéger, par exemple, la liberté de conscience qui pourrait être mise à mal. Pour la doctrine juridique majoritaire, représentée, entre autres, par Raymond Carré de Malberg, ce texte n’est tout au plus qu’une simple déclaration morale, philosophique, mais, qui par son flou et son absence d’incorporation dans les textes constitutionnels, ne saurait produire de quelconques droits subjectifs.

A la suite de ces mises au point, comment appréhender la place de la liberté de conscience dans les écrits de Jaurès ? Telle que nous l’avons définie préalablement, elle irrigue finalement toute son œuvre, sans pour autant que nous cherchions à la trouver partout. En effet, tout le socialisme jaurésien en découle. Cette liberté apparaît ainsi, pour lui, comme un principe cardinal, si ce n’est un principe matriciel. Sa conception philosophique du socialisme, qui est relativement originale à l’époque, le conduit à voir dans la liberté de conscience une liberté absolue, sans laquelle la société nouvelle ne pourra jamais voir le jour (1ère partie). Elle paraît ainsi constituer l’alpha et l’oméga de son socialisme. Mais le lecteur nous permettra de nuancer ce propos. Qu’il n’y voit pour autant aucune volonté de malice ou de commettre un crime de « lèse-Jaurès ». Les épreuves politiques auxquelles le grand tribun a été soumis nous amènent à penser que la position philosophique est bien difficile à tenir en face de certaines circonstances. Et nous voudrions montrer, à travers quelques exemples, que le réalisme politique a conduit Jaurès à accepter des restrictions qui nous paraissent gênantes à cette conception absolue de la liberté de conscience (2e partie). Sans tomber dans une opposition facile entre l’idéal et le réel, entre la mystique et la politique, il est des épisodes que l’on ne peut passer sous silence.

I. Une liberté absolue, fondée philosophiquement

Il n’est évidemment pas question ici de revenir sur le socialisme jaurésien. Fruit d’une synthèse mêlant à la fois, entre autres les utopistes français, Marx et Benoît Malon, la culture encyclopédique de Jaurès le conduit à une approche originale où l’individu ne va pouvoir s’épanouir que dans la communauté, sans pour autant disparaître. L’individu est donc l’objet essentiel de ce socialisme, et va donc, en tant que tel, pouvoir jouir de manière absolue de cette liberté de conscience (A). De même, l’utilisation que fait Jaurès de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, assez singulière pour l’époque, lui permet de consacrer de manière indiscutable la dite-liberté.

A. Une conséquence de sa vision originale du socialisme.

Le caractère absolu de la liberté en question découle de la place de l’Individu dans la pensée jaurésienne. La communauté, la société, ne doivent en aucun l’absorber, mais, au contraire, celles-ci sont l’outil qui doit lui permettre, d’accéder, selon le titre de l’ouvrage de Benoît Malon, au « socialisme intégral ». Cette tentative de conciliation entre « l’Un » et le « Tout » est une des originalités de ce socialisme porté par Jaurès, que Georges Lefranc a si bien décrit dans son « Jaurès et le socialisme des intellectuels[3] ». Il faut insister, pour cet aspect, sur l’influence qu’a pu avoir sur Jaurès Lucien Herr. Sans insister sur le bibliothécaire de l’Ecole Normale Supérieure devenu légendaire, on sait, par Charles Andler et Léon Blum[4], quel rôle il a pu jouer dans la prise de conscience socialiste de Jaurès, alors « simple » républicain. Mais on ne peut qu’être frappé par l’analogie entre le socialisme jaurésien et les rares écrits connus de Lucien Herr, et plus particulièrement les fragments manuscrits d’un texte, rédigé sous forme d’aphorismes, intitulé « Le progrès intellectuel et l’affranchissement. Le progrès en conscience et en liberté[5] », daté de 1888. La conscience … le concept est fondamental dans cette volonté d’appliquer l’hégélianisme au socialisme, produisant finalement ce qu’on peut qualifier schématiquement de « socialisme idéaliste ». Il nous paraît nécessaire de le résumer rapidement afin de comprendre ce que Jaurès a pu en retenir, plus particulièrement pour le sujet qui nous intéresse. On peut ainsi trouver une autre définition de ce que peut être la liberté de conscience dans un des aphorismes de Herr : « l’insurrection, la révolte, c’est-à-dire en langage simple, l’examen et la critique, est un devoir non seulement dans les cas exceptionnels et graves, mais toujours[6] ». La conscience et son libre exercice semblent donc être la condition sine qua non du changement social et politique. L’esprit critique et la possibilité d’exprimer cette critique sont indissociables de l’affranchissement. Le socialisme, qui doit accomplir cette libération de l’individu, peut ainsi se résumer en trois concepts, que Jaurès n’aura de cesse de revendiquer (y compris et surtout lors des débats sur la loi de 1905) : « Immanence (négation de la vérité supra-humaine), autonomie (affranchissement à l’égard des servitudes passées et des transcendances), rationalisme (autonomie intellectuelle[7]». Cet appel à la raison peut certes prêter à sourire par son optimisme, mais il est consubstantiel de ce « socialisme individualiste » dont se prévaut Jaurès. C’est bien en ce sens que ce socialisme doit être intégral, en libérant l’homme de toutes ses entraves. La liberté de conscience est donc bien le fondement de cette doctrine. Seul l’Homme libéré de tous les soleils illusoires pourra produire une société autonome (au sens de Herr et, plus, tard, de Castoriadis). Il en résulte donc un primat de l’Individu qui doit être respecté en tant que tel (on peut sans doute rattacher à cette conception l’engagement de Jaurès aux côtés de Dreyfus), et bien souvent, évidemment, sans tenir compte de son appartenance sociale. Ce socialisme se résume finalement dans l’idée de Justice et le respect de la personne. Ses positions vis-à-vis de la religion peuvent aussi s’entendre et s’expliquer à travers de ce prisme. La définition qu’il donne de la liberté de conscience (cf. note 1), bien que datée de 1889, nous semble aussi pertinente lors de ses prises de positions datant du début du XXe siècle, lorsque la question de la laïcité fait rage. Même si ses combats contre l’Eglise et la religion sont très violents, il ne nous paraît pas toujours partager les postures ultra-laïcardes d’un Combes. Dans une mise au point toute en nuances, lorsqu’il doit affronter la polémique naissante sur la communion de sa fille, en 1901, il reprend finalement sa conception de 1889 : il faut avant tout respecter les convictions individuelles, y compris celle de sa femme qui finalement souhaitait pour sa fille ce sacrement. Et faire confiance en la Raison ; « La vie et la liberté, ces grandes éducatrices, auront le dernier mot. L’enfant, habitué peu à peu à se gouverner lui-même dans l’ordre de la conscience, continuera ou abandonnera la tradition religieuse (…) Le droit de l’enfant, c’est d’être mis en état, par une éducation rationnelle et libre, de juger peu à peu toutes les croyances et de dominer toutes les impressions premières reçues par lui[8] ». C’est concrètement un appel à la neutralité, qui n’est pas sans annoncer, selon nous, une certaine conception de la loi de 1905, en y voyant aussi un principe de neutralité de l’Etat, qui n’a pas à se mêler de la sphère privée, tant que celle-ci reste privée.

Cette liberté de conscience, on le voit avec cet épisode familial, ne peut s’exercer que grâce à une éducation intégrale, totale, afin de donner à tous les moyens de se forger leurs propres jugements. D’où évidemment l’importance de l’école républicaine, seule à même, selon lui, de susciter les doutes et les questions. Mais, au-delà, il y a, par exemple chez Herr, et cette conception est aussi partagée par Jaurès[9], une véritable mission qui est confiée aux intellectuels en vue justement de préparer cette libération totale. La conscience doit quelquefois être aidée afin de pouvoir s’exercer librement. Herr, par exemple, a des développements surprenants pour quelqu’un qui est socialiste : « L’homme moyen n’est qu’un immense facteur de conservatisme, de traditions subies (…) d’idées impuissantes à organiser, à transformer le contenu confus et désordonné de sa conscience et de son inconscient[10] ». C’est à l’intellectuel, celui qui applique sa pensée critique au milieu qui l’entoure, d’introduire l’idée, qui doit ensuite être assimilée par l’individu (et non par la masse). Le rôle de l’intellectuel (socialiste) consiste à doter l’individu d’une véritable « arme » intellectuelle, qui, quasiment à elle-seule, pourra renverser la vieille société et ses préjugés. Cette conception toute hégélienne traduit en fait une véritable histoire de l’« idée » comme moteur de l’Histoire, qui part d’une personne énergique, pour ensuite être assimilée par l’individu. L’exemple type de cette manière de procéder est d’ailleurs fourni par Herr : c’est l’Affaire Dreyfus, combat mené d’abord par les intellectuels tant décriés par Barrès, éveillant petit à petit les individus pour les associer à leur combat : « La vérité, c’est que dans une France rétrécie, desséchée, racornie, un petit nombre d’hommes, pour une œuvre de justice, d’humanité et d’honneur, ont pu entreprendre la lutte contre la force souveraine des brutalités liguées, des intérêts syndiqués, des haines élémentaires coalisées (…). Ces quelques hommes ont pu, dans la bataille de chaque jour, ébranler une à une les âmes, éveiller une à une les consciences, troubler les quiétudes dormantes, évoquer les énergies éteintes, faire jaillir une espérance active en un idéal de justice humaine[11] ». Mais que l’on ne s’y trompe pas. On ne peut voir dans cette conception du rôle de cette « élite » une quelconque conception babouviste ou saint simonienne, voire léniniste. Cette minorité a un devoir, et aucun droit ; celui d’éveiller. Mais elle est subordonnée au peuple et n’a en aucun cas une quelconque légitimité pour guider le mouvement ouvrier (Herr est d’ailleurs affilié aux allemanistes, qui se caractérisent par leur ouvriérisme et leur méfiance vis-à-vis des « intellectuels »). La Conscience et l’Idée ne peuvent donc naître spontanément chez les individus, mais elles sont les valeurs suprêmes nécessaires à la Révolution. Et elles figurent déjà, comme liberté, dans ce texte si particulier qu’est la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.

B. Une conséquence de sa lecture originale de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen parmi les socialistes de son époque

Au-delà de la vulgate marxiste, prégnante chez les guesdistes, qui ne fait de la Déclaration qu’un instrument juridique et politique crée et utilisé par la bourgeoisie, Jaurès adopte vis-à-vis du texte révolutionnaire une toute autre attitude. Délaissant les critiques de Marx de Sur la question juive, il est persuadé que le prolétariat peut retourner ce texte contre la bourgeoisie et s’en servir à son profit. Dans une formule choc, dès lors que le classe ouvrière aura exprimé une conscience de classe (c’est-à-dire, au sens proudhonien, une vison de la réalité sociale) et une idée de classe (toujours pour rester dans la logique proudhonienne, une vision prospective de la société), « Vienne l’heure où le prolétariat saura réfléchir sur sa destinée et ses intérêts de classe, il saisira un contraste violent entre les droits naturels de tout homme, proclamés par la Révolution bourgeoise, et sa propre dépendance sociale : alors la Déclaration des droits de l’homme, changeant de sens et de contenu à mesure que se modifie l’histoire, deviendra la formule de la Révolution prolétarienne[12]». Cette lecture et cette utilisation du texte de 1789 interroge et intéresse. Elle interroge déjà dans le sens où, évidemment, Jaurès fait référence à la notion de droits naturels qui figurent dans le texte révolutionnaire, plus particulièrement dans son article 2. Ces droits naturels sont la liberté, la propriété, la sûreté et le droit de résistance à l’oppression. Or Jaurès ne s’interroge que sur le caractère naturel du droit de propriété[13]. On veut bien admettre que cette question taraude traditionnellement tous les socialistes, mais il est tout de même surprenant, même si L’Histoire socialiste est avant tout un livre historique, que le philosophe de formation qu’est Jaurès n’interroge pas le caractère naturel ou non des autres droits (dont la liberté).

Et pourtant : « L’homme a le droit primordial d’aller et venir, de travailler, de penser, de vivre, et de déployer en tous sens sa liberté sans autre limite que la liberté d’autrui[14]». Le primordial est-il le naturel ? Nulle réponse chez Jaurès. La démarche est pourtant essentielle pour le juriste ou le philosophe politique. En effet s’il s’agit de droits naturels, l’individu ne peut pas y renoncer dès lors qu’il entre dans l’état social, et l’Etat est tenu de lui en garantir l’effectivité. Alors, du droit de travailler : un droit primordial ou naturel ? On s’aperçoit ici que la question (et la réponse) emporte des conséquences extrêmement importantes, surtout pour les socialistes de cette époque. Jaurès l’élude pourtant, en y revenant de manière lyrique : « La Déclaration des Droits de l’Homme avait été aussi une affirmation de la vie, un appel à la vie. C’étaient les droits de l’homme vivant que proclamait la révolution[15]». Mais surtout, ce qui est surprenant, c’est la vision juridique que Jaurès attribue à ce texte, alors même, rappelons-le, qu’à l’époque où il écrit, la Déclaration est dépourvue de toute portée juridique et ne peut donc être invoquée devant un juge. Au-delà de l’assimilation quasi-constante qu’il fait entre son socialisme et le texte de 1789 (« C’est le socialisme seul qui donne tout son sens à la Déclaration des Droits de l’Homme et qui réalisera tout le droit humain[16]»), il est nécessaire de dépasser la volonté initiale des révolutionnaires et de doter le prolétariat d’une nouvelle arme qui est le Droit. Il fait là aussi œuvre de visionnaire, annonçant ce qu’on a pu appeler le « socialisme juridique », c’est-à-dire une école de pensée qui est persuadée que la « révolution » peut être accomplie par le Droit et les moyens légaux, au moyen d’une interprétation extensive et sociale des textes juridiques. Les lignes de Jaurès dans « le socialisme et la vie » sont sur ce point très éclairantes quant à sa vision : « Ainsi jusque dans le droit révolutionnaire bourgeois, dans la Déclaration des Droits de l’Homme et des droits de la vie, il y a une racine de communisme[17]». Pour être encore plus précis, « le socialisme surgit de la Révolution française sous l’action combinée de deux forces : la force de l’idée de droit, la force de l’action prolétarienne naissante. Il n’est donc pas une utopie abstraite[18]». Ce que Jaurès nomme les droits de l’homme vivant englobe évidemment les articles 2 et 4 de la Déclaration[19], énonçant un principe général de liberté, et les articles 10 et 11, déclinaisons du principe général de liberté, appliquées à la liberté de pensée. L’appel à la vie lancé par la Révolution de 1789 est bien aussi un appel à la liberté sous toutes ses formes, à ce combat pour l’autonomie permis par la liberté de conscience. Mais, une fois de plus, que faire de ce texte révolutionnaire s’il n’est pas garanti par l’Etat et invocable par un particulier devant un juge ? On ne trouve nulle part trace chez Jaurès d’une quelconque volonté de « juridiciser » ce texte ou de demander à des juges de l’appliquer. Dans les mêmes périodes, certains de ses collègues des facultés de droit, en particulier Duguit, doyen de la faculté de droit de Bordeaux et évidemment le « pays » de Jaurès, Hauriou, doyen de la faculté de droit de Toulouse, s’interrogent sur la valeur juridique de la Déclaration et militent, en dépit de sa non-inscription dans les lois constitutionnelles de 1875, pour lui attribuer une valeur sinon supra-constitutionnelle (Duguit), au moins constitutionnelle (Hauriou). On hésite, en lisant Jaurès, sur ce qu’il attribue vraiment comme valeur juridique à ce texte ; une actuelle mais qui serait ignorée par le droit positif et la jurisprudence (de peur, peut-être, d’avoir à lui donner une portée « socialiste), ou bien une future, qui serait finalement le texte suprême d’un futur « droit socialiste » ?

Mais ces affirmations jaurésiennes sur la portée absolue, entre autres, de la liberté de pensée et la liberté de conscience, nous paraissent cependant à nuancer, sous l’influence de certaines péripéties politiques que le leader socialiste a eu à affronter.

II. Des limitations à cette liberté, justifiées par des positions politiques

Il ne saurait évidemment être question de minimiser les combats de Jaurès pour la liberté sous toutes ses formes. Notre objectif ici est simplement de montrer que, parfois, la raison politique semble l’emporter sur des convictions profondes. On veut bien admettre que la pensée et l’action d’un auteur s’apprécient sur une période longue… Mais il y a néanmoins des positions gênantes, aussi bien lorsque l’on les analyse a posteriori en évitant tout anachronisme que lorsqu’elles suscitent immédiatement des prises de position virulentes (voire violentes) de la part de nombreux camarades qui partagent pourtant les combats de Jaurès. Pour ce faire, nous avons arbitrairement choisi deux évènements où les prises de position du socialiste peuvent susciter quelques interrogations au regard de tout ce qu’il a écrit et dit, en particulier sur la liberté de conscience (cf. la 1ère partie de notre communication) : le Congrès de Japy (qui a lieu du 3 au 8 décembre 1899) et l’affaire dite « des fiches » (de novembre 1904 à janvier 1905).

A. Le Congrès de Japy et la délicate question de la liberté de la presse.

Ce Congrès est resté célèbre en ce sens où, selon de nombreux historiens, il annonce la création de la future Section Française de l’Internationale Ouvrière[20]. C’est donc dans le gymnase parisien de Japy que se retrouvent les cinq grandes tendances socialistes d’alors : le Parti Ouvrier Français (plus souvent qualifié de « guesdiste », emmené d’une main de fer par Jules Guesde), la Fédération des Travailleurs Socialistes (ou « broussiste », du nom de leur leader Paul Brousse, ou « possibiliste »), le Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaires (ou « allemaniste », Jean Allemane, ne l’oublions pas, étant proche de Lucien Herr) ; le Parti Socialiste Révolutionnaire (ou « vaillantiste » ou « blanquiste », dirigé essentiellement par Edouard Vaillant), et la Confédération des Socialistes Indépendants (beaucoup moins structurée que les autres groupes, et dont les grandes figures sont Jaurès et Millerand). Les désaccords idéologiques sont extrêmement profonds entre toutes ces tendances, mais doivent être minorés en vue de l’arrivée au pouvoir des socialistes. En effet, depuis les années 1893, de nombreux députés socialistes sont élus à la Chambre, et les leaders, par souci d’efficacité électorale et persuadés que le pouvoir peut être pris par les moyens légaux, ont la volonté de créer enfin LE parti socialiste. L’ordre du jour de ce Congrès porte sur « la lutte des classes et la conquête des pouvoirs publics » (en filigrane se trouve ici posé le douloureux débat du « ministérialisme » suite à l’entrée de Millerand, soutenu par Jaurès, dans le gouvernement Waldeck-Rousseau, aux côtés du général Gallifet, « le massacreur de la Commune », et violemment combattu par les guesdistes et Vaillant) et sur « l’unité socialiste, ses conditions théoriques et pratiques ». On remarquera que l’ordre du jour s’ouvre sur la question la plus compliquée et que les guesdistes et vaillantistes veulent en découdre sur ce point, l’unité du parti n’étant pas pour eux un sujet prioritaire. L’art de la synthèse est alors inauguré entre toutes les factions, puisque les délégués trouvent alors le moyen de répondre NON à la question posée ; « la lutte des classes permet-elle l’entrée d’un socialiste dans un gouvernement bourgeois ? » (par 818 voix contre 643), tout en approuvant une proposition transactionnelle qui admet que « des circonstances exceptionnelles peuvent se produire dans lesquelles le parti aurait à examiner la question d’une participation socialiste à un gouvernement bourgeois » (par 1140 voix contre 240). L’essentiel est dons sauvé pour Jaurès et ses amis, et il semble persuadé que dorénavant la question de la création du Parti semble être en voie d’être réglée. Les autres points à l’ordre du jour vont donc être bâclés en une journée. Les guesdistes portent encore le fer non seulement sur la création et la direction du parti, mais surtout sur les différents moyens d’actions, de propagande et d’organisation. Ils considèrent qu’il ne peut pas y avoir d’unité si les différents journaux socialistes (entre autres, La petite République de Gérault-Richard, très proche de Jaurès) se permettent des attaques contre les différents groupes socialistes. Et Guesde va plus loin en estimant que la presse socialiste doit être placée sous le contrôle du Parti, prononçant cette phrase véritablement stupéfiante : « L’indépendance de la presse doit finir là où commence l’organisation centrale du socialisme français[21]». Et, de manière encore plus hallucinante, aucune voix ne s’élève pour protester. Surtout pas celle de Jaurès. Il n’intervient en aucune manière sur ce point, alors qu’il est omniprésent sur le premier point de l’ordre du jour et du ministérialisme. Mieux même, il vote cette motion comme tous ses camarades, puisqu’elle sera adoptée à l’unanimité du Congrès. Il semble prêt à tout accepter, y compris que les journaux socialistes ne puissent plus exercer une activité critique, afin de permettre l’unité et la création du Parti. Cela lui vaudra déjà des critiques de Péguy, alors proche de lui : « Je suis détraqué ; je me promène en sabots, par ce grand froid dans mon jardin, et je me dis comme une bête : ils ont supprimé la liberté de la presse ! ils ont supprimé la liberté de la tribune[22]» ! Le silence assourdissant de Jaurès sur cette question délicate lui sera souvent reproché. Comment vouloir la future Cité socialiste en commençant par construire un parti qui supprime toute liberté de discussion et de pensée dans ses journaux ? Quid de l’autonomie intellectuelle nécessaire ?

La fin (la création du Parti) justifie-t-elle les moyens ?

La question va se poser avec encore plus d’acuité lors des débats sur ce que l’on a nommé « l’affaire des fiches ».

B. Le refus de la liberté de conscience dans l’affaire des « fiches ».

Comme l’écrit Guy Thuillier[23], « on n’aime pas parler de l’affaire des fiches : elle paraît gênante et elle évoque des méthodes d’information (et d’avancement) peu orthodoxes (mais qui sont traditionnelles et qui ont survécu à l’affaire) ». Pour résumer cet épisode si important qu’il aboutira à la chute du ministère Combes le 19 janvier 1905, il faut comprendre que c’est le ministre de la guerre, le général André, qui avait organisé dans son ministère un vaste système de renseignement, destiné à lui permettre de connaître les opinions religieuses et politiques des officiers. Rien finalement que de très traditionnel. Mais ce qui va faire scandale c’est que ce procédé reposait sur la délation pratiquée par ce « délégué administratif », que Combes lui-même définissait comme « un notable de la commune qui était investi de la confiance des républicains et qui, à ce titre, les représentait auprès du gouvernement quand le maire est réactionnaire[24] ». Ces délégués administratifs étaient souvent des représentants des loges maçonniques. Et lorsqu’un employé du Grand-Orient vole une collection de « fiches » et les vend à l’opposition nationaliste, le scandale éclate à la Chambre[25], par l’intermédiaire de Guyot de Villeneuve qui, le 28 octobre 1904, interpelle le gouvernement en lisant publiquement les fiches individuelles fournies par le Grand-Orient sur un certain nombre d’officiers, accompagnées des demandes et réponses du ministère de la guerre. D’une affaire administrative, l’affaire des fiches devient alors politique ; la question est de savoir si le gouvernement Combes est responsable de ce système. Le génie oratoire de Jaurès s’en donne à cœur joie. Il ne faut pas oublier qu’il est alors le vice-président de la Chambre et, qu’à ce titre, il est un soutien essentiel du ministère Combes, « âme ardente et parole magnifique de la Délégation des gauches[26] », délégation qui constitue l’organe directeur de la coalition gouvernementale. Il n’est sûrement pas faux d’affirmer que si le gouvernement se maintient jusqu’au 19 janvier 1905, c’est au tribun socialiste qu’il le doit. Par trois fois, Jaurès intervient au secours du gouvernement, en justifiant le mécanisme de la délation (les 28 octobre et 4 novembre 1904 et le 14 janvier 1905), en évitant donc à Combes d’être mis en minorité à la Chambre.

Ses justifications méritent d’être relevées, afin d’abonder notre propos. Au-delà de références à l’Affaire Dreyfus toujours bienvenues (où Jaurès met en garde les députés sur l’usage de documents dont on ne saurait contrôler l’origine et la valeur[27]), il tente avant tout de se placer sur le terrain politique plutôt que sur celui de la morale ou des principes juridiques. « Sera dupe qui voudra ! Sera complice qui voudra[28] » ! Il ne faut pas tomber dans le piège tendu par l’opposition, et il ne faut surtout pas que les députés condamnent ces méthodes de renseignement. Ce qui est en jeu, selon lui, au-delà de la survie du gouvernement, c’est bien la République elle-même[29]. Et, quelques semaines plus tard, il affirme même un véritable droit de la République de se prémunir contre ses ennemis : « Oui ou non, reconnaissez-vous que la république a le droit d’exiger particulièrement des officiers non seulement les qualités professionnelles et les vertus professionnelles, mais aussi cette vertu professionnelle par excellence de l’officier sous la république, le dévouement à l’institution républicaine[30]» ? Jaurès justifie ainsi le droit du gouvernement d’établir une véritable police des esprits. Que devient la liberté de conscience et de pensée des fonctionnaires ? Quid de la morale et du droit, de cette Déclaration des droits de l’homme qu’il aime si souvent rappeler ? Ils s’effacent finalement devant la realpolitik du Bloc des gauches. Pour notre part, nous ne pensons pas que Jaurès soit, lui aussi, véritablement dupe de cette affaire de la délation. Mais toujours est-il qu’en politique, il se trouve prisonnier de sa solidarité à la majorité gouvernementale et contraint de renier beaucoup de ses principes. Il n’est d’ailleurs pas anodin de relever, preuve que le système mis en place par le général André lui répugne, qu’il soutient et fait adopter, en avril 1905, avec Marcel Sembat, un article additionnel à la loi de finances rendant automatique le droit pour tout fonctionnaire à la communication de son dossier.

Cette prise de position de Jaurès lui vaudra de très violentes critiques dans les rangs socialistes, y compris au sein de la Ligue des droits de l’homme, ses compagnons depuis les temps de l’Affaire Dreyfus. Devant le refus de Francis de Pressensé, président de la Ligue, de condamner les pratiques ministérielles, certains ligueurs, et non des moindres, prennent des positions publiques. Ainsi de Charles Rist, professeur à la faculté de droit de Montpellier, pour lequel « il s’agit d’une question de moralité politique au sujet de laquelle aucune tergiversation ne nous serait admissible. Si la Ligue laissait croire par son silence à tout le pays républicain que des procédés comme ceux mis en œuvre au ministère de la guerre ne sont pas contraires à l’esprit de la déclaration des droits de l’homme – si elle n’avertissait pas le parti républicain du danger qu’il court à employer les procédés même et les arguments contre lesquelles nous avons si souvent protesté – elle faillirait à sa mission[31]». Célestin Bouglé, professeur de sociologie à l’Université de Toulouse, vilipende la Ligue, qui, si elle avait accepté de condamner le procédé de la délation, « aurait montré une fois de plus qu’elle n’est l’esclave d’aucun parti et qu’elle entend défendre les « droits de l’homme » partout où elle les sentira blessés, et aussi bien sous la peau des catholiques que sous celles des juifs ou des francs-maçons[32]». Cette affaire ouvrira une crise très importante à la Ligue, suscitant les démissions de deux de ses membres fondateurs, pourtant proches de Jaurès, Joseph Reinach et Ludovic Trarieux, refusant de cautionner les pratiques couvertes et justifiées par Jaurès : elle ouvre finalement une fracture profonde dans le camp des anciens alliés du leader socialiste.

Peut-on en conclure de manière péremptoire à une conception de la liberté de conscience à géométrie variable chez Jaurès ? Est-elle la preuve que la mystique socialiste doit plier devant la politique socialiste ? Jaurès a quelques fois expérimenté et inauguré ce dilemme, en tant que premier grand socialiste français à agir sur la scène politique.


[1] J. Jaurès, « Laïcité », in La Dépêche, 16 juin 1889. In Œuvres de Jean Jaurès. Tome 1. Les années de jeunesse 1885-1889, Fayard, 2009 ; p. 287.

[2] F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme. Puf. Collection Droit fondamental. 14e édition. 2019 ; p. 785 et s.

[3] G. Lefranc, Jaurès et le socialisme des intellectuels. Paris. Editions Montaigne. 1968.

[4] « Un soir, Herr prit à partie son aîné, Jaurès ; et la discussion dura toute la nuit… En passant au socialisme, Jaurès ne se convertissait pas : il poussait à bout son républicanisme. Le pas décisif, il le fit cependant parce que Herr sut le convaincre. Cette grande recrue, c’est Herr qui l’a amenée ». C. Andler, Vie de Lucien Herr. Paris. Editions Rieder. 1932. Reprint Maspero. 1977 ; p. 122. Même si Madeleine Rebérioux tend à minimiser cette influence de Herr (entre autres dans « Jaurès et le socialisme des intellectuels », Bulletin de la Société d’Etudes jaurésiennes, n°39, oct-déc1970, p. 3 et s., où elle soutient que l’engagement socialiste de Jaurès naît de la grève de Carmaux), on peut encore se fier au témoignage de Léon Blum : « C’est Herr qui avait amené Jaurès au socialisme, ou, pour parler plus exactement, c’est Herr qui avait amené Jaurès à prendre claire conscience qu’il était socialiste. C’est lui, qui avec Lévy-Bruhl, venait de convaincre Jaurès de l’innocence de Dreyfus ». Souvenirs sur l’affaire 1935). Gallimard. Folio Histoire.1993 ; p. 44-45. Sur Lucien Herr, outre la bibliographie d’Andler, il faut se reporter à Daniel Lindenberg et Pierre-André Meyer, Lucien Herr, le socialisme et son destin. Calmann-Lévy. 1977. On peut, sur un point particulier, consulter Patrick Charlot, « Lucien Herr et la nécessaire réforme intellectuelle et morale ». La dynamique du changement politique et juridique : la réforme. Presses Universitaires d’Aix-Marseille. 2013 ; p. 369 et s.

[5] In Lucien Herr, Choix d’écrits. II. Philosophie. Histoire. Philologie. Paris. Editions Rieder ; p. 9 et s.

[6] Ibid. p. 27.

[7] Ibid. p. 12.

[8] J. Jaurès, « Mes raisons », La Petite République, 12 octobre 1901. In Œuvres de Jean Jaurès. Tome 8. Défense républicaine et participation ministérielle. Fayard. 2013 ; p. 80 et s.

[9] Toujours le livre de G. Lefranc, Jaurès et le socialisme des intellectuels. Op. cit. Il y souligne d’ailleurs l’influence considérable d’un socialiste russe, Pierre Lavrov ; p. 77 et s.

[10] L. Herr, op. cit. p. 35.

[11] L. Herr, « Isolement », La Volonté, 27 octobre 1898. In Choix d’écrits. Tome 1. Politiques. Editions Rider. 1932 ; p. 66 et s.

[12] J. Jaurès, Histoire socialiste. Livre I. Jules Rouff éditeurs. 1901 ; p. 303 et s. On retrouve le même genre de formule dans « Le socialisme et la vie ». Etudes socialistes. Cahiers de la quinzaine. 4e Cahier de la 3e série (5 décembre 1901), p. 137. « Ainsi d’emblée le droit humain proclamé par la Révolution avait un sens plus profond et plus vaste que celui que lui donnait la bourgeoisie révolutionnaire ».

[13] Ibid. p. 302-303.

[14] Ibid. p. 300.

[15] J. Jaurès, « Le socialisme et la vie ». Etudes socialistes. Op. cit. ; p.139.

[16] Ibid. p. 130.

[17] Ibid. p. 140.

[18] Ibid. p. 141.

[19] En complément de l’article 2 qui fait de la liberté un droit naturel, l’article 4 stipule que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ».

[20] Pour une vision d’ensemble de ce Congrès et des oppositions violentes puis de la synthèse finale, on peut se reporter à P. Charlot, « Quand ça commence mal… le Congrès général des organisations socialistes françaises (Paris, salle Japy, 3-8 décembre 1899) » in Cahiers de la recherche sur les des droits fondamentaux. Presses Universitaires de Caen ; n°16, 2018 ; p. 11 et s. L’intégralité des débats a été publié quasi immédiatement, Congrès général des organisations socialistes françaises tenu à Paris du 3 au 8 décembre 1899. Compte rendu sténographique officiel, Paris, Société. nouvelle de librairie et d’édition. 1900.

[21] J. Guesde, Congrès général des organisations socialistes françaises tenu à Paris du 3 au 8 décembre 1899. Compte rendu sténographique officiel. Op. cit. p. 315

[22] C. Péguy, « La préparation du congrès socialiste national », Cahiers de la quinzaine, 1re série, 2e cahier, 20 janvier 1900, in Œuvres en prose complètes, R. Burac (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1987, t. I, p. 347.

[23] Guy Thuillier, « Autour d’Anatole France : le capitaine Moulin et l’affaire des fiches en 1904 », in Revue administrative. 1986 ; p. 549. Sur cette affaire, lire aussi de Guy Thuillier : « A propos de l’affaire des « fiches » ; les mésaventures du Préfet Gaston Joliet en 1904 » in Revue administrative. 1994 ; p. 133 et s. et P. Charlot, « Péguy contre Jaurès. L’affaire des « fiches » et la délation aux droits de l’homme » in Revue française d’histoire des idées politiques ; n°17. 2003 ; p. 73 et s.

[24] Emile Combes, Journal officiel. Débats parlementaires. Chambre des députés. 19 novembre 1904 ; p. 2561.

[25] Ce qui choque, finalement, ce n’est pas le droit pour le gouvernement de se renseigner sur les fonctionnaires sensés servir la République, mais c’est bien de le faire par des sources non officielles, dont la franc-maçonnerie. « Si l’affaire des Fiches indigna la classe politique au point d’entraîner la chute du gouvernement, c’est moins parce qu’elle révélait l’importance des considérations idéologiques dans le déroulement des carrières des officiers qu’en raison de l’utilisation d’organismes non officiels : les loges maçonniques, comme canaux de l’information. C’est la délation que l’on repousse, plus que la doctrine d’une fonction publique politisée. A l’époque de la République militante, il faut donner des gages de républicanisme pour entrer dans l’Administration, et ne pas être suspect de cléricalisme pour espérer y faire carrière ». François Burdeau, Histoire de l’administration française. Montchrestien ; 2e édition. 1994 ; p. 256.

[26] Jean-Jacques Chevallier, Histoire des institutions et des régimes politiques de la France moderne. Dalloz. 3e édition revue et augmentée. 1967 ; p. 476.

[27] J. Jaurès, Journal officiel. Débats parlementaires. Chambre des députés. Séance du 28 octobre 1904 ; p. 2241.

[28] Ibid.

[29] « Les républicains diront si, à cette heure obscure et redoutable que traversent les destinées de ce monde, il convient de renverser un gouvernement qui a su maintenir la paix, et de se livrer à tous les césariens, entrepreneurs de guerre et d’aventure (…) Je dis aux républicains qui veulent se risquer dans cette aventure qu’ils en seront les dupes ». Ibid., p. 2242, en réponse à un député républicain Klotz qui affirme que « nous, républicains (…) ne devons jamais imiter les procédés que nous avons condamnés et flétris chez autrui. Je dis que la délation ne saurait faire aimer la République », ibid., p. 2240.

[30] J. Jaurès, Journal officiel. Débats parlementaires. Chambre des députés. Séance du 4 novembre 1904 ; p. 2285. Le député républicain, Georges Leygues, lui répond de manière virulente ; « L’enjeu de ce débat est l’honneur du parti républicain, et peut-être de son existence même. Il faudra que la majorité dise nettement si elle abdique sa raison et sa conscience, ou si elle a l’énergie pour flétrir publiquement les actes inadmissibles qu’elle condamne et abhorre en secret ». Ibid., p. 2289.

[31] C. Rist, « lettre au Comité central de la Ligue, 3 décembre 1904 ». Textes formant dossier. La délation aux Droits de l’homme. Cahiers de la quinzaine. 9e cahier de la 6e série (24 janvier 1905). ; p. 15 et s.

[32] C. Bouglé, « lettre à Pressensé ». ibid., p. 18.


Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Présentation par le président Sauvé des Miscellanées Hauriou

Voici la 16e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 2e livre de nos Editions dans la collection « Académique » : les Voyages en Unité(s) juridique(s) pour les dix années du Collectif l’Unité du Droit.

L’extrait choisi est celui de la présentation par M. l’ancien vice-président du Conseil d’Etat, Jean-Marc Sauvé, le 12 mars 2014, en salle d’assemblée du Conseil d’Etat de l’ouvrage Miscellanées Maurice Hauriou paru le jour du 85e anniversaire de la disparition du doyen Hauriou.

Volume I :
Miscellanées Maurice Hauriou

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina)

– Nombre de pages : 388
– Sortie : décembre 2013
– Prix : 59 €

  • ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
  • ISSN : 2272-2963

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume II :
Voyages en Unité(s) juridique(s)
pour les dix années du Collectif l’Unité du Droit

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina & Morgan Sweeney
Fabrice Gréau, Josépha Dirringer & Benjamin Ricou)

– Nombre de pages : 392
– Sortie : juillet 2015
– Prix : 69 €

  • ISBN / EAN : 979-10-92684-09-4 / 9791092684094
  • ISSN : 2262-8630

Présentation :

Fondé le 13 mars 2004 (pour le bicentenaire de la Loi du 22 ventôse an XII instituant nos Facultés de droit), le Collectif L’Unité du Droit (CLUD) a pour vocation de rassembler des juristes convaincus du nécessaire rapprochement des droits et de leurs enseignements dans une « Unité » et non dans leurs seules spécificités. Le Collectif cherche à lutter contre le cloisonnement académique des matières et des branches du Droit par un dialogue constant instauré – non entre spécialistes d’un même ensemble et tous universitaires mais – entre théoriciens, universitaires, praticiens, politiques, citoyens, etc. En dix années d’activités, le CLUD a provoqué plusieurs rencontres (colloques, séminaires, Université d’été, etc.), organisé de nombreuses manifestations (symposiums, « 24 heures du Droit », conférences, etc.), participé à la création, à la critique et parfois à la contestation « du » Droit et permis et encouragé la publication d’une vingtaine d’ouvrages aux éditions l’EPITOGE. Voilà pourquoi, fort de ces expériences et comme un cadeau d’anniversaire, le CLUD propose-t-il de présenter son « best-of » ou échantillonnage de dix années d’existence et de travaux, de participations et de pro-positions en faveur ou à propos de l’Unité du / des droit(s) et de son enseignement. La première partie du livre est ainsi relative à des réflexions sur la notion même d’Unité (I). Elle est suivie de l’examen de plusieurs de ses manifestations à travers l’exemple du droit des travailleurs (II), de la Justice, de l’Egalité et des libertés (III) ainsi que des notions de pouvoirs et de services publics, de contrat et de responsabilité (IV). Enfin, ce sont quelques-unes des actions concrètes du CLUD qui sont exposées (V). L’opus contient des contributions des membres de l’association mais aussi de personnalités des mondes juridique, politique et académique qui lui ont fait confiance ; merci en ce sens à Mme la Garde des Sceaux C. TAUBIRA, à M. le président J-L. DEBRÉ, à MM. les présidents J-M. SAUVÉ et B. STIRN ainsi qu’à Mme la députée M. KARAMANLI. Bon voyage en notre compagnie & en Unité(s) du ou des Droits !

Discours de M. le Président
Jean-Marc Sauvé

A propos des Miscellanées Maurice Hauriou

Jean-Marc Sauvé
Vice-Président du Conseil d’Etat

Inédit[1] extrait de la conférence du 12 mars 2014
en l’honneur du « 85e anniversaire de la mort de Maurice Hauriou » (donnée au Conseil d’Etat, salle d’Assemblée, par M. le Président SauvÉ lors de la présentation au public des Miscellanées Maurice Hauriou
(Le Mans, L’Epitoge ; 2013) (Conseil d’Etat, Palais royal, Paris)).

Mesdames et Messieurs les présidents, Mesdames et Messieurs les professeurs, chers collègues, je suis heureux et honoré que soient présentées aujourd’hui, au Conseil d’Etat, les Miscellanées Maurice Hauriou, ouvrage collectif publié sous la direction scientifique du professeur Touzeil-Divina.

Ces Miscellanées sont pour le lecteur une heureuse découverte.

Tout au long du chemin, il y rencontre en effet des textes connus, et d’autres un peu oubliés, voire méconnus, du doyen Hauriou. Il y découvre aussi, et c’est là que réside le principal apport, l’évidente plus-value de cet ouvrage, des commentaires de ces textes, des éclairages portés par des auteurs éminents, qui permettent de relire Hauriou sous un regard nouveau, c’est-à-dire un regard contemporain. Sans doute est-ce là le propre des grandes figures de la doctrine : on croit bien à tort tout en connaître, en parlant par exemple pour Hauriou de la théorie de l’institution et du rôle de la puissance publique, alors qu’en vérité, en suivant les méandres de la pensée de ces maîtres, en en remontant le cours, il reste toujours possible de découvrir des sources inattendues et, parfois, inespérées. Il faut savoir gré au professeur Touzeil-Divina et à tous les contributeurs de cet ouvrage d’aborder sous un nouveau jour des questions que l’on tenait pour acquises et de nous obliger – contrainte librement consentie bien sûr – à cette perpétuelle découverte.

Le Conseil d’Etat est, pour la présentation de cet ouvrage, un lieu idoine.

Maurice Hauriou, comme par exemple Marcel Waline après lui, a, de manière continue et régulière, poussé l’art du commentaire des arrêts du Conseil d’Etat à un niveau inégalé d’intensité, de continuité et d’acuité. Il ne s’est en effet rarement, si ce n’est jamais, contenté de décrire la solution apportée par le juge. Il l’a toujours examinée avec finesse et pertinence au regard des catégories juridiques existantes ou en construction ; il l’a soupesée, analysée et jaugée puis a soumis, dans un style toujours rigoureux, non exempt d’empathie, mais néanmoins sans concession, son appréciation à la sagacité du lecteur. Maurice Hauriou n’était, bien entendu, pas qu’un arrêtiste.

Dans son approche de la formation du droit administratif, il reconnaissait non seulement le rôle joué par le Conseil d’Etat, mais aussi la qualité de ses productions. Ainsi, lorsqu’Hauriou[2] écrit que « sauf de rares écarts, sa jurisprudence s’est montrée très juridique et l’on peut dire que la substance du droit administratif est sortie de ses arrêts et de ses avis », la tautologie se fait compliment.

Maurice Hauriou, toutefois, ne retint jamais sa plume et s’il vouait à notre institution une grande attention et un réel respect, cela ne l’empêchait pas de critiquer âprement certaines solutions et de développer une vision tout en nuances du droit administratif.

Critique âpre, on le sait. Ainsi de sa note sous l’arrêt Astruc, lorsqu’il souligne que[3] « le commissaire du gouvernement Corneille, dans notre affaire, est cependant arrivé bien près du problème […] mais, en réalité, il s’est dérobé ». Ainsi aussi, bien entendu, de sa fameuse note sous l’arrêt Association syndicale du Canal de Gignac, où le Tribunal des conflits y est brocardé autant que le Conseil d’Etat, conseiller du Gouvernement, qui, en édictant le texte en cause[4], « n’avait pas songé à toutes ses conséquences » et « a rendu la chose irréparable » et où le doyen conclut, brandissant la menace collectiviste, « et nous disons que c’est grave, parce qu’on nous change notre Etat ».

Mais au-delà de ces éruptions, qui font le sel de ses commentaires, nous retenons surtout la plume alerte, la vision globale, la capacité à appréhender l’intégralité du droit public, mais aussi une pensée pleine de nuances sur le droit. Il serait rébarbatif d’en donner un aperçu exhaustif, mais l’ouvrage qui est aujourd’hui présenté permet d’en fournir un fort bel échantillon. La note sous l’arrêt Société immobilière de Saint-Just[5] illustre justement l’originalité et la sagacité de la pensée du doyen. Hauriou y fait le constat suivant : en ce qui concerne la protection des libertés, « le malheur n’est pas qu’il y ait une juridiction administrative ni qu’elle soit compétente en ces matières. Le malheur est que cette juridiction (…) soit insuffisamment outillée et que, notamment, il n’y ait pas devant elle, pour de semblables occasions, de procédure de référé ». Une telle clairvoyance ne laisse pas d’étonner et, comme le souligne le président Arrighi de Casanova dans son commentaire, il faudra attendre un siècle et la loi du 30 juin 2000, puis l’arrêt Bergoend[6] du Tribunal des conflits, pour reconnaître que « le ‘malheur’ que l’éminent auteur déplorait a bel et bien pris fin ».

Plume alerte, disais-je, et je voudrais citer, pour l’illustrer et conclure, la belle phrase d’Hauriou qui inaugure le deuxième paragraphe de son Précis de droit administratif et de droit public général, dans son édition de 1903[7] :

« Le Droit administratif français constitue pour tout jurisconsulte connaisseur une solution tellement élégante de difficultés accumulées que l’on doit craindre sa fragilité, puisqu’aussi bien toute forme de beauté est périssable ».

Cette citation ne peut manquer de susciter la méditation tout autant que le commentaire – et, je l’espère aussi, la contradiction.

Le droit, en dépit de sa dimension esthétique, n’est pas l’un des beaux-arts. Thémis n’est pas une muse. Plus encore que la beauté, le droit organise la vie sociale, il l’ « informe » au sens premier du terme et peut lui donner sens. Comme la beauté, le droit et, en particulier, le droit administratif peut être pérenne, mais nous savons aussi qu’il est fragile et peut – Hauriou nous le rappelle – être périssable.

A nous de faire en sorte qu’il ne succombe pas à ces risques et qu’il s’inscrive dans la durée.

L’œuvre d’Hauriou est en tout cas si riche qu’un seul volume ne suffira peut-être pas à en rendre compte et à y faire convenablement écho. Je ne peux que souhaiter, en tout état de cause, que des ouvrages de la qualité de celui qui est présenté aujourd’hui continuent à éclairer la pensée des pères de notre droit administratif et de leurs parfois lointains successeurs et qu’ils permettent de mieux saisir, non seulement la filiation dans laquelle nous inscrivons, mais aussi la portée et les conséquences de nos décisions et même, au-delà, le sens et la cohérence de notre jurisprudence, en soi mais aussi, dans le monde global où nous vivons, dans son rapport avec celle des cours européennes et des autres juridictions nationales suprêmes.

Tel est aujourd’hui, dans la fidélité à la pensée et à la trace d’Hauriou, notre commun devoir.


[1] Le discours est présenté sur le site Internet du Conseil d’Etat. Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat. Le texte est encore a priori en ligne au moins ici sur l’un des sites de la Juridiction administrative française :

http://www.melun.tribunaladministratif.fr/Actualites/Discours-Interventions/Les-Miscellanees-Maurice-Hauriou

[2] « De la formation du droit administratif français depuis l’an VIII », p. 64.

[3] Note sous CE, 7 avril 1916, Astruc.

[4] Note sous TC, 9 décembre 1899, Association syndicale du Canal de Gignac.

[5] TC, 2 décembre 1902, Société immobilière de Saint-Just, Rec. p. 713.

[6] TC, 17 juin 2013, M. Bergoend c/ Société Erdf Annecy Léman, n° 3911, à paraître au Recueil.

[7] Précis de droit administratif et de droit public général, 1903, 5e éd., p. IX.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Les professeurs Hauriou & Denquin réunis !

Voici la 30e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du premier livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui du commentaire – par M. le professeur Jean-Marie Denquin – de l’article « Le pouvoir, l’ordre, la liberté & les erreurs des systèmes objectivistes » du doyen Hauriou.

Volume I :
Miscellanées Maurice Hauriou

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina)

– Nombre de pages : 388
– Sortie : décembre 2013
– Prix : 59 €

  • ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
  • ISSN : 2272-2963

Le pouvoir, l’ordre, la liberté
& les erreurs
des systèmes objectivistes
par Maurice HAURIOU

in Revue de Métaphysique et de Morale, 1928 (Vol. 35 (2), p. 193 et s.).

Chaque discipline a ses postulats nécessaires. La science a besoin d’un déterminisme, non pas à la vérité d’un déterminisme absolu que la critique des Lachelier, des Boutroux, des H. Poincaré a démontré être inutile, mais d’un déterminisme relatif. Le Droit a besoin du libre arbitre, non pas du libre arbitre absolu, mais d’un libre arbitre relatif. La formule philosophique n’en a pas été donnée ; je vais m’efforcer de fournir quelques éléments pour son élaboration.

Ces éléments seront puisés dans les relations du pou­voir, de l’ordre et de la liberté individuelle examinées au point de vue du droit positif, tel qu’il se développe dans le plan historique. Dans cette perspective, l’ordre, représenté par les institutions, par les mœurs, par la réglementation positive, joue le rôle d’une limite à la fois pour le pouvoir et pour les libertés. Il ne faut pas confondre limitation avec subordination. Le droit positif n’admet point que le pouvoir et les libertés soient subordonnés à l’ordre : à l’intérieur des limites qui leur sont imposées, ils jouissent d’une certaine autonomie.

Il est vrai que cette autonomie elle-même n’est pas dépourvue d’une tendance vers l’ordre qui provient de ce que le pouvoir et la liberté contiennent de l’ordre en puissance, mais cette tendance spontanée est justement un aspect de leur autonomie.

Lorsque cette tendance se réalise, l’ordre établi est créé par le pouvoir et par les libertés, mais cela ne signifie point que l’ordre, en puissance dans l’esprit des hommes, se soit transformé de lui-même en ordre éta­bli. Cela signifie, au contraire, que l’opération s’est faite par certains actes libres des hommes et avec les modalités que ces actes ont imposées. De là, d’ailleurs, selon les temps et les lieux, tant de variété dans les jurisprudences, tant de fantaisie et souvent tant d’arbitraire.

Historiquement, les sociétés débutent dans un grand désordre, l’ordre n’est créé que par une pénible conquête et pour remédier aux souffrances engendrées par les désordres prolongés ; alors que les clans primitifs éprou­vaient l’impérieux besoin de se confédérer en des cités nationales, combien n’a-t-il pas fallu de siècles pour extirper la plaie des vendettas de clan à clan et de famille à famille, qui s’opposait à la soudure définitive des populations ? Voilà avec quel degré d’autonomie et sous la pression de quelles nécessités
s’établissent les relations positives entre le pouvoir, l’ordre et la liberté. Si ce degré d’autonomie est relatif, en revanche, il est nécessaire :

1° D’abord, une autonomie relative de la volonté individuelle dans la création du Droit est nécessaire pour la marche des entreprises économiques que l’ordre individualiste met à la charge des individus. Il faut à ceux-ci des initiatives juridiques et des responsabilités. Sans doute, dans la création du Droit par les actes juri­diques, leur volonté n’a plus d’action que sur le contenu des actes, la puissance publique s’est emparée de la force exécutoire ; mais le contenu des actes c’est la matière consensuelle des décisions et des obligations, et cette matière, leur volonté la domine. Les clauses d’un testament seront interprétées par le juge d’après la volonté du testateur et celles d’un contrat d’après la volonté des parties ; la matière du Droit, en tant que consensuelle, est donc créée par la volonté individuelle et, malgré que la Puissance publique intervienne dans les formes et dans les sanctions, cela reste important.

Si nous entrons faire un tir chez Gastinne-Renette, nous lui empruntons son stand, ses armes et l’authen­ticité du carton, mais notre œuvre personnelle restera quand même la plus importante si nous plaçons bien nos balles et l’effet, c’est-à-dire l’honneur, en sera pour nous. Notre acte aura été encadré et authentiqué mais, dans ces limites, il n’aura pas été subordonné.

Sans doute, le domaine dans lequel joue l’autonomie juridique individuelle, très élargi pendant la période de libéralisme économique, commence à se rétrécir ; il y a la théorie de l’abus des droits, la renaissance des institutions, la substitution de la théorie du risque à celle de la faute dans la matière des accidents du travail, etc. Mais ce sont là des fluctuations historiques comme celle du libéralisme et de l’interventionnisme et qui affectent de faibles étendues. Le colmatage de la baie du mont Saint-Michel ne doit pas être confondu avec le dessèchement de la Manche. L’autonomie de la volonté individuelle et le principe de sa responsabilité subjective constituent l’armature du droit privé et du droit criminel, c’est-à-dire des quatre cinquièmes du Droit. Historiquement, ce principe juridique s’est organisé par un lent progrès lié à celui de la civilisation sédentaire ; il n’y a aucune raison pour qu’il dispa­raisse tant que durera cette civilisation[1].

2° La création du Droit par un pouvoir politique doué d’une certaine autonomie n’est pas moins nécessaire au droit positif ; il peut renoncer à la souveraineté absolue de la Puissance publique, mais non à sa souveraineté relative. Le gouvernement des groupes humains, qui ne s’exerce que par la création continuelle de l’ordre et du droit, exige que ceux qui gouvernent puissent eux-mêmes créer du droit.

Cette création autonome du Droit par le pouvoir politique est combattue par les systèmes objectivistes avec plus d’acharnement encore que l’autonomie juri­dique de la volonté individuelle. Ils partent de ce pos­tulat qu’il n’existe pas de bonne justification du droit de commander et qu’il est impossible d’en trouver une, en quoi ils font preuve d’une bien mauvaise mémoire.

Il existe une très vieille et très bonne justification juridique du droit de commander ; elle se trouve dans le consentement des gouvernés. Cette vérité traditionnelle avait été chargée dans la cale du Mayflower par les pilgrims puritains d’Angleterre, lorsqu’ils partirent pour coloniser l’Amérique, et ils la retrouvèrent dans leurs archives au jour de l’indépendance, pour la clouer en tête de leur déclaration : « La base de l’autorité se trouve dans le consentement des gouvernés ».

Cette affirmation juridique a toutefois besoin de quelques commentaires qui déterminent son caractère à la fois relatif, suffisant et nécessaire.

Ce ne sont pas les commandements du pouvoir, au moment où ils sont produits comme des actes, qui sont acceptés par le peuple. Ce n’est même pas le pouvoir en soi qui est accepté, c’est l’institution politique au nom de laquelle le pouvoir commande. Selon les temps, les lieux et les circonstances, ce sera l’institution de la Couronne ou celle de l’Etat ou n’importe quelle autre. L’essentiel est qu’il existe dans le groupe une institution politique acceptée des sujets par un large consentement coutumier ; le consentement coutumier s’applique aux institutions comme aux règles de droit, et c’est même par les institutions qu’il commence. Un pouvoir crée une institution qui devient coutumière et sur laquelle il s’appuie ensuite pour créer du droit au nom de l’institution ; ainsi s’établit la filière.

Cette explication ne fournit pas une théorie exhaustive du pouvoir ; elle est purement pratique. Jhering l’eût appelée une protection avancée du pouvoir, de même que la possession est une protection avancée de la propriété. En fait, cette construction juridique suffit à tous les besoins : outre la justification du droit de commander, elle assure la continuité du pouvoir en l’associant à celle de l’institution politique ; elle fournit une base pour la dévolution du pouvoir ; elle crée l’opposition des gouvernements de droit et des gouvernements de fait ; elle s’adapte aux événements qui transforment les gouvernements de fait en gouvernements de droit ; elle contient même en germe la théorie du gouvernement représentatif, puisque les chefs n’ont jamais eu de pouvoir de droit que lorsqu’ils ont commandé au nom d’une institution politique acceptée des sujets, c’est-à-dire lorsqu’ils ont agi en qualité de représentants, non pas encore du peuple, mais d’une institution voulue par le peuple.

3° Une certaine autonomie de l’Ordre est elle-même nécessaire à la vie du droit positif, non pour tout conformer, mais pour tout limiter. Nous avons rencontré plus haut l’une des formes sous lesquelles se manifeste l’autonomie de l’ordre ; il s’agit de l’ordre en puissance qui chemine à l’intérieur du pouvoir et de la liberté, qui, sans doute, ne se réalise que par l’intermédiaire d’un acte libre, qui n’a point nécessité cet acte, mais qui, tout de même, l’a sollicité.

Il y a une autre forme plus objective de la vie propre et autonome de l’ordre, ce sont les institutions et, surtout, les institutions corporatives. Tout le secret de l’ordre constitutionnel est dans la création d’institutions vivantes. Les lois constitutionnelles ne signifient rien en tant que règles ; elles n’ont de signification qu’en tant que statuts organiques d’institutions. Les institutions constitutionnelles limitent le pouvoir, s’équilibrent les unes les autres et évoluent selon les besoins. Il faut avoir des œillères pour déclarer qu’il n’y a pas d’autolimitation du pouvoir. Il n’y a pas sous forme de résolution prise in petto, mais il y en a sous forme de création d’institutions parce que là, le pouvoir appelle à son secours la force vive de l’ordre lui-même, et c’est pour mieux se lier les mains. Depuis un siècle les gouvernements successifs de la France avaient périodiquement pris la résolution de consacrer des disponibilités du budget à l’amortissement de la dette publique, mais il ne s’était jamais trouvé de disponibilités. Au mois d’août 1926, un amendement constitutionnel a organisé une caisse autonome d’amortissement et lui a constitué une dotation. Depuis, l’amortissement fonctionne et l’autorité budgétaire lui délivre annuellement sa dotation.

Avec l’ordre, ce qu’il faut craindre, ce n’est pas qu’il n’ait pas assez d’autonomie, c’est, au contraire, qu’il en ait trop et qu’il ne devienne trop envahissant. L’histoire nous avertit qu’il y a des précautions à prendre contre le développement excessif des institutions. Une saine philosophie doit se garder de son côté d’exagérer le rôle de l’ordre en puissance qui hante l’esprit de l’homme, parce qu’il étoufferait dans son germe le degré de liberté dont le droit positif a besoin. C’est l’erreur qu’ont commise les systèmes objectivistes ; ils ont exagéré le rôle de l’ordre ; ils ont réduit à rien l’autonomie du pouvoir et celle des libertés individuelles et ont ainsi détruit l’équilibre vivant du droit positif.

On pouvait depuis longtemps déjà diagnostiquer l’erreur des systèmes objectivistes, mais le plus difficile était de la rendre saisissante. Nous devons être reconnaissants au professeur viennois Hans Kelsen de nous en avoir fourni le moyen. Dans le très hardi et très élégant système que nous analysons plus loin, il assimile l’ordre objectif à l’ordre statique et subordonne étroitement le dynamique au statique. Cela aboutit pratiquement à l’arrêt du mouvement du Droit ; or, le droit positif, qui se déroule dans le plan historique, est essentiellement, un droit en mouvement. La contradiction et l’erreur sautent aux yeux.

Il paraîtrait même invraisemblable qu’un juriste et un philosophe de la valeur de Kelsen n’eût pas aperçu cette conséquence inacceptable de son système, si l’on ne savait : 1° que l’ordre social est couramment assimilé à la stabilité sociale ; 2° que la stabilité sociale est généralement prise pour une forme du statique, alors qu’au contraire elle est une certaine forme du mouvement.

La stabilité sociale résulte du mouvement lent et uniforme des transformations d’un système social ordonné. Cette conception se déduit directement de l’expérience historique, mais on la retrouve en mécanique et en thermodynamique ; nombreuses sont les hypothèses où la stabilité d’un système physique se ramène à la même formule. La stabilité d’un organisme vivant est également du même ordre, car il n’y a pas d’organisme qui ne change constamment dans toutes ses parties, mais les changements sont lents et uniformes et l’équilibre général n’en est pas affecté.

Ce que les hommes appellent stabilité, ce n’est pas l’immobilité absolue, c’est le mouvement lent et uniforme qui laisse subsister une certaine forme générale des choses à laquelle ils sont habitués. Tous font dans le « temps » le voyage long ou bref de la vie, et, quand le paysage social familier ne se modifie pas trop rapidement autour d’eux, ils ont l’impression de n’avoir pas bougé. Leur soif de bonheur se contente de cette relativité et même leur soif de spéculation et d’entreprise, car sur cette stabilité relative s’édifient leurs calculs qui, à la vérité, sont des calculs de probabilité.

Ce qu’ils appellent « temps troublés » et considèrent comme le contraire de la stabilité et de l’ordre, ce sont les périodes où l’évolution sociale s’accélère ou se précipite en révolution ; celles aussi où il se produit des dislocations dans l’ensemble des situations et institutions sociales, les unes se maintenant, les autres s’écroulant.

Ainsi, les hommes ont intégré le temps dans leur géométrie de la stabilité sociale et ont fait de la relativité sans le savoir.

Ces développements se greffent admirablement sur la conception bergsonienne de la durée et de la vie telle qu’elle est exposée dans l’Evolution créatrice. D’après l’éminent philosophe, il y aurait dans la nature un élan vital qui se caractériserait par la création continuelle du nouveau et qui, par-là, créerait en quelque manière la durée dans son mouvement irréversible. Cela est vrai, et il est génial d’avoir ramené la création de la durée à la création du nouveau par le moyen de la vie. Mais il est permis d’ajouter que, peut-être, la création du nouveau ne produit une durée que par l’intervention d’un rythme de ralentissement. C’est ainsi que l’évolution des formes vivantes est coupée par les paliers des espèces et celle des formes sociales par ceux des institutions ; à l’intérieur des espèces et des institutions le mouvement des transformations est à la fois ralenti et uniformisé. Sans ce rythme modérateur, l’arbre de la vie eût jailli avec la soudaineté des bouquets de feu d’artifice qui sont flambés en un moment.

Les frottements et les résistances que l’élan vital rencontre dans sa course sont la cause naturelle des ralentissements, mais en matière sociale, et spécialement dans l’organisation de l’Etat, il est remarquable que l’industrie de l’homme soit venue en aide à la nature en créant des équilibres de pouvoirs qui scandent les échappements de l’aiguille du temps avec la régularité d’un balancier[2].

Le mouvement lent et uniforme d’un système social est le résultat d’un conflit entre des forces de stabilisation et des forces de mouvement, et, de ce conflit, on peut affirmer deux choses :

1° Les forces de mouvement l’emporteront sur les forces de stabilisation ; elles l’emporteront de peu, et c’est pourquoi le mouvement social sera lent et uniforme ; mais elles l’emporteront tout de même, sans quoi il n’y aurait plus de mouvement du tout et donc, plus de vie, car la vie est un mouvement ;

2° Les forces de mouvement et de changement ne sont pas nécessairement des forces de désordre, car il y a des changements qui sont pour organiser un ordre meilleur. Les forces de stabilisation, de leur côté, ne sont pas toujours pour la conservation de l’ordre le meilleur. Cela prouve que, dans l’équilibre mobile d’où résulte le mouvement social ordonné, s’affrontent des forces matérielles et des forces morales. Mais nous n’avons pas ici à entrer dans une discrimination des deux, car les forces morales, aussi bien que les matérielles, doivent s’accommoder de cette relativité du mouvement lent et uniforme qui, seule, nous intéresse ici.

C’est bien là le plan historique où se déroule la vie du Droit positif. Il y avait hier un certain état de l’ordre social et du Droit ; il y en a un autre aujourd’hui ; en aura un troisième demain ; ce passé, ce présent et cet avenir sont les étapes de l’évolution d’un même système social et d’un même corps de Droit ; des rapports de séquence rattachent l’une à l’autre ces étapes, en même temps que des rapports de coexistence relient les diverses parties du système. Le passé de cet ensemble d’institutions explique leur état présent et projette de la lumière sur leur avenir. A toutes les belles époques, le Droit a été étudié dans cette perspective historique qui est la plus proche du réel.

Examen des systèmes statiques et objectivistes. Ces systèmes se présentent volontiers comme objectifs, et ils le sont, en effet, puisqu’ils éliminent le fait volontaire de l’homme, qui est la source du subjectif ; mais ils sont surtout statiques par leur conception erronée de l’ordre social, et c’est sous cet aspect statique que nous les examinerons, parce qu’il fait apparaître leur incompatibilité avec la vie.

Nous en analyserons deux qui, avec des points de départ différents, arrivent sensiblement aux mêmes résultats : celui de Kelsen et celui de Duguit.

Le système du Droit transcendant et statique du professeur Hans Kelsen[3]. Nous commençons par cette doctrine, bien qu’elle soit la dernière en date, d’abord parce qu’elle est transcendantale, ensuite parce qu’elle est plus logique et plus nette dans ses conclusions.

Nous n’avons, d’ailleurs, nul besoin de l’analyser dans sa structure interne, mais seulement dans ses postulats. Le système s’expose en deux plans dont l’un, consacré à l’ordre juridique et étatique, est statique, et dont, l’autre, consacré à la création de l’ordre, est dynamique. Cette dichotomie aurait pu conduire l’auteur à des résultats heureux ; mais, ce qui gâte les choses, c’est la façon dont le plan dynamique est subordonné au statique.

Plan statique. Dans ce plan, l’ordre juridique et étatique est envisagé comme l’expression d’un impératif catégorique de la raison pratique ; il devient une insertion directe du transcendantal dans la société. Il représente un Sollen (ce qui doit être) s’insérant dans le Sein (ce qui est), afin de le conformer à l’ordre. Cet impératif catégorique, tiré de la philosophie kantienne, se traduit en un ordonnancement d’idées objectives supérieures aux consciences humaines, nécessitantes pour elles et dont celles-ci peuvent seulement se former des concepts subjectifs qui aideront à leur réalisation pratique (Art. de la Revue du Droit public, p. 565- 570).

Mais notre auteur n’est pas seulement kantiste, il est aussi, il le déclare lui-même, panthéiste idéaliste et, par conséquent, moniste. Son monisme va se traduire immédiatement par un second postulat, à savoir que, dans le plan statique, l’Etat et le Droit se confondent. Il y a identité entre eux, parce que l’Etat n’est qu’un ordonnancement juridique de normes en qui se résument les organes et les fonctions et en ce que le pouvoir de l’Etat n’est lui-même que la validité du système juridique aboutissant à l’emploi de la contrainte (car l’Etat est une organisation essentiellement coercitive) (p. 572, 574).

Les individus, envisagés en tant que personnes juridiques, ne sont eux-mêmes que des ordonnancements de normes, mais qui restent distincts de l’ordonnancement juridique-étatique et, d’ailleurs, distincts les uns des autres.

Dans ce système exclusivement idéaliste, les êtres réels disparaissent, n’étant tous représentés que par des ordonnancements de règles. Cependant, les individus sont soumis à l’obligation d’obéir à l’Etat ou, du moins, ils subissent, sous forme d’obligation, la nécessité qui émane de la validité du système juridique étatique.

Mais, par contre, ils n’ont pas nécessairement de droits individuels qui soient opposables à l’Etat, parce que, de leur propre système juridique, n’émane aucune validité qui soit obligatoire pour celui-ci. Cette grave conséquence est la négation non seulement de la liberté politique, mais même des libertés civiles.

Plan dynamique. La création de l’ordre juridico-étatique nous fait entrer dans le plan dynamique et historique. Nous y voyons un certain nombre de choses intéressantes ; par exemple, que, si du point de vue statique, l’unité et l’indivisibilité du pouvoir d’Etat s’impose (ce pouvoir n’étant que la validité d’un système juridique), du point de vue dynamique de la création de l’ordre, il peut y avoir intérêt à admettre une séparation des pouvoirs (p. 620).

En ce qui concerne les sources du Droit, nous y voyons que du droit peut être créé par le pouvoir législatif, par le pouvoir réglementaire, etc. ; mais gardons-nous de croire que, même dans cette perspective dynamique, l’auteur rejoigne la doctrine classique sur la libre création du Droit par le pouvoir de droit. N’oublions pas que, pour lui, le plan dynamique reste dominé par le plan statique et que, par suite, les sources du droit positif resteront dominées par le droit transcendant. D’abord, les sources du droit positif sont rigoureusement hiérarchisées l’une à l’autre. On remonte ainsi, en dernier ressort, à la constitution positive de l’Etat. L’auteur souhaiterait que l’on pût remonter à un statut international ; mais, en tout cas, au-dessus du plus haut statut positif, il y aura une constitution hypothétique transcendante. Il ne s’agit pas d’une hiérarchie qui, à chaque degré, laisse jouer une certaine liberté : non, le Droit a pour caractéristique de régler sa propre création : « Toute norme juridique est posée conformément aux prescriptions d’une norme supérieure ». Et ce ne sont pas des règles de procédure qui sont ainsi posées d’avance pour la création du Droit les normes sont des règles de fond.

Ce n’est pas non plus un système répressif pour le droit mal créé analogue à celui qui fonctionne dans les pays qui admettent le contrôle juridique de la constitutionnalité des lois, c’est un système préventif, en ce sens que l’invalidité de la disposition non conforme à la constitution hypothétique est immédiate. C’est une nullité de plein droit. Le pouvoir d’Etat n’est-il pas un système de validité et, par conséquent, d’invalidité juridique ? Notons encore, ce qui est parfaitement logique, la préférence de l’auteur pour l’administrateur et son dédain pour le juge. Dans un système aussi bien réglé, le juge ne serait qu’une cause de désordre ; le juge a un pouvoir incoercible d’arbitrage et de création spontanée du Droit ; il ne serait fidèle ni à la norme, ni à la constitution hypothétique ; bien plus avantageux serait un administrateur bien stylé et devant lequel il n’y aurait point de débat. Napoléon n’avait-il pas ainsi tremblé pour son code civil en le livrant aux juges ?

Observations sur le système de Kelsen. 1° Ce système, que nous n’apprécions pas dans sa structure interne, mais dans ses postulats, n’est pas une nouveauté complète en Allemagne ; il ne fait que pousser à ses conséquences logiques extrêmes, avec une force et une élégance auxquelles on doit rendre hommage, des idées plus ou moins exprimées déjà dans un courant de pensée qui dérive de Kant par l’intermédiaire de Fichte et Hegel. Notre collègue Carré de Malberg, dans sa Contribution à la théorie générale de l’Etat, parue en 1920, mais conçue et rédigée avant 1914, s’est inspiré de certaines de ces idées ; il admet pratiquement la confusion du Droit et de l’Etat : la grande source du Droit est la Constitution de l’Etat ; enfin, on doit restreindre le plus possible le rôle du pouvoir dans l’Etat.

Il semble qu’on se soit rejeté vers ce courant de la philosophie allemande pour échapper aux dangers de la doctrine de la Herrschaft, du moins tel paraît être le cas de M. Carré de Malberg ; mais, alors, on n’a évité un écueil que pour tomber sur un autre qui, pour être plus caché, n’en est pas moins dangereux.

2° En effet, si cette philosophie du Droit évite la théorie du pouvoir de domination de l’Etat, elle n’évite pas la domination d’un impératif catégorique qui équivaut à un ordre social essentiellement nécessitant. Le primat d’une liberté relative est remplacé par celui de l’ordre et de l’autorité. La maxime fondamentale n’est plus : « Tout ce qui n’est pas défendu est permis jusqu’à la limite » ; elle est : « Tout ce qui n’est pas conforme à la constitution hypothétique est sans valeur juridique ». D’ailleurs, on nous le dit expressément : « Il n’y a pas nécessairement de droits individuels des sujets opposables à l’Etat ; par conséquent, il n’y a pas nécessairement de liberté ». Et puis, dans un système statique, que ferait-on de la liberté ?

Le joug d’une pareille philosophie serait pour le Droit pire que celui de la théologie : la théologie catholique pose le primat de la liberté humaine ; l’ordre divin se propose à l’homme par la grâce, il ne s’impose pas comme une nécessité contraignante, tandis que l’ordre du panthéisme idéaliste tel que le conçoivent les juristes postkantiens s’impose à l’homme sous cette forme. M. Redslob se fait illusion (Revue du Droit public, 1926, p. 147). Cette philosophie du Droit postkantienne n’aura aucun succès en France, non pas qu’elle soit obscure, car elle n’est que trop claire, non pas qu’on la prenne pour un jeu de l’esprit, car elle n’est que trop sérieuse, mais parce que ses tendances sont inconciliables avec celles du Droit. Seule une philosophie de la liberté est compatible avec le Droit.

Le système statique de Droit objectif de Léon Duguit. Antérieur de plus de vingt ans, ce système n’a pas du tout le même point de départ que celui de Kelsen. Duguit a horreur de la métaphysique ; il émet la prétention d’être réaliste, c’est-à-dire de n’admettre que ce qui tombe sous l’observation des sens. Il serait plutôt apparenté à Durkheim et à Auguste Comte. Sa grande préoccupation a été de supprimer le pouvoir comme source du Droit. D’une part, il trouve inadmissible qu’une volonté humaine, quelle qu’elle soit, puisse imposer une obligation à une autre volonté humaine. Il a perdu la notion du pouvoir de droit qui s’exerce au nom d’une institution acceptée de tous et tel que nous l’avons rappelé. D’autre part, très préoccupé par la doctrine allemande de la Herrschaft alors régnante, il pense qu’il faut à tout prix soumettre l’Etat au Droit et ne voit pas de meilleur moyen que de l’empêcher de créer du Droit par son propre pouvoir, car, dit-il, tant que l’Etat créera du Droit, il n’y aura pas moyen de le soumettre ; il ne faut pas compter sur l’autolimitation subjective de l’Etat, ce n’est pas une garantie, une résolution interne peut être détruite par une autre résolution interne. Il ne paraît pas qu’il ait songé qu’il exige une autolimitation objective et proprement constitutionnelle, résultat de la création d’institutions destinées à faire obstacle à certaines tentatives de l’Etat.

Quoi qu’il en soit du bien ou du mal fondé de ses griefs contre le pouvoir de Droit, voilà notre collègue conduit à séparer radicalement le Droit et l’Etat, position inverse de celle de Kelsen. Il va donc, maintenant, construire le système du Droit sans le secours de l’Etat, sans celui du pouvoir et sans celui de la métaphysique.

Il prend pour point de départ la notion positiviste d’un ordre des choses sociales conçu comme le prolongement de l’ordre des choses physiques. De cet ordre des choses découlent des normes. Dans un premier état de la doctrine, les normes n’avaient pas de source précise ; dans un second état, elles ont la source que l’école de Savigny assignait à la coutume, le sentiment de la masse des consciences ; ce sont de grandes règles de conduite senties comme devant être sanctionnées par une réaction sociale contre ceux qui les violeraient.

En ces normes, qui sont peu nombreuses, réside toute la validité du système juridique. Sans doute, il sera fait par le pouvoir politique des règles constructives, mais ces règles n’auront pas de valeur juridique par elles-mêmes, elles en auront seulement par leur conformité à l’une ou à l’autre des normes. Les individus, dans leurs transactions, feront des déclarations de volonté qui n’auront également de valeur juridique que par la conformité à la norme…, etc.

Quant à la sanction, elle se trouve directement dans la contrainte sociale ou étatique. Les normes ne sont pas obligatoires, elles sont seulement exécutoires. On se demande pour quelle raison Duguit a tenu à supprimer ici l’obligatio juris ; on peut même se demander s’il y a règle de droit véritable sans obligatio juris ; si la définition du Droit par la seule idée de précepte sanctionné par la contrainte est suffisante ; si l’on ne glisse pas par-là dans la répression disciplinaire où la contrainte accompagne immédiatement l’ordre donné ; si, notamment, le droit pénal ne va pas se confondre avec la coercition, l’obligatio juris étant ce qui permet l’intervention d’un juge.

Quoi qu’il en soit de cette objection, attachons-nous à dégager le caractère statique du système.

D’abord, par la négation du pouvoir subjectif de création du Droit, le mouvement juridique, qui résulte surtout des forces subjectives, est arrêté, à moins qu’on ne se trouve sous l’empire d’une norme qui, par exception, pose le principe d’une liberté, comme, par exemple, celle qui établit la liberté des conventions.

Dans tous les autres cas, le Droit ne peut se développer que dans la mesure des normes établies ou par l’établissement de nouvelles normes, mais c’est là une formation coutumière d’une extrême lenteur. Le système tend donc vers l’immobilité coutumière, avec cette particularité qu’il s’agit de coutumes à établir dans un grand pays et prenant forme de préceptes très généraux, ce qui n’est guère le genre habituel des coutumes.

Pour l’auteur lui-même, il n’est pas douteux que l’objectif doive l’emporter sur le subjectif et le statique sur le dynamique ; là-dessus il s’est expliqué maintes fois et il a écrit deux livres pour se persuader que les transformations du Droit évoluaient infailliblement vers l’objectif.

Que la logique de son système substitue le primat de l’ordre à celui de la liberté, il le voit peut-être moins nettement, mais c’est le postulat d’Auguste Comte[4] et, d’ailleurs, l’objectif ne saurait s’assujettir le subjectif sans que l’ordre s’assujettisse la liberté.

Malgré certaines apparences dues au tempérament vigoureusement individualiste de l’auteur, ce système est donc en contradiction avec les postulats du Droit positif autant que celui de Kelsen et, autant que lui, il est impropre à la vie.

Présentation de l’article :
« Le pouvoir, l’ordre, la liberté
& les erreurs des systèmes objectivistes »

Jean-Marie Denquin
Professeur de droit public
à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Maurice Hauriou publie en 1928, dans la Revue de Métaphysique et de Morale, un article intitulé « Le pouvoir, l’ordre, la liberté et les erreurs des systèmes objectivistes ». Cet article est consacré, comme le choix du lieu de publication le laisse déjà supposer, à une question philosophique, explicitée dès le premier paragraphe». Chaque discipline a ses postulats nécessaires. (…) Le Droit [sic[5]a besoin du libre arbitre, non pas du libre arbitre absolu, mais d’un libre arbitre relatif ». Or « la formule philosophique n’en a pas été donnée ». Hauriou va donc s’efforcer « de fournir quelques éléments pour son élaboration » [125].

Ces affirmations posent d’emblée plusieurs problèmes. Les développements ultérieurs jetteront quelque lumière sur ce qu’Hauriou entend par « formule philosophique », et plus généralement par philosophie. Mais il semble d’abord nécessaire de considérer le sens qu’il donne à l’expression « libre arbitre ». Priorité d’autant moins contestable qu’Hauriou part de ce terme pour ne pas y revenir : « libre arbitre » n’est plus jamais employé dans le texte. Comme il est improbable qu’Hauriou n’évoque pas dans un article la notion dont cet article prétend apporter la « formule philosophique », on peut raisonnablement supposer que le mot « autonomie », dont on sait qu’il constitue un thème récurrent de sa pensée et qui va, au contraire, être très utilisé, occupe la place laissée vacante par le terme peu transparent de « libre arbitre relatif ». Cette assimilation n’est cependant pas explicite, et l’autonomie n’est pas plus définie que le libre arbitre, absolu ou relatif. Il est donc nécessaire d’examiner la question dans sa généralité pour déduire la signification des termes de l’usage qu’en fait l’auteur.

Parler de « libre arbitre relatif » ne va en effet pas de soi. Traditionnellement on distingue un libre arbitre objectif et subjectif. Dans le premier cas, l’individu est placé devant une alternative et opte pour l’un de ses termes sans qu’aucun motif détermine son choix : c’est un libre arbitre d’indifférence. Dans le second cas on entend par libre arbitre le sentiment de liberté qu’éprouve l’individu placé en face d’un choix : celui-ci est censé être effectué au terme d’un processus délibératif où sont mis en balance divers motifs, éventuellement hétérogènes et inégalement pressants.

Il est tentant de qualifier d’absolu le libre arbitre d’indifférence et de relatif le sentiment psychologique de liberté. Il faut toutefois prendre garde à ce que le second peut être dit relatif par rapport aux raisons, plus ou moins décisives, qui guident le choix de l’individu, mais que la notion considérée en elle-même est en revanche absolue. Elle obéit en effet aux principes de contradiction et de tiers exclu : en dernier ressort, l’individu est ou n’est pas libre de son choix.

L’impression de liberté correspond-elle, d’autre part, à une quelconque réalité ? Il est impossible de démontrer que ce sentiment n’est pas une illusion du sujet : les choix qu’il opère peuvent être analysés comme effectivement, bien qu’inconsciemment, déterminés par des facteurs externes (pressions naturelles et sociales) ou internes (complexion, caractère, expériences antérieures). A l’inverse, Bergson a soutenu que le sentiment de liberté est inaccessible à l’analyse rationnelle parce qu’il constitue un processus qui s’inscrit dans une durée indécomposable et non un état réductible à un temps mathématique. On ne peut donc le définir sans le supprimer, car « toute définition de la liberté donnera raison au déterminisme »[6]. Mais, comme l’impensable n’est pas l’irréel, c’est le sentiment de prédétermination qui doit être tenu pour illusoire. La thèse du libre arbitre et celle du serf arbitre sont donc également soutenables et discutables : on sait depuis longtemps qu’il n’existe pas de critère qui permette de choisir entre elles. Cependant on tient généralement le principe du libre arbitre pour indispensable à la cohérence de la morale et du droit. Si les comportements humains sont entièrement déterminés, la morale est impossible et le droit inutile. Pour fonder une morale, il faut donc dire, avec Kant, que la liberté est un postulat de la raison pure pratique. Le droit fera pour sa part de la liberté une fiction juridique, qui peut d’ailleurs être écartée pragmatiquement dans certaines situations pour éviter une application malencontreuse ou non souhaitée (responsabilité pénale des mineurs et des aliénés).

En utilisant le terme de « postulat », Hauriou fait implicitement référence à cette troisième acception du « libre arbitre ». Mais un postulat ne saurait par définition être relatif : on l’assume ou on ne l’assume pas. Il existe donc une tension potentielle entre cette notion et l’idée de « libre arbitre relatif ». Le remplacement du « libre arbitre » par l’« autonomie » est-elle de nature à résoudre cette tension ?

L’emploi de la seconde expression parait conforme au sens étymologique : l’autonomie s’oppose à l’hétéronomie, la situation de l’individu qui suit sa propre loi à celle de l’individu qui est assujetti à la loi d’un autre. Les deux impliquent un rapport à autrui et pas seulement à soi. Elles impliquent aussi un rapport à une loi, ce qui n’est pas le cas du libre arbitre, qui garde sa signification même si n’existent que des choix entre des alternatives concrètes, sans référence à une règle générale. Une décision autonome est donc une décision prise par un individu qui n’est déterminée ni par des impératifs extérieurs ni par la considération des conséquences possibles de son acte, alors même qu’il lui est imputable par autrui. L’autonomie ne se cantonne pas au for intérieur : elle et une réalité sociale, concrètement observable et susceptible de varier en intensité, car la contrainte externe, quels qu’en soient les moyens, peut s’avérer plus ou moins prégnante.

D’autre part l’opposition libre / serf arbitre ne recouvre pas l’opposition autonomie / hétéronomie : un acte apparemment libre et objectivement autonome peut être absolument déterminé, tout comme un acte apparemment hétéronome et contraint peut être le fruit d’un choix radicalement libre. Il faut donc admettre qu’Hauriou, en assimilant libre arbitre relatif et autonomie confond le libre arbitre comme postulat nécessaire à l’existence du droit et la nécessité pragmatique de concéder une capacité d’initiative aux acteurs sociaux – ou plutôt l’incapacité pratique des systèmes sociaux à contrôler entièrement leurs membres, qui garantit à ceux-ci une marge incompressible d’autonomie – mais aussi qu’il neutralise cette confusion en substituant la seconde au premier.

Hauriou, il est vrai, ne vise pas à édifier une phénoménologie, mais une déontologie du droit. On pourrait certes être tenté d’interpréter sa démarche comme une réflexion transcendantale sur les conditions de possibilité du droit : il chercherait à dégager ses structures implicites en décrivant les règles immanentes qui, bien qu’inconscientes, permettent son fonctionnement, comme une grammaire rend possible le langage sans nécessairement être perçue des locuteurs. Il s’efforcerait donc de montrer que le droit implique une situation médiane entre deux positions extrêmes, structurellement inaccessibles : la liberté absolue des individus rendrait le droit impossible puisque celui-ci vise précisément à réduire le libre arbitre d’indifférence en donnant aux sujets de bonnes raisons d’adopter certains comportements et d’en éviter d’autres. Réciproquement, l’anéantissement de la liberté des individus est inaccessible : aucune norme n’est assez précise pour déterminer exhaustivement les conduites licites, aucun contrôle social assez prégnant pour faire respecter toutes les obligations et interdits, et la promesse de récompenses ou de sanctions n’exclut jamais des comportements socialement aléatoires – que ceux-ci soient ou non métaphysiquement libres. Mais tel n’est pas le but d’Hauriou. Il ne critique pas les théories qu’il entend réfuter comme des analyses fausses, mais comme des doctrines pernicieuses, car il les tient pour autoréalisatrices. L’anarchie et la dictature sont possibles et seraient les conséquences d’un ordonnancement juridique contraire aux enseignements de l’expérience. Celui-ci ne doit donc pas être mis en œuvre. Le principe d’autonomie juridique, équilibre optimal entre l’ordre et la liberté, est à l’inverse pour Hauriou un impératif métajuridique, au sens où l’on peut dire que la séparation des pouvoirs constitue un principe métaconstitutionnel.

Si ces analyses sont exactes, la pensée d’Hauriou rencontre un problème de légitimité et un problème d’effectivité. Bien qu’il ne soulève pas ces questions, on peut déduire de son attitude les réponses qu’il leur apporte implicitement. D’une part il s’appuie sur une conception objective et non subjective de la légitimité : celle-ci ne procède pas d’une volonté souveraine (de Dieu, de ses interprètes authentiques, du pouvoir constituant originaire ou d’Hauriou lui-même) mais de la nature objectivement connaissable des faits. Par conséquent le principe n’est légitime que si l’analyse est correcte, et si l’on peut légitimement en déduire ce que l’auteur en déduit. Qui garantit ces deux points ? D’autre part le principe n’est effectif que si l’expérience confirme la théorie. Est-ce bien le cas ? 

La réponse à ces questions est inséparable de la perspective générale où se meut la pensée d’Hauriou et qui la rend relativement opaque aux esprits formés par la théorie moderne du droit. Celle-ci décrit une forme et non un contenu, ce qui rend les jugements de valeur non pertinents à son endroit : elle est susceptible d’être vraie ou fausse, non d’être bonne ou mauvaise. Le point de vue d’Hauriou est différent et, si l’on ne fait pas l’effort de le reconstituer, ses raisonnements, ses analyses et les angles morts de sa vision deviennent inintelligibles. Pour écarter cette difficulté, il semble qu’on puisse caractériser sa pensée par deux traits, l’un négatif, l’autre positif.

Négativement, elle se distingue par son refus, ou plutôt son ignorance, de ce que l’on appelle aujourd’hui, d’une formule d’ailleurs regrettablement ambiguë, la « loi de Hume ». Certes, Hauriou connait la distinction de l’être et du devoir être. Il ne nie pas non plus la « loi », en ce sens qu’il ne théorise pas sa négation. Mais il ne tire aucune conséquence de l’hétérogénéité des matériaux qu’il emploie pour construire sa démonstration, comme s’il ne parvenait pas à concevoir la possibilité d’un point de vue extérieur sur le droit. Il ne s’interroge pas sur ce que le droit est ou peut être. Postulant que le droit détermine le réel, il se demande ce qu’il doit être et accueille dans cette démarche tout argument apparemment favorable à sa thèse.

Positivement, la perspective d’Hauriou se caractérise par une tendance jusnaturaliste, mais en donnant à ce terme un sens bien précis. Il semble en effet nécessaire de distinguer ici naturalisme normatif etnaturalisme prudentiel. Le premier a pour ressort principal la transmutation de la statistique en norme : ce qui, en fait, se produit le plus souvent doit, en droit, avoir lieu toujours. Le second n’ignore pas que certains problèmes peuvent connaître plusieurs solutions mais considère que l’expérience conduit à en privilégier certaines. Exceptions, pilotage à vue et corrections de trajectoire ne sont pas théoriquement exclus, car ce qui vaut en théorie peut s’avérer néfaste en pratique. Hauriou appartient au second type : il n’abuse pas de la rhétorique de la nature, mais considère que l’expérience enseigne un art de gouverner, lui-même fondé sur une science du social. La nature des choses est pensée comme un guide plus que comme une règle. Une telle vision du monde n’implique donc pas l’immobilisme, mais au contraire une adaptation constante aux conditions du réel. Ce pragmatisme n’est pas un progressisme : non seulement il ne croit pas à une amélioration constante de l’homme et de la société, mais l’adaptation dont il fait l’éloge possède une finalité explicitement conservatrice : elle vise à préserver les valeurs et conditions d’existence qui constituent, pour Hauriou, les fondements de la vie sociale. L’objectif est donc le maintien d’un équilibre dynamique, qui fluctue autour d’un point, est susceptible de progrès mais aussi de régressions. Telle est la finalité naturelle du système politico-juridique. Il s’agit d’une donnée immédiate de la conscience sociale, et par conséquent d’un fondement nécessaire et suffisant à la réflexion d’Hauriou : il serait pour lui à la fois inutile et dangereux de chercher à son analyse une autre légitimité. Mais on comprend aussi pourquoi la question de l’effectivité du système – la description d’Hauriou correspond-elle aux faits empiriquement observables ? – n’admet pas d’autre réponse que la précédente : les choses doivent être ainsi parce qu’elles sont ainsi, et réciproquement.

Le but d’Hauriou est donc d’établir qu’un système politico-juridique doit assurer les conditions de l’autonomie – au sens d’autonomie subjective des individus – afin de permettre la réalisation d’un équilibre dynamique garant de la conservation du système. Quels sont, si l’on descend d’un degré dans l’abstraction, les termes de cet équilibre ? Le titre de l’article le dit : l’équilibre qui doit être préservé est celui qui s’établit entre l’ordre et la liberté, et c’est le pouvoir qui assume cette tâche primordiale. Les mauvaises doctrines qui, par des analyses erronées, mettent en péril ce devoir peuvent être réunies sous la catégorie générale de l’objectivisme. Celui-ci nie la subjectivité mais aussi le mouvement, qui est la subjectivité en acte.

A priori, on pourrait être tenté de penser que l’autonomie relative est l’attribut nécessaire du pouvoir : il maintient grâce à elle un équilibre dynamique entre l’ordre et la liberté. En fait, si l’on soumet la théorie d’Hauriou à une analyse rigoureuse, on constate que sa pensée est plus complexe, pour ne pas dire embrouillée : elle vise à la systématicité sans vraiment y parvenir.

Qu’est-ce d’abord que l’ordre – ou Ordre ? « Historiquement, les sociétés débutent dans un grand désordre ». Bien que « les clans primitifs éprouvent l’impérieux besoin de se confédérer en cités nationales, (…) la plaie des vendettas de clan à clan et de famille à famille » est demeurée endémique (fusion cavalière d’Aristote et d’Hobbes). « L’ordre » est donc le résultat d’une « pénible conquête » [125]. Cette évolution postulée est supposée prouver que « le pouvoir et la liberté contiennent de l’ordre en puissance » [125]. Cette évolution n’est toutefois pas automatique : elle « s’est faite par certains actes libres des hommes et avec les modalités que ces actes ont imposées » [125]. « Une certaine autonomie de l’Ordre [sic] est elle-même nécessaire à la vie du droit positif ». Elle s’exprime par « les instituions, et, surtout, les institutions corporatives. Tout le secret de l’ordre constitutionnel est dans la création d’institutions vivantes. Les lois constitutionnelles ne signifient rien en tant que règles ; elles n’ont de signification qu’en tant que statuts organiques d’institutions » (On voit le contraste avec la bonne doctrine contemporaine !).

« L’ordre », cependant, peut s’avérer dangereux : avec lui, « ce qu’il faut craindre, ce n’est qu’il n’ait pas assez d’autonomie, c’est (…) qu’il en ait trop ». Des précautions sont à prendre « contre le développement excessif des institutions » [128]. La stabilité, en effet, n’est pas l’immobilisme : elle « résulte du mouvement lent et uniforme des transformations d’un système social ordonné »[7]. Elle est analogue à la « stabilité d’un organisme vivant » [128]. Se référant à L’évolution créatrice de Bergson [128], Hauriou pose que l’élan vital, créateur du nouveau, doit être ralenti sous peine de s’épuiser en créations éphémères. « C’est ainsi que l’évolution (…) des formes sociales est coupée par [les paliers] des institutions ». D’où les « équilibres de pouvoirs qui scandent » [129] le temps et qu’Hauriou avait évoqué dès 1896. Ce fait justifie à ses yeux qu’il propose « cette légère addition à la doctrine bergsonienne » [129, note 2].

Quel peut être, dans ces conditions, le rôle du pouvoir ? Le « pouvoir politique », ou « gouvernement des groupes humains (…) ne s’exerce que par la création continuelle de l’ordre et du droit ». Il est caractérisé non « par la souveraineté absolue de la Puissance publique », à laquelle il peut renoncer, mais par « sa souveraineté relative ». Il faut en effet que « ceux qui gouvernent puissent eux-mêmes créer du droit ». C’est « cette création autonome du Droit [sic] par le pouvoir politique » que combattent « les systèmes objectivistes ». Il existe donc un « droit de commander » [on passe de l’ordonnancement juridique au droit subjectif des gouvernants] qui possède « une très vieille et très bonne justification » : « le consentement des gouvernés » [127]. Hauriou précise que « ce ne sont pas les commandements du pouvoir, au moment où ils sont produits comme des actes, qui sont acceptés par le peuple. Ce n’est même pas le pouvoir en soi qui est accepté, c’est l’institution politique [la Couronne ou l’Etat par exemple] au nom de laquelle le pouvoir commande ». Malheureusement Hauriou ne fournit aucun élément susceptible d’éclairer cette tripartition (qu’est-ce que le « pouvoir en soi » ?) ni aucun argument qui vienne étayer cette affirmation.

Le consentement des gouvernés est présenté comme une « construction juridique [qui] suffit à tous les besoins » : elle justifie le droit de commander, « assure la continuité du pouvoir associée à celle de l’institution », « fournit une base pour la dévolution du pouvoir », « crée l’opposition des gouvernements de droit et des gouvernements de fait », « s’adapte aux événements qui transforment les gouvernements de fait en gouvernements de droit » et même contient « en germe la théorie du gouvernement représentatif, puisque les chefs » agissent « en qualité de représentants, non encore du peuple, mais d’une institution voulue par le peuple » [127]. Il n’est pas besoin d’insister sur le caractère hautement discutable de ces affirmations : non seulement on ne voit pas comment le consentement de ceux qui consentent pourrait justifier le pouvoir à l’égard de ceux qui ne consentent pas, mais en outre la notion même de consentement apparait redoutablement ambiguë : si l’on n’en précise pas le sens et les critères, le mot permet à l’évidence de justifier n’importe quoi.

Dans tous ces développements, le mot liberté[8], qui figure dans le titre de l’article, n’est guère utilisé. Il faut considérer que l’autonomie en tient lieu, comme elle tient lieu du libre arbitre. « Une autonomie relative de la volonté individuelle dans la création du Droit [sic] est nécessaire pour la marche des entreprises économiques que l’ordre individualiste [il y a donc plusieurs ordres, qualitativement distincts] met à la charge des individus » [125]. Malgré un certain rétrécissement du domaine « où joue l’autonomie juridique individuelle » (« théorie de l’abus des droits », « renaissance des institutions », « substitution de la théorie du risque à celle de la faute dans la matière des accidents du travail »), « l’autonomie de de la volonté individuelle et le principe de sa responsabilité subjective constituent l’armature du droit privé et du droit criminel » [126]. Une certaine autonomie du pouvoir est d’autre part nécessaire, on l’a vu, dans la création du droit.

Le mouvement de la pensée d’Hauriou est circulaire, car chaque élément y est à la fois cause et conséquence des autres. L’autonomie, qui constitue l’un des pôles de l’équilibre, est également inhérente à l’ordre et au pouvoir, puisque tous deux la créent et la supposent. Le pouvoir crée l’ordre, mais il est créé par lui. Les institutions, suscitées à la fois par le pouvoir et par l’ordre, contribuent réciproquement à leur maintien. Les mots sembleraient suggérer un pouvoir actif et un ordre passif, notamment parce que le premier est susceptible d’être incarné alors que le second est une abstraction. Mais dans l’univers d’Hauriou l’ordre et les équilibres sont, à l’instar des individus, supposés capables d’agir, de vouloir, de concevoir des buts et de combiner des moyens. Le ménage à trois du pouvoir, de l’ordre et de la liberté-autonomie tourne donc sur lui-même et engendre le Droit sans qu’il soit possible d’y découvrir une cause première – sauf peut-être la « civilisation sédentaire » à laquelle « ce principe juridique » (autonomie de la volonté et principe de responsabilité subjective) [126] est lié.

Si l’analyse de ce qui est ne va pas sans ambiguïtés, l’affirmation de ce qui doit être s’avère en revanche parfaitement claire : « Une saine philosophie doit se garder (…) d’exagérer le rôle de l’ordre en puissance (…), parce qu’il étoufferait dans son germe le degré de liberté dont le droit positif a besoin » [128][9]. Réduire « à rien l’autonomie du pouvoir et celle des libertés individuelles » constitue précisément « l’erreur » commise par « les systèmes objectivistes » [128] – ou plutôt « statiques et objectivistes ». C’est en effet « sous cet aspect statique » qu’Hauriou les examine « parce qu’il fait apparaitre leur incompatibilité avec la vie ». Il étudie d’abord « le système du Droit [sic] transcendant et statique du professeur Hans Kelsen », « parce qu[e cette doctrine] est transcendantale » (…) et « plus nette dans ses conclusions » [130] que « le système statique de Droit [sic] objectif de Léon Duguit » [133].

Hauriou précise qu’il n’analyse pas le premier « dans sa structure interne, mais seulement dans ses postulats »[10]. La distinction entre un plan statique « consacré à l’ordre juridique et étatique » et un plan dynamique « consacré à la création de l’ordre » lui parait pertinente, mais les choses se gâtent car « le plan dynamique est subordonné au plan statique » (Rien, dans le texte cité de Kelsen, ne justifie un tel diagnostic). « Dans ce plan [statique], l’ordre juridique et étatique est envisagé comme l’expression d’un impératif catégorique de la raison pratique ; il devient une insertion directe du transcendantal dans la société [?]. Il représente un Sollen (…) s’insérant dans le Sein (…) afin de le conformer à l’ordre ». Ce système « tiré de la philosophie kantienne, se traduit en un ordonnancement d’idées objectives supérieures aux consciences humaines » [131] et implique que « l’Etat et le Droit [sic] se confondent ». « L’Etat n’est qu’un ordonnancement juridique de normes en qui se résument les organes et les fonctions et en ce que le pouvoir de l’Etat n’est lui-même que la validité du système juridique aboutissant à l’emploi de la contrainte ». Ainsi « les êtres humains disparaissent »[11] et « n’ont pas nécessairement de droits individuels qui soient opposables à l’Etat ». On aboutit donc à « la négation non seulement de la liberté politique, mais même des libertés civiles ».

Dans le plan dynamique, toutefois, « il peut y avoir intérêt à admettre une séparation de pouvoirs » [131]. « L’auteur » ne rejoint pas « la doctrine classique sur la libre création du Droit [sic] par le pouvoir de droit » car, pour lui, « le plan dynamique reste dominé par le plan statique et que, par suite, les sources du droit positif resteront dominées par le droit » : elles sont en effet « rigoureusement hiérarchisées » et « au-dessus du plus haut statut positif, il y aura une constitution hypothétique transcendante »[12] [sic !]. Comme « toute norme juridique est posée conformément aux prescriptions d’une norme supérieure », il n’existe aucune liberté à aucun niveau. Circonstance aggravante : cette conformité n’est pas assurée par « un système répressif » incarné dans un « contrôle juridique de la constitutionnalité des lois », mais par « un système préventif » : « l’invalidité de la disposition non conforme à la constitution hypothétique est immédiate ». En effet « dans un système aussi bien réglé, le juge ne serait qu’une cause de désordre » en raison de son « pouvoir incoercible de création spontanée du Droit[13] [sic] ; il ne serait fidèle ni à la norme, ni à la constitution hypothétique ; bien plus avantageux serait un administrateur bien stylé » [132].

Selon Hauriou, ces thèmes ne sont pas entièrement nouveaux puisqu’ils dérivent « de Kant par l’intermédiaire de Fichte et de Hegel » et que « notre collègue Carré de Malberg (…) s’est inspiré de certaines de ces idées : il admet pratiquement la confusion du Droit [sic] et de l’Etat : la grande source du Droit [sic] est la Constitution [sic] de l’Etat ; enfin, on doit restreindre le plus possible le rôle du pouvoir dans l’Etat ». « Il semble qu’on se soit rejeté vers ce courant de la philosophie allemande pour échapper aux dangers de la doctrine de la Herrschaft ». Mais c’est pour tomber d’un péril dans un autre. « Cette philosophie du Droit [sic] (…) n’évite pas la domination d’un impératif catégorique[14] qui équivaut à un ordre social essentiellement nécessitant ». (…) « Tout ce qui n’est pas conforme à la constitution hypothétique est sans valeur juridique ». (…) « Dans un système statique, que ferait-on de la liberté » ? « Le joug d’une pareille philosophie serait pour le Droit [sic] pire que celui de la théologie » car « l’ordre divin se propose à l’homme par la grâce, il ne s’impose pas par une nécessité contraignante, tandis que l’ordre du panthéisme idéaliste tel que le conçoivent les juristes post-kantiens s’impose à l’homme sous cette forme » [133]. Conclusion : « cette philosophie (…) n’aura aucun succès en France, non pas qu’elle soit obscure (…), mais parce que ses tendances sont inconciliables avec celle du Droit » [sic] [133].

On ne saurait évidemment juger cette analyse à l’aune du savoir actuel. La doctrine de Kelsen n’est pas achevée au moment où Hauriou en prend une connaissance superficielle. Elle va connaitre des approfondissements et des variations. Mais en outre sa compréhension implique la maitrise d’outils intellectuels adaptés. La manière dont Hauriou entrelace les termes transcendant et transcendantal ne permet guère d’échapper à l’impression qu’il confond leur sens et réduit le second au premier – d’où l’étonnante expression de « constitution hypothétique transcendante ». Or précisément c’est le caractère transcendantal de l’analyse kelsénienne qui frappe d’inanité les critiques d’Hauriou, ou les relègue au rang de procès d’intention. Que la recherche des conditions de possibilité du droit à partir de postulats positivistes connaisse ou non le succès, elle ne saurait en toute hypothèse être comprise comme visant à imposer aux hommes une nécessité extérieure, arbitraire et contraignante. L’évocation de l’impératif catégorique, digne du Disciple de Paul Bourget, n’y change rien. En fait il semble qu’Hauriou ait projeté sur la lecture de Kelsen ses terreurs intimes, au point de constituer la doctrine de celui-ci en épitomé de ce qu’il abhorre. Ainsi s’expliquerait l’affirmation gratuite de la prédominance chez Kelsen de la dimension statique sur la dimension dynamique. Non moins fantasmatiques apparaissent la détermination absolue, transparente et autoréalisatrice de l’ensemble des normes juridiques à partir de la « constitution hypothétique » et le « dédain pour les juges » [132] censé en constituer la conséquence et la preuve.

Il faut toutefois observer que la critique d’Hauriou, inadéquate à l’objet qu’elle vise, retrouve une certaine pertinence si l’on considère l’interprétation mécaniste et réductrice qu’une partie de la doctrine française contemporaine donne de la hiérarchie des normes et de l’Etat de droit. Celle-ci pose en effet l’existence d’une norme, à la fois transcendante (constitutionnelle ou métaconstitutionnelle) et positive, qui est censée assurer la conformité de l’ensemble des décisions juridiques aux principes fondamentaux. Comme dans la vision d’Hauriou, le système est statique – défini une fois pour toutes et pour tous par les valeurs de l’occident contemporain –, absolu et autorégulé puisque toute déviance est censée être repérée et corrigée. Il exclut les singularités et les conjonctures, espaces traditionnels de la politique et du pouvoir. Il marginalise les êtres concrets, car les droits fondamentaux qu’il prétend sacraliser sont les droits subjectifs d’êtres abstraits et se confondent ainsi avec l’ordonnancement juridique.

Entre ces kélsénismes fantasmatiques existent pourtant deux différences. Globalement, l’empire du bien se substitue à l’empire du mal que diagnostiquait Hauriou. Et les juges, exclus du système selon lui, en deviennent les héros : c’est eux, et non plus une harmonie préétablie ou une nécessité aussi catégorique que mystérieuse, qui garantissent à chaque niveau la conformité des actes juridiques aux normes de rang supérieur. Ce mécanisme est censé fonder la crédibilité de l’analyse : le système fonctionne grâce à la vigilance de ses gardiens. (N’a-t-on pas seulement déplacé l’utopie ? Des Juges providentiels sont-ils plus faciles à trouver que les sauveurs habituels ?) On voit les étranges conséquences qu’engendre la fréquentation hâtive de théories philosophiques par certains juristes. Les exemples contemporains montrent d’ailleurs que les aventures picaresques du transcendantal ne sont pas terminées[15].

Hauriou se trouve évidemment en terrain plus familier lorsqu’il aborde le système de Duguit. Celui-ci se veut réaliste : « il serait plutôt apparenté à Durkheim et à Auguste Comte ». L’auteur entend « supprimer le pouvoir comme source du Droit » [sic] car il refuse « qu’une volonté humaine, quelle qu’elle soit, puisse imposer une obligation à une autre volonté humaine » et pense « qu’il faut à tout prix soumettre l’Etat au Droit » [sic]. L’idée d’auto-limitation lui parait vide de sens car, à la différence d’Hauriou, il ne conçoit pas « une auto-limitation objective et proprement constitutionnelle, résultat de la création d’institutions destinées à faire obstacle à certaines tentatives de l’Etat » [133]. Pour lui les normes découlent de l’ordre des choses sociales : « ce sont de grandes règles de conduite senties comme devant être sanctionnées par une réaction sociale contre ceux qui les violeraient ». (…) Sans doute, il sera fait par le pouvoir politique des règles constructives, mais ces règles n’auront pas de valeur juridique par elles-mêmes, elles en auront seulement par leur conformité à l’une ou l’autre de ces normes.

La théorie duguiste présente, selon Hauriou, un caractère statique en raison de « la négation du pouvoir subjectif de création du Droit [sic] » [134]. L’adoption de nouvelles normes implique « une formation coutumière d’une extrême lenteur ». La conclusion s’impose : « la logique [du] système substitue le primat de l’ordre à celui de la liberté ». Il « est donc en contradiction avec le Droit [sic] positif autant que celui de Kelsen et, autant que lui, il est impropre à la vie » [134].

Les critiques adressées à Duguit par Hauriou ne sont pas profondes : on pourrait reprocher au maitre de Bordeaux de noyer la spécificité des phénomènes juridiques dans des généralités si vastes qu’elles en deviennent insignifiantes et d’exposer, comme Hauriou d’ailleurs, ce que le droit devrait être plutôt que ce qu’il est. Elles n’en sont pas moins pertinentes et pointent une difficulté centrale de l’œuvre de Duguit : comment passe-t-on du niveau du droit objectif à celui du droit positif ? Le sens du mot droit est-il identique dans les deux cas ? Au-delà du contraste des critiques – l’une, bien rôdée et rapide, voire elliptique, contre un adversaire traditionnel, l’autre, effort pour ramener à une problématique familière une matière complexe largement étrangère aux préoccupations de l’auteur – le lecteur est frappé par la manière dont Hauriou construit des similitudes entre deux démarches qui n’ont a priori rien en commun. On voit qu’il y parvient en substituant largement l’opposition statique/dynamique au clivage objectiviste / subjectiviste. Il est vrai que le terme « objectivisme » semble peu adéquat pour décrire la doctrine de Kelsen, d’ailleurs accusée d’accabler le Sein sous le règne inhumain du Sollen. Mais l’idée de « statisme » ne s’impose elle-même que par l’effet d’un double glissement : à l’affirmation arbitraire de la suprématie du point de vue statique chez Kelsen répond l’accusation faite à Duguit de privilégier, à travers la formation coutumière du droit, l’ordre sur la liberté – alors qu’il est traditionnellement soupçonné d’anarchisme et qu’une partie de son œuvre est consacrée aux transformations du droit.

Le fait qu’Hauriou privilégie dans sa présentation la notion d’« objectivisme » doit cependant conduire à s’interroger : que veut-il faire entendre à travers cette catégorie, supposée assez englobante pour accueillir des théories aussi contrastées ? L’article consacré à ce terme dans le Vocabulaire de Lalande n’apporte rien[16]. En revanche, les divers sens attribués à l’adjectif « objectif » paraissent de nature à éclairer la question. Parmi les six retenus par l’auteur, quatre semblent pertinents : objectif peut être pris comme antonyme de subjectif au sens d’apparent ou irréel (sens B) ; comme opposé à subjectif au sens d’individuel (sens C) ; comme indépendant de la volonté, à l’instar des phénomènes physiques (sens E) ; comme opposé à subjectif au sens de conscient, mental (sens F)[17]. Il convient de confronter ces quatre significations aux théories examinées par Hauriou.

Les sens B et F doivent évidemment être exclus dans les deux cas. La négation du premier sens assume une valeur péjorative, alors que chez Hauriou c’est l’objectivisme qui occupe le pôle négatif : la position qu’il défend ne saurait être irréelle. Le dernier sens est également insoutenable, car même une application mécanique et rigoureusement déterminée du droit suppose la conscience de l’obligation et du contenu de l’obligation. Elle implique une activité mentale ou, pour employer un vocabulaire qui n’est pas celui d’Hauriou, une intentionnalité : l’obligation juridique est nécessairement une obligation de quelque chose.

Restent les sens C et E, qui d’ailleurs possèdentune partie commune et s’opposent conjointement à l’idée de volonté individuelle. C’est en ce sens, manifestement, que Duguit, auquel Hauriou l’emprunte, prend le mot. Le droit objectif est celui qui se forme lui-même à travers un processus largement mystérieux nommé « coutume », où n’interfère en principe aucune volonté individuelle, capricieuse et intéressée. Il peut être conçu comme le fruit d’une volonté collective, à moins que l’on préfère y voir le résultat d’une évolution qui, n’étant la volonté de personne, n’est pas une volonté.

L’application de cette notion à l’œuvre de Kelsen apparait, en revanche, problématique. La norme fondamentale hypothétique n’est pas, par définition, un acte de volonté, puisqu’elle n’est pas posée mais transcendentalement déduite de l’existence du système de normes en tant que condition de la possibilité de celui-ci : l’interprétation qu’en fait Hauriou est donc insoutenable. En revanche la Constitution positive et les actes juridiques inférieurs sont des actes de volonté, et de volontés individuelles, celles des constituants, des législateurs, des juges. Ces volontés sont certes orientées par l’impératif de conformité aux normes supérieures mais elles possèdent toujours une marge d’autonomie car, dans sa généralité, les premières sont compatibles avec plusieurs applications. Le regroupement sous une même étiquette des deux théories repose donc sur un contresens. Il accroit l’arbitraire de conclusions prédéterminées. Car ce qui sépare Hauriou de Kelsen est plus et autre chose qu’une analyse de la réalité empirique. On risquera l’hypothèse que la réflexion du premier repose sur des considérations affectives que la thèse rationaliste du second ignore. Un schéma théologique parait sous-jacent à la théorie d’Hauriou. Dieu aime et protège les bons, surveille et punit les méchants. Il exige en retour l’amour des hommes, à moins que ceux-ci se persuadent qu’ils peuvent le fléchir en prenant l’initiative de l’aimer. De même l’Etat d’Hauriou aime, protège, surveille et punit : il est prudent de l’aimer. Saint Augustin a montré la différence entre croire à Dieu et croire en Dieu : le diable croit à Dieu (il a de bonnes raisons pour cela) mais pas en Dieu. Duguit croit à l’Etat, puisqu’il entend le détruire ou du moins le désarmer. Kelsen croit à l’Etat, puisqu’il le définit, mais sans investissement affectif. Hauriou croit à l’Etat, mais aussi en l’Etat. Il doit donc l’incarner dans un pouvoir susceptible d’aimer et d’être aimé, auteur du bien et irresponsable du mal. On comprend aisément qu’une telle pensée soit devenue obscure à nos contemporains, qui font profession de ne croire ni à l’Etat ni en l’Etat.


[1] Sur la civilisation sédentaire, voir mon article sur « L’Ordre social, la Justice et le Droit » dans la Revue trimestrielle de Droit civil, 1927, p. 795 : « La subsistance des nations sédentaires postule la production individualiste, l’entreprise individualiste et une certaine création subjective du droit ».

[2] Je ne me serais pas permis de proposer cette légère addition à la doctrine bergsonienne si elle n’avait été suggérée par la lecture de l’Evolution créatrice ; mais mes idées sur le mouvement social lent et uniforme et sur les équilibres qui, d’ailleurs, sont tirées de la mécanique et de la thermodynamique, apparaissent déjà dans ma Science sociale traditionnelle de 1896 et dans mon Mouvement social de 1899. C’est une simple rencontre et je reconnais que l’idée de la création du nouveau était plus difficile à trouver que celle du mouvement ralenti, beaucoup plus.

[3] « Aperçu d’une théorie générale de l’Etat », article de Kelsen, Revue du Droit public, 1926, p. 561 et s. Ouvrages allemands de Kelsen : Hauptproblem der Staatsrechtlehre, 1911, Allgemeine Staatslehre, 1925 ; t. XXIII de l’Encyclopédie de la Science du Droit el de l’Etat de Kohlrausch. Cf. une analyse faite par Duguit dans son Traité de Droit constitutionnel, 3e éd., 1927, et. J.-L. Kunz, La primauté du droit des gens, Revue de Droit international de Gand, 1925, p. 564 et s.

[4] Catéchisme positiviste (huitième entretien). L’erreur d’Auguste Comte est de dire : « La liberté est la conformité à l’ordre », au lieu de « La liberté est la faculté de se conformer à l’ordre ». Pour la subordination du dynamique au statique, autre erreur. Voir eodem loco (sixième entretien).

[5] Dans le texte d’Hauriou, les mots [droit], [ordre] et [constitution] sont écrits tantôt avec une majuscule, tantôt une minuscule. L’usage de la majuscule est indiqué dans les citations qui suivent. Existe-t-il une nuance de sens entre ces emplois ? N’y a-t-il là qu’une négligence typographique ? On est tenté de penser qu’Hauriou vise tantôt la réalité idéale (ou platonicienne) évoquée par ces termes, tantôt leur usage empirique. Mais dans « Droit positif » [134] a contrario : [125, 126, 127, etc.]) la majuscule parait étrange. Il est difficile de trancher.

[6] Bergson Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience, Garnier-Flammarion, 2013, p.221.

[7] Note de l’éditeur : les italiques originellement contenus dans les citations d’Hauriou ont ici été soulignés.

[8] Il n’est peut-être pas indifférent d’observer que la liberté, parfois qualifiée d’individuelle, n’est jamais définie comme liberté de quelqu’un. Hauriou ne s’interroge pas sur la question de savoir si la liberté de l’un est compatible avec la liberté de l’autre. Peut-être y a-t-il là un motif de préférer « autonomie » à « liberté » : au niveau du langage, deux autonomies relatives coexistent plus aisément que deux libertés contraires. Mais dans les faits ?

[9] Une « saine philosophie » assume donc des devoirs que la philosophie tout court ignore.

 [10] La lecture de l’article publié en 1926 par Kelsen dans la Revue du droit public (« Aperçu d’une théorie générale de l’Etat » (traduction de C. Eisenmann, RDP, t. XLIII, 1926, p. 561-646) et auquel Hauriou fait référence [130, note 3], en particulier celle des pages 565 à 570 qu’il vise expressément [131], montre cependant qu’il ne ‘agit pas là de postulats explicites posés par Kelsen mais de présupposés, mélanges de mésinterprétation et de procès de tendance, qui lui sont arbitrairement prêtés. On remarque d’ailleurs qu’Hauriou traduit Kelsen dans sa propre phraséologie, ce qui évidemment n’est pas neutre.

[11] Reproche-t-on à la Critique de la raison pure de nier l’existence des hommes ?

[12] Dans l’article précité, Kelsen parle de « constitution hypothétique » pour évoquer la problématique des relations du Droit international public et du droit public interne (monisme ou pluralisme), p. 621.

[13] Kelsen évoque ce pouvoir (ibid., p. 624-625) mais n’en tire nullement cette conclusion.

[14] Cette expression, absente de l’article cité, est le fruit d’une induction d’Hauriou.

[15] Celles-ci procèdent souvent d’une confusion entre fondement et conditions de possibilité. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « Situation présente du constitutionnalisme. Quelques réflexions sur l’idée de démocratie par le droit », Jus politicum n° 1, 2009, p. 19-29.

[16] A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Puf, 13e éd., 1980, p. 701-702. On sait que cet ouvrage pourrait être meilleur qu’il n’est. Mais, publié d’abord en fascicules dans le Bulletin de la Société française de philosophie de 1902 à 1923, il reflète sans doute assez bien, en sa première couche, la culture philosophique moyenne de l’époque où Hauriou écrit.

[17] Ibid., p. 696-699.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Le(s) droit(s) de la nuit (par M. R. Vaillant)

Voici la 43e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 20e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Cet ouvrage forme le vingtième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XX :
Droit(s) de la nuit

direction : Romain Vaillant (collectif)

– Nombre de pages : 200
– Sortie : juillet 2017
– Prix : 33 €

  • ISBN  / EAN : 979-10-92684-24-7 / 9791092684247
  • ISSN : 2259-8812

Présentation :

Le présent ouvrage recueille les actes du premier colloque organisé par l’Association des doctorants et docteurs de l’Institut Maurice Hauriou (Addimh), qui s’est tenu le 31 mars 2017, à Toulouse. C’est un thème obscur que l’association a choisi de mettre en lumière : la nuit.

SI elle avait déjà fait l’objet d’études en sciences humaines et sociales, la nuit n’avait jamais été investie collectivement par des juristes. Certes les réflexions de Jean Carbonnier en la matière continuent de faire référence ; mais ces dernières années n’ont cessé de renouveler l’intérêt que les juristes pouvaient porter à la nuit, en tant que cadre d’application du droit. L’évolution de notre appréhension de la nuit a des incidences sur de nombreux régimes juridiques et ce, dans la plupart des branches du droit.

Alors pour quelle(s) raison(s) le droit ne s’applique-t-il pas toujours la nuit comme il s’applique le jour ? A bien y regarder, la nuit est parsemée de règles dérogatoires, autant qu’elle l’est d’étoiles. Par un raccourci intuitif, la nuit est souvent associée à l’insécurité, certainement la première raison ayant poussé l’homme à pourchasser l’obscurité par la maîtrise de l’éclairage de son espace de vie. Mais l’insécurité n’épuise pas toutes les perceptions de la nuit. D’autres y ont vu au contraire « délivrance et poésie » ; c’est-à-dire l’idée que le droit n’y connaît pas une application aussi rigoureuse que de jour.

Animal a priori diurne, l’Homme n’en a pas moins inventé nombre d’activités, à effectuer ou à poursuivre une fois le crépuscule venu. Il se trouve que le droit prenne en compte la spécificité des activités nocturnes. Ne sont-ce là que des dérogations très ciblées ou peut-on relever une spécificité ou une logique commune qui permettrait de dégager l’existence d’un « droit de la nuit » ; autrement dit un « contre-droit » ?

Si l’étude de l’ensemble des sujets présentés durant ce colloque n’a pas permis de déceler l’existence d’un soubassement unique qui fonderait un tel droit de la nuit, il semble, en revanche, qu’un droit à la nuit soit en train de poindre.

Le(s) droit(s) de la nuit

Romain Vaillant
Doctorant en droit public, Ater, Institut Maurice Hauriou, UT1 Capitole

Qu’il s’agisse d’un droit ou de droits de la nuit, la première question posée est : quelle nuit ? Y a-t-il une notion juridique de nuit ? La nuit, au sens cosmique, serait variable en fonction de la latitude du point du globe où l’on se trouve, et de la date dont il s’agit. Une définition hâtive serait de considérer que la nuit est le temps d’une journée amputé du temps du jour. Mais alors la question reste entière : quel jour ? Ou plutôt quand cesse le jour pour faire place à la nuit ?

La nuit est d’abord l’obscurité dans laquelle se trouve plongée la surface de la Terre qui ne reçoit plus, à cause de sa position par rapport au soleil, de lumière solaire[1].

Mais la nuit serait ensuite un espace de temps qui s’écoule, en un lieu donné de la terre, depuis la disparition de la lumière qui suit le coucher du soleil jusqu’à l’apparition du jour qui précède le lever du soleil.

L’amplitude de la nuit varie inlassablement, en fonction de la latitude du point du globe et du moment de l’année considérés. Ne serait-ce que pour le cas de la France, l’amplitude temporelle des nuits oscille entre 16h49 (au solstice de décembre) et 19h52 (au solstice de juin).

Au début du XXe siècle, celui qui allait devenir un des fondateurs de l’anthropologie française, Marcel Mauss avait livré, dans un article fameux, intitulé Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos et paru en 1904, une analyse originale des rapports entre le droit et la nuit[2]. Mauss y démontrait que les eskimos connaissaient deux modes de vie totalement différents, associés à deux systèmes juridiques différents. L’un d’hiver, en quelque sorte étatisé, lorsque les nuits sont incroyablement longues, instituant une société collectiviste dans laquelle les familles se réunissent ; l’autre d’été, lorsque le jour prend le pas sur la nuit, beaucoup plus libéral et individualiste, fondé sur la cellule familiale et non plus sur les regroupements.

Passant du groupe à l’individu, on constate que l’homme, animal avant tout, quoique politique, se doit de respecter certains rythmes biologiques, au premier rang desquels les rythmes dits circadiens (c’est-à-dire qui ont une durée de 24 heures, d’un jour), parmi lesquels se trouve l’alternance jour/nuit, c’est-à-dire veille/sommeil.

Néanmoins, cette nécessité biologique a été rudement mise à mal, notamment à l’époque romaine, où la privation de sommeil constituait un des moyens de torture les plus utilisés. Fort heureusement, un tel sévice est aujourd’hui considéré comme constituant un « traitement inhumain et dégradant » par la Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement de l’article 3 de la Convention[3].

Cette réalité biologique, naturelle, aurait conduit les hommes à renoncer en quelque sorte à l’application du droit classique la nuit tombée. Le Doyen Carbonnier écrivit à ce propos, dans une contribution intitulée « Nocturne », publiée ensuite dans son ouvrage Flexible droit, que « La nuit est vide de droit (c’est pour cela qu’elle nous apparaît tantôt insécurité, tantôt délivrance et poésie). Dans ce vide juridique, poursuit-il, dans ce désert social, l’homme retourne à un état de nature (s’il en fut jamais), à un état de pré-droit, de non-droit. ». Aussi charmante puisse-t-elle être, cette analyse – qualifiée par l’auteur lui-même de « sociologique » – n’emporte pas la conviction du juriste. En effet, et les contributions ici recueillies devraient encore nous le démontrer, la nuit est pleine de droit. Soit parce qu’en vertu du principe de continuité, la règle juridique s’applique comme en plein jour ; soit parce que la nuit imposait d’adopter une règle particulière. Aussi préférons-nous souscrire à la belle métaphore du Doyen Carbonnier qui entamait ainsi sa contribution : « La continuité est un des postulats du droit dogmatique : permanente autant que générale, la règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais ».

Malgré la réalité naturelle, les progrès techniques, et tout particulièrement l’invention et la diffusion de l’électricité, et de l’éclairage public, vont tendre à la généralisation de la négation de la nuit. La négation de la nuit pourrait donc entraîner l’extension du droit applicable le jour ; mais les réalités biologiques et les représentations sociales sont bien là, et le droit connaît nombre d’adaptations, d’obligations ou d’interdictions propres à l’activité humaine nocturne.

Mais même cette négation de la nuit, de plus en plus engendrée par l’extension du jour, connaît des limites. Cette « nuit profonde » ou nuit urbaine est une réalité : c’est cette période de la nuit, qui en son cœur, voit l’activité humaine diminuer très fortement et tous les marqueurs concordent : qu’il s’agisse des consommations d’électricité, d’eau, de gaz, du trafic téléphonique, de l’émission de polluants et du trafic routier, les chiffres se rejoignent pour ce cœur de la nuit de 1h à 4h du matin[4]. Une réalité qui tend à être prise en compte dans les mesures liées à la sécurité publique notamment.

Le géographe Luc Gwiazdzinski, spécialiste de la nuit, parle volontiers de nos pratiques comme réalisant une « colonisation progressive »[5] de la nuit par l’accroissement des activités nocturnes, la banalisation du travail de nuit, la demande grandissante de services associés (dans les transports notamment). Dans cette perspective, il convient que le droit s’accommode pour protéger ceux qui viennent subir la colonisation de la nuit. Dans une perspective tout autre, émergente, il s’agit au contraire de faire respecter la nuit, de revenir à la nature et aux composantes intrinsèques de la nuit.

Mais ces attitudes vis-à-vis de la nuit nous semblent ressortir de la cohabitation de diverses représentations de la nuit dans le sens commun.

Historiquement, la première des représentations de la nuit est celle l’associant aux ténèbres et à la mort. Pour ce qui est de l’allusion aux ténèbres, on en trouve trace dans l’Ancien Testament, dans la Bible, qui énonce que : « Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour ». Quant à la référence à la mort, les exemples seraient pléthoriques, et se déploient jusqu’à l’époque contemporaine. Il n’est qu’à citer, par exemple, le récit d’Elie Wiesel, qu’il n’a finalement réussi à publier que sous le titre « La Nuit »[6]. On pourrait encore le rapprocher du démon avec Dracula de Bram Stoker.

Si une deuxième représentation, plus poétique, a émergé, bien plus tard, il nous semble qu’elle a été due à l’apparition et au développement de l’éclairage urbain, à la fin du XVIIIe siècle, par la lampe d’Argand tout d’abord, puis avec l’invention de la lampe à gaz, au début du XIXe siècle[7].

Avant cela, en effet, la première représentation de la nuit comme insécurité n’était pas déméritée car la déambulation nocturne restait fort périlleuse. Les nuits du Moyen-Age étaient en effet clairement hostiles. A tel point que le coucher du soleil impliquait le repli de chacun à son domicile, la porte fermée à clef ; et même les portes de la ville étaient fermées à clef. Dans ce contexte, seules les patrouilles de nuit (comme les premiers magistrats romains) veillaient et circulaient après le couvre-feu. Elles circulaient armées de torches notamment, qui leur permettait d’ailleurs non pas tant de voir que d’être vues, ce afin de « rendre visible le pouvoir de l’ordre. Celui qui n’avait pas de lumière était tout de suite soupçonné et arrêté. Après neuf heures, toute personne devait avoir à Paris une lanterne »[8]. On trouvait de ces veilleurs ailleurs en Europe, et notamment en Allemagne, où ils constitueront ensuite un thème du romantisme allemand.

C’est à compter du XVIe siècle qu’un éclairage permanent va voir le jour, mais celui-ci va rester très peu performant jusqu’aux inventions de la fin du XVIIIe siècle, parmi lesquelles on peut compter l’invention du réverbère, ayant vu le jour à l’issue d’un concours organisé par l’Académie des Sciences en 1763. Le développement subséquent des activités nocturnes va engendrer de nouvelles sociabilités. De fait, on se rend désormais volontiers au théâtre, aux divertissements, la nuit, on instaure de nouveaux rituels (comme la promenade vespérale), mais aussi de nouvelles exigences comme celle de permettre aux travailleurs de rentrer chez eux sans crainte la nuit. « Pour certains, nous dit Alain Montandon, la grande ville ne commence vraiment à vivre que lorsque l’éclairage artificiel entre en jeu ».

L’apparition de ces techniques a constitué une révolution technique, qui bientôt, allait devenir révolution de mœurs. Comme toute révolution technique, elle n’est pas allée sans crainte. Alain Montandon écrivit à ce propos que « la destruction de la nuit [… apparut] comme une mutilation existentielle profonde. »[9] Il faut se remémorer que, vers 1800, les prouesses techniques ont permis de multiplier par 10 les capacités d’éclairage. Cela a évidemment eu « d’importantes répercussions sur la vie nocturne des villes »[10].

C’est bien la mise en œuvre ultérieure d’un éclairage satisfaisant qui a donc permis l’émergence de nouvelles formes de noctambulisme[11].

Plus tard, au début du XIXe siècle, un sentiment étonnant est partagé : « l’accroissement de la luminosité est vécue comme une perte d’intimité, une effraction dans la sphère privée »[12]. Mais, rapidement, cette luminosité nocturne va être celle des lieux de distraction, des lieux de liberté, celle des « cafés tapageurs aux lustres éclatants » du Roman de Rimbaud. L’occasion de rappeler que la nuit est évidemment le temps des plaisirs charnels, des ébats coupables[13].

Les deux représentations de la nuit suggérées par cet aperçu historique brossé à grands traits sont très largement partagées par les différentes cultures : la nuit est insécurité et liberté. Rien de très original : la liberté des uns étant peut-être ressentie comme l’insécurité par les autres ; et vice versa. Pourtant, en 2007, une étude montrait que, pour les Français, ces deux tendances ne se valaient pas : ainsi 72% des personnes interrogées estimaient que la nuit est un moment de liberté, contre seulement 23 % qui estimaient qu’il s’agissait d’un moment d’insécurité[14]. En outre, 90% des personnes disaient aimer la nuit pour sa « liberté », son « calme » et sa « beauté »[15]. Nous ne sommes pas loin de « luxe, calme et volupté » ; alors peut-être est-ce finalement pour la nuit que Baudelaire a formulé son invitation au voyage[16]

La nuit, doivent donc cohabiter ceux qui souhaitent vivre la nuit, ceux qui vivent de la nuit et ceux qui souhaitent profiter du repos que leur offre la nuit. Cet équilibre est évidemment organisé par le droit.

La nuit est un objet désormais usuel de la recherche française en sciences humaines et sciences sociales, mais les juristes ne lui ont jamais réservé d’études collectives pour examiner ce Droit. A notre connaissance, aucun projet collectif n’a encore porté sur les rapports entre le droit et la nuit. Les quelques études portant sur le sujet ont été réalisées dans le champ du droit privé. De fait, les deux grands domaines intéressés au premier chef sont le droit pénal[17] et le droit du travail[18]. Mais les lois récentes de ces toutes dernières années n’ont pas manqué de renouveler l’intérêt que ces thèmes portaient, eux aussi. En outre, les événements terroristes de ces deux dernières années, et le déclenchement subséquent de l’état d’urgence, ont ramené sur le devant de la scène les atteintes – considérées par le pouvoir comme nécessaires – aux libertés publiques et aux droits fondamentaux, au profit de la sécurité publique. Cela passant par des mesures exceptionnelles comme la réalisation de perquisitions administratives de nuit ou la mise en place de couvre-feu. Malgré ce climat sécuritaire, l’espace public a été la cadre d’une nouvelle pratique démocratique à travers la naissance du mouvement Nuit Debout.

Notons que le droit applicable la nuit est un droit qui, soit dit en passant, pourra être édicté la nuit. De fait, depuis la Révolution au moins, la nuit a pu être un moment privilégié pour faire progresser les droits, et l’on songe ici à la célèbre nuit du 4 au 5 août 1789 dite d’abolition des privilèges, ou tout simplement pour faire le droit. A ce titre, on aurait pu évoquer les séances nocturnes de travail parlementaire, qui s’étaient multipliées à un point tel qu’il a fallu les limiter officiellement pour les coûts qu’elles engendraient[19]. Mais revenons au contenu de ces normes.

Le droit de la nuit, qu’est-ce que cela pourrait être ? Un ordre juridique applicable la nuit ? Non il n’y a pas d’ordre hiérarchiquement constitué de normes dont l’application alternerait avec l’ordre juridique diurne. D’ailleurs, cela reviendrait à admettre qu’il y aurait un Etat de jour et un Etat de nuit, puisque, selon la théorie kelsénienne, l’ordre juridique est synonyme d’Etat.

Si ce n’est donc un ordre juridique alternatif, que pourrait recouvrir un droit de la nuit ? Un ensemble de règles dérogatoires aux règles de droit commun dont le plus petit commun dénominateur est l’application durant la nuit. Mais la nuit, qu’est-ce donc ? La représentation de la nuit au fondement de ce supposé régime dérogatoire serait-elle la même ? La valeur sociale protégée – comme diraient les pénalistes, est-elle la même ? Y a-t-il une unité conceptuelle concernant la nuit juridique ?

Des normes vont être édictées pour permettre à chacun de faire son choix entre repos, activité et travail durant la nuit. Mais de ces normes disparates, il va être compliqué de faire émerger un droit commun de la nuit. D’abord, parce que la notion même de nuit n’est pas univoque en droit (I) ; mais aussi parce que nous verrons que la nature des droits engendrés est trop diverse (II).

I. L’équivocité de la nuit ou L’impossibilité d’un droit de la nuit

Pour envisager la possibilité d’un régime juridique spécifique à la nuit, encore faudrait-il pouvoir retrouver dans les textes du droit positif une certaine unité de la notion de nuit. C’est pourtant à un inventaire à la Prévert auquel il faudrait ici se livrer…

Mais, à bien y regarder, lorsqu’elle souhaite la régir de manière spéciale, les corpus juridiques font référence à la nuit de deux manières essentiellement : soit en la désignant simplement, laissant le soin aux autorités d’application de venir en préciser les contours, soit en la définissant strictement selon les heures auxquelles le régime en question trouvera à s’appliquer[20].

A. La nuit désignée

La nuit confirmée. Il s’agit d’abord de manière évidente de l’hypothèse où le droit confirme la continuité de l’application du droit la nuit, dans des expressions comme « à toute heure du jour et de la nuit », que l’on trouve dans nombre de dispositions fixant le champ d’action des autorités et agents de contrôle[21] (douanes dans les cercles de jeux[22], visites, perquisitions et saisies pour la recherche ou la constatation des infractions liées à la prostitution et au proxénétisme, dans les lieux meublés et lieux de fêtes[23], par exemple), ou le champ d’action des représentants du personnel (délégué du droit minier[24]).

La nuit indéterminée. Il s’agit également ici de l’hypothèse où le droit va être adapté durant la nuit, sans davantage de détails sur l’application ratione temporis de cette adaptation. Dans les cas relevés, il y a généralement une sorte de permission qui est laissée au récepteur de la norme, qui devra néanmoins l’appliquer de manière judicieuse durant la nuit, nuit dont il pourra librement apprécier la présence au moment des faits. Citons par exemple le code de la route, qui dispose à l’article R. 416-4 : « La nuit, ou le jour lorsque la visibilité est insuffisante, tout conducteur d’un véhicule doit, dans les conditions définies à la présente section, faire usage des feux dont le véhicule doit être équipé (…)» ; ou bien le code pénal qui établit en son article 122-6une cause légale d’irresponsabilité en disposant : « Est présumé avoir agi en état de légitime défense celui qui accomplit l’acte : 1° Pour repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité »[25].

Cette présomption de légitime défense dote le propriétaire ou l’habitant du lieu visité d’une protection importante qui s’étend jusqu’à l’homicide du visiteur, quand bien même n’y avait-il pas à craindre de lui un quelconque vol[26]. En d’autres termes, il s’agit là d’une tolérance quant aux méthodes musclées d’éconduire les amoureux transis de sa fille ou de sa femme susceptibles d’effectuer une visite nocturne… Il s’agira pour le juge de reconstituer les faits pour s’assurer que cette légitime défense s’est bien produite durant la nuit. Cette inviolabilité du domicile renforcée la nuit avait autrefois été constitutionnalisée par l’article 359 de la Constitution du Directoire du 5 fructidor an VIII (22 août 1795), qui disposait : « La maison de chaque citoyen est un asile inviolable : pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inondation, ou de réclamation venant de l’intérieur de la maison ». Une disposition reprise et étendue durant le Consulat des « citoyens » aux « personnes habitant le territoire français » avec l’article 76 de la Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799)[27]. Ce sont là les deux seules fois de notre histoire constitutionnelle que la nuit a fait une incursion dans les textes[28].

De manière évidemment très altérée, ce droit de voir respecter son lieu d’habitation est théoriquement étendu aux détenus. L’article D. 270 du code de procédure pénale prévoit à propos des cellules que « Pendant lanuit, les cellules doivent pouvoir être éclairées en cas de besoin. Personne ne doit y pénétrer en l’absence de raisons graves ou de péril imminent ».

La nuit précisée, la nature respectée. En matière de chasse et de pêche, la nuit s’apprécie librement. Le code de l’environnement mentionne à de nombreuses occurrences la nuit comme une période d’autorisation ou de prohibition de certaines pratiques spécifiques. La nature aussi a droit au repos. En principe, la détention d’un permis de chasse donne le droit de chasse de jour (article L. 424-4 c. env.) que ce soit à tir, à courre, à cor, à cri ou au vol. Ce jour « s’entend du temps qui commence une heure avant le lever du soleil au chef-lieu du département et finit une heure après son coucher ». Notons que la référence au chef-lieu du département n’est pas pour simplifier la tâche des uns et des autres.

Une exception de chasse nocturne : pour chasser à la passée le gibier d’eau, et notamment les bécasses, qu’il est autorisé de chasser – comme chacun sait – en plus des horaires normaux, deux heures avant le lever du soleil et jusqu’à la deuxième heure après le coucher du soleil. Qu’en outre le permis de chasse permet, dans certains départements, de chasser le gibier d’eau la nuit à partir de postes fixes déclarés en préfecture. Une spécificité, pour ne pas dire un privilège de plus, de l’Alsace-Moselle : la possibilité pour le préfet d’autoriser parfois le tir de nuit du sanglier. Enfin, des chasses particulières, correspondant à des tirs de nuit dans le cadre de destructions administratives de « spécimens d’espèces non domestiques » (comme le blaireau ou le renard) peuvent être organisées par le préfet, en vertu de l’article L. 427-6 du code de l’environnement.

Pour ce qui est de la pêche, en principe, elle « ne peut s’exercer plus d’une demi-heure avant le lever du soleil, ni plus d’une demi-heure après son coucher » (R. 436-13 c. env.), sauf pour l’anguille susceptible d’être pêchée à toute heure, sauf l’anguille jaune (R. 922-49 c. env.). Néanmoins, un certain nombre de dérogations peuvent être octroyées par le préfet pour la pêche de certaines espèces (R. 436-14 c. env.).

Encore que, si nous étions normativiste, nous pourrions légitimement poser la question de savoir si une norme prescrit ce qu’est le coucher du soleil. Et la question ne serait pas inintéressante : doit-on laisser cela à l’appréciation des récepteurs de la norme (le chasseur-pêcheur et l’agent du ministère de l’environnement) ou doit-on préciser de quel crépuscule il s’agit. Les spécialistes n’en dénombrent-ils pas quatre, après tout[29] ?

Quoique le crépuscule civil porte un nom laissant entendre qu’il serait prédisposé à être appliqué en droit, aucune de nos recherches ne nous a permis d’identifier sur quel crépuscule le droit se fondait. C’est donc à l’appréciation de chacun.

B. La nuit encadrée

Pour les besoins d’une protection des droits individuels qui passe par la sécurité juridique, par la clarté, l’intelligibilité et la prévisibilité de la loi, la loi – prise lato sensu – va généralement estimer nécessaire de définir précisément ce qu’elle considère comme la période nocturne.

Il semble que ce soit le cas lorsque le législateur cherche à limiter les atteintes aux droits fondamentaux des personnes. Deux domaines sont ici concernés au premier chef : les droits des travailleurs, et le droit pénal, ou plus exactement de la procédure pénale. Même si ce ne sont évidemment pas les seuls[30].

Ainsi donc de la procédure pénale, en premier lieu. L’emblématique article 59 du Code de procédure pénale dispose en effet : « Sauf réclamation faite de l’intérieur de la maison ou exceptions prévues par la loi, les perquisitions et les visites domiciliaires ne peuvent être commencées avant six heures et après vingt et une heures ». Notons que cette disposition reste étonnamment applicable en temps de guerre. Nous reviendrons plus loin sur cette règle tirée du principe appelé suprema tempestas. Pour autant, elle connaît de nombreuses exceptions aujourd’hui, parmi lesquelles les perquisitions administratives prononcées dans le cadre de l’état d’urgence.

En second lieu, le droit des travailleurs[31], en tant que protecteur d’une personne en situation de déséquilibre – pour ne pas dire de faiblesse – vis-à-vis de son employeur, va régir le travail de nuit. C’est la loi qui va venir édicter des mesures d’ordre public, c’est-à-dire en principe indérogeables. Pour que le travail de nuit soit vraiment assorti de garanties, le législateur a opté pour la détermination précise de la période de nuit. Ainsi le code du travail dispose, en son article L. 3122-2 que « Tout travail effectué au cours d’une période d’au moins neuf heures consécutives comprenant l’intervalle entre minuit et 5 heures est considéré comme du travail de nuit. / La période de travail de nuit commence au plus tôt à 21 heures et s’achève au plus tard à 7 heures ».

On retrouve d’ailleurs cette même précaution dans les textes internationaux, et notamment deux Conventions de l’Organisation Internationale du Travail. La convention Oit n°89 du 9 juillet 1948 sur le travail de nuit des femmes, tout d’abord, précise en son article 2 : « Aux fins de la présente convention, le terme nuit signifie une période d’au moins onze heures consécutives comprenant un intervalle déterminé par l’autorité compétente, d’au moins sept heures consécutives et s’insérant entre dix heures du soir et sept heures du matin; l’autorité compétente pourra prescrire des intervalles différents pour différentes régions, industries, entreprises ou branches d’industries ou d’entreprises, mais consultera les organisations d’employeurs et de travailleurs intéressées avant de déterminer un intervalle commençant après onze heures du soir ».

C’est d’ailleurs la même définition qui est donnée par la Convention Oit n°90 du 10 juillet 1948 sur le travail de nuit des enfants dans l’industrie, mais uniquement pour le jeunes de 16 à 18 ans. Car, pour les jeunes de moins de 16 ans, la nuit signifie une période d’au moins douze heures consécutives qui « comprendra l’intervalle écoulé entre dix heures du soir et six heures du matin ».

A partir de là, pour les femmes comme pour les enfants, le travail de nuit dans les entreprises industrielles a donc été interdit par ces conventions Oit.

Des spécificités peuvent apparaître çà et là, comme en droit du travail maritime, qui, à l’article L. 5544-27 du code des transports prévoit l’interdiction du travail de nuit des jeunes travailleurs, étant entendu que « les services de quart de nuit de 20 heures à 6 heures sont considérés comme travail de nuit ». Si des dérogations peuvent être autorisées par l’inspecteur du travail, il n’en reste pas moins qu’un repos indérogeable est prévu pour les jeunes travailleurs entre 24 heures et 5 heures du matin (art. L. 5544-29 du code des transports). Quant au code de la défense, enfin, il prévoit à l’article L. 4121-5-1 qu’« est considéré comme service de nuit tout service de 22 heures à 6 heures ».

Tout cela semble confirmer l’existence d’une troisième représentation de la nuit, plus récente que les deux autres déjà évoquées en introduction, tenant à une préoccupation sanitaire des effets de la négation de la nuit sur la santé des travailleurs.

Pour abonder rapidement en ce sens, prenons l’article R. 6153-2 du code de la santé publique, concernant les internes et les praticiens hospitaliers, qui considère qu’« une période de nuit est comptabilisée à hauteur de deux demi-journées ».

De même, les personnes cherchant le repos vont être protégées par des dispositions luttant contre le bruit. Pour ne prendre qu’un exemple, l’article R. 112-1 du Code de l’urbanisme prévoit, en ce qui concerne les servitudes instituées dans les zones de bruit des aérodromes, que « la période de nuit s’étend de 22 heures à 6 heures le lendemain ».

Quelle heure est-il ? Soit. Le droit, pour protéger au mieux certains droits proclamés, choisit de déterminer les heures d’application de ces régimes dérogatoires. Mais encore faut-il s’accorder sur l’heure. C’est assez récent que chacun ne voie plus littéralement midi devant sa porte, ou au niveau de chaque clocher. En effet, c’est la loi du 14 mars 1891 qui va instituer l’heure légale en France, pour les besoins du développement des chemins de fer. Après que la France a abandonné l’ambition d’imposer le méridien de Paris comme référence temporelle mondiale, elle va adopter par une loi du 9 mars 1911 la référence mondiale d’alors : le temps moyen à Greenwich (Gmt)[32]. Puis la loi du 24 mai 1923 instaurera la mise en place de l’heure d’été.

Cocorico. De nos jours, l’heure légale est définie par le décret du 9 août 1978 comme « le temps légal obtenu en ajoutant ou en retranchant un nombre entier d’heures au temps universel coordonné », ledit nombre étant fixé par décret. C’est l’Observatoire de Paris qui fabrique et diffuse cette heure légale. Si nos appareils mobiles sont généralement synchronisés dessus aujourd’hui, un moyen classique de la connaître était de faire appel à l’horloge parlante (au 3699 pour les nostalgiques). La France a pris sa revanche sur la prépondérance de l’influence passée du Gmt en accueillant le Bureau international des poids et mesures qui fabrique le Temps Atomique International (Tai) et l’Observatoire de Paris qui détermine le temps UT1, soit le temps de rotation de la Terre, ces deux éléments étant combinés pour donner le Temps Universel Coordonné.

Au vu de la diversité des définitions de la nuit évoquées, qui sont d’ailleurs loin d’épuiser toutes les occurrences, la révélation de l’existence d’un droit commun de la nuit ne nous semble pas pour ce soir. Pour autant, il nous semble qu’un rapide aperçu historique de la prise en compte des représentations de la nuit par le droit n’est pas superflu.

II. L’évolution contemporaine du droit de la nuit

A défaut d’avoir le temps de retracer la chronologie complète des prises en compte de la nuit comme réalité à protéger par le droit, il nous semble qu’il faut se focaliser sur deux moments antagonistes : la première évocation d’un droit de la nuit et la plus contemporaine expression cette fois d’un droit à la nuit.

A. La multiplicité des droits de la nuit ou la résultante d’une diversité de représentations

La multiplicité des représentations que de la nuit – comme un lieu d’insécurité, comme un lieu de plaisir et de liberté ou comme un lieu de risque sanitaire – va engendrer des droits très divers. La première évocation faisait plutôt référence à la liberté qu’à l’insécurité.

Loi des XII Tables. Dans la loi des XII Tables, un des premiers textes de droit écrit, monument du droit romain archaïque, il était écrit : « si ambo praesentes, solis occasus suprema tempestas esto ». Littéralement, cela signifie que « si les deux parties sont présentes, que le coucher du soleil soit le dernier temps », ou plus librement « si tous deux sont là, que le coucher du soleil mette fin à la contestation »[33]. Cette règle impliquait « l’arrêt du cours de la justice »[34], et même plus largement « la suspension de tout ce qui constituait alors la vie juridique »[35]. Bien vite, cette interdiction large s’est amoindrie pour ne consister que dans l’interdiction de rendre la justice la nuit, comme en témoignent notamment le Digeste de Justinien. Carbonnier attribue à Pothier, le grand jurisconsulte du XVIIIe siècle, d’avoir enseigné l’interdiction posée par la loi des XII Tables en l’orientant sur les actes d’exécution (à propos des « ajournements » exactement)[36], et abandonnant ainsi l’interdiction antique de rendre la justice la nuit. Aujourd’hui, encore c’est bien la version qui a transcendé les époques. Que l’on prenne l’article 664 du code de procédure civile (concernant les significations), l’article 59 du code de procédure pénale (pour les perquisitions et visites domiciliaires) ou l’article 134 du même code (pour les mandats d’amener, d’arrêt et de recherche), ils ne concernent bien que des actes d’exécution et non plus le fait de rendre la justice.

De nos jours, au contraire, le fait de rendre la justice de nuit n’est plus absolument prohibé. Une Cour d’assises peut ainsi, en vertu de l’article 307 du Code de procédure pénale, poursuivre ses débats toute la nuit, au nom de la continuité des débats. Seul le Président peut en effet décider de les interrompre, afin d’octroyer « le temps nécessaire au repos des juges, de la partie civile et de l’accusé »[37]. La chambre criminelle de la Cour de cassation protège avec une certaine constance son pouvoir discrétionnaire. Mais un tel pouvoir peut conduire à certains abus. Heureusement, on peut compter dans ce cas sur la Cour européenne des droits de l’homme. Elle a ainsi condamné la France dans un arrêt Makhfi[38]sur le fondement de l’article 6§1 et 6§3[39] de la Convention, au nom du droit à un procès équitable, du respect des droits de la défense et de l’égalité des armes. Les faits s’étaient déroulés devant la Cour d’assises du Maine-et-Loire. Là, le Président avait refusé, à 1 heure du matin, à l’avocat de l’accusé de suspendre les débats, alors même que ce deuxième jour d’audience comptait déjà 15 heures de débats. Finalement, l’audience s’est poursuivie jusqu’à 4 heures du matin, s’ensuivit une demi-heure de suspension pour qu’il plaide enfin vers 4 heures et demi du matin, suivi des avocats du requérant. Quant au jury, c’est entre 6h15 et 8h15 qu’il a eu à délibérer. L’attitude forcenée du juge – probablement insomniaque – n’a pas été condamnée en cassation par la Cour de cassation, y voyant l’expression de son application souveraine de l’article 307. En revanche, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas manqué de condamner cette attitude, considérant « qu’il est primordial que, non seulement les accusés, mais également leurs défenseurs, puissent suivre les débats, répondre aux questions et plaider en n’étant pas dans un état de fatigue excessif. De même, il est crucial que les juges et jurés bénéficient de leurs pleines capacités de concentration et d’attention pour suivre les débats et pouvoir rendre un jugement éclairé ».

Plus encore que sur la peur ancestrale de la nuit, sur laquelle le doyen Carbonnier la fondait, la suprema tempestas doit être analysée, selon le professeur Chevreau, à travers deux oppositions fondamentales[40] chez les Romains. D’une part, nous explique-t-elle, les Romains avaient une « perception naturelle du temps et s’appuyaient sur cette dernière pour déterminer les moments favorables à l’action. L’opposition jour/nuit résulte de cette conception qualitative du temps ». La nox est intempesta, c’est-à-dire littéralement « un espace de temps non favorable à l’action ». D’autres auteurs antiques la qualifiait d’inactuosa, d’inactive. D’autre part, il faudrait analyser la suprema tempestas selon le « couple antithétique negotium/otium (activité/repos) ». Elle poursuit : « Les Romains ont une approche naturelle et réelle du temps. Le temps biologique requiert une alternance vitale entre des périodes d’activité et de repos. Le jour diurne est le théâtre de l’activité ; inversement la nuit est réservée au sommeil ».

Cette idée que les Romains séquençaient leur activité judiciaire, même avant la tombée de la nuit, est confortée par l’environnement normatif de la suprema tempestas dans la loi des XII Tables. En effet, si les auteurs se concentrent habituellement sur le passage précité : « si ambo praesentes, solis occasus suprema tempestas esto », ils en oublieraient presque ce qui le précède immédiatement : « 7. – S’ils ne s’accordent pas, qu’ils exposent leur cause au comice ou au forum avant midi. Pendant l’exposé que tous deux soient présents. 8. – Après midi, adjuge l’objet du litige à celui qui est présent[41]».

La nuit, intempesta, n’est donc pas le moment adéquat pour juger, qui se situe l’après-midi, tandis que les plaidoiries ont lieu le matin.

Pourtant, la nuit, en tant qu’elle permettrait la dissimulation, perd sa protection lorsque la sécurité prend le pas sur la liberté. Il faut voir là une référence à l’état d’urgence qui, en vertu de la loi de 1955, de nombreuses fois amendée ces dernières années, permet de réaliser des perquisitions administratives de nuit. Par chance, nous n’avons pas encore affaire aux perquisitions domiciliaires réalisées par l’autorité militaire dans le cadre de l’état de siège (Art. L. 2121-7 du code de la défense).

Chaque chose en son temps donc. D’une certaine manière, l’heure est la revendication de ceux qui regrettent la négation de la nuit et qui prônent en conséquence la protection des composantes de la nuit comme l’obscurité et le sommeil, à travers une sorte de droit à la nuit.

B. L’émergence progressive d’un droit à la nuit

Au début de la IIe République, en 1848, Auguste Vitu écrivait : « Paris ne vit guère le jour, et la vraie vie ne commence pour lui qu’au lever de l’étoile du berger, je veux dire à l’heure où l’on allume le gaz »[42]. De nos jours, la tendance n’est plus à l’éclairage dispendieux de nos villes. Au contraire, l’extinction de l’éclairage public dans la nuit urbaine, ou nuit profonde (de 1h à 4 ou 5h du matin), est une tendance qui tend à se propager. A titre d’exemple, aux alentours, près d’un tiers des 37 communes de la métropole toulousaine se sont engagées dans cette voie.

Il nous semble que cela témoigne de la quête grandissante d’un « droit à » la nuit, d’un retour à la nuit, de la cessation de la négation de la nuit.

Il s’agirait d’un droit au respect des composantes de la nuit, un retour à la nature. S’il s’agissait d’un droit fondamental, il pourrait se rattacher aux droits dits de troisième génération, c’est-à-dire d’un droit collectif, exercé au stade du groupe, « mais qui peuvent se concrétiser par une action en justice individuelle ou collective »[43].

En effet, c’est dans le prolongement du droit à un environnement sain que l’on peut situer la revendication de l’extinction de l’éclairage public, au nom notamment de la biodiversité, au nom également d’une sorte de droit à ne pas subir les nuisances d’une lumière artificielle excessive. La ville lumière ne fait plus l’unanimité dans sa continuité et son absoluité. C’est là la question de la lutte actuelle contre la pollution lumineuse Sera étudiée ainsi le retour à la première des composantes de la nuit : l’obscurité.

En outre, le droit à la nuit pourrait recouvrir un deuxième droit : le droit au sommeil[44]. Ce droit au sommeil a failli figurer officiellement dans notre Charte de l’environnement. Hélas, les débats ont eu raison de lui. Celui-ci ne peut dès lors qu’être indirectement garanti.

Pour dormir paisiblement, au moins deux éléments sont nécessaires : la tranquillité publique et le droit à un logement.

D’une part, le droit à la tranquillité est composite : composante de l’ordre public d’un côté, il relève des pouvoirs de police administrative[45], mais protégé par l’infraction de tapage de l’autre, il relève de la police judiciaire[46]. Par ailleurs, les règles urbanistiques tendent à prévenir au mieux les troubles liés au bruit, le bruit étant considéré comme une source de nuisance pour les personnes et pour l’environnement[47].

D’autre part, le droit à un logement constitue l’autre versant de cette hypothèse de droit au sommeil. Si le droit au logement est censé découler des alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946, il a attendu de nombreuses années pour se voir concrétiser. Même l’institution du droit au logement opposable (Dalo) en 2007 n’a pas eu les effets escomptés pour donner un logement à chacun. Des modifications ont été apportées par la loi Alur de 2014 visant à le renforcer encore. Pourtant la pauvreté croissante et le phénomène d’exclusion ne cessent d’engendrer des situations de précarité auxquelles seules des solutions d’urgence sont proposées. Dans les situations sans cesse dénoncées pour leur détérioration galopante, il y a évidemment celle des détenus des prison françaises.

En somme, si l’on ne peut dégager un régime juridique commun aux droits de la nuit, il n’en reste pas moins que la nuit est d’ores et déjà tapissée de droits objectifs et tend encore à renforcer les droits subjectifs. En définitive, loin de représenter une zone de non-droit, on peut souscrire à la belle citation de Carbonnier selon laquelle : même adaptée, « permanente autant que générale, la règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais »[48].


[1] Trésor de la langue française, en ligne : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.

[2] Mauss Marcel, « Essai sur les variations saisonnières. Etude de morphologie sociale », L’Année sociologique, 1904, p. 39-132, cité par Carbonnier Jean, « Nocturne » in Flexible Droit, Lgdj, Paris : Lgdj, 2001, 5e éd., p. 61.

[3] Cedh, n° 8810/03, 17 juin 2008, Karaduman et autres c. Turquie.

[4] Gwiazdzinski Luc, Nuits d’Europe. Pour des villes accessibles et hospitalières, Presses de l’Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, 2007, p. 30.

[5] Gwiazdzinski Luc, La Nuit, dernière frontière de la ville, L’Aube, 2005, p. 101.

[6] Wiesel Elie, La Nuit, Paris : Les Editions de Minuit, 2007, 199 p.

[7] Montandon Alain, Promenades nocturnes, L’Harmattan, 2009, p. 7.

[8] Ibid., p. 11.

[9] Ibidem.

[10] Ibid., p. 11.

[11] Ibidem.

[12] Ibid., p. 17.

[13] Sur le sujet, V. Touzeil-Divina Mathieu, Sweeney Morgan, Droit(x) au(x) Sexe(s), Editions de L’Epitoge, 2017, 284 p.

[14] Gwiazdzinski Luc, Nuits d’Europe. Pour des villes accessibles et hospitalières, Presses de l’Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, 2007, p. 42.

[15] Ibid.p. 43

[16] Baudelaire Charles, « L’invitation au voyage » in Les Fleurs du mal, 1857.

[17] V. Marguenaud Jean-Pierre, « La nuit en procédure pénale » in Les droits et le Droit. Mélanges dédiés à Bernard Bouloc, 2006, p. 722 et s.

[18] V. Gauriau Bernard, « Contribution à l’histoire du travail de nuit » in Aux confins du droit. Mélanges en l’honneur du Professeur X. Martin, Ed. Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers, 2016, p. 195 et s.

[19] Http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/12/11/limitation-des-nuits-a-l-assemblee-

nationale_4532957_4355770.html.

[20] Cette typologie est adaptée mais très inspirée de celle proposée par David Alfroy : Alfroy David, « Du droit de la nuit aux droits à la nuit », Rrj-Droit prospectif, 2007, p. 1057 et s.

[21] Art. L. 331-3 du Code de l’action sociale et des familles.

[22] Art. A26-3 du Livre des procédures fiscales.

[23] Art. 706-35 du Code de procédure pénale.

[24] Art. 251-7 du code minier.

[25] Cf. infra la contribution de Solène Alloui sur cette disposition.

[26] Cass. Crim. 8 décembre 1871.

[27] « La maison de toute personne habitant le territoire français, est un asile inviolable. – Pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inondation, ou de réclamation faite de l’intérieur de la maison. – Pendant le jour, on peut y entrer pour un objet spécial déterminé ou par une loi, ou par un ordre émané d’une autorité publique ».

[28] On trouve un principe analogue en droit anglais dans l’adage : « A man’s house is his castle ».

[29] Crépuscule standard : Soleil à 0° sous l’horizon (le haut du disque tangente l’horizon) ; crépuscule civil : Soleil à 6° sous l’horizon ; crépuscule nautique : Soleil à 12° sous l’horizon ; crépuscule astronomique : Soleil à 18° sous l’horizon.

[30] L’accès des agents habilités aux abattoirs n’est possible en principe qu’entre 8 et 20 heures ou durant les heures d’activité du lieu (art. L. 231-2-1 du code rural et de la pêche maritime).

[31] Préférons cette appellation pour ne pas le limiter au droit privé du travail.

[32] Soit « l’heure temps moyen de Paris, retardée de neuf minutes vingt et une secondes ».

[33] Http://droitromain.upmf-grenoble.fr/Francogallica/twelve_fran.html.

[34] Carbonnier Jean, op.cit., p. 62.

[35] Ibid.

[36] Pothier, Traité de la procédure civile, reproduit par Dupin, in Œuvres de Pothier, tome 9, Bechet Aîné, 1824, p. 6.

[37] Article 307 du Code de procédure pénale.

[38] Cedh, n° 59335/00, 19 octobre 2004, Makhfi c. France.

[39] « Tout accusé a droit notamment à : b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ».

[40] Chevreau Emmanuelle, « « La règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais » » in Verdier Raymond (dir.), Jean Carbonnier. L’homme et l’œuvre, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2012.

[41] Http://droitromain.upmf-grenoble.fr/Francogallica/twelve_fran.html.

[42] Vitu Auguste, Les Bals d’hiver. Paris masqué [1848] in Montandon Alain (éd.), Paris au bal, Paris, Champion, 2000, p. 424.

[43] Bioy Xavier, Droits fondamentaux et libertés publiques, 4e éd., Lgdj, p. 60.

[44] Cf. infra la contribution de M. Frédéric Balaguer.

[45] Art. L. 2212-2 Cgct.

[46] Art. R. 623-2 c. pén.

[47] V. art. L. 571-1 et suivants du code de l’environnement.

[48] Carbonnier Jean, « Nocturne » in Flexible droit, 10e éd., 2001, p. 61.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Orléans dans la jurisprudence des « Cours suprêmes »… par le Dr. M. Charité & Mme N. Duclos

Voici la 42e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit de deux extraits (par ses deux porteurs) du 28e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Cet ouvrage forme le vingt-huitième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XXVIII :
Orléans dans la jurisprudence
des « Cours suprêmes »

Ouvrage collectif sous la direction de
Maxime Charité & Nolwenn Duclos

– Nombre de pages : 136
– Sortie : printemps 2020
– Prix : 29 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-39-1
/ 9791092684391

– ISSN : 2259-8812

Mots-Clefs : Orléans / jurisprudence / Cours suprêmes / Jeanne d’Arc / Conseil d’Etat / Cour de cassation / Conseil constitutionnel / Tribunal des conflits / Cour de justice / Cour européenne des droits de l’homme.

Présentation :

De l’œuvre des « postglossateurs » étudiant le Corpus Juris Civilis, en passant par la fondation officielle de l’université par quatre bulles pontificales du pape Clément V le 27 janvier 1306, dont les bancs de la Faculté de droit ont été fréquentés, durant les siècles qui suivirent, notamment, par Grotius et Pothier, pères respectifs du droit international et du Code Napoléon, jusqu’à l’émergence de ce que certains juristes contemporains appellent « l’Ecole d’Orléans », désignant par-là les recherches collectives menées sur les normes sous la houlette de Catherine Thibierge, les rapports entre Orléans et le droit sont anciens, prestigieux et multiples.

La jurisprudence des « Cours suprêmes », entendue comme l’ensemble des décisions rendues par les juridictions qui peuvent prétendre à la suprématie d’un ordre juridictionnel (la Cour de cassation, le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel, le Tribunal des Conflits, la Cour de Justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme), apparaît comme un prisme original pour les aborder aujourd’hui. Dans cette optique, le présent ouvrage se propose, dans un souci de transversalité entre les différentes branches du droit, de présenter un échantillon de décisions en lien avec Orléans ou avec une commune de son arrondissement et ayant un intérêt juridique certain. Fidèle à la devise de l’Université, cet ouvrage est non seulement porté par la modernité, mais également ancré dans l’histoire. Histoire, comme celle, par exemple, de Félix Dupanloup, évêque d’Orléans entre 1849 et 1878, qui, à la tête du diocèse, mit en route le processus de canonisation de Jeanne d’Arc.

Quand un étudiant en droit ouvrait la voie à l’examen de Qpc posées devant le Conseil constitutionnel, juge électoral

CC, n° 2011-4538 Sen,
12 janvier 2012, Sénat, Loiret

Maxime Charité
Docteur de l’Université d’Orléans,
Enseignant contractuel à l’Université Le Havre Normandie

Erigée au rang de « grande décision du Conseil constitutionnel[1] », la décision n° 2011-4538 Sen du 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, est originaire d’Orléans ! La grandeur de cette décision et la majesté de la cité johannique contrastent pourtant avec les faits à l’origine de l’affaire.

En l’espèce, Grégory Bubenheimer, non seulement étudiant en master de droit public général à l’Université d’Orléans durant l’année universitaire 2011/2012, mais également conseiller municipal de la ville de Beaugency, n’avait pas été choisi comme « grand électeur » pour les élections sénatoriales du 25 septembre 2011. Pour rappel, le Sénat, « chambre haute » du Parlement français, est élu au suffrage universel indirect, dans chaque département, par un collège électoral sénatorial formés d’élus de cette circonscription et composé des députés, des sénateurs et des conseillers régionaux élus dans le département, des conseillers départementaux et des délégués des conseillers municipaux du département. S’agissant de ces derniers « grands électeurs », les dispositions de l’article L. 289 du Code électoral viennent préciser la règle selon laquelle, dans les communes de 1000 habitants et plus comme Beaugency, l’élection des délégués et des suppléants des conseils municipaux pour l’élection des sénateurs du département a lieu sur la même liste suivant le système de la représentation proportionnelle avec application de la règle de la plus forte moyenne.

Mécontent, le requérant – qui aurait souhaité que la désignation des électeurs sénatoriaux dans sa commune ait suivi la règle de la représentation proportionnelle au plus fort reste – entendait la contester. Pour ce faire, il devait suivre la procédure prévue à l’article L. 292 du Code électoral, qui dispose que « des recours contre le tableau des électeurs sénatoriaux établi par le préfet peuvent être présentés par tout membre du collège électoral sénatorial du département », que « ces recours sont présentés au tribunal administratif » et que « la décision de celui-ci ne peut être contestée que devant le Conseil constitutionnel saisi de l’élection ».

Conformément à cette disposition, M. Bubenheimer a présenté une requête au tribunal administratif d’Orléans, appuyée par un seul grief, tiré de ce que l’article L. 289 du Code électoral, en tant qu’il prévoit la désignation des électeurs sénatoriaux selon la méthode de la représentation proportionnelle à la plus forte moyenne, méconnaîtrait le principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinions garanti par l’article 4 de la Constitution. Par un jugement du 24 juin 2011, le tribunal administratif d’Orléans a rejeté cette requête, au motif que l’unique grief soulevé était, en réalité, une question prioritaire de constitutionnalité (ci-après Qpc), qui était irrecevable pour ne pas respecter la règle, posée par l’article 23-1 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée, de présentation « dans un écrit distinct et motivé ».

Alors même que les dispositions de l’article L. 292 du Code électoral étaient claires et précises et que la notification du jugement du tribunal administratif lui indiquait que celui-ci ne pouvait être contesté que devant le Conseil constitutionnel saisi de l’élection, le requérant a saisi le juge des référés du Conseil d’Etat pour que celui-ci transmette la question de l’atteinte portée par l’article L. 289 du Code électoral aux droits et libertés garantis par la Constitution à la Haute instance. Par une ordonnance du 18 juillet 2011, le Conseil d’Etat a rejeté la requête présentée par M. Bubenheimer qui, finalement, a saisi de l’élection le Haut Conseil, en assortissant sa demande d’une Qpc présentée « dans un écrit distinct et motivé ».

En l’espèce, la question qui se posait au Conseil constitutionnel était de savoir si ce dernier, statuant en tant que juge électoral, pouvait examiner une Qpc.

La chose n’était pas nécessairement aisée. En effet, dans sa décision n° 80-889 Sen du 2 décembre 1980, Sénat, Eure, le Conseil constitutionnel avait considéré qu’il ne lui appartenait pas « saisi de recours contre l’élection de sénateurs, d’apprécier la conformité à la Constitution des dispositions législatives mises en place par les requérants[2] ». Cette décision de principe gouvernant les rapports entre l’office du juge des élections nationales et le contrôle de constitutionnalité de la loi reposait sur l’idée selon laquelle ce dernier n’était susceptible de s’exercer qu’après le vote de la loi et avant sa promulgation, pas au stade de son application[3]. Pourtant, à l’époque, le contrôle de constitutionnalité de la loi au stade de son application était déjà possible avec la « délégalisation des textes de forme législative[4] », à laquelle il faut ajouter désormais la jurisprudence Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie[5], « la procédure de déclassement d’une loi intervenue dans le domaine de compétence d’une collectivité d’outre-mer[6] », ainsi que la procédure de Qpc.

Comme le souligne le commentaire autorisé de la décision du 12 janvier 2012, l’acceptation par le Conseil constitutionnel, juge électoral, de l’examen de la Qpc posée par M. Bubenheimer « s’explique principalement par des motifs de cohérence[7] ».

Tout d’abord, il aurait été incohérent que le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, car si ce dernier l’avait fait devant le tribunal administratif d’Orléans, en respectant la règle, posée par l’article 23-1 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée, de présentation « dans un écrit distinct et motivé », ce même tribunal aurait dû examiner les conditions de recevabilité de ladite Qpc[8], ainsi que, s’il avait jugé que ces dernières étaient remplies, la transmettre au Conseil d’Etat.

Ensuite, il aurait été incohérent que le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, dans la mesure où cela aurait eu pour effet de le priver de ses droits et libertés constitutionnellement garantis, alors même qu’un requérant entendant contester une élection municipale, départementale, régionale, voire européenne devant le juge administratif ne le serait pas, car il pourrait y assortir sa protestation d’une Qpc et ainsi se prévaloir de ses droits et libertés constitutionnels.

Enfin, il aurait été incohérent que le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, alors même qu’il admet de contrôler la conventionnalité des lois applicables en matière électorale. En effet, dans sa décision n° 88-1082/1117 AN du 21 octobre 1988, AN, Val d’Oise (5e circ.), celle qui conduisit le Conseil d’Etat, un an plus tard, à accepter de contrôler la conventionnalité des lois dans l’arrêt Nicolo[9], le Conseil constitutionnel considéra que, prises dans leur ensemble, les dispositions de la loi n° 86-825 du 11 juillet 1986, qui déterminent le mode de scrutin pour l’élection des députés à l’Assemblée nationale, n’étaient pas incompatibles avec les stipulations de l’article 3 du Protocole n° l additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et qu’il appartenait, par suite, à la Haute instance de faire application de la loi précitée[10].

En l’espèce, si le Conseil constitutionnel, juge électoral, accepte d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, c’est en dehors de la procédure prévue à l’article 61-1 de la Constitution. Si les décisions Qpc rendues par le Haut Conseil sur ce fondement ont pour seul et unique objet de statuer sur la question de l’atteinte portée par la disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution, les décisions rendues en application de la décision du 12 janvier 2012 ont, quant à elles, un triple objet : statuer sur les conditions de recevabilité de la Qpc, statuer sur la question de l’atteinte portée par la disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution et trancher le litige électoral.

Cette spécificité procédurale explique que la décision du 12 janvier 2012 n’a encore donné lieu à aucune application positive. En effet, sur les onze décisions rendues par le Conseil constitutionnel dans ce cadre, aucune ne l’a conduit à déclarer une disposition législative applicable en matière électorale contraire à la Constitution. A ce jour, le Conseil constitutionnel a considéré, soit que les dispositions devaient être déclarées conformes à la Constitution[11], soit que les dispositions contestées avaient été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une de ses décisions et qu’en l’absence de changement des circonstances, il n’y avait pas lieu, pour lui, d’examiner la Qpc posée[12], soit que la requête était tardive et, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la Qpc, qu’elle devait être rejetée comme irrecevable[13], soit que la question soulevée devait être rejetée, d’une part car elle n’était pas nouvelle et ne présentait pas un caractère sérieux[14], d’autre part parce que les dispositions n’étaient pas applicables au litige[15].


[1] Gaïa P., Ghevontian R., Melin-Soucramanien F., Roux A., Oliva E., Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 19e éd., Dalloz, 2018, p. 928 et s.

[2] CC, n° 80-889 Sen, 2 décembre 1980, Sénat, Eure, Rec., p. 85 (p. 87).

[3] CE, 5 janvier 2005, Mlle Deprez et Baillard, Rec., p. 1.

[4] Favoreu L., « La délégalisation des textes de forme législative par le Conseil constitutionnel », in Mélanges offerts à Marcel Waline : le juge et le droit public, Lgdj, 1974, p. 429 et s.

[5] CC, n° 85-187 DC, 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances, Rec., p. 43.

[6] Drago G., Contentieux constitutionnel français, 4e éd., Puf, 2016, p. 283 et s.

[7] CC, commentaire officiel de CC, n° 2011-4540 Sen, 20 octobre 2011, Sénat, Manche, CC, n° 2011-4542 Sen, 20 octobre 2011, Sénat, Nord, CC, n° 2011-4543 Sen, 22 décembre 2011, Sénat, Lozère, CC, n° 2011-4538 Sen, 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, CC, n° 2011-4539, 12 janvier 2012, Sénat, Essonne, CC, n° 2011-4541, 12 janvier 2012, Sénat, Hauts-de-Seine, p. 11.

[8] Article 23-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

[9] CE, Ass., 20 octobre 1989, Nicolo, Rec., p. 190.

[10] CC, n° 88-1082/1117 AN, 21 octobre 1988, AN, Val d’Oise (5 e circ.), Rec., p. 183.

[11] CC, n° 2011-4538 Sen, 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, Rec., p. 67.

[12] CC, n° 2012-4563/4600 AN, 18 octobre 2012, AN, Hauts-de-Seine (13e circ.), Rec., p. 543 ; CC, n° 2012-4580/4624 AN, 15 février 2013, AN, Français établis hors de France (6 e circ.), Rec., p. 270 ; CC, n° 2017-166 Pdr, 23 mars 2017, Réclamation présentée par M. Jacques Bidalou, Jorf n° 72 du 25 mars 2017, texte n° 75 ; CC, n° 2017-5256 Qpc/AN, 16 novembre 2017, AN, Vaucluse (4 e circ.), M. Gilles Laroyenne, Jorf n° 269 du 18 novembre 2017, texte n° 73 ; CC, n° 2017-4999/5007/5078 AN, 16 novembre 2017, AN, Val-d’Oise (1ère circ.), Mme Denise Cornet et autres, Jorf n° 268 du 17 novembre 2017, texte n° 116.

[13] CC, n° 2017-5267 Sen/Qpc, 1er décembre 2017, Sen, Martinique, M. Joseph Virassamy, Jorf n° 281 du 2 décembre 2017, texte n° 73.

[14] CC, n° 2017-4977 Qpc/AN, 7 août 2017, AN, Gard (6 e circ.) M. Raphaël Belaïche, Jorf n° 184 du 8 août 2017, texte n° 59.

[15] CC, n° 2018-5626 AN/Qpc, 1er juin 2018, AN, Guyane (2 e circ.), Jorf n° 125 du 2 juin 2018, texte n° 86.

Quand la municipalité ouvrait la voie à la légalité des arrêtés « couvre-feu » au nom de la protection des mineurs

CE, ordonnance du 9 juillet 2001,
Préfet du Loiret

Nolwenn Duclos
Doctorante et chargée d’enseignement
à l’Université d’Orléans

Un constat pour commencer. Demandez à n’importe quel ancien étudiant de licence en droit des Universités de France et de Navarre ce qu’il a retenu de son cours de droit administratif, il évoquera, à coup sûr, l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge rendu par l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat le 27 octobre 1995[1]. Tout le monde se souvient en effet de cette décision par laquelle la plus haute juridiction administrative avait alors considéré, en formation solennelle, que le respect de la dignité de la personne humaine devait être regardé comme une composante de l’ordre public, dont la protection justifiait l’interdiction, par un maire, d’un spectacle de « lancer de nains » qui devait se dérouler sur le territoire de sa commune. Posez la même question à un ancien étudiant orléanais, nous osons espérer qu’il se souviendra également de l’ordonnance du juge des référés du Conseil d’Etat du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret qui, de façon inédite, a ouvert la voie à la légalité des arrêtés « couvre-feu », au nom de la protection des mineurs en en précisant, dans le même temps, le cadre juridique[2].

En l’espèce, le maire d’Orléans avait pris, sur le fondement des pouvoirs de police générale qu’il tient des dispositions de l’article L. 2212-1 du Code général des collectivités territoriales (ci-après Cgct), un arrêté dit « couvre-feu ». Celui-ci interdisait la circulation des mineurs de moins de 13 ans non accompagnés d’une personne majeure, dans quatre secteurs de la commune et ce, de 23 heures à 6 heures, pour une période s’étendant du 15 juin au 14 septembre 2001. En outre, il était prévu que si un mineur méconnaissait cette interdiction, il pourrait, en cas d’urgence, être reconduit à son domicile par les forces de l’ordre. L’objectif clairement affiché par la municipalité était alors la nécessité de protéger ces mineurs contre les actes de violence dont ils pourraient être victimes ou qu’ils pourraient eux-mêmes commettre aux heures et lieux concernés par l’arrêté. Sur le fondement des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 2131-6 du Cgct, le préfet du Loiret a déféré cet arrêté devant le tribunal administratif d’Orléans et assorti son recours d’une demande de suspension de son exécution le temps qu’il soit statué au fond. En l’espèce, il fait appel de l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif d’Orléans du 22 juin 2001 ayant suspendu l’exécution de l’arrêté litigieux dans un des quatre secteurs de la ville visés. Il demande au Conseil d’Etat de suspendre l’exécution de l’ensemble des dispositions de l’arrêté municipal. Il considère, notamment, que ce dernier est de nature à compromettre l’exercice de la liberté de circulation des mineurs et ce alors même « qu’il n’est pas établi que les mineurs de 13 ans menacent gravement la tranquillité publique ». En outre, il invoque également l’illégalité des mesures d’exécution d’office prévues par l’arrêté lui-même[3].

Au regard de la jurisprudence antérieure, un juriste aguerri aurait pu légitimement s’attendre à ce que le Conseil d’Etat fasse droit à l’appel du préfet. En effet, alors que de telles mesures fleurissaient dans certaines municipalités depuis plusieurs étés[4], le Conseil d’Etat avait déjà été confronté à cette question dans l’ordonnance Préfet du Vaucluse rendue le 29 juillet 1997[5]. Il avait alors fait le choix de suspendre l’exécution de l’arrêté « couvre-feu » pris par le maire de Sorgues, pour une durée de trois mois, dans la partie urbaine de la commune entre 23 heures et 6 heures et concernant tout enfant âgé de moins de 12 ans non accompagné d’une personne majeure ou ayant autorité sur cet enfant[6]. La solution retenue était alors toujours la même. Le juge administratif éludait la question relative au risque d’atteinte disproportionnée à la liberté de circulation des mineurs préférant se fonder sur l’illégalité de l’exécution d’office de l’arrêté en l’absence de situation d’urgence ou de permission législative.

L’ordonnance Préfet de Loiret a ceci d’inédit qu’elle est la première dans laquelle le juge administratif prend position sur la possibilité pour les maires de restreindre la liberté d’aller et de venir des mineurs sur le fondement de leurs pouvoirs de police administrative générale[7]. Si l’appel du préfet est rejeté, c’est parce que le Conseil d’Etat considère que dans trois des quatre secteurs concernés, ces mesures sont adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport à l’objectif poursuivi par le maire. En outre, il écarte le moyen tiré de la méconnaissance des règles relatives à l’exécution forcée d’une décision administrative dès lors que la reconduite des mineurs à leur domicile n’est prévue qu’en cas d’urgence, hypothèse traditionnelle dans laquelle l’autorité administrative peut assurer l’exécution forcée de ses décisions conformément aux principes dégagés par le commissaire du gouvernement Romieu dans ses conclusions sur l’affaire Société Immobilière de Saint-Just[8]. Il précise néanmoins que la légalité d’une telle décision est subordonnée à la réunion de deux conditions. D’abord, cette restriction doit être justifiée par l’existence de risques particuliers dans les secteurs pour lesquels elle est édictée. Ensuite, elle doit être adaptée, par son contenu, à l’objectif de protection pris en compte.

La première de ces conditions n’appelle, a priori, que de brefs développements bien que ce soit parce qu’elle n’est pas remplie, en l’espèce, dans un des quatre secteurs visés par l’arrêté, que l’exécution de ce dernier est partiellement suspendue. Pour déterminer s’il existe bien sur le territoire de la commune des risques particuliers pour les mineurs, le juge administratif examine, secteur par secteur, quartier par quartier, l’existence de dangers auxquels ils seraient tout particulièrement exposés. Les contrats locaux de sécurité, qui identifient les territoires les plus touchés par la délinquance, lui donnent déjà un indice sur les risques que peuvent encourir les mineurs[9]. En l’espèce, cet indice s’avère déterminant concernant la suspension de l’arrêté dans le quatrième secteur de l’agglomération orléanaise qui se situait entre la rue de Bourgogne et la Loire. Le juge considère que l’existence de tels risques n’y est pas établie, notamment parce que ce quartier n’est pas qualifié de « sensible » par le document susmentionné. On notera que, quelques mois plus tard, dans son jugement au fond, le tribunal administratif d’Orléans reviendra sur cette appréciation considérant que, dans ce secteur également, « des activités de prostitution, des phénomènes d’alcoolisme et des trafics divers [étaient] de nature à exposer les enfants de moins de treize ans à des risques certains[10] ».

La deuxième condition nous retiendra plus longtemps dans la mesure où elle interroge les contours de la notion d’ordre public, dont la sauvegarde justifie traditionnellement l’intervention du maire en matière de police administrative générale : la mesure doit être adaptée, par son contenu, à l’objectif de protection pris en compte. Sur le caractère adapté de la mesure d’abord, référence classique est ici faite au contrôle de proportionnalité des mesures de police administrative consacré par le Conseil d’Etat dans l’arrêt Benjamin du 19 mai 1933[11]. Le juge est invité à contrôler l’adaptation du contenu de la mesure à l’objectif de protection des mineurs poursuivi et à proscrire toute interdiction qui serait trop générale ou absolue. Tel n’est pas le cas en l’espèce, dans les trois secteurs dans lesquels l’arrêté n’est pas suspendu pour lesquels il juge que les mesures « sont adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport aux fins poursuivies ». Elles sont adaptées aux circonstances car elles visent des secteurs caractérisés par un taux de délinquance particulièrement élevé et qualifiés de « sensibles » par le « contrat local de sécurité de l’agglomération orléanaise ». Elles ne sont pas non plus excessives en raison de la triple limitation prévue par l’arrêté lui-même : limitation spatiale tout d’abord (l’arrêté est limité à une partie de la ville), limitation temporelle ensuite (il n’est applicable que du 15 juin au 15 septembre 2011 et uniquement de 23 heures à 6 heures du matin) et limitation ratione personae enfin (l’arrêté ne vise que les mineurs, de moins de 13 ans, non accompagnés d’une personne majeure).

Il nous reste donc à trancher la question de savoir dans quelle mesure la protection des mineurs peut se rattacher aux composantes de l’ordre public, énoncées à l’article L. 2212-2 du Cgct, dont la sauvegarde justifie traditionnellement l’intervention du maire, mais auxquelles il n’est pas fait référence en l’espèce. Longtemps, ses pouvoirs de police se sont en effet cristallisés dans la jurisprudence administrative autour des références à la protection de la sécurité publique, de la salubrité publique et de la tranquillité publique[12]. Ce triptyque a depuis été enrichi de références jurisprudentielles à la moralité publique et au respect de la dignité de la personne humaine[13]. Pourtant, en l’espèce, le Conseil d’Etat se contente de rappeler que l’arrêté du 15 juin 2001 « a pour objectif principal la protection des mineurs de moins de 13 ans » sans aucune référence aux autres composantes. Dès lors, on peut légitimement s’interroger sur le point de savoir si la protection des mineurs constitue une nouvelle composante de l’ordre public ou si la légalité des arrêtés « couvre-feu » est désormais admise parce qu’ils permettent indirectement le maintien de la sécurité et de la tranquillité publiques, composantes classiques de l’ordre public[14] ? En outre, cette ordonnance questionne, une fois de plus, la légitimité des autorités de police administrative pour protéger les individus contre eux-mêmes au nom du principe en vertu duquel « un individu ne pourrait consentir à sa propre insécurité plus qu’à sa propre dégradation[15] ». Sur ce fondement, ont déjà été admises, en dépit de la volonté des individus concernés, la légalité d’une mesure de police imposant le port de la ceinture de sécurité[16], ou encore l’interdiction d’un spectacle de lancer de nains[17]. Cette situation est également caractérisée en présence d’arrêtés « couvre-feu » qui s’imposent à des mineurs qui pourraient souhaiter circuler librement la nuit, quitte à se mettre en danger.

Finalement, bien qu’elle ait été, pendant de nombreuses années, l’ordonnance de principe en matière de légalité des arrêtés « couvre-feu[18] », l’ordonnance commentée semble avoir soulevé plus de questions sur les contours de la notion d’ordre public qu’elle n’en résout. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 6 juin 2018 à propos de l’arrêté du maire de Béziers du 25 avril 2014 interdisant la circulation nocturne des mineurs de moins de 13 ans sur le territoire de sa commune en offre une nouvelle illustration[19]. Le juge administratif y précise, dans un considérant de principe, qu’un tel arrêté « peut non seulement être justifié par la volonté de protéger les mineurs concernés mais également par celle de protéger des troubles commis par ces derniers[20] ». Ces motifs ne sont pas différents de ceux invoqués par le maire d’Orléans au cours de l’été 2001 pour justifier sa décision. Ils sont désormais systématisés par la jurisprudence. En outre, le juge administratif exige la production « d’éléments précis et circonstanciés de nature à étayer l’existence de risques particuliers relatifs aux mineurs » justifiant une telle mesure[21]. Nul doute que dans un contexte où les questions de délinquance des mineurs et d’insécurité occupent une place toujours plus importante dans le débat public, la jurisprudence Préfet du Loiret, ainsi précisée, a encore de beaux jours devant elle pour nous permettre de trancher le débat, cette fois sur le plan juridique.


[1] CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Rec., p. 372.

[2] CE, ordonnance du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret, Rec., p. 337.

[3] Ordonnance précitée.

[4] Voir, notamment, TA de Montpellier, 18 octobre 1995, Préfet de la Lozère, Rsc, 1997, p. 45 ; TA de Pau, 22 novembre 1995, Couveinhes, Rfda, 1996, p. 373 ; TA de Poitiers, 19 octobre 1995, Abderrezac c/ Commune de la Rochelle, Rfda, 1996, p. 373 ; TA de Nice, 12 novembre 1996, Allemand, Ajda, 1997, p. 630.

[5] CE, ordonnance du 27 juillet 1997, Préfet du Vaucluse, Rec. Tables, p. 695, 749 et 1002.

[6] Sur cet épisode jurisprudentiel voir, notamment, Frier P.-L., « Couvre-feu pour les enfants ? », note sous CE, 29 juillet 1997, Préfet du Vaucluse, Rfda, 1998, p. 383 et s.

[7] Pour sa reconnaissance en tant que liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, voir CE, ordonnance du 9 janvier 2001, Deperthes, Rec., p. 1.

[8] Romieu J., conclusions sur TC, 2 décembre 1902, Société immobilière de Saint-Just c. Préfet du Rhône, Rec., p. 713 et s.

[9] Loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, Jorf, 2001, p. 18215.

[10] TA d’Orléans, 22 octobre 2001, cité par Legrand A., « Couvre-feu pour les mineurs », note sous CE, ordonnance du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret, Dalloz, 2002, p. 1582 et s. (p. 1583).

[11] CE, 19 mai 1933, Sieur Benjamin [René] et Syndicat d’initiative de Nevers, Rec., p. 541.

[12] Voir respectivement, CE, Sect., 8 décembre 1972, ville de Dieppe, Rec., p. 794 ; CE, 15 novembre 2017, Ligue française pour la défense des droits de l’Homme et du citoyen, Rec. Tables, p. 488 et 710 ; CE, 2 juillet 1997, Bricq, Rec., p. 275.

[13] Voir, respectivement, CE, Sect., 18 décembre 1959, Société « Les films Lutetia » et Syndicat français des producteurs et exportateurs de films, Rec., p. 693 ; CE, Ass., 27 octobre 1995, arrêt précité.

[14] Sur cette question, voir, notamment, Armand G., « Le couvre-feu imposé aux mineurs : une conception nouvelle de la sécurité », note sous CE, ordonnance du 27 juillet 2001, Ville d’Etampes, Ajda, 2002, p. 351 et s. ; Legrand A., note précitée, p. 1582 et s.

[15] Long M., Weil P., Braibant G., Delvolve P., Genevois B., observations sous CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Gaja, 13e éd., Dalloz, 2001, p. 768 et s. (p. 771).

[16] CE, 4 juin 1975, Sieurs Bouvet de la Maisonneuve et Millet, Rec., p. 330.

[17] CE, Ass., 27 octobre 1995, arrêt précité.

[18] Voir, par exemple, CE, ordonnance du 27 juillet 2001, Ville d’Etampes, Rec. Tables, p. 1101 ; Caa de Marseille, 20 mars 2017, Ligue des droits de l’homme, req. n° 16MA03385.

[19] CE, 6 juin 2018, La Ligue des droits de l’Homme, Rec. Tables, p. 685 et 803.

[20] Pastor J.-M., « Le couvre-feu imposé aux mineurs de Béziers n’était pas justifié », observations sous CE, 6 juin 2018, La Ligue des droits de l’Homme, Ajda, 2018, p. 1189.

[21] Arrêt précité.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

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Les libertés révélées par la révolution : du fait au droit?
Sur la reconnaissance des libertés d’expression et de manifestation

Juliette Gaté
Maître de conférences en droit public
à l’Université du Maine
Membre du Themis-Um (ea 4333) & du groupe de recherches Anr – Regine[1]
Membre du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public & du Collectif L’Unité du Droit

Quoi de plus naturel que de commencer par s’interroger sur les effets juridiques des printemps arabes sur les droits et libertés qui en ont été l’instrument même : les libertés d’expression et de manifestation ?

Ce sujet constitue sans doute ce qu’on appelle en littérature une mise en abîme. Comme lorsqu’il y a une œuvre dans une œuvre, il y a ici des droits et libertés dans les droits et libertés évoqués.

Si l’on s’exprime, se réunit, s’associe, manifeste, c’est en général pour faire valoir des droits, pour voir respectées des libertés. Il fallait donc commencer par l’étude de ces droits et libertés qui sont la clé des autres : c’est en en usant que tout a commencé dans ces révolutions et que l’on a pu mettre à plat la question de la consécration et du respect de tous les autres droits et libertés.

Les femmes et les hommes du printemps arabes se sont en effet exprimé fort : « Dégage! » ont-ils crié à Messieurs Ben Ali, Moubarak, Kadhafi, Saleh, al-Assad[2]… Voilà qu’il est usé de la liberté d’expression.

Elles et ils se sont réunis pour le faire, grâce à l’aide des traditionnels mais aussi des nouveaux moyens d’expression, d’information et de communication, qui ont permis un gigantesque soulèvement populaire dans tout le monde arabe ; en Libye, au Yémen, au Bahreïn, en Syrie, en Tunisie, au Maroc, en Egypte, en Algérie[3]… Voilà les libertés d’aller et venir, de réunion et de manifestation en marche.

Partout, comme le notent Stéphane Hessel et Aung San Suu Kyi dans leur préface du rapport 2011 de l’observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme[4], « le respect des droits fondamentaux a été placé au cœur des revendications des populations ». « Ces mouvements ne se sont pas nourris de revendications identitaires, religieuses » nous disent-ils mais « des principes inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme: les libertés fondamentales – expression, association et réunion pacifique, le droit à la dignité… ».

Le droit à la liberté d’expression est défini dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme comme la liberté de « chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit »[5]. En vertu de celui-ci toute personne a le droit de rechercher, de recevoir et de partager des informations et des idées, sans crainte et sans entrave.

Ce droit conditionne l’exercice de toute une série d’autres droits fondamentaux.

La liberté d’expression a ainsi comme corollaire la liberté de la presse, la liberté d’information, d’association mais aussi les libertés de réunion et de manifestation. Tous ces droits sont des droits collectifs, permettant à des individus pris isolément mais aussi à des groupes de s’exprimer. Ce sont aussi des droits vulnérables, dans la ligne de mire des détenteurs du pouvoir car ils sont perçus comme des concurrents, des déstabilisateurs potentiels.

Avant les révolutions, ces droits étaient pour le moins malmenés dans les pays concernés. L’Unesco notait en 2011 qu’au cours de ces dix dernières années, le droit à l’information avait été reconnu par un nombre croissant de pays, mais que cette législation s’était moins répandue dans les états arabes que dans d’autres parties du monde[6]. Les exemples de ces restrictions abondent dans chacun des pays où les révolutions éclateront.

Mais l’oppression n’a qu’un temps. Le régime des libertés avance par vagues. A de longues et lentes phases de stagnation, voire de dégradation, succèdent de rapides, fortes et violentes avancées. La riposte est souvent proportionnelle aux atteintes. Comme le notait le philosophe Spinoza, « Plus on prendra de soin pour ravir aux hommes – et on peut ajouter aux femmes – la liberté de la parole, plus obstinément ils – et elles – résisteront »[7]. L’oppression trop longue, trop forte, conduit les peuples à user d’un droit naturel, décrit par les philosophes et parfois repris par le Droit : le droit de résistance à l’oppression. John Locke le définit ainsi : « chaque fois que les législateurs tentent de saisir et de détruire les biens du peuple ou de le réduire à l’esclavage d’un pouvoir arbitraire, ils entrent en guerre contre lui ; dès lors, il est dispensé d’obéir… le pouvoir fait retour au peuple, qui a le droit de reprendre sa liberté originelle et d’établir telle législature nouvelle que bon lui semble »[8].

Les femmes, trop longtemps contraintes au silence, n’ont pas hésité à faire entendre leurs voix pendant ces révolutions. Elles se sont informé et exprimé, se sont réunies et ont manifesté. Nul ne conteste qu’au moment des révolutions, elles ont su résister à l’oppression. La question qui persiste est en revanche celle de savoir si elles sont parvenues et parviendront à transformer cet usage libre des libertés en droits qui permettraient de faire progresser durablement leur situation.

Nous tenterons, pour notre part, de commencer de répondre à cette question, qui nous occupera toute la journée, à travers l’étude des libertés d’expression et ses corollaires puis de la liberté de manifestation.

I. Liberté d’expression des femmes et révolutions arabes

Quelle est l’étendue de la liberté d’expression dont disposent les femmes des pays ayant connu les printemps arabes ? La réponse devrait varier selon que l’on répond à la question en se plaçant avant ou après la révolution. Il n’est pas malheureusement pas certain qu’elle change à la hauteur des efforts fournis en ce sens par les femmes et les hommes de ces régions.

Ce constat pourra être dressé en examinant la place laissée à la liberté d’expression dans les pays concernés avant les révolutions, puis l’usage qui en a été fait pendant les révolutions et, enfin, ce qu’il est advenu de ces droits depuis les révolutions.

A. Liberté d’expression avant les révolutions : une liberté entravée

Avant les « printemps arabes », et bien que le droit soit plus ou moins expressément restrictif, il est permis de dire qu’aucun des pays étudiés ne permet clairement aux femmes et aux hommes de s’exprimer librement.

En Tunisie ainsi, les textes sont favorables à la liberté d’expression mais les faits contredisent le droit. L’article 8 de la constitution tunisienne, dont l’application a été suspendue en mars 2011, consacrait « les libertés d’opinion, d’expression, de la presse, de publication, de rassemblement et d’association »[9] et l’article 1 du code de la presse alors en vigueur assurait quant à lui la liberté de la presse, de publication, d’impression, de distribution et de vente de livres et publications. Mais la généralité de ces principes permet leur transgression aisée et Monsieur Ben Ali avait été décrit par Reporters sans frontières comme un « prédateur de la liberté de la presse »[10]. Plusieurs exemples montrent en effet que ces droits ne sont pas effectifs avant la révolution. En 2001, un numéro du bimestriel « Salama », diffusant à 130 000 exemplaires, est interdit à la vente en Tunisie car il contient un article sur le statut des femmes. Evoquant « la position juridique privilégiée des femmes » en Tunisie au regard du reste du monde arabe, il souligne toutefois « les limites à la liberté d’expression des tunisiennes ». On interdit sa distribution[11].

Juste avant les révolutions, plusieurs rapports montrent que rien n’a changé. Les nouveaux médias ne sont pas oubliés et il ne s’agit parfois même pas d’une interprétation contestable des textes mais de leur pure et simple transgression, pour faire taire, par tous moyens. Lina Ben Mhenni, cyber activiste tunisienne, raconte ainsi, par exemple, comment elle était suivie et harcelée par le gouvernement[12]. « En 2009, écrit-elle, ils sont même venus deux fois chez moi, la nuit. Ils m’ont frappée ». Plus tard, son matériel sera aussi saisi.

Ailleurs, les textes ne garantissent même pas la liberté d’expression.

Au Maroc par exemple, le code de la presse était assez clairement liberticide. Les journalistes, notamment ceux qui dénoncent les violations des droits de l’Homme, continuaient donc, au nom de certains délits de presse, de pouvoir être exposés à des peines de prison ou à des amendes importantes[13]. Trois sujets devaient être absolument évités, qui correspondent à la devise du pays : Dieu, le Roi, la patrie. Les exemples de celles et ceux punis pour avoir franchi les lignes rouges abondent. En 2005, la porte-parole d’une association islamique marocaine, Nadia Yassine, s’est vue poursuivie en justice pour « atteinte à la monarchie » pour avoir dit dans une interview qu’elle avait une préférence pour un régime républicain[14]. En 2007, le tribunal de Casablanca a condamné deux journalistes de l’hebdomadaire Nichane, dont une femme, à trois ans de prison avec sursis et une amende de 7 220 euros ainsi qu’une interdiction de parution durant deux mois pour avoir publié un dossier intitulé « Comment les Marocains rient de la religion, du sexe et de la politique[15] ».

Selon une logique identique, en Lybie, plusieurs dispositions législatives continuaient de criminaliser l’exercice de la liberté d’expression[16].

Dans de nombreux pays, ce ne sont pas forcément des lois spécifiques qui brident ces libertés mais l’instauration d’un état d’urgence ou de lois supposément anti-terroristes qui s’appliquent depuis des années et permettent de restreindre fortement et unilatéralement les libertés, sous prétexte d’un hypothétique danger pour la stabilité de l’Etat et le respect de l’ordre public.

C’est ainsi le cas en Syrie[17], au Bahreïn[18], en Algérie[19] et en Egypte où l’état d’urgence est perpétuel depuis 1967 et où tous ceux qui veulent dénoncer des irrégularités électorales faisaient l’objet d’actes de violence, de détentions arbitraires ou d’actes de harcèlement judiciaire[20].

Mais il n’est pas facile de museler trop longtemps les peuples.

Ces entraves à la liberté d’expression et ses corollaires ont conduit les femmes et les hommes à faire entendre leur voix, pour la liberté d’expression.

B. Pendant les révolutions : l’expression libre

Sans doute les pays arabes n’ont-ils pas mesuré la puissance des nouveaux médias et la difficulté de les canaliser vraiment car ils vont, on le sait, être l’outil principal de nombreuses révolutions.

Les premières dénonciations du régime, les premiers appels à la mobilisation, sont ainsi lancés via les réseaux sociaux, souvent par des femmes, dans plusieurs pays dont la Tunisie, l’Egypte ou le Yémen… Lorsqu’il est bien maîtrisé, c’est à dire utilisé et implanté depuis déjà quelques années, l’outil informatique va permettre à la liberté d’expression de se déployer dans toute son efficacité.

Il sert ainsi tout d’abord, à informer, rendre visibles la violence, la corruption.

En Tunisie, sur son blog “A tunisian girl”, Lina Ben Mhenni décrit et écrit : « les policiers continuaient de pousser tout le monde, d’insulter les gens vulgairement et même de tabasser certaines personnes[21] ».

Il sert ensuite à se connecter entre protestataires, à mobiliser.

Le 18 janvier 2011, au Caire, Asmaa Mahfouz, jeune blogueuse de 26 ans, poste une vidéo sur Facebook appelant au rassemblement sur la place Tahrir le 25 janvier pour protester contre le régime Moubarak. Elle écrit: « Si nous avons encore un peu d’honneur et que nous voulons vivre dignement dans ce pays nous pouvons descendre place Tahrir le 25 janvier »[22].

Enfin, les médias digitaux ont permis aux activistes du net de connecter les différents mouvements d’opposition, tant à l’échelle nationale qu’avec le reste du monde.

Au Yémen, c’est aussi une femme, Karman Tawakkol, journaliste de 32 ans, militant depuis des années pour la liberté d’expression et les droits des femmes, qui joue un rôle premier dans le déclenchement de la protestation de janvier. Elle a fondé un groupe de défense des droits humains appelé « Femmes journalistes sans chaine » et organisé plusieurs rassemblements contre le régime de Ali abdullahsaleh qui lui ont valu des séjours en prison. En février 2011, elle appelle elle aussi à un jour de la colère contre les dirigeants corrompus via Internet. Elle a reçu depuis le prix Nobel de la Paix[23].

Dans ces pays, le pouvoir prend peur et tente de contrôler l’incontrôlable. En Egypte, Syrie, Tunisie, on tente de bloquer l’accès à Internet et couper les lignes de téléphone mobile. En vain souvent.

Dans les pays dans lesquels le développement de la sphère Internet était moindre, comme la Syrie où le réseau a été ouvert tard et très contrôlé, ces mesures ont toutefois pu suffire à faire taire une partie de la révolte. Le journalisme traditionnel continue alors ici, et ailleurs aussi, d’être efficace mais il est aussi sans doute plus dangereux. Car évidemment les journalistes se sont aussi emparés de la liberté d’expression. Beaucoup ont été victimes d’arrestation, d’intimidation, de tortures et certains ont trouvé la mort dans ces révolutions au Bahreïn, en Egypte, en Lybie, au Yémen où une autre femme journaliste a osé la liberté d’expression envers et contre tout. Bouchra el Maqtari, 35 ans, a décrit les exactions de Ali Abdullahsaleh dans un journal alors qu’il était encore au pouvoir. Elle est aujourd’hui menacée de mort pour avoir écrit au moment des manifestations auxquelles elle participait qu’elle croyait qu’ici Dieu n’existe pas.

Ces prises de risques ont permis de faire connaître au monde entier les réalités des régimes dictatoriaux et en ont fait tomber plusieurs. Ont-elles pourtant consolidé durablement la liberté d’expression, a-t-elle un nouveau statut depuis ces révolutions, dans la reconstruction?

C. Expression et reconstruction

On aimerait pouvoir constater une amélioration car, comme l’écrit la prix Nobel et journaliste yéménite Tawakkol Karman, « Une presse libre joue un rôle primordial dans la transition vers la démocratie; c’est la pierre angulaire de tout pays démocratique. La liberté d’expression c’est à la fois le moyen et la fin de tout changement[24] ».

Les révolutions ont sans doute fait progresser la liberté d’expression mais en droit et à certains endroits tout reste à parfaire. Pour résumer, rares sont les pays où la liberté d’expression a été consacrée et précisée par les textes et même lorsque cela a été fait l’avancée y est encore insuffisante. Mais il faut sans conteste du temps pour organiser les changements en profondeur.

Dans certains pays pourtant, les faits ont d’ores et déjà conduit à une modification du droit.

En Tunisie, par exemple, un décret-loi a été publié dès le 2 novembre 2011[25]. Grâce à ce texte, un an après le début de la révolution, la Tunisie avait gagné trente places au classement de la liberté de la presse réalisé par Reporters sans frontières.[26] Comme le note l’association, le texte de loi, même s’il demeure imparfait, doit aujourd’hui constituer un standard minimal de protection. De nombreux articles de ce texte, comme ceux relatifs aux exactions contre les journalistes[27], à la transparence et au pluralisme[28] ou la volonté de protéger le secret des sources[29], démontrent sans ambiguïté que l’esprit du décret-loi est de protéger la liberté d’expression et ses acteurs.

Toutefois, ce texte ne pourra avoir de sens que s’il est accompagné de réformes en profondeur des systèmes administratifs et judiciaires. Or, tel ne paraît pas encore être le cas aujourd’hui, comme l’illustrent plusieurs exemples qui montrent que, contre toute attente, les juges n’hésitent pas à faire application des textes anciens, supposément abrogés par l’entrée en vigueur de ce nouveau décret, pour continuer de pénaliser la liberté d’expression. Ainsi, en a-t-il par exemple été décidé le 3 mai 2012, pour condamner un propriétaire de chaîne et une traductrice, qui ont permis la diffusion du dessin animé Persépolis, à une amende de 2 400 dinars (1 200 euros) pour avoir diffusé cette œuvre jugée « blasphématoire[30]». A l’inverse, les salafistes qui ont attaqué les locaux de la chaîne et le domicile de Nabil Karoui ont été condamnés à une amende de 9,6 dinars (environ 5 euros) chacun. L’exemple n’est pas isolé. En outre, comme le note la journaliste Isabelle Mandraud, « les médias entretiennent des relations de plus en plus tendues avec le gouvernement, accusé de vouloir peser sur le contenu de éditoriaux et de nommer les anciens partisans du régime ralliés à Ehnada[31] ».

Le travail de la nouvelle présidente du syndicat national des journalistes tunisiens, élue le 13 juin 2012, Néjiba Hamrouni, première femme à être désignée par ses pairs à ce poste, fervente défenseuse de la liberté d’expression avant même les révolutions, s’annonce donc long.

Les faits paraissent avoir finalement également ébranlé le droit au Maroc. Alors que le pays poursuivait sa descente dans le classement de Reporters sans frontières après les printemps arabes, que les journalistes de la presse écrite risquent toujours la prison pour leurs articles, le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement, Mustapha El Khalfi a annoncé en septembre 2012 que le gouvernement allait réfléchir à la réécriture du code de la presse. Cette réforme est présentée comme la suite logique de la révision constitutionnelle opérée sous l’influence des révolutions[32]. Le nouveau texte constitutionnel consacre expressément, dans son article 28, la liberté de la presse[33] quand le texte constitutionnel précédent se contentait de garantir une liberté d’expression très large et donc peu contraignante[34]. Le Maroc semble donc décidé à mettre son droit en conformité avec ses engagements internationaux. Il s’y est d’ailleurs engagé au cours de la session du conseil des droits de l’Homme à Genève à l’occasion de la présentation de son rapport national, promettant d’abolir bientôt les peines privatives de liberté du code de la presse.

Outre ces avancées fragiles, le Printemps Arabe n’a visiblement réellement bénéficié à la liberté d’expression dans aucun autre des pays de la région. Le dernier classement de Reporters sans frontières, réalisé au printemps 2012 et basé sur des indicateurs comme le cadre juridique régissant le secteur des médias (sanction des délits de presse, monopole de l’Etat dans certains domaines, régulation des médias, etc.), le niveau d’indépendance des médias publics et les atteintes à la liberté de circulation de l’information sur Internet, le montre sans ambiguïté. Tous les états ayant connu des soulèvements y chutent. Le Bahreïn perd 29 places[35]. La contestation y a été sévèrement réprimée et depuis les évènements l’état d’urgence est déclaré et plusieurs sites internet bloqués. L’Egypte perd 39 places[36], le Yémen demeure à la 171ème position et la Syrie, où sévit la répression sanglante du régime Assad, dégringole encore plus avec sa 176ème position.

La révolution n’est donc pas finie. Les droits à la liberté d’opinion et d’expression pour tous ne seront garantis que s’il est décidé d’inscrire dans la Constitution l’interdiction de censurer les médias sans décision judiciaire préalable et d’y garantir l’indépendance des organes de régulation des médias audiovisuels privés et publics. Beaucoup de points doivent donc encore évoluer pour que l’on puisse considérer que la révolution a porté ses fruits et que l’expression est libre. Il ne fait guère de doute que les femmes devront encore user de leur droit de manifester pour progresser malgré le droit et pour faire avancer les droits. Le droit le leur permet-il ?

II. Liberté de manifestation des femmes et révolutions arabes

Malgré toutes les pressions juridiques et politiques tentant de les en empêcher, les femmes ont largement usé de cette liberté et de ses corollaires (association, réunion) pendant les printemps arabes, les images l’ont montré. Là encore, après l’avoir rappelé, il faut pourtant s’interroger sur le fait de savoir s’il s’agissait de libertés consacrées par le droit ou si, saisies de fait, elles le sont depuis lors.

A. Liberté de manifestation avant les révolutions : l’hypocrisie du droit

Comme pour les libertés précédentes, la situation variait selon les Etats. Certains consacraient en droit ces libertés mais les bafouaient en fait. D’autres ne prenaient même pas ces précautions juridiques.

Au Maroc[37] et en Algérie[38] ainsi, les textes d’avant les révolutions consacraient par exemple officiellement la liberté d’association. Dans les deux pays, il était précisé que pour en jouir il suffisait de se déclarer, déclaration attestée par un récépissé… récépissé qui n’était en fait que très rarement remis. Au Bahreïn, on pouvait aussi attendre très longtemps un agrément, indispensable pour s’associer[39].

Concernant la liberté de réunion, elle était également juridiquement garantie au Maroc[40] mais les autorités réprimaient régulièrement les rassemblements, notamment ceux en faveur de la défense des droits de l’Homme[41].

En Algérie, un décret de 1992 instaurant l’état d’urgence[42] et une loi de 1991 relative aux réunions et manifestations publiques[43]permettaient de contrôler tous les rassemblements. Pour les réunions publiques, le droit prévoyait qu’il fallait simplement les déclarer et se voir remettre un récépissé, mais, là encore, il était rarement remis. Les manifestations devaient être autorisées ce qui était rarement le cas, réunions et manifestations étant régulièrement empêchées ou dispersées sur le fondement de l’état d’urgence et des risques de troubles à l’ordre public[44].

En Tunisie, une loi de 1969 sur les réunions publiques était en vigueur[45] et donnait toute latitude aux autorités pour interdire les rassemblements publics et les manifestations susceptibles de « troubler la sécurité publique et l’ordre public ». Là encore, cette formulation très vague permettait qu’elle soit appliquée de manière arbitraire par les autorités[46].

En Egypte, la liberté de réunion était aussi très limitée par les textes. Les rassemblements publics étaient régis par diverses lois[47] qui limitaient à cinq le nombre de personnes pouvant participer un rassemblement public et autorisaient les forces de police à les interdire et les disperser.

En Lybie, plusieurs dispositions législatives continuaient de criminaliser l’exercice de ces libertés, punissant même de la peine capitale toute constitution de groupements interdits par la loi, y compris des associations, fondés sur une idéologie politique contraire aux principes de la révolution de 1969[48].

En droit, tout est donc fait pour canaliser ou interdire réunion, association et manifestation. Cela ne suffira pourtant pas à empêcher les révolutions.

B. Les manifestations, signes extérieurs de révolutions

Malgré tous ces garde-fous juridiques, les peuples des pays arabes ont manifesté sans relâche, femmes en tête, celles-ci étant parfois même la source de déclenchement de ces manifestations. En Libye, ce sont ainsi les femmes qui sont à l’origine de la révolte qui conduira à la fin du régime de Kadhafi. Ce sont les mères, sœurs et veuves d’hommes tués en 1996 à la prison d’Abu Salim à Tripoli qui ont les premières bravé l’interdiction de manifester à Benghazi pour exprimer leur rejet d’un régime liberticide[49].

Au Yémen, c’est encore Tawakkol Karman qui, à Sanaa, lors d’une manifestation en solidarité avec le peuple tunisien, appelait les yéménites à s’élever contre leurs dirigeants corrompus. Trois jours plus tard, son arrestation provoquait une vague de manifestations et donnait le coup d’envoi d’un grand mouvement populaire[50].

Partout les femmes manifestent, parfois à côté des hommes, comme en Tunisie ou au Maroc ou sur la place Tahrir, d’autres fois tenues à l’écart, séparées physiquement des hommes, comme au Bahreïn, en Syrie, au Yémen et en Libye.

Partout, au même titre que les hommes, les manifestantes ont été arrêtées, détenues, tuées par la riposte aveugle des régimes. Partout ces manifestations ont été très violemment réprimées. 840 morts et des milliers de blessés ou de victimes de torture dans les postes de police en Egypte[51]. Plusieurs morts et des centaines de blessés au Bahreïn suite à la répression violente opposée par les forces de l’ordre au rassemblement pacifique en février 2011[52].

En tant que femmes, les femmes des révolutions ont subi de plus d’autres formes de violences spécifiques pour les punir d’avoir usé de la liberté de manifestation : viols, enlèvements, « tests de virginité ». En Egypte, lorsque des membres de l’armée ont violemment évacué la place Tahrir le 9 mars, dix-sept femmes ont été arrêtées, menacées de poursuites judiciaires pour prostitution et forcées de subir des « tests de virginité ». Cette pratique a été confirmée par un général égyptien qui l’a justifiée en avançant que ces femmes « n’étaient pas comme votre fille ou la mienne. Il s’agissait de filles ayant campé sous des tentes avec des manifestants mâles. Nous ne voulions pas qu’elles disent que nous les avions agressées sexuellement ou violées, alors nous souhaitions prouver qu’elles n’étaient de toute façon pas vierges dans leur foyer »[53].

A Tunis aussi, des femmes ont été détenues et violées au ministère de l’Intérieur dans la nuit du 14 au 15 janvier 2011 selon l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD)[54].

Ces femmes ont donc manifesté, usant de leur droit de résistance à l’oppression mais ont–elles aujourd’hui le droit de le faire sans recourir à ce droit d’urgence ? Leurs libertés de réunion, de manifestation, d’association sont-elles acquises ?

C. D’une consécration de la liberté de manifestation dans les états en reconstruction

Les autorités des pays en révolution devraient, pour garantir une application effective de ces droits, avoir révisé les lois sur les réunions publiques et enquêté, puis puni, ceux qui ont fait usage de violences à l’occasion de ces soulèvements.

Rares sont celles qui l’ont fait.

Concernant la poursuite des auteurs de violences, force est de constater que la plupart des auteurs de ces graves violations des droits de l’Homme sont restés impunis en dépit de certaines déclarations gouvernementales annonçant la création de commissions d’enquête sur les violences survenues lors des manifestations, comme en Syrie[55].

Dans certains pays, comme en Egypte et en Tunisie, certaines actions ont toutefois été entreprises puisque les anciens Présidents, leur équipe et les membres de leur famille ont fait l’objet d’une enquête sur la répression meurtrière des manifestations[56]. Des commissions spéciales ont parfois également été constituées.[57] Toutefois, la démission récente d’une femme tunisienne[58] de la commission d’enquête sur les violences commises pendant la Révolution, pour opinion dissidente, laisse planer un doute sur l’objectivité de ces rares commissions.

La Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH) appelle donc à l’établissement d’une Commission internationale d’enquête indépendante sur ces faits restés impunis dans ces états, en violation flagrante du droit international[59].

L’effet sur le droit lui-même n’est pas non plus celui escompté. Différentes législations en vigueur dans les pays des printemps arabes continuent ainsi de limiter la liberté de réunion, comme en Algérie[60], au Bahreïn[61] et au Yémen[62]. Dans certains états, la législation a même été modifiée pour mettre en place des restrictions plus sévères encore à la liberté de manifestation afin de tenter d’empêcher de nouveaux soulèvements. En Egypte ainsi, l’adoption en avril 2011 d’une loi rendant illégales les manifestations et grèves constitue une nouvelle atteinte à l’exercice du droit au rassemblement pacifique[63]. Au nom de la sécurité nationale, le Bahreïn et le Yémen ont adopté, en mars 2011, des législations d’exception instaurant un état d’urgence et visant à étouffer les activités des organisations de la société civile[64].

Seuls certains pays, comme la Tunisie ou le Maroc ont promis de faire évoluer la situation et de tirer, en droit, les enseignements de ces soulèvements.

En Tunisie, le gouvernement avait annoncé en avril 2012 rétablir l’autorisation de manifester, mais le maintien du pays en état d’urgence empêche pourtant les libertés, notamment de manifestation, d’être effectives. Beaucoup de tunisien-ne-s ont fait savoir leur souhait que la nouvelle Constitution comporte une garantie et une définition de la liberté d’expression la plus large possible, tant au regard des moyens de s’exprimer que du contenu de l’expression. Le résultat reste pourtant incertain. Le groupe Ennahda s’est battu pour que les symboles religieux restent au-dessus de toute dérision, ironie ou violation, précisant qu’il œuvrera à inscrire le principe d’interdiction d’atteinte au sacré dans la future Constitution tunisienne. Cette criminalisation est pourtant exclue de la première version complète du texte constitutionnel[65].

Dans certains autre pays les manifestations continuent. La révolution est encore en marche. Les femmes, plus spécialement, continuent d’agir. Au Maroc, par exemple, les changements déjà réalisés ne font pas l’unanimité et les citoyennes et citoyens ont pris l’habitude de manifester leur mécontentement. Depuis les résultats partiels du référendum du 1er juillet, les manifestations sont presque hebdomadaires au Maroc et existent malgré des répressions ponctuelles et l’emprisonnement de certains journalistes[66]. En Egypte, les femmes de tous âges, de tous milieux, sont aussi descendues dans la rue pour dire que l’après-révolution ne se fera pas sans elles. Elles ont organisé la Marche du Million de femmes pour protester contre l’absence féminine à la commission devant apporter des amendements à la Constitution ou réclamer que soit reconnu le droit pour les femmes d’accéder à la présidence de la République[67]. « Où sont les hommes libres, prêts à ouvrir leur cœur fermé pour offrir le pouvoir partagé avec les femmes ? » scandent-elles en brandissant le portrait de Sally Zahran, icône des « martyrs du 25 janvier ». Malheureusement certains hommes, détracteurs, frères musulmans mais aussi hommes de rue en colère, ont répondu en foulant leurs drapeaux[68].

Ici et ailleurs, elles n’ont pourtant pas dit leur dernier mot et useront demain encore de ces libertés pour exister. En témoigne, par exemple, cet audacieux et désormais célèbre autoportrait d’Aliaa Magda Elmahdy, jeune blogueuse égyptienne qui se réfugie dans la provocation en posant et diffusant une image d’elle nue, une rose rouge dans les cheveux[69]. Comme l’Aïcha du poème cité par le Professeur Touzeil divina en introduction de ce colloque.

L’expression même de la liberté.


[1] Recherches et Etudes sur le Genre et les Inégalités dans les Normes en Europe.

[2] Lire à ce propos l’article de Auffray Elodie, « De “dégage” à Tahrir, les emblèmes des printemps arabes », in Libération ; 22 avril 2011.

[3] Selon la liste des pays considérés comme ayant vécu le printemps arabe par la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH).

[4] http://www.fidh.org/IMG/pdf/obs_2011_fr-de_but.pdf.

[5] Article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

[6] Voir site de l’Unesco sur la liberté d’information www.unesco.org/webworld/en/foi et lire, sur ce même site, Mendel Toby, Liberté de l’information. Etude juridique comparative, édition révisée 2008.

[7] Spinoza Baruch, Traité théologico-politique ; Flammarion ; GF n°50.

[8] Locke John, Traité du gouvernement civil. De sa véritable origine, de son étendue et de sa fin ; PUF 1994.

[9] Article 8 de la Constitution du 1 juin 1959 : « Les libertés d’opinion, d’expression, de la presse, de publication, de rassemblement et d’association sont garanties et exercées dans les conditions définies par la loi ». 

[10] Liste des prédateurs de la presse dressée chaque année par Reporters sans frontières pour mieux les dénoncer.

[11] Sources « Reporters sans frontières ».

[12] http://atunisiangirl.blogspot.fr/2012_07_01_archive.html.

[13] Hamdouchi Miloudi, « Le délit de presse en droit marocain : approche comparative », Volume 48 in Publications de la REMALD ; Collection Manuels et travaux universitaires.

[14] Lire « Trois questions à Nadia Yassine », in Le Monde ; 29 juin 2005 ; Propos recueillis par Tuquo Jean-Pierre.

[15] Lire Baugé Florence, « Le pouvoir marocain lance une offensive contre la presse », in Le Monde ; 10 août 2007. 

[16] Lire « Lybie : le gouvernement devrait mettre en œuvre les recommandations du Conseil des droits de l’Homme des nations Unies » in Human Rights Watch ; 18 novembre 2010 ; http://www.hrw.org/fr/.

[17] Loi sur l’état d’urgence du 22 décembre 1962.

[18] Loi anti-terroriste de 2006 et loi sur l’état d’urgence. Lire Communiqué United Nations News Centre, « Bahrain terror bill is not in line with international human rights law » – Un expert, 25 juillet 2006, http://www.un.org/apps/news/story.asp?NewsID=19298&Cr=Bahrain&Cr1=

[19] Décret du 9 février 1992 instaurant l’état d’urgence.

[20] Décret-loi n° 162 de 1958 sur l’état d’urgence. Lire Sayf al-Islâm Hamad, « L’intervention administrative dans la liberté d’expression » in Egypte/Monde arabe, Deuxième série, La censure ou comment la contourner.

Mis en ligne le 08 juillet 2008. URL : http://ema.revues.org/index785.html.

[21] http://atunisiangirl.blogspot.fr/2012_07_01_archive.html.

[22] http://asmamahfouz.com/. Lire Talon Claire, « Le « rêve d’anarchie » de la place Tahrir », in Le Monde, 27 novembre 2011.

[23] Lire Vasseur Flore, « Ils changent leur monde. – 3/6Les nouveaux visages du Yémen », in Le Monde ; 9 août 2012.

[24] Interview donnée à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse à l’Association mondiale des journaux et des éditeurs de médias d’information (WAN-IFRA) ; 3 mai 2012.

[25] Décret n° 2011-115 du 2 novembre 2011 relatif à la liberté de la presse, de l’impression et de l’édition.

[26] La Tunisie se place au 134° rang du classement :

http://fr.rsf.org/press-freedom-index-2011-2012,1043.html.

[27] Article 14 du décret du 2 novembre 2011 précité : « Quiconque viole les articles 11, 12 et 13 du présent décret-loi, offense, insulte un journaliste ou l’agresse, par paroles, gestes, actes ou menaces, dans l’exercice de ses fonctions, sera puni de la peine d’outrage à fonctionnaire public ou assimilé, prévue à l’article 123 du code pénal ».

[28] Article 9 du décret du 2 novembre 2011 précité : « Il est interdit d’imposer des restrictions à la libre circulation des informations ou des restrictions pouvant entraver l’égalité des chances entre les différentes entreprises d’information dans l’obtention des informations, ou pouvant mettre en cause le droit du citoyen à une information libre, pluraliste et transparente ».

[29] Article 11 du décret du 2 novembre 2011 précité : « Sont protégées les sources du journaliste dans l’exercice de ses fonctions, ainsi que les sources de toute personne qui contribue à la confection de la matière journalistique ».

[30] Lire « Procès Persepolis : le patron de Nessma TV condamné à une amende », in Le Monde ; 3 mai 2012.

[31] « En Tunisie, l’an I d’une mutation sur le fil », in Le Monde Géo et Politique ; 7 et 8 octobre 2012 ; p.5.

[32] Constitution marocaine du 1 juillet 2011.

[33] Article 28, Constitution marocaine du 1 juillet 2011. « La liberté de la presse est garantie et ne peut être limitée par aucune forme de censure préalable. Tous ont le droit d’exprimer et de diffuser librement et dans les seules limites expressément prévues par la loi, les informations, les idées et les opinions. Les pouvoirs publics favorisent l’organisation du secteur de la presse de manière indépendante et sur des bases démocratiques, ainsi que la détermination des règles juridiques et déontologiques le concernant… ».

[34] Article 9, Constitution marocaine du 13 septembre 1996 : « La Constitution garantit à tous les citoyens la liberté d’opinion, la liberté d’expression sous toutes ses formes et la liberté de réunion ».

[35] Le pays est désormais classé à la 173e place dans le classement mondial 2011-2012 :

http://fr.rsf.org/IMG/CLASSEMENT_2012/C_GENERAL_FR.pdf.

[36] Le pays est désormais classé à la 166e place dans le classement mondial 2011-2012 :

http://fr.rsf.org/IMG/CLASSEMENT_2012/C_GENERAL_FR.pdf.

[37] La liberté d’association était reconnue et régie par le Dahir (décret royal) n°-58-376 du 15 novembre 1958, amendé en 2002 et en 2006.

[38] Loi n°90-31 de 1990 du 4 décembre 1990 sur les associations.

[39] Le décret 21/89 sur les associations de 1989 fait de l’agrément le préalable incontournable à toute activité associative, le silence des autorités signifiant le rejet de la demande (article 11).

[40] Dahir du 15 novembre1958. Dahir N°1.58.376 (3 joumada I 1378) réglementant le droit d’association B.O du 27 novembre 1958, p.1909 et article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques auquel le Maroc est état partie.

[41] Lire, par exemple, « Amnesty International : les autorités marocaines critiquées pour la répression des manifestations » 23 mai 2011 ; http://saharadoc.wordpress.com/2011/05/23/amnesty-international-les-autorites-marocaines-critiquees-pour-leur-repression-des-manifestations/.

[42] Décret n°92-44 du 9 février 1992.

[43] Loi n° 91-19 du 2 décembre 1991.

[44] En 2010, par exemple, une manifestation pacifique organisée en soutien aux « al-Jashen » a été violemment réprimée par les forces de sécurité qui ont utilisé des « flashball » afin de disperser les manifestants, blessant ainsi plusieurs personnes, dont Mme al-Surabi Bushra, directrice exécutive de l’organisation « Femmes journalistes sans chaînes ». Une quarantaine de personnes étaient aussi arrêtées dont Mme Karman Tawakkol. Lire FIDH, « L’obstination du témoignage », rapport annuel 2011, http://www.fidh.org/IMG/pdf/obs_2011_fr-complet.pdf.

[45] Loi n° 69-4 du 24 janvier 1969.

[46] Lire par exemple, à propos de la répression des grèves de Gafsa « Révolte du « peuple des mines en Tunisie », par Gantin Karine et Omeyya Seddik in Le Monde diplomatique ; juillet 2008 et Gantin Karine « Les Tunisiennes au coeur des protestations du bassin minier de Gafsa », 18 Mai 2008 ; http://topicsandroses.free.fr/spip.php?page=imprimir_articulo&id_article=340.

[47] Loi n°10 de 1914 sur les rassemblements, loi n°14 de 1923 sur les réunions et les manifestations publiques, loi n°162 de 1958 relative à l’état d’urgence.

[48] Aux termes du Code pénal et de la loi n° 71 de 1972 relative à la criminalisation des partis, toute expression politique indépendante et toute forme d’activité collective sont interdites. Les personnes qui exercent, même pacifiquement, leur droit à la liberté d’expression et d’association sont passibles de la peine de mort. Lire à ce sujet, par exemple, le rapport d’Amnesty International sur la Lybie pour 2009. http://report2009.amnesty.org/fr/regions/middle-east-north-africa/libya.

[49] Lire « Libye: Les femmes, actrices de l’ombre de la révolte », 14 mars 2011 ; source rue 89 ; site women living undermuslimlawhttp://www.wluml.org/fr/node/7019.

[50] Lire « Au Yémen, les femmes imposent leur révolution », 18 avril 2011 :

http://printempsarabe.blog.lemonde.fr/.

[51] Chiffres cités dans le rapport de mai 2011 d’Amnesty International ; « L’Egypte se soulève » ; http://www.amnesty.org/fr/library/asset/MDE12/027/2011/fr/7148d6a0-d5e3-49e1-af8c-d8494c02ffbd/mde120272011fr.pdf.

[52] Lire FIDH, « L’obstination du témoignage », rapport annuel 2011 ;

http://www.fidh.org/IMG/pdf/obs_2011_fr-complet.pdf.

[53] Amnesty International « Egypte. L’aveu concernant les « tests de virginité » forcés doit donner lieu à une procédure judiciaire », 31 mai 2011 ; http://www.amnesty.org/fr/news-and-updates/egypt-admission-forced-virginity-tests-must-lead-justice-2011-05-31.

[54] Lire FIDH, arabwomenspring.fidh.net/index.php?title=Tunisie.

[55] Lire « Syrie : création d’une commission d’enquête sur les violences », in Le nouvel Observateur ; 19 mars 2011.

[56] Lire « Egypte : une commission d’enquête juge Moubarak complice de 846 morts », in L’Express ; 19 avril 2011. Lire rapport assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, « La situation en Tunisie », 1 juin 2011, al 21 et suivant,http://assembly.coe.int/ASP/Doc/XrefViewHTML.asp?FileId=12822&Language=FR.

[57] Voir, en Tunisie, la commission d’établissement des faits créée par le décret-loi 8/2011 du 18 février 2011. JORT n°13 du 1 mars 2011, p 201.

[58] Hajer Ben Cheikh Ahmed-Dellagi.

[59] FIDH, « L’obstination du témoignage », rapport annuel 2011 :

http://www.fidh.org/IMG/pdf/obs_2011_fr-complet.pdf.

[60] Lire à ce propos, « Algérie, rétablir les libertés civiles après la levée de l’état d’urgence. », in Human Rights Watch ; 7 avril 2011 : http://www.hrw.org/fr/news/2011/04/06/alg-rie-r-tablir-les-libert-s-civiles-apr-s-la-lev-e-de-l-tat-d-urgence.

[61] Voir pour le Bahreïn la récente demande d’experts du haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme et les propos du Rapporteur spécial de l’ONU sur la liberté de réunion et d’association, Maina Kiai, qui a souligné que « l’exercice de la liberté de réunion et d’association n’a pas à obtenir l’agrément préalable des autorités ». Il a relevé que la condamnation d’individus participant à des assemblées pacifiques au seul motif qu’ils n’ont pas fait la demande d’une autorisation était contraire au droit international. Centre d’actualités de l’ONU, 23 août 2012. http://un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=28815&Cr=Bahre%EFn&Cr1=.

[62] Lire à ce sujet l’appel du 21 juin 2012 du rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques aux pays des printemps arabes :

http://www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=28430&Cr=Rassemblements&Cr1=.

[63] « La loi n° 34 de 2011 prévoit une peine de prison et une amende pouvant se monter à 50 000 livres égyptiennes (environ 5 700 euro) pour toute personne qui prend part ou encourage d’autres personnes à prendre part à un sit-in ou à toute autre activité qui empêche, retarde ou trouble le travail des institutions et des autorités publiques ». Amnesty International, 30 avril 2011, « Egypte : les autorités égyptiennes doivent autoriser les manifestations pacifiques et respecter le droit de grève ». Si les manifestations se traduisent par des violences, des destructions de biens publics et privés, des « destructions de moyens de production » ou représentent une menace pour l’unité nationale et la sécurité et l’ordre publics », l’amende peut alors s’élever jusqu’à 500 000 livres égyptiennes (environ 56 000 euro), assortie d’une peine d’emprisonnement d’au moins un an. http://www.amnesty.fr/AI-en-action/Crises/Afrique-du-Nord-Moyen-Orient/Actualites/Egypte-autoriser-manifestations-et-droit-de-greve-2502.

[64] Loi du 23 mars 2011 pour le Yémen. « Yémen : le Parlement vote l’état d’urgence », in Le Monde ; 23 mars 2011.Au Bahreïn, état d’urgence proclamé par le roi le 15 mars 2011 et levé le 1 juin 2011.« Bahreïn : l’Etat d’urgence sera levé le 1er juin », in Le Monde ; 8 mai 2011.

[65] « Tunisie : un projet de Constitution présenté en novembre, sans atteinte au sacré », in Le Monde ; 12 octobre 2012.

[66] « Maroc, des aveux douteux ont été utilisés pour emprisonner des manifestants » Human Rights Watch ; septembre 2012.

[67] Hoda Elsadda, « Droits des femmes en Egypte, L’ombre de la Première Dame », in Tumultes ; 2012/1-2     (n° 38-39) ; p. 299.

[68] FIDH, « Le printemps des femmes », « L’Egypte » ; http://arabwomenspring.fidh.net/index.php?title=Egypt/fr.

[69] « Aliaa Magda Elmahdy : un blog, le buzz », in Courrier International ; 15 décembre 2011.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Louis Rolland le Méditerranéen (par le pr. Touzeil-Divina)

Voici la 47e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 4e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

Cet ouvrage est le quatrième issu de la collection
« Revue Méditerranéenne de Droit Public (RM-DP) ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume IV :
Journées Louis Rolland
le Méditerranéen
dont Justice(s) constitutionnelle(s) en Méditerranée

Ouvrage collectif
(dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
Mathieu Touzeil-Divina & Anne Levade)

– Nombre de pages : 214
– Sortie : juillet 2016
– Prix : 39 €

ISBN / EAN : 979-10-92684-08-7 / 9791092684087

ISSN : 2268-9893

Mots-Clefs : Droit(s) comparé(s) – droit public – Justice(s) – Louis Rolland – droit administratif – droit colonial – Libertés – Constitution – constitutionnalisme – Méditerranée – Cours constitutionnelles – Pouvoir(s) – Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

Présentation :

Le présent ouvrage est le fruit de deux journées d’étude(s) qui se sont déroulées au Mans (à l’Université du Maine) respectivement en mars 2014 et en mars 2015. Ces moments furent placés sous le patronyme et le patronage du publiciste Louis ROLLAND (1877-1956) né en Sarthe. Et, comme ce dernier – par sa carrière comme par sa doctrine – évolua auprès de plusieurs rives de la Méditerranée, le titre choisi pour ce quatrième numéro de la RMDP est – tout naturellement – : « Louis ROLLAND, le méditerranéen ».La première partie de la Revue reprend les principaux actes de la journée d’étude(s) de 2014 spécialement consacrée à l’œuvre (notamment à ses deux célèbres précis) et à la vie du juriste sarthois qui fut député du Maine-et-Loire mais également chargé de cours puis professeur à Alger, Nancy et Paris. La seconde partie de ce numéro propose ensuite des réflexions et des propositions relatives à « la » ou plutôt « aux » Justice(s) constitutionnelle(s) en Méditerranée.

Ont participé à ce numéro : les pr. BENDOUROU, CASSELLA, GUGLIELMI, HOURQUEBIE, IANNELLO, LEVADE, DE NANTEUIL & TOUZEIL-DIVINA ainsi que mesdames et messieurs ELSHOUD, GELBLAT, MEYER & PIERCHON. Y ont également participé plusieurs étudiants du Master II Juriste de Droit Public de l’Université du Maine (promotions 2014 & 2015).

Publication réalisée par le COLLECTIF L’UNITE DU DROIT avec le soutien du laboratoire juridique THEMIS-UM (EA 4333 ; Université du Maine).

Louis Rolland,
le Méditerranéen d’Alger,
promoteur et sauveteur
du service public

Mathieu Touzeil-Divina
Professeur des Universités, Faculté de Droit de l’Université Toulouse 1 Capitole,
Président du Collectif L’Unité du Droit,
Directeur & fondateur du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

De Louis Rolland (1877-1956) on connaît les « Lois » éponymes et célèbres – dans toute la Méditerranée – du service public. On sait également ou devine ses liens avec le mouvement, notamment porté par Léon Duguit (1859-1928) en matière de promotion dudit service public comme critère du droit administratif et même du droit public tout entier. On retient également que le professeur a rédigé deux précis ou mementi dont chacun sera l’objet d’un article dans le présent ouvrage : un précis de droit administratif (11 éditions de 1926 à 1957 ; la dernière étant posthume) et un précis dit de législation coloniale (qui sera suivi et continué avec l’aide de Pierre Lampué (de 1931 à 1959 sous différentes appellations)).

On se souvient également que l’enseignant a longtemps été professeur à l’Ecole du Panthéon, la Faculté de droit de Paris, après avoir commencé sa carrière de jeune agrégé à la Faculté de droit de Nancy.

On sait moins (et ce sera l’objet d’une des contributions notamment que de le mettre en avant) que Louis Rolland commença sa carrière à Alger (à l’époque département français) comme chargé du cours de droit administratif d’un certain Maurice Colin (1859-1920) et que c’est en Algérie qu’il eut – selon nous – ses trois plus grandes intuitions (le service public comme critère du droit public, l’existence de principes ou « Lois » régissant cette notion, la mise en avant d’un service public industriel à part entière). On croit même pouvoir affirmer que Louis Rolland, devenu méditerranéen non par choix, mais par obligation académique, va le devenir par conviction(s) et l’espace méditerranéen le lui rendra du reste bien puisque son nom – dans tout le bassin maritime – est désormais associé au service public et à ses principes juridiques. On profitera du reste du présent ouvrage pour rappeler – ou apprendre – que contrairement à la légende ce ne sont ni trois ni une, mais quatre « Lois » qu’il présenta comme motrices du service public.

On sait également peu (ou ne se souvient guère) que Rolland fut en outre député du Maine et qu’il fut mis au monde près du Mans, à Bessé-sur-Braye (Sarthe). Son engagement politique fera l’objet en ce sens, sous l’éclairage du mouvement dit du Sillon auquel il appartenait, d’un article à part entière.

La Revue Méditerranéenne de Droit Public est donc très heureuse – alors qu’il y a encore beaucoup à écrire à propos de et à apprendre à partir de Louis Rolland – de vous présenter ici réunis suite à une journée d’étude organisée à l’Université du Maine en mars 2014 les six contributions suivantes : Louis Rolland, le Méditerranéen d’Alger, promoteur et sauveteur du service public (1) ; Louis Rolland, le député du Sillon (2) ; relire le précis de droit administratif de Louis Rolland (3) ; le précis de législation coloniale de Louis Rolland & Pierre Lampué (4) ainsi qu’un essai relatif aux « nouvelles Lois » du service public (5) et quelques documents conclusifs à propos notamment de la sépulture disparue du professeur méditerranéen (6).

I. De Bessé-sur-Braye à Alger (1877-1906)[1]

Quel Rolland ? Le patronyme porté par notre auteur est relativement fréquent en France et singulièrement en Droit et en Politique. On connaît ainsi un Jean-Louis Rolland[2], député puis sénateur du Finistère, né le 15 février 1891 à Landerneau (Finistère) et décédé en 1970 et qui fut l’un des rares quatre-vingts parlementaires à avoir courageusement voté contre la remise des pleins pouvoirs – le 10 juillet 1940 – au maréchal Philippe Pétain. On sait même d’après la base de données des députés[3] français qu’il y a eu, depuis 1789, seize députés Rolland et qu’au Sénat également des Rol(l)and comme les parlementaires Léon Rolland (1831-1912) (avec deux « L » ; sénateur du Tarn-et-Garonne) et Léon Roland (1858-1924) (avec un seul « L » ; sénateur de l’Oise) siégèrent sous les Troisième et Quatrième Républiques notamment.

A. L’enfance sarthoise du fils des manufacturiers

Louis Rolland[4] est donc (étonnamment peut-être lorsqu’on se souvient de lui comme d’un Parisien voire comme d’un disciple dit bordelais de Duguit) bien né en Sarthe, à Bessé-sur-Braye, le 24 août 1877 et il est décédé le 02 mars 1956, à Paris. Il est le fils de Georges Rolland et de Georgette Guénée. Grâce à l’arbre généalogique que nous avons reproduit infra[5], nous pouvons tirer plusieurs informations relatives à sa famille et à son enfance.

Juristes & Papetiers. Louis Rolland est issu de deux grandes familles du Maine : les Rolland et les Quetin. Les premiers sont essentiellement des juristes à l’instar du grand-père de Louis (Pierre Rolland (1810-1870)) qui fut notaire ou encore de son oncle (Jules Rolland, né en 1852 et qui fut diplômé en Droit (Licence) puis notaire). Son père (Georges Marie Rolland (né en 1844)) ne fut en revanche pas juriste, mais manufacturier, à Bessé-sur-Braye notamment, comme la plupart des membres de la dynastie des Quetin (dont sa grand-mère Félicitée était la descendante) : papetiers sur plusieurs générations. Georges & Georgette eurent donc trois fils, dont Louis qui épousera, à Nancy, Joséphine Schmitt (le 21 avril 1908), quant à elle fille d’un grand universitaire en médecine : le professeur (à la Faculté de Nancy) : (Marie Xavier) Joseph Schmitt.

i. Louis Rolland, l’enfant oublié de Bessé-sur-Braye

Toutefois, même si Louis Rolland a vécu son enfance à Bessé-sur-Braye et que sa famille s’y est célébrée dans les différentes manufactures de papier (dont certaines encore en activité en 2016 au sein du groupe Arjowiggins[6] (fondé en 1824) notamment), son nom n’est plus (mais sera peut-être désormais demain) associé à celui de la Sarthe voire même de l’Université du Maine (dont il ne fut pas l’étudiant puisqu’elle n’existait pas encore) ! Au cimetière de cette commune, même la concession familiale consacrée aux familles Rolland, Leguet & Herbaut, ne porte aucune mention ou trace du passage de Louis ou de l’un de ses proches. Dans les rues (sur les plaques dédiées), sur les monuments, dans les écoles, le souvenir de Louis s’est effacé.

ii. Louis Rolland, fils de manufacturier, étudiant envoyé à Paris

Louis Rolland est pourtant bien le fils d’un manufacturier de Bessé-sur-Braye et d’une belle dynastie, a-t-on dit supra, de papetiers locaux. Mentionnons à cet égard qu’il exista deux types de manufactures à Bessé : celles de tissage (désormais abandonnées) et celles de papier(s). Assurément, Louis fut le descendant de ces papetiers, mais c’est alors plutôt vers les Rolland juristes que vers les Quetin-Rolland papetiers qu’il trouva la vocation. Et à propos de vocation(s) il faut signaler que si Louis partit pour Paris afin d’étudier et de « faire son Droit » (et qu’il quitta donc temporairement le Maine), une première vocation se faisait également ressentir (et il ne cessera de l’alimenter jusqu’à son décès : sa foi catholique témoignée notamment dans son engagement tant politique (au Sillon) qu’académique).

B. L’étudiant parisien & les tentatives d’agrégation[7]

A l’Ecole de Droit du Panthéon, Louis Rolland (qui fut l’élève de Berthelemy) soutint sa Licence en Droit puis ses deux thèses de doctorat (en sciences juridiques puis en sciences politiques et économiques) en 1901. Sa première thèse[8] (en Droit) porta sur la « correspondance » (la filiation avec la papeterie était là et déjà le service public était étudié comme moteur administratif !). La seconde thèse (en sciences politiques) porta quant à elle sur un autre versant du service public postal : le secret professionnel de ses agents[9]. Suite à des études jugées brillantes par ses professeurs, Louis Rolland devint « lauréat » de la Faculté de Droit de Paris et très tôt chargé de conférences en droit administratif à la faveur desquelles ses talents de publiciste furent reconnus. Malgré le soutien de l’Ecole de la rue Soufflot, Rolland échoua à deux reprises (au concours de 1901[10] (juste après ses doctorats) et au concours de 1903[11]) au concours d’agrégation de droit public. Mais ces échecs, s’ils vont le conduire loin de Paris et du Maine – au cœur de la Méditerranée –, vont transformer tant l’homme que sa doctrine en formation.

C. L’Algérois d’adoption & la révélation pour le service public

Le suppléant du député Colin. Ce n’est alors pas à Paris ou au Mans, mais bien au Maghreb que le futur professeur (alors « simple docteur en Droit » selon ses premières notices académiques[12]) va commencer sa carrière universitaire. Il est en effet nommé, par arrêté en date du 31 octobre 1904, comme chargé du cours de droit administratif en l’Ecole Supérieure de Droit d’Alger où il remplace le titulaire du cours, Colin[13], élu député. Né le 11 janvier 1859 et décédé le 09 septembre 1920, le Lyonnais Maurice (Pierre) Colin fut avocat et chargé d’enseignement en droit public à Alger, mais eut surtout une carrière politique importante : comme député d’Alger de 1902 à 1912 puis comme Sénateur de ce même territoire de 1912 à 1920. Selon le dictionnaire des parlementaires précité de Jean Jolly et le site de l’Assemblée Nationale, Colin fut « reçu à l’agrégation de droit en 1887 [et] affecté à l’Ecole de droit d’Alger, transformée en Faculté en 1909, comme professeur de droit constitutionnel et administratif. Il se fit recevoir en même temps avocat au barreau de cette ville ». Il y rédigea, très rapidement après son arrivée, un ouvrage en droit administratif[14] issu de ses notes de cours et comme il devint député en 1902 il fallut rapidement trouver quelqu’un pour le suppléer. Or, trouver un spécialiste de droit administratif en France (particulièrement en département algérien, hors de la métropole) n’était pas chose aisée autour de 1900. La plupart des juristes répugnaient à enseigner sinon répudiaient même cette matière académique que l’on attribuait souvent en guise de cadeau « empoisonné » et dit de « bienvenue » aux derniers arrivants et notamment aux jeunes agrégés. A Toulouse par exemple, quelques années auparavant, c’est ce qui était même arrivé à Maurice Hauriou[15]. Ce dernier se vit en effet imposer un enseignement qu’il n’avait pas désiré et ce, comme le subirent de très nombreux enseignants qui se voyaient ainsi réquisitionner pour mettre en place des leçons dont personne ne voulait assurer la matérialisation[16] ? Il ne faut pas en effet ignorer un facteur humain bien souvent négligé et peut-être même volontairement passé sous silence : c’est le véritable rejet (d’aucuns parlaient même de dégoût) développé par quelques-uns des premiers (et non des moindres) professeurs de droit administratif lorsqu’on leur a demandé d’enseigner cette matière qui leur était souvent inconnue (surtout avant 1850) et leur paraissait conséquemment inintéressante et rébarbative. Chauveau (par exemple à Toulouse, avant Wallon et Hauriou), Gougeon (à Rennes), Barilleau (à Poitiers), Vuatrin (à Paris), Giraud (à Aix) ne se destinaient originellement pas au droit administratif. De fait, rares sont ceux qui, comme Trolley (à Caen) ou Foucart (à Poitiers) et Rolland (à Alger), semblent s’être eux-mêmes voués et dévoués au droit administratif – par choix – au lieu de l’avoir vécu comme une contrainte d’enseignement[17]. On se souviendra alors de la répugnance avouée par Gougeon à l’idée d’enseigner cette matière[18], à l’aversion décrite par le biographe de Barilleau concernant ses premières années de professorat[19] ou encore aux multiples courriers de Chauveau et de Giraud au ministre de l’Instruction Publique et dans lesquels ils expliquaient leur volonté de rapidement enseigner une autre matière que celle qui leur avait été « imposée »[20]. C’est d’ailleurs vraisemblablement ce qui arriva à Wallon avant qu’il puisse obtenir, en 1887, la chaire de code civil qu’il désirait.

Alger[21] « la blanche » & l’administrative. A Alger, en l’occurrence, personne ne pouvait ou ne voulait assurer, à la Faculté de Droit qui allait devenir Université en 1909, les cours de droit public (constitutionnel et administratif). L’Ecole se résolut conséquemment à faire appel, en métropole, à un spécialiste que Paris choisirait. Et c’est ainsi que Rolland fut engagé, par ses maîtres parisiens, à quitter la capitale pour rejoindre la méditerranée algérienne et même algéroise afin non seulement d’y dispenser des leçons publicistes, mais encore pour se préparer (ce qui sera donc profitable) au prochain concours d’agrégation (de 1906).

Par ailleurs, Alger, à cette époque, était considérée comme un important centre intellectuel (et ancien) français (où l’on avait enseigné dans la langue de Molière depuis la colonisation de 1830). A la différence d’autres capitales coloniales, il y s’agissait en outre désormais d’un département français à part (presque) entière et de grands publicistes y étaient déjà passés à l’instar du plus célèbre d’entre eux (Edouard Laferrière (1841-1901)), l’ancien vice-président du Conseil d’Etat nommé gouverneur général d’Algérie de 1898 à 1900 avant de regagner Paris pour y terminer sa carrière comme Procureur général près la Cour de cassation. Les vestiges du boulevard et des jardins Laferrière[22] à Alger sont d’ailleurs encore splendides de nos jours.

Les Ecoles supérieures puis Facultés & Université d’Alger. Du point de vue universitaire, Alger obtint dès le décret du 03 août 1857 une Ecole de médecine et de pharmacie puis – avec le vote au Sénat de la Loi du 20 décembre 1879 – une[23] « Ecole préparatoire à l’enseignement du Droit ». Rapidement, le nombre d’inscrit croît et, en 1887, le directeur (Robert Estoublon à qui l’on doit un exceptionnel Code annoté[24]) de l’Ecole déclare ainsi dans son rapport annuel la présence de 179 étudiants régulièrement inscrits[25]. La transformation des différentes Ecoles agglomérées en une unique Université est conséquemment très tôt demandée (ce dont Rolland sera d’ailleurs témoin) même si ce n’est qu’en 1909 (avec la Loi du 05 juillet) que l’Université sera proclamée et en 1910 (avec le décret du 04 janvier 1910) que l’Ecole de Droit deviendra, comme ses sœurs métropolitaines, une Faculté (de Droit) en tant que telle. On sait en outre que le bâtiment principal de cette Université ne date pas de 1909, mais a été entrepris – dès 1879 – (et comme à Toulouse du reste) sur le site d’un ancien arsenal qui fut inauguré le 03 novembre 1887. On sait donc – encore aujourd’hui – où enseigna Louis Rolland à Alger lors de son passage[26].

L’enseignement publiciste à Alger. Même si, depuis le décret du 31 décembre 1889, il existait un exceptionnel certificat (délivré à Alger) d’études « de législation algérienne, tunisienne et marocaine, de droit musulman et de coutumes indigènes », il exista aussi en Algérie un enseignement important du droit public. Toutefois, comme pour l’enseignement publiciste originel créé à Paris en 1819[27] au profit de de Gerando, l’enseignement publiciste algérois ne prévut pas deux chaires (en droits constitutionnel et administratif), mais une seule précisément intitulée « droit administratif et constitutionnel ». Il n’y avait donc qu’un seul spécialiste publiciste dans les murs de l’Ecole qui deviendra Faculté de Droit lorsque Rolland y fut envoyé en mission.

Et, même s’il le remplaça, ce n’est pourtant pas à partir du manuel précité de Colin que Louis Rolland trouvera l’inspiration (pour l’avoir parcouru et comparé) pour ses propres premières leçons et ses premiers écrits en droit public. Il va même largement s’en distinguer en faisant, déjà, une grande place à la notion centrale, selon lui, du droit public : le service public (ce sur quoi l’on reviendra plus tard), mais aussi en étudiant beaucoup (alors qu’il n’en était pas chargé du cours) la législation dite coloniale.

Succèdera à Colin & à Rolland le professeur de droit administratif André (Victor) Mallarmé (1877-1966) admis à faire valoir ses droits à la retraite en 1945. Ce dernier (né à Bouzareah en Algérie) fit, comme Rolland, ses débuts comme chargé de conférences (à Paris puis à Lille) puis remplacera Rolland (comme chargé de cours puis comme agrégé après 1808) à Alger où il accomplit sa carrière et continuera le Code annoté et précité d’Estoublon. Par ailleurs, comme Colin, Mallarmé eut aussi (sinon surtout) une importante carrière politique : député d’Alger de 1924 à 1939, il en fut le sénateur de 1939 à 1945. Par ailleurs, il fut également chargé de missions gouvernementales : comme sous-secrétaire d’Etat aux Travaux publics du 19 au 23 juillet 1926 puis du 03 novembre 1929 au 21 février 1930, comme ministre des Postes, Télégraphes et Téléphones du 02 mars au 13 décembre 1930 et du 09 février au 08 novembre 1934 et enfin comme ministre de l’Education nationale du 08 novembre 1934 au 01 juin 1935.

Quant à Rolland, il fut donc pendant trois années consécutives (arrêtés confirmatifs des 31 juillet 1905 et 28 mai 1906) chargé du cours de la chaire de droit public. En 1906, cependant, sa réussite au concours national d’agrégation (dont il sera cette fois le major) le conduisit à la Faculté de Droit de Nancy qu’il intégra (pour dix ans selon les statuts) à compter du 19 novembre 1906. Il quitta alors physiquement le sol algérien qui n’allait plus le quitter dans ses écrits et sûrement au plus profond de son cœur.

II. De Nancy à Paris (1906-1921)

Aussi, même si Rolland ne fut que trois années aux bords de la Méditerranée, nous croyons pouvoir dire que cette dernière le marqua à tout jamais (ainsi que sa carrière) même si ce sont les Universités de Nancy et de Paris auxquelles il est encore associé.

A. Le concours d’agrégation & le départ physique d’Alger

Au concours de 1906, 18 candidats se présentèrent en section de droit public. Parmi eux Henri Nézard & Georges Scelle furent des candidats malheureux alors que quatre lauréats triomphèrent du concours : Hippolyte Barthélémy (qui avait obtenu son doctorat à Toulouse), Jules Basdevant, André Morel et donc Louis Rolland qui en fut le major. Ainsi récompensé, le publiciste s’installa à Nancy en fin d’année. A l’Université, il enseigna – comme il l’avait fait à Alger – le droit administratif. Il rencontra alors la fille d’un Professeur de médecine (Joséphine) qu’il épousa comme dit supra en 1908. Il fut titularisé en qualité de professeur de la chaire de droit administratif en 1911 et dès 1912 il obtenait d’enseigner (alors que rien ne l’y obligeait puisqu’il avait quitté Alger) la législation coloniale. C’est ce dernier cours qui lui permettra même, en 1918, de rejoindre la Faculté de Paris.

Des colonies effectives à la législation académique enseignée. En effet, même s’il ne quittera plus la Métropole en qualité d’enseignant, les colonies (et particulièrement le Maghreb) resteront une de ses questions juridiques de prédilection ce dont témoignera, en 1931, la publication de son célèbre précis de législation coloniale. Avant cela, c’est donc en Lorraine qu’il devint, à partir du 01 janvier 1911, titulaire en qualité de professeur de la chaire de droit administratif et dès l’année suivante (arrêté du 21 novembre 1912), outre ses cours administrativistes de licence et de doctorat, qu’il donna des leçons de législation coloniale (le cours ayant été abandonné par M. Beauchet). Rapidement, il demanda alors à rejoindre la capitale et sollicita par suite toute chaire vacante en ce sens. Et, c’est alors encore par le biais des colonies que cette mutation arrivera.

Effectivement, il sera (de 1918 à 1920) chargé du cours semestriel de législation coloniale (puis également des leçons de législations industrielle et minière) à la Faculté de Droit de Paris où il sera agrégé de façon pérenne par arrêtés des 29 juin et 24 juillet 1920. De 1921 à 1923, il y est professeur sans chaire (sic) puis hérite du cours de droit public général de Larnaude (parti en retraite). Pour l’obtention de cette chaire, il sera préféré au futur recteur Gidel et ses collègues insisteront notamment en ce sens sur les éléments suivants : « pendant son séjour à Alger, il a pris contact avec les choses de l’Afrique du Nord et il continue de les suivre attentivement. La Revue algérienne, tunisienne et marocaine lui doit d’importantes études de législation et de jurisprudence. Aussi a-t-il été appelé à siéger au comité consultatif du Ministère des colonies ». C’est également la référence à l’outre-mer (pour ses premières années d’enseignement et l’intérêt continu qu’il manifesta pour ces questions) qui semble-t-il provoqua l’octroi de ses premières décorations et, lors de son admission à la retraite, … une « bonification coloniale ».

B. Nancy & la Première Guerre mondiale

Avant ce départ pour Paris, toutefois, signalons un épisode important dans la vie de Rolland : celui de la Première Guerre mondiale. Comme agent, Louis Rolland prit effectivement très à cœur ses fonctions publiques et eut pour ambition manifeste de faire toujours triompher sa vision de l’intérêt général.

L’intérêt général incarné. En ce sens, il ne s’intéressera pas qu’au public principal et privilégié de la Faculté, mais donnera plusieurs cours à destination, par exemple, des étudiants de capacité faisant alors primer entre tous ces élèves un principe d’Egalité. Pendant la Grande Guerre, Rolland ne fut pas mobilisé (du fait d’une santé fragile) et donnera conséquemment sans compter « jusqu’à trois ou quatre enseignements, les siens compris, pour » décharger « ses collègues mobilisés et rendre service à la Faculté » (notice du 30 juin 1917)[28]. Ainsi, au nom de la continuité du service de l’enseignement, il fera preuve de mutabilité et s’adaptera aux conditions exceptionnelles comme pour « compenser cette inaction militaire ». En outre, sa charité le portera à s’occuper d’œuvres de guerre à l’instar du patronage du comité d’assistance aux réfugiés. A la fin de sa carrière, également, Louis Rolland, bien que très diminué physiquement, à la demande du doyen Ripert et du Recteur Gidel, accepta de repousser son départ en retraite et sera maintenu en fonctions pendant trois années (au moment du départ de Mestre, Barthélémy et Basdevant).

C. Paris & la députation

A Paris, Rolland renoua avec sa famille sarthoise et réussit même à se faire élire député de la 2e circonscription de Cholet dans le Maine-et-Loire, à deux reprises, en 1928 comme député indépendant, et en 1932, comme démocrate populaire. Il est inutile ici de décrire son œuvre comme député (et notamment certaines de ses prises de position(s)) puisqu’elles font l’objet (ci-après) d’une contribution à part entière.

Un sillon creusé à l’Assemblée. On soulignera simplement que Louis Rolland député[29] fut inscrit (pendant la 14e législature) à la Commission de l’administration générale et – notamment – à celle de l’Algérie et des colonies. On retiendra de son activité politique sa proposition de Loi (n°4951) de 1931 « tendant à assurer l’Egalité entre les étudiants des facultés et écoles centrales de l’Etat et les étudiants des Facultés libres » qui témoignait encore de son attachement non seulement au principe d’Egalité, mais aussi à celui de la matérialisation de la foi (catholique). On notera aussi (au titre de sa spécialisation en matière coloniale) son avis donné en 1930 sur le mariage des Kabyles ou encore son activité (lors de la 15e législature) au cœur de la Commission d’enquête chargée de rechercher toutes les responsabilités encourues depuis l’origine des affaires dites Stavisky (1934). A titre anecdotique, enfin, on relèvera ce rapport de 1935 sur le « projet de Loi portant augmentation du nombre des dames sténo-dactylographes au Conseil d’Etat ».

Par ailleurs, à la différence d’aucuns, son loyalisme républicain ne sera jamais démenti et c’est René Capitant qui le fait nommer à la classe exceptionnelle à compter du 01 octobre 1944 (arrêté du 12 mai 1945) avant qu’il ne fasse valoir ses droits à la retraite à partir du 25 août 1947. Il s’éteindra à Paris en mars 1956 (le 02 mars et non le 15 comme l’indiquent certaines sources).

III. Du Service public chevillé au corps & au cœur

Evidemment plus encore que la vie de l’homme que nous avons qualifié de « Méditerranéen » puisqu’ayant initié sa carrière à Alger et l’ayant – selon nous – continuée à travers l’étude de la législation coloniale, c’est la doctrine du maître qui suscite notre admiration.

A. Le service public, critère du droit administratif : les pas de Léon Duguit

« Le droit administratif est essentiellement le droit des services publics. On doit donc essayer d’abord de s’entendre sur cette notion[30] ».

Un publiciste généraliste. A partir du service public[31], l’ancien professeur algérois s’est intéressé à toutes les facettes du Droit et de l’interventionnisme publics. Ainsi, ses travaux sont-ils consacrés au droit administratif (dont le célèbre Précis de droit administratif ainsi que les répétions écrites issues de ses leçons parisiennes de doctorat notamment), à l’histoire des idées politiques (avec notamment des réflexions relatives à Suarez[32] et des écrits luttant contre les dérives autoritaristes de son époque), à la législation industrielle, aux finances publiques, au droit international public et, bien entendu, au droit colonial, rebaptisé, d’outre-mer après la Seconde Guerre mondiale. Cette diversité se ressent également à travers les institutions dont il fut membre (Institut commercial de l’Université de Nancy, Institut d’Urbanisme de l’Université de Paris ; Ecole coloniale ; Ecole des Hautes Etudes Sociales ; Ecole des Hautes Etudes Urbaines ; Comité de l’aviation, Commission supérieure des dommages de guerre ; Institut international de droit public (dont il fut l’un des administrateurs dès sa création en 1927) ; etc.). En termes de publications, il en fut de même. Ainsi, outre de très nombreuses publications à la Revue algérienne et tunisienne (…) (nombreux commentaires), au Recueil Dalloz, au Penant (dont il est membre du comité consultatif en 1945), au Dareste (dont il est membre du comité de direction de 1923 à 1928), à la Revue de législation et de science financière, à la Revue politique et parlementaire, à la Revue du Droit public et de la science politique (…) (notamment ses chroniques administratives dont la série de cinq articles publiés entre 1915 et 1918 sur « l’administration locale et la guerre »), à la Revue générale de Droit international public, il faut également signaler de nombreux rapports en qualité de député. Quant aux ouvrages, outre les deux thèses précitées de doctorat et les deux précis accompagnés des notes de cours[33] parisiens, on retiendra comme révélateurs de cette diversité publiciste : La TSF et le droit des gens (Paris, Pedone, 1906) dans la directe continuité – précisément – de ses travaux de doctorat[34] ; la France et l’Allemagne au Maroc, leur politique, leur commerce (Paris, Challamel, 1907 (avec Béral)) ; l’accord franco-allemand du 26 juillet 1913 relatif à la navigation aérienne (Paris, Pedone, 1913) ; problèmes de politique et finances de guerre (Paris, Alcan ; 1915) ; Les pratiques de la guerre aérienne dans le conflit de 1914 et le droit des gens (Paris, Pedone ; 1916) ou encore Législation et finances coloniales, (Paris, Sirey, 1930 (avec Lampué et d’autres) (supplément en 1933)).

Du service public comme moteur du droit administratif. Mais, on l’a dit, c’est le service public qui sera véritablement l’objet premier – et continu – de sa doctrine. Rappelons effectivement que c’est d’abord grâce au service public (postal en l’occurrence) que Rolland accéda au rang doctrinal après ses travaux de thèse. En outre, on croit pouvoir affirmer que l’auteur doit être célébré en termes de droit des services publics pour au moins trois raisons : d’abord, parce qu’il a proposé une définition de ladite notion (qui le fera s’éloigner du doyen Duguit), parce qu’il en a recherché les « Lois » ou principes (C) et parce qu’il en a valorisé le service public dit industriel et commercial (ou Spic) (B).

Tuer le « père » & définir le service public ? Très clairement à travers ses premiers écrits, Rolland fut un disciple admiratif de Léon Duguit son contemporain plus âgé de dix-huit années et déjà considéré, au moment où Rolland triompha de l’agrégation (1906) comme un « maître ». Lorsque l’on parcourt les premières éditions des précis et les articles notamment publiés à la Rdp, cet état d’admiration et d’acquisition doctrinales à la pensée duguiste est manifeste. A cet égard, le précis de droit colonial y compris, faisait une place primordiale au service public et à l’intérêt général. En ce sens Rolland y définissait-il l’Algérie[35] comme une : « partie intégrante de l’Etat », « personne morale de droit public interne », « l’Algérie constitue un ensemble de services publics placés sous l’autorité d’un gouverneur général ». Il s’attachera alors à distinguer (par exemple dans un beau commentaire sous Tribunal de Tunis, 15 juillet 1907 à la Revue algérienne[36] (etc.)) les services publics français (sic) de ceux, locaux et parfois propres, d’un Etat protégé comme le Maroc ou la Tunisie. Ces phrases qui assimilent la personne morale étatique ou coloniale à un faisceau ou à un « ensemble » de services publics et qui, conséquemment, la réduisent à cet aspect témoignent manifestement de cette fascination duguiste comme l’est l’utilisation fréquente par Rolland du terme[37] de « gouvernants ». Pour le doyen de Bordeaux[38], en effet, rappelons que l’Etat formait un « faisceau de services publics » : « l’Etat n’est pas, comme on a voulu le faire et comme on a cru quelque temps qu’il était, une puissance qui commande, une souveraineté ; il est une coopération de services publics organisés er contrôlés par des gouvernants ». Moins réducteur – mais peut-être plus subtil que Duguit – Louis Rolland déclarera quant à lui – ainsi qu’on le citait en exergue de ce développement[39] – : « Le droit administratif est essentiellement le droit des services publics ». Le droit administratif, selon Rolland, était donc « essentiellement » et non exclusivement celui des services publics. On retrouve ici le sens de la nuance propre à l’auteur qui refusait de réduire l’Etat notamment aux seuls services publics. Ainsi écrivit-il même[40] : « si importants que soient les services publics (…), ce serait une erreur de croire qu’ils constituent tout l’Etat ». Partant, c’est plutôt à Gaston Jeze que Rolland va emprunter notamment en osant définir la notion de service public que Duguit refusait – précisément – d’enfermer dans des critères juridiques car elle reposait – selon les moments et non de façon fixe – sur une réponse à l’interdépendance sociale. Redisons ici en effet solennellement que Duguit n’a jamais accepté de définir[41] le service public (contrairement à ce que l’on écrit encore trop souvent) ; service public à propos duquel il estimait qu’on pouvait – seulement – l’identifier. Par ailleurs, le doyen de Bordeaux entendait écrire une théorie de l’Etat lorsque Rolland, quant à lui, ne s’intéressait qu’à celle du droit administratif.

Par ailleurs, à l’instar de Jeze, Rolland accepta donc de recourir à la notion (jugée trop métaphysique et conséquemment détestable par Duguit) d’intérêt général pour non seulement définir le service public, mais encore pour le considérer, ainsi que l’avait fait bien avant lui le doyen Foucart, comme une réponse subjective des gouvernants (et donc de la puissance publique) à ce même intérêt général[42]. La définition du service public selon Louis Rolland était alors la suivante[43] : « le service public est une entreprise ou une institution d’intérêt général placée sous la haute direction des gouvernants, destinée à donner satisfaction à des besoins collectifs du public auxquels, d’après les gouvernants, à un moment donné, les initiatives privées ne sauraient satisfaire d’une manière suffisante et soumis, pour une part tout au moins, à un régime juridique spécial ». Comme on le constate aisément, Rolland y faisait état de trois critères (qui deviendront des indices selon la célèbre jurisprudence Narcy[44]) : organique (l’institution et ses « gouvernants »), matériel (à travers l’existence d’un « régime juridique spécial ») et fonctionnel (à travers l’intérêt général).

La non-appartenance à « l’Ecole » de Bordeaux. Quoi qu’il en soit, l’auteur n’a pas suivi aveuglément toutes les théories du doyen Duguit ou même de Jèze présentés comme les maîtres de l’Ecole du service public[45]. On doute d’ailleurs très fortement de l’existence même de cette Ecole ainsi qu’on a pu l’exposer dans d’autres écrits[46]. Relevons ainsi que Rolland ne partageait pas, notamment, la vision duguiste d’un droit (et d’un intérêt général) uniquement objectif(s) et s’imposant aux gouvernants. Duguit avait en effet à cet égard une exceptionnelle formule[47] : « le droit public est le droit objectif des services publics ». Rolland, en outre, avait accepté d’intégrer la catégorie des services publics industriels opposés puis intégrés par suite à ce qu’il nommait les « services publics proprement dits ». A cet égard, Rolland, reprochait même à Duguit une vision trop extensive qui inclurait, à terme, toute activité publique comme étant de service public. A l’inverse, il faisait cette fois grief à Jèze de refuser de prendre en compte la nouvelle catégorie des services publics industriels et commerciaux.

B. La promotion d’un « véritable » service public industriel et commercial & la « sauvegarde » du service public « en crise »

Nous croyons qu’à travers la reconnaissance (et la célébrité) des « Lois » dites de Rolland, on oublie souvent ce qui – à nos yeux – est le plus important apport du maître publiciste au droit administratif. Pour s’en rendre compte, il faut se poser la question suivante : pourquoi Rolland a-t-il entrepris de rechercher les fameux principes communs à tout service public ? Nous pensons que la réponse à cette question se trouve dans la « crise » que le service public rencontrait au tournant économique des années 1930. Rolland constate ainsi en 1945[48] : la « notion de service public est entourée d’un certain halo. Elle subit en quelques manières une crise ». En effet, suite notamment à l’arrivée – déstabilisante – de la notion de service public à caractère industriel et commercial[49] (Spic), face à l’absence de régime juridique unique appliqué à tout service public et constatant qu’il devenait (ce qu’avait bien prédit Duguit) quasi impossible de définir le mouvant service public, plusieurs auteurs (encouragés par Hauriou ?!) déclarèrent, autour de la Seconde Guerre mondiale, la « crise » du service public[50]. Au cœur de cette « crise » s’imposait donc le Spic que plusieurs auteurs (et notamment Jeze) refusaient de considérer comme un service public à part entière sinon « noble » et qu’ils dénigraient en conséquence. Toute autre sera la perception de Rolland.

Le Spic : un véritable service public. Telle est – croyons-nous – la plus forte des intuitions de Rolland : constatant que le droit administratif ne pouvait se réduire à la notion de service public et confronté à celle de Spic, il a considéré qu’il fallait démontrer que ce dernier était un véritable service public à part entière. Pour ce faire, il a entrepris de rechercher des principes communs à tous les services publics, y compris industriels et commerciaux. Ce faisant, il a identifié non un régime juridique, mais plusieurs principes communs : les célèbres « Lois de Rolland ». Ainsi, alors que les premiers écrits de l’auteur font état de l’existence de « services publics proprement dits » opposés aux services commerciaux (qu’il nomme les « autres[51] services publics »), sa doctrine va évoluer.

Le référent économique. Rolland, le premier selon nous, va donc (préfigurant un de Laubadère par exemple) envisager l’existence d’un droit administratif (ou public) économique au cœur duquel l’entreprise et le droit privé au lieu d’être des notions ennemies deviendront des référents. En ce sens écrit-il en 1944[52] : « le service public est une entreprise ou une institution d’intérêt général placée sous la haute direction des gouvernants, destinée à donner satisfaction à des besoins collectifs du public auxquels, d’après les gouvernants, à un moment donné, les initiatives privées ne sauraient satisfaire d’une manière suffisante et soumis, pour une part tout au moins, à un régime juridique spécial ». Les références à l’entreprise et à l’initiative privée dénotent alors par rapport à la doctrine de ses contemporains. Et pourtant, ainsi que l’a également relevé le professeur Regourd[53] : « parce qu’il est extensible, le service public a proliféré dans le domaine des activités privées ». En outre, on le sait, cette explosion de l’interventionnisme public économique a notamment été rendue possible après les phénomènes dits de[54] « socialisme municipal » et les conséquences exceptionnelles des deux Guerres mondiales. A ce dernier égard, Rolland écrira plusieurs articles (précités) à la Rdp sur « l’administration locale et la guerre ». Il déclare notamment au début de ceux-ci : « Instinctivement, les autorités locales (…) étendent leur activité dans des directions nouvelles, font tout ce qui est ou leur paraît être nécessaire ». Rolland en conclura même qu’en période de crise, les autorités ne sont plus obligées d’admettre que « les choses économiques iront d’autant mieux que les pouvoirs publics s’en occuperont moins ».

Un « sauveur » est né ! Nous affirmons en conséquence que c’est cette acceptation – rare à l’époque et pionnière – par Rolland du Spic comme « véritable » service public entraînant avec lui l’existence d’un régime exorbitant fut-il minimal, mais réel qui va lui permettre non seulement de rechercher et d’identifier les principes communs ou « Lois » du service public, mais encore de « sauver » la notion même de service public en lui conférant une unité juridique que l’on peinait à voir tellement l’hétérogénéité des services s’imposait. Plus encore qu’un découvreur de « Lois », Louis Rolland est donc à nos yeux le « sauveur » du service public. En effet, en recherchant ces fameux principes ou « Lois » du service public, il a réussi non seulement à démontrer que l’absence de régime juridique unique n’empêchait pas l’existence de règles et de dénominateurs communs, mais encore que ces règles s’appliquaient bien au Spic ce qui faisait de ce dernier un « véritable service public » à part entière et non un vilain petit canard du droit administratif. Revalorisant le Spic, c’est l’ensemble du droit public « essentiellement » construit autour de lui que Rolland magnifiait. Et, alors que d’aucuns criaient à la crise du service public en indiquant que le Spic avait conduit la notion à sa mort, Louis Rolland réussit à démontrer que c’était au contraire le Spic qui avait sauvé la ou plutôt les théories du service public.

C. Les quatre (et non trois) « Lois » du service public

C’est donc selon nous au nom, par et pour le Spic que Rolland rédigera celles que tous les publicistes de notre siècle nomment encore aujourd’hui – par-delà les rives de la Méditerranée[55] – les trois « Lois de Louis Rolland » : la continuité, la mutabilité et l’Egalité du service public.

Une, quatre ou Trois ? Pourtant, à bien y regarder, Rolland n’identifia pas trois, mais quatre « Lois » ou principes communs ce que M. Bezié[56] dans son bel article avait également identifié avant nous[57]. Ceux-ci sont esquissés dès la première édition du précis en 1926[58], mais surtout – explicitement – dans ses cours dactylographiés issus de ses leçons parisiennes[59] : « Jamais une formule affirmant que tous les services publics sans exception sont soumis au régime juridique spécial n’a été vraie ; elle le serait de moins en moins (…). Mais un certain nombre de services publics échappent, pour la totalité ou la quasi-totalité de leurs opérations, à ces règles. Ils ne sont soumis qu’au minimum de régime spécial ». « Ces règles générales de conduite, ces Lois applicables, toujours et nécessairement, aux services publics sont peu nombreuses : il y en a trois : la loi de continuité, la loi de changement, la Loi d’Egalité ». Par ailleurs, à ces trois principes, que Rolland qualifie bien de façon expresse de « Lois », l’auteur ajoutait un dernier point commun à tout service public qui en était même peut-être le plus petit dénominateur commun : une « loi de rattachement » à une personne publique, révélant ce faisant la force organique et institutionnelle au cœur du service public.

R. un « M.e.c. » bien. En cours magistraux de droit public, nous expliquons en ce sens à nos étudiants qu’il est opportun sinon judicieux de retenir que « R. fut un M.e.c. bien » ce qui leur permet de retrouver les quatre principes énoncés et communs selon l’auteur à tout service public, même industriel et commercial : le Rattachement organique, la Mutabilité, l’Egalité et la Continuité ! Ce procédé mnémotechnique semble efficace !

Une vision subjective du service public. Partant, Rolland va traduire (à la différence du maître Bordelais Duguit) une vision non objective, mais subjective[60] du service public puisqu’il acceptera comme Jeze avant lui de considérer comme déterminante la volonté des gouvernants de reconnaître potentiellement toute activité comme étant qualifiable de service public. L’auteur traduit alors la vision de ce que nous avons nommé par ailleurs la « théorie du post-it » paraphrasant pour ce faire nos prédécesseurs les professeurs Jeze, Waline et Truchet[61]. On sait cependant que cette subjectivité si pratique est aussi le poison même de la notion de service public ce qu’a parfaitement identifié le professeur Delvolvé par ces mots[62] : « la subjectivité de la conception du service public est cœur de la notion. Elle est la raison de [son] imprécision ».

Pour toutes ces raisons (et ce, notamment car il y en aurait encore d’autres) nous pensons qu’il est temps de réhabiliter et surtout de réétudier l’œuvre de Rolland sans la réduire aux trois « Lois » déjà célébrées. Il est notamment riche d’enseignement(s) de « relire le précis de droit administratif » ainsi que nous y engage très justement infra M. Meyer dans le présent ouvrage. Et parce que le plus important doit toujours être l’œuvre, laissons à Louis Rolland les derniers mots de cette contribution[63]. Comme son confrère Roger Bonnard, Rolland a donc bien voulu intégrer à la théorie générale du service public le service public industriel et commercial. Pour ce faire, il a sciemment donné une nouvelle définition très « large » de cette notion. N’incluant plus le critère du régime administratif, il s’est basé sur l’intérêt général et la direction du service par les gouvernants. Puis il a dressé le constat suivant[64] : « les services publics ont tous des caractères communs les différenciant des entreprises privées. Pour le surplus, ils ne sont pas tous soumis au même régime. Normalement, habituellement, ils sont soumis à un régime juridique spécial ; mais il en est qui sont soumis aux règles du droit privé ». Il en a conclu que le service public était dualiste (tel un Janus administratif, il aurait deux manières d’être représenté) : il existerait un service public « au sens large » qui désigne toutes les entreprises publiques relevant des personnes publiques et un « service public étroit ou proprement dit » qui regrouperait les seules entreprises du service public au sens large soumises au régime spécial de droit administratif. Constatant alors qu’il ne pourrait jamais y avoir de véritable régime du service public (étant donné sa diversité et le fait qu’il puisse être soumis à une part fluctuante de droit privé), le professeur Louis Rolland va pourtant dégager quatre caractères communs à tous les services publics « au sens large ». Il s’agit, du minimum minimorum de droit spécial auquel tous les services publics – même industriels et commerciaux – sont soumis. Et c’est ce que l’on a aujourd’hui, coutume de désigner comme les « Lois de Rolland » : la direction des gouvernants, l’obligation de continuité, la loi de changement et le principe d’Egalité.


[1] L’« enquête » biographique sur Louis Rolland a été conjointement menée par Mme Mélina Elshoud et nous-mêmes. Nous reprenons donc ici les résultats de ces travaux que nous avions présentés à deux lors de la journée d’étude(s). Nos remerciements sont infinis à l’égard de Mme Elshoud qui assumera – quant à elle – seule l’article suivant sur Rolland comme député du Sillon.

[2] A propos duquel on consultera : Jolly Jean, « Jean-Louis Rolland » in Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940) ; Paris, Puf ; 1960.

[3] http://www2.assemblee-nationale.fr/sycomore/resultats.

[4] A propos duquel on a déjà consacré une courte biographie parue in Renucci Florence (dir.), Dictionnaire des juristes ultramarins (XVIIIe-XXe siècles) ; publié en 2012 en version « rapport » et également consultable en ligne sur notre site personnel : http://www.chezfoucart.com.

[5] Voyez, plus loin, aux pages 83 et s.

[6] Cf. en ligne : http://www.arjowiggins.com.

[7] Les présents éléments sont issus de notre premier article biographique précité.

[8] Rolland Louis, De la correspondance postale et télégraphique dans les relations internationales ; Paris, Pedone ; 1901.

[9] Rolland Louis, Du secret professionnel des agents de la poste et du télégraphe ; Paris, Pedone ; 1901.

[10] Lors de ce concours, dont triomphèrent Gaston Jeze & Nicolas Politis il y eut seulement deux agrégés en section de droit public et 17 candidats dont Louis Rolland.

[11] Lors de cette seconde tentative, il y eut 13 candidats au concours en section de droit public (dont Louis Rolland) ; concours qui vit triompher le Toulousain Delpech.

[12] Voyez, aux Archives Nationales : Caran A.N. F 17 / 25230 & AJ 16/1456.

[13] Et non « Coly » comme on a pu l’écrire autrefois.

[14] Colin Maurice, Cours élémentaire de droit administratif, précédé de notions sur l’organisation des pouvoirs publics en France, à l’usage des candidats aux examens de licence ; Alger, Jourdan ; 1890.

[15] Ainsi qu’on l’a raconté in Touzeil-Divina Mathieu (dir.), Miscellannées Maurice Hauriou ; Le Mans, L’Epitoge ; 2013 ; p. 86 et s.

[16] On se permettra de renvoyer sur ce point à : Touzeil-Divina Mathieu, Eléments d’histoire du droit administratif ; un père du droit administratif moderne : le doyen Foucart ; Lgdj (en cours) ; § 31.

[17] Faute d’autres postes disponibles, de places ou pour faire plaisir au doyen ou au ministre !

[18] Lettre en date du 26 octobre 1842 (dossier personnel : A.N. F17 / 20862).

[19] Audinet Eugène, Georges Barilleau, doyen de la Faculté de droit de l’Université de Poitiers (1853-1925) ; Poitiers, Imp. Moderne ; 1927.

[20] Dossiers personnels : A.N. F17 / 20 404 (Chauveau) et AJ 16 / 217 (Giraud). A l’égard de ce dernier évoquant, le droit administratif, Glasson citera les mots suivants : « c’est de toutes les parties de la jurisprudence, celle qui offre le plus d’aridité et qui change le plus souvent » in Note sur la vie et les travaux de M. Charles Giraud ; Paris, Picard ; 1890, p. 5.

[21] Cf. la très belle chanson du groupe Djurdjura : « Alger la blanche » (1979) eu égard aux maisons de cette couleur si particulière à Alger.

[22] A l’égard du passage du grand Laferrière à Alger, on consultera le numéro spécial (n° 18 ; septembre 1900) de la Revue illustrée qui fut consacré à l’Algérie (spécialement aux pages 12 et s.).

[23] Cf. Mélia Jean, (…) Histoire de l’Université d’Alger ; Alger, Maison des Livres ; 1950. Sur l’enseignement juridique à Alger, mentionnons également (avec quelques belles photographies de juristes) le bel ouvrage réalisé en 1959 pour le cinquantenaire de l’établissement.

[24] Estoublon Robert, Code de l’Algérie annoté ; Alger ; 1898.

[25] Cité par Mélia Jean ; op. cit. ; p. 63.

[26] Ainsi qu’en témoigne la première image en haut à gauche de la première de couverture du présent ouvrage ainsi que le document présenté infra aux pages 84 et s.

[27] Voyez en ce sens : Touzeil-Divina Mathieu, Histoire de l’enseignement du droit public (…) ; Paris, Lgdj ; 2007 ; § 346 et s.

[28] Dossier personnel précité aux Archives Nationales.

[29] Et ce, selon la lecture des Tables analytiques des annales de la Chambre des députés ; 14e législature (1928-1932) et 15e législature (1932-1936).

[30] Rolland Louis, Précis de droit administratif ; Paris, Dalloz ; 1934 (5e éd.) ; p. 14.

[31] Ces mots sont directement issus de notre notice précitée in Dictionnaire des juristes ultramarins (XVIIIe-XXe siècles) ; publié en 2012 en version « rapport » et également consultable en ligne sur notre site personnel : http://www.chezfoucart.com.

[32] – « Le Droit de la guerre dans les écrits de Suarez » in Bulletin de la Ligue des catholiques français pour la paix ;1910, n° 13, p. 03.

[33] Rolland Louis, Cours de droit administratif (répétitions écrites issues du cours de doctorat) ; Paris, Les cours de Droit ; [quasi annuel de 1935 à 1947].

[34] Qui avaient porté, rappelons-le, sur différentes facettes du service public postal.

[35] Rolland Louis (& Lampué Pierre), Précis de législation coloniale ; Paris, Dalloz ; 1940 (3e éd.).

[36] Revue algérienne, tunisienne et marocaine de législation et de jurisprudence (publiée à Alger) ; 1908 ; II ; p. 349 et s.

[37] Par exemple in : Rolland Louis, Cours de droit administratif ; 1944 ; Les Cours du Droit ; p. 209.

[38] Duguit Léon, Traité de droit constitutionnel ; Paris, Fontemoing ; 3e éd. ; 1928 ; Tome II ; p. 59.

[39] Rolland Louis, Précis de droit administratif ; Paris, Dalloz ; 1934 (5e éd.) ; p. 14.

[40] Rolland Louis, Cours de droit administratif (…) ; Paris, Les cours de Droit ; 1936 ; p. 127.

[41] Ainsi, Duguit ne pose-t-il aucun critère de définition, mais relève-t-il seulement des indices d’identification : « il y a service public quand les trois éléments suivants sont réunis : une mission considérée comme obligatoire à un moment donné pour l’Etat ; un certain nombre d’agents hiérarchisés ou disciplinés institués pour accomplir cette mission ; et enfin une certaine quantité de richesse affectée à la réalisation de cette mission » (in Manuel de droit constitutionnel ; Paris, Fontemoing ; 1907 ; p. 416).

[42] Foucart aura en ce sens la très belle formule suivante : « L’intérêt général constitue la demande et le service public sa réponse ». A propos de cette citation (1838), voyez notre ouvrage précité (et en cours) d’Eléments d’histoire du droit administratif ; un père du droit administratif moderne, le doyen Foucart (1799-1860) ; § 220.

[43] Rolland Louis, Cours de droit administratif ; 1944 ; Les Cours du Droit ; p. 209.

[44] CE, 28 juin 1963, Narcy., req. 43834, Rec., p. 401.

[45] A propos de laquelle on lira avec grand profit l’exceptionnelle thèse de : Païva de Almeida Domingos, L’école du service public ; thèse Université Paris I ; 2008.

[46] Ce qui sera prochainement développé dans notre Dictionnaire de droit public interne (en cours) à l’occurrence « Ecole ».

[47] Duguit Léon, Les transformations du droit public ; Paris, Armand Colin ; 1913 ; p. 52.

[48] Rolland Louis, Cours de droit administratif (…) ; Paris, Les cours de Droit ; 1945 ; p. 181 et s.

[49] A son propos, on se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, Etude sur la réception d’une notion : le service public à caractère industriel et commercial (1921-1956) ; Paris, mémoire dactylographié de Dea ; 1999 (Université de Paris II) ainsi qu’à : « Eloka : sa colonie, son wharf, son mythe … mais pas de service public ? » in Kodjo-Grandvaux Séverine & Koubi Geneviève (dir.), Droit & colonisation ; Bruxelles, Bruylant ; 2005 ; p. 309 et s.

[50] En ce sens : de Corail Jean-Louis, La crise de la notion juridique de service public en droit administratif français ; Paris ; Lgdj ; 1954.

[51] Par exemple en 1943 dans la huitième édition du précis de droit administratif.

[52] Rolland Louis, Cours de droit administratif ; 1944 ; Les Cours du Droit ; p. 209.

[53] Regourd Serge, « Le Service public et la doctrine : Pour un plaidoyer dans le procès en cours » in Rdp ; 1987 ; p. 05 et s.

[54] Bienvenu Jean-Jacques & Richer Laurent, « Le socialisme municipal a-t-il existé ? » 1984 ; p. 205 et s. ; Joana Jean, « L’action publique municipale sous la IIIe République (1884-1939)» in Politix n° 42 ; 1998 ; p. 151 et s.

[55] Une réflexion sur la diffusion des perceptions françaises du service public en Méditerranée au cours du siècle dernier est en cours dans le cadre du Lm-Dp. Il en sera rendu compte prochainement dans cette même Revue.

[56] Bezie Laurent, « Louis Rolland, théoricien oublié du service public » in Rdp ; 2006-4 ; p. 847 et s.

[57] A contrario, le professeur Guglielmi – y compris supra dans le présent opus – estime que Rolland ne consacra formellement qu’une « Loi » et non plusieurs : celle dite de continuité.

[58] Rolland Louis, Précis de droit administratif ; Paris, Dalloz ; 1926 ; p. 12 et s.

[59] Par exemple in Rolland Louis, Cours de droit administratif ; 1945 ; Les Cours du Droit ; p. 4 et 177.

[60] A pari : Bezie Laurent ; op. cit. ; p. 863 et s.

[61] Respectivement in Jeze Gaston, Les principes généraux du droit administratif ; la notion de service public (…) ; Paris, Giard ; 1930 (3e édition) ; Waline Marcel, Manuel élémentaire de droit administratif ; Paris, Sirey ; 1939 ; p. 64 ; Truchet Didier, « Nouvelles d’un illustre vieillard : Label de service public et statut de service public » in Ajda ; Paris ; 1982 ; p. 427 et s. ; Touzeil-Divina Mathieu in Recueil Dalloz ; 06 octobre 2011 ; n° 34 ; p. 2375 et s.

[62] Delvolvé Pierre, « Service public et libertés publiques » in Rfda ; 1985, n°01 ; p. 03 et s.

[63] Nous reprenons ici une conclusion partielle énoncée en 1999 dans le mémoire précité de Dea (p. 110).

[64] Rolland Louis, Précis de droit administratif ; Paris, Dalloz ; 1951 (10e édition) ; p. 17.