L’extrait choisi est celui de l’article du président Bernard Stirn dans l’ouvrage suivant :
Volume VIII : Service(s) public(s) En Méditerranée
Ouvrage collectif (dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public Mathieu Touzeil-Divina & Stavroula Ktistaki)
Nombre de pages : 342 Sortie : octobre 2018 Prix : 33 €
ISBN / EAN : 979-10-92684-27-8 / 9791092684278 ISSN : 2268-9893
Mots-Clefs : Droit(s) comparé(s) – droit public – France – Grèce – Athènes – Toulouse – Justice(s) – droit administratif –Méditerranée – Cours constitutionnelles – Pouvoir(s) – Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
Présentation :
« Encadrés par deux exceptionnels textes : la préface de Son Excellence le président de la République hellénique (et professeur de droit public), Prokopios Pavlopoulos, et la postface sur les nouveaux défis du service public par le Conseiller constitutionnel (et professeur de droit public), Antoine Messarra, les présents actes – issus des deux journées de colloque d’Athènes du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public, proposent six thématiques pour décrypter le(s) service(s) public(s) en Méditerranée. Une première partie engage le lecteur à suivre un chorus méditerranéen (et singulièrement toulousain) dans les méandres des influences et confluences méditerranéennes de la notion de service public, en Histoire et en Méditerranée. Depuis Duguit et Hauriou, depuis la France, où et comment la notion systématisante a-t-elle évolué ? Où a-t-elle pris racine et où – au contraire – la greffe n’a-t-elle pas pris ? La deuxième partie, s’intéresse aux matérialisations positives (juridiques et politiques) de l’intérêt général réincarné en service(s) public(s) : depuis l’éducation nationale et les activités locales jusqu’à la culture et au sport. Guidés par Louis Rolland, notre troisième partie invite à l’étude des « Lois » ou principes généraux du service public : Egalité, continuité, mutabilité mais aussi « nouvelles Lois » du service public en Méditerranée. Ensuite, un quatrième temps propose d’examiner, à l’aune du témoignage du président Costa, la manière dont les juges administratifs (grec, égyptien, italien et français) appréhendent et / ou ont appréhendé la notion dans et par leurs prétoires. Alors, un cinquième temps s’intéresse à la gestion – notamment publique – mais évidemment aussi très privée de nos jours des services publics autour de la Mare nostrum. Enfin, un dernier atelier propose de se pencher sur le cas du service public de l’eau.
Le présent ouvrage a reçu le généreux soutien du Collectif l’Unité du Droit (Clud), du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public (Lmdp), de Sciences Po Toulouse & de l’Université Toulouse 1 Capitole (Institut Maurice Hauriou) ».
L’appréhension juridictionnelle française du service public
Bernard Stirn
Président de section au Conseil d’Etat,
professeur associé à Sciences Po
Dans la construction du droit administratif
français, le service public a occupé une place centrale. La notion a connu une
histoire à la fois riche et mouvementée, directement liée aux évolutions de la
société. Elle pourrait paraître aujourd’hui dépassée au regard tant des
caractéristiques économiques et sociales actuelles que des perspectives
européennes. En vérité il n’en est rien : le service public, fort de son
histoire, est au cœur des grands débats d’aujourd’hui.
I. Le service public, la force de l’histoire
Sans doute n’est-il pas besoin de retracer
longuement ici l’histoire du service public dans le droit français. Rappelons
les principales étapes : à l’origine pierre angulaire du droit
administratif, le service public a traversé ensuite une crise avant de
connaître une véritable renaissance.
A. Le service public, pierre angulaire du droit administratif
De 1870 à 1914, le contentieux administratif
connaît un « âge d’or ». Le
Conseil d’Etat construit ses fondations. Eclairé par les conclusions de
commissaires du gouvernement comme Laferrière,
Pichat, Teisiser, Romieu,
Léon Blum, il donne au service
public une place centrale dans le nouvel édifice. Souvenons-nous des
conclusions de Romieu sur l’arrêt Terrier
du 6 février 1903 : « tout ce
qui concerne l’organisation et le fonctionnement des services publics constitue
une opération administrative, qui est, par sa nature, du domaine de la
juridiction administrative ». Dans ces premiers temps du droit
administratif, une complète identité s’affirme entre service public, personne
publique et droit public.
La jurisprudence est en harmonie avec la
doctrine, en particulier l’Ecole de Bordeaux, animée par Léon Duguit, qui définit l’Etat comme « une coopération de services publics
organisés et contrôlés par des gouvernants ». A la faculté de droit de
Paris, Gaston Jèze s’inscrit dans
cette filiation.
Mais déjà le feu perce sous la cendre. A l’Ecole
du service public s’oppose l’Ecole de Toulouse, menée par Maurice Hauriou, qui met au centre de ses
réflexions la puissance publique, et non le service public. Surtout la triple
identité reposait sur un champ étroit du service public. Par son arrêt Astruc
du 7 avril 1916, le Conseil d’Etat refuse la qualité de service public au
théâtre des Champs-Elysées, alors géré par la vile de Paris. Maurice Hauriou l’en félicite au travers d’un
commentaire qui paraît d’un autre âge mais qui est révélateur d’une
époque : « Le théâtre
représente l’inconvénient majeur d’exalter l’imagination, d’habituer les
esprits à une vie factice et fictive et d’exalter les passions de l’amour, qui
sont aussi dangereuses que celles du jeu et de l’intempérance ». Aussi
se réjouit-t-il que le Conseil d’Etat « condamne la conception qui consisterait à ériger en service public,
comme à l’époque de la décadence romaine, les jeux du cirque ».
Avec les transformations de la société qui
suivent la première guerre mondiale, une acception aussi étroite du service
public ne pouvait déboucher que sur une crise.
B. La crise du service public
Dès le 22 janvier 1921, le Tribunal des
Conflits dégage, dans sa décision société commerciale de l’Ouest africain la
notion, appelée à un grand avenir, de service public industriel et commercial,
géré pour l’essentiel dans les conditions du droit privé.
Puis le Conseil d’Etat juge, dans les arrêts Etablissements Vézia du 20 décembre 1935
et Caisse primaire aide et protection
du 13 mai 1938, qu’une personne privée peut gérer un service public et relever
alors du droit administratif.
Le temps de la parfaite unité est loin. Des
services publics gérés par des personnes publiques peuvent être régis par le
droit privé. A l’inverse des personnes privées qui sont chargées d’un service
public se trouvent sous un régime de droit public. Le service public a comme
explosé. Il va renaître.
C. La renaissance du service public
De 1954 à 1956, le Conseil d’Etat et le
Tribunal des Conflits donnent une nouvelle place au service public par une
série d’arrêts, dont plusieurs sont rendus aux conclusions du président Marceau
Long, qui était demeuré,
rappelons-le ici, très attaché à ses origines méridionales et méditerranéennes,
à Aix-en-Provence, et qui nous a quittés l’an passé.
Certes le service public n’est plus à lui seul
la clé de voûte, la notion explicative de tout le droit administratif. Mais il
contribue à la définition de notions clefs de ce droit, l’agent public (Ce, 4 juin 1954, Affortit et Vingtain),
les travaux publics (TC, 28 mars 1955, Effimieff), les contrats administratifs (Ce, 20 avril 1956, épouxBertin et ministre
de l’agriculture contre consorts Grimouard),
le domaine public (Ce, 19
octobre 1956, société Le Béton).
Ecoutons les conclusions du président Long
sur l’arrêt Bertin : « Nous
ne pouvons pas laisser l’administration confier à un simple particulier l’exécution
d’une mission de service public et se dépouiller, en même temps, des droits et
prérogatives que lui assure le régime de droit public. Dès lors nous devons
nous demander si, lorsque l’objet d’un contrat est l’exécution même du servicepublic, cet objet ne suffit pas à le
rendre administratif, même s’il ne contient pas de clauses exorbitantes du
droit commun ».
Voyant le service public renaître de ses
cendres, le président Roger Latournerie
a pu le qualifier de « Lazare
juridique ». La jurisprudence a ensuite précisé son étendue et les
critères de sa définition.
Un large domaine est ouvert au service public.
Ont ainsi le caractère d’un service public un théâtre municipal, même de simple
distraction (Ce, 12 juin
1959, Syndicat des exploitants de
cinématographe de l’Oranie), l’exploitation d’un casino par une
commune (Ce, 25 mars 1966, Ville de Royan), l’organisation des
compétitions par les fédérations sportives (Ce, 22 novembre 1974, Fédération
des industries françaises d’article de sport). L’extension n’est toutefois
pas sans limites. Alors que la Loterie nationale était un service public (Ce, 17 décembre 1948, Angrand),
tel n’est pas le cas de la Française des Jeux (Ce, 27 octobre 1999, Rolin).
Un service public se définit comme une activité
d’intérêt général menée sous le contrôle de l’administration avec des
prérogatives de puissance publique. Le critère des prérogatives est toutefois
appliqué avec souplesse. Une personne privée qui assure une mission sociale d’intérêt
général sous le contrôle de l’administration est chargée d’une mission de
service public, même en l’absence de prérogatives de puissance publique,
lorsque « eu égard à l’intérêt
général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou
de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu’aux
mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont
atteints, il apparaît que l’administration a entendu lui confier une telle
mission » (Ce, 22
février 2007, Association du personnel
relevant des établissements pour inadaptés).
Nul doute que le service public, ainsi
redéfini, se trouve au cœur des grands débats d’aujourd’hui.
II. Le service public, au cœur des grands débats d’aujourd’hui
Trois séries de raisons situent le service
public au cœur des débats actuels. Le service public est porteur de principes
et de valeurs dont plus que jamais le respect est nécessaire. Le service public
a trouvé sa place dans l’espace européen. Il est enfin un repère pour l’adaptation
et la modernisation des administrations.
A. Les principes et les valeurs du service public
Au service public sont associés des principes
traditionnels, qui conservent toute leur force, tandis que s’affirment des principes
plus récents, porteurs des attentes d’aujourd’hui.
Inhérents de longue date au service public, les
principes d’égalité, de continuité, d’adaptation demeurent de première
importance.
L’égalité « régit le fonctionnement des services publics » affirme l’arrêt
Société des concerts du Conservatoire
du 9 mars 1951. Elle revêt de multiples aspects, égalité d’accès à la fonction
publique et à la commande publique, égalité devant l’impôt et les charges
publiques, égalité devant le service public lui-même. Traditionnel, le principe
d’égalité évolue en même temps que les préoccupations de la société. Des
discriminations positives sont admises lorsqu’elles sont nécessaires pour
assurer une vraie égalité. Ainsi dans un arrêt 29 décembre 1997, Commune de Genevilliers, le Conseil d’Etat
juge que des droits d’inscription différents selon les ressources des familles
peuvent être pratiqués par un conservatoire municipal de musique, afin que les
élèves puissent y accéder sans distinction selon les ressources de leurs
parents. Deux révisions constitutionnelles, du 8 juillet 1999 puis du 23
juillet 2008, permettent à la loi de favoriser l’égal accès des femmes et des
hommes aux différentes responsabilités politiques et professionnelles. L’égalité
rejoint les préoccupations européennes de non-discrimination, affirmées par le
droit de l’Union comme par le droit conventionnel.
Se conciliant avec le respect du droit de
grève, la continuité oblige à prévoir un service minimum, notamment dans les
transports ou pour l’accueil des élèves dans les écoles. Indissociable du
service public, elle s’impose quelle que soit sa forme. Par un arrêt du 12
avril 2013, Fédération Force Ouvrière
Energie et Mines, le Conseil d’Etat juge qu’après qu’Edf soit devenue une société, les
dirigeants de cette entreprise peuvent réglementer le droit de grève dans les
centrales nucléaires, dont la contribution est indispensable au service public
de l’approvisionnement en électricité.
Plus que jamais le principe d’adaptation est
sur le devant de la scène, à une époque où les administrations doivent
améliorer leur gestion, moderniser leurs procédures, réduire leurs frais de
fonctionnement.
L’affirmation de principes plus récents est
révélatrice des préoccupations actuelles. Il en va ainsi de la neutralité et de
la laïcité, de la prévention des conflits d’intérêts et du renforcement de la
déontologie, de l’accueil et du respect des citoyens.
Neutralité et laïcité revêtent une force
particulière dans le service public. A l’école, les enseignants sont soumis à
des obligations plus strictes que les élèves. Un avis contentieux du Conseil d’Etat
du 3 mai 2000, Mlle Marteaux rappelle « que le principe de laïcité fait obstacle à
ce qu’ils disposent, dans le cadre du service public, du droit de manifester
leurs croyances religieuses ». La Cour européenne des droits de l’homme
a une jurisprudence comparable (15 février 2001, Dahlab c/ Suisse).
Elle juge de même qu’un établissement public de santé peut refuser de
renouveler le contrat d’une assistante sociale qui refuse d’enlever son voile
au travail (26 novembre 2015, Ebrahimian c/ France). Même si les
salariés de droit privé peuvent également se voir imposer certaines
restrictions du port de signes religieux au travail, comme la Cour de justice
de l’Union européenne l’a admis dans des arrêts du 14 mars 2017, le principe de
laïcité s’accompagne dans les services publics d’obligations d’une rigueur
renforcée.
Avec la prévention des conflits d’intérêts et l’affirmation
de la déontologie, les services publics ont également connu des évolutions
certes partagées par d’autres secteurs d’activité mais qui s’expriment en leur
sein avec une acuité plus grande. En témoignent l’adoption de chartes de
déontologie, la mise en place de collèges de déontologie pour veiller à leur
application, l’extension des déclarations d’intérêts et parfois des
déclarations de patrimoine. Mieux accueillir et respecter les citoyens fait
également partie des valeurs émergentes du service public. Dans cet esprit, la
Charte Marianne a été rendue obligatoire pour tous les services de l’Etat en
2007. D’autres évolutions s’affirment dans le cadre européen.
B. Europe et service public
Il est vrai que l’espace européen n’apparaît
pas de prime abord comme porteur d’attachement au service public, tel qu’il est
conçu en France, d’une manière qui n’a pas toujours son écho dans les autres
pays. Le droit communautaire a d’abord mis en avant la concurrence tandis que
la convention européenne des droits de l’homme est centrée sur les droits et la
protection de l’individu. Ni le souci de la concurrence ni la préoccupation des
droits de la personne ne valorisent le service public.
Néanmoins une double influence s’exerce, du
service public sur l’Europe et de l’Europe sur le service public.
A partir de ses arrêts Corbeau du 19 mai 1993
et Commune d’Almelo du 27 avril 1994,
la Cour de justice de Luxembourg a donné toute leur portée aux dispositions des
traités relatives aux services d’intérêt économique général. Depuis Maastricht
et Amsterdam, les traités ont consacré les objectifs de cohésion économique et
sociale, les réseaux transeuropéens, les services d’intérêt général. L’article
36 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne souligne que les
services d’intérêt économique général renforcent la cohésion sociale et
territoriale de l’Union. A côté des services d’intérêt économique général, la
Commission reconnaît des services non économiques d’intérêt général, comme les
hôpitaux, les régimes légaux de sécurité sociale, les établissements d’éducation.
Elle a forgé le service universel, « service
de base offert à tous dans l’ensemble de l’Union à des conditions tarifaires
abordables et avec un niveau de qualité standard ». Avec les mots qui
sont les siens, le droit de l’Union fait ainsi sa place aux préoccupations de
service public, que l’on retrouve également dans le droit conventionnel, au
travers d’obligations positives que la Cour impose aux Etats, en particulier à
l’égard des personnes les plus fragiles.
Réciproquement le cadre européen concourt à l’évolution
des services publics. Les monopoles s’effacent, l’opérateur et le régulateur
doivent être distingués, les tarifs sont progressivement libérés. Les droits
des agents sont renforcés, notamment pour éviter les discriminations selon le
sexe ou selon l’âge. Des obligations n’en continuent pas moins de s’imposer aux
sociétés, même privatisées, lorsqu’elles concourent au service public, qu’il s’agisse
de l’audiovisuel, des télécommunications ou de l’énergie.
Europe et service public se sont finalement
rejoints, au bénéfice de chacun. Le service public renforce la cohésion
européenne. Si elle fait évoluer le service public, l’Europe lui ouvre aussi un
champ élargi et des perspectives renouvelées. Elle s’inscrit par là dans le
mouvement de réforme de l’Etat.
C. Service public et réforme de l’Etat
Pour assurer la nécessaire évolution des
administrations, le service public est un levier légitime et efficace.
Il permet d’abord de répondre aux
interrogations sur le champ de l’action publique. Les services publics
régaliens, défense, justice, diplomatie, sont plus sollicités que jamais. La
cohésion de la société repose sur des services publics, éducation, culture,
santé, solidarité, transports. Son avenir dépend d’actions publiques qui s’inscrivent
dans le temps long, dans les domaines de la recherche, de la protection de l’environnement,
de la régulation de l’internet. Dans son Livre blanc sur l’avenir de la
fonction publique publié en 2008, Jean-Ludovic Silicani
relevait ainsi que « les services
publics constituent en France un pilier fondamental du pacte national ».
Le service public est également porteur de
capacités d’innovation. Dès 1989 le Premier ministre Michel Rocard signait une circulaire sur le
renouveau du service public. En 1996 le président Denoix de Saint Marc a rédigé un rapport sur le thème
« service public, services publics,
déclin ou renouveau ?», qui appelle à mieux distinguer la mission de
service public, qu’il convient de remplir, et certaines caractéristiques du
« service public à la
française », qui doivent évoluer, notamment le monopole de grands
établissements publics nationaux dont les agents bénéficient d’un statut
particulier.
Ces réflexions et ces inspirations sont à
poursuivre. La juste place des services publics est à définir, au regard du jeu
du marché, de l’initiative privée, de la création individuelle. De nouvelles
complémentarités sont à rechercher, au travers de délégations de service
public, de marchés de partenariat, d’ouverture au mécénat. A côté des moyens
classiques, réglementation, autorisation, sanction, l’action des services
publics doit s’orienter vers davantage de régulation, de souplesse, de
décentralisation, d’évaluation. En reconnaissant par des décisions du 21 mars
2016, Société Fairvesta international et
Société Numericable, la portée du droit souple édicté par les autorités de
régulation, le Conseil d’Etat contribue à tracer le cadre d’un tel mouvement.
Dans un ouvrage récemment paru, sous le titre Le gouvernement des citoyens (Puf
2017), Yann Coatanlem cite une
formule du général américain McChrystal,
pour qui la modernisation de l’armée appelle une approche « eyes-on, hands-off, c’est-à-dire savoir
déléguer et décentraliser tout en gardant une vision d’ensemble ». La
réflexion peut s’appliquer à l’ensemble des services publics.
En terminant, je ne saurais trop remercier les
organisateurs de ce colloque, qui nous offrent le cadre le plus propice pour
nous interroger ensemble, entre Etats méditerranéens, sur le service public.
Nous partageons les expériences et les valeurs dont le service public est issu.
Athènes invite plus que tout autre lieu à associer la prise en compte de la
longue histoire et l’ouverture aux nécessités d’un monde en mouvement.
Rappelons-nous Fernand Braudel qui
expliquait que « la mer Intérieure
est pétrie de résurgences historiques, de télé-histoires, de lumières qui lui
viennent de mondes en apparence défunts et qui cependant vivent toujours ».
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :
Volume VII : L’ordre critique du Droit. Mélanges en l’honneur du professeur Claude Journès
Ouvrage collectif (Direction Guillaume Protière)
– Nombre de pages : 326 – Sortie : février 2017 – Prix : 49 €
ISBN / EAN : 979-10-92684-25-4 / 9791092684254
ISSN : 2262-8630
Présentation :
Cet ouvrage rend hommage au Professeur Claude Journès, ancien Président de l’Université Lumière Lyon 2 et membre fondateur du mouvement Critique du droit.
Les Mélangesofferts au Professeur Claude Journès ont retenu cette approche, utilisant le droit comme un outil de mise en perspective critique de l’ordre social et de l’ordre politique.
Après un hommage au Doyen Journès (P. Blachèr) et l’évocation des ambitions et perspectives du mouvement critique du droit (S. Basset ou J. Michel), l’ouvrage se construit en deux temps. La première partie – intitulée « Le droit critique de l’ordre social » – regroupe des réflexions sur le pouvoir médical (F. Demichel), sur les crimes coloniaux (A. Mahiou), sur la dimension anthropologique du vocabulaire juridique (M.-C. Piatti) et sur le contrôle policier (M. Saoudi), le tout ouvrant sur la possibilité d’un humanisme séculier (H. Puel).
La seconde partie – « Le droit critique de l’ordre politique » – entend montrer comment le droit porte en lui une conception du pouvoir et de l’autorité. Les études explorent des pistes très diverses mêlant les finances publiques (J.-L. Albert), les renseignements (C. Arroudj), l’histoire du droit (J.-L. Autin, J.-C. Genin), l’histoire de la doctrine (H. Gourdon), les institutions politiques (P. Bacot, A.-S. Mescheriakoff, R. Charvin), les institutions territoriales (J.-J. Gleizal, H. Oberdorff, R. Payre), la littérature (S. Caporal, G. Hare) ou les nouvelles technologies (G. Protière). Il ressort de l’ensemble que, loin d’être un simple outil technique, le droit est un puissant instrument de modélisation sociale et de justification du pouvoir. Inversant la logique dominante, la perspective critique du droit dévoile les limites d’une telle conception et rappelle que le droit, comme tous les construits sociaux, est le produit de luttes politiques et de rapports de force. En ce sens, à l’instar des valeurs défendues par le dédicataire de cet ouvrage, l’ordre critique du droit est un appel à contester les évidences, condition d’une conception plus ouverte et pluraliste de l’ordre juridique.
Ouvrage publié par le Collectif L’Unité du Droit avec le soutien de la Faculté de Droit et Science Politique de l’Université Lumière Lyon 2.
Le Conseil constitutionnel législateur
Alain-Serge Mescheriakoff Professeur émérite à l’Université Paris Dauphine
Soutenir que le Conseil Constitutionnel est un
législateur, même secondaire, en ce sens qu’il n’intervient qu’après le
parlement et dans le cadre fixé par celui-ci, sera considéré par la doctrine
dominante comme une hérésie car elle le présente comme « une juridiction suprême »[1].
Cette thèse repose sur des arguments de fond et de forme.
Au fond, le Conseil statue en droit, il « dit le droit » celui contenu dans
la constitution, il le fait en forme solennelle et ses décisions seraient
revêtues de l’autorité de la chose jugée en ce sens qu’elles « ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles
s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administrative et
juridictionnelles » (Art. 62C.).
Certes, ces auteurs reconnaissent qu’il existe une
autre thèse qui voit le Conseil comme « une institution au service de l’exécutif contre le parlement »
et soutient plus largement que « le
Conseil Constitutionnel n’est pas un juge »[2] et
qui s’appuie sur l’opinion du Conseil lui-même qui se considère comme « régulateur de l’activité des pouvoirs
publics »[3] ,
mais ils font valoir que si le constituant lui a confié des fonctions d’une
autre nature, celles de donner des avis (Art. 16C.) ou de faire des
constatations (Art. 7C., 37C. al. 2) voire d’organiser l’élection présidentielle,
elles ne remettent pas en cause son statut de juridiction, et de faire la
comparaison avec le Conseil d’Etat dont les fonctions consultatives ne l’empêchent
pas d’être considéré comme une juridiction. Le contrôle de la
constitutionnalité des lois incite au parallèle avec le recours pour excès de
pouvoir dont la nature juridictionnelle s’est imposée.
Cependant, ce débat apparaît spécieux pour deux
raisons, l’une scientifique, l’autre idéologique.
La science juridique n’est jamais parvenue à distinguer
de manière certaine une juridiction d’un organe non-juridictionnel et notamment
administratif.
En témoigne la technique du faisceau d’indices utilisée
par le Conseil d’Etat dont aucun n’est décisif, ce qui lui permet d’imposer son
opinion. La transformation du Conseil d’Etat en juridiction, et par voie de
conséquence le recours pour excès de pouvoir en procédure juridictionnelle,
résulte de la volonté politique du législateur de 1872 et non de données
scientifiques.
De plus, la question est largement sous-tendue par un
objectif idéologique.
Le débat entre François Goguel
et François Luchaire dans la Revue du droit public de 1979 l’illustre
de façon éclatante[4].
Le premier, après avoir décrit les différentes missions du Conseil, conclut que
la question de sa nature juridictionnelle ou non est purement « académique », alors que le second
estime qu’elle n’est pas théorique, mais concrète et importante car elle permet
de s’interroger sur le point de savoir si sa composition lui donne « les garanties d’indépendance, d’impartialité
et de compétence que chacun est en droit d’attendre d’une juridiction »[5]. La
réponse négative est contenue dans la question.
Ainsi, la thèse de la nature juridictionnelle du
Conseil Constitutionnel vise avant tout la critique de sa composition et milite
pour une modification qui ferait une place plus large sinon à des magistrats du
moins à des juristes désignés es-qualités et de préférence par une procédure
soustraite à l’influence politique.
Les tenants de cette thèse écartent l’épouvantail du
« gouvernement des juges »
en mettant l’accent sur la constante volonté du Conseil de ne pas empiéter sur
les pouvoir exécutifs et législatifs en rappelant fréquemment qu’il ne dispose
pas d’un « pouvoir général d’appréciation
et de décision de même nature que celui du parlement ».
En réalité, cette affirmation ne convainc pas, dans la
mesure où, sanctionnant l’erreur manifeste d’appréciation du parlement, il se
situe sur un même plan, même s’il s’auto-limite, « la gomme et non le crayon » selon le mot de Georges Vedel (encore que sa notion d’« objectif de valeur constitutionnelle »
relève plus du crayon que de la gomme)[6]
Il ne nous paraît pas utile d’alimenter ce débat et si
l’on s’en tient à la réalité des faits, indépendamment du point de savoir si le
Conseil Constitutionnel est ou non juge, force est de reconnaître, avec le
Professeur D. Rousseau, qu’il est
« un organe essentiel du processus
législatif »[7] et
que ses rapports avec le parlement sont complexes[8].
Cette fonction de nature législative lui est confiée
par la constitution elle-même du fait des compétences qu’elle lui attribue, et
contrairement à l’opinion dominante de la doctrine, elle a été renforcée par l’évolution
politique et institutionnelle de la Ve République.
I. La fonction législative du Conseil constitutionnel
Elle découle essentiellement de l’article 61 de la
Constitution qui lui donne compétence pour contrôler la constitutionnalité des
lois, mais elle est confortée par les autres missions que la Constitution lui
confie.
Ce rôle de co-créateur de la loi découle nécessairement
de celui de contrôleur du fait du processus intellectuel d’interprétation des
textes auxquels le Conseil d’Etat doit se livrer dans sa fonction de contrôle.
Contrôler c’est comparer (le rôle et le conte-rôle), en
l’espèce deux textes, la Constitution et une loi (contrôle a posteriori) ou un texte à vocation de loi (contrôle a priori), mais si apparemment cette
comparaison concerne des textes, en réalité elle porte sur des normes, c’est-à-dire
sur le contenu de sens que recèlent les énoncés écrits.
L’acte de contrôle suppose donc que soient d’abord
dégagées les normes signifiées par les textes signifiants[10].
Il s’agit donc d’un acte de volonté et non de seule
connaissance[11].
Plus précisément l’opération d’interprétation se
dédouble car le Conseil Constitutionnel doit à la fois dégager la signification
normative du texte qui lui est soumis et la rapporter au sens normatif des
articles et principes constitutionnels concernés pour y découvrir, le cas
échéant, une contradiction.
Il existe donc deux interprétations successives, l’une
du texte contrôlé, l’autre pour dégager le référentiel constitutionnel.
La décision du Conseil consistera à valider un texte de
loi qui rendra compte, à ses yeux, de la conformité de la norme législative à
la norme constitutionnelle ou à l’invalider dans le cas contraire, en tout ou
partie, et la loi correspondante est, soit abrogée, soit empêchée d’entrer en
vigueur, sauf à être amputée.
L’exemple récent de la décision n° 2014-692 DC suffira
à illustrer ce processus.
Le Conseil Constitutionnel devait se prononcer sur la
constitutionnalité de la loi dite Florange votée par le Parlement, dont les
auteurs de la double saisine (60 députés et 60 sénateurs) prétendaient
notamment qu’elle était contraire à la liberté d’entreprendre et au droit de
propriété.
On notera d’abord que conformément à sa pratique
antérieure[12],
le Conseil dégage des textes du bloc de constitutionnalité la règle de la
liberté d’entreprendre, cet énoncé n’y figurant pas (considérants 5 à 7).
Il dégage ensuite les normes contenues dans le texte
voté (nouveaux articles L. 1233-57-9 à L. 1233-57-22 du Code du travail et L.
771-1 à L. 773-3 du Code de commerce). Il constate qu’ils permettent aux
« repreneurs [d’une entreprise] potentiels d’avoir accès aux informations
utiles relatives à l’établissement dont la fermeture est envisagée, sans pour
autant imposer la communication d’informations lorsque cette communication
serait susceptible d’être préjudiciable à l’entreprise cédante ou lorsque ces
informations porteraient sur d’autres établissements », et il en
conclut que « compte tenu de cet
encadrement, l’obligation d’information ne porte pas à la liberté d’entreprendre
une atteinte manifestement disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi »
(considérant 11). En conséquence, le texte correspondant est validé.
Par contre, la rédaction des articles L. 771-1, L. 772-2 et L. 773-2 en
tant qu’elle confie au Tribunal de commerce le pouvoir d’apprécier le caractère
sérieux des offres de reprise conduit « le juge à substituer son appréciation à celle du chef d’entreprise […]
pour des choix économiques relatifs à la
conduite et au développement de cette entreprise » (Considérant 20),
et ce faisant, méconnaît tant le droit de propriété que la liberté d’entreprendre,
et viole la Constitution.
En conséquence, le texte de loi promulgué devra être
amputé des dispositions concernées.
Cet exemple illustre la double création normative à
laquelle se livre le Conseil constitutionnel : création de la norme
constitutionnelle de la liberté d’entreprendre et concrétisation du droit de la
propriété, et extraction du texte voté par le Parlement des règles selon
lesquelles l’obligation d’informer doit s’entendre comme ne s’appliquant pas à
certaines informations, et l’appréciation du caractère sérieux d’une offre de reprise
d’un établissement relève du seul chef d’entreprise.
Cependant, ces deux créations ne revêtent pas la même
portée.
L’interprétation constitutionnelle n’a qu’une fonction
instrumentale dans l’opération qui consiste à définir la future norme législative
et la rédaction qui doit l’exprimer dans le texte de loi.
Ainsi, dans les deux cas, déclaration de conformité ou
de non-conformité, la norme effectivement applicable est celle qui découle de
la volonté du Conseil constitutionnel surtout si, dans le premier cas, il
assortit sa déclaration de conformité d’une réserve d’interprétation qui n’est
que la rédaction d’une norme nouvelle restreignant par précision, la portée de
celle issue de la volonté du Parlement.
Dans le second cas, il impose un veto au texte voté par le Parlement, à charge pour le Président de
la République de renvoyer le texte au Parlement pour une nouvelle lecture (Art.
23 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958).
On constate ainsi que la volonté du Conseil
constitutionnel se combine, en se heurtant le cas échéant, à celle du
Parlement, et ce faisant, ils sont bien co-créateurs de la loi, d’autant qu’en
s’imposant à toute autorité administrative et juridictionnelle (Art. 62C.), ses
décisions bénéficient de l’autorité de chose légiférée.
Le rôle législatif du Conseil constitutionnel découle,
non seulement de l’opération de contrôle à laquelle il doit se livrer, mais
plus profondément de l’esprit et de la logique des institutions de 1958, tels
qu’ils transparaissent au travers de ses multiples compétences.
B. Le Conseil constitutionnel rouage du pouvoir législatif
Le constituant de la Ve République a entendu
faire du Conseil constitutionnel un « rouage
presque permanent du pouvoir législatif »[13] ,
ce qui procède, selon une perspective historique de longue durée, de la volonté
de rétablir en France un parlementarisme dualiste abandonné par la IIIe
République au profit d’un parlementarisme moniste. On peut dire que 1958 est la
revanche de 1879, date de la déclaration de Jules Grévy qui, élu Président de la République après la démission
de Mac Mahon, renonçait à exercer
son pouvoir de dissolution de la Chambre des députés (dite Constitution Grévy)[14].
Dans le cadre d’un régime représentatif, la question
est de savoir comment s’exprime la volonté de la nation souveraine.
Le parlementarisme moniste réserve cette expression au
seul Parlement qui devient de ce fait la seule source véritable du pouvoir
politique, alors que le parlementarisme dualiste la répartit entre le Parlement
et le chef de l’exécutif, à savoir depuis 1958 le Président de la République.
Cette double expression de la volonté du souverain est
évidente depuis 1962 avec l’élection du Président au suffrage universel direct,
mais dès 1958 la Constitution s’était employée, non seulement à le faire élire
par un collège élargi, mais également à cantonner le Parlement au rôle que lui
avait assigné la Constitution par le contrôle des règlements des assemblées, et
celui des lois notamment organiques de façon à préserver l’espace politique de
l’exécutif.
Le Conseil constitutionnel s’est d’ailleurs bien gardé
de censurer le projet de loi référendaire du 28 octobre 1962 voté par le Peuple
sur le nouveau mode d’élection du Président de la République[15] en
décidant qu’il « résulte de l’esprit
de la Constitution qui a fait du Conseil constitutionnel un organe régulateur
des pouvoirs publics que les lois que la Constitution a entendu viser dans son
article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement ».
Il s’agit bien de réguler le pouvoir législatif, et si
l’on se réfère à la théorie de la séparation des pouvoirs, cette régulation
relève bien de ce pouvoir plus que du pouvoir judiciaire qui doit être, selon
le mot de Montesquieu, un pouvoir
neutre (sous-entendu politiquement neutre), d’ailleurs dans la Constitution de
1958, ce pouvoir judiciaire n’est qu’une « autorité » (titre Viii).
Il n’est pas inutile de rappeler que dans la première Constitution française de
1791, la mère de nos constitutions ! seuls le Corps législatif et le Roi
sont représentants de la nation à l’exclusion du pouvoir judiciaire pourtant
délégué à des juges élus (titre III, Article premier).
Les autres compétences du Conseil constitutionnel
confirment son appartenance à la sphère traditionnelle du pouvoir législatif.
Il s’agit :
– du contrôle de la régularité de l’élection des
membres du Parlement antérieurement confié à l’assemblée elle-même, et c’est
précisément les abus relevés dans cette fonction qui ont justifié son
transfert au Conseil constitutionnel[16] ;
– du rôle du Conseil dans l’organisation et le contrôle
de la régularité de la campagne électorale et l’élection du Président de la
République, ce qui est éminemment politique.
Un ancien Président du Conseil constitutionnel révélait
que la régularité du compte de campagne du Président élu en 1995 était
contestable, mais que le Conseil n’avait pas voulu annuler son élection pour
des raisons politiques évidentes[17].
Sauf à se replacer hors de la réalité, il est difficile
de voir dans cette attitude une fonction juridictionnelle[18] !
En matière d’article 16C., le Conseil constitutionnel
est directement associé, fusse de manière exclusivement consultative, à l’exercice
de l’ensemble des pouvoirs d’Etat et donc au pouvoir législatif.
Ainsi, le texte et la logique constitutionnels
confèrent au Conseil constitutionnel dès 1958 un rôle de co-législateur en le
faisant participer à l’ensemble du pouvoir législatif tel que conçu et pratiqué
depuis 1789. Il est frappant de constater une continuité certaine avec le
système envisagé par Sieyès en
1795 de jurie constitutionnaire et réalisé par les deux Napoléon avec le Sénat institué gardien de la Constitution
par sénatus-consultes. A chaque fois,
il s’agissait de réagir à une période de troubles politiques dans laquelle le
Parlement avait sa part.
De plus, contrairement à ce qui est régulièrement
soutenu, l’évolution de la Ve République n’a pas conduit le Conseil
Constitutionnel à affirmer son statut de juridiction.
II. Le renforcement progressif de la fonction législative du Conseil constitutionnel
Il est avéré qu’en 1958 le Conseil constitutionnel fut
conçu comme une institution destinée à faire respecter par le Parlement l’équilibre
des pouvoirs voulu par les constituants, et notamment à le cantonner dans les
limites fixées par les articles 34 et 37 alinéa 2 de la Constitution sur le
domaine de la loi et 49 et 50 de la Constitution sur la mise en jeu de la
responsabilité du gouvernement. Or, progressivement tout en s’acquittant de
cette seconde mission par le contrôle du règlement des assemblées, il s’est
affranchi des limites de la première par une pratique (nous hésitons à utiliser
le mot habituel de jurisprudence !) constructive qui a été confortée par
les révisions constitutionnelles.
A. La pratique du
Conseil constitutionnel et l’extension de sa fonction législative
Le Conseil s’est libéré de son rôle de protecteur de l’exécutif,
d’une part en approfondissant son pouvoir de contrôle sur les textes
législatifs, et d’autre part en élargissant le domaine de la loi.
Deux dates symboliques illustrent ce double mouvement,
1971 et 1982.
i. 1971 et l’approfondissement du contrôle du législateur
La décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971[19]
déclarant inconstitutionnelles les dispositions principales de la loi modifiant
celle du 1er juillet 1901 sur la liberté d’association est trop
connue pour être commentée ici. On rappellera, pour notre propos, qu’elle eut
une double conséquence.
Le Conseil sous l’apparence d’un contrôle du Parlement
censure en réalité le gouvernement qui était à l’origine du texte de loi. Il s’affranchit
ainsi de manière ostensible du rôle de « chien de garde » de l’exécutif que les constituants de 1958
lui avaient assigné. Mais, plus important pour l’avenir, il élargit
considérablement le référentiel constitutionnel de son contrôle en y incluant
le préambule de la Constitution, y compris la déclaration de 1789, le préambule
de 1946, s’y adjoindront ultérieurement, la Charte de l’environnement, et des
principes qu’il découvre lui-même comme les principes fondamentaux reconnus par
les lois de la République et les principes constitutionnels. Allant plus loin,
il ne s’en tient pas aux textes même subsumés en principes, il sonde la
prétendue volonté du constituant en dégageant des « objectifs de valeur constitutionnelle » qui bornent la liberté
du Parlement de voter certaines dispositions.
Ces textes, principes et objectifs dont la
signification normatrice est largement indéterminée ouvrent au Conseil une
marge d’interprétation considérable, et celle-ci étant affaire plus de volonté
que de technique, lui permet d’imposer sa volonté au législateur constitué qu’est
le Parlement et renforce son rôle de co-législateur.
ii. 1982 et l’élargissement du domaine de la loi
Par sa décision n° 82-143-DC du 30 juillet 1982 sur le
blocage des prix des revenus[20], le
Conseil constitutionnel affranchit le Parlement de la limite fixée par l’article
34 de la Constitution en déclarant « que
par les articles 34 et 37 al. 1er, la constitution n’a pas entendu
frapper d’inconstitutionnalité une disposition de nature réglementaire contenue
dans une loi ». En élargissant le domaine de la loi, il accroît du
même coup son propre pouvoir de contrôle qu’il avait déjà approfondi, sans pour
autant se priver des possibilités de censure tirées des articles 34 et 37C. al.
1 par le truchement de sa saisine au titre des articles 37C. al. 2 et 41C. lui
permettent de déclasser une loi déjà votée et de récuser une proposition de loi
ou un amendement[21].
On constate ainsi que le Conseil modifie l’équilibre
entre les pouvoirs législatif et exécutif défini en 1958 au profit du premier,
et du même coup à son propre avantage renforçant d’autant son rôle législatif.
Cet « activisme » du
Conseil constitutionnel, pour reprendre l’expression des commentateurs, fut d’ailleurs
facilité par le constituant lui-même.
B. Les révisions
constitutionnelles et l’extension du rôle législatif du Conseil constitutionnel
Deux révisions sont pertinentes à cet égard, celle du
29 octobre 1974 élargissant les possibilités de saisine du Conseil et celle du
23 juillet 2008 créant la question prioritaire de constitutionnalité (Qpc).
La possibilité pour 60 députés ou 60 sénateurs de
saisir le Conseil d’un texte que leur assemblée vient d’adopter, a décuplé son
influence sur la production législative. De 1959 à 1974, on compte simplement 9
saisines au titre de l’article 61C. al. 2 dont 6 par le Premier Ministre pour
violation de l’article 34C., contre 588 de 1975 au 24 octobre 2012, soit un
passage d’une moyenne annuelle de 0,375 à 14,7[22].
On voit qu’il s’agit d’un changement d’échelle qui
exprime une modification du rôle du Conseil. Il est devenu un arbitre entre le
gouvernement et sa majorité parlementaire et l’opposition. Compte tenu de la
marge de manœuvre qu’il s’est octroyé par sa pratique du contrôle ainsi qu’il a
été dit, il peut, au final, leur imposer son point de vue sur le contenu de la
législation.
Ce pouvoir se manifeste particulièrement en cas d’alternance
politique (VIIe et XIIe législature) qui génère une
activité législative de rupture, alors que les membres de Conseil ont été
majoritairement nommés par l’ancienne équipe au pouvoir.
Certes, il a toujours évité de se heurter de front à la
nouvelle majorité tout en s’efforçant d’atténuer l’impact des lois les plus
controversées, par exemple en renforçant les conditions d’indemnisation des
actionnaires des entreprises nationalisées (déc. n° 81-132 DC du 16 janvier
1962), ou en atténuant les contraintes pesant sur les chefs d’entreprises (déc.
n° 2014-612 DC du 25 mars 2014).
Il ne manque pas alors de rappeler de manière
cathartique qu’il ne dispose pas « d’un
pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que le Parlement »
tout en usant quand bon lui semble de son pouvoir de sanctionner l’erreur
manifeste d’appréciation du Parlement qu’il apprécie discrétionnairement !
La décision n° 2014-709 DC relative à la délimitation
des circonscriptions aux élections régionales et départementales et modifiant
le calendrier électoral est caractéristique. Il décide que la répartition des
sièges entre les sections départementales n’est pas une erreur manifeste d’appréciation,
alors que pour 99 999 habitants un département a 2 sièges (1 pour
49 999) et pour 100 000 habitants 4 sièges (1 pour 25000) !
Même si l’intervention du Conseil n’est que seconde par
rapport à celle du Parlement et s’il doit justifier d’une référence
constitutionnelle, son pouvoir paraît bien être de même nature.
La création de la Qpc
n’a pas fait basculer le Conseil constitutionnel du côté du pouvoir judiciaire,
bien au contraire, elle a renforcé son rôle législatif dans la mesure où, à son
contrôle a priori antérieur, s’ajoute un contrôle a posteriori de la loi[23].
Certes, formellement, le traitement des Qpc se calque encore plus étroitement que
le contrôle a priori sur la procédure
judiciaire : respect du contradictoire, audience publique, présence et
audition des avocats, mais il ne s’agit que d’un formalisme moins important que
l’élargissement de l’influence du Conseil sur le contenu de la législation en
vigueur.
En effet, si le traitement de la Qpc s’articule sur une instance
juridictionnelle, il n’en a pas la nature et ne saurait être assimilé à une
question préjudicielle car :
– la question doit être traitée avant même que le juge
fasse son « office de juridiction »[24] ;
– l’extinction de l’instance avant que le Conseil ne
statue ne le dessaisit pas ;
– si le juge au fond estime que le Conseil s’est déjà
prononcé, même par son contrôle a priori, il refuse de lui transmettre la
question ;
– le Conseil se prononce de manière déconnectée du
litige que doit trancher le juge.
Ainsi, la saisine par Qpc
n’est pas une procédure juridictionnelle, et son contrôle a posteriori n’est pas d’une nature différente de son contrôle a priori[25].
Si le Conseil déclare la loi inconstitutionnelle, elle
est abrogée ou modifiée par une abrogation partielle avec, le cas échéant, un
effet différé permettant au parlement de la remplacer, ce qui lui donnera l’occasion
d’intervenir une nouvelle fois.
Autrement dit, suite à la décision sur Qpc, la législation se trouve modifiée du
fait du Conseil.
Son rôle législatif se trouve donc renforcé du fait de
la Qpc. D’ailleurs, si l’on se
réfère à la riche histoire constitutionnelle française, la Qpc n’est pas sans rappeler la technique
du référé législatif mis en place par les constitutions de 1791 et de 1795[26]. S’il
y a un désaccord entre les juges sur l’application de la loi à un litige, la
question « devra être soumise au
Corps législatif, qui portera son décret déclaratoire de la loi auquel le
Tribunal de cassation sera tenu de se conformer ».
Si la procédure n’est pas identique, l’esprit est le
même, à savoir, qu’en cas de doute des juges sur le sens et l’applicabilité d’une
loi, la juridiction suprême renvoie la question au législateur. Dans le cas de
la Qpc, si le juge et en dernier
lieu le juge suprême doute du bien fondé au regard de la Constitution, de l’application
d’une loi au litige dont il est saisi, il s’en réfère au législateur, ici le
Conseil constitutionnel, qui, au final, définit la règle législative
applicable.
Ainsi, le mécanisme de la Qpc se comprend sans avoir besoin de recourir à une
quelconque nature juridictionnelle du Conseil constitutionnel.
Si l’on attache de l’importance au respect de « la frontière entre la décision
juridictionnelle et la décision politique »[27], il
est nécessaire de reconnaître que celles du Conseil constitutionnel se situent
du côté politique, ce qui conduit à s’interroger légitimement sur sa
composition.
Dans un régime fondé sur la souveraineté nationale, il
est nécessaire que ceux qui participent au pouvoir législatif, en soient, au
moins indirectement, l’expression, et de ce point de vue, la désignation des
membres du Conseil constitutionnel par des élus se justifie. Si l’on veut bien
considérer que la nation ne se réduit pas au corps électoral du moment, la
présence de droit des anciens présidents de la République, pourtant si
critiquée, n’est pas aberrante.
Du reste, la référence au recours pour excès de
pouvoir, qui a incontestablement inspiré le Conseil pour le contrôle de
constitutionnalité des lois, conforte la situation actuelle.
Il ne faut pas oublier que la régularité des actes
administratifs est appréciée par l’Administration elle-même[28].
Pourquoi la régularité des lois ne serait-elle pas appréciée par des personnes
nommées par ceux qui sont chargés de proposer et de voter la loi ?
L’important est que le rôle d’arbitre des membres du
Conseil Constitutionnel entre le Parlement et le gouvernement, la majorité et l’opposition,
soit garanti, à la fois par leur indépendance et leur connaissance des enjeux
politiques.
Finalement, les dispositions actuelles sur le Conseil
constitutionnel ne sont pas si mauvaises et les modifier ne s’impose pas.
[1] L’expression est de Marcel Waline dans son introduction à la première édition de l’ouvrage
Les grandes décisions du Conseil
Constitutionnel(Gdcc) ; Paris, Sirey ;
1975. La même thèse est soutenue par les co-auteurs de l’ouvrage dans les
éditions successives, Louis Favoreu
et Loïc Philip, ainsi que par la
plupart des auteurs écrivant sur le Conseil Constitutionnel.
[2]V. par
exemple Larche Jean, « Le
Conseil constitutionnel organe du pouvoir d’Etat » inAjda ; 1972 ; p. 136.
[3] CC, déc. n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Loi constitutionnelle modifiant le régime
de l’élection du président de la République.
[4] Goguel
François, « Le Conseil constitutionnel » in Rdp ; 1979 ;
p. 5 et s. et Luchaire
François, « Le Conseil constitutionnel est-il une juridiction » in Rdp ;
1979 ; p. 27 et s.
[7] Rousseau
Dominique, Droit du contentieux
constitutionnel ; Paris, Montchrestien ; 2010 ; 9e
éd., p. 47.
[8] Dord Olivier,
« La Qpc et le
parlement : une bienveillance réciproque » inLes Nouveaux Cahiers du
Conseil Constitutionnel (Nccc) ; Paris, Dalloz ;
2013 ; n° 38, p. 36.
[9] L’expression de « co-législateur organique » se rencontre sous la plume de
Georges Bergougnous : « Le Conseil Constitutionnel et le législateur »
in Nccc ;op. cit. ; p. 12.
[10] Sur cette question de l’interprétation des textes
juridiques, v. notamment :
– Amselek Paul, « Norme et Loi » inArchives
de philosophie de droit ; 1980 ; t. 25, p. 89-107.
– Côte Pierre-André, « Le mot “chien” n’aboie pas :
réflexions sur la matérialité de la loi » inMélanges Paul Amselek ; Bruxelles, Bruylant ;
2005 ; p. 279.
– Troper
Michel, « Les effets du contrôle de constitutionnalité des lois sur le
droit matériel » in ibid. ;
p. 751.
[11] Troper
Michel, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la
supralégalité constitutionnelle » in
Recueil d’études en hommage à Charles Eisenmann ;
Paris, éd. Cujas ; 1975 ; p. 133.
[12]V. CC, n°
81-132 DC du 16 janvier 1982, Loi de
nationalisation et CC, n° 82-139 DC du 11 février 1982, Loi de nationalisation.
[13] Expression de Bernard Chenot
devant l’Académie des sciences morales et politiques citée par Bergougnous Georges, Nccc ;op. cit. ; p. 15.
[14] Sur les notions de parlementarisme dualiste et
moniste, v. notamment Hauriou André, Droit constitutionnel et institutions politiques ; Paris,
Montchrestien ; 1968 ; p. 678.
[15] CC, déc. n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, préc.
[16] Jean-Eric Gicquel
écrit que « le Conseil
constitutionnel entretient avec le mandat parlementaire des relations nourries,
diversifiées et subtiles » ; « Le Conseil constitutionnel et
le mandat parlementaire » inNccc ;
2013 ; n° 38 ; p. 82.
[17] Dumas
Roland, Politiquement incorrect, secrets
d’Etat et autres confidences ; Paris, Le Cherche Midi ; 2015 ;
p. 483.
[18] On notera que le seul compte de campagne d’un candidat
à la présidence de la République déclaré irrégulier fut jusqu’à présent, celui
d’un battu, ce qui est « politiquement
correct ».
[19] CC, déc. n° 71-44 DC du 1er juillet 1901, Liberté d’association.
[20] CC, déc. n° 82-143 DC du 30 juillet 1982, Loi sur le blocage des prix.
[21]V. l’argumentation
du Conseil constitutionnel, Considérant 11 et le commentaire de Louis Favoreu et Loïc Philip inGdcc ;
4e éd.
[22] Chiffres cités par Benetti
Julie, « La saisine parlementaire au titre de l’article 16 de la
constitution » in Nccc ; 2013 ; n° 38, p. 98.
[23] Sur la question de la Qpc,
v. le dossier « La question
prioritaire de constitutionnalité » inNccc ;
2010 ; n° 29.
[28] ) L’Assemblée du contentieux du
Conseil d’Etat, formation de jugement suprême, ne comprend qu’une minorité de
membres de la section du contentieux.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
Voici la 37e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du premier livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.
L’extrait choisi est celui du commentaire par Mme Julia Schmitz (avec la complicité du prof. Sorbara) de La théorie de l’Institution & de la Fondation – essai de vitalisme social- par le doyen Maurice Hauriou.
– Nombre de pages : 388 – Sortie : décembre 2013 – Prix : 59 €
ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
ISSN : 2272-2963
La théorie de l’Institution & de la Fondation – essai de vitalisme social- par Maurice HAURIOU
in 4e des Cahiers de la Nouvelle journée (La cité moderne et les transformations du droit), 1925 (p. 02 et s.).
Les institutions représentent dans le droit, comme dans
l’histoire, la catégorie de la durée, de la continuité et du réel ; l’opération
de leur fondation constitue le fondement juridique de la société et de l’Etat.
La théorie juridique de l’institution, qui serre de près la réalité historique,
a été lente à s’organiser. Elle n’a trouvé sa véritable assiette que lorsque le
terrain a été déblayé par la querelle du contrat social et par celle de l’objectif
et du subjectif. La querelle du contrat social et de l’institution est
maintenant jugée. Rousseau avait
imaginé que les institutions sociales existantes étaient viciées parce que
fondées sur la force pure et qu’il fallait les renouveler par le contrat social
instrument d’un libre consentement. Il avait confondu la force avec le pouvoir.
Les institutions sont fondées grâce au pouvoir, mais celui-ci laisse place à
une forme du consentement ; si la pression qu’il exerce ne va pas jusqu’à
la violence, l’assentiment donné par le sujet est valable juridiquement : coactus voluit, sed voluit. Tout le
monde est d’accord aujourd’hui que le lien social étant naturel et nécessaire,
ne saurait être analysé qu’en un coactus
volui.
L’institution est donc sortie
triomphante de cette première épreuve, mais une autre l’attendait : la
querelle de l’objectif et du subjectif. Le premier débat avait servi à préciser
le degré de consentement qui subsiste dans les institutions, le second allait
servir à déterminer le degré d’objectivité, c’est-à-dire d’existence propre, qu’il
y a en elles.
Autant il nous serait
inutile de revenir sur la querelle du contrat social, autant il sera utile, au
contraire, d’exposer celle de l’objectif, qui n’est pas complètement vidée, et
laquelle la théorie de l’institution, qui s’est achevée pendant le débat, vient
peut-être apporter une solution. Cet exposé nous tiendra lieu d’introduction.
Des définitions
préalables sont nécessaires.
Les juristes entendent
par droit subjectif tout ce qui, dans le droit, se maintient par la volonté
consciente de sujets déterminés, par exemple, les situations contractuelles,
les dispositions testamentaires dites de dernière volonté : ils entendent,
au contraire, par droit objectif tout ce qui, dans le droit, se maintient sans
le secours de la volonté consciente de sujets déterminés et qui, ainsi, semble
se maintenir par soi-même, par exemple une règle de droit coutumière.
Si l’on va au fond des
choses, les situations juridiques qui semblent se maintenir par elles-mêmes
sont, en réalité, liées à des idées qui persistent d’une façon subconsciente
dans les esprits d’un nombre indéterminé d’individus. Les idées subconscientes
sont celles qui vivent dans les cadres de notre mémoire sans être actuellement,
pour nous, des volontés conscientes ; ce sont des idées que nous avons
perçues, que nous avons emmagasinées, puis que nous avons perdues de vue ;
elles vivent cependant en nous et même elles influent à notre insu sur nos
jugements et sur nos actes, de la même façon que peut agir l’ambiance des
objets familiers. Ce sont des objets qui habitent en nous.
Ainsi, le subjectif se maintient
par nos volontés conscientes et l’objectif par nos idées subconscientes. Cela
dit, abordons l’exposé de la querelle du droit subjectif et du droit objectif.
Depuis toujours, et
instinctivement, les juristes avaient admis, dans le système juridique, la
coexistence d’éléments subjectifs et d’éléments objectifs : la personnalité
juridique, les droits subjectifs, les actes juridiques constituaient le premier
groupe ; l’ordre public et ce qu’on appelait la « réglementation », c’est-à-dire,
la masse des lois, des règlements et des coutumes, constituaient le second. Ce
dualisme, correspondant à celui de la volonté consciente et de l’idée
subconsciente, constituait un sage compromis.
Vers le milieu du
dix-neuvième siècle, ce compromis fut dénoncé par l’organisation d’un système
ultra-subjectiviste qui, cinquante ans plus tard, provoqua la formation d’un
système ultra-objectiviste et c’est ainsi que s’engagea la querelle.
Le système subjectiviste
s’édifia sur la base de la personnalité juridique, en annexant aux personnes
individuelles les personnes morales corporatives et, la plus notable de toutes,
la personne Etat. On eut la prétention de faire de ces personnes et de leurs
volontés subjectives le support de toutes les situations juridiques durables et
même des normes des règles du Droit. Des auteurs allemands, Gerber, Laband,
Jellinek, pour faire entrer de
force la « réglementation » dans le système du droit subjectif, imaginèrent de
ramener les règles du droit à des volontés subjectives de la personne Etat.
En ce qui concernait les
règles légales, la conception n’était pas nouvelle : Rousseau avait déjà défini la loi comme
étant l’expression de la volonté générale, laquelle paraît bien, dans sa
pensée, avoir signifié la volonté de la personne Etat. Mais cette conception
était restée dans le domaine de la philosophie politique et c’était une
imprudence à des juristes de la transporter dans le domaine du droit en la
généralisant. Si les lois et les règlements élaborés par des organes de l’Etat
pouvaient, à la rigueur, être considérés comme des volontés conscientes de
celui-ci, ou, tout au moins, comme des volontés du législateur ou du
gouvernement, en revanche, il était bien impossible de rattacher à la volonté
de l’Etat les règles coutumières, qui ne sont l’œuvre d’aucun organe étatique,
et dont beaucoup sont antérieures à l’âge de l’Etat moderne. Sans doute, au
milieu du dix-neuvième siècle, l’âge de la coutume pouvait sembler révolu ;
en France, elle avait été abolie comme source du droit par le code civil, en
Allemagne, elle paraissait condamnée, mais c’était une illusion, en Allemagne
même elle allait faire un retour offensif lors de la rédaction du nouveau code
civil et, dans tous les pays Anglo-Saxons, sous le nom de common-law, la coutume générale demeurait extrêmement vivante. La
tentative d’accaparement de toute la réglementation par le droit subjectif
devait donc échouer.
Il y avait un autre
écueil. L’Etat n’a pas toujours existé, c’est une formation politique de fin de
civilisation ; les sociétés humaines ont vécu bien plus longtemps sous le
régime des clans, des tribus, des seigneuries féodales que sous le régime d’Etat.
Avec ces formations primaires, ou bien le droit était coutumier, ou bien il
émanait du pouvoir du chef, en aucun cas, il n’était l’expression de la volonté
de personnes morales qui n’existaient pas. Fallait-il aller jusqu’à dire que le
droit du clan ou le droit tribal ou le droit seigneurial n’étaient pas du droit
véritable ou, plus simplement, qu’avant l’avènement de l’Etat la règle de droit
n’existait sous aucune forme ?
C’est même jusqu’à l’avènement
de la personnalité morale de l’Etat que la règle de droit n’eût pas existé,
puisqu’elle devait être une volonté subjective de celle-ci. Or, les Etats
passent généralement par une longue période de formation politique avant que n’apparaisse
leur personnalité juridique ; pendant cette longue période, le droit de l’Etat
lui-même n’eût pas existé. Cette conséquence ne fit pas reculer Jellinek qui déclara :
« la naissance, la vie et la mort des
Etats ne relèvent que de l’histoire », c’est-à-dire, tout ce qui n’est pas
manifestation de volonté de la personne morale Etat ne relève pas du Droit.
L’offensive dirigée
contre la réglementation devait d’autant plus se retourner contre le système
subjectiviste que celui-ci cachait plus d’une faiblesse. Il prétendait assurer
la continuité des situations juridiques en les faisant soutenir par les
personnes juridiques, or il n’avait pas une bonne théorie de la personnalité.
Il faisait un effort pour échapper à la doctrine de la fiction en ce qui
concernait les personnes corporatives, mais, en donnant à toute personnalité le
substratum de la puissance de volonté
(Willensmacht), d’abord, il n’en
expliquait pas d’une façon convaincante la continuité, car la puissance de volonté
peut être entendue comme discontinue, ensuite, il tombait dans le piège d’une
objection dirimante ; il ne pouvait justifier la personnalité reconnue à l’infans et au fou, qui n’ont pas de
volonté raisonnable.
La critique avait beau
jeu et une réaction était inévitable qui allait être la revanche de l’objectif.
Par une sorte de logique des choses, le nouveau système allait prendre pied
dans cette « réglementation » si maladroitement annexée au droit subjectif. Ce
fut le système de la règle de droit objective de Léon Duguit.
La thèse nouvelle fut
aussi absolue que celle à laquelle elle s’opposait. Ce fut le tout à l’objectif
dressé contre le tout au subjectif. La règle de droit, considérée comme chose
existant en soi, devint le support de toute existence juridique, à la place de
la personne juridique niée et rejetée comme un concept sans valeur, non
seulement en ce qui concerne les institutions corporatives, mais même en ce qui
concerne les individus ; il n’y eut plus de centre subjectif de droits
subjectifs, toute vertu juridique fut concentrée en la règle de droit ;
les actes des hommes ne purent produire d’effet de droit que par leur
conformité à la règle ; l’application de la règle de droit ne produit, d’ailleurs,
en principe, que des situations juridiques objectives, sauf lorsqu’elle-même
admet l’intervention d’actes individuels qui, avec sa permission, engendrent de
brèves situations subjectives ; la masse des situations objectives, par
leur nombre et par leur durée, l’emporte de beaucoup en importance sur celle
des situations subjectives et des droits subjectifs qui en naissent.
Ce système du droit
objectif n’était pas venu seul, il avait suivi le flot propice du système
sociologique de Durkheim qui, lui
aussi, plaçait l’objectif au-dessus de tout en établissant le milieu social
au-dessus des consciences individuelles ; la parenté est évidente ;
la règle de droit n’était elle-même qu’un produit du milieu social, une règle
acceptée comme obligatoire par « la masse des consciences », la masse des
consciences assumait la direction du droit à la place de la conscience
individuelle.
Le système est, d’ailleurs,
inacceptable parce qu’il dépasse le but. Il ne se borne pas à faire de la règle
de droit un élément de continuité pour les institutions sociales, il prétend en
faire l’élément formateur ; or, s’il est vrai que les règles de droit
sont, pour les institutions, un élément de conservation et de durée, on ne
saurait en conclure qu’elles soient l’agent de leur création. C’est là tout le
problème : il s’agit de savoir où se trouve, dans la société, le pouvoir
créateur ; si ce sont les règles du droit qui créent les institutions ou
si ce ne sont pas plutôt les institutions qui engendrent les règles du droit,
grâce au pouvoir de gouvernement qu’elles contiennent. C’est sur cette question
de l’initiative et de la création que le système de la règle de droit objective
vient échouer ; admettre la création des institutions sociales par la
règle de droit serait admettre leur création par le milieu social, qui est
censé créer la règle de droit elle-même. C’est là une contre-vérité par trop
évidente ; le milieu social n’a qu’une force d’inertie qui se traduit par
un pouvoir de renforcement des initiatives individuelles quand il les adopte
ou, au contraire, d’inhibition et de réaction quand il les réprouve, mais il n’a
par lui-même aucune initiative ni aucun pouvoir de création ; il est
impossible qu’il sorte de lui une règle de droit créatrice qui, par hypothèse,
serait antérieure à ce qu’il s’agirait de créer. Ajoutons, d’ailleurs, que le
milieu social fût-il doué d’un pouvoir créateur, la règle de droit serait un
déplorable instrument de création, parce que c’est un principe de limitation qu’il
y a en elle. Les règles du droit sont des limites transactionnelles imposées
aux prétentions des pouvoirs individuels et à celles des pouvoirs des
institutions ; ce sont des règlements anticipés de conflits. Les
définitions révolutionnaires font nettement apparaître ce caractère : « l’exercice des droits naturels de chaque
homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la
jouissance des mêmes droits, ces bornes ne peuvent être déterminées que par la
loi » (Déclaration des droits, article 4). Ainsi le rôle du législateur est
celui d’un agrimentor qui pose des
bornes entre des champs d’activité ; les lois organiques des libertés
individuelles, la loi sur la presse, la loi sur les associations, les lois sur
la liberté de l’enseignement, toutes les lois civiles sur la liberté des
contrats ou sur le libre usage de la propriété individuelle, même dans celles
de leurs dispositions qui paraissent constructives, ne sont en réalité que des
bornes et des limites. De là, la maxime traditionnelle de l’ordre individualiste
que « tout ce qui n’est pas défendu par
la loi est permis », ou mieux, que « tout
ce qui n’est pas défendu par la loi, et qui est œuvre de volonté individuelle,
est valable juridiquement » (Déclaration des droits, articles 4 et 5).
Nous aurons plus loin l’occasion
de revenir sur ces idées fondamentales, nous en avons assez dit pour le moment.
On saisit tout ce que le système de la règle de droit contient de dangereuses
contre-vérités ; il faudrait désormais poser le principe inverse de celui
sur lequel a toujours reposé l’ordre individualiste et dire : « tout ce qui n’est pas permis par la règle de
droit ou tout ce qui n’est pas conforme à une règle de droit préexistante est
inefficace juridiquement ». Outre le caractère nettement anti-individualiste
d’un pareil principe, il convient de remarquer son infécondité ; toutes
les créations nouvelles de la pratique sociale resteraient en dehors du droit
pendant un nombre indéterminé d’années parce que, n’étant plus conformes à la
règle de droit ancienne, et n’étant pas davantage conformes à une règle de
droit nouvelle qui ne naîtra que lorsque le milieu social se sera ému, elles resteraient
entre deux selles.
On touche du doigt l’erreur
fondamentale de toute cette construction : elle consiste à prendre la
réaction pour l’action et la durée pour la création ; ce sont les éléments
subjectifs qui sont les forces créatrices et qui sont l’action ; les
éléments objectifs, la règle de droit, le milieu social, l’ordre public, ne
sont que des éléments de réaction, de durée et de continuité ; attribuer
aux uns le rôle des autres, c’est mettre la maison à l’envers.
Il faut renvoyer dos à dos
le système du tout au subjectif et celui du tout à l’objectif, l’un a pris l’action
pour la durée et l’autre la durée pour l’action. D’ailleurs, par une aventure
assez plaisante, tous les deux ont été conduits à reléguer dans l’histoire des
éléments importants qu’ils ne savaient comment faire entrer dans leur
construction juridique. Le système subjectiviste a déclaré que la naissance des
Etats n’appartient qu’à l’histoire, ce qui est retrancher du Droit l’opération
de leur fondation ; le système objectiviste, de son côté, est conduit à
admettre que la formation des règles du Droit n’appartient qu’à l’histoire,
puisque la règle n’a rien de juridique jusqu’à ce qu’elle soit acceptée comme
obligatoire par la masse des consciences, ce qui demande du temps. Des deux
côtés, l’opération de fondation est laissée pour compte, aussi bien celle de la
fondation des Etats que celle de la fondation des règles de droit ; on
relègue ainsi hors du droit les fondements du Droit, car, d’une part, nous l’avons
déjà observé, les fondements ne sont que des fondations continuées, et d’autre
part, on admettra bien que le fondement de l’Etat et celui de la règle de Droit
sont des fondements du Droit. En vertu de la logique qui gouverne les
mouvements d’idées, il était naturel que la théorie de l’institution et de la
fondation, qui succède historiquement aux systèmes subjectiviste et
objectiviste, prît pied dans la matière de la fondation des institutions, que
les deux systèmes antagonistes avaient également sacrifiée ; son objet essentiel
est de démontrer que la fondation des institutions présente un caractère
juridique et qu’à ce point de vue les fondements de la durée juridique sont
eux-mêmes juridiques. Elle a, d’ailleurs, profité de la querelle du subjectif
et de l’objectif : elle admet le dualisme de ces états, car elle voit,
dans cette opposition, moins des éléments tranchés que des états différents,
par lesquels peuvent passer, suivant les moments, soit une institution
corporative, soit une règle de droit.
Les grandes lignes de
cette nouvelle théorie sont les suivantes : une institution est une idée d’œuvre
ou d’entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social ;
pour la réalisation de cette idée, un pouvoir s’organise qui lui procure des
organes ; d’autre part, entre les membres du groupe social intéressé à la
réalisation de l’idée, il se produit des manifestations de communion dirigées
par les organes du pouvoir et réglées par des procédures.
Il y a deux types d’institutions,
celles qui se personnifient et celles qui ne se personnifient pas. Dans les
premières, qui forment la catégorie des institutions-personnes ou des corps
constitués (Etats, associations, syndicats, etc.),
le pouvoir organisé et les manifestations de communion des membres du groupe s’intériorisent
dans le cadre de l’idée de l’œuvre : après avoir été l’objet de l’institution
corporative, l’idée devient le sujet de la personne morale qui se dégage dans
le corps constitué. Dans les institutions de la seconde catégorie, qu’on peut
appeler des institutions-choses, l’élément du pouvoir organisé et des
manifestations de communion des membres du groupe ne sont pas intériorisés dans
le cadre de l’idée de l’œuvre, ils existent cependant dans le milieu social,
mais restent extérieurs à l’idée ; la règle de droit établie socialement
est une institution de ce second type ; elle est une institution parce qu’en
tant qu’idée elle se propage et vit dans le milieu social, mais, visiblement,
elle n’engendre pas une corporation qui lui soit propre ; elle vit dans le
corps social, par exemple dans l’Etat, en empruntant à celui-ci son pouvoir de
sanction et en profitant des manifestations de communion qui se produisent en
lui. Elle ne peut pas engendrer de corporation parce qu’elle n’est pas un
principe d’action ou d’entreprise, mais, au contraire, un principe de
limitation.
Les institutions naissent,
vivent et meurent juridiquement ; elles naissent par des opérations de
fondation qui leur fournissent leur fondement juridique en se continuant ;
elles vivent d’une vie à la fois objective et subjective, grâce à des
opérations juridiques de gouvernement et d’administration répétées, et, d’ailleurs,
liées par des procédures ; enfin, elles meurent par des opérations
juridiques de dissolution ou d’abrogation. Ainsi, elles occupent juridiquement
la durée et leur chaîne solide se croise avec la trame plus légère des
relations juridiques passagères. Nous étudierons, seulement, les
institutions-personnes ou institutions corporatives, nous analyserons leurs
éléments et observerons leur vie. On pourrait faire la même étude pour les institutions-choses,
particulièrement pour les règles de droit. L’espace nous manquerait pour ce
second exposé ; nous nous bornerons à signaler, chemin faisant, les
différences essentielles qui les séparent des institutions corporatives.
I.
Les éléments de toute
institution corporative sont, nous le savons, au nombre de trois : 1° l’idée
de l’œuvre à réaliser dans un groupe social ; 2° le pouvoir organisé mis
au service de cette idée pour sa réalisation ; 3° les manifestations de
communion qui se produisent dans le groupe social au sujet de l’idée et de sa
réalisation.
Rappelons aussi que, pour
nos institutions, il se produit un phénomène d’incorporation, c’est-à-dire d’intériorisation
de l’élément pouvoir organisé et de l’élément manifestations de communion des
membres du groupe, dans le cadre de l’idée de l’œuvre à réaliser, et que cette
incorporation conduit à la personnification. Elle y conduit d’autant plus
aisément qu’en réalité le corpus, qui
résulte de l’incorporation, est lui-même déjà un corps très spiritualisé ;
le groupe des membres y est absorbé dans l’idée de l’œuvre, les organes y sont
absorbés dans un pouvoir de réalisation, les manifestations de communion sont
des manifestations psychiques. Sous cet aspect, tous ces éléments sont plus
spirituels que matériels, et ce corps est de nature psycho-physique.
I.
L’élément le plus important de toute institution corporative est celui de l’idée del’œuvre à réaliser dans un groupement social ou au profit de ce groupement. Tout corps constitué est pour la réalisation d’une œuvre ou d’une entreprise. Une société anonyme est la mise en action d’une affaire, c’est-à-dire d’une entreprise de spéculation ; un hôpital est un établissement constitué pour la réalisation d’une idée charitable ; un Etat est un corps constitué pour la réalisation d’un certain nombre d’idées, dont les plus accessibles sont ramassées dans la formule suivante : « protectorat d’une société civile nationale, par une puissance publique à ressort territorial, mais séparée de la propriété des terres, et laissant ainsi une grande marge de liberté pour les sujets ».
Il ne faut pas confondre
l’idée de l’œuvre à réaliser qui mérite le nom « d’idée directrice de l’entreprise
» avec la notion du but, ni avec celle de la fonction. L’idée de l’Etat, par
exemple, est bien autre chose que le but de l’Etat ou la fonction de l’Etat.
Une première différence
entre le but d’une entreprise et l’idée directrice de celle-ci, c’est que le
but peut être considéré comme extérieur à l’entreprise, tandis que l’idée
directrice est intérieure à celle-ci. Une seconde différence, liée à la
première, est que, dans l’idée directrice, il y a un élément de plan d’action
et d’organisation en vue de l’action qui dépasse singulièrement la notion du
but. Quand on dit de l’idée de l’Etat qu’elle est celle du protectorat de la
société civile nationale, l’idée du protectorat éveille celle d’une certaine
organisation et d’un certain programme d’action ; si l’on parlait du but
de l’Etat, on dirait qu’il est la protection de la société civile nationale, ce
qui n’éveillerait plus que l’idée d’un résultat ; la différence entre le
programme d’action et le résultat traduit bien celle qui existe entre l’idée
directrice et le but. Il ne serait, même pas exact d’assimiler l’idée
directrice avec l’idée du « but à atteindre », car la première exprime à la
fois le but et les moyens à employer pour l’atteindre, tandis que la seule idée
du but ne vise pas les moyens.
Il ne faut pas non plus
confondre l’idée de l’œuvre à réaliser par une institution avec la fonction de
cette institution. L’idée de l’Etat dépasse singulièrement la notion des
fonctions de l’Etat. La fonction n’est que la part déjà réalisée ou, du moins,
déjà déterminée de l’entreprise ; il subsiste dans l’idée directrice de
celle-ci une part d’indéterminé et de virtuel qui porte au-delà de la fonction.
La séparation des deux domaines est frappante dans l’Etat ; il y a le
domaine de la fonction qui est celui de l’administration et du train déterminé
des services, il y a aussi le domaine de l’idée directrice qui est celui du gouvernement
politique, lequel travaille dans l’indéterminé. Et c’est un fait que le gouvernement
politique passionne les citoyens bien plus que la marche de l’administration,
de telle sorte que ce qu’il y a d’indéterminé dans l’idée directrice a plus d’action
sur les esprits que ce qui est déterminé sous forme de fonction.
L’idée directrice des
institutions corporatives autres que l’Etat ne saurait non plus être ramenée à
celle de fonction déterminée. Notre droit positif a eu, pendant longtemps, l’illusion
de croire possible cette réduction ; le droit administratif a essayé de
parquer dans une spécialité officielle les établissements religieux et charitables
en ce qui concerne l’acceptation des libéralités avec charges ; on refusait
à une fabrique d’église l’autorisation d’accepter une libéralité à charge d’aumônes,
à un hôpital l’autorisation d’en accepter une à charge d’ouverture d’école, etc. Le droit commercial, de son côté,
professait une sorte de spécialité des sociétés de commerce déterminée par
leurs statuts et l’immutabilité de ces statuts ; lorsque les compagnies
des grands réseaux créèrent des hôtels Terminus dans les gares, on se demanda
si elles ne sortaient pas de leur spécialité.
Des idées plus larges ont
prévalu, les hôtels Terminus sont restés ouverts ; la modification des
statuts des sociétés a été largement admise ; la spécialité des
établissements publics a été considérée comme une pure règle de police
administrative, d’ailleurs discutable. Là encore, le caractère indéterminé de l’idée
directrice l’a emporté sur la spécialité de la fonction déterminée. Les
Anglais, quant à eux, ont complètement écarté la spécialité fonctionnelle pour
leurs sociétés de commerce, toute société a vocation pour entreprendre n’importe
quelle espèce de spéculation commerciale, parce que son idée directrice est la
spéculation.
L’idée directrice de l’œuvre,
qui dépasse ainsi les notions de but et de fonction, serait plus justement
identifiée avec la notion d’objet. L’idée de l’entreprise est l’objet de l’entreprise,
car l’entreprise a pour objet de réaliser l’idée. Elle est si bien l’objet de l’entreprise
que c’est par elle et en elle que l’entreprise va s’objectiver et acquérir une
individualité sociale. C’est l’idée de l’entreprise, en effet, qui, en se
propageant dans les mémoires d’un nombre indéterminé d’individus, va vivre dans
leur subconscient d’une vie objective, la Banque
de France, la Ville de Paris, l’Etat lui-même.
L’idée se créera des
adhérents plus proches dans le groupe des gens intéressés à la réalisation de l’entreprise
parce qu’ils seront actionnaires ou sujets ; même dans ce groupe plus
immédiat des intéressés, elle sera encore d’ordinaire à l’état objectif dans le
subconscient. Sans doute, elle passera par intervalles à l’état subjectif dans
des manifestations de volonté conscientes, mais ce sera, en apparence du moins,
d’une façon discontinue, tandis que la hantise de l’idée objective, dans le
subconscient de la mémoire, sera continue.
Il n’est pas douteux que
l’idée objective ne sera pas classée dans toutes les mémoires avec la même
interprétation. Il faut distinguer soigneusement l’idée, envisagée en
elle-même, et les concepts subjectifs par l’intermédiaire desquels elle est
perçue par les esprits. Chaque esprit réagit sur l’idée et s’en fait un
concept. Les thèmes éternels de la passion aux prises avec le devoir ou la
raison ne sont pas traités par Racine
comme ils l’avaient été par Sophocle
ou Euripide ; une tragédie de
Racine n’est ni jouée ni comprise
au vingtième siècle de la même façon qu’au dix-septième siècle. Il en est de
même de l’idéal de la justice, il a été conçu de bien des façons successives.
On ne peut pas dire, cependant, qu’il n’y ait rien de persistant, de réel et d’objectif
dans l’idée de la justice, pas plus que dans celle du devoir ou dans celle de l’amour.
Malgré la glose
subjective dont l’enveloppent les concepts de chacun des adhérents, une idée d’œuvre
qui se propage dans le milieu social possède une existence objective et c’est,
d’ailleurs, cette réalité-là qui lui permet de passer d’un esprit à un autre et
de se réfracter différemment dans chacun sans cependant se dissoudre et s’évanouir.
On doit, se demander si
cette nature objective de l’idée est originaire et foncière. Si l’idée était la
création subjective de l’esprit d’un individu déterminé, on ne concevrait guère
comment elle pourrait acquérir le caractère objectif qui lui permettrait de
passer dans un autre esprit. Du moment que les idées passent d’un esprit à un
autre, elles doivent avoir, dès le début, une nature objective. En réalité, il
n’y a pas des créateurs d’idées, il y a seulement des trouveurs. Un trouvère,
un poète inspiré rencontre une idée à la façon dont un mineur rencontre un
diamant : les idées objectives existent d’avance dans le vaste monde,
incorporées aux choses qui nous entourent ; dans des moments d’inspiration,
nous les trouvons et les débarrassons de leur gangue.
Ces aperçus sur l’objectivité
originaire et foncière des idées, sur lesquels nous n’insistons pas, ne doivent
pas nous faire oublier l’étude du groupe humain qui, dans une institution
corporative, est intéressé à la réussite de l’idée directrice de l’entreprise. Il
n’y a pas d’institution corporative sans un groupe d’intéressés, dans l’Etat le
groupe des sujets et des citoyens, dans le syndicat le groupe des syndiqués,
dans la société anonyme le groupe des actionnaires. Ce groupement peut être
déterminé en partie par la contrainte d’un pouvoir, mais l’ascendant de l’idée
de l’œuvre et l’intérêt que les membres ont à sa réalisation jouent un grand
rôle en ce qu’ils expliquent ce que les adhésions ont de volontaire. Il s’agit
ici d’adhérents qui courent un risque personnel dans la réalisation ou la non
réalisation de l’entreprise.
Ce groupe des intéressés
est, avec les organes du gouvernement, le porteur de l’idée de l’entreprise. En
ce sens, on doit reconnaître que le groupe des membres de l’Etat est, en même
temps, celui des sujets de l’idée d’Etat et cette observation donne au mot «
sujet » une grande profondeur de signification ; cela veut dire que chaque
ressortissant porte en lui l’idée de l’Etat et qu’il est le sujet de cette
idée, parce qu’il a les risques et la responsabilité de sa réussite. Le sujet d’un
Etat est, en somme, comme un actionnaire de l’entreprise de l’Etat. Et c’est
cette situation du sujet qui engendre à la longue sa qualité de citoyen, parce
qu’étant exposé aux risques de l’entreprise, il est juste qu’il acquière, en
retour, un droit de contrôle et de participation au gouvernement de celle-ci.
Par cette analyse des
caractères du groupe des intéressés, nous rejoignons les idées qu’avait
exposées Michoud dans sa Théorie de la personnalité morale, dès
1906, avec cette différence essentielle, cependant, que le groupe des
intéressés n’est pas pour nous le seul porteur de l’idée de l’Etat, ou de l’idée
de l’entreprise corporative, quelle qu’elle soit, qu’il y a aussi les organes
de gouvernement avec leur pouvoir, ce qui, d’ailleurs, explique que l’idée de l’Etat
ait à son service un pouvoir de gouvernement autonome qui s’impose aux citoyens
eux-mêmes et auquel ils ne font que participer.
II.
Le second élément de toute institution corporative est, en effet, un pouvoir de gouvernement organisé qui est pour la réalisation de l’idée de l’entreprise et à son service. C’est ce qu’on appelle couramment l’organisation de l’institution, mais il est essentiel d’interpréter l’organisation en un pouvoir organisé, parce que le pouvoir étant lui-même une forme de la volonté, les organes n’étant plus envisagés que comme des pouvoirs de volonté, cela spiritualise l’élément humain de l’organisation.
Les bases de l’organisation
du pouvoir de gouvernement sont elles-mêmes toutes spirituelles, elles se
ramènent à deux principes, celui de la séparation des pouvoirs et celui du
régime représentatif.
Toute séparation des
pouvoirs est une séparation des compétences, choses spirituelles ; dans la
séparation de l’Etat moderne, le pouvoir exécutif a la compétence intuitive de
la décision exécutoire, le pouvoir délibérant la compétence discursive de la
délibération et le pouvoir de suffrage celle de l’assentiment. Sans doute, ces
compétences sont confiées à des organes humains, mais la meilleure preuve que
les organes sont subordonnés aux compétences, c’est la pluralité des organes
qui doivent se concerter entre eux pour exercer le même pouvoir ; pour l’exercice
du pouvoir exécutif, le Président de la République et les ministres, pour l’exercice
du pouvoir délibérant, les deux Chambres, pour celui du pouvoir de suffrage,
les électeurs d’une circonscription.
C’est à cette séparation
des pouvoirs, qui entraîne une séparation plus grande encore des organes, que
le pouvoir doit de n’être pas une simple force, d’être, au contraire, un
pouvoir de droit susceptible de créer du droit ; les séparations assurent
la suprématie des compétences sur le pouvoir de domination vers lequel, sans
cette précaution, les organes seraient portés.
Le principe du régime
représentatif répond à un autre besoin. Il faut que le pouvoir de gouvernement
d’une institution corporative agisse au nom du corps, que ses décisions
puissent être considérées comme celles du corps lui-même ; un corps n’est
rien sans ses organes et il ne veut que par eux, mais il faut que ceux-ci veuillent
pour lui et non pas pour eux-mêmes. Ce difficile problème est résolu par le
principe représentatif, qui,
lui-même, repose tout entier sur l’idée de l’œuvre à réaliser. Cette idée
directrice est supposée commune aux organes du gouvernement et aux membres du
groupe. Toute la technique de l’organisation représentative consistera à
assurer dans les faits la réalité de cette vision commune, d’une façon continue
si c’est possible, tout au moins d’une façon périodique.
La subordination de la
volonté dirigeante à l’idée de l’œuvre à réaliser peut se produire spontanément
dans la conscience hautaine d’un prince absolu, comme dans la conscience
assouplie d’un ministre soumis à l’élection populaire ; l’élection n’est
pas de l’essence du régime représentatif, mais elle est un élément naturel de
sa technique, parce qu’elle paraît une garantie de la communauté de vue entre
les gouvernants et les membres du corps.
Le pouvoir de gouvernement
d’une institution n’observe pas toujours l’attitude de docilité et de conformisme
que nous venons d’esquisser ; l’histoire des Etats et même de quelques
institutions privées enseigne que trop souvent les pouvoirs dirigeants se
détournent de la préoccupation du bien commun pour obéir à des mobiles égoïstes ;
mais, à l’envisager de haut, cette histoire prouve deux choses : d’abord,
que le pouvoir de gouvernement est une force d’action spontanée et non pas
seulement l’appel d’une fonction à remplir, puisque trop souvent cette force d’action
s’insurge contre sa
fonction ; ensuite, cette histoire révèle la puissance d’ascendant de l’idée
de l’œuvre à réaliser, puisque lentement, mais sûrement et progressivement,
même dans l’Etat, les passions fougueuses des gouvernants ont fini par s’assujettir
à son service ; sans doute, les mécanismes constitutionnels y ont aidé,
mais ces mécanismes eux-mêmes, ou bien n’auraient pas été créés, ou bien n’auraient
servi de rien, s’ils n’avaient pas été soutenus par un esprit public pénétré de
l’idée de l’Etat.
La soumission volontaire
à certaines idées directrices de la part des gouvernants ne saurait être mieux
illustrée que par l’exemple de la soumission des chefs militaires au pouvoir
civil dans les Etats modernes. Cette subordination de la force armée, si contraire
à la nature des choses, n’aurait jamais pu être obtenue par de simples
mécanismes constitutionnels. Elle est le résultat d’une mentalité créée par l’ascendant
d’une idée, celle du régime civil liée à celle de la paix, considérée comme constituant
l’état normal. Déjà en 1896, dans un chapitre de notre Science Sociale Traditionnelle, nous signalions cet ascendant pris
par l’idée directrice sur le pouvoir, nous l’appelions le phénomène de l’institution et nous insistions sur le caractère de
bonification morale des organisations fondées sur le pouvoir, que cette notion
présente.
III.
Il nous reste à mettre en ligne un dernier élément de l’institution corporative qui est la manifestation de communion des membres du groupe et aussi des organes de gouvernement, soit en l’idée de l’œuvre à réaliser, soit en celle des moyens à employer. Ce phénomène de communion, auquel nous avons fait allusion déjà et grâce auquel l’idée directrice de l’œuvre passe momentanément à l’état subjectif, doit être étudié dans sa réalité phénoménale.
Là où il est le plus
saisissable, c’est dans les grands mouvements populaires, qui accompagnent la
fondation d’institutions politiques et sociales nouvelles ; la fondation
des communes au moyen âge a été accompagnée de grandes crises morales qui
soulevaient les populations au cri de « communion, communion »; la formation
des syndicats, à la fin du dix-neuvième siècle, a provoqué dans la classe
ouvrière le même mouvement d’union ; il n’est pas douteux que la formation
des Etats, à l’époque où elle a pris le caractère d’une contagion, par exemple,
vers l’an mille avant Jésus-Christ, n’ait provoqué un mouvement
analogue ; nous en avons un écho dans le livre de Samuel, au passage où les Israélites « demandent un roi ».
Avec moins d’envergure,
les mouvements de communion se manifestent au moment de la fondation des
institutions particulières ; reproduisant un type connu, presque toujours
la fondation est précédée de réunions dans lesquelles, d’une façon plus ou
moins chaleureuse, elle est acclamée en principe.
Le fonctionnement des
institutions entraîne des communions de même espèce, surtout avec le régime des
assemblées. Sans doute, toutes les séances d’assemblées ne présentent pas des
scènes aussi émouvantes que le serment du jeu de paume ou la nuit du 4 août,
toutes ne voient pas non plus se réaliser l’union sacrée, mais, d’une façon
plus froide, la formation d’une majorité dans un vote demande toujours un état
d’union des volontés.
Ces mouvements de
communion ne s’analysent pas du tout en des manifestations d’une conscience
collective ; ce sont les consciences individuelles qui s’émeuvent au
contact d’une idée commune et qui, par un phénomène d’interpsychologie, ont le
sentiment de leur émotion commune. Le centre de ce mouvement c’est l’idée qui
se réfracte en des concepts similaires en des milliers de consciences et y
provoque des tendances à l’action. L’idée passe momentanément à l’état
subjectif en des milliers de consciences individuelles qui s’unissent en elle ;
les consciences individuelles invoquent son nom et elle descend au milieu d’elles,
appropriée par elles à l’état subjectif. Voilà l’exacte réalité.
Analyser le phénomène en
l’apparition d’une conscience collective, ainsi que le fait l’école de Durkheim, c’est rabaisser cette réalité,
car la conscience collective serait liée à la formation d’une opinion moyenne
dans le milieu social, c’est-à-dire dans la masse des esprits. Au contraire, la
réfraction d’une même idée directrice dans une pluralité de consciences
individuelles réserve le rôle dirigeant des consciences les plus hautes dans
les conséquences à tirer pour l’action. Entre les deux analyses, il y a la
différence qui sépare l’explication des progrès de la civilisation par l’action
des élites et l’explication par la seule évolution du milieu. La communion en l’idée,
c’est Ariel, la conscience
collective, c’est Caliban.
La communion en l’idée
entraîne l’entente des volontés sous la direction d’un chef ; elle ne
comporte pas seulement l’assentiment intellectuel, mais la volonté d’agir et le
commencement de geste qui, par un risque couru, engage tout l’être dans la cause
commune ; en un mot, c’est une communion d’action.
Ces ententes prennent l’importance
d’une opération juridique spéciale que nous étudierons au paragraphe suivant et
qui est l’opération de fondation.
IV.
Les institutions corporatives subissent le phénomène de l’incorporation, qui les conduit à celui de la personnification. Ces deux phénomènes sont, eux-mêmes, sous la dépendance d’un mouvement d’intériorisation qui fait passer dans le cadre de l’idée directive de l’entreprise, d’abord, les organes de gouvernement avec leur pouvoir de volonté, ensuite, les manifestations de communion des membres du groupe. Ce triple mouvement d’intériorisation, d’incorporation et de personnification est d’une importance capitale pour la théorie de la personnalité. Si sa réalité est constatée, elle entraînera la réalité de la personnalité morale, base de la personnalité juridique, car il sera établi que la tendance à la personnification est naturelle. Cela sera établi aussi bien pour les personnes individuelles que pour les personnes corporatives, car, il ne faut pas se le dissimuler, actuellement, la personnalité morale individuelle est aussi contestée que la corporative.
Cet état de la question
nous autorisera à user d’une méthode comparative nouvelle, c’est-à-dire à
confronter la psychologie corporative et la psychologie individuelle, à tirer
argument de ce que nous révèle l’introspection dans la psychologie individuelle
pour aider notre analyse de la psychologie corporative, et, inversement, à
utiliser les constatations de la psychologie corporative pour éclairer les
résultats de l’introspection individuelle.
La justification de cette
méthode comparative repose sur le postulat que la société est œuvre
psychologique, que dans cette œuvre psychologique il y a action et réaction
réciproques de l’esprit humain et de certaines idées objectives, bases des
institutions ; que la personnalité corporative est une création sociale
faite, dans une large mesure, à l’image de la personnalité humaine, mais que,
comme elle s’est faite d’une façon subconsciente, elle peut révéler des
ressorts de la personnalité humaine que l’introspection consciente ne révèle
pas ; que, d’ailleurs, dans la personnalité corporative, les détails d’organisation
étant fortement agrandis et comme projetés sur un écran, l’observation en est
rendue plus aisée.
A.
Nous établirons, d’abord,
à l’aide de notre méthode comparative, la réalité du triple mouvement de l’intériorisation,
de l’incorporation et de la personnification, par conséquent, la réalité de la
personnalité morale au point de vue de sa formation naturelle. Puis nous aborderons
un autre aspect de la question, à savoir jusqu’à quel point et de quelle façon
l’institution incorporée et personnifiée assure sa propre durée et sa propre
continuité : car, sans doute, l’incorporation et la personnification sont
pour obtenir ces résultats.
Mais une observation
préalable s’impose : la psychologie comparée de la personnalité
corporative et de la personnalité humaine ne peut être établie que si la
personnalité humaine peut elle-même, dans une certaine mesure, être assimilée à
une institution corporative. Cette condition préalable, pour surprenante qu’elle
paraisse au premier abord, répond à des réalités assez nombreuses et assez importantes
pour être admise après réflexion.
Il se peut que l’être
humain consiste essentiellement en « une
idée d’œuvre à réaliser, servie par un pouvoir de gouvernement et provoquant
des manifestations de communion dans un groupement d’êtres élémentaires ».
Que l’être humain, comme
d’ailleurs tout être créé, soit essentiellement une idée d’œuvre à réaliser,
cela est en correspondance directe avec le problème de la destinée, et, si ce
problème se trouve actuellement dans le plan religieux et moral plutôt que dans
le plan philosophique ou scientifique, cela n’enlève rien à son importance pour
l’homme. Dans le même ordre de considérations, si c’est l’âme humaine que l’idée
de l’œuvre à réaliser doit signifier, cette traduction exprime bien le principe
formateur qu’il y a dans l’âme, ainsi que le caractère éthique de ce principe.
Enfin, l’âme humaine apparaît ainsi comme une réalité objective, ayant la même
existence positive qu’a l’idée de l’œuvre à réaliser dans une institution
corporative.
Que l’âme humaine,
interprétée en une idée d’œuvre à réaliser, possède à son service un pouvoir de
volonté qui soit pour elle un organe de gouvernement pour la réalisation de sa
destinée, c’est ce que la psychologie positive et la psycho-physique seraient
mal venues à contester, elles pour qui le corps humain, avec son appareil
nerveux et cérébral, constitue un organisme psycho-physique.
Sans doute, la
psychologie positive n’en est pas encore à placer les manifestations psychiques
du cerveau sous la dépendance d’une idée directrice qui serait une âme
objective ; elle s’attarde à la conception purement verbale d’une synthèse
mentale d’états de conscience élémentaires ; mais, d’une part, cette
conception d’une synthèse mentale qui ne serait constituée autour d’aucun axe
permanent est bien incapable d’expliquer la continuité de la personnalité
humaine, d’autre part, c’est ici le lieu d’invoquer l’analogie tirée de la
personnalité corporative dans laquelle se retrouve une idée directrice
objective et réelle.
Sans doute, c’est
interpréter en un sens vitaliste la célèbre « idée directrice » de Claude Bernard, et cela retentit jusque sur la
biologie, mais, justement, le vitalisme
a encore en biologie des partisans et puis le fait est là : projetée dans
le plan social, dans la réalité du phénomène corporatif, l’idée directrice
apparaît objective, c’est elle qui agit sur les adhérents, c’est sa mystique
qui entraîne les foules.
Le plus difficile à
admettre sera, sans doute, le troisième point, à savoir que l’être humain,
étant une institution corporative et par conséquent contenant un groupe d’individualités
élémentaires, des manifestations de communion se produiront en lui, dans le
cadre de l’idée directrice, et que ces manifestations de communion
correspondront à ce que nous appelons les états de conscience.
Observons, d’abord, le
fait du groupement des psychismes élémentaires dans l’être humain, nous verrons
ensuite si les états de conscience peuvent s’analyser en des crises de communion
de ces psychismes élémentaires en une idée directrice.
Si nous limitons l’âme
humaine, en tant que distincte du corps, à l’élément de l’idée directrice, si
nous concédons que le corps est une organisation psycho-physique et, par
conséquent, que les manifestations psychiques phénoménales relèvent de lui,
rien n’empêche d’admettre que le système de ces manifestations psychiques soit
de la nature des groupements. Cela est d’accord avec la donnée biologique de l’association
des cellules nerveuses, qui, remarquons-le, dans l’être vivant sont toutes
filles de la même mère ; cela est d’accord aussi avec la donnée
psycho-physique de la pluralité des états de conscience et de leur synthèse,
réserve faite du principe vitaliste de l’idée directrice. Comme la conduite des
groupements ne va pas sans des tiraillements, et sans des manifestations
contradictoires, l’hypothèse concorde aussi avec les constatations de l’introspection
psychologique en ce qui concerne les conflits de la conscience, les luttes
intérieures contre les instincts et les passions, les délibérations internes
dans lesquelles il semble se dessiner une majorité et une minorité opposante,
les revirements de la conscience, les conversions, etc. La psychologie avait d’abord situé ces mouvements
contradictoires dans une âme qui, par ailleurs, semblait dénuée de complexité ;
il paraît certes plus naturel de les situer dans les organes psycho-physiques
de cette même âme.
Sans doute, l’âme, idée
directrice, n’y reste pas étrangère, elle en subit les contrecoups, c’est au
milieu de ces rumeurs qu’elle passe à l’état subjectif et réalise sa destinée,
mais il n’est pas indifférent de savoir que son champ d’épreuve est
psycho-physique et sous la dépendance du corps auquel elle est liée.
Ce corps étant
essentiellement un groupement de psychismes élémentaires organisé autour d’une
idée directrice, nous admettons que le fait de conscience consiste en une crise
de communion entre tous les psychismes élémentaires du corps, au cours de
laquelle l’idée directrice elle-même passe à l’état subjectif.
Cette hypothèse présente
à la vérité un danger, elle semblerait lier l’existence du moi à celle de la
communion des psychismes élémentaires du corps ; mais le danger n’est qu’apparent,
ce lien n’est pas rigoureux puisque le sommeil interrompt des états de
conscience sans interrompre la continuité du moi.
Nous retrouverons, d’ailleurs,
plus loin le problème de la continuité subjective (B).
Ainsi, la personnalité
individuelle peut être équipée en personnalité corporative et il nous est
loisible de suivre, dans les deux à la fois, grâce à notre méthode comparative,
les progrès du phénomène de l’intériorisation dans ses deux stades de l’incorporation
et de la personnification.
Comme type de personnalité
corporative nous prendrons celle de l’Etat.
L’Etat est incorporé
lorsqu’il est parvenu au stade du gouvernement représentatif ; alors, un
premier travail d’intériorisation est accompli en ce sens que les organes du
gouvernement, avec leurs pouvoirs de volonté, agissent pour le bien commun dans
le cadre de l’idée directrice de l’Etat. A ce stade, l’Etat possède une
individualité objective, il devient pour le droit international une Puissance d’autant
plus caractérisée que la nation fait corps avec son gouvernement ; non pas
qu’elle manifeste de communion active avec lui, mais elle se laisse passivement
conduire par lui. Un gouvernement représentatif de cette espèce peut ne comporter
aucune liberté politique, c’est-à-dire aucune participation des citoyens au
gouvernement par le mode électoral ou autrement, il peut être aristocratique,
il sera représentatif, pourvu qu’il se tienne dans les directives de l’idée de
l’Etat.
L’Etat est personnifié
lorsqu’il est parvenu au stade de la liberté politique avec participation des
citoyens au gouvernement ; alors, un second travail d’intériorisation s’est
accompli en ce sens que, dans le cadre de l’idée directrice, se produisent
maintenant des manifestations de communion des membres du groupe qui se mêlent
aux décisions des organes du gouvernement représentatif (élections, délibérations
d’assemblées, referendums, etc.). La
personnification se produit parce que les manifestations de communion des
membres du groupe sont des crises subjectives dans lesquelles l’idée directrice
de l’Etat passe elle-même à l’état subjectif dans les consciences des sujets (Cf. mon travail Liberté politique et personnalité morale de l’Etat. Précis de droit
constitutionnel, 2e appendice, 1923).
Il convient de noter que
le stade de la personnification ne détruit pas les résultats de celui de l’incorporation ;
la personnalité morale se surajoute à l’individualité objective du corps, mais
celle-ci ne disparaît pas. Par exemple, le pouvoir de gouvernement, au stade de
l’incorporation est minoritaire, celui du stade de la personnification est majoritaire,
le premier est fortement exécutif, le second est fortement délibérant ;
mais, en réalité, le pouvoir majoritaire et délibérant, qui marque à la fois l’avènement
de la liberté politique et de la personnalité morale, se combinera avec le pouvoir
minoritaire et exécutif qui reste l’apanage de l’individualité corporative.
Transportée dans la psychologie
individuelle, la distinction des deux stades, des deux états et des deux modes
de gouvernement que nous venons d’analyser n’est pas sans projeter quelque
lumière sur notre vie intérieure. Il y a, de toute évidence, en nous, un gouvernement
de conscience discursive et un
gouvernement de conscience intuitive ;
le gouvernement discursif nous dirige avec tout le fracas de la publicité dans
l’état de veille, le gouvernement intuitif nous dirige sans bruit pendant notre
sommeil et, d’une façon souterraine, dans l’état de veille lui-même.
Notre gouvernement
discursif est celui de la personne morale, il est délibérant et majoritaire, il
admet de la liberté politique interne, c’est-à-dire la participation des
psychismes élémentaires au gouvernement. Cela sans doute dans une pensée d’équilibre
et de contrôle d’un autre pouvoir de gouvernement. Quel est donc cet autre
pouvoir de gouvernement ayant besoin d’être contrôlé ?
C’est ici que l’analogie
corporative va devenir précieuse. Ce pouvoir intuitif qu’il s’agit de contrôler
n’est pas d’ordre inférieur, ce n’est pas celui de l’instinct ; c’est, au
contraire, un pouvoir supérieur et très noble, d’une très grande compétence et
d’une très haute raison ; c’est le pouvoir minoritaire des meilleurs
éléments psychiques de l’organisme, seulement ce conseil des Dix doit être
contrôlé par la grande publicité de la conscience délibérante, parce que la
raison elle-même a besoin d’être contrôlée, l’exécutif a besoin d’être empêché
par un parlement, parfois les parlementaires ont besoin d’être empêchés par les
huissiers de la Chambre.
C’est ce contrôle de la
raison de l’élite par les psychismes élémentaires de la masse qui apporte la
dernière touche à la responsabilité morale, suprême caractéristique de la
personnalité.
B.
La réalité du
développement historique de l’Etat dans son mouvement d’incorporation et de
personnification, avec les analogies que cette évolution révèle dans la
structure des personnalités individuelles et des corporatives, suffiront sans
doute à persuader que la personnification des groupements est un phénomène
naturel et spontané ; mais le problème de la réalité des personnes morales
n’est pas l’objet direct de nos préoccupations, cet objet direct est l’explication
de la durée et de la continuité réalisées dans les institutions par les
phénomènes d’incorporation et de groupement ; il est par là même l’explication
de la formation des institutions elles-mêmes, car, en somme, pourquoi une idée d’œuvre
ou d’entreprise, pour mieux se réaliser et se perpétuer, a-t-elle besoin de s’incarner
dans une institution corporative plutôt que de rester à l’état libre dans un
milieu social donné ?
La solution de ce
problème fondamental ne peut être dégagée qu’en distinguant le stade de l’incorporation
et celui de la personnification et en observant, dans chacun d’eux, la façon
dont la continuité de l’action de l’idée directrice est obtenue.
1° Dans le stade de l’incorporation, il ne peut s’agir
que d’une continuité purement objective de l’idée et de son action parce que,
par hypothèse, nous admettons qu’il ne se produit encore aucune manifestation
de communion intéressant tous les membres du groupe. De l’histoire si
instructive de la formation coutumière de l’Etat, où nous voyons la période de
l’incorporation se prolonger pendant des siècles avant que n’apparaisse une
personnalité morale, il résulte que la continuité qui s’établit d’abord est
celle d’un pouvoir minoritaire et qu’elle est très précaire. En France, le
pouvoir des premiers Capétiens était viager, les privilèges que le roi régnant
avait consentis, c’est-à-dire les situations juridiques qu’il avait créées
autour de son trône et qui ne demandaient qu’à durer, pouvaient être révoqués
par son successeur et avaient besoin d’être confirmés par lui ; la
pratique de l’association au trône, suivie pendant deux siècles, avait apporté
un premier palliatif en ce que le prince associé du vivant de son père était
obligé de confirmer les privilèges, tout au moins au profit des bénéficiaires
qui avaient approuvé son association ; lorsque le principe de l’hérédité
fut acquis et assura la transmission régulière du pouvoir, la continuité
juridique des situations établies sur ce pouvoir ne fut pas pour cela assurée ;
des confirmations restèrent nécessaires, aux changements de règne, et ne furent
pas toujours accordées parce que le prince héritier se considérait comme absolument
maître.
C’est alors que les
légistes imaginèrent le principe de la légitimité, c’est-à-dire accréditèrent l’idée
que la dévolution du pouvoir à la mort du roi ne s’opérait pas juresuccessionis,
mais en vertu d’une loi fondamentale du royaume ; ainsi le prince accédant
au trône recevait son pouvoir de la loi avec toutes les charges dont il était
régulièrement grevé et il ne pouvait se conduire envers les situations établies
avec la même liberté que s’il avait été une sorte d’héritier propriétaire.
Cette lex regia n’est ici qu’une
forme prise par l’idée directrice de l’Etat, qui sert ainsi d’appui extérieur
au pouvoir, mais inversement, ce long et persévérant travail des légistes pour
obtenir la continuité du pouvoir et de l’action du pouvoir, à l’intérieur de l’institution
du royaume, révèle assez l’importance de cette action du pouvoir organisé pour
la réalisation de l’idée directrice de l’Etat et pour la continuité dans cette
réalisation. C’est le pouvoir organisé seul qui peut créer des situations
juridiques et lui seul peut les maintenir ; or, la réalisation sociale d’une
idée d’œuvre ou d’entreprise ne peut être obtenue sans que soient créées et
maintenues des situations juridiques en elle et autour d’elle. L’incorporation
de l’idée directrice dans une institution lui assure donc, grâce à la
continuité d’action du pouvoir organisé qui en découle, l’établissement et le
maintien d’un ensemble de situations juridiques au milieu desquelles il lui est
extrêmement avantageux de se mouvoir.
2° Le stade de la personnification ouvre de
nouvelles perspectives en ce qui concerne la continuité de l’action de l’idée
directrice, parce que cette idée passe à l’état subjectif à l’intérieur de l’institution.
D’abord on peut se demander comment s’établit la continuité d’une action subjective
de l’idée directrice, ensuite, quels sont les résultats de cette activité.
La continuité d’une action
subjective de l’idée directrice à l’intérieur de l’institution corporative ne
saurait être établie qu’en partant de la donnée des manifestations de communion
des membres du groupe, que nous avons reconnu être des crises dans lesquelles l’idée
directrice passait à l’état subjectif dans les volontés conscientes des membres ;
mais, tout de suite, se dresse une objection qui paraît dirimante, les manifestations
de communion des membres d’un groupement corporatif s’affirment très
discontinues.
C’est un chapelet de
manifestations sporadiques, périodiques tout au plus, une succession de
consultations électorales, de délibérations d’assemblées, de réunions
publiques. Ces moments, très brefs, sont séparés par de longs intervalles,
éclairs rapides qui s’éteignent dans la nuit.
Il faudrait, cependant,
pour que l’idée directrice devînt le sujet de la corporation personne morale,
qu’elle pût être considérée comme étant à l’état subjectif d’une façon
continue. Le sujet moral nous apparaît comme continu dans la personne
individuelle, malgré que la psychologie positive analyse les états de
conscience en unités discontinues, malgré aussi les interruptions de la
conscience occasionnées par le sommeil et les syncopes. Il y a à trouver une
explication qui permette de passer du phénoménisme
discontinu des états de conscience à une continuité du sujet affirmée par notre
sens intime.
Cette explication ne peut
pas être tirée du fait que la série mobiliforme des états de conscience serait
liée par l’idée directrice en tant qu’objective, car ce ne serait pas une
continuité dans le subjectif. Mais elle peut être tirée de l’action du pouvoir
inclus dans tous les actes de volonté consciente où l’idée directrice est
passée à l’état subjectif ; rétroagissant dans le passé comme il anticipe
sur l’avenir, le pouvoir jette des ponts entre chacun des états de conscience,
à la façon de ces soufflets qui, jetés entre les voitures, rétablissent la
continuité trépidante d’un rapide.
Dans tout acte de volonté
consciente, il y a un pouvoir inclus. En tout cas, il y en a dans les manifestations
de communion des membres d’un groupement corporatif, soit que le pouvoir
exécutif y intervienne, soit qu’un pouvoir délibérant majoritaire s’y dégage. L’action
de ce pouvoir peut rétroagir en ce sens qu’elle peut régler les conséquences
actuelles de situations créées dans le passé, elle peut anticiper sur l’avenir
en ce sens qu’elle peut régler des situations qui se créeront dans le futur. La
loi, œuvre subjective d’un pouvoir délibérant majoritaire, se définit une règle
générale, en ce sens qu’elle règle l’avenir à perpétuité jusqu’à ce qu’elle
soit abrogée ou modifiée.
A envisager cette
élasticité du pouvoir qui prolonge l’effet d’une manifestation subjective de
volonté jusqu’à ce qu’il rejoigne la manifestation suivante et qui, par-là,
réalise une continuité subjective, on conçoit que les Allemands aient tenté de
faire de la Puissance de volonté (Willensmacht)
le sujet de la personne morale. Cependant leur thèse est erronée par ce que la
Puissance de volonté malgré son élasticité n’assurerait pas la soudure des
manifestations de volonté si elle n’était au service d’une idée directrice, car
dans quelle direction assurerait-elle la continuité ? Il s’agit de la
continuité d’une trajectoire et l’idée directrice seule peut, en se déterminant
elle-même comme subjective, afin de s’insérer dans les actes de volonté,
déterminer, par son propre dynamisme, la courbe de cette trajectoire. Le
véritable sujet de la personne morale reste donc bien l’idée directrice de l’œuvre,
dont le passage à l’état subjectif dans les consciences des membres du groupe
est assuré, tant par les manifestations de communion, que par les projections
des tentacules du pouvoir qui relient celles-ci entre elles, pouvoir dont une part
est dans la volonté des organes, mais dont une part aussi est dans l’idée
directrice elle-même[1][2].
Ainsi, au stade de la
personnification, l’institution corporative surajoute à la continuité de l’idée
à l’état objectif, déjà réalisée au stade de l’incorporation, la continuité de
la même idée à l’état subjectif. Quel bénéfice l’idée directrice va-t-elle
retirer de cette nouvelle forme de continuité ? Elle en retire, ce nous
semble, un triple bénéfice : celui de pouvoir s’exprimer, celui de pouvoir
s’obliger, celui de pouvoir être responsable.
a) L’idée directrice de
toute entreprise tend à s’exprimer subjectivement ; elle s’exprime d’abord
dans toute institution par des règles de droit disciplinaire ou statutaire que,
pour ainsi dire, elle sécrète. Sans doute, ces règles de droit s’objectivent
rapidement, mais, au moment de leur émission, elles sont bien réellement des
volontés subjectives du législateur qui parle au nom de l’institution. Sans
doute, aussi, et cela est plus grave, les règles de droit n’ont point pour
objet direct d’exprimer le contenu positif de l’idée directrice de l’institution.
Quelles sont les lois de l’Etat qui expriment de façon directe le contenu
positif de l’idée de l’Etat ? Ainsi que nous l’avons déjà observé, les
règles de droit sont essentiellement des limites, elles ne dessinent que les
contours des choses, mais il arrive qu’indirectement, par le dessin des
contours, le contenu positif soit cependant, dans une certaine mesure,
déterminé. Cette conséquence se produit surtout en ce qui concerne les règles
statutaires et constitutionnelles.
Mais les formes les plus
hautes selon lesquelles l’idée directrice d’une institution tend à s’exprimer
subjectivement en celle-ci ne sont pas proprement juridiques ; elles sont
morales ou intellectuelles, ou, si elles deviennent juridiques, c’est en
qualité de principes supérieurs du droit.
C’est ainsi, par exemple,
que dans la crise révolutionnaire de la fin du dix-huitième siècle ont jailli
en Amérique, puis en France, les déclarations
des droits qui expriment le tréfonds de l’idée de l’Etat moderne en ce qui
concerne l’ordre individualiste que l’Etat a mission de protéger dans la société,
et qui sont restées « les principes du droit public des Français ». Ainsi se
définit progressivement l’essence en grande partie indéterminée de l’idée
directrice de l’Etat.
Un exemple plus
significatif encore peut être tiré de l’histoire de l’Eglise. L’idée
chrétienne, lancée dans le monde pour le renouveler par la rédemption,
contenait, même après le message du Christ,
une grande part d’indétermination. Il est fort instructif d’examiner, dans l’œuvre
de détermination progressive du contenu de l’idée et surtout dans le maintien
de la continuité de l’idée au travers des déterminations successives, la part
qui revient au fait que l’idée chrétienne s’est incorporée dans l’institution
de l’Eglise chrétienne. C’est l’histoire de l’Eglise et du dogme ; ici, l’idée
religieuse se détermine et s’exprime en des symboles, parce que le fond de
toute idée religieuse est la foi. En quoi la continuité corporative de l’Eglise
a-t-elle pu faciliter la continuité du développement du dogme dans le sens
véritable de l’idée directrice ?
L’idée chrétienne, une
fois lancée dans le monde, ne pouvait-elle pas y cheminer seule en liberté et à
l’état de vérité objective ? Le malheur est que les idées objectives ne
sont perçues par les hommes qu’au travers de concepts subjectifs, si bien que
la Révélation, abandonnée à elle-même, menaçait de sombrer dans l’océan des
interprétations subjectives et des hérésies. L’institution de l’Eglise, et les
manifestations de communion qui se produisent de mille manières dans le sein de
l’institution et qui sont réglées par le gouvernement de celle-ci, ont permis
la détermination d’une interprétation subjective commune et officielle de la
vérité révélée. C’est cette interprétation subjective officielle qui constitue
le dogme et le symbole, elle n’épuise pas le contenu de l’idée objective puisqu’il
subsiste des mystères, mais elle renferme la plus forte garantie de l’exacte
approximation de ce contenu en même temps que de la continuité de son action.
Cela revient à dire qu’une
action gouvernementale équilibrée par une communion de fidèles est une garantie
de continuité, dans l’interprétation subjective de l’idée directrice, très
supérieure à ce que serait celle de la libre interprétation individuelle.
b) En second lieu, la
continuité subjective de l’idée permet à l’institution de s’obliger. Il serait
hors de propos d’entrer ici dans des développements juridiques sur les
conséquences de la capacité de s’obliger. Bornons-nous à constater que la
personnalité subjective de l’Etat s’est affirmée à l’occasion de la dette
publique et que la continuité de cette dette a pu ainsi être étendue jusqu’à la
perpétuité, permettant d’établir, entre les générations successives, une
impressionnante solidarité. Constatons aussi qu’à cette capacité de s’obliger a
correspondu la faculté, pour l’Etat, d’utiliser les ressources énormes du
crédit. Les mêmes bienfaits de la capacité de s’obliger se font sentir pour
toutes les institutions corporatives personnifiées.
c) Enfin, la continuité
subjective de l’idée et la personnalité morale font entrer l’institution
corporative dans le domaine de la responsabilité subjective, qui est la
contrepartie de la liberté. Il y aurait, là aussi, des développements
juridiques à fournir, particulièrement sur l’application à l’Etat et aux
institutions corporatives des principes de la responsabilité pour faute. Malgré
l’intérêt de ces développements, nous nous bornons à marquer le point, c’est-à-dire
à constater que cette application existe.
Au total, la continuité
subjective de la personnalité morale complète et enrichit singulièrement les
effets de la continuité objective du corps constitué ; la personnification
parachève l’incorporation ; l’une et l’autre assurent d’une façon
puissante la réalisation de l’idée objective dans le milieu social.
II.
Après l’anatomie des
institutions corporatives, abordons leur physiologie, voyons-les vivre, observons
leur naissance, leur existence et leur mort, et mettons en évidence leur
réalité juridique en tous les moments.
I. La naissance des institutions corporatives se produit dans une opération de fondation.
Il y a lieu de distinguer
les fondations par opération formelle et celles par opération coutumière ;
comme les éléments des opérations formelles sont plus apparents, mieux vaut s’attacher
à celles-ci. Il y en a deux modalités, celle par volonté isolée d’un seul
individu et celle par volonté commune de plusieurs individus ; la première
engendre des institutions de la catégorie des établissements (hôpitaux, hospices, etc.), dans lesquelles il n’y a point de groupe permanent de
membres qui puissent perpétuer la fondation, et où cet élément est remplacé par
celui d’un patrimoine affecté ; la seconde engendre, d’ordinaire, des
institutions de la catégorie des corporations
ou universitates, dans lesquelles subsiste
un groupe permanent de membres perpétuant la fondation.
Nous n’aurons à nous
occuper que des fondations par volonté commune, engendrant des institutions corporatives.
Le champ d’action des
opérations de fondation est plus étendu qu’on ne le croit généralement, parce
qu’il y a beaucoup de fondations masquées par d’autres opérations auxquelles
elles sont mêlées. C’est ainsi que, toutes les fois que d’un contrat, d’un
pacte, d’un traité, résulte la création d’un corps constitué quelconque, il
convient d’admettre qu’une opération de fondation s’est mêlée à l’opération
contractuelle. Si la société de commerce par actions donne naissance à un corps
constitué, c’est que ses statuts, malgré leur apparence contractuelle,
contiennent une fondation, car le contrat par
lui-même ne saurait engendrer que des obligations entre les associés, ainsi qu’il
en est dans la société civile. Lorsque Waldeck-Rousseau
déposa son projet de loi sur les associations, celles-ci devaient être de pures
sociétés contractuelles sans aucun caractère corporatif, mais ce projet, en
devenant la loi du 1er juillet 1901, fut transformé en ce qu’il se
glissa dans le contrat une opération de fondation. En matière internationale,
des Etats sont créés par des traités, bien que ceux-ci soient des contrats,
pour la même raison, parce qu’il se glisse dans le contrat une opération
fondative de la part des Etats fondateurs. (Etats créés par les traités de paix
de 1919 et 1920 par la volonté fondative des grandes puissances alliées.)
L’opération de fondation
par volonté commune se compose des éléments suivants :
1° la manifestation de volonté commune avec intention de fonder ; 2° la
rédaction des statuts ; 3° l’organisation de fait de l’institution
corporative ; 4° la reconnaissance de sa personnalité juridique.
La manifestation de
volonté commune avec intention de fonder constitue, de beaucoup, l’élément le
plus important, elle est le facteur consensuel et, par conséquent, le fondement
juridique, non seulement de l’opération de fondation, mais de l’existence même
du corps constitué, puisque celle-ci s’explique par la fondation continuée.
Comme nous ne prétendons point ici à des explications juridiques complètes,
nous ne traiterons que de cet élément.
La manifestation de
volonté commune, avec intention de fonder, suppose des déclarations de volonté
multiples émanant de chacun des membres du groupe
fondateur ; elles peuvent être émises simultanément, comme aussi elles
peuvent l’être séparément, par intervalles ; elles contiennent une volonté
commune, qui est celle de fonder une certaine œuvre ou entreprise dont l’idée directrice
est connue des fondateurs. Ces manifestations de volonté, ainsi faites en
communion, forment un faisceau consensuel qui produit l’effet juridique voulu,
c’est-à-dire qui opère juridiquement la fondation. Il y a deux choses à
expliquer : l’effet juridique de fondation et la formation du faisceau
consensuel.
L’effet juridique de
fondation demande explication, aussi bien dans la fondation par volonté isolée
que dans celle par volonté commune : comment des volontés individuelles
peuvent-elles engendrer un corps social ? Il y a ici une disproportion
entre la cause et l’effet qui surprend : la durée de l’institution
dépassera de beaucoup la longévité des fondateurs et de leurs volontés. Il faut
réfléchir que l’organisation en un corps social et la durée de l’institution ne
sont pas uniquement imputables à la volonté des fondateurs primitifs, ils le
sont aussi à la vertu propre de l’idée directrice de l’institution fondée ;
elle ne cessera d’attirer à soi de nouveaux adhérents qui seront de nouveaux
fondateurs en ce qu’ils continueront la fondation, à mesure qu’elle s’objectivera
dans le milieu social. Les fondateurs primitifs semblent avoir fait plus qu’ils
ne pouvaient parce qu’ils ont planté dans le milieu social une idée vivante
qui, une fois plantée, s’y développe par elle-même. Ils n’ont pas fait autre
chose que ce que font tous les jours les propriétaires planteurs de vignes ou
de forêts qui certainement leur survivront et dont la valeur, grâce à la
collaboration de la terre, deviendra singulièrement disproportionnée à leur
effort. La justification de la liberté individuelle de fondation est du même
ordre que celle du droit de propriété : on a le droit d’utiliser la
collaboration spontanée du milieu social comme on a celui d’utiliser la collaboration
de la terre. C’est pour des raisons politiques que l’Etat se montre trop
souvent hostile à la liberté de fondation, il redoute la concurrence des corps
spontanés ; nous n’avons pas le loisir d’entrer dans cet ordre de
considérations.
La formation du faisceau
des consentements dans la fondation par volonté commune, qui assure l’unité consensuelle
de l’opération, demandera de plus longs développements. Trois facteurs
concourent à la formation de ce faisceau : 1° l’unité dans l’objet des consentements ;
2° l’action d’un pouvoir ; 3° le lien d’une procédure.
L’unité dans l’objet des
consentements est réalisée par l’idée de l’œuvre, puisque c’est elle qui est l’objet
et qu’elle est une ; nous avons assez insisté sur la force d’attraction de
cet objet. Il ne faudrait pas croire, cependant, que cette attraction soit
suffisante et qu’ainsi les manifestations de volonté, avec intention de fonder,
soient entièrement volontaires. C’est l’erreur dans laquelle tombent les
auteurs allemands quand ils analysent la Vereinbarung,
qui n’est pas autre chose que ce que nous appellerons volontiers la communion fondative, en un faisceau de
consentements parallèles déterminés par la seule identité d’objet.
C’est toujours l’erreur
contrat social et, en ce sens, le contrat social de Rousseau était déjà une Vereinbarung,
car les contractants n’échangeaient point des consentements différents, mais
émettaient des consentements parallèles ayant tous le même objet.
La vérité est que la
formation du faisceau des consentements parallèles est pour partie l’œuvre d’un
pouvoir et que le liber volui y est
fortement nuancé de coactus volui.
Dans la fondation de l’Etat,
qui se répète sous nos yeux à chaque révision de la constitution, l’action du
pouvoir politique est évidente : d’abord, ce sont, de plus en plus, des organes
gouvernementaux qui procèdent à la révision, de plus, ils y obéissent à une
majorité politique. Dans la fondation des corporations particulières,
associations, syndicats, sociétés anonymes, interviennent des délibérations d’assemblée
générale des membres qui sont prises à une majorité déterminée et non pas à l’unanimité ;
sans doute, les dissidents peuvent se retirer de l’entreprise, mais mille considérations
les en empêchent en fait, et ces considérations signifient qu’une contrainte
morale pèse sur eux. D’ailleurs, c’est un fait que, lors de la fondation d’une
institution particulière, l’initiative est prise par un ou plusieurs meneurs qui
s’emploient à faire jouer toutes sortes d’influences et qu’il est beaucoup de
personnes qui, pour une raison ou pour une autre, ne peuvent pas refuser leur
adhésion. L’intervention de l’élément pouvoir produit ici un double effet.
D’abord, il unifie les
consentements ; même lorsque le pouvoir se manifeste par un vote
majoritaire d’assemblée, on voit la minorité opposante accepter, contrainte et
forcée, la décision de la majorité par le seul fait que ses membres ne se
retirent pas de l’institution ensuite, les décisions prises présentent ce
caractère de valoir par elles-mêmes juridiquement, ce qui est la marque des
actes du pouvoir. Il en faut tirer cette conclusion que la « communion
fondative » est une opération du pouvoir autant qu’une opération consensuelle,
et que les fondateurs exercent un pouvoir. D’ailleurs, la fondation par volonté
isolée est très nettement l’opération d’un pouvoir individuel analogue à celui
du testateur, la liberté de fondation est un pouvoir privé, ce qui explique un
peu les hésitations avec lesquelles l’Etat en admet l’existence.
A l’unité d’objet, à l’action
d’un pouvoir, vient s’ajouter le lien d’une procédure. Ceci est l’élément
formel extérieur nécessaire pour que l’opération fondative, malgré sa
complexité et la succession de ses moments, obtienne l’unité d’un acte
juridique. Les éléments internes de l’unité d’objet et de l’action du pouvoir n’y
suffiraient pas. Du moment que les adhésions peuvent être successives, que des
formalités variées peuvent s’échelonner, comme, par exemple, le versement du
quart du capital souscrit, comme la vérification des apports, dans les sociétés
anonymes, comme les réunions répétées d’assemblées, il faut que ces événements
multipliés soient reliés par une procédure. Pour la période fondative des
sociétés anonymes, cette procédure est prévue par la loi. Dans une brochure de
1906 intitulée « L’institution et le
droit statutaire », d’ailleurs fort imparfaite, j’avais insisté sur le
caractère « d’opération à procédure »
que présente la fondation des institutions. Je n’insisterai pas davantage ici
sur cet aspect du sujet.
De nouvelles précisions
sollicitent maintenant notre attention. La fondation est une opération
subjective ; les institutions corporatives naissent dans une crise de
communion des volontés fondatives, au cours de laquelle l’idée de l’œuvre passe
à l’état subjectif dans les consciences des adhérents ; aux développements
que nous avons déjà fournis sur ce point nous avons à ajouter ceci : on
peut conclure de cette crise subjective que la personnalité morale de l’institution
naît en même temps que son organisation corporative, mais il serait excessif d’en
conclure qu’elle précède et explique celle-ci. C’est l’erreur que commettent
les partisans du système ultra subjectiviste quand ils expliquent la
constitution de l’Etat par la volonté de la personne morale, et c’est aussi
celle des commercialistes qui expliquent toute la procédure de fondation des
sociétés anonymes par la volonté de personne morale de la société naissante.
Ces erreurs cachent une
vérité, à savoir que l’idée de l’œuvre ou de l’entreprise existe dès le début
et que c’est bien son levain qui fait lever la pâte, mais, dans ces débuts,
elle ne peut encore être équipée en personne morale parce qu’elle n’a pas d’organes.
En d’autres termes, il y a pétition de principe à croire que les organes d’une
personne morale soient créés par la volonté de celle-ci, attendu que, jusqu’à
ce qu’une personne morale ait des organes, elle n’a point de volonté.
La vérité est que l’organisation
de la personne morale est créée du dehors par des fondateurs ; la crise de
la fondation est subjective a parte
condentium seulement ; lorsque la personne morale sera créée et qu’il
s’agira de son gouvernement, alors les crises de communion auxquelles donnera
lieu ce gouvernement seront subjectives a
parte personæ conditæ.
S’il en était autrement,
il n’y aurait point de différence entre le pouvoir constituant et le pouvoir
gouvernemental.
II. En tout cas, la naissance des institutions corporatives résulte d’une opération juridique ; leur vie quotidienne va-t-elle donner lieu à des opérations du même ordre ?
La réponse ne fait pas
doute, tous les actes par lesquels une institution corporative assure sa vie,
délibérations d’assemblée, décisions de conseil d’administration, décisions du
directeur, présentent un caractère juridique ; dans les institutions
privées, ce caractère juridique est tiré des statuts ou du contrat d’association,
et l’action en nullité de ces actes, s’il v a lieu, est statutaire ou
contractuelle ; dans les institutions publiques et, notamment, dans l’Etat,
le caractère juridique des décisions par lesquelles sont assurées la marche du
gouvernement et celle de l’administration est tiré du pouvoir ; elles
valent par le pouvoir qui les a prises et, en France, leur nullité est
poursuivie par une action parfaitement adéquate, qui est le recours pour excès
de pouvoir. L’analyse du droit public est ici plus exacte que celle du droit privé.
Partout, même dans les corporations du droit privé, les décisions sont dues à
un pouvoir ; elles mériteraient d’être isolées comme manifestations d’un
pouvoir de décision et d’être soumises à la possibilité d’une sorte de recours
pour excès de pouvoir.
III.
Bien que les institutions corporatives soient faites pour durer longtemps, elles sont périssables comme toutes les existences ; quelquefois leur mort est causée par des raisons internes de mauvaise organisation ou d’usure de l’idée, souvent aussi elle l’est par des accidents extérieurs, désaffection ou hostilité du milieu social. Cette mort se présente, en principe, sous forme d’acte juridique : ou bien les institutions sont supprimées par un pouvoir extérieur, tel le partage de l’Etat polonais au dix-huitième siècle, en vertu d’ententes entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, telle encore la suppression, par des lois révolutionnaires, des corps et communautés de la France de l’ancien régime, ou la suppression et la liquidation des congrégations religieuses non autorisées en vertu de la loi du 1er juillet 1901 ; ou bien les institutions se dissolvent d’elles-mêmes par une délibération de l’assemblée générale de leurs membres.
Ces suppressions ou dissolutions entraînent des conséquences
juridiques en ce qui concerne la liquidation des biens. L’idée corporative a
fait de grands progrès dans ce domaine depuis un siècle ; au début du
dix-neuvième siècle, on n’hésitait pas à décider que les biens d’une institution
corporative supprimée appartenaient à l’Etat et ce, en vertu des articles 539
et 713 du Code civil, sur l’attribution des biens sans maître ;
actuellement, on admet que les statuts de l’institution puissent régler
eux-mêmes le sort des biens, en cas de dissolution ou de suppression, ou qu’ils
puissent confier à une assemblée générale des membres le soin de régler cette
destination. Ainsi l’institution est admise à faire une sorte de testament
juridique.
Ces brèves indications
suffisent à notre dessein, qui est simplement de faire toucher du doigt le
caractère profondément juridique de la naissance, de la vie et de la mort des
institutions et non point d’aligner des détails complets sur chacun des actes
du drame.
III.
Des développements assez
complexes qui précèdent, on pourrait tirer des conclusions nombreuses.
Nous nous bornerons à
trois, dont l’une concernera le fondement de la continuité dans la société,
dans l’Etat et dans le droit, dont la seconde concernera la réalité de la
personnalité morale et de la personnalité juridique, et dont la troisième
concernera le rôle secondaire de la règle de droit.
I.
C’est bien du côté des institutions corporatives, dont fait partie l’Etat, et du côté de l’opération de fondation de ces institutions, que doit être cherché le fondement de la continuité dans les choses sociales. Les institutions corporatives, tant qu’elles vivent, et qu’elles assurent en elles et autour d’elles la continuité de leur idée directrice et de son action, tant d’une façon objective que d’une façon subjective, soutiennent et maintiennent autour d’elles, par leur pouvoir, toutes les situations juridiques qui doivent durer. Comme elles-mêmes doivent l’existence à une opération de fondation qui se répète et se continue, c’est à l’amalgame des trois éléments de l’opération de fondation : l’idée directrice, le pouvoir, les manifestations de communion consensuelles, éléments qui se retrouvent dans l’institution elle-même, que sont dues la durée et la continuité. On peut établir les équations suivantes : 1° continuité égale institution et fondation ; 2° institution et fondation égalent : idée directrice, pouvoir, communion consensuelle.
II.
Chemin faisant, nous avons constaté la réalité des personnes morales en observant le caractère naturel des phénomènes d’incorporation et de personnification des institutions ; la portée de cette première observation a été renforcée par cette seconde, à savoir que, si l’incorporation réalisait pour l’idée directrice de l’institution une continuité objective, la personnification réalisait à son tour une continuité subjective de cette même idée, dont les effets venaient s’ajouter. Il paraît impossible de pousser plus loin la démonstration de la réalité de la personnalité morale et, quant à celle de la personnalité juridique, elle en découle, car elle n’est qu’une retouche et une stylisation de la personnalité morale et, par conséquent, elle repose sur le même fond de réalité.
III.
Enfin le rôle secondaire de la règle de droit dans l’ensemble du système juridique me paraît résulter de ces développements. Le fait significatif que nous avons signalé plus haut, à savoir que les règles de droit, en tant qu’idées directrices, n’ont pas assez de vie pour organiser autour d’elles une corporation qui leur soit propre et en laquelle elles s’expriment, prouve assez qu’elles sont inférieures aux idées directrices qui ont eu assez de vie pour s’incorporer.
Cette comparaison
saisissante ramène notre attention vers cette vérité, vieille comme le monde,
que les éléments importants, dans le système juridique, ce sont les acteurs
juridiques, les individus d’une part, les institutions corporatives de l’autre,
parce qu’ils sont les personnages vivants et créateurs, tant par les idées d’entreprise
qu’ils représentent, que par leur pouvoir de réalisation ; quant aux
règles de droit, elles ne représentent que des idées de limite au lieu d’incarner
des idées d’entreprise et de création.
Dans un monde qui veut
vivre et agir, tout en conciliant l’action avec la continuité et la durée, les
institutions corporatives, de même que les individus, sont au premier plan,
parce qu’ils représentent à la fois l’action et la continuité ; les règles
de droit au second, parce que, si elles représentent de la continuité, en
revanche, elles ne représentent pas de l’action.
L’erreur de Léon Duguit, quand il a édifié son système de
droit objectif, a été de miser sur le droit objectif, a été de miser sur la
règle de droit. Le véritable élément objectif du système juridique c’est l’institution ;
il est vrai qu’elle contient un germe subjectif qui se développe par le
phénomène de la personnification ; mais l’élément objectif subsiste dans
le corpus de l’institution et ce seul
corpus, avec son idée directrice et
son pouvoir organisé, est très supérieur en vertu juridique à la règle de
droit. Ce sont les institutions qui font les règles de droit, ce ne sont pas
les règles de droit qui font les institutions.
Réduisons aux plus justes
proportions la portée de ce mémoire. Il est intitulé « essai de vitalisme social » et c’est là toute sa
prétention. Les idées directrices, d’une objectivité saisissable puisqu’elles
passent d’un esprit à un autre sans perdre leur identité et par leur propre
attraction, sont le principe vital des institutions sociales, elles leur
communiquent une vie propre séparable de celle des individus, dans la mesure où
les idées elles-mêmes sont séparables de nos esprits et réagissent sur eux.
Nous n’allons pas au-delà
de la constatation de ce phénomène ; nous nous interdisons de rechercher
si, à l’objectivité phénoménale des idées, correspond une réalité spirituelle
substantielle ; il serait, certes, important de le savoir, car certaines
idées pourraient avoir plus de réalité que les autres et être aussi plus
proches de la vérité.
Cette recherche du réel
substantiel est du ressort des philosophes. Depuis Georges Dumesnil, dont la thèse sur le Rôle des concepts remonte à plus de
trente ans, il en est qui travaillent le problème du réalisme des idées sur de
nouvelles données.
Nous attendons d’eux la
construction métaphysique de cette physique qu’est le vitalisme des institutions sociales (V. Jacques Chevalier, L’idéalisme français au dix-septième siècle,
Annales de l’Université de Grenoble, 1923).
Présentation de l’article « La théorie de l’Institution & de la Fondation (essai de Vitalisme social) »
Julia Schmitz Docteure en droit public, Université Toulouse I Capitole, Institut Maurice Hauriou
& M. le pr. Jean-Gabriel Sorbara, Université Toulouse I Capitole, Institut M. Hauriou
C’est par cette synthèse écrite en 1925 que le doyen Hauriou nous présente la construction
théorique à laquelle il est parvenu au terme d’une longue réflexion et qui constitue
l’axe central de sa pensée juridique. La théorie de l’institution constitue en
effet le fil rouge de son œuvre, en maturation dès ses premiers écrits sur l’histoire
du droit et la science sociale, formalisée dans un article de 1906, systématisée
comme une théorie générale du droit et de l’Etat dans ses deux éditions des Principes de droit public de 1910 et
1916, parachevée dans la dernière édition de son Précis de droit constitutionnel[3]. La
cohérence de nombre de ses conceptualisations, comme la gestion administrative,
la décision exécutoire, la puissance publique, la souveraineté de gouvernement
et de sujétion ou encore la personnalité morale, est révélée par cette théorie.
Objet d’interprétations contradictoires, elle semble
relever d’une hésitation ou plutôt d’une « oscillation » théorique[4]. Elle
est en effet traversée d’influences multiples et se situe dans un contexte historique particulier pour
la science juridique, tiraillée, au tournant du XXe siècle, entre
des paradigmes scientifiques contradictoires : le positivisme scientifique
et l’idéalisme. Hauriou
apparaît à la fois comme un juriste sociologue, fondant son étude du droit sur
l’observation de la matière sociale, et un juriste spiritualiste analysant le
droit à travers un prisme de valeurs transcendantes.
Tout en étant pénétrée de perspectives contradictoires,
la théorie de l’institution offre une rupture méthodologique et une ouverture
doctrinale. Elle repose sur une démarche critique que Hauriou qualifie de vitaliste,
s’épanouissant dans une théorie du droit public. La théorie de l’institution
peut ainsi être identifiée par ce qu’elle rejette et déconstruit en mettant en
œuvre une nouvelle méthode d’analyse du phénomène juridique (I). Sa pertinence
et son originalité se mesurent au regard de ce qu’elle propose pour la science
juridique, à savoir une nouvelle théorie du droit et de l’Etat (II).
I. La théorie de l’institution : méthode critique de la science juridique
La théorie institutionnelle consiste en premier lieu à adopter une nouvelle méthode d’analyse, permettant d’aller « au fond des choses » [p. 147]. Méthode d’exploration du phénomène juridique, elle recherche ses fondements véritables, pour le saisir dans son intégralité et son mouvement. Elle met en œuvre une méthode particulière, à la fois plurielle, utilisant les sciences historique, sociologique ou psychologique, et temporelle, réalisant une généalogie du phénomène juridique. L’invitation à la pluridisciplinarité en fait une entreprise réaliste, à la recherche des fondements sociaux et historiques du phénomène juridique pour ne pas reléguer « hors du droit les fondements du droit » (p. 151).
Les institutions juridiques étant de la « catégorie du réel »[p. 147], elle rejette les théories du contrat social qui fondent le collectif sur un lien fictif et consensuel. Elle tient ainsi compte de l’élément du pouvoir, omniprésent dans la société, qui n’est pas la force pure nous dit Hauriou, mais un pouvoir de domination accepté. En effet, l’institution est la réalisation d’une idée d’œuvre par un pouvoir de gouvernement organisé, lequel est une énergie d’entreprise, l’élément moteur du processus institutionnel. La théorie de l’institution est aussi une démarche objectiviste, rejetant les théories subjectivistes qui enferment le droit dans les manifestations de la volonté individuelle et en font un produit de la volonté de la personnalité juridique étatique. Contre cette identification, Hauriou constate que la coutume ne peut être identifiée comme le produit de la volonté de l’Etat et rappelle que ce dernier, en tant qu’organisation collective du pouvoir, n’a pas toujours existé pour générer le droit. Mais la théorie de l’institution n’adhère pas non plus à l’objectivisme absolu de Duguit qui fait de la règle de droit objective issue du milieu social, le centre générateur du phénomène juridique. Plus précisément, la méthode institutionnelle ouvre une perspective dialectique, tenant compte de la présence simultanée du droit subjectif, composé de la personnalité juridique, des droits subjectifs et des actes juridiques, et du droit objectif composé de la « masse des lois, des règlements et des coutumes » [p. 148].
Pour parvenir à cette dialectique, Hauriou fait appel à la psychologie pour expliquer que les situations juridiques générées par le phénomène institutionnel sont des objets qui « habitent en nous » [p. 148]. La volonté consciente produit le droit subjectif, l’inconscient est le siège du maintien du droit objectif. Le phénomène juridique est donc un phénomène complexe, passant par différents états, à la fois objectifs et subjectifs. Et l’institution corporative, matrice du phénomène juridique est ainsi un corpus « psycho-physique » [p. 153], donnant lieu à des phénomènes d’incorporation et de personnification, liés à la réalisation d’une idée d’œuvre. C’est l’idée directrice de l’institution qui lui fournit une individualité et une continuité objectives lui permettant de durer dans le milieu social et les consciences individuelles. En faisant de l’idée l’objet et le sujet des institutions, Hauriou donne à sa théorie une dimension jusnaturaliste, fondée sur l’idéalisme platonicien et le dogme chrétien. Les idées ont en effet selon lui un caractère foncièrement objectif, puisqu’« il n’y a pas de créateurs d’idée, il y a seulement des trouveurs » [p. 155] et sont capables de provoquer l’action des individus. Mais il semble également initier une analyse plus réaliste de la représentation des rapports sociaux. L’idée d’œuvre, produit des représentations mentales individuelles et collectives, peut désigner ce que nous appelons aujourd’hui une idéologie ou une représentation symbolique, ce que Hauriou appelle « une mystique qui entraine les foules » (p. 160).
D’ailleurs, il entendait bien fonder une « Ecole du droit représentative », puisque le phénomène juridique, dit-il, ne nous est intelligible que par « l’intermédiaire des concepts qui se présentent à nous. Nous sommes donc bien obligés, pratiquement, de nous établir dans le représentatif »[5]. En effet, le doyen toulousain rejette le concept durkheimien de conscience collective et utilise une méthode comparative entre la psychologie sociale et la psychologie individuelle s’inspirant de Tarde[6], pour montrer que ce sont bien des volontés individuelles qui « s’émeuvent au contact d’une idée commune et qui, par un phénomène d’interpsychologie, ont le sentiment de leur émotion commune » [p. 158]. Et il précise, en conclusion de son analyse, que l’objectivité des idées ne relève pas d’une « réalité spirituelle substantielle » mais d’une objectivité purement « phénoménale ». Il s’interdit lui-même de chercher la vérité des idées et refuse de s’engager dans une perspective métaphysique qu’il laisse aux philosophes, s’en tenant à une « physique » [p. 174] du vitalisme des institutions sociales. L’analyse institutionnelle accepte ainsi le postulat de la complexité pour se saisir simultanément des trois dimensions du phénomène juridique. Celui-ci est à la fois un phénomène factuel, issu de la réalité sociale, un phénomène axiologique, véhiculant des valeurs, et un phénomène normatif, générant des règles de droit. Il est un objet pluriel, passant par différents états, saisi par des savoirs multiples.
Mais revenons à cette notion de vitalisme qui, comme l’indique le sous-titre de cet essai,
caractérise la démarche générale adoptée par la théorie de l’institution. Le vitalisme renvoie tout d’abord à la
théorie biologique qui appréhende le corps comme un organe physico-psychique
animé par une idée directrice. Hauriou
reprend cette analyse pour faire de l’idée d’œuvre le « principe vital » des institutions
sociales. Le vitalisme renvoie surtout
à la conception bergsonienne de l’élan
vital qui dirige et organise la matière, permettant d’appréhender la complexité
du phénomène vivant, en termes de durée et d’action[7]. L’idée
d’œuvre est bien cet élan vital qui transforme les états de fait en états de
droit et qui se réalise dans la durée, de manière indéterminée et virtuelle,
comme une création continuelle. La théorie de l’institution adopte ainsi une perspective
temporelle puisque « les institutions
représentent dans le droit, comme dans l’histoire, la catégorie de la durée, de
la continuité » [p. 147]. L’institution
n’est pas une chose donnée une fois pour toutes, mais constitue un processusd’institutionnalisation qui s’inscrit
dans la durée, généré par une fondation juridique, générant du droit. Pour
expliquer ce processus, Hauriou
distingue un principe d’action qu’il attribue aux institutions-corps qui se
personnifient et possèdent une capacité instituante, et un principe de
limitation qu’il attribue aux institutions-choses qui désignent les règles de
droit et sont instituées. Une fois « le terrain déblayé » par la déconstruction des théories
contractualistes et subjectivistes, la « véritable assiette » [p. 147] de la théorie de l’institution
est mise en avant. Contre les systèmes
subjectiviste et objectiviste qui prennent « l’action pour la durée » ou « la durée pour l’action » [p. 151], le processus institutionnel
articule les deux termes, l’action instituante devenant durée instituée.
II. La théorie de l’institution : nouvelle théorie du droit et de l’Etat
Affirmant qu’on ne « détruit que ce qu’on remplace »[8], le
doyen toulousain systématise sa propre théorie du droit et de l’Etat à travers
la description du phénomène institutionnel. La théorie de l’institution
constitue à la fois une approche renouvelée du droit et de l’Etat, mais
également une approche modélisée de l’Etat de droit.
L’originalité de cette théorie réside dans le
dépassement des thèses normativistes qui identifient le droit à la norme. Elle
bouleverse en particulier les présupposés de la conception duguiste, fondant l’ordre
juridique sur la seule règle de la solidarité sociale[9]. L’objectif de la théorie de l’institution est
ainsi de démontrer que « la
fondation des institutions présente un caractère juridique et qu’à ce point de
vue les fondements de la durée juridique sont eux-mêmes juridiques ».
Ainsi, la naissance, l’existence et la mort des institutions font partie du
phénomène juridique. Fondée pour durer, la « fondation continuée » de l’institution-corps réalise un
renversement de l’ontologie juridique. Le droit ne se résume pas à la norme,
mais constitue un ensemble plus large, comprenant les institutions-corps, c’est-à-dire
les groupements collectifs, et les « institutions-choses », c’est-à-dire
les règles de droit. Les normes appartiennent au phénomène juridique en tant
que « limites transactionnelles
imposées aux prétentions des pouvoirs individuels et à celles des pouvoirs des
institutions », en tant qu’« éléments
de réaction, de durée et de continuité » [p. 150 et s.], permettant de
faire durer les institutions corporatives. Elles n’ont pas de capacité d’action
et ont besoin des institutions-corps pour être créées et mises en œuvre. Hauriou conclut en insistant sur « le rôle secondaire de la règle de droit dans
l’ensemble du système juridique » [p. 172] et met au premier plan les institutions
corporatives : « ce sont les
institutions qui font les règles de droit, ce ne sont pas les règles de droit
qui font les institutions » [p. 173]. L’institution corporative est
bien cette nouvelle « figure
juridique fondamentale »[10], le
centre de la juridicité. Une fois saisi dans sa fondation juridique, l’ordre
institutionnel sécrète des règles de droit. Mais si la production de normes n’est
qu’un moment de l’institution, elle constitue un moment crucial, puisque la distinction
de la norme instituée et du pouvoir instituant permet de penser la limitation
de ce dernier. La théorie de l’institution
accorde ainsi une place de premier plan aux phénomènes collectifs, acteurs
premiers du droit, dont elle analyse l’opération de leur fondation concrète, la
constitution objective de leur corpus
qui tend à la personnification. Elle est ainsi une théorie du pluralisme
institutionnel et juridique. En effet, par cette analyse objective et
temporelle de l’Etat, Hauriou le saisit
comme une institution corporative composite, dans son pluralisme fondateur et non dans son unité souveraine. A côté
de l’Etat, la théorie institutionnelle reconnaît l’existence de groupes,
associations, sociétés anonymes, syndicats… capables de générer du droit et en
concurrence avec l’Etat. Ce faisant, il
réintègre dans le droit l’ensemble des pratiques sociales qui naissent
spontanément des différents corps sociaux. Cette prise en compte du droit
spontané invite à une conception complexe de la normativité, capable de penser
la multiplicité des sources du droit. L’institution est une source première du
droit, à côté du contrat et de la loi, permettant de penser le système
juridique non plus en termes d’ordre et de hiérarchie, mais en termes de
désordre et de pluralisme, saisissant ensemble le public et le privé, le
national et le local ou le national et l’international. Mais, l’Etat est le
modèle privilégié pour élaborer la théorie de l’institution qui, en retour, le légitime.
L’idée d’œuvre, élément premier de l’institution, est définie comme un principe directeur interne aux institutions, contenant un « élément de plan d’action et d’organisation en vue de l’action », distincte du but de l’institution qui ne vise que le résultat et non les moyens, distincte de sa fonction, car contenant une part d’indéterminé. Cette conception convient parfaitement à l’analyse de l’Etat libéral, permettant d’articuler de manière dialectique le service public et la puissance publique. C’est ainsi que l’idée d’œuvre de l’Etat est pour Hauriou un « protectorat d’une société civile nationale, par une puissance publique à ressort territorial, mais séparée de la propriété des terres, et laissant ainsi une grande marge de liberté pour les sujets » [p. 153]. Le pouvoir de gouvernement, autre élément déterminant de l’institution, s’organise de deux manières ; par une séparation des pouvoirs et par la mise en place d’un régime représentatif. Hauriou distingue trois pouvoirs présents dans le régime parlementaire, « le pouvoir exécutif qui a la compétence intuitive de la décision exécutoire, le pouvoir délibérant qui a la compétence discursive de la délibération et le pouvoir de suffrage celle de l’assentiment » [p. 156]. C’est par cette séparation des pouvoirs, nous dit Hauriou, que la compétence prend le pas sur le pouvoir de domination. Ce constat le conduit à repenser l’équilibre de la Nation et du gouvernement, contre l’analyse rousseauiste. Le peuple n’est pas un pouvoir de gouvernement qui délègue son pouvoir, mais un pouvoir d’assentiment organisé en corps électoral. Il distingue ainsi l’existence d’un pouvoir minoritaire de domination, le pouvoir gouvernemental, contrôlé a posteriori par un pouvoir majoritaire d’assentiment, les électeurs. Le régime représentatif permet quant à lui de mettre au service du corps l’action du pouvoir de gouvernement, car celui-ci, en tant que force d’action, peut ne pas toujours se conformer à l’idée d’œuvre, mais l’ascendant continu assuré par celle-ci permet de le plier de le limiter. Enfin, les manifestations de communion des membres du groupe donnent à l’institution une fondation et une durée consensuelles. L’opération de fondation repose en effet sur un « faisceau consensuel » [p. 168] qui est juridique en raison de « l’unité dans l’objet des consentements », c’est-à-dire dans l’idée d’œuvre commune. Mais ce consensus, précise Hauriou, n’est pas absolu comme l’ont pensé les théories allemandes du vereinbarung et la théorie du contrat social de Rousseau. Les volontés ont besoin d’être agrégées par l’action même du pouvoir et l’institution repose sur un « liber voluifortement nuancé par uncoactus volui » [p. 169]. Cette théorie permet ainsi de lire le processus de formation de la majorité parlementaire, ainsi que l’adhésion de la minorité aux règles du jeu institutionnel politique. Ces manifestations de communion étant « dirigées par les organes du pouvoir et réglées par des procédures » [p. 152], Hauriou puise des exemples dans les procédures d’assemblée et de vote du régime parlementaire. Les procédures, assurant la continuité formelle de la vie institutionnelle, permettent ainsi à cette opération fondative complexe qui repose sur la manifestation de différents actes de volonté, d’avoir « l’unité d’un acte juridique » [p. 170]. L’« élasticitédu pouvoir » (p. 165) ainsi obtenue permet de prolonger les effets des manifestations subjectives de volonté et de les agréger, pour réaliser une continuité juridique. Acquérant une continuité subjective, l’institution étatique peut alors s’obliger, engager sa responsabilité et s’exprimer en sécrétant des normes de droit disciplinaire et statutaire. Ainsi, si le pouvoir de domination implique une contrainte sur les individus membres, il engendre aussi une séparation des pouvoirs et attire à lui des phénomènes de consentement, car, pour durer, toute institution doit recueillir l’adhésion des membres du groupe, gouvernés ou administrés. Hauriou prend également le modèle de l’Etat pour illustrer le triple mouvement d’élaboration du processus institutionnel. Le régime représentatif réalise un premier travail d’intériorisation et d’incorporation, par lequel les organes de gouvernement agissent dans le cadre de l’idée directrice et donne à l’institution son individualité objective. Les manifestations de communion, réalisent un second travail d’intériorisation donnant lieu à la personnification de l’institution, qui n’est autre que l’apparition de la « liberté politique » [p. 162]. L’Etat devient une institution légitimée par l’idée d’œuvre qui le soutient, l’exercice équilibré et consensuel de son pouvoir, et le droit qu’il sécrète.
La théorie de l’institution met ainsi en œuvre une
analyse vitaliste inscrivant le droit
et l’Etat dans un ordre temporel, pour comprendre leurs rapports et la
formation de l’Etat de droit. Le problème
fondamental du droit public consiste en effet pour Hauriou à savoir comment la force de domination
gouvernementale agit puis se refroidit, limitée par les situations juridiques
objectives qu’elle a elle-même créées. D’une
théorie visant à analyser l’Etat réel, la théorie de l’institution construit un
Etat légitime. Hauriou mêle ainsi
dans sa théorie le donné et le construit,
considérant qu’« à mesure que la
science sociale prend connaissance de son objet, elle le modifie »[11]. La
science juridique n’est-elle pas pour le doyen toulousain une « science de la conduite » des
mouvements sociaux[12] ?
[1] Cette analyse de la continuité subjective de la personnalité
corporative m’a été suggérée par un travail remarquable de M. Jacques Chevalier, professeur de philosophie à l’université
de Grenoble, sur le continu et le
discontinu, que je lui suis très reconnaissant de m’avoir communiqué et qui
se trouve reproduit dans les mémoires de l’AristotelianSociety, supplementary volume IV, Londres, 1924, p. 170-196.
[2] Il me parait maintenant qu’il y a un autre élément de
continuité dans la conscience intuitive des membres de l’élite, conscience qui
ne se produit pas par crises périodiques, mais qui est réellement continue
(note de 1928).
[3] « L’histoire
externe du droit », Revue critique
de législation et de jurisprudence, 1884, p. 5 et s. ; Leçons de science sociale. La science
sociale traditionnelle, Paris, Larose, 1896 ; Leçons sur le mouvement social, Paris, Larose, 1899 ;« L’institution et le droit
statutaire », Recueil de législation
de Toulouse, 1906, p. 134 et s. ; Principes
de droit public, 1ère éd., Paris, Larose et Tenin, 1910, 2e
éd., 1916 ; Précis de droit
constitutionnel, 2e éd., Paris, Librairie du Recueil Sirey,
1929.
[4] Mazeres Jean-Arnaud,
« La théorie de l’Institution de Maurice Hauriou
ou l’oscillation entre l’instituant et l’institué » inMélangesMourgeon,
Bruylant, 1998, p. 244, note 12.
[5]Leçons sur le mouvement social, op.
cit., p. 133 et 136.
[6]Les lois de l’imitation, étude sociologique,
Paris, Alcan, 1890.
[8] « Le point de vue de l’ordre et de l’équilibre », Recueil de législation de Toulouse,
1909, p. 76.
[9] Hauriou
contestera également la doctrine de Kelsen,
dont il redoute que « le joug soit pour
le droit pire que celui de la théologie », Précis de droit constitutionnel, op. cit., p. 11.
[10]Principes de
droit public, 2e éd., op.cit.,
Introduction, p. XIX.
[11]La science
sociale traditionnelle, op. cit.,
p. 27 et s .
[12]Leçons sur le
mouvement social, op. cit., p. 165.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
Voici la 65e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.
L’extrait choisi est celui de l’article de M. le professeur Patrick CHARLOT consacré à la liberté de conscience chez Jaurès et publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).
Volume IV : Jean Jaurès & le(s) droit(s)
Ouvrage collectif sous la direction de Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz
– Nombre de pages : 232 – Sortie : mars 2020 – Prix : 33 €
Patrick Charlot Professeur de droit public à l’Université Bourgogne-Franche-Comté
Question de méthode… en guise de préliminaire,
il ne faut jamais oublier que, lorsque l’on traite de ce que l’on peut appeler
« libertés publiques », on s’intéresse avant tout à la vision de la
société que l’on souhaite et à la place que celle-ci va consacrer aux
individus, dans leurs rapports entre eux mais aussi, et surtout, dans leurs
rapports avec le Pouvoir. Une telle réflexion ne saurait donc s’épuiser dans la
description des mécanismes juridiques, ceux-ci ne constituant que de simples
moyens de mettre en place une idéologie tendant à assurer, dans la tradition
libérale issue, entre autres, de la Déclaration des droits de l’Homme et du
citoyen de 1789, une sphère privée dans laquelle l’Etat ne peut s’immiscer qu’avec
parcimonie. Parmi les libertés publiques, il n’est guère besoin de souligner l’importance
que revêt la liberté de conscience. Pour Jaurès
aussi, elle est l’objet d’une attention toute particulière en ce sens
où, nous le verrons, elle est une composante essentielle de sa conception du
socialisme. Mais il ne faut évidemment jamais oublier que le regard qu’il porte
à cette liberté n’est en aucune façon celui d’un juriste. L’appréhension qu’il
a du droit, et de cette liberté, est tout à la fois (et c’est aussi ce qui fait
son originalité), celle d’un philosophe, d’un historien, d’un socialiste et d’un
homme politique. Et, il faut bien l’admettre, la tentative de définition et de
délimitation qu’il va donner à la liberté de conscience est souvent influencée
par les combats politiques qu’il mène à différentes périodes de sa vie, le plus
important pour notre sujet étant évidemment celui pour la laïcité et la loi de
séparation des Eglises et de l’Etat. Pour preuve, elle conduit à restreindre
véritablement le champ de la liberté de conscience puisqu’elle ne consiste,
selon lui, que dans « le droit pour chacun de penser et d’agir comme il
lui plaît, dans les différents choses de la religion[1]». Cette liberté, selon Jaurès, semble donc être circonscrite à
la liberté religieuse, ne consistant (ce qui n’est déjà pas rien) qu’en la
liberté de ne pas être inquiété pour ses opinions religieuses et, évidemment,
dans la liberté de ne pas adhérer à des conceptions et opinions religieuses.
On
ne peut se contenter d’une conception aussi restrictive, peut-être applicable à
l’époque (et encore…) qui conduirait à faire l’impasse sur de nombreux autres
problèmes. Il nous semble nécessaire de retenir une définition plus large de
cette liberté, inspirée par les juristes modernes, seule à même de permettre de
comprendre la complexité de la pensée de Jaurès
sur cette question. Pour Frédéric Sudre,
par exemple, la liberté de conscience se confond quasiment avec la liberté de
pensée, c’est-à-dire, garantissant à l’individu une parfaite indépendance
spirituelle. Elle se décompose ainsi en deux éléments ; le droit d’avoir
des convictions et le droit de manifester ses convictions. Ainsi caractérisée,
elle regroupe tout à la fois la liberté d’opinion et la liberté d’expression[2]. Une
telle définition nous permet donc de saisir la pensée de Jaurès sur cette question bien au-delà
de la simple sphère religieuse. On ne saurait pour autant tomber dans l’anachronisme
juridique. En effet, évoquer une liberté n’a guère de sens si cette dernière n’est
pas garantie, opposable aux tiers ou à l’Etat, et protégée par un juge. Or il
est permis de s’interroger, à l’époque de Jaurès,
sur la protection accordée à cette liberté. Quel est le corpus juridique
permettant d’assurer cette liberté ? Les seuls textes pouvant être visés
(et notre auteur le fait régulièrement) sont bien les articles 10 et 11 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Nul ne
doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur
manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi et La
libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus
précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer
librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés
par la loi ».
Or cette Déclaration est dépourvue de toute portée juridique sous la IIIe
République et ne peut donc pas être invoquée devant un juge pour protéger, par
exemple, la liberté de conscience qui pourrait être mise à mal. Pour la
doctrine juridique majoritaire, représentée, entre autres, par Raymond Carré de Malberg, ce texte n’est tout au
plus qu’une simple déclaration morale, philosophique, mais, qui par son flou et
son absence d’incorporation dans les textes constitutionnels, ne saurait
produire de quelconques droits subjectifs.
A
la suite de ces mises au point, comment appréhender la place de la liberté de
conscience dans les écrits de Jaurès ?
Telle que nous l’avons définie préalablement, elle irrigue finalement toute son
œuvre, sans pour autant que nous cherchions à la trouver partout. En effet,
tout le socialisme jaurésien en découle. Cette liberté apparaît ainsi, pour
lui, comme un principe cardinal, si ce n’est un principe matriciel. Sa
conception philosophique du socialisme, qui est relativement originale à l’époque,
le conduit à voir dans la liberté de conscience une liberté absolue, sans
laquelle la société nouvelle ne pourra jamais voir le jour (1ère partie).
Elle paraît ainsi constituer l’alpha et l’oméga de son socialisme. Mais le
lecteur nous permettra de nuancer ce propos. Qu’il n’y voit pour autant aucune
volonté de malice ou de commettre un crime de « lèse-Jaurès ». Les épreuves politiques
auxquelles le grand tribun a été soumis nous amènent à penser que la position
philosophique est bien difficile à tenir en face de certaines circonstances. Et
nous voudrions montrer, à travers quelques exemples, que le réalisme politique
a conduit Jaurès à accepter des
restrictions qui nous paraissent gênantes à cette conception absolue de la
liberté de conscience (2e partie). Sans tomber dans une opposition
facile entre l’idéal et le réel, entre la mystique et la politique, il est des
épisodes que l’on ne peut passer sous silence.
I. Une liberté absolue, fondée philosophiquement
Il n’est évidemment pas question ici de revenir sur
le socialisme jaurésien. Fruit d’une synthèse mêlant à la fois, entre autres
les utopistes français, Marx et
Benoît Malon, la culture
encyclopédique de Jaurès le
conduit à une approche originale où l’individu ne va pouvoir s’épanouir que
dans la communauté, sans pour autant disparaître. L’individu est donc l’objet
essentiel de ce socialisme, et va donc, en tant que tel, pouvoir jouir de
manière absolue de cette liberté de conscience (A). De même, l’utilisation que
fait Jaurès de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, assez
singulière pour l’époque, lui permet de consacrer de manière indiscutable la
dite-liberté.
A. Une conséquence de sa vision originale du socialisme.
Le caractère absolu de la liberté en question
découle de la place de l’Individu dans la pensée jaurésienne. La communauté, la
société, ne doivent en aucun l’absorber, mais, au contraire, celles-ci sont l’outil
qui doit lui permettre, d’accéder, selon le titre de l’ouvrage de Benoît Malon, au « socialisme
intégral ». Cette tentative de conciliation entre « l’Un » et le
« Tout » est une des originalités de ce socialisme porté par Jaurès, que Georges Lefranc a si bien décrit dans son
« Jaurès et le socialisme des
intellectuels[3] ». Il
faut insister, pour cet aspect, sur l’influence qu’a pu avoir sur Jaurès Lucien Herr. Sans insister sur le bibliothécaire de l’Ecole Normale
Supérieure devenu légendaire, on sait, par Charles Andler et Léon Blum[4], quel rôle
il a pu jouer dans la prise de conscience socialiste de Jaurès, alors « simple » républicain. Mais on ne
peut qu’être frappé par l’analogie entre le socialisme jaurésien et les rares
écrits connus de Lucien Herr, et
plus particulièrement les fragments manuscrits d’un texte, rédigé sous forme d’aphorismes,
intitulé « Le progrès intellectuel
et l’affranchissement. Le progrès en conscience et en liberté[5] »,
daté de 1888. La conscience … le concept est fondamental dans cette volonté d’appliquer
l’hégélianisme au socialisme, produisant finalement ce qu’on peut qualifier
schématiquement de « socialisme idéaliste ». Il nous paraît
nécessaire de le résumer rapidement afin de comprendre ce que Jaurès a pu en retenir, plus
particulièrement pour le sujet qui nous intéresse. On peut ainsi trouver une
autre définition de ce que peut être la liberté de conscience dans un des
aphorismes de Herr : « l’insurrection, la révolte, c’est-à-dire
en langage simple, l’examen et la critique, est un devoir non seulement dans
les cas exceptionnels et graves, mais toujours[6]». La conscience et son libre exercice semblent donc
être la condition sine qua non du changement social et politique. L’esprit
critique et la possibilité d’exprimer cette critique sont indissociables de l’affranchissement.
Le socialisme, qui doit accomplir cette libération de l’individu, peut ainsi se
résumer en trois concepts, que Jaurès
n’aura de cesse de revendiquer (y compris et surtout lors des débats sur la loi
de 1905) : « Immanence (négation de la vérité supra-humaine),
autonomie (affranchissement à l’égard des servitudes passées et des transcendances),
rationalisme (autonomie intellectuelle[7]) ». Cet appel à la raison peut certes prêter à sourire
par son optimisme, mais il est consubstantiel de ce « socialisme
individualiste » dont se prévaut Jaurès.
C’est bien en ce sens que ce socialisme doit être intégral, en libérant
l’homme de toutes ses entraves. La liberté de conscience est donc bien le
fondement de cette doctrine. Seul l’Homme libéré de tous les soleils illusoires
pourra produire une société autonome (au sens de Herr et, plus, tard, de Castoriadis).
Il en résulte donc un primat de l’Individu qui doit être respecté en tant que
tel (on peut sans doute rattacher à cette conception l’engagement de Jaurès aux côtés
de Dreyfus), et bien
souvent, évidemment, sans tenir compte de son appartenance sociale. Ce
socialisme se résume finalement dans l’idée de Justice et le respect de la
personne. Ses positions vis-à-vis de la religion peuvent aussi s’entendre et s’expliquer
à travers de ce prisme. La définition qu’il donne de la liberté de conscience
(cf. note 1), bien que datée de 1889, nous semble aussi pertinente lors de ses
prises de positions datant du début du XXe siècle, lorsque la
question de la laïcité fait rage. Même si ses combats contre l’Eglise et la
religion sont très violents, il ne nous paraît pas toujours partager les
postures ultra-laïcardes d’un Combes. Dans une mise au point toute en
nuances, lorsqu’il doit affronter la polémique naissante sur la communion de sa
fille, en 1901, il reprend finalement sa conception de 1889 : il faut
avant tout respecter les convictions individuelles, y compris celle de sa femme
qui finalement souhaitait pour sa fille ce sacrement. Et faire confiance en la
Raison ; « La vie et la
liberté, ces grandes éducatrices, auront le dernier mot. L’enfant, habitué peu
à peu à se gouverner lui-même dans l’ordre de la conscience, continuera ou
abandonnera la tradition religieuse (…) Le droit de l’enfant, c’est d’être mis en état, par une éducation
rationnelle et libre, de juger peu à peu toutes les croyances et de dominer
toutes les impressions premières reçues par lui[8]». C’est concrètement un appel à la
neutralité, qui n’est pas sans annoncer, selon nous, une certaine conception de
la loi de 1905, en y voyant aussi un principe de neutralité de l’Etat, qui n’a
pas à se mêler de la sphère privée, tant que celle-ci reste privée.
Cette liberté de conscience, on le voit avec
cet épisode familial, ne peut s’exercer que grâce à une éducation intégrale,
totale, afin de donner à tous les moyens de se forger leurs propres jugements.
D’où évidemment l’importance de l’école républicaine, seule à même, selon lui,
de susciter les doutes et les questions. Mais, au-delà, il y a, par exemple
chez Herr, et cette
conception est aussi partagée par Jaurès[9], une
véritable mission qui est confiée aux intellectuels en vue justement de préparer
cette libération totale. La conscience doit quelquefois être aidée afin de
pouvoir s’exercer librement. Herr, par exemple, a des développements
surprenants pour quelqu’un qui est socialiste : « L’homme moyen n’est qu’un immense facteur de
conservatisme, de traditions subies (…) d’idées impuissantes à organiser, à transformer le contenu confus et
désordonné de sa conscience et de son inconscient[10]». C’est à l’intellectuel, celui qui applique sa pensée critique au
milieu qui l’entoure, d’introduire l’idée, qui doit ensuite être assimilée par
l’individu (et non par la masse). Le rôle de l’intellectuel (socialiste)
consiste à doter l’individu d’une véritable « arme » intellectuelle,
qui, quasiment à elle-seule, pourra renverser la vieille société et ses
préjugés. Cette conception toute hégélienne traduit en fait une véritable
histoire de l’« idée » comme moteur de l’Histoire, qui part d’une
personne énergique, pour ensuite être assimilée par l’individu. L’exemple type
de cette manière de procéder est d’ailleurs fourni par Herr : c’est l’Affaire
Dreyfus, combat
mené d’abord par les intellectuels tant décriés par Barrès, éveillant petit à petit les individus pour les
associer à leur combat : « La
vérité, c’est que dans une France rétrécie, desséchée, racornie, un petit
nombre d’hommes, pour une œuvre de justice, d’humanité et d’honneur, ont pu
entreprendre la lutte contre la force souveraine des brutalités liguées, des
intérêts syndiqués, des haines élémentaires coalisées (…). Ces quelques hommes ont pu, dans la
bataille de chaque jour, ébranler une à une les âmes, éveiller une à une les
consciences, troubler les quiétudes dormantes, évoquer les énergies éteintes,
faire jaillir une espérance active en un idéal de justice humaine[11]». Mais que l’on ne s’y trompe pas.
On ne peut voir dans cette conception du rôle de cette « élite » une
quelconque conception babouviste ou saint simonienne, voire léniniste. Cette
minorité a un devoir, et aucun droit ; celui d’éveiller. Mais elle est
subordonnée au peuple et n’a en aucun cas une quelconque légitimité pour guider
le mouvement ouvrier (Herr est d’ailleurs affilié aux allemanistes, qui
se caractérisent par leur ouvriérisme et leur méfiance vis-à-vis des
« intellectuels »). La Conscience et l’Idée ne peuvent donc naître
spontanément chez les individus, mais elles sont les valeurs suprêmes
nécessaires à la Révolution. Et elles figurent déjà, comme liberté, dans ce
texte si particulier qu’est la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen
de 1789.
B. Une conséquence de sa lecture originale de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen parmi les socialistes de son époque
Au-delà
de la vulgate marxiste, prégnante chez les guesdistes, qui ne fait de la
Déclaration qu’un instrument juridique et politique crée et utilisé par la
bourgeoisie, Jaurès adopte
vis-à-vis du texte révolutionnaire une toute autre attitude. Délaissant les
critiques de Marx de Sur la question juive, il est persuadé
que le prolétariat peut retourner ce texte contre la bourgeoisie et s’en servir
à son profit. Dans une formule choc, dès lors que le classe ouvrière aura
exprimé une conscience de classe (c’est-à-dire, au sens proudhonien, une vison
de la réalité sociale) et une idée de classe (toujours pour rester dans la
logique proudhonienne, une vision prospective de la société), « Vienne l’heure où le prolétariat saura
réfléchir sur sa destinée et ses intérêts de classe, il saisira un contraste
violent entre les droits naturels de tout homme, proclamés par la Révolution
bourgeoise, et sa propre dépendance sociale : alors la Déclaration des
droits de l’homme, changeant de sens et de contenu à mesure que se modifie l’histoire,
deviendra la formule de la Révolution prolétarienne[12]». Cette lecture et cette utilisation du texte de 1789 interroge et
intéresse. Elle interroge déjà dans le sens où, évidemment, Jaurès fait référence à la notion de
droits naturels qui figurent dans le texte révolutionnaire, plus
particulièrement dans son article 2. Ces droits naturels sont la liberté, la
propriété, la sûreté et le droit de résistance à l’oppression. Or Jaurès ne s’interroge que sur le
caractère naturel du droit de propriété[13]. On
veut bien admettre que cette question taraude traditionnellement tous les
socialistes, mais il est tout de même surprenant, même si L’Histoire socialiste est avant tout un livre historique, que le
philosophe de formation qu’est Jaurès
n’interroge pas le caractère naturel ou non des autres droits (dont la
liberté).
Et
pourtant : « L’homme a le droit
primordial d’aller et venir, de travailler, de penser, de vivre, et de déployer
en tous sens sa liberté sans autre limite que la liberté d’autrui[14]». Le primordial est-il le
naturel ? Nulle réponse chez Jaurès.
La démarche est pourtant essentielle pour le juriste ou le philosophe
politique. En effet s’il s’agit de droits naturels, l’individu ne peut pas y
renoncer dès lors qu’il entre dans l’état social, et l’Etat est tenu de lui en
garantir l’effectivité. Alors, du droit de travailler : un droit
primordial ou naturel ? On s’aperçoit ici que la question (et la réponse)
emporte des conséquences extrêmement importantes, surtout pour les socialistes
de cette époque. Jaurès l’élude
pourtant, en y revenant de manière lyrique : « La Déclaration des Droits de l’Homme avait été aussi une
affirmation de la vie, un appel à la vie. C’étaient les droits de l’homme
vivant que proclamait la révolution[15]». Mais surtout, ce qui est
surprenant, c’est la vision juridique que Jaurès
attribue à ce texte, alors même, rappelons-le, qu’à l’époque où il écrit, la
Déclaration est dépourvue de toute portée juridique et ne peut donc être
invoquée devant un juge. Au-delà de l’assimilation quasi-constante qu’il fait
entre son socialisme et le texte de 1789 (« C’est le socialisme seul qui donne tout son sens à la Déclaration des
Droits de l’Homme et qui réalisera tout le droit humain[16]»), il est nécessaire de dépasser
la volonté initiale des révolutionnaires et de doter le prolétariat d’une
nouvelle arme qui est le Droit. Il fait là aussi œuvre de visionnaire,
annonçant ce qu’on a pu appeler le « socialisme juridique », c’est-à-dire
une école de pensée qui est persuadée que la « révolution » peut être
accomplie par le Droit et les moyens légaux, au moyen d’une interprétation
extensive et sociale des textes juridiques. Les lignes de Jaurès dans « le socialisme et la
vie » sont sur ce point très éclairantes quant à sa vision : « Ainsi jusque dans le droit révolutionnaire
bourgeois, dans la Déclaration des Droits de l’Homme et des droits de la vie,
il y a une racine de communisme[17]». Pour être encore plus précis,
« le socialisme surgit de la
Révolution française sous l’action combinée de deux forces : la force de l’idée
de droit, la force de l’action prolétarienne naissante. Il n’est donc pas une
utopie abstraite[18]». Ce que Jaurès nomme
les droits de l’homme vivant englobe évidemment les articles 2 et 4 de la
Déclaration[19],
énonçant un principe général de liberté, et les articles 10 et 11, déclinaisons
du principe général de liberté, appliquées à la liberté de pensée. L’appel à la
vie lancé par la Révolution de 1789 est bien aussi un appel à la liberté sous
toutes ses formes, à ce combat pour l’autonomie permis par la liberté de
conscience. Mais, une fois de plus, que faire de ce texte révolutionnaire s’il
n’est pas garanti par l’Etat et invocable par un particulier devant un
juge ? On ne trouve nulle part trace chez Jaurès
d’une quelconque volonté de « juridiciser » ce texte ou de
demander à des juges de l’appliquer. Dans les mêmes périodes, certains de ses
collègues des facultés de droit, en particulier Duguit,
doyen de la faculté de droit de Bordeaux et évidemment le « pays » de
Jaurès, Hauriou, doyen de la faculté de droit de Toulouse, s’interrogent
sur la valeur juridique de la Déclaration et militent, en dépit de sa non-inscription
dans les lois constitutionnelles de 1875, pour lui attribuer une valeur sinon
supra-constitutionnelle (Duguit),
au moins constitutionnelle (Hauriou).
On hésite, en lisant Jaurès, sur
ce qu’il attribue vraiment comme valeur juridique à ce texte ; une
actuelle mais qui serait ignorée par le droit positif et la jurisprudence (de
peur, peut-être, d’avoir à lui donner une portée « socialiste), ou bien
une future, qui serait finalement le texte suprême d’un futur « droit
socialiste » ?
Mais
ces affirmations jaurésiennes sur la portée absolue, entre autres, de la
liberté de pensée et la liberté de conscience, nous paraissent cependant à
nuancer, sous l’influence de certaines péripéties politiques que le leader
socialiste a eu à affronter.
II. Des limitations à cette liberté, justifiées par des positions politiques
Il ne saurait évidemment être question de minimiser
les combats de Jaurès pour la
liberté sous toutes ses formes. Notre objectif ici est simplement de montrer
que, parfois, la raison politique semble l’emporter sur des convictions
profondes. On veut bien admettre que la pensée et l’action d’un auteur s’apprécient
sur une période longue… Mais il y a néanmoins des positions gênantes, aussi
bien lorsque l’on les analyse a posteriori en évitant tout anachronisme
que lorsqu’elles suscitent immédiatement des prises de position virulentes
(voire violentes) de la part de nombreux camarades qui partagent pourtant les
combats de Jaurès. Pour ce faire,
nous avons arbitrairement choisi deux évènements où les prises de position du
socialiste peuvent susciter quelques interrogations au regard de tout ce qu’il
a écrit et dit, en particulier sur la liberté de conscience (cf. la 1ère
partie de notre communication) : le Congrès de Japy (qui a lieu du 3 au 8
décembre 1899) et l’affaire dite « des fiches » (de novembre 1904 à
janvier 1905).
A. Le Congrès de Japy
et la délicate question de la liberté de la presse.
Ce Congrès est resté célèbre en ce sens où, selon de
nombreux historiens, il annonce la création de la future Section Française de l’Internationale
Ouvrière[20].
C’est donc dans le gymnase parisien de Japy que se retrouvent les
cinq grandes tendances socialistes d’alors : le Parti Ouvrier Français
(plus souvent qualifié de « guesdiste », emmené d’une main de fer par
Jules Guesde), la Fédération des
Travailleurs Socialistes (ou « broussiste », du nom de leur
leader Paul Brousse, ou
« possibiliste »), le Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaires (ou
« allemaniste », Jean Allemane,
ne l’oublions pas, étant proche de Lucien Herr) ;
le Parti Socialiste Révolutionnaire (ou « vaillantiste » ou
« blanquiste », dirigé essentiellement par Edouard Vaillant), et la Confédération des
Socialistes Indépendants (beaucoup moins structurée que les autres groupes, et
dont les grandes figures sont Jaurès
et Millerand). Les désaccords idéologiques
sont extrêmement profonds entre toutes ces tendances, mais doivent être minorés
en vue de l’arrivée au pouvoir des socialistes. En effet, depuis les années
1893, de nombreux députés socialistes sont élus à la Chambre, et les leaders,
par souci d’efficacité électorale et persuadés que le pouvoir peut être pris
par les moyens légaux, ont la volonté de créer enfin LE parti socialiste. L’ordre
du jour de ce Congrès porte sur « la
lutte des classes et la conquête des pouvoirs publics » (en filigrane
se trouve ici posé le douloureux débat du « ministérialisme » suite à
l’entrée de Millerand, soutenu par
Jaurès, dans le gouvernement Waldeck-Rousseau, aux côtés du général Gallifet, « le massacreur de la Commune », et violemment combattu par les
guesdistes et Vaillant) et sur
« l’unité socialiste, ses conditions
théoriques et pratiques ». On remarquera que l’ordre du jour s’ouvre
sur la question la plus compliquée et que les guesdistes et vaillantistes
veulent en découdre sur ce point, l’unité du parti n’étant pas pour eux un
sujet prioritaire. L’art de la synthèse est alors inauguré entre toutes les
factions, puisque les délégués trouvent alors le moyen de répondre NON à la
question posée ; « la lutte des
classes permet-elle l’entrée d’un socialiste dans un gouvernement
bourgeois ? » (par 818 voix contre 643), tout en approuvant une
proposition transactionnelle qui admet que « des circonstances exceptionnelles peuvent se produire dans lesquelles
le parti aurait à examiner la question d’une participation socialiste à un
gouvernement bourgeois » (par 1140 voix contre 240). L’essentiel est
dons sauvé pour Jaurès et ses
amis, et il semble persuadé que dorénavant la question de la création du Parti
semble être en voie d’être réglée. Les autres points à l’ordre du jour vont
donc être bâclés en une journée. Les guesdistes portent encore le fer non
seulement sur la création et la direction du parti, mais surtout sur les
différents moyens d’actions, de propagande et d’organisation. Ils considèrent
qu’il ne peut pas y avoir d’unité si les différents journaux socialistes (entre
autres, La petite République de Gérault-Richard,
très proche de Jaurès) se
permettent des attaques contre les différents groupes socialistes. Et Guesde va plus loin en estimant que la
presse socialiste doit être placée sous le contrôle du Parti, prononçant cette
phrase véritablement stupéfiante : « L’indépendance de la presse
doit finir là où commence l’organisation centrale du socialisme français[21]». Et, de manière encore plus
hallucinante, aucune voix ne s’élève pour protester. Surtout pas celle de Jaurès. Il n’intervient en aucune
manière sur ce point, alors qu’il est omniprésent sur le premier point de l’ordre
du jour et du ministérialisme. Mieux même, il vote cette motion comme tous ses
camarades, puisqu’elle sera adoptée à l’unanimité du Congrès. Il semble prêt à
tout accepter, y compris que les journaux socialistes ne puissent plus exercer
une activité critique, afin de permettre l’unité et la création du Parti. Cela
lui vaudra déjà des critiques de Péguy,
alors proche de lui : « Je suis détraqué ; je me promène en
sabots, par ce grand froid dans mon jardin, et je me dis comme une bête :
ils ont supprimé la liberté de la presse ! ils ont supprimé la liberté de
la tribune[22]» ! Le silence assourdissant de Jaurès sur cette question délicate
lui sera souvent reproché. Comment vouloir la future Cité socialiste en
commençant par construire un parti qui supprime toute liberté de discussion et
de pensée dans ses journaux ? Quid de l’autonomie intellectuelle nécessaire ?
La fin (la création du Parti) justifie-t-elle les
moyens ?
La question va se poser avec encore plus d’acuité lors
des débats sur ce que l’on a nommé « l’affaire des fiches ».
B. Le refus de la liberté de conscience dans l’affaire des « fiches ».
Comme l’écrit Guy Thuillier[23], « on n’aime pas parler de l’affaire des fiches : elle
paraît gênante et elle évoque des méthodes d’information (et d’avancement) peu
orthodoxes (mais qui sont traditionnelles et qui ont survécu à l’affaire) ».
Pour résumer cet épisode si important qu’il aboutira à la chute du ministère Combes le 19 janvier 1905, il faut comprendre que c’est le ministre de la
guerre, le général André, qui avait organisé
dans son ministère un vaste système de renseignement, destiné à lui permettre
de connaître les opinions religieuses et politiques des officiers. Rien
finalement que de très traditionnel. Mais ce qui va faire scandale c’est que ce
procédé reposait sur la délation pratiquée par ce « délégué
administratif », que Combes
lui-même définissait comme « un notable de la commune qui était investi
de la confiance des républicains et qui, à ce titre, les représentait auprès du
gouvernement quand le maire est réactionnaire[24]». Ces délégués administratifs étaient souvent des représentants des
loges maçonniques. Et lorsqu’un employé du Grand-Orient vole une collection de
« fiches » et les vend à l’opposition nationaliste, le scandale
éclate à la Chambre[25], par l’intermédiaire de Guyot de Villeneuve qui, le 28 octobre 1904, interpelle le gouvernement en lisant
publiquement les fiches individuelles fournies par le Grand-Orient sur un
certain nombre d’officiers, accompagnées des demandes et réponses du ministère
de la guerre. D’une affaire administrative, l’affaire des fiches devient alors
politique ; la question est de savoir si le gouvernement Combes est responsable de ce système. Le
génie oratoire de Jaurès s’en donne à cœur
joie. Il ne faut pas oublier qu’il est alors le vice-président de la Chambre
et, qu’à ce titre, il est un soutien essentiel du ministère Combes, « âme ardente et parole magnifique de la Délégation des
gauches[26]», délégation qui constitue l’organe directeur de la coalition
gouvernementale. Il n’est sûrement pas faux d’affirmer que si le gouvernement
se maintient jusqu’au 19 janvier 1905, c’est au tribun socialiste qu’il le
doit. Par trois fois, Jaurès intervient au
secours du gouvernement, en justifiant le mécanisme de la délation (les 28
octobre et 4 novembre 1904 et le 14 janvier 1905), en évitant donc à Combes d’être mis en minorité à la Chambre.
Ses justifications méritent d’être relevées, afin d’abonder
notre propos. Au-delà de références à l’Affaire Dreyfus
toujours bienvenues (où Jaurès met
en garde les députés sur l’usage de documents dont on ne saurait contrôler l’origine
et la valeur[27]),
il tente avant tout de se placer sur le terrain politique plutôt que sur celui
de la morale ou des principes juridiques. « Sera dupe qui voudra ! Sera complice qui voudra[28] » !
Il ne faut pas tomber dans le piège tendu par l’opposition, et il ne faut
surtout pas que les députés condamnent ces méthodes de renseignement. Ce qui
est en jeu, selon lui, au-delà de la survie du gouvernement, c’est bien la
République elle-même[29].
Et, quelques semaines plus tard, il affirme même un véritable droit de la
République de se prémunir contre ses ennemis : « Oui ou non, reconnaissez-vous que la république a le droit d’exiger
particulièrement des officiers non seulement les qualités professionnelles et
les vertus professionnelles, mais aussi cette vertu professionnelle par
excellence de l’officier sous la république, le dévouement à l’institution
républicaine[30]» ? Jaurès justifie ainsi le droit du gouvernement d’établir une
véritable police des esprits. Que devient la liberté de conscience et de pensée
des fonctionnaires ? Quid de la
morale et du droit, de cette Déclaration des droits de l’homme qu’il aime si
souvent rappeler ? Ils s’effacent finalement devant la realpolitik du Bloc des gauches. Pour
notre part, nous ne pensons pas que Jaurès
soit, lui aussi, véritablement dupe de cette affaire de la délation. Mais
toujours est-il qu’en politique, il se trouve prisonnier de sa solidarité à la
majorité gouvernementale et contraint de renier beaucoup de ses principes. Il n’est
d’ailleurs pas anodin de relever, preuve que le système mis en place par le
général André lui répugne, qu’il
soutient et fait adopter, en avril 1905, avec Marcel Sembat, un article additionnel à la loi de finances rendant
automatique le droit pour tout fonctionnaire à la communication de son dossier.
Cette prise de position de Jaurès lui vaudra de très violentes critiques dans les rangs
socialistes, y compris au sein de la Ligue des droits de l’homme, ses
compagnons depuis les temps de l’Affaire Dreyfus.
Devant le refus de Francis de Pressensé,
président de la Ligue, de condamner les pratiques ministérielles, certains
ligueurs, et non des moindres, prennent des positions publiques. Ainsi de
Charles Rist, professeur à la
faculté de droit de Montpellier, pour lequel « il s’agit d’une question de moralité politique au sujet de laquelle
aucune tergiversation ne nous serait admissible. Si la Ligue laissait croire
par son silence à tout le pays républicain que des procédés comme ceux mis en
œuvre au ministère de la guerre ne sont pas contraires à l’esprit de la
déclaration des droits de l’homme – si elle n’avertissait pas le parti
républicain du danger qu’il court à employer les procédés même et les arguments
contre lesquelles nous avons si souvent protesté – elle faillirait à sa mission[31]». Célestin Bouglé, professeur de sociologie à l’Université
de Toulouse, vilipende la Ligue, qui, si elle avait accepté de condamner le
procédé de la délation, « aurait
montré une fois de plus qu’elle n’est l’esclave d’aucun parti et qu’elle entend
défendre les « droits de l’homme » partout où elle les sentira
blessés, et aussi bien sous la peau des catholiques que sous celles des juifs
ou des francs-maçons[32]». Cette affaire ouvrira une crise
très importante à la Ligue, suscitant les démissions de deux de ses membres
fondateurs, pourtant proches de Jaurès,
Joseph Reinach et Ludovic Trarieux, refusant de cautionner les
pratiques couvertes et justifiées par Jaurès :
elle ouvre finalement une fracture profonde dans le camp des anciens alliés du
leader socialiste.
Peut-on en
conclure de manière péremptoire à une conception de la liberté de conscience à
géométrie variable chez Jaurès ?
Est-elle la preuve que la mystique socialiste doit plier devant la politique
socialiste ? Jaurès a
quelques fois expérimenté et inauguré ce dilemme, en tant que premier grand
socialiste français à agir sur la scène politique.
[1] J. Jaurès, « Laïcité »,
inLa Dépêche, 16 juin 1889. InŒuvres de Jean Jaurès. Tome 1. Les années de jeunesse
1885-1889, Fayard, 2009 ;
p. 287.
[2] F. Sudre,
Droit européen et international des droits de l’homme. Puf. Collection Droit fondamental. 14e
édition. 2019 ; p. 785 et s.
[3] G. Lefranc,
Jaurès et le socialisme des
intellectuels. Paris. Editions Montaigne. 1968.
[4] « Un soir, Herr
prit à partie son aîné, Jaurès ;
et la discussion dura toute la nuit… En passant au socialisme, Jaurès ne se
convertissait pas : il poussait à bout son républicanisme. Le pas décisif,
il le fit cependant parce que Herr
sut le convaincre. Cette grande recrue, c’est Herr
qui l’a amenée ». C. Andler, Vie
de Lucien Herr. Paris.
Editions Rieder. 1932. Reprint Maspero. 1977 ; p. 122. Même si Madeleine Rebérioux tend à minimiser cette
influence de Herr (entre autres
dans « Jaurès et le
socialisme des intellectuels », Bulletin de la Société d’Etudes
jaurésiennes, n°39, oct-déc1970, p. 3 et s., où elle soutient que l’engagement
socialiste de Jaurès naît de la
grève de Carmaux), on peut encore se fier au témoignage de Léon Blum : « C’est Herr qui avait amené Jaurès au socialisme, ou, pour parler plus
exactement, c’est Herr qui avait
amené Jaurès à prendre claire
conscience qu’il était socialiste. C’est lui, qui avec Lévy-Bruhl, venait de convaincre Jaurès de l’innocence de Dreyfus ».
Souvenirs sur l’affaire 1935). Gallimard. Folio Histoire.1993 ; p. 44-45.
Sur Lucien Herr, outre la
bibliographie d’Andler, il faut se
reporter à Daniel Lindenberg et
Pierre-André Meyer, Lucien Herr, le socialisme et son destin.
Calmann-Lévy. 1977. On peut, sur un point particulier, consulter Patrick Charlot, « Lucien Herr et la nécessaire réforme
intellectuelle et morale ». La dynamique du changement politique et
juridique : la réforme. Presses Universitaires d’Aix-Marseille. 2013 ;
p. 369 et s.
[5]In Lucien Herr, Choix d’écrits. II.
Philosophie. Histoire. Philologie. Paris. Editions Rieder ; p. 9 et s.
[8] J. Jaurès,
« Mes raisons », La Petite
République, 12 octobre 1901. InŒuvres de Jean Jaurès. Tome 8. Défense républicaine et participation
ministérielle. Fayard. 2013 ; p. 80 et s.
[9] Toujours le livre de G. Lefranc, Jaurès et le socialisme des
intellectuels. Op. cit.
Il y souligne d’ailleurs l’influence considérable d’un socialiste russe, Pierre
Lavrov ; p. 77 et s.
[11] L. Herr,
« Isolement », La Volonté, 27
octobre 1898. In Choix d’écrits. Tome 1.
Politiques. Editions Rider. 1932 ; p. 66 et s.
[12] J. Jaurès,
Histoire socialiste. Livre I. Jules Rouff
éditeurs. 1901 ; p. 303 et s. On retrouve le même genre de formule dans
« Le socialisme et la vie ». Etudes
socialistes. Cahiers de la quinzaine. 4e Cahier de la 3e
série (5 décembre 1901), p. 137. « Ainsi
d’emblée le droit humain proclamé par la Révolution avait un sens plus profond
et plus vaste que celui que lui donnait la bourgeoisie révolutionnaire ».
[19] En complément de l’article 2 qui fait de la liberté un
droit naturel, l’article 4 stipule que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à
autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de
bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance
de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ».
[20] Pour une vision d’ensemble
de ce Congrès et des oppositions violentes puis de la synthèse finale, on peut
se reporter à P. Charlot, « Quand
ça commence mal… le Congrès général des organisations socialistes françaises
(Paris, salle Japy, 3-8 décembre 1899) » inCahiers de la recherche sur les des droits fondamentaux. Presses
Universitaires de Caen ; n°16, 2018 ; p. 11 et s. L’intégralité des
débats a été publié quasi immédiatement, Congrès
général des organisations socialistes françaises tenu à Paris du 3 au 8
décembre 1899. Compte rendu sténographique officiel, Paris, Société.
nouvelle de librairie et d’édition. 1900.
[21] J. Guesde,
Congrès général des organisations socialistes françaises tenu à Paris du 3
au 8 décembre 1899. Compte rendu sténographique officiel. Op. cit. p. 315
[22] C. Péguy, « La préparation du congrès
socialiste national », Cahiers de la quinzaine, 1re série, 2e cahier, 20
janvier 1900, inŒuvres en prose
complètes, R. Burac (éd.),
Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1987, t. I, p. 347.
[23] Guy Thuillier,
« Autour d’Anatole France :
le capitaine Moulin et l’affaire
des fiches en 1904 », inRevue administrative. 1986 ; p. 549.
Sur cette affaire, lire aussi de Guy Thuillier :
« A propos de l’affaire des « fiches » ; les mésaventures
du Préfet Gaston Joliet en
1904 » inRevue
administrative. 1994 ; p. 133 et s. et P. Charlot, « Péguy
contre Jaurès. L’affaire des
« fiches » et la délation aux droits de l’homme » inRevue
française d’histoire des idées politiques ; n°17. 2003 ; p. 73 et s.
[24] Emile Combes,
Journal officiel. Débats parlementaires.
Chambre des députés. 19 novembre 1904 ; p. 2561.
[25] Ce qui choque, finalement, ce n’est pas le droit pour
le gouvernement de se renseigner sur les fonctionnaires sensés servir la
République, mais c’est bien de le faire par des sources non officielles, dont
la franc-maçonnerie. « Si l’affaire
des Fiches indigna la classe politique au point d’entraîner la chute du
gouvernement, c’est moins parce qu’elle révélait l’importance des
considérations idéologiques dans le déroulement des carrières des officiers qu’en
raison de l’utilisation d’organismes non officiels : les loges
maçonniques, comme canaux de l’information. C’est la délation que l’on
repousse, plus que la doctrine d’une fonction publique politisée. A l’époque de
la République militante, il faut donner des gages de républicanisme pour entrer
dans l’Administration, et ne pas être suspect de cléricalisme pour espérer y
faire carrière ». François Burdeau, Histoire de l’administration française. Montchrestien ; 2e
édition. 1994 ; p. 256.
[26] Jean-Jacques Chevallier,
Histoire des institutions et des régimes
politiques de la France moderne. Dalloz. 3e édition revue et
augmentée. 1967 ; p. 476.
[27] J. Jaurès,
Journal officiel. Débats parlementaires.
Chambre des députés. Séance du 28 octobre 1904 ; p. 2241.
[29] « Les
républicains diront si, à cette heure obscure et redoutable que traversent les
destinées de ce monde, il convient de renverser un gouvernement qui a su
maintenir la paix, et de se livrer à tous les césariens, entrepreneurs de
guerre et d’aventure (…) Je dis aux républicains qui veulent se
risquer dans cette aventure qu’ils en seront les dupes ».Ibid.,
p. 2242, en réponse à un député républicain Klotz
qui affirme que « nous, républicains
(…) ne devons jamais imiter les procédés que nous avons condamnés et
flétris chez autrui. Je dis que la délation ne saurait faire aimer la
République », ibid., p. 2240.
[30] J. Jaurès,
Journal officiel. Débats parlementaires.
Chambre des députés. Séance du 4 novembre 1904 ; p. 2285. Le
député républicain, Georges Leygues,
lui répond de manière virulente ; « L’enjeu de ce débat est l’honneur du parti républicain, et peut-être de
son existence même. Il faudra que la majorité dise nettement si elle abdique sa
raison et sa conscience, ou si elle a l’énergie pour flétrir publiquement les
actes inadmissibles qu’elle condamne et abhorre en secret ». Ibid., p. 2289.
[31] C. Rist,
« lettre au Comité central de la Ligue, 3 décembre 1904 ». Textes
formant dossier. La délation aux Droits de l’homme. Cahiers de la quinzaine. 9e cahier de la 6e série
(24 janvier 1905). ; p. 15 et s.
[32] C. Bouglé,
« lettre à Pressensé ». ibid., p. 18.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
L’extrait choisi est celui de la présentation par M. l’ancien vice-président du Conseil d’Etat, Jean-Marc Sauvé, le 12 mars 2014, en salle d’assemblée du Conseil d’Etat de l’ouvrage Miscellanées Maurice Hauriou paru le jour du 85e anniversaire de la disparition du doyen Hauriou.
– Nombre de pages : 388 – Sortie : décembre 2013 – Prix : 59 €
ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
ISSN : 2272-2963
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :
Volume II : Voyages en Unité(s) juridique(s) pour les dix années du Collectif l’Unité du Droit
Ouvrage collectif (Direction Mathieu Touzeil-Divina & Morgan Sweeney Fabrice Gréau, Josépha Dirringer & Benjamin Ricou)
– Nombre de pages : 392 – Sortie : juillet 2015 – Prix : 69 €
ISBN / EAN : 979-10-92684-09-4 / 9791092684094
ISSN : 2262-8630
Présentation :
Fondé le 13 mars 2004 (pour le bicentenaire de la Loi du 22 ventôse an XII instituant nos Facultés de droit), le Collectif L’Unité du Droit (CLUD) a pour vocation de rassembler des juristes convaincus du nécessaire rapprochement des droits et de leurs enseignements dans une « Unité » et non dans leurs seules spécificités. Le Collectif cherche à lutter contre le cloisonnement académique des matières et des branches du Droit par un dialogue constant instauré – non entre spécialistes d’un même ensemble et tous universitaires mais – entre théoriciens, universitaires, praticiens, politiques, citoyens, etc. En dix années d’activités, le CLUD a provoqué plusieurs rencontres (colloques, séminaires, Université d’été, etc.), organisé de nombreuses manifestations (symposiums, « 24 heures du Droit », conférences, etc.), participé à la création, à la critique et parfois à la contestation « du » Droit et permis et encouragé la publication d’une vingtaine d’ouvrages aux éditions l’EPITOGE. Voilà pourquoi, fort de ces expériences et comme un cadeau d’anniversaire, le CLUD propose-t-il de présenter son « best-of » ou échantillonnage de dix années d’existence et de travaux, de participations et de pro-positions en faveur ou à propos de l’Unité du / des droit(s) et de son enseignement. La première partie du livre est ainsi relative à des réflexions sur la notion même d’Unité (I). Elle est suivie de l’examen de plusieurs de ses manifestations à travers l’exemple du droit des travailleurs (II), de la Justice, de l’Egalité et des libertés (III) ainsi que des notions de pouvoirs et de services publics, de contrat et de responsabilité (IV). Enfin, ce sont quelques-unes des actions concrètes du CLUD qui sont exposées (V). L’opus contient des contributions des membres de l’association mais aussi de personnalités des mondes juridique, politique et académique qui lui ont fait confiance ; merci en ce sens à Mme la Garde des Sceaux C. TAUBIRA, à M. le président J-L. DEBRÉ, à MM. les présidents J-M. SAUVÉ et B. STIRN ainsi qu’à Mme la députée M. KARAMANLI. Bon voyage en notre compagnie & en Unité(s) du ou des Droits !
Discours de M. le Président Jean-Marc Sauvé
A propos des Miscellanées Maurice Hauriou
Jean-Marc Sauvé Vice-Président du Conseil d’Etat
Inédit[1] extrait de la conférence du
12 mars 2014
en l’honneur du « 85e anniversaire de la mort de
Maurice Hauriou » (donnée au Conseil d’Etat,
salle d’Assemblée, par M. le Président SauvÉ lors de la présentation au public des Miscellanées Maurice Hauriou
(Le Mans, L’Epitoge ; 2013) (Conseil
d’Etat, Palais royal, Paris)).
Mesdames et Messieurs les présidents, Mesdames et
Messieurs les professeurs, chers collègues, je suis heureux et honoré que
soient présentées aujourd’hui, au Conseil d’Etat, les Miscellanées Maurice Hauriou, ouvrage collectif publié
sous la direction scientifique du professeur Touzeil-Divina.
Ces Miscellanées sont pour le lecteur une
heureuse découverte.
Tout au long du chemin, il y rencontre en effet des
textes connus, et d’autres un peu oubliés, voire méconnus, du doyen Hauriou. Il y découvre aussi, et c’est
là que réside le principal apport, l’évidente plus-value de cet ouvrage, des
commentaires de ces textes, des éclairages portés par des auteurs éminents, qui
permettent de relire Hauriou sous
un regard nouveau, c’est-à-dire un regard contemporain. Sans doute est-ce là le
propre des grandes figures de la doctrine : on croit bien à tort tout en
connaître, en parlant par exemple pour Hauriou
de la théorie de l’institution et du rôle de la puissance publique, alors qu’en
vérité, en suivant les méandres de la pensée de ces maîtres, en en remontant le
cours, il reste toujours possible de découvrir des sources inattendues et,
parfois, inespérées. Il faut savoir gré au professeur Touzeil-Divina
et à tous les contributeurs de cet ouvrage d’aborder sous un nouveau jour des
questions que l’on tenait pour acquises et de nous obliger – contrainte
librement consentie bien sûr – à cette perpétuelle découverte.
Le Conseil d’Etat est, pour la présentation de cet
ouvrage, un lieu idoine.
Maurice Hauriou,
comme par exemple Marcel Waline
après lui, a, de manière continue et régulière, poussé l’art du commentaire des
arrêts du Conseil d’Etat à un niveau inégalé d’intensité, de continuité et d’acuité.
Il ne s’est en effet rarement, si ce n’est jamais, contenté de décrire la
solution apportée par le juge. Il l’a toujours examinée avec finesse et
pertinence au regard des catégories juridiques existantes ou en construction ;
il l’a soupesée, analysée et jaugée puis a soumis, dans un style toujours
rigoureux, non exempt d’empathie, mais néanmoins sans concession, son
appréciation à la sagacité du lecteur. Maurice Hauriou
n’était, bien entendu, pas qu’un arrêtiste.
Dans son approche de la formation du droit
administratif, il reconnaissait non seulement le rôle joué par le Conseil d’Etat,
mais aussi la qualité de ses productions. Ainsi, lorsqu’Hauriou[2] écrit
que « sauf de rares écarts, sa
jurisprudence s’est montrée très juridique et l’on peut dire que la substance
du droit administratif est sortie de ses arrêts et de ses avis », la
tautologie se fait compliment.
Maurice Hauriou,
toutefois, ne retint jamais sa plume et s’il vouait à notre institution une
grande attention et un réel respect, cela ne l’empêchait pas de critiquer
âprement certaines solutions et de développer une vision tout en nuances du
droit administratif.
Critique âpre, on le sait. Ainsi de sa note sous l’arrêt
Astruc, lorsqu’il souligne
que[3]
« le commissaire du gouvernement Corneille, dans notre affaire, est
cependant arrivé bien près du problème […] mais, en réalité, il s’est dérobé ».
Ainsi aussi, bien entendu, de sa fameuse note sous l’arrêt Association
syndicale du Canal de Gignac, où le Tribunal des conflits y est brocardé
autant que le Conseil d’Etat, conseiller du Gouvernement, qui, en édictant le
texte en cause[4],
« n’avait pas songé à toutes ses
conséquences » et « a rendu la chose irréparable » et où le
doyen conclut, brandissant la menace collectiviste, « et nous disons que c’est grave, parce qu’on nous change notre Etat ».
Mais au-delà de ces éruptions, qui font le sel de ses
commentaires, nous retenons surtout la plume alerte, la vision globale, la
capacité à appréhender l’intégralité du droit public, mais aussi une pensée
pleine de nuances sur le droit. Il serait rébarbatif d’en donner un aperçu
exhaustif, mais l’ouvrage qui est aujourd’hui présenté permet d’en fournir un
fort bel échantillon. La note sous l’arrêt Société
immobilière de Saint-Just[5] illustre
justement l’originalité et la sagacité de la pensée du doyen. Hauriou y fait le constat suivant :
en ce qui concerne la protection des libertés, « le malheur n’est pas qu’il y ait une juridiction administrative ni qu’elle
soit compétente en ces matières. Le malheur est que cette juridiction (…) soit
insuffisamment outillée et que, notamment, il n’y ait pas devant elle, pour de
semblables occasions, de procédure de référé ». Une telle clairvoyance
ne laisse pas d’étonner et, comme le souligne le président Arrighi de
Casanova dans son commentaire, il
faudra attendre un siècle et la loi du 30 juin 2000, puis l’arrêt Bergoend[6] du
Tribunal des conflits, pour reconnaître que « le ‘malheur’ que l’éminent auteur déplorait a bel et bien pris
fin ».
Plume alerte, disais-je, et je voudrais citer, pour l’illustrer
et conclure, la belle phrase d’Hauriou
qui inaugure le deuxième paragraphe de son Précis de droit administratif et
de droit public général, dans son édition de 1903[7] :
« Le Droit administratif
français constitue pour tout jurisconsulte connaisseur une solution tellement
élégante de difficultés accumulées que l’on doit craindre sa fragilité, puisqu’aussi
bien toute forme de beauté est périssable ».
Cette citation ne peut manquer de susciter la
méditation tout autant que le commentaire – et, je l’espère aussi, la
contradiction.
Le droit, en dépit de sa dimension esthétique, n’est
pas l’un des beaux-arts. Thémis n’est pas une muse. Plus
encore que la beauté, le droit organise la vie sociale, il l’ « informe »
au sens premier du terme et peut lui donner sens. Comme la beauté, le droit et,
en particulier, le droit administratif peut être pérenne, mais nous savons
aussi qu’il est fragile et peut – Hauriou
nous le rappelle – être périssable.
A nous de faire en sorte qu’il ne succombe pas à ces
risques et qu’il s’inscrive dans la durée.
L’œuvre d’Hauriou
est en tout cas si riche qu’un seul volume ne suffira peut-être pas à en rendre
compte et à y faire convenablement écho. Je ne peux que souhaiter, en tout état
de cause, que des ouvrages de la qualité de celui qui est présenté aujourd’hui
continuent à éclairer la pensée des pères de notre droit administratif et de
leurs parfois lointains successeurs et qu’ils permettent de mieux saisir, non
seulement la filiation dans laquelle nous inscrivons, mais aussi la portée et
les conséquences de nos décisions et même, au-delà, le sens et la cohérence de
notre jurisprudence, en soi mais aussi, dans le monde global où nous vivons,
dans son rapport avec celle des cours européennes et des autres juridictions
nationales suprêmes.
Tel est aujourd’hui, dans la fidélité à la pensée et à
la trace d’Hauriou, notre commun
devoir.
[1] Le discours est présenté sur le site Internet du Conseil d’Etat. Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat. Le texte est encore a priori en ligne au moins ici sur l’un des sites de la Juridiction administrative française :
[4] Note sous TC, 9 décembre 1899, Association syndicale du Canal de Gignac.
[5] TC, 2 décembre 1902, Société immobilière de
Saint-Just, Rec. p. 713.
[6] TC, 17 juin 2013, M. Bergoend c/ Société Erdf
Annecy Léman, n° 3911, à paraître au Recueil.
[7]Précis de droit administratif et de droit public
général, 1903, 5e éd., p. IX.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
Voici la 30e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du premier livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.
L’extrait choisi est celui du commentaire – par M. le professeur Jean-MarieDenquin – de l’article « Le pouvoir, l’ordre, la liberté & les erreurs des systèmes objectivistes » du doyen Hauriou.
– Nombre de pages : 388 – Sortie : décembre 2013 – Prix : 59 €
ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
ISSN : 2272-2963
Le pouvoir, l’ordre, la liberté & les erreurs des systèmes objectivistes par Maurice HAURIOU
in Revue de Métaphysique et de Morale, 1928 (Vol. 35 (2), p. 193 et s.).
Chaque discipline a ses postulats nécessaires. La
science a besoin d’un déterminisme, non pas à la vérité d’un déterminisme
absolu que la critique des Lachelier,
des Boutroux, des H. Poincaré a démontré être inutile, mais d’un
déterminisme relatif. Le Droit a besoin du libre arbitre, non pas du libre
arbitre absolu, mais d’un libre arbitre relatif. La formule philosophique n’en
a pas été donnée ; je vais m’efforcer de fournir quelques éléments pour
son élaboration.
Ces éléments seront puisés
dans les relations du pouvoir, de l’ordre et de la liberté individuelle
examinées au point de vue du
droit positif, tel qu’il se développe dans le plan historique. Dans cette
perspective, l’ordre, représenté par les institutions, par les mœurs, par la
réglementation positive, joue le rôle d’une limite à la fois pour le pouvoir et
pour les libertés. Il ne faut pas confondre limitation avec subordination. Le
droit positif n’admet point que le pouvoir et les libertés soient subordonnés à
l’ordre : à l’intérieur des limites qui leur sont imposées, ils jouissent
d’une certaine autonomie.
Il est vrai que cette autonomie elle-même n’est pas
dépourvue d’une tendance vers l’ordre qui provient de ce que le pouvoir et la
liberté contiennent de l’ordre en puissance, mais cette tendance spontanée est
justement un aspect de leur autonomie.
Lorsque cette tendance se
réalise, l’ordre établi est créé par le pouvoir et par les libertés, mais cela
ne signifie point que l’ordre, en puissance dans l’esprit des hommes, se soit
transformé de lui-même en ordre établi. Cela signifie, au contraire, que l’opération
s’est faite par certains actes libres des hommes et avec les modalités que ces
actes ont imposées. De là, d’ailleurs, selon les temps et les lieux, tant de
variété dans les jurisprudences, tant de fantaisie et souvent tant d’arbitraire.
Historiquement, les sociétés
débutent dans un grand désordre, l’ordre n’est créé que par une pénible
conquête et pour remédier aux souffrances engendrées par les désordres
prolongés ; alors que les clans primitifs éprouvaient l’impérieux besoin
de se confédérer en des cités nationales, combien n’a-t-il pas fallu de siècles
pour extirper la plaie des vendettas de clan à clan et de famille à famille,
qui s’opposait à la soudure définitive des populations ? Voilà avec quel
degré d’autonomie et sous la pression de quelles nécessités
s’établissent les relations positives entre le pouvoir, l’ordre et la liberté.
Si ce degré d’autonomie est relatif, en revanche, il est nécessaire :
1° D’abord, une autonomie relative de la
volonté individuelle dans la création du Droit est nécessaire pour la marche
des entreprises économiques que l’ordre individualiste met à la charge des
individus. Il faut à ceux-ci des initiatives juridiques et des responsabilités.
Sans doute, dans la création du Droit par les actes juridiques, leur volonté n’a
plus d’action que sur le contenu des actes, la puissance publique s’est emparée
de la force exécutoire ; mais le contenu des actes c’est la matière
consensuelle des décisions et des obligations, et cette matière, leur volonté
la domine. Les clauses d’un testament seront interprétées par le juge d’après
la volonté du testateur et celles d’un contrat d’après la volonté des parties ;
la matière du Droit, en tant que consensuelle, est donc créée par la volonté
individuelle et, malgré que la Puissance publique intervienne dans les formes
et dans les sanctions, cela reste important.
Si nous entrons
faire un tir chez Gastinne-Renette, nous lui empruntons son stand,
ses armes et l’authenticité du carton, mais notre œuvre personnelle restera
quand même la plus importante si nous plaçons bien nos balles et l’effet, c’est-à-dire
l’honneur, en sera pour nous. Notre acte aura été
encadré et authentiqué mais, dans ces limites, il n’aura pas été subordonné.
Sans doute, le domaine dans lequel joue
l’autonomie juridique individuelle, très élargi pendant la période de libéralisme
économique, commence à se rétrécir ; il y a la théorie de l’abus des
droits, la renaissance des institutions, la substitution de la théorie du
risque à celle de la faute dans la matière des accidents du travail, etc. Mais ce sont là des fluctuations
historiques comme celle du libéralisme et de l’interventionnisme et qui
affectent de faibles étendues. Le colmatage de la baie du mont Saint-Michel ne doit pas être confondu avec le
dessèchement de la Manche. L’autonomie de la volonté individuelle et le
principe de sa responsabilité subjective constituent l’armature du droit privé
et du droit criminel, c’est-à-dire des quatre cinquièmes du Droit.
Historiquement, ce principe juridique s’est organisé par un lent progrès lié à
celui de la civilisation sédentaire ; il n’y a aucune raison pour qu’il
disparaisse tant que durera cette civilisation[1].
2° La création du Droit par un pouvoir
politique doué d’une certaine autonomie n’est pas moins nécessaire au droit
positif ; il peut renoncer à la souveraineté absolue de la Puissance
publique, mais non à sa souveraineté relative. Le gouvernement des groupes
humains, qui ne s’exerce que par la création continuelle de l’ordre et du
droit, exige que ceux qui gouvernent puissent eux-mêmes créer du droit.
Cette création autonome du Droit par le
pouvoir politique est combattue par les systèmes objectivistes avec plus d’acharnement
encore que l’autonomie juridique de la volonté individuelle. Ils partent de ce
postulat qu’il n’existe pas de bonne justification du droit de commander et qu’il
est impossible d’en trouver une, en quoi ils font preuve d’une bien mauvaise
mémoire.
Il existe une très vieille et très bonne
justification juridique du droit de commander ; elle se trouve dans le
consentement des gouvernés. Cette vérité traditionnelle avait été chargée dans la cale du Mayflower par les pilgrims puritains d’Angleterre, lorsqu’ils partirent pour
coloniser l’Amérique, et ils la retrouvèrent dans leurs archives au jour de l’indépendance,
pour la clouer en tête de leur déclaration : « La base de l’autorité se trouve dans le consentement des gouvernés
».
Cette affirmation
juridique a toutefois besoin de quelques commentaires qui déterminent son
caractère à la fois relatif, suffisant et nécessaire.
Ce ne sont pas les
commandements du pouvoir, au moment où ils sont produits comme des actes, qui
sont acceptés par le peuple. Ce n’est même pas le pouvoir en soi qui est
accepté, c’est l’institution politique au nom de laquelle le pouvoir commande. Selon les temps, les lieux et les circonstances, ce sera l’institution
de la Couronne ou celle de l’Etat ou n’importe quelle autre. L’essentiel est qu’il existe dans le groupe une
institution politique acceptée des sujets par un large consentement coutumier ;
le consentement coutumier s’applique aux institutions comme aux règles de
droit, et c’est même par les institutions qu’il commence. Un pouvoir crée une institution qui devient coutumière et sur
laquelle il s’appuie ensuite pour créer du droit au nom de l’institution ;
ainsi s’établit la filière.
Cette explication ne
fournit pas une théorie exhaustive du pouvoir ; elle est purement
pratique. Jhering l’eût appelée une protection
avancée du pouvoir, de même que la possession est une protection avancée de
la propriété. En fait, cette
construction juridique suffit à tous les besoins : outre la justification
du droit de commander, elle assure la continuité du pouvoir en l’associant à
celle de l’institution politique ; elle fournit une base pour la
dévolution du pouvoir ; elle crée l’opposition des gouvernements de droit
et des gouvernements de fait ; elle s’adapte aux événements qui
transforment les gouvernements de fait en gouvernements de droit ; elle
contient même en germe la théorie du gouvernement représentatif, puisque les
chefs n’ont jamais eu de pouvoir de droit que lorsqu’ils ont commandé au nom d’une institution politique
acceptée des sujets, c’est-à-dire lorsqu’ils ont agi en qualité de
représentants, non pas encore du peuple, mais d’une institution voulue par le
peuple.
3° Une certaine autonomie
de l’Ordre est elle-même nécessaire à la vie du droit positif, non pour tout
conformer, mais pour tout limiter. Nous avons rencontré plus haut l’une des
formes sous lesquelles se manifeste l’autonomie de l’ordre ; il s’agit de
l’ordre en puissance qui chemine à l’intérieur du pouvoir et de la liberté,
qui, sans doute, ne se réalise que par l’intermédiaire d’un acte libre, qui n’a
point nécessité cet acte, mais qui, tout de même, l’a sollicité.
Il y a une autre forme
plus objective de la vie propre et autonome de l’ordre, ce sont les institutions
et, surtout, les institutions corporatives. Tout le secret de l’ordre
constitutionnel est dans la création d’institutions vivantes. Les lois
constitutionnelles ne signifient rien en tant que règles ; elles n’ont de
signification qu’en tant que statuts organiques d’institutions. Les
institutions constitutionnelles limitent le pouvoir, s’équilibrent les unes les
autres et évoluent selon les besoins. Il faut avoir des œillères pour déclarer
qu’il n’y a pas d’autolimitation du pouvoir. Il n’y a pas sous forme de
résolution prise in petto, mais il y
en a sous forme de création d’institutions parce que là, le pouvoir appelle à
son secours la force vive de l’ordre lui-même, et c’est pour mieux se lier les
mains. Depuis un siècle les gouvernements successifs de la France avaient
périodiquement pris la résolution de consacrer des disponibilités du budget à l’amortissement
de la dette publique, mais il ne s’était jamais trouvé de disponibilités. Au
mois d’août 1926, un amendement constitutionnel a organisé une caisse autonome
d’amortissement et lui a constitué une dotation. Depuis, l’amortissement
fonctionne et l’autorité budgétaire lui délivre annuellement sa dotation.
Avec l’ordre, ce qu’il
faut craindre, ce n’est pas qu’il n’ait pas assez d’autonomie, c’est, au contraire,
qu’il en ait trop et qu’il ne devienne trop envahissant. L’histoire nous
avertit qu’il y a des précautions à prendre contre le développement excessif
des institutions. Une saine philosophie doit se garder de son côté d’exagérer
le rôle de l’ordre en puissance qui hante l’esprit de l’homme, parce qu’il
étoufferait dans son germe le degré de liberté dont le droit positif a besoin.
C’est l’erreur qu’ont commise les systèmes objectivistes ; ils ont exagéré
le rôle de l’ordre ; ils ont réduit à rien l’autonomie du pouvoir et celle
des libertés individuelles et ont ainsi détruit l’équilibre vivant du droit
positif.
On pouvait depuis
longtemps déjà diagnostiquer l’erreur des systèmes objectivistes, mais le plus difficile
était de la rendre saisissante. Nous devons être reconnaissants au professeur
viennois Hans Kelsen de nous en
avoir fourni le moyen. Dans le très hardi et très élégant système que nous
analysons plus loin, il assimile l’ordre objectif à l’ordre statique et
subordonne étroitement le dynamique au statique. Cela aboutit pratiquement à l’arrêt
du mouvement du Droit ; or, le droit positif, qui se déroule dans le plan
historique, est essentiellement, un droit en mouvement. La contradiction et l’erreur
sautent aux yeux.
Il paraîtrait même invraisemblable
qu’un juriste et un philosophe de la valeur de Kelsen
n’eût pas aperçu cette conséquence inacceptable de son système, si l’on ne
savait : 1° que l’ordre social est couramment assimilé à la stabilité
sociale ; 2° que la stabilité sociale est généralement prise pour une
forme du statique, alors qu’au contraire elle est une certaine forme du
mouvement.
La
stabilité sociale résulte du mouvement lent et uniforme des transformations d’un
système social ordonné. Cette conception se déduit directement
de l’expérience historique, mais on la retrouve en mécanique et en
thermodynamique ; nombreuses sont les hypothèses où la stabilité d’un
système physique se ramène à la même formule. La stabilité d’un organisme
vivant est également du même ordre, car il n’y a pas d’organisme qui ne change
constamment dans toutes ses parties, mais les changements sont lents et
uniformes et l’équilibre général n’en est pas affecté.
Ce que les hommes
appellent stabilité, ce n’est pas l’immobilité absolue, c’est le mouvement lent
et uniforme qui laisse subsister une certaine forme générale des choses à
laquelle ils sont habitués. Tous font dans le « temps » le voyage long ou bref
de la vie, et, quand le paysage social familier ne se modifie pas trop
rapidement autour d’eux, ils ont l’impression de n’avoir pas bougé. Leur soif
de bonheur se contente de cette relativité et même leur soif de spéculation et
d’entreprise, car sur cette stabilité relative s’édifient leurs calculs qui, à
la vérité, sont des calculs de probabilité.
Ce qu’ils appellent «
temps troublés » et considèrent comme le contraire de la stabilité et de l’ordre,
ce sont les périodes où l’évolution sociale s’accélère ou se précipite en
révolution ; celles aussi où il se produit des dislocations dans l’ensemble
des situations et institutions sociales, les unes se maintenant, les autres s’écroulant.
Ainsi, les hommes ont
intégré le temps dans leur géométrie de la stabilité sociale et ont fait de la
relativité sans le savoir.
Ces développements se
greffent admirablement sur la conception bergsonienne de la durée et de la vie
telle qu’elle est exposée dans l’Evolution
créatrice. D’après l’éminent philosophe, il y aurait dans la nature un élan
vital qui se caractériserait par la création continuelle du nouveau et qui,
par-là, créerait en quelque manière la durée dans son mouvement irréversible.
Cela est vrai, et il est génial d’avoir ramené la création de la durée à la
création du nouveau par le moyen de la vie. Mais il est permis d’ajouter que,
peut-être, la création du nouveau ne produit une durée que par l’intervention d’un
rythme de ralentissement. C’est ainsi que l’évolution des formes vivantes est
coupée par les paliers des espèces et celle des formes sociales par ceux des
institutions ; à l’intérieur des espèces et des institutions le mouvement
des transformations est à la fois ralenti et uniformisé. Sans ce rythme
modérateur, l’arbre de la vie eût jailli avec la soudaineté des bouquets de feu
d’artifice qui sont flambés en un moment.
Les frottements et les
résistances que l’élan vital rencontre dans sa course sont la cause naturelle
des ralentissements, mais en matière sociale, et spécialement dans l’organisation
de l’Etat, il est remarquable que l’industrie de l’homme soit venue en aide à la
nature en créant des équilibres de pouvoirs qui scandent les échappements de l’aiguille
du temps avec la régularité d’un balancier[2].
Le mouvement lent et
uniforme d’un système social est le résultat d’un conflit entre des forces de
stabilisation et des forces de mouvement, et, de ce conflit, on peut affirmer
deux choses :
1° Les forces de
mouvement l’emporteront sur les forces de stabilisation ; elles l’emporteront
de peu, et c’est pourquoi le mouvement social sera lent et uniforme ; mais
elles l’emporteront tout de même, sans quoi il n’y aurait plus de mouvement du
tout et donc, plus de vie, car la vie est un mouvement ;
2° Les forces de
mouvement et de changement ne sont pas nécessairement des forces de désordre,
car il y a des changements qui sont pour organiser un ordre meilleur. Les
forces de stabilisation, de leur côté, ne sont pas toujours pour la
conservation de l’ordre le meilleur. Cela prouve que, dans l’équilibre mobile d’où
résulte le mouvement social ordonné, s’affrontent des forces matérielles et des
forces morales. Mais nous n’avons pas ici à entrer dans une discrimination des
deux, car les forces morales, aussi bien que les matérielles, doivent s’accommoder
de cette relativité du mouvement lent et uniforme qui, seule, nous intéresse
ici.
C’est bien là le plan
historique où se déroule la vie du Droit positif. Il y avait hier un certain
état de l’ordre social et du Droit ; il y en a un autre aujourd’hui ;
en aura un troisième demain ; ce passé, ce présent et cet avenir sont les
étapes de l’évolution d’un même système social et d’un même corps de Droit ;
des rapports de séquence rattachent l’une à l’autre ces étapes, en même temps
que des rapports de coexistence relient les diverses parties du système. Le
passé de cet ensemble d’institutions explique leur état présent et projette de
la lumière sur leur avenir. A toutes les belles époques, le Droit a été étudié
dans cette perspective historique qui est la plus proche du réel.
Examen
des systèmes statiques et objectivistes. Ces systèmes se
présentent volontiers comme objectifs, et ils le sont, en effet, puisqu’ils
éliminent le fait volontaire de l’homme, qui est la source du subjectif ;
mais ils sont surtout statiques par leur conception erronée de l’ordre social,
et c’est sous cet aspect statique que nous les examinerons, parce qu’il fait
apparaître leur incompatibilité avec la vie.
Nous en analyserons deux
qui, avec des points de départ différents, arrivent sensiblement aux mêmes
résultats : celui de Kelsen
et celui de Duguit.
1° Le système du Droit transcendant et statique du professeur Hans Kelsen[3]. Nous
commençons par cette doctrine, bien qu’elle soit la dernière en date, d’abord
parce qu’elle est transcendantale, ensuite parce qu’elle est plus logique et
plus nette dans ses conclusions.
Nous n’avons, d’ailleurs,
nul besoin de l’analyser dans sa structure interne, mais seulement dans ses
postulats. Le système s’expose en deux plans dont l’un, consacré à l’ordrejuridique et étatique, est
statique, et dont, l’autre, consacré à la création de l’ordre, estdynamique. Cette dichotomie aurait pu
conduire l’auteur à des résultats heureux ; mais, ce qui gâte les choses,
c’est la façon dont le plan dynamique est subordonné au statique.
Plan
statique. Dans ce plan, l’ordre juridique et étatique est
envisagé comme l’expression d’un impératif catégorique de la raison pratique ;
il devient une insertion directe du transcendantal dans la société. Il
représente un Sollen (ce qui doit
être) s’insérant dans le Sein (ce qui
est), afin de le conformer à l’ordre. Cet impératif catégorique, tiré de la
philosophie kantienne, se traduit en
un ordonnancement d’idées objectives supérieures aux consciences humaines,
nécessitantes pour elles et dont celles-ci peuvent seulement se former des
concepts subjectifs qui aideront à leur réalisation pratique (Art. de la Revue du Droit public, p. 565- 570).
Mais notre auteur n’est pas seulement kantiste, il est aussi, il le déclare lui-même, panthéiste idéaliste et, par conséquent, moniste. Son monisme va se traduire immédiatement par un second postulat, à savoir que, dans le plan statique, l’Etat et le Droit se confondent. Il y a identité entre eux, parce que l’Etat n’est qu’un ordonnancement juridique de normes en qui se résument les organes et les fonctions et en ce que le pouvoir de l’Etat n’est lui-même que la validité du système juridique aboutissant à l’emploi de la contrainte (car l’Etat est une organisation essentiellement coercitive) (p. 572, 574).
Les individus, envisagés
en tant que personnes juridiques, ne sont eux-mêmes que des ordonnancements de
normes, mais qui restent distincts de l’ordonnancement juridique-étatique et, d’ailleurs,
distincts les uns des autres.
Dans ce système
exclusivement idéaliste, les êtres réels disparaissent, n’étant tous
représentés que par des ordonnancements de règles. Cependant, les individus
sont soumis à l’obligation d’obéir à l’Etat ou, du moins, ils subissent, sous
forme d’obligation, la nécessité qui émane de la validité du système juridique
étatique.
Mais, par contre, ils n’ont
pas nécessairement de droits individuels qui soient opposables à l’Etat, parce
que, de leur propre système juridique, n’émane aucune validité qui soit
obligatoire pour celui-ci. Cette grave conséquence est la négation non
seulement de la liberté politique, mais même des libertés civiles.
Plan
dynamique. La création de l’ordre juridico-étatique nous fait
entrer dans le plan dynamique et historique. Nous y voyons un certain nombre de
choses intéressantes ; par exemple, que, si du point de vue statique, l’unité
et l’indivisibilité du pouvoir d’Etat s’impose (ce pouvoir n’étant que la
validité d’un système juridique), du point de vue dynamique de la création de l’ordre,
il peut y avoir intérêt à admettre une séparation des pouvoirs (p. 620).
En ce qui concerne les
sources du Droit, nous y voyons que du droit peut être créé par le pouvoir
législatif, par le pouvoir réglementaire, etc. ;
mais gardons-nous de croire que, même dans cette perspective dynamique, l’auteur
rejoigne la doctrine classique sur la libre création du Droit par le pouvoir de
droit. N’oublions pas que, pour lui, le plan dynamique reste dominé par le plan
statique et que, par suite, les sources du droit positif resteront dominées par
le droit transcendant. D’abord, les sources du droit positif sont
rigoureusement hiérarchisées l’une à l’autre. On remonte ainsi, en dernier
ressort, à la constitution positive de l’Etat. L’auteur souhaiterait que l’on
pût remonter à un statut international ; mais, en tout cas, au-dessus du
plus haut statut positif, il y aura une constitution hypothétique
transcendante. Il ne s’agit pas d’une hiérarchie qui, à chaque degré, laisse
jouer une certaine liberté : non, le Droit a pour caractéristique de
régler sa propre création : « Toute
norme juridique est posée conformément aux prescriptions d’une norme supérieure
». Et ce ne sont pas des règles de procédure qui sont ainsi posées d’avance
pour la création du Droit les normes sont des règles de fond.
Ce n’est pas non plus un
système répressif pour le droit mal créé analogue à celui qui fonctionne dans
les pays qui admettent le contrôle juridique de la constitutionnalité des lois,
c’est un système préventif, en ce sens que l’invalidité de la disposition non
conforme à la constitution hypothétique est immédiate. C’est une nullité de
plein droit. Le pouvoir d’Etat n’est-il pas un système de validité et, parconséquent,
d’invaliditéjuridique ? Notons encore, ce qui est parfaitement logique, la
préférence de l’auteur pour l’administrateur et son dédain pour le juge. Dans
un système aussi bien réglé, le juge ne serait qu’une cause de désordre ;
le juge a un pouvoir incoercible d’arbitrage et de création spontanée du Droit ;
il ne serait fidèle ni à la norme, ni à la constitution hypothétique ;
bien plus avantageux serait un administrateur bien stylé et devant lequel il n’y
aurait point de débat. Napoléon n’avait-il
pas ainsi tremblé pour son code civil en le livrant aux juges ?
Observations
sur le système de Kelsen.
1° Ce système, que nous n’apprécions pas dans sa structure interne, mais dans
ses postulats, n’est pas une nouveauté complète en Allemagne ; il ne fait
que pousser à ses conséquences logiques extrêmes, avec une force et une
élégance auxquelles on doit rendre hommage, des idées plus ou moins exprimées
déjà dans un courant de pensée qui dérive de Kant
par l’intermédiaire de Fichte et Hegel. Notre collègue Carré de Malberg, dans sa Contribution à la théorie générale de l’Etat,
parue en 1920, mais conçue et rédigée avant 1914, s’est inspiré de certaines de
ces idées ; il admet pratiquement la confusion du Droit et de l’Etat :
la grande source du Droit est la Constitution de l’Etat ; enfin, on doit
restreindre le plus possible le rôle du pouvoir dans l’Etat.
Il semble qu’on se soit
rejeté vers ce courant de la philosophie allemande pour échapper aux dangers de
la doctrine de la Herrschaft, du
moins tel paraît être le cas de M. Carré
de Malberg ; mais, alors, on
n’a évité un écueil que pour tomber sur un autre qui, pour être plus caché, n’en
est pas moins dangereux.
2° En effet, si cette
philosophie du Droit évite la théorie du pouvoir de domination de l’Etat, elle
n’évite pas la domination d’un impératif catégorique qui équivaut à un ordre
social essentiellement nécessitant. Le primat d’une liberté relative est
remplacé par celui de l’ordre et de l’autorité. La maxime fondamentale n’est
plus : « Tout ce qui n’est pas
défendu est permis jusqu’à la limite » ; elle est : « Tout ce qui n’est pas conforme à la constitution
hypothétique est sans valeur juridique ». D’ailleurs, on nous le dit
expressément : « Il n’y a pas
nécessairement de droits individuels des sujets opposables à l’Etat ; par
conséquent, il n’y a pas nécessairement de liberté ». Et puis, dans un
système statique, que ferait-on de la liberté ?
Le joug d’une pareille
philosophie serait pour le Droit pire que celui de la théologie : la
théologie catholique pose le primat de la liberté humaine ; l’ordre divin
se propose à l’homme par la grâce, il ne s’impose pas comme une nécessité
contraignante, tandis que l’ordre du panthéisme idéaliste tel que le conçoivent
les juristes post–kantiens s’impose à l’homme sous cette
forme. M. Redslob se fait illusion
(Revue du Droit public, 1926, p.
147). Cette philosophie du Droit post–kantienne n’aura aucun succès en France,
non pas qu’elle soit obscure, car elle n’est que trop claire, non pas qu’on la
prenne pour un jeu de l’esprit, car elle n’est que trop sérieuse, mais parce
que ses tendances sont inconciliables avec celles du Droit. Seule une
philosophie de la liberté est compatible avec le Droit.
2° Le système statique de Droit objectif de Léon Duguit. Antérieur de plus de vingt ans, ce système n’a
pas du tout le même point de départ que celui de Kelsen. Duguit
a horreur de la métaphysique ; il émet la prétention d’être réaliste, c’est-à-dire
de n’admettre que ce qui tombe sous l’observation des sens. Il serait plutôt
apparenté à Durkheim et à Auguste Comte. Sa grande préoccupation a été de
supprimer le pouvoir comme source du Droit. D’une part, il trouve inadmissible
qu’une volonté humaine, quelle qu’elle soit, puisse imposer une obligation à
une autre volonté humaine. Il a perdu la notion du pouvoir de droit qui s’exerce
au nom d’une institution acceptée de tous et tel que nous l’avons rappelé. D’autre
part, très préoccupé par la doctrine allemande de la Herrschaft alors régnante, il pense qu’il faut à tout prix
soumettre l’Etat au Droit et ne voit pas de meilleur moyen que de l’empêcher de
créer du Droit par son propre pouvoir, car, dit-il, tant que l’Etat créera du
Droit, il n’y aura pas moyen de le soumettre ; il ne faut pas compter sur
l’autolimitation subjective de l’Etat, ce n’est pas une garantie, une
résolution interne peut être détruite par une autre résolution interne. Il ne
paraît pas qu’il ait songé qu’il exige une autolimitation objective et
proprement constitutionnelle, résultat de la création d’institutions destinées
à faire obstacle à certaines tentatives de l’Etat.
Quoi qu’il en soit du
bien ou du mal fondé de ses griefs contre le pouvoir de Droit, voilà notre
collègue conduit à séparer radicalement le Droit et l’Etat, position inverse de
celle de Kelsen. Il va donc,
maintenant, construire le système du Droit sans le secours de l’Etat, sans
celui du pouvoir et sans celui de la métaphysique.
Il prend pour point de
départ la notion positiviste d’un ordre des choses sociales conçu comme le
prolongement de l’ordre des choses physiques. De cet ordre des choses découlent
des normes. Dans un premier état de la doctrine, les normes n’avaient pas de
source précise ; dans un second état, elles ont la source que l’école de Savigny assignait à la coutume, le
sentiment de la masse des consciences ; ce sont de grandes règles de conduite
senties comme devant être sanctionnées par une réaction sociale contre ceux qui
les violeraient.
En ces normes, qui sont
peu nombreuses, réside toute la validité du système juridique. Sans doute, il
sera fait par le pouvoir politique des règles constructives, mais ces règles n’auront
pas de valeur juridique par elles-mêmes, elles en auront seulement par leur
conformité à l’une ou à l’autre des normes. Les individus, dans leurs
transactions, feront des déclarations de volonté qui n’auront également de
valeur juridique que par la conformité à la norme…, etc.
Quant à la sanction, elle
se trouve directement dans la contrainte sociale ou étatique. Les normes ne
sont pas obligatoires, elles sont seulement exécutoires. On se demande pour
quelle raison Duguit a tenu à
supprimer ici l’obligatiojuris ; on peut même se demander s’il
y a règle de droit véritable sans obligatiojuris ; si la définition du
Droit par la seule idée de précepte sanctionné par la contrainte est suffisante ;
si l’on ne glisse pas par-là dans la répression disciplinaire où la contrainte
accompagne immédiatement l’ordre donné ; si, notamment, le droit pénal ne
va pas se confondre avec la coercition, l’obligatiojuris étant ce qui permet l’intervention
d’un juge.
Quoi qu’il en soit de
cette objection, attachons-nous à dégager le caractère statique du système.
D’abord, par la négation
du pouvoir subjectif de création du Droit, le mouvement juridique, qui résulte
surtout des forces subjectives, est arrêté, à moins qu’on ne se trouve sous l’empire
d’une norme qui, par exception, pose le principe d’une liberté, comme, par
exemple, celle qui établit la liberté des conventions.
Dans tous les autres cas,
le Droit ne peut se développer que dans la mesure des normes établies ou par l’établissement
de nouvelles normes, mais c’est là une formation coutumière d’une extrême
lenteur. Le système tend donc vers l’immobilité coutumière, avec cette
particularité qu’il s’agit de coutumes à établir dans un grand pays et prenant
forme de préceptes très généraux, ce qui n’est guère le genre habituel des
coutumes.
Pour l’auteur lui-même,
il n’est pas douteux que l’objectif doive l’emporter sur le subjectif et le
statique sur le dynamique ; là-dessus il s’est expliqué maintes fois et il
a écrit deux livres pour se persuader que les transformations du Droit
évoluaient infailliblement vers l’objectif.
Que la logique de son
système substitue le primat de l’ordre à celui de la liberté, il le voit
peut-être moins nettement, mais c’est le postulat d’Auguste Comte[4] et, d’ailleurs,
l’objectif ne saurait s’assujettir le subjectif sans que l’ordre s’assujettisse
la liberté.
Malgré certaines
apparences dues au tempérament vigoureusement individualiste de l’auteur, ce
système est donc en contradiction avec les postulats du Droit positif autant
que celui de Kelsen et, autant que
lui, il est impropre à la vie.
Présentation de l’article : « Le pouvoir, l’ordre, la liberté & les erreurs des systèmes objectivistes »
Jean-Marie Denquin Professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Maurice Hauriou
publie en 1928, dans la Revue de
Métaphysique et de Morale, un article intitulé « Le pouvoir, l’ordre,
la liberté et les erreurs des systèmes objectivistes ». Cet article est consacré,
comme le choix du lieu de publication le laisse déjà supposer, à une question
philosophique, explicitée dès le premier paragraphe».Chaque discipline a ses postulats
nécessaires. (…) Le Droit [sic[5]] a besoin du libre arbitre, non pas du libre
arbitre absolu, mais d’un libre arbitre relatif ». Or « la formule philosophique n’en a pas été
donnée ». Hauriou va donc
s’efforcer « de fournir quelques
éléments pour son élaboration » [125].
Ces affirmations posent d’emblée plusieurs problèmes.
Les développements ultérieurs jetteront quelque lumière sur ce qu’Hauriou entend par « formule
philosophique », et plus généralement par philosophie. Mais il semble d’abord
nécessaire de considérer le sens qu’il donne à l’expression « libre
arbitre ». Priorité d’autant moins contestable qu’Hauriou part de ce terme pour ne pas y revenir : « libre arbitre » n’est
plus jamais employé dans le texte. Comme il est improbable qu’Hauriou n’évoque pas dans un article la
notion dont cet article prétend apporter la « formule
philosophique », on peut raisonnablement supposer que le mot
« autonomie », dont on sait qu’il constitue un thème récurrent de sa
pensée et qui va, au contraire, être très utilisé, occupe la place laissée
vacante par le terme peu transparent de « libre arbitre relatif ».
Cette assimilation n’est cependant pas explicite, et l’autonomie n’est pas plus
définie que le libre arbitre, absolu ou relatif. Il est donc nécessaire d’examiner
la question dans sa généralité pour déduire la signification des termes de l’usage
qu’en fait l’auteur.
Parler de « libre arbitre relatif » ne va en
effet pas de soi. Traditionnellement on distingue un libre arbitre objectif et
subjectif. Dans le premier cas, l’individu est placé devant une alternative et
opte pour l’un de ses termes sans qu’aucun motif détermine son choix : c’est
un libre arbitre d’indifférence. Dans le second cas on entend par libre arbitre
le sentiment de liberté qu’éprouve l’individu
placé en face d’un choix : celui-ci est censé être effectué au terme d’un
processus délibératif où sont mis en balance divers motifs, éventuellement
hétérogènes et inégalement pressants.
Il est tentant de qualifier d’absolu le libre arbitre d’indifférence et de relatif le sentiment psychologique de liberté. Il faut toutefois
prendre garde à ce que le second peut être dit relatif par rapport aux raisons,
plus ou moins décisives, qui guident le choix de l’individu, mais que la notion
considérée en elle-même est en revanche absolue. Elle obéit en effet aux
principes de contradiction et de tiers exclu : en dernier ressort, l’individu
est ou n’est pas libre de son choix.
L’impression de liberté correspond-elle, d’autre part,
à une quelconque réalité ? Il est impossible de démontrer que ce sentiment
n’est pas une illusion du sujet : les choix qu’il opère peuvent être
analysés comme effectivement, bien qu’inconsciemment, déterminés par des
facteurs externes (pressions naturelles et sociales) ou internes (complexion,
caractère, expériences antérieures). A l’inverse, Bergson a soutenu que le sentiment de liberté est
inaccessible à l’analyse rationnelle parce qu’il constitue un processus qui s’inscrit
dans une durée indécomposable et non un état réductible à un temps
mathématique. On ne peut donc le définir sans le supprimer, car « toute définition de la liberté donnera
raison au déterminisme »[6].
Mais, comme l’impensable n’est pas l’irréel, c’est le sentiment de
prédétermination qui doit être tenu pour illusoire. La thèse du libre arbitre
et celle du serf arbitre sont donc également soutenables et discutables :
on sait depuis longtemps qu’il n’existe pas de critère qui permette de choisir
entre elles. Cependant on tient généralement le principe du libre arbitre pour
indispensable à la cohérence de la morale et du droit. Si les comportements
humains sont entièrement déterminés, la morale est impossible et le droit
inutile. Pour fonder une morale, il faut donc dire, avec Kant, que la liberté est un postulat de
la raison pure pratique. Le droit fera pour sa part de la liberté une fiction
juridique, qui peut d’ailleurs être écartée pragmatiquement dans certaines
situations pour éviter une application malencontreuse ou non souhaitée
(responsabilité pénale des mineurs et des aliénés).
En utilisant le terme de « postulat », Hauriou fait implicitement référence à
cette troisième acception du « libre arbitre ». Mais un postulat ne
saurait par définition être relatif : on l’assume ou on ne l’assume pas.
Il existe donc une tension potentielle entre cette notion et l’idée de
« libre arbitre relatif ». Le remplacement du « libre
arbitre » par l’« autonomie » est-elle de nature à résoudre
cette tension ?
L’emploi de la seconde expression parait conforme au
sens étymologique : l’autonomie
s’oppose à l’hétéronomie, la
situation de l’individu qui suit sa propre loi à celle de l’individu qui est
assujetti à la loi d’un autre. Les deux impliquent un rapport à autrui et pas
seulement à soi. Elles impliquent aussi un rapport à une loi, ce qui n’est pas
le cas du libre arbitre, qui garde sa signification même si n’existent que des
choix entre des alternatives concrètes, sans référence à une règle générale.
Une décision autonome est donc une décision prise par un individu qui n’est déterminée
ni par des impératifs extérieurs ni par la considération des conséquences
possibles de son acte, alors même qu’il lui est imputable par autrui. L’autonomie
ne se cantonne pas au for intérieur : elle et une réalité sociale,
concrètement observable et susceptible de varier en intensité, car la
contrainte externe, quels qu’en soient les moyens, peut s’avérer plus ou moins
prégnante.
D’autre part l’opposition libre / serf arbitre ne
recouvre pas l’opposition autonomie / hétéronomie : un acte apparemment
libre et objectivement autonome peut être absolument déterminé, tout comme
un acte apparemment hétéronome et contraint peut être le fruit d’un choix
radicalement libre. Il faut donc admettre qu’Hauriou,
en assimilant libre arbitre relatif
et autonomie confond le libre arbitre
comme postulat nécessaire à l’existence du droit et la nécessité pragmatique de
concéder une capacité d’initiative aux acteurs sociaux – ou plutôt l’incapacité
pratique des systèmes sociaux à contrôler entièrement leurs membres, qui garantit
à ceux-ci une marge incompressible d’autonomie – mais aussi qu’il neutralise
cette confusion en substituant la seconde au premier.
Hauriou,
il est vrai, ne vise pas à édifier une phénoménologie, mais une déontologie du
droit. On pourrait certes être tenté d’interpréter sa démarche comme une
réflexion transcendantale sur les conditions de possibilité du droit : il
chercherait à dégager ses structures implicites en décrivant les règles
immanentes qui, bien qu’inconscientes, permettent son fonctionnement, comme une
grammaire rend possible le langage sans nécessairement être perçue des
locuteurs. Il s’efforcerait donc de montrer que le droit implique une situation
médiane entre deux positions extrêmes, structurellement inaccessibles : la
liberté absolue des individus rendrait le droit impossible puisque celui-ci
vise précisément à réduire le libre arbitre d’indifférence en donnant aux
sujets de bonnes raisons d’adopter
certains comportements et d’en éviter d’autres. Réciproquement, l’anéantissement
de la liberté des individus est inaccessible : aucune norme n’est assez
précise pour déterminer exhaustivement les conduites licites, aucun contrôle
social assez prégnant pour faire respecter toutes les obligations et interdits,
et la promesse de récompenses ou de sanctions n’exclut jamais des comportements
socialement aléatoires – que ceux-ci soient ou non métaphysiquement libres.
Mais tel n’est pas le but d’Hauriou.
Il ne critique pas les théories qu’il entend réfuter comme des analyses fausses, mais comme des doctrines pernicieuses, car il les tient pour autoréalisatrices.
L’anarchie et la dictature sont possibles et seraient les conséquences d’un
ordonnancement juridique contraire aux enseignements de l’expérience. Celui-ci
ne doit donc pas être mis en œuvre.
Le principe d’autonomie juridique, équilibre optimal entre l’ordre et la
liberté, est à l’inverse pour Hauriou
un impératif métajuridique, au sens où l’on peut dire que la séparation des
pouvoirs constitue un principe métaconstitutionnel.
Si ces analyses sont exactes, la pensée d’Hauriou rencontre un problème de
légitimité et un problème d’effectivité. Bien qu’il ne soulève pas ces
questions, on peut déduire de son attitude les réponses qu’il leur apporte
implicitement. D’une part il s’appuie sur une conception objective et non
subjective de la légitimité : celle-ci ne procède pas d’une volonté
souveraine (de Dieu, de ses
interprètes authentiques, du pouvoir constituant originaire ou d’Hauriou lui-même) mais de la nature
objectivement connaissable des faits. Par conséquent le principe n’est légitime
que si l’analyse est correcte, et si l’on peut légitimement en déduire ce que l’auteur
en déduit. Qui garantit ces deux points ? D’autre part le principe n’est
effectif que si l’expérience confirme la théorie. Est-ce bien le cas ?
La réponse à ces questions est inséparable de la
perspective générale où se meut la pensée d’Hauriou
et qui la rend relativement opaque aux esprits formés par la théorie moderne du
droit. Celle-ci décrit une forme et non un contenu, ce qui rend les jugements
de valeur non pertinents à son endroit : elle est susceptible d’être vraie
ou fausse, non d’être bonne ou mauvaise. Le point de vue d’Hauriou est différent et, si l’on ne
fait pas l’effort de le reconstituer, ses raisonnements, ses analyses et les
angles morts de sa vision deviennent inintelligibles. Pour écarter cette
difficulté, il semble qu’on puisse caractériser sa pensée par deux traits, l’un
négatif, l’autre positif.
Négativement, elle se distingue par son refus, ou
plutôt son ignorance, de ce que l’on appelle aujourd’hui, d’une formule d’ailleurs
regrettablement ambiguë, la « loi de
Hume ». Certes, Hauriou connait la distinction de l’être
et du devoir être. Il ne nie pas non plus la « loi », en ce sens qu’il
ne théorise pas sa négation. Mais il ne tire aucune conséquence de l’hétérogénéité
des matériaux qu’il emploie pour construire sa démonstration, comme s’il ne
parvenait pas à concevoir la possibilité d’un point de vue extérieur sur le droit. Il ne s’interroge pas sur ce que le droit est ou peut être. Postulant que le droit détermine le réel, il se demande
ce qu’il doit être et accueille dans
cette démarche tout argument apparemment favorable à sa thèse.
Positivement, la perspective d’Hauriou se caractérise par une tendance jusnaturaliste, mais en donnant à ce terme un sens bien précis. Il
semble en effet nécessaire de distinguer ici naturalisme normatif etnaturalisme prudentiel. Le premier a pour ressort
principal la transmutation de la statistique en norme : ce qui, en fait,
se produit le plus souvent doit, en droit, avoir lieu toujours. Le second n’ignore
pas que certains problèmes peuvent connaître plusieurs solutions mais considère
que l’expérience conduit à en privilégier certaines. Exceptions, pilotage à vue
et corrections de trajectoire ne sont pas théoriquement exclus, car ce qui vaut
en théorie peut s’avérer néfaste en pratique. Hauriou
appartient au second type : il n’abuse pas de la rhétorique de la nature,
mais considère que l’expérience enseigne un art
de gouverner, lui-même fondé sur une science du social. La nature des
choses est pensée comme un guide plus que comme une règle. Une telle vision du
monde n’implique donc pas l’immobilisme, mais au contraire une adaptation
constante aux conditions du réel. Ce pragmatisme n’est pas un progressisme :
non seulement il ne croit pas à une amélioration constante de l’homme et de la
société, mais l’adaptation dont il fait l’éloge possède une finalité explicitement
conservatrice : elle vise à préserver les valeurs et conditions d’existence
qui constituent, pour Hauriou, les
fondements de la vie sociale. L’objectif est donc le maintien d’un équilibre
dynamique, qui fluctue autour d’un point, est susceptible de progrès mais aussi
de régressions. Telle est la finalité naturelle du système politico-juridique.
Il s’agit d’une donnée immédiate de la conscience sociale, et par conséquent d’un
fondement nécessaire et suffisant à la réflexion d’Hauriou : il serait pour lui à la fois inutile et
dangereux de chercher à son analyse une autre légitimité. Mais on comprend
aussi pourquoi la question de l’effectivité du système – la description d’Hauriou correspond-elle aux faits
empiriquement observables ? – n’admet pas d’autre réponse que la
précédente : les choses doivent être ainsi parce qu’elles sont ainsi, et
réciproquement.
Le but d’Hauriou
est donc d’établir qu’un système politico-juridique doit assurer les conditions de l’autonomie – au sens d’autonomie
subjective des individus – afin de permettre la réalisation d’un équilibre
dynamique garant de la conservation du système. Quels sont, si l’on descend d’un
degré dans l’abstraction, les termes de cet équilibre ? Le titre de l’article
le dit : l’équilibre qui doit être préservé est celui qui s’établit entre
l’ordre et la liberté, et c’est le pouvoir
qui assume cette tâche primordiale. Les mauvaises doctrines qui, par des
analyses erronées, mettent en péril ce devoir peuvent être réunies sous la
catégorie générale de l’objectivisme. Celui-ci nie la subjectivité mais aussi
le mouvement, qui est la subjectivité en acte.
A priori, on
pourrait être tenté de penser que l’autonomie relative est l’attribut
nécessaire du pouvoir : il maintient grâce à elle un équilibre dynamique
entre l’ordre et la liberté. En fait, si l’on soumet la théorie d’Hauriou à une analyse rigoureuse, on
constate que sa pensée est plus complexe, pour ne pas dire embrouillée :
elle vise à la systématicité sans vraiment y parvenir.
Qu’est-ce d’abord que l’ordre – ou Ordre ?
« Historiquement, les sociétés
débutent dans un grand désordre ». Bien que « les clans primitifs éprouvent l’impérieux besoin de se confédérer en
cités nationales, (…) la plaie
des vendettas de clan à clan et de famille à famille » est demeurée
endémique (fusion cavalière d’Aristote
et d’Hobbes). « L’ordre » est donc le résultat d’une « pénibleconquête » [125]. Cette évolution postulée est supposée
prouver que « le pouvoir et la
liberté contiennent de l’ordre en puissance » [125]. Cette évolution n’est
toutefois pas automatique : elle « s’est faite par certains actes libres des hommes et avec les modalités
que ces actes ont imposées » [125]. « Une certaine autonomie de l’Ordre [sic] est
elle-même nécessaire à la vie du droit positif ». Elle s’exprime par
« les instituions, et, surtout, les
institutions corporatives. Tout le secret de l’ordre constitutionnel est dans
la création d’institutions vivantes. Les lois constitutionnelles ne signifient
rien en tant que règles ; elles n’ont de signification qu’en tant que statuts
organiques d’institutions » (On voit le contraste avec la bonne
doctrine contemporaine !).
« L’ordre », cependant, peut s’avérer
dangereux : avec lui, « ce qu’il
faut craindre, ce n’est qu’il n’ait pas assez d’autonomie, c’est (…) qu’il en ait trop ». Des
précautions sont à prendre « contre
le développement excessif des institutions » [128]. La stabilité, en
effet, n’est pas l’immobilisme : elle « résulte du mouvement lent et uniforme des transformations d’un
système social ordonné »[7]. Elle
est analogue à la « stabilité d’un organisme
vivant » [128]. Se référant à L’évolution
créatrice de Bergson [128], Hauriou pose que l’élan vital, créateur du nouveau, doit être ralenti sous peine de
s’épuiser en créations éphémères. « C’est ainsi que l’évolution (…) des formes sociales est coupée par [les
paliers] des institutions ». D’où les
« équilibres de pouvoirs qui
scandent » [129] le temps et qu’Hauriou
avait évoqué dès 1896. Ce fait justifie à ses yeux qu’il propose « cette légère addition à la doctrine
bergsonienne » [129, note 2].
Quel peut être, dans ces conditions, le rôle du pouvoir ? Le « pouvoirpolitique », ou « gouvernement
des groupes humains (…) ne s’exerce
que par la création continuelle de l’ordre et du droit ». Il est caractérisé
non « par la souveraineté absolue de
la Puissance publique », à laquelle il peut renoncer, mais par « sa souveraineté relative ». Il faut
en effet que « ceux qui gouvernent
puissent eux-mêmes créer du droit ». C’est « cette création autonome du Droit [sic] par le pouvoir politique »
que combattent « les systèmes
objectivistes ». Il existe donc un « droit de commander » [on passe de l’ordonnancement
juridique au droit subjectif des gouvernants] qui possède « une très vieille et très bonne justification » :
« le consentement des gouvernés »
[127]. Hauriou précise que « ce ne sont pas les commandements du pouvoir,
au moment où ils sont produits comme des actes, qui sont acceptés par le
peuple. Ce n’est même pas le pouvoir en soi qui est accepté, c’est l’institution
politique [la Couronne ou l’Etat par exemple] au nom de laquelle le pouvoir commande ». Malheureusement Hauriou ne fournit aucun élément
susceptible d’éclairer cette tripartition (qu’est-ce que le « pouvoir en
soi » ?) ni aucun argument qui vienne étayer cette affirmation.
Le consentement des gouvernés est présenté comme une « construction juridique [qui] suffit à tous les besoins » :
elle justifie le droit de commander, « assure
la continuité du pouvoir associée à celle de l’institution », « fournit une base pour la dévolution du
pouvoir », « crée l’opposition des gouvernements de
droit et des gouvernements de fait », « s’adapte aux événements qui transforment les gouvernements de fait en
gouvernements de droit » et même contient « en germe la théorie du gouvernement représentatif, puisque les
chefs » agissent « en
qualité de représentants, non encore du peuple, mais d’une institution voulue
par le peuple » [127]. Il n’est pas besoin d’insister sur le caractère
hautement discutable de ces affirmations : non seulement on ne voit pas
comment le consentement de ceux qui consentent pourrait justifier le pouvoir à
l’égard de ceux qui ne consentent pas, mais en outre la notion même de
consentement apparait redoutablement ambiguë : si l’on n’en précise pas le
sens et les critères, le mot permet à l’évidence de justifier n’importe quoi.
Dans tous ces développements, le mot liberté[8], qui figure dans le
titre de l’article, n’est guère utilisé. Il faut considérer que l’autonomie en tient lieu, comme elle
tient lieu du libre arbitre. « Une autonomie relative de la volonté
individuelle dans la création du Droit [sic]
est nécessaire pour la marche des
entreprises économiques que l’ordre individualiste [il y a donc plusieurs
ordres, qualitativement distincts] met à
la charge des individus » [125]. Malgré un certain rétrécissement du
domaine « où joue l’autonomie
juridique individuelle » (« théorie
de l’abus des droits », « renaissance
des institutions », « substitution
de la théorie du risque à celle de la faute dans la matière des accidents du
travail »), « l’autonomie
de de la volonté individuelle et le principe de sa responsabilité subjective
constituent l’armature du droit privé et du droit criminel » [126]. Une
certaine autonomie du pouvoir est d’autre part nécessaire, on l’a vu, dans la
création du droit.
Le mouvement de la pensée d’Hauriou est circulaire, car chaque élément y est à la fois cause et conséquence des autres. L’autonomie, qui constitue l’un des pôles de l’équilibre, est également inhérente à l’ordre et au pouvoir, puisque tous deux la créent et la supposent. Le pouvoir crée l’ordre, mais il est créé par lui. Les institutions, suscitées à la fois par le pouvoir et par l’ordre, contribuent réciproquement à leur maintien. Les mots sembleraient suggérer un pouvoir actif et un ordre passif, notamment parce que le premier est susceptible d’être incarné alors que le second est une abstraction. Mais dans l’univers d’Hauriou l’ordre et les équilibres sont, à l’instar des individus, supposés capables d’agir, de vouloir, de concevoir des buts et de combiner des moyens. Le ménage à trois du pouvoir, de l’ordre et de la liberté-autonomie tourne donc sur lui-même et engendre le Droit sans qu’il soit possible d’y découvrir une cause première – sauf peut-être la « civilisation sédentaire » à laquelle « ce principe juridique » (autonomie de la volonté et principe de responsabilité subjective) [126] est lié.
Si l’analyse de ce qui est ne va pas sans ambiguïtés, l’affirmation
de ce qui doit être s’avère en revanche parfaitement claire : « Une saine philosophie doit se garder (…)
d’exagérer le rôle de l’ordre en
puissance (…), parce qu’il
étoufferait dans son germe le degré de liberté dont le droit positif a
besoin » [128][9].
Réduire « à rien l’autonomie du
pouvoir et celle des libertés individuelles » constitue précisément
« l’erreur » commise par
« les systèmes objectivistes »
[128] – ou plutôt « statiques et
objectivistes ». C’est en effet « sous cet aspect statique » qu’Hauriou
les examine « parce qu’il fait
apparaitre leur incompatibilité avec la vie ». Il étudie d’abord
« le système du Droit [sic]
transcendant et statique du professeur Hans Kelsen »,
« parcequ[e cette doctrine] est transcendantale »
(…) et « plus nette dans ses
conclusions » [130] que « le
système statique de Droit [sic] objectif de Léon Duguit » [133].
Hauriou
précise qu’il n’analyse pas le premier « dans sa structure interne, mais seulement dans ses postulats »[10]. La
distinction entre un plan statique « consacréà l’ordre juridique et étatique »
et un plan dynamique « consacré à la
création de l’ordre » lui parait pertinente, mais les choses se gâtent
car « le plan dynamique est
subordonné au plan statique » (Rien, dans le texte cité de Kelsen, ne justifie un tel diagnostic). « Dans ce plan [statique], l’ordre
juridique et étatique est envisagé comme l’expression d’un impératif
catégorique de la raison pratique ; il devient une insertion directe du transcendantal
dans la société [?]. Il représente unSollen (…) s’insérant dans le Sein (…) afin de le conformer à l’ordre ».
Ce système « tiré de la philosophie
kantienne, se traduit en un ordonnancement d’idées objectives supérieures aux
consciences humaines » [131] et implique que « l’Etat et le Droit [sic] se confondent ». « L’Etat n’est qu’un ordonnancement juridique de normes en qui se
résument les organes et les fonctions et en ce que le pouvoir de l’Etat n’est
lui-même que la validité du système juridique aboutissant à l’emploi de la
contrainte ». Ainsi « les
êtres humains disparaissent »[11] et
« n’ont pas nécessairement de droits
individuels qui soient opposables à l’Etat ». On aboutit donc à
« la négation non seulement de la
liberté politique, mais même des libertés civiles ».
Dans le plan dynamique, toutefois, « il peut y avoir intérêt à admettre une
séparation de pouvoirs » [131]. « L’auteur » ne rejoint pas « la doctrine classique sur la libre création
du Droit [sic] par le pouvoir de droit » car, pour
lui, « le plan dynamique reste
dominé par le plan statique et que, par suite, les sources du droit positif
resteront dominées par le droit » : elles sont en effet « rigoureusement hiérarchisées » et
« au-dessus du plus haut statut positif,
il y aura une constitution hypothétique transcendante »[12] [sic !]. Comme « toute norme juridique est posée conformément
aux prescriptions d’une norme supérieure », il n’existe aucune liberté
à aucun niveau. Circonstance aggravante : cette conformité n’est pas
assurée par « unsystèmerépressif » incarné dans un « contrôlejuridiquede la constitutionnalité des lois »,
mais par « un système préventif » :
« l’invalidité de la disposition non
conforme à la constitution hypothétique est immédiate ». En effet
« dans un système aussi bien réglé,
le juge ne serait qu’une cause de désordre » en raison de son « pouvoir incoercible de création spontanée du
Droit[13]
[sic] ; il ne serait fidèle ni à la norme, ni à la constitution hypothétique ;
bien plus avantageux serait un administrateur bien stylé » [132].
Selon Hauriou,
ces thèmes ne sont pas entièrement nouveaux puisqu’ils dérivent « de Kant
par l’intermédiaire de Fichte et
de Hegel » et que « notre collègue Carré de Malberg (…) s’est inspiré de certaines de ces idées : il admet pratiquement la
confusion du Droit [sic] et de l’Etat : la grande source du
Droit [sic] est la Constitution [sic]
de l’Etat ; enfin, on doit
restreindre le plus possible le rôle du pouvoir dans l’Etat ». « Il semble qu’on se soit rejeté vers ce
courant de la philosophie allemande pour échapper aux dangers de la doctrine de
la Herrschaft ». Mais c’est pour tomber d’un péril dans un autre. « Cette philosophie du Droit [sic]
(…) n’évite pas la domination d’un
impératif catégorique[14] qui équivaut à un ordre social
essentiellement nécessitant ».
(…) « Tout ce qui n’est pas conforme
à la constitution hypothétique est sans valeur juridique ». (…) « Dans un système statique, que ferait-on de
la liberté » ? « Le
joug d’une pareille philosophie serait pour le Droit [sic] pire que celui de la
théologie » car « l’ordre
divin se propose à l’homme par la grâce, il ne s’impose pas par une nécessité
contraignante, tandis que l’ordre du panthéisme idéaliste tel que le conçoivent
les juristes post-kantiens s’impose à l’homme sous cette forme » [133].
Conclusion : « cette
philosophie (…) n’aura aucun succès
en France, non pas qu’elle soit obscure (…), mais parce que ses tendances sont inconciliables avec celle du Droit »
[sic] [133].
On ne saurait évidemment juger cette analyse à l’aune
du savoir actuel. La doctrine de Kelsen
n’est pas achevée au moment où Hauriou
en prend une connaissance superficielle. Elle va connaitre des
approfondissements et des variations. Mais en outre sa compréhension implique
la maitrise d’outils intellectuels adaptés. La manière dont Hauriou entrelace les termes transcendant et transcendantal ne permet guère d’échapper à l’impression qu’il
confond leur sens et réduit le second au premier – d’où l’étonnante expression
de « constitution hypothétique transcendante ». Or précisément c’est
le caractère transcendantal de l’analyse
kelsénienne qui frappe d’inanité les
critiques d’Hauriou, ou les
relègue au rang de procès d’intention. Que la recherche des conditions de
possibilité du droit à partir de postulats positivistes connaisse ou non le
succès, elle ne saurait en toute hypothèse être comprise comme visant à imposer
aux hommes une nécessité extérieure, arbitraire et contraignante. L’évocation
de l’impératif catégorique, digne du Disciple de Paul Bourget, n’y change rien. En fait il semble qu’Hauriou ait projeté sur la lecture de Kelsen ses terreurs intimes, au point de
constituer la doctrine de celui-ci en épitomé de ce qu’il abhorre. Ainsi s’expliquerait
l’affirmation gratuite de la prédominance chez Kelsen
de la dimension statique sur la dimension dynamique. Non moins fantasmatiques
apparaissent la détermination absolue, transparente et autoréalisatrice de l’ensemble
des normes juridiques à partir de la « constitution
hypothétique » et le « dédain
pour les juges » [132] censé en constituer la conséquence et la
preuve.
Il faut toutefois observer que la critique d’Hauriou, inadéquate à l’objet qu’elle
vise, retrouve une certaine pertinence si l’on considère l’interprétation
mécaniste et réductrice qu’une partie de la doctrine française contemporaine
donne de la hiérarchie des normes et de l’Etat de droit. Celle-ci pose en effet
l’existence d’une norme, à la fois transcendante (constitutionnelle ou métaconstitutionnelle)
et positive, qui est censée assurer la conformité de l’ensemble des décisions
juridiques aux principes fondamentaux. Comme dans la vision d’Hauriou, le système est statique –
défini une fois pour toutes et pour tous par les valeurs de l’occident
contemporain –, absolu et autorégulé puisque toute déviance est censée être
repérée et corrigée. Il exclut les singularités et les conjonctures, espaces
traditionnels de la politique et du pouvoir. Il marginalise les êtres concrets,
car les droits fondamentaux qu’il prétend sacraliser sont les droits subjectifs
d’êtres abstraits et se confondent ainsi avec l’ordonnancement juridique.
Entre ces kélsénismes
fantasmatiques existent pourtant deux différences. Globalement, l’empire du bien se substitue à l’empire du mal que diagnostiquait Hauriou. Et les juges, exclus du système
selon lui, en deviennent les héros : c’est eux, et non plus une harmonie
préétablie ou une nécessité aussi catégorique que mystérieuse, qui garantissent
à chaque niveau la conformité des actes juridiques aux normes de rang
supérieur. Ce mécanisme est censé fonder la crédibilité de l’analyse : le
système fonctionne grâce à la vigilance de ses gardiens. (N’a-t-on pas
seulement déplacé l’utopie ? Des Juges providentiels sont-ils plus faciles
à trouver que les sauveurs habituels ?) On voit les étranges conséquences
qu’engendre la fréquentation hâtive de théories philosophiques par certains
juristes. Les exemples contemporains montrent d’ailleurs que les aventures
picaresques du transcendantal ne sont pas terminées[15].
Hauriou se
trouve évidemment en terrain plus familier lorsqu’il aborde le système de Duguit. Celui-ci se veut réaliste :
« il serait plutôt apparenté à Durkheim et à Auguste Comte ». L’auteur entend
« supprimer le pouvoir comme source
du Droit » [sic] car il
refuse « qu’une volonté humaine,
quelle qu’elle soit, puisse imposer une obligation à une autre volonté humaine »
et pense « qu’il faut à tout prix
soumettre l’Etat au Droit » [sic].
L’idée d’auto-limitation lui parait vide de sens car, à la différence d’Hauriou, il ne conçoit pas « une auto-limitation objective et proprement
constitutionnelle, résultat de la création d’institutions destinées à faire
obstacle à certaines tentatives de l’Etat » [133]. Pour lui les normes
découlent de l’ordre des choses sociales : « ce sont de grandes règles de conduite senties comme devant être
sanctionnées par une réaction sociale contre ceux qui les violeraient ».
(…) Sans doute, il sera fait par le pouvoir politique des règles constructives,
mais ces règles n’auront pas de valeur juridique par elles-mêmes, elles en
auront seulement par leur conformité à l’une ou l’autre de ces normes.
La théorie duguiste
présente, selon Hauriou, un
caractère statique en raison de « la
négation du pouvoir subjectif de création du Droit [sic] » [134]. L’adoption de nouvelles normes implique « une formation coutumière d’une extrême
lenteur ». La conclusion s’impose : « la logique [du] système
substitue le primat de l’ordre à celui de la liberté ». Il « est donc en contradiction avec le Droit
[sic] positif autant que celui de Kelsen
et, autant que lui, il est impropre à la vie » [134].
Les critiques adressées à Duguit par Hauriou
ne sont pas profondes : on pourrait reprocher au maitre de Bordeaux de
noyer la spécificité des phénomènes juridiques dans des généralités si vastes
qu’elles en deviennent insignifiantes et d’exposer, comme Hauriou d’ailleurs, ce que le droit devrait être plutôt que ce qu’il est.
Elles n’en sont pas moins pertinentes et pointent une difficulté centrale de l’œuvre
de Duguit : comment
passe-t-on du niveau du droit objectif à celui du droit positif ? Le sens
du mot droit est-il identique
dans les deux cas ? Au-delà du contraste des critiques – l’une, bien rôdée
et rapide, voire elliptique, contre un adversaire traditionnel, l’autre, effort
pour ramener à une problématique familière une matière complexe largement
étrangère aux préoccupations de l’auteur – le lecteur est frappé par la manière
dont Hauriou construit des
similitudes entre deux démarches qui n’ont a
priori rien en commun. On voit qu’il y parvient en substituant largement l’opposition
statique/dynamique au clivage objectiviste / subjectiviste. Il est vrai que le
terme « objectivisme »
semble peu adéquat pour décrire la doctrine de Kelsen,
d’ailleurs accusée d’accabler le Sein
sous le règne inhumain du Sollen.
Mais l’idée de « statisme »
ne s’impose elle-même que par l’effet d’un double glissement : à l’affirmation
arbitraire de la suprématie du point de vue statique chez Kelsen répond l’accusation faite à Duguit de privilégier, à travers la
formation coutumière du droit, l’ordre sur la liberté – alors qu’il est
traditionnellement soupçonné d’anarchisme et qu’une partie de son œuvre est
consacrée aux transformations du
droit.
Le fait qu’Hauriou
privilégie dans sa présentation la notion d’« objectivisme » doit cependant conduire à s’interroger :
que veut-il faire entendre à travers cette catégorie, supposée assez englobante
pour accueillir des théories aussi contrastées ? L’article consacré à ce
terme dans le Vocabulaire de Lalande n’apporte rien[16]. En
revanche, les divers sens attribués à l’adjectif « objectif »
paraissent de nature à éclairer la question. Parmi les six retenus par l’auteur,
quatre semblent pertinents : objectif
peut être pris comme antonyme de subjectif
au sens d’apparent ou irréel (sens B) ; comme opposé à
subjectif au sens d’individuel (sens
C) ; comme indépendant de la volonté, à l’instar des phénomènes physiques
(sens E) ; comme opposé à subjectif
au sens de conscient, mental (sens F)[17]. Il
convient de confronter ces quatre significations aux théories examinées par Hauriou.
Les sens B et F doivent évidemment être exclus dans les
deux cas. La négation du premier sens assume une valeur péjorative, alors que
chez Hauriou c’est l’objectivisme
qui occupe le pôle négatif : la position qu’il défend ne saurait être irréelle. Le dernier sens est également
insoutenable, car même une application mécanique et rigoureusement déterminée
du droit suppose la conscience de l’obligation et du contenu de l’obligation.
Elle implique une activité mentale ou, pour employer un vocabulaire qui n’est
pas celui d’Hauriou, une intentionnalité : l’obligation
juridique est nécessairement une obligation de
quelque chose.
Restent les sens C et E, qui d’ailleurs possèdentune partie commune et s’opposent
conjointement à l’idée de volonté
individuelle. C’est en ce sens, manifestement, que Duguit, auquel Hauriou
l’emprunte, prend le mot. Le droit objectif
est celui qui se forme lui-même à travers un processus largement mystérieux
nommé « coutume », où n’interfère en principe aucune volonté
individuelle, capricieuse et intéressée. Il peut être conçu comme le fruit d’une
volonté collective, à moins que l’on préfère y voir le résultat d’une évolution
qui, n’étant la volonté de personne, n’est pas une volonté.
L’application de cette notion à l’œuvre de Kelsen apparait, en revanche,
problématique. La norme fondamentale hypothétique n’est pas, par définition, un
acte de volonté, puisqu’elle n’est pas posée mais transcendentalement déduite
de l’existence du système de normes en tant que condition de la possibilité de
celui-ci : l’interprétation qu’en fait Hauriou
est donc insoutenable. En revanche la Constitution positive et les actes
juridiques inférieurs sont des actes de volonté, et de volontés individuelles,
celles des constituants, des législateurs, des juges. Ces volontés sont certes
orientées par l’impératif de conformité aux normes supérieures mais elles
possèdent toujours une marge d’autonomie car, dans sa généralité, les premières
sont compatibles avec plusieurs applications. Le regroupement sous une même
étiquette des deux théories repose donc sur un contresens. Il accroit l’arbitraire
de conclusions prédéterminées.
Car ce
qui sépare Hauriou de Kelsen est plus et autre chose qu’une
analyse de la réalité empirique. On risquera l’hypothèse que la réflexion du
premier repose sur des considérations affectives que la thèse rationaliste du
second ignore. Un schéma théologique parait sous-jacent à la théorie d’Hauriou. Dieu
aime et protège les bons, surveille et punit les méchants. Il exige en retour l’amour
des hommes, à moins que ceux-ci se persuadent qu’ils peuvent le fléchir en
prenant l’initiative de l’aimer. De même l’Etat d’Hauriou aime, protège, surveille et punit : il est
prudent de l’aimer. Saint Augustin
a montré la différence entre croire à
Dieu et croire en Dieu :
le diable croit à Dieu (il a de bonnes raisons pour cela)
mais pas en Dieu. Duguit
croit à l’Etat, puisqu’il entend le
détruire ou du moins le désarmer. Kelsen
croit à l’Etat, puisqu’il le définit,
mais sans investissement affectif. Hauriou
croit à l’Etat, mais aussi en l’Etat. Il doit donc l’incarner dans
un pouvoir susceptible d’aimer et d’être aimé, auteur du bien et irresponsable
du mal. On comprend aisément qu’une telle pensée soit devenue obscure à nos
contemporains, qui font profession de ne croire ni à l’Etat ni en l’Etat.
[1] Sur la civilisation sédentaire, voir mon article sur
« L’Ordre social, la Justice et le Droit » dans la Revue trimestrielle de Droit civil,
1927, p. 795 : « La subsistance des
nations sédentaires postule la production individualiste, l’entreprise individualiste
et une certaine création subjective du droit ».
[2] Je ne me serais pas permis de proposer cette légère
addition à la doctrine bergsonienne si elle n’avait été suggérée par la lecture
de l’Evolution créatrice ; mais
mes idées sur le mouvement social lent et uniforme et sur les équilibres qui, d’ailleurs,
sont tirées de la mécanique et de la thermodynamique, apparaissent déjà dans ma
Science sociale traditionnelle de
1896 et dans mon Mouvement social de
1899. C’est une simple rencontre et je reconnais que l’idée de la création du
nouveau était plus difficile à trouver que celle du mouvement ralenti, beaucoup
plus.
[3] « Aperçu d’une théorie générale de l’Etat »,
article de Kelsen, Revue du Droit public, 1926, p. 561 et
s. Ouvrages allemands de Kelsen :
Hauptproblem der Staatsrechtlehre,
1911, Allgemeine Staatslehre,
1925 ; t. XXIII de l’Encyclopédie de
la Science du Droit el de l’Etat de Kohlrausch.
Cf. une analyse faite par Duguit dans son Traité de Droit constitutionnel, 3e éd., 1927, et. J.-L.
Kunz, La primauté du droit des gens,
Revue de Droit international de Gand, 1925, p. 564 et s.
[4]Catéchisme
positiviste (huitième entretien). L’erreur d’Auguste Comte est de dire : « La liberté est la conformité à l’ordre »,
au lieu de « La liberté est la faculté de
se conformer à l’ordre ». Pour la subordination du dynamique au
statique, autre erreur. Voir eodem loco
(sixième entretien).
[5] Dans le texte d’Hauriou,
les mots [droit], [ordre] et [constitution] sont écrits tantôt avec une
majuscule, tantôt une minuscule. L’usage de la majuscule est indiqué dans les
citations qui suivent. Existe-t-il une nuance de sens entre ces emplois ?
N’y a-t-il là qu’une négligence typographique ? On est tenté de penser qu’Hauriou vise tantôt la réalité idéale
(ou platonicienne) évoquée par ces termes, tantôt leur usage empirique. Mais
dans « Droit positif » [134] a
contrario : [125, 126, 127, etc.])
la majuscule parait étrange. Il est difficile de trancher.
[6] Bergson Henri,
Essai sur les données immédiates de la conscience,
Garnier-Flammarion, 2013, p.221.
[7] Note de l’éditeur : les italiques originellement contenus dans les citations d’Hauriou ont ici été soulignés.
[8] Il n’est peut-être pas indifférent d’observer que la
liberté, parfois qualifiée d’individuelle, n’est jamais définie comme liberté de quelqu’un. Hauriou ne s’interroge pas sur la question de savoir si la
liberté de l’un est compatible avec la liberté de l’autre. Peut-être y a-t-il
là un motif de préférer « autonomie » à « liberté » :
au niveau du langage, deux autonomies relatives coexistent plus aisément que
deux libertés contraires. Mais dans les faits ?
[9] Une « saine
philosophie » assume donc des devoirs que la philosophie tout court
ignore.
[10] La lecture de l’article publié en 1926 par Kelsen dans la Revue du droit public (« Aperçu d’une théorie générale de l’Etat »
(traduction de C. Eisenmann, RDP, t. XLIII, 1926, p. 561-646) et
auquel Hauriou fait référence
[130, note 3], en particulier celle des pages 565 à 570 qu’il vise expressément
[131], montre cependant qu’il ne ‘agit pas là de postulats explicites posés par
Kelsen mais de présupposés,
mélanges de mésinterprétation et de procès de tendance, qui lui sont
arbitrairement prêtés. On remarque d’ailleurs qu’Hauriou traduit Kelsen dans sa propre phraséologie, ce
qui évidemment n’est pas neutre.
[11] Reproche-t-on à la Critique
de la raison pure de nier l’existence des hommes ?
[12] Dans l’article précité, Kelsen parle de « constitutionhypothétique » pour évoquer
la problématique des relations du Droit international public et du droit public
interne (monisme ou pluralisme), p. 621.
[13] Kelsen
évoque ce pouvoir (ibid., p. 624-625)
mais n’en tire nullement cette conclusion.
[14] Cette expression, absente de l’article cité, est le
fruit d’une induction d’Hauriou.
[15] Celles-ci procèdent souvent d’une confusion entre fondement et conditions de possibilité. Je me permets de renvoyer sur ce point à
mon article « Situation présente du constitutionnalisme. Quelques
réflexions sur l’idée de démocratie par le droit », Jus politicum n° 1, 2009, p. 19-29.
[16] A. Lalande,
Vocabulaire technique et critique de la
philosophie, Puf, 13e
éd., 1980, p. 701-702. On sait que cet ouvrage pourrait être meilleur qu’il n’est.
Mais, publié d’abord en fascicules dans le
Bulletin de la Société française de philosophie de 1902 à 1923, il reflète
sans doute assez bien, en sa première couche, la culture philosophique moyenne
de l’époque où Hauriou écrit.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :
Volume XX : Droit(s) de la nuit
direction : Romain Vaillant (collectif)
– Nombre de pages : 200 – Sortie : juillet 2017 – Prix : 33 €
ISBN / EAN : 979-10-92684-24-7 / 9791092684247
ISSN : 2259-8812
Présentation :
Le présent ouvrage recueille les actes du premier colloque organisé par l’Association des doctorants et docteurs de l’Institut Maurice Hauriou (Addimh), qui s’est tenu le 31 mars 2017, à Toulouse. C’est un thème obscur que l’association a choisi de mettre en lumière : la nuit.
SI elle avait déjà fait l’objet d’études en sciences humaines et sociales, la nuit n’avait jamais été investie collectivement par des juristes. Certes les réflexions de Jean Carbonnier en la matière continuent de faire référence ; mais ces dernières années n’ont cessé de renouveler l’intérêt que les juristes pouvaient porter à la nuit, en tant que cadre d’application du droit. L’évolution de notre appréhension de la nuit a des incidences sur de nombreux régimes juridiques et ce, dans la plupart des branches du droit.
Alors pour quelle(s) raison(s) le droit ne s’applique-t-il pas toujours la nuit comme il s’applique le jour ? A bien y regarder, la nuit est parsemée de règles dérogatoires, autant qu’elle l’est d’étoiles. Par un raccourci intuitif, la nuit est souvent associée à l’insécurité, certainement la première raison ayant poussé l’homme à pourchasser l’obscurité par la maîtrise de l’éclairage de son espace de vie. Mais l’insécurité n’épuise pas toutes les perceptions de la nuit. D’autres y ont vu au contraire « délivrance et poésie » ; c’est-à-dire l’idée que le droit n’y connaît pas une application aussi rigoureuse que de jour.
Animal a priori diurne, l’Homme n’en a pas moins inventé nombre d’activités, à effectuer ou à poursuivre une fois le crépuscule venu. Il se trouve que le droit prenne en compte la spécificité des activités nocturnes. Ne sont-ce là que des dérogations très ciblées ou peut-on relever une spécificité ou une logique commune qui permettrait de dégager l’existence d’un « droit de la nuit » ; autrement dit un « contre-droit » ?
Si l’étude de l’ensemble des sujets présentés durant ce colloque n’a pas permis de déceler l’existence d’un soubassement unique qui fonderait un tel droit de la nuit, il semble, en revanche, qu’un droit à la nuit soit en train de poindre.
Le(s) droit(s) de la nuit
Romain Vaillant Doctorant en droit public, Ater, Institut Maurice Hauriou, UT1 Capitole
Qu’il s’agisse d’un droit ou de droits de la nuit, la première question posée est : quelle nuit ? Y a-t-il une notion juridique de nuit ? La nuit, au sens cosmique, serait variable en fonction de la latitude du point du globe où l’on se trouve, et de la date dont il s’agit. Une définition hâtive serait de considérer que la nuit est le temps d’une journée amputé du temps du jour. Mais alors la question reste entière : quel jour ? Ou plutôt quand cesse le jour pour faire place à la nuit ?
La nuit est d’abord l’obscurité dans laquelle se trouve plongée la surface de la Terre qui ne reçoit plus, à cause de sa position par rapport au soleil, de lumière solaire[1].
Mais la nuit serait ensuite un espace de temps qui s’écoule, en un lieu donné de la terre, depuis la disparition de la lumière qui suit le coucher du soleil jusqu’à l’apparition du jour qui précède le lever du soleil.
L’amplitude de la nuit varie inlassablement, en fonction de la latitude du point du globe et du moment de l’année considérés. Ne serait-ce que pour le cas de la France, l’amplitude temporelle des nuits oscille entre 16h49 (au solstice de décembre) et 19h52 (au solstice de juin).
Au début du XXe siècle, celui qui allait devenir un des fondateurs de l’anthropologie française, Marcel Mauss avait livré, dans un article fameux, intitulé Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos et paru en 1904, une analyse originale des rapports entre le droit et la nuit[2]. Mauss y démontrait que les eskimos connaissaient deux modes de vie totalement différents, associés à deux systèmes juridiques différents. L’un d’hiver, en quelque sorte étatisé, lorsque les nuits sont incroyablement longues, instituant une société collectiviste dans laquelle les familles se réunissent ; l’autre d’été, lorsque le jour prend le pas sur la nuit, beaucoup plus libéral et individualiste, fondé sur la cellule familiale et non plus sur les regroupements.
Passant du groupe à l’individu, on constate que l’homme, animal avant tout, quoique politique, se doit de respecter certains rythmes biologiques, au premier rang desquels les rythmes dits circadiens (c’est-à-dire qui ont une durée de 24 heures, d’un jour), parmi lesquels se trouve l’alternance jour/nuit, c’est-à-dire veille/sommeil.
Néanmoins, cette nécessité biologique a été rudement mise à mal, notamment à l’époque romaine, où la privation de sommeil constituait un des moyens de torture les plus utilisés. Fort heureusement, un tel sévice est aujourd’hui considéré comme constituant un « traitement inhumain et dégradant » par la Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement de l’article 3 de la Convention[3].
Cette réalité biologique, naturelle, aurait conduit les hommes à renoncer en quelque sorte à l’application du droit classique la nuit tombée. Le Doyen Carbonnier écrivit à ce propos, dans une contribution intitulée « Nocturne », publiée ensuite dans son ouvrage Flexible droit, que « La nuit est vide de droit (c’est pour cela qu’elle nous apparaît tantôt insécurité, tantôt délivrance et poésie). Dans ce vide juridique, poursuit-il, dans ce désert social, l’homme retourne à un état de nature (s’il en fut jamais), à un état de pré-droit, de non-droit. ». Aussi charmante puisse-t-elle être, cette analyse – qualifiée par l’auteur lui-même de « sociologique » – n’emporte pas la conviction du juriste. En effet, et les contributions ici recueillies devraient encore nous le démontrer, la nuit est pleine de droit. Soit parce qu’en vertu du principe de continuité, la règle juridique s’applique comme en plein jour ; soit parce que la nuit imposait d’adopter une règle particulière. Aussi préférons-nous souscrire à la belle métaphore du Doyen Carbonnier qui entamait ainsi sa contribution : « La continuité est un des postulats du droit dogmatique : permanente autant que générale, la règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais ».
Malgré la réalité naturelle, les progrès techniques, et tout particulièrement l’invention et la diffusion de l’électricité, et de l’éclairage public, vont tendre à la généralisation de la négation de la nuit. La négation de la nuit pourrait donc entraîner l’extension du droit applicable le jour ; mais les réalités biologiques et les représentations sociales sont bien là, et le droit connaît nombre d’adaptations, d’obligations ou d’interdictions propres à l’activité humaine nocturne.
Mais même cette négation de la nuit, de plus en plus engendrée par l’extension du jour, connaît des limites. Cette « nuit profonde » ou nuit urbaine est une réalité : c’est cette période de la nuit, qui en son cœur, voit l’activité humaine diminuer très fortement et tous les marqueurs concordent : qu’il s’agisse des consommations d’électricité, d’eau, de gaz, du trafic téléphonique, de l’émission de polluants et du trafic routier, les chiffres se rejoignent pour ce cœur de la nuit de 1h à 4h du matin[4]. Une réalité qui tend à être prise en compte dans les mesures liées à la sécurité publique notamment.
Le géographe Luc Gwiazdzinski, spécialiste de la nuit, parle volontiers de nos pratiques comme réalisant une « colonisation progressive »[5] de la nuit par l’accroissement des activités nocturnes, la banalisation du travail de nuit, la demande grandissante de services associés (dans les transports notamment). Dans cette perspective, il convient que le droit s’accommode pour protéger ceux qui viennent subir la colonisation de la nuit. Dans une perspective tout autre, émergente, il s’agit au contraire de faire respecter la nuit, de revenir à la nature et aux composantes intrinsèques de la nuit.
Mais ces attitudes vis-à-vis de la nuit nous semblent ressortir de la cohabitation de diverses représentations de la nuit dans le sens commun.
Historiquement, la première des représentations de la nuit est celle l’associant aux ténèbres et à la mort. Pour ce qui est de l’allusion aux ténèbres, on en trouve trace dans l’Ancien Testament, dans la Bible, qui énonce que : « Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour ». Quant à la référence à la mort, les exemples seraient pléthoriques, et se déploient jusqu’à l’époque contemporaine. Il n’est qu’à citer, par exemple, le récit d’Elie Wiesel, qu’il n’a finalement réussi à publier que sous le titre « La Nuit »[6]. On pourrait encore le rapprocher du démon avec Dracula de Bram Stoker.
Si une deuxième représentation, plus poétique, a émergé, bien plus tard, il nous semble qu’elle a été due à l’apparition et au développement de l’éclairage urbain, à la fin du XVIIIe siècle, par la lampe d’Argand tout d’abord, puis avec l’invention de la lampe à gaz, au début du XIXe siècle[7].
Avant cela, en effet, la première représentation de la nuit comme insécurité n’était pas déméritée car la déambulation nocturne restait fort périlleuse. Les nuits du Moyen-Age étaient en effet clairement hostiles. A tel point que le coucher du soleil impliquait le repli de chacun à son domicile, la porte fermée à clef ; et même les portes de la ville étaient fermées à clef. Dans ce contexte, seules les patrouilles de nuit (comme les premiers magistrats romains) veillaient et circulaient après le couvre-feu. Elles circulaient armées de torches notamment, qui leur permettait d’ailleurs non pas tant de voir que d’être vues, ce afin de « rendre visible le pouvoir de l’ordre. Celui qui n’avait pas de lumière était tout de suite soupçonné et arrêté. Après neuf heures, toute personne devait avoir à Paris une lanterne »[8]. On trouvait de ces veilleurs ailleurs en Europe, et notamment en Allemagne, où ils constitueront ensuite un thème du romantisme allemand.
C’est à compter du XVIe siècle qu’un éclairage permanent va voir le jour, mais celui-ci va rester très peu performant jusqu’aux inventions de la fin du XVIIIe siècle, parmi lesquelles on peut compter l’invention du réverbère, ayant vu le jour à l’issue d’un concours organisé par l’Académie des Sciences en 1763. Le développement subséquent des activités nocturnes va engendrer de nouvelles sociabilités. De fait, on se rend désormais volontiers au théâtre, aux divertissements, la nuit, on instaure de nouveaux rituels (comme la promenade vespérale), mais aussi de nouvelles exigences comme celle de permettre aux travailleurs de rentrer chez eux sans crainte la nuit. « Pour certains, nous dit Alain Montandon, la grande ville ne commence vraiment à vivre que lorsque l’éclairage artificiel entre en jeu ».
L’apparition de ces techniques a constitué une révolution technique, qui bientôt, allait devenir révolution de mœurs. Comme toute révolution technique, elle n’est pas allée sans crainte. Alain Montandon écrivit à ce propos que « la destruction de la nuit [… apparut] comme une mutilation existentielle profonde. »[9] Il faut se remémorer que, vers 1800, les prouesses techniques ont permis de multiplier par 10 les capacités d’éclairage. Cela a évidemment eu « d’importantes répercussions sur la vie nocturne des villes »[10].
C’est bien la mise en œuvre ultérieure d’un éclairage satisfaisant qui a donc permis l’émergence de nouvelles formes de noctambulisme[11].
Plus tard, au début du XIXe siècle, un sentiment étonnant est partagé : « l’accroissement de la luminosité est vécue comme une perte d’intimité, une effraction dans la sphère privée »[12]. Mais, rapidement, cette luminosité nocturne va être celle des lieux de distraction, des lieux de liberté, celle des « cafés tapageurs aux lustres éclatants » du Roman de Rimbaud. L’occasion de rappeler que la nuit est évidemment le temps des plaisirs charnels, des ébats coupables[13].
Les deux représentations de la nuit suggérées par cet aperçu historique brossé à grands traits sont très largement partagées par les différentes cultures : la nuit est insécurité et liberté. Rien de très original : la liberté des uns étant peut-être ressentie comme l’insécurité par les autres ; et vice versa. Pourtant, en 2007, une étude montrait que, pour les Français, ces deux tendances ne se valaient pas : ainsi 72% des personnes interrogées estimaient que la nuit est un moment de liberté, contre seulement 23 % qui estimaient qu’il s’agissait d’un moment d’insécurité[14]. En outre, 90% des personnes disaient aimer la nuit pour sa « liberté », son « calme » et sa « beauté »[15]. Nous ne sommes pas loin de « luxe, calme et volupté » ; alors peut-être est-ce finalement pour la nuit que Baudelaire a formulé son invitation au voyage[16]…
La nuit, doivent donc cohabiter ceux qui souhaitent vivre la nuit, ceux qui vivent de la nuit et ceux qui souhaitent profiter du repos que leur offre la nuit. Cet équilibre est évidemment organisé par le droit.
La nuit est un objet désormais usuel de la recherche française en sciences humaines et sciences sociales, mais les juristes ne lui ont jamais réservé d’études collectives pour examiner ce Droit. A notre connaissance, aucun projet collectif n’a encore porté sur les rapports entre le droit et la nuit. Les quelques études portant sur le sujet ont été réalisées dans le champ du droit privé. De fait, les deux grands domaines intéressés au premier chef sont le droit pénal[17] et le droit du travail[18]. Mais les lois récentes de ces toutes dernières années n’ont pas manqué de renouveler l’intérêt que ces thèmes portaient, eux aussi. En outre, les événements terroristes de ces deux dernières années, et le déclenchement subséquent de l’état d’urgence, ont ramené sur le devant de la scène les atteintes – considérées par le pouvoir comme nécessaires – aux libertés publiques et aux droits fondamentaux, au profit de la sécurité publique. Cela passant par des mesures exceptionnelles comme la réalisation de perquisitions administratives de nuit ou la mise en place de couvre-feu. Malgré ce climat sécuritaire, l’espace public a été la cadre d’une nouvelle pratique démocratique à travers la naissance du mouvement Nuit Debout.
Notons que le droit applicable la nuit est un droit qui, soit dit en passant, pourra être édicté la nuit. De fait, depuis la Révolution au moins, la nuit a pu être un moment privilégié pour faire progresser les droits, et l’on songe ici à la célèbre nuit du 4 au 5 août 1789 dite d’abolition des privilèges, ou tout simplement pour faire le droit. A ce titre, on aurait pu évoquer les séances nocturnes de travail parlementaire, qui s’étaient multipliées à un point tel qu’il a fallu les limiter officiellement pour les coûts qu’elles engendraient[19]. Mais revenons au contenu de ces normes.
Le droit de la nuit, qu’est-ce que cela pourrait être ? Un ordre juridique applicable la nuit ? Non il n’y a pas d’ordre hiérarchiquement constitué de normes dont l’application alternerait avec l’ordre juridique diurne. D’ailleurs, cela reviendrait à admettre qu’il y aurait un Etat de jour et un Etat de nuit, puisque, selon la théorie kelsénienne, l’ordre juridique est synonyme d’Etat.
Si ce n’est donc un ordre juridique alternatif, que pourrait recouvrir un droit de la nuit ? Un ensemble de règles dérogatoires aux règles de droit commun dont le plus petit commun dénominateur est l’application durant la nuit. Mais la nuit, qu’est-ce donc ? La représentation de la nuit au fondement de ce supposé régime dérogatoire serait-elle la même ? La valeur sociale protégée – comme diraient les pénalistes, est-elle la même ? Y a-t-il une unité conceptuelle concernant la nuit juridique ?
Des normes vont être édictées pour permettre à chacun de faire son choix entre repos, activité et travail durant la nuit. Mais de ces normes disparates, il va être compliqué de faire émerger un droit commun de la nuit. D’abord, parce que la notion même de nuit n’est pas univoque en droit (I) ; mais aussi parce que nous verrons que la nature des droits engendrés est trop diverse (II).
I. L’équivocité de la nuit ou L’impossibilité d’un droit de la nuit
Pour envisager la possibilité d’un régime juridique spécifique à la nuit, encore faudrait-il pouvoir retrouver dans les textes du droit positif une certaine unité de la notion de nuit. C’est pourtant à un inventaire à la Prévert auquel il faudrait ici se livrer…
Mais, à bien y regarder, lorsqu’elle souhaite la régir de manière spéciale, les corpus juridiques font référence à la nuit de deux manières essentiellement : soit en la désignant simplement, laissant le soin aux autorités d’application de venir en préciser les contours, soit en la définissant strictement selon les heures auxquelles le régime en question trouvera à s’appliquer[20].
A. La nuit désignée
La nuit confirmée. Il s’agit d’abord de manière évidente de l’hypothèse où le droit confirme la continuité de l’application du droit la nuit, dans des expressions comme « à toute heure du jour et de la nuit », que l’on trouve dans nombre de dispositions fixant le champ d’action des autorités et agents de contrôle[21] (douanes dans les cercles de jeux[22], visites, perquisitions et saisies pour la recherche ou la constatation des infractions liées à la prostitution et au proxénétisme, dans les lieux meublés et lieux de fêtes[23], par exemple), ou le champ d’action des représentants du personnel (délégué du droit minier[24]).
La nuit indéterminée. Il s’agit également ici de l’hypothèse où le droit va être adapté durant la nuit, sans davantage de détails sur l’application ratione temporis de cette adaptation. Dans les cas relevés, il y a généralement une sorte de permission qui est laissée au récepteur de la norme, qui devra néanmoins l’appliquer de manière judicieuse durant la nuit, nuit dont il pourra librement apprécier la présence au moment des faits. Citons par exemple le code de la route, qui dispose à l’article R. 416-4 : « La nuit, ou le jour lorsque la visibilité est insuffisante, tout conducteur d’un véhicule doit, dans les conditions définies à la présente section, faire usage des feux dont le véhicule doit être équipé (…)» ; ou bien le code pénal qui établit en son article 122-6une cause légale d’irresponsabilité en disposant : « Est présumé avoir agi en état de légitime défense celui qui accomplit l’acte : 1° Pour repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité »[25].
Cette présomption de légitime défense dote le propriétaire ou l’habitant du lieu visité d’une protection importante qui s’étend jusqu’à l’homicide du visiteur, quand bien même n’y avait-il pas à craindre de lui un quelconque vol[26]. En d’autres termes, il s’agit là d’une tolérance quant aux méthodes musclées d’éconduire les amoureux transis de sa fille ou de sa femme susceptibles d’effectuer une visite nocturne… Il s’agira pour le juge de reconstituer les faits pour s’assurer que cette légitime défense s’est bien produite durant la nuit. Cette inviolabilité du domicile renforcée la nuit avait autrefois été constitutionnalisée par l’article 359 de la Constitution du Directoire du 5 fructidor an VIII (22 août 1795), qui disposait : « La maison de chaque citoyen est un asile inviolable : pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inondation, ou de réclamation venant de l’intérieur de la maison ». Une disposition reprise et étendue durant le Consulat des « citoyens » aux « personnes habitant le territoire français » avec l’article 76 de la Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799)[27]. Ce sont là les deux seules fois de notre histoire constitutionnelle que la nuit a fait une incursion dans les textes[28].
De manière évidemment très altérée, ce droit de voir respecter son lieu d’habitation est théoriquement étendu aux détenus. L’article D. 270 du code de procédure pénale prévoit à propos des cellules que « Pendant lanuit, les cellules doivent pouvoir être éclairées en cas de besoin. Personne ne doit y pénétrer en l’absence de raisons graves ou de péril imminent ».
La nuit précisée, la nature respectée. En matière de chasse et de pêche, la nuit s’apprécie librement. Le code de l’environnement mentionne à de nombreuses occurrences la nuit comme une période d’autorisation ou de prohibition de certaines pratiques spécifiques. La nature aussi a droit au repos. En principe, la détention d’un permis de chasse donne le droit de chasse de jour (article L. 424-4 c. env.) que ce soit à tir, à courre, à cor, à cri ou au vol. Ce jour « s’entend du temps qui commence une heure avant le lever du soleil au chef-lieu du département et finit une heure après son coucher ». Notons que la référence au chef-lieu du département n’est pas pour simplifier la tâche des uns et des autres.
Une exception de chasse nocturne : pour chasser à la passée le gibier d’eau, et notamment les bécasses, qu’il est autorisé de chasser – comme chacun sait – en plus des horaires normaux, deux heures avant le lever du soleil et jusqu’à la deuxième heure après le coucher du soleil. Qu’en outre le permis de chasse permet, dans certains départements, de chasser le gibier d’eau la nuit à partir de postes fixes déclarés en préfecture. Une spécificité, pour ne pas dire un privilège de plus, de l’Alsace-Moselle : la possibilité pour le préfet d’autoriser parfois le tir de nuit du sanglier. Enfin, des chasses particulières, correspondant à des tirs de nuit dans le cadre de destructions administratives de « spécimens d’espèces non domestiques » (comme le blaireau ou le renard) peuvent être organisées par le préfet, en vertu de l’article L. 427-6 du code de l’environnement.
Pour ce qui est de la pêche, en principe, elle « ne peut s’exercer plus d’une demi-heure avant le lever du soleil, ni plus d’une demi-heure après son coucher » (R. 436-13 c. env.), sauf pour l’anguille susceptible d’être pêchée à toute heure, sauf l’anguille jaune (R. 922-49 c. env.). Néanmoins, un certain nombre de dérogations peuvent être octroyées par le préfet pour la pêche de certaines espèces (R. 436-14 c. env.).
Encore que, si nous étions normativiste, nous pourrions légitimement poser la question de savoir si une norme prescrit ce qu’est le coucher du soleil. Et la question ne serait pas inintéressante : doit-on laisser cela à l’appréciation des récepteurs de la norme (le chasseur-pêcheur et l’agent du ministère de l’environnement) ou doit-on préciser de quel crépuscule il s’agit. Les spécialistes n’en dénombrent-ils pas quatre, après tout[29] ?
Quoique le crépuscule civil porte un nom laissant entendre qu’il serait prédisposé à être appliqué en droit, aucune de nos recherches ne nous a permis d’identifier sur quel crépuscule le droit se fondait. C’est donc à l’appréciation de chacun.
B. La nuit encadrée
Pour les besoins d’une protection des droits individuels qui passe par la sécurité juridique, par la clarté, l’intelligibilité et la prévisibilité de la loi, la loi – prise lato sensu – va généralement estimer nécessaire de définir précisément ce qu’elle considère comme la période nocturne.
Il semble que ce soit le cas lorsque le législateur cherche à limiter les atteintes aux droits fondamentaux des personnes. Deux domaines sont ici concernés au premier chef : les droits des travailleurs, et le droit pénal, ou plus exactement de la procédure pénale. Même si ce ne sont évidemment pas les seuls[30].
Ainsi donc de la procédure pénale, en premier lieu. L’emblématique article 59 du Code de procédure pénale dispose en effet : « Sauf réclamation faite de l’intérieur de la maison ou exceptions prévues par la loi, les perquisitions et les visites domiciliaires ne peuvent être commencées avant six heures et après vingt et une heures ». Notons que cette disposition reste étonnamment applicable en temps de guerre. Nous reviendrons plus loin sur cette règle tirée du principe appelé suprema tempestas. Pour autant, elle connaît de nombreuses exceptions aujourd’hui, parmi lesquelles les perquisitions administratives prononcées dans le cadre de l’état d’urgence.
En second lieu, le droit des travailleurs[31], en tant que protecteur d’une personne en situation de déséquilibre – pour ne pas dire de faiblesse – vis-à-vis de son employeur, va régir le travail de nuit. C’est la loi qui va venir édicter des mesures d’ordre public, c’est-à-dire en principe indérogeables. Pour que le travail de nuit soit vraiment assorti de garanties, le législateur a opté pour la détermination précise de la période de nuit. Ainsi le code du travail dispose, en son article L. 3122-2 que « Tout travail effectué au cours d’une période d’au moins neuf heures consécutives comprenant l’intervalle entre minuit et 5 heures est considéré comme du travail de nuit. /La période de travail de nuit commence au plus tôt à 21 heures et s’achève au plus tard à 7 heures ».
On retrouve d’ailleurs cette même précaution dans les textes internationaux, et notamment deux Conventions de l’Organisation Internationale du Travail. La convention Oit n°89 du 9 juillet 1948 sur le travail de nuit des femmes, tout d’abord, précise en son article 2 : « Aux fins de la présente convention, le terme nuit signifie une période d’au moins onze heures consécutives comprenant un intervalle déterminé par l’autorité compétente, d’au moins sept heures consécutives et s’insérant entre dix heures du soir et sept heures du matin; l’autorité compétente pourra prescrire des intervalles différents pour différentes régions, industries, entreprises ou branches d’industries ou d’entreprises, mais consultera les organisations d’employeurs et de travailleurs intéressées avant de déterminer un intervalle commençant après onze heures du soir ».
C’est d’ailleurs la même définition qui est donnée par la Convention Oit n°90 du 10 juillet 1948 sur le travail de nuit des enfants dans l’industrie, mais uniquement pour le jeunes de 16 à 18 ans. Car, pour les jeunes de moins de 16 ans, la nuit signifie une période d’au moins douze heures consécutives qui « comprendra l’intervalle écoulé entre dix heures du soir et six heures du matin ».
A partir de là, pour les femmes comme pour les enfants, le travail de nuit dans les entreprises industrielles a donc été interdit par ces conventions Oit.
Des spécificités peuvent apparaître çà et là, comme en droit du travail maritime, qui, à l’article L. 5544-27 du code des transports prévoit l’interdiction du travail de nuit des jeunes travailleurs, étant entendu que « les services de quart de nuit de 20 heures à 6 heures sont considérés comme travail de nuit ». Si des dérogations peuvent être autorisées par l’inspecteur du travail, il n’en reste pas moins qu’un repos indérogeable est prévu pour les jeunes travailleurs entre 24 heures et 5 heures du matin (art. L. 5544-29 du code des transports). Quant au code de la défense, enfin, il prévoit à l’article L. 4121-5-1 qu’« est considéré comme service de nuit tout service de 22 heures à 6 heures ».
Tout cela semble confirmer l’existence d’une troisième représentation de la nuit, plus récente que les deux autres déjà évoquées en introduction, tenant à une préoccupation sanitaire des effets de la négation de la nuit sur la santé des travailleurs.
Pour abonder rapidement en ce sens, prenons l’article R. 6153-2 du code de la santé publique, concernant les internes et les praticiens hospitaliers, qui considère qu’« une période de nuit est comptabilisée à hauteur de deux demi-journées ».
De même, les personnes cherchant le repos vont être protégées par des dispositions luttant contre le bruit. Pour ne prendre qu’un exemple, l’article R. 112-1 du Code de l’urbanisme prévoit, en ce qui concerne les servitudes instituées dans les zones de bruit des aérodromes, que « la période de nuit s’étend de 22 heures à 6 heures le lendemain ».
Quelle heure est-il ? Soit. Le droit, pour protéger au mieux certains droits proclamés, choisit de déterminer les heures d’application de ces régimes dérogatoires. Mais encore faut-il s’accorder sur l’heure. C’est assez récent que chacun ne voie plus littéralement midi devant sa porte, ou au niveau de chaque clocher. En effet, c’est la loi du 14 mars 1891 qui va instituer l’heure légale en France, pour les besoins du développement des chemins de fer. Après que la France a abandonné l’ambition d’imposer le méridien de Paris comme référence temporelle mondiale, elle va adopter par une loi du 9 mars 1911 la référence mondiale d’alors : le temps moyen à Greenwich (Gmt)[32]. Puis la loi du 24 mai 1923 instaurera la mise en place de l’heure d’été.
Cocorico. De nos jours, l’heure légale est définie par le décret du 9 août 1978 comme « le temps légal obtenu en ajoutant ou en retranchant un nombre entier d’heures au temps universel coordonné », ledit nombre étant fixé par décret. C’est l’Observatoire de Paris qui fabrique et diffuse cette heure légale. Si nos appareils mobiles sont généralement synchronisés dessus aujourd’hui, un moyen classique de la connaître était de faire appel à l’horloge parlante (au 3699 pour les nostalgiques). La France a pris sa revanche sur la prépondérance de l’influence passée du Gmt en accueillant le Bureau international des poids et mesures qui fabrique le Temps Atomique International (Tai) et l’Observatoire de Paris qui détermine le temps UT1, soit le temps de rotation de la Terre, ces deux éléments étant combinés pour donner le Temps Universel Coordonné.
Au vu de la diversité des définitions de la nuit évoquées, qui sont d’ailleurs loin d’épuiser toutes les occurrences, la révélation de l’existence d’un droit commun de la nuit ne nous semble pas pour ce soir. Pour autant, il nous semble qu’un rapide aperçu historique de la prise en compte des représentations de la nuit par le droit n’est pas superflu.
II. L’évolution contemporaine du droit de la nuit
A défaut d’avoir le temps de retracer la chronologie complète des prises en compte de la nuit comme réalité à protéger par le droit, il nous semble qu’il faut se focaliser sur deux moments antagonistes : la première évocation d’un droit de la nuit et la plus contemporaine expression cette fois d’un droit à la nuit.
A. La multiplicité des droits de la nuit ou la résultante d’une diversité de représentations
La multiplicité des représentations que de la nuit – comme un lieu d’insécurité, comme un lieu de plaisir et de liberté ou comme un lieu de risque sanitaire – va engendrer des droits très divers. La première évocation faisait plutôt référence à la liberté qu’à l’insécurité.
Loi des XII Tables. Dans la loi des XII Tables, un des premiers textes de droit écrit, monument du droit romain archaïque, il était écrit : « si ambo praesentes, solis occasus suprema tempestas esto ». Littéralement, cela signifie que « si les deux parties sont présentes, que le coucher du soleil soit le dernier temps », ou plus librement « si tous deux sont là, que le coucher du soleil mette fin à la contestation »[33]. Cette règle impliquait « l’arrêt du cours de la justice »[34], et même plus largement « la suspension de tout ce qui constituait alors la vie juridique »[35]. Bien vite, cette interdiction large s’est amoindrie pour ne consister que dans l’interdiction de rendre la justice la nuit, comme en témoignent notamment le Digeste de Justinien. Carbonnier attribue à Pothier, le grand jurisconsulte du XVIIIe siècle, d’avoir enseigné l’interdiction posée par la loi des XII Tables en l’orientant sur les actes d’exécution (à propos des « ajournements » exactement)[36], et abandonnant ainsi l’interdiction antique de rendre la justice la nuit. Aujourd’hui, encore c’est bien la version qui a transcendé les époques. Que l’on prenne l’article 664 du code de procédure civile (concernant les significations), l’article 59 du code de procédure pénale (pour les perquisitions et visites domiciliaires) ou l’article 134 du même code (pour les mandats d’amener, d’arrêt et de recherche), ils ne concernent bien que des actes d’exécution et non plus le fait de rendre la justice.
De nos jours, au contraire, le fait de rendre la justice de nuit n’est plus absolument prohibé. Une Cour d’assises peut ainsi, en vertu de l’article 307 du Code de procédure pénale, poursuivre ses débats toute la nuit, au nom de la continuité des débats. Seul le Président peut en effet décider de les interrompre, afin d’octroyer « le temps nécessaire au repos des juges, de la partie civile et de l’accusé »[37]. La chambre criminelle de la Cour de cassation protège avec une certaine constance son pouvoir discrétionnaire. Mais un tel pouvoir peut conduire à certains abus. Heureusement, on peut compter dans ce cas sur la Cour européenne des droits de l’homme. Elle a ainsi condamné la France dans un arrêt Makhfi[38]sur le fondement de l’article 6§1 et 6§3[39] de la Convention, au nom du droit à un procès équitable, du respect des droits de la défense et de l’égalité des armes. Les faits s’étaient déroulés devant la Cour d’assises du Maine-et-Loire. Là, le Président avait refusé, à 1 heure du matin, à l’avocat de l’accusé de suspendre les débats, alors même que ce deuxième jour d’audience comptait déjà 15 heures de débats. Finalement, l’audience s’est poursuivie jusqu’à 4 heures du matin, s’ensuivit une demi-heure de suspension pour qu’il plaide enfin vers 4 heures et demi du matin, suivi des avocats du requérant. Quant au jury, c’est entre 6h15 et 8h15 qu’il a eu à délibérer. L’attitude forcenée du juge – probablement insomniaque – n’a pas été condamnée en cassation par la Cour de cassation, y voyant l’expression de son application souveraine de l’article 307. En revanche, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas manqué de condamner cette attitude, considérant « qu’il est primordial que, non seulement les accusés, mais également leurs défenseurs, puissent suivre les débats, répondre aux questions et plaider en n’étant pas dans un état de fatigue excessif. De même, il est crucial que les juges et jurés bénéficient de leurs pleines capacités de concentration et d’attention pour suivre les débats et pouvoir rendre un jugement éclairé ».
Plus encore que sur la peur ancestrale de la nuit, sur laquelle le doyen Carbonnier la fondait, la suprema tempestas doit être analysée, selon le professeur Chevreau, à travers deux oppositions fondamentales[40] chez les Romains. D’une part, nous explique-t-elle, les Romains avaient une « perception naturelle du temps et s’appuyaient sur cette dernière pour déterminer les moments favorables à l’action. L’opposition jour/nuit résulte de cette conception qualitative du temps ». La nox est intempesta, c’est-à-dire littéralement « un espace de temps non favorable à l’action ». D’autres auteurs antiques la qualifiait d’inactuosa, d’inactive. D’autre part, il faudrait analyser la suprema tempestas selon le « couple antithétique negotium/otium (activité/repos) ». Elle poursuit : « Les Romains ont une approche naturelle et réelle du temps. Le temps biologique requiert une alternance vitale entre des périodes d’activité et de repos. Le jour diurne est le théâtre de l’activité ; inversement la nuit est réservée au sommeil ».
Cette idée que les Romains séquençaient leur activité judiciaire, même avant la tombée de la nuit, est confortée par l’environnement normatif de la suprema tempestas dans la loi des XII Tables. En effet, si les auteurs se concentrent habituellement sur le passage précité : « si ambo praesentes, solis occasus suprema tempestas esto », ils en oublieraient presque ce qui le précède immédiatement : « 7. – S’ils ne s’accordent pas, qu’ils exposent leur cause au comice ou au forum avant midi. Pendant l’exposé que tous deux soient présents. 8. – Après midi, adjuge l’objet du litige à celui qui est présent[41]».
La nuit, intempesta, n’est donc pas le moment adéquat pour juger, qui se situe l’après-midi, tandis que les plaidoiries ont lieu le matin.
Pourtant, la nuit, en tant qu’elle permettrait la dissimulation, perd sa protection lorsque la sécurité prend le pas sur la liberté. Il faut voir là une référence à l’état d’urgence qui, en vertu de la loi de 1955, de nombreuses fois amendée ces dernières années, permet de réaliser des perquisitions administratives de nuit. Par chance, nous n’avons pas encore affaire aux perquisitions domiciliaires réalisées par l’autorité militaire dans le cadre de l’état de siège (Art. L. 2121-7 du code de la défense).
Chaque chose en son temps donc. D’une certaine manière, l’heure est la revendication de ceux qui regrettent la négation de la nuit et qui prônent en conséquence la protection des composantes de la nuit comme l’obscurité et le sommeil, à travers une sorte de droit à la nuit.
B. L’émergence progressive d’un droit à la nuit
Au début de la IIe République, en 1848, Auguste Vitu écrivait : « Paris ne vit guère le jour, et la vraie vie ne commence pour lui qu’au lever de l’étoile du berger, je veux dire à l’heure où l’on allume le gaz »[42]. De nos jours, la tendance n’est plus à l’éclairage dispendieux de nos villes. Au contraire, l’extinction de l’éclairage public dans la nuit urbaine, ou nuit profonde (de 1h à 4 ou 5h du matin), est une tendance qui tend à se propager. A titre d’exemple, aux alentours, près d’un tiers des 37 communes de la métropole toulousaine se sont engagées dans cette voie.
Il nous semble que cela témoigne de la quête grandissante d’un « droit à » la nuit, d’un retour à la nuit, de la cessation de la négation de la nuit.
Il s’agirait d’un droit au respect des composantes de la nuit, un retour à la nature. S’il s’agissait d’un droit fondamental, il pourrait se rattacher aux droits dits de troisième génération, c’est-à-dire d’un droit collectif, exercé au stade du groupe, « mais qui peuvent se concrétiser par une action en justice individuelle ou collective »[43].
En effet, c’est dans le prolongement du droit à un environnement sain que l’on peut situer la revendication de l’extinction de l’éclairage public, au nom notamment de la biodiversité, au nom également d’une sorte de droit à ne pas subir les nuisances d’une lumière artificielle excessive. La ville lumière ne fait plus l’unanimité dans sa continuité et son absoluité. C’est là la question de la lutte actuelle contre la pollution lumineuse Sera étudiée ainsi le retour à la première des composantes de la nuit : l’obscurité.
En outre, le droit à la nuit pourrait recouvrir un deuxième droit : le droit au sommeil[44]. Ce droit au sommeil a failli figurer officiellement dans notre Charte de l’environnement. Hélas, les débats ont eu raison de lui. Celui-ci ne peut dès lors qu’être indirectement garanti.
Pour dormir paisiblement, au moins deux éléments sont nécessaires : la tranquillité publique et le droit à un logement.
D’une part, le droit à la tranquillité est composite : composante de l’ordre public d’un côté, il relève des pouvoirs de police administrative[45], mais protégé par l’infraction de tapage de l’autre, il relève de la police judiciaire[46]. Par ailleurs, les règles urbanistiques tendent à prévenir au mieux les troubles liés au bruit, le bruit étant considéré comme une source de nuisance pour les personnes et pour l’environnement[47].
D’autre part, le droit à un logement constitue l’autre versant de cette hypothèse de droit au sommeil. Si le droit au logement est censé découler des alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946, il a attendu de nombreuses années pour se voir concrétiser. Même l’institution du droit au logement opposable (Dalo) en 2007 n’a pas eu les effets escomptés pour donner un logement à chacun. Des modifications ont été apportées par la loi Alur de 2014 visant à le renforcer encore. Pourtant la pauvreté croissante et le phénomène d’exclusion ne cessent d’engendrer des situations de précarité auxquelles seules des solutions d’urgence sont proposées. Dans les situations sans cesse dénoncées pour leur détérioration galopante, il y a évidemment celle des détenus des prison françaises.
En somme, si l’on ne peut dégager un régime juridique commun aux droits de la nuit, il n’en reste pas moins que la nuit est d’ores et déjà tapissée de droits objectifs et tend encore à renforcer les droits subjectifs. En définitive, loin de représenter une zone de non-droit, on peut souscrire à la belle citation de Carbonnier selon laquelle : même adaptée, « permanente autant que générale, la règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais »[48].
[1]Trésor de la langue française, en ligne : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.
[2] Mauss Marcel, « Essai sur les variations saisonnières. Etude de morphologie sociale », L’Année sociologique, 1904, p. 39-132, cité par Carbonnier Jean, « Nocturne » in Flexible Droit, Lgdj, Paris : Lgdj, 2001, 5e éd., p. 61.
[3] Cedh, n° 8810/03, 17 juin 2008, Karaduman et autres c. Turquie.
[4] Gwiazdzinski Luc, Nuits d’Europe. Pour des villes accessibles et hospitalières, Presses de l’Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, 2007, p. 30.
[5] Gwiazdzinski Luc, La Nuit, dernière frontière de la ville, L’Aube, 2005, p. 101.
[6] Wiesel Elie, La Nuit, Paris : Les Editions de Minuit, 2007, 199 p.
[7] Montandon Alain, Promenades nocturnes, L’Harmattan, 2009, p. 7.
[13] Sur le sujet, V. Touzeil-Divina Mathieu, Sweeney Morgan, Droit(x) au(x) Sexe(s), Editions de L’Epitoge, 2017, 284 p.
[14] Gwiazdzinski Luc, Nuits d’Europe. Pour des villes accessibles et hospitalières, Presses de l’Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, 2007, p. 42.
[16] Baudelaire Charles, « L’invitation au voyage » inLes Fleurs du mal, 1857.
[17]V. Marguenaud Jean-Pierre, « La nuit en procédure pénale » in Les droits et le Droit. Mélanges dédiés à Bernard Bouloc, 2006, p. 722 et s.
[18]V. Gauriau Bernard, « Contribution à l’histoire du travail de nuit » in Aux confins du droit. Mélanges en l’honneur du Professeur X. Martin, Ed. Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers, 2016, p. 195 et s.
[20] Cette typologie est adaptée mais très inspirée de celle proposée par David Alfroy : Alfroy David, « Du droit de la nuit aux droits à la nuit », Rrj-Droit prospectif, 2007, p. 1057 et s.
[21] Art. L. 331-3 du Code de l’action sociale et des familles.
[27] « La maison de toute personne habitant le territoire français, est un asile inviolable. – Pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inondation, ou de réclamation faite de l’intérieur de la maison. – Pendant le jour, on peut y entrer pour un objet spécial déterminé ou par une loi, ou par un ordre émané d’une autorité publique ».
[28] On trouve un principe analogue en droit anglais dans l’adage : « A man’s house is his castle ».
[29] Crépuscule standard : Soleil à 0° sous l’horizon (le haut du disque tangente l’horizon) ; crépuscule civil : Soleil à 6° sous l’horizon ; crépuscule nautique : Soleil à 12° sous l’horizon ; crépuscule astronomique : Soleil à 18° sous l’horizon.
[30] L’accès des agents habilités aux abattoirs n’est possible en principe qu’entre 8 et 20 heures ou durant les heures d’activité du lieu (art. L. 231-2-1 du code rural et de la pêche maritime).
[31] Préférons cette appellation pour ne pas le limiter au droit privé du travail.
[32] Soit « l’heure temps moyen de Paris, retardée de neuf minutes vingt et une secondes ».
[38] Cedh, n° 59335/00, 19 octobre 2004, Makhfi c. France.
[39]« Tout accusé a droit notamment à : b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ».
[40] Chevreau Emmanuelle, « « La règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais » » in Verdier Raymond (dir.), Jean Carbonnier. L’homme et l’œuvre, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2012.
– Nombre de pages : 136 – Sortie : printemps 2020 – Prix : 29 €
– ISBN / EAN : 979-10-92684-39-1 / 9791092684391
– ISSN : 2259-8812
Mots-Clefs : Orléans / jurisprudence / Cours suprêmes / Jeanne d’Arc / Conseil d’Etat / Cour de cassation / Conseil constitutionnel / Tribunal des conflits / Cour de justice / Cour européenne des droits de l’homme.
Présentation :
De l’œuvre des
« postglossateurs » étudiant le Corpus Juris Civilis, en
passant par la fondation officielle de l’université par quatre bulles
pontificales du pape Clément V le 27 janvier 1306, dont les bancs de
la Faculté de droit ont été fréquentés, durant les siècles qui suivirent,
notamment, par Grotius et Pothier, pères respectifs du droit
international et du Code Napoléon,
jusqu’à l’émergence de ce que certains juristes contemporains appellent « l’Ecole
d’Orléans »,
désignant par-là les recherches collectives menées sur les normes sous la
houlette de Catherine Thibierge, les rapports entre
Orléans et le droit sont anciens, prestigieux et multiples.
La jurisprudence des « Cours suprêmes », entendue comme l’ensemble des décisions rendues par les juridictions qui peuvent prétendre à la suprématie d’un ordre juridictionnel (la Cour de cassation, le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel, le Tribunal des Conflits, la Cour de Justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme), apparaît comme un prisme original pour les aborder aujourd’hui. Dans cette optique, le présent ouvrage se propose, dans un souci de transversalité entre les différentes branches du droit, de présenter un échantillon de décisions en lien avec Orléans ou avec une commune de son arrondissement et ayant un intérêt juridique certain. Fidèle à la devise de l’Université, cet ouvrage est non seulement porté par la modernité, mais également ancré dans l’histoire. Histoire, comme celle, par exemple, de Félix Dupanloup, évêque d’Orléans entre 1849 et 1878, qui, à la tête du diocèse, mit en route le processus de canonisation de Jeanne d’Arc.
Quand un étudiant en droit ouvrait la voie à l’examen de Qpc posées devant le Conseil constitutionnel, juge électoral
CC, n° 2011-4538 Sen, 12 janvier 2012, Sénat, Loiret
Maxime Charité Docteur de l’Université d’Orléans, Enseignant contractuel à l’Université Le Havre Normandie
Erigée au rang de « grande décision du Conseil constitutionnel[1] », la décision n° 2011-4538 Sen du 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, est originaire d’Orléans ! La grandeur de cette décision et la majesté de la cité johannique contrastent pourtant avec les faits à l’origine de l’affaire.
En l’espèce, Grégory Bubenheimer, non seulement étudiant en master de droit public général à l’Université d’Orléans durant l’année universitaire 2011/2012, mais également conseiller municipal de la ville de Beaugency, n’avait pas été choisi comme « grandélecteur » pour les élections sénatoriales du 25 septembre 2011. Pour rappel, le Sénat, « chambre haute » du Parlement français, est élu au suffrage universel indirect, dans chaque département, par un collège électoral sénatorial formés d’élus de cette circonscription et composé des députés, des sénateurs et des conseillers régionaux élus dans le département, des conseillers départementaux et des délégués des conseillers municipaux du département. S’agissant de ces derniers « grands électeurs », les dispositions de l’article L. 289 du Code électoral viennent préciser la règle selon laquelle, dans les communes de 1000 habitants et plus comme Beaugency, l’élection des délégués et des suppléants des conseils municipaux pour l’élection des sénateurs du département a lieu sur la même liste suivant le système de la représentation proportionnelle avec application de la règle de la plus forte moyenne.
Mécontent, le requérant – qui aurait souhaité que la désignation des électeurs sénatoriaux dans sa commune ait suivi la règle de la représentation proportionnelle au plus fort reste – entendait la contester. Pour ce faire, il devait suivre la procédure prévue à l’article L. 292 du Code électoral, qui dispose que « des recours contre le tableau des électeurs sénatoriaux établi par le préfet peuvent être présentés par tout membre du collège électoral sénatorial du département », que « ces recours sont présentés au tribunal administratif » et que « la décision de celui-ci ne peut être contestée que devant le Conseil constitutionnel saisi de l’élection ».
Conformément à cette disposition, M. Bubenheimer a présenté une requête au tribunal administratif d’Orléans, appuyée par un seul grief, tiré de ce que l’article L. 289 du Code électoral, en tant qu’il prévoit la désignation des électeurs sénatoriaux selon la méthode de la représentation proportionnelle à la plus forte moyenne, méconnaîtrait le principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinions garanti par l’article 4 de la Constitution. Par un jugement du 24 juin 2011, le tribunal administratif d’Orléans a rejeté cette requête, au motif que l’unique grief soulevé était, en réalité, une question prioritaire de constitutionnalité (ci-après Qpc), qui était irrecevable pour ne pas respecter la règle, posée par l’article 23-1 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée, de présentation « dans un écrit distinct et motivé ».
Alors même que les dispositions de l’article L. 292 du Code électoral étaient claires et précises et que la notification du jugement du tribunal administratif lui indiquait que celui-ci ne pouvait être contesté que devant le Conseil constitutionnel saisi de l’élection, le requérant a saisi le juge des référés du Conseil d’Etat pour que celui-ci transmette la question de l’atteinte portée par l’article L. 289 du Code électoral aux droits et libertés garantis par la Constitution à la Haute instance. Par une ordonnance du 18 juillet 2011, le Conseil d’Etat a rejeté la requête présentée par M. Bubenheimer qui, finalement, a saisi de l’élection le Haut Conseil, en assortissant sa demande d’une Qpc présentée « dans un écrit distinct et motivé ».
En l’espèce, la question qui se posait au Conseil constitutionnel était de savoir si ce dernier, statuant en tant que juge électoral, pouvait examiner une Qpc.
La chose n’était pas nécessairement aisée. En effet, dans sa décision n° 80-889 Sen du 2 décembre 1980, Sénat, Eure, le Conseil constitutionnel avait considéré qu’il ne lui appartenait pas « saisi de recours contre l’élection de sénateurs, d’apprécier la conformité à la Constitution des dispositions législatives mises en place par les requérants[2] ». Cette décision de principe gouvernant les rapports entre l’office du juge des élections nationales et le contrôle de constitutionnalité de la loi reposait sur l’idée selon laquelle ce dernier n’était susceptible de s’exercer qu’après le vote de la loi et avant sa promulgation, pas au stade de son application[3]. Pourtant, à l’époque, le contrôle de constitutionnalité de la loi au stade de son application était déjà possible avec la « délégalisation des textes de forme législative[4] », à laquelle il faut ajouter désormais la jurisprudence Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie[5], « la procédure de déclassement d’une loi intervenue dans le domaine de compétence d’une collectivité d’outre-mer[6] », ainsi que la procédure de Qpc.
Comme le souligne le commentaire autorisé de la décision du 12 janvier 2012, l’acceptation par le Conseil constitutionnel, juge électoral, de l’examen de la Qpc posée par M. Bubenheimer « s’explique principalement par des motifs de cohérence[7] ».
Tout d’abord, il aurait été incohérent que le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, car si ce dernier l’avait fait devant le tribunal administratif d’Orléans, en respectant la règle, posée par l’article 23-1 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée, de présentation « dans un écrit distinct et motivé », ce même tribunal aurait dû examiner les conditions de recevabilité de ladite Qpc[8], ainsi que, s’il avait jugé que ces dernières étaient remplies, la transmettre au Conseil d’Etat.
Ensuite, il aurait été incohérent que le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, dans la mesure où cela aurait eu pour effet de le priver de ses droits et libertés constitutionnellement garantis, alors même qu’un requérant entendant contester une élection municipale, départementale, régionale, voire européenne devant le juge administratif ne le serait pas, car il pourrait y assortir sa protestation d’une Qpc et ainsi se prévaloir de ses droits et libertés constitutionnels.
Enfin, il aurait été incohérent que le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, alors même qu’il admet de contrôler la conventionnalité des lois applicables en matière électorale. En effet, dans sa décision n° 88-1082/1117 AN du 21 octobre 1988, AN, Val d’Oise (5e circ.), celle qui conduisit le Conseil d’Etat, un an plus tard, à accepter de contrôler la conventionnalité des lois dans l’arrêt Nicolo[9], le Conseil constitutionnel considéra que, prises dans leur ensemble, les dispositions de la loi n° 86-825 du 11 juillet 1986, qui déterminent le mode de scrutin pour l’élection des députés à l’Assemblée nationale, n’étaient pas incompatibles avec les stipulations de l’article 3 du Protocole n° l additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et qu’il appartenait, par suite, à la Haute instance de faire application de la loi précitée[10].
En l’espèce, si le Conseil constitutionnel, juge électoral, accepte d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, c’est en dehors de la procédure prévue à l’article 61-1 de la Constitution. Si les décisions Qpc rendues par le Haut Conseil sur ce fondement ont pour seul et unique objet de statuer sur la question de l’atteinte portée par la disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution, les décisions rendues en application de la décision du 12 janvier 2012 ont, quant à elles, un triple objet : statuer sur les conditions de recevabilité de la Qpc, statuer sur la question de l’atteinte portée par la disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution et trancher le litige électoral.
Cette spécificité procédurale explique que la décision du 12 janvier 2012 n’a encore donné lieu à aucune application positive. En effet, sur les onze décisions rendues par le Conseil constitutionnel dans ce cadre, aucune ne l’a conduit à déclarer une disposition législative applicable en matière électorale contraire à la Constitution. A ce jour, le Conseil constitutionnel a considéré, soit que les dispositions devaient être déclarées conformes à la Constitution[11], soit que les dispositions contestées avaient été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une de ses décisions et qu’en l’absence de changement des circonstances, il n’y avait pas lieu, pour lui, d’examiner la Qpc posée[12], soit que la requête était tardive et, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la Qpc, qu’elle devait être rejetée comme irrecevable[13], soit que la question soulevée devait être rejetée, d’une part car elle n’était pas nouvelle et ne présentait pas un caractère sérieux[14], d’autre part parce que les dispositions n’étaient pas applicables au litige[15].
[1] Gaïa P., Ghevontian R., Melin-Soucramanien F., Roux A., Oliva E., Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 19e éd., Dalloz, 2018, p. 928 et s.
[2] CC, n° 80-889 Sen, 2 décembre 1980, Sénat, Eure, Rec., p. 85 (p. 87).
[3] CE, 5 janvier 2005, Mlle Deprez et Baillard, Rec., p. 1.
[4] Favoreu L., « La délégalisation des textes de forme législative par le Conseil constitutionnel », inMélanges offerts à Marcel Waline : le juge et le droit public, Lgdj, 1974, p. 429 et s.
[5] CC, n° 85-187 DC, 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances, Rec., p. 43.
[6] Drago G., Contentieux constitutionnel français, 4e éd., Puf, 2016, p. 283 et s.
[7] CC, commentaire officiel de CC, n° 2011-4540 Sen, 20 octobre 2011, Sénat, Manche, CC, n° 2011-4542 Sen, 20 octobre 2011, Sénat, Nord, CC, n° 2011-4543 Sen, 22 décembre 2011, Sénat, Lozère, CC, n° 2011-4538 Sen, 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, CC, n° 2011-4539, 12 janvier 2012, Sénat, Essonne, CC, n° 2011-4541, 12 janvier 2012, Sénat, Hauts-de-Seine, p. 11.
[8] Article 23-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.
[9] CE, Ass., 20 octobre 1989, Nicolo, Rec., p. 190.
[10] CC, n° 88-1082/1117 AN, 21 octobre 1988, AN, Val d’Oise (5 e circ.), Rec., p. 183.
[11] CC, n° 2011-4538 Sen, 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, Rec., p. 67.
[12] CC, n° 2012-4563/4600 AN, 18 octobre 2012, AN, Hauts-de-Seine (13e circ.), Rec., p. 543 ; CC, n° 2012-4580/4624 AN, 15 février 2013, AN, Français établis hors de France (6 e circ.), Rec., p. 270 ; CC, n° 2017-166 Pdr, 23 mars 2017, Réclamation présentée par M. Jacques Bidalou, Jorf n° 72 du 25 mars 2017, texte n° 75 ; CC, n° 2017-5256 Qpc/AN, 16 novembre 2017, AN, Vaucluse (4 e circ.), M. Gilles Laroyenne, Jorf n° 269 du 18 novembre 2017, texte n° 73 ; CC, n° 2017-4999/5007/5078 AN, 16 novembre 2017, AN, Val-d’Oise (1ère circ.), Mme Denise Cornet et autres,Jorf n° 268 du 17 novembre 2017, texte n° 116.
[13] CC, n° 2017-5267 Sen/Qpc, 1er décembre 2017, Sen, Martinique, M. Joseph Virassamy, Jorf n° 281 du 2 décembre 2017, texte n° 73.
[14] CC, n° 2017-4977 Qpc/AN, 7 août 2017, AN, Gard (6 e circ.) M. Raphaël Belaïche, Jorf n° 184 du 8 août 2017, texte n° 59.
[15] CC, n° 2018-5626 AN/Qpc, 1er juin 2018, AN, Guyane (2 e circ.), Jorf n° 125 du 2 juin 2018, texte n° 86.
Quand la municipalité ouvrait la voie à la légalité des arrêtés « couvre-feu » au nom de la protection des mineurs
CE, ordonnance du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret
Nolwenn Duclos Doctorante et chargée d’enseignement à l’Université d’Orléans
Un constat pour commencer. Demandez à n’importe quel ancien étudiant de licence en droit des Universités de France et de Navarre ce qu’il a retenu de son cours de droit administratif, il évoquera, à coup sûr, l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge rendu par l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat le 27 octobre 1995[1]. Tout le monde se souvient en effet de cette décision par laquelle la plus haute juridiction administrative avait alors considéré, en formation solennelle, que le respect de la dignité de la personne humaine devait être regardé comme une composante de l’ordre public, dont la protection justifiait l’interdiction, par un maire, d’un spectacle de « lancer de nains » qui devait se dérouler sur le territoire de sa commune. Posez la même question à un ancien étudiant orléanais, nous osons espérer qu’il se souviendra également de l’ordonnance du juge des référés du Conseil d’Etat du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret qui, de façon inédite, a ouvert la voie à la légalité des arrêtés « couvre-feu », au nom de la protection des mineurs en en précisant, dans le même temps, le cadre juridique[2].
En l’espèce, le maire d’Orléans avait pris, sur le fondement des pouvoirs de police générale qu’il tient des dispositions de l’article L. 2212-1 du Code général des collectivités territoriales (ci-après Cgct), un arrêté dit « couvre-feu ». Celui-ci interdisait la circulation des mineurs de moins de 13 ans non accompagnés d’une personne majeure, dans quatre secteurs de la commune et ce, de 23 heures à 6 heures, pour une période s’étendant du 15 juin au 14 septembre 2001. En outre, il était prévu que si un mineur méconnaissait cette interdiction, il pourrait, en cas d’urgence, être reconduit à son domicile par les forces de l’ordre. L’objectif clairement affiché par la municipalité était alors la nécessité de protéger ces mineurs contre les actes de violence dont ils pourraient être victimes ou qu’ils pourraient eux-mêmes commettre aux heures et lieux concernés par l’arrêté. Sur le fondement des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 2131-6 du Cgct, le préfet du Loiret a déféré cet arrêté devant le tribunal administratif d’Orléans et assorti son recours d’une demande de suspension de son exécution le temps qu’il soit statué au fond. En l’espèce, il fait appel de l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif d’Orléans du 22 juin 2001 ayant suspendu l’exécution de l’arrêté litigieux dans un des quatre secteurs de la ville visés. Il demande au Conseil d’Etat de suspendre l’exécution de l’ensemble des dispositions de l’arrêté municipal. Il considère, notamment, que ce dernier est de nature à compromettre l’exercice de la liberté de circulation des mineurs et ce alors même « qu’il n’est pas établi que les mineurs de 13 ans menacent gravement la tranquillité publique ». En outre, il invoque également l’illégalité des mesures d’exécution d’office prévues par l’arrêté lui-même[3].
Au regard de la jurisprudence antérieure, un juriste aguerri aurait pu légitimement s’attendre à ce que le Conseil d’Etat fasse droit à l’appel du préfet. En effet, alors que de telles mesures fleurissaient dans certaines municipalités depuis plusieurs étés[4], le Conseil d’Etat avait déjà été confronté à cette question dans l’ordonnance Préfet du Vaucluse rendue le 29 juillet 1997[5]. Il avait alors fait le choix de suspendre l’exécution de l’arrêté « couvre-feu » pris par le maire de Sorgues, pour une durée de trois mois, dans la partie urbaine de la commune entre 23 heures et 6 heures et concernant tout enfant âgé de moins de 12 ans non accompagné d’une personne majeure ou ayant autorité sur cet enfant[6]. La solution retenue était alors toujours la même. Le juge administratif éludait la question relative au risque d’atteinte disproportionnée à la liberté de circulation des mineurs préférant se fonder sur l’illégalité de l’exécution d’office de l’arrêté en l’absence de situation d’urgence ou de permission législative.
L’ordonnance Préfet de Loiret a ceci d’inédit qu’elle est la première dans laquelle le juge administratif prend position sur la possibilité pour les maires de restreindre la liberté d’aller et de venir des mineurs sur le fondement de leurs pouvoirs de police administrative générale[7]. Si l’appel du préfet est rejeté, c’est parce que le Conseil d’Etat considère que dans trois des quatre secteurs concernés, ces mesures sont adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport à l’objectif poursuivi par le maire. En outre, il écarte le moyen tiré de la méconnaissance des règles relatives à l’exécution forcée d’une décision administrative dès lors que la reconduite des mineurs à leur domicile n’est prévue qu’en cas d’urgence, hypothèse traditionnelle dans laquelle l’autorité administrative peut assurer l’exécution forcée de ses décisions conformément aux principes dégagés par le commissaire du gouvernement Romieu dans ses conclusions sur l’affaire Société Immobilière de Saint-Just[8]. Il précise néanmoins que la légalité d’une telle décision est subordonnée à la réunion de deux conditions. D’abord, cette restriction doit être justifiée par l’existence de risques particuliers dans les secteurs pour lesquels elle est édictée. Ensuite, elle doit être adaptée, par son contenu, à l’objectif de protection pris en compte.
La première de ces conditions n’appelle, a priori, que de brefs développements bien que ce soit parce qu’elle n’est pas remplie, en l’espèce, dans un des quatre secteurs visés par l’arrêté, que l’exécution de ce dernier est partiellement suspendue. Pour déterminer s’il existe bien sur le territoire de la commune des risques particuliers pour les mineurs, le juge administratif examine, secteur par secteur, quartier par quartier, l’existence de dangers auxquels ils seraient tout particulièrement exposés. Les contrats locaux de sécurité, qui identifient les territoires les plus touchés par la délinquance, lui donnent déjà un indice sur les risques que peuvent encourir les mineurs[9]. En l’espèce, cet indice s’avère déterminant concernant la suspension de l’arrêté dans le quatrième secteur de l’agglomération orléanaise qui se situait entre la rue de Bourgogne et la Loire. Le juge considère que l’existence de tels risques n’y est pas établie, notamment parce que ce quartier n’est pas qualifié de « sensible » par le document susmentionné. On notera que, quelques mois plus tard, dans son jugement au fond, le tribunal administratif d’Orléans reviendra sur cette appréciation considérant que, dans ce secteur également, « des activités de prostitution, des phénomènes d’alcoolisme et des trafics divers [étaient] de nature à exposer les enfants de moins de treize ans à des risques certains[10] ».
La deuxième condition nous retiendra plus longtemps dans la mesure où elle interroge les contours de la notion d’ordre public, dont la sauvegarde justifie traditionnellement l’intervention du maire en matière de police administrative générale : la mesure doit être adaptée, par son contenu, à l’objectif de protection pris en compte. Sur le caractère adapté de la mesure d’abord, référence classique est ici faite au contrôle de proportionnalité des mesures de police administrative consacré par le Conseil d’Etat dans l’arrêt Benjamin du 19 mai 1933[11]. Le juge est invité à contrôler l’adaptation du contenu de la mesure à l’objectif de protection des mineurs poursuivi et à proscrire toute interdiction qui serait trop générale ou absolue. Tel n’est pas le cas en l’espèce, dans les trois secteurs dans lesquels l’arrêté n’est pas suspendu pour lesquels il juge que les mesures « sont adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport aux fins poursuivies ». Elles sont adaptées aux circonstances car elles visent des secteurs caractérisés par un taux de délinquance particulièrement élevé et qualifiés de « sensibles » par le « contrat local de sécurité de l’agglomération orléanaise ». Elles ne sont pas non plus excessives en raison de la triple limitation prévue par l’arrêté lui-même : limitation spatiale tout d’abord (l’arrêté est limité à une partie de la ville), limitation temporelle ensuite (il n’est applicable que du 15 juin au 15 septembre 2011 et uniquement de 23 heures à 6 heures du matin) et limitation ratione personae enfin (l’arrêté ne vise que les mineurs, de moins de 13 ans, non accompagnés d’une personne majeure).
Il nous reste donc à trancher la question de savoir dans quelle mesure la protection des mineurs peut se rattacher aux composantes de l’ordre public, énoncées à l’article L. 2212-2 du Cgct, dont la sauvegarde justifie traditionnellement l’intervention du maire, mais auxquelles il n’est pas fait référence en l’espèce. Longtemps, ses pouvoirs de police se sont en effet cristallisés dans la jurisprudence administrative autour des références à la protection de la sécurité publique, de la salubrité publique et de la tranquillité publique[12]. Ce triptyque a depuis été enrichi de références jurisprudentielles à la moralité publique et au respect de la dignité de la personne humaine[13]. Pourtant, en l’espèce, le Conseil d’Etat se contente de rappeler que l’arrêté du 15 juin 2001 « a pour objectif principal la protection des mineurs de moins de 13 ans » sans aucune référence aux autres composantes. Dès lors, on peut légitimement s’interroger sur le point de savoir si la protection des mineurs constitue une nouvelle composante de l’ordre public ou si la légalité des arrêtés « couvre-feu » est désormais admise parce qu’ils permettent indirectement le maintien de la sécurité et de la tranquillité publiques, composantes classiques de l’ordre public[14] ? En outre, cette ordonnance questionne, une fois de plus, la légitimité des autorités de police administrative pour protéger les individus contre eux-mêmes au nom du principe en vertu duquel « un individu ne pourrait consentir à sa propre insécurité plus qu’à sa propre dégradation[15] ». Sur ce fondement, ont déjà été admises, en dépit de la volonté des individus concernés, la légalité d’une mesure de police imposant le port de la ceinture de sécurité[16], ou encore l’interdiction d’un spectacle de lancer de nains[17]. Cette situation est également caractérisée en présence d’arrêtés « couvre-feu » qui s’imposent à des mineurs qui pourraient souhaiter circuler librement la nuit, quitte à se mettre en danger.
Finalement, bien qu’elle ait été, pendant de nombreuses années, l’ordonnance de principe en matière de légalité des arrêtés « couvre-feu[18] », l’ordonnance commentée semble avoir soulevé plus de questions sur les contours de la notion d’ordre public qu’elle n’en résout. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 6 juin 2018 à propos de l’arrêté du maire de Béziers du 25 avril 2014 interdisant la circulation nocturne des mineurs de moins de 13 ans sur le territoire de sa commune en offre une nouvelle illustration[19]. Le juge administratif y précise, dans un considérant de principe, qu’un tel arrêté « peut non seulement être justifié par la volonté de protéger les mineurs concernés mais également par celle de protéger des troubles commis par ces derniers[20] ». Ces motifs ne sont pas différents de ceux invoqués par le maire d’Orléans au cours de l’été 2001 pour justifier sa décision. Ils sont désormais systématisés par la jurisprudence. En outre, le juge administratif exige la production « d’éléments précis et circonstanciés de nature à étayer l’existence de risques particuliers relatifs aux mineurs » justifiant une telle mesure[21]. Nul doute que dans un contexte où les questions de délinquance des mineurs et d’insécurité occupent une place toujours plus importante dans le débat public, la jurisprudence Préfet du Loiret, ainsi précisée, a encore de beaux jours devant elle pour nous permettre de trancher le débat, cette fois sur le plan juridique.
[1] CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Rec., p. 372.
[2] CE, ordonnance du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret,Rec., p. 337.
[4] Voir, notamment, TA de Montpellier, 18 octobre 1995, Préfet de la Lozère, Rsc, 1997, p. 45 ; TA de Pau, 22 novembre 1995, Couveinhes, Rfda, 1996, p. 373 ; TA de Poitiers, 19 octobre 1995, Abderrezac c/ Commune de la Rochelle,Rfda, 1996, p. 373 ; TA de Nice, 12 novembre 1996, Allemand, Ajda, 1997, p. 630.
[5] CE, ordonnance du 27 juillet 1997, Préfet du Vaucluse, Rec. Tables, p. 695, 749 et 1002.
[6] Sur cet épisode jurisprudentiel voir, notamment, Frier P.-L., « Couvre-feu pour les enfants ? », note sous CE, 29 juillet 1997, Préfet du Vaucluse,Rfda, 1998, p. 383 et s.
[7] Pour sa reconnaissance en tant que liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, voir CE, ordonnance du 9 janvier 2001, Deperthes,Rec., p. 1.
[8] Romieu J., conclusions sur TC, 2 décembre 1902, Société immobilière de Saint-Just c. Préfet du Rhône, Rec., p. 713 et s.
[9] Loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, Jorf, 2001, p. 18215.
[10] TA d’Orléans, 22 octobre 2001, cité par Legrand A., « Couvre-feu pour les mineurs », note sous CE, ordonnance du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret, Dalloz, 2002, p. 1582 et s. (p. 1583).
[11] CE, 19 mai 1933, Sieur Benjamin [René] et Syndicat d’initiative de Nevers, Rec., p. 541.
[12] Voir respectivement, CE, Sect., 8 décembre 1972, ville de Dieppe, Rec., p. 794 ; CE, 15 novembre 2017, Ligue française pour la défense des droits de l’Homme et du citoyen, Rec. Tables, p. 488 et 710 ; CE, 2 juillet 1997, Bricq, Rec., p. 275.
[13] Voir, respectivement, CE, Sect., 18 décembre 1959, Société « Les films Lutetia » et Syndicat français des producteurs et exportateurs de films, Rec., p. 693 ; CE, Ass., 27 octobre 1995, arrêt précité.
[14] Sur cette question, voir, notamment, Armand G., « Le couvre-feu imposé aux mineurs : une conception nouvelle de la sécurité », note sous CE, ordonnance du 27 juillet 2001, Ville d’Etampes, Ajda, 2002, p. 351 et s. ; Legrand A., note précitée, p. 1582 et s.
[15] Long M., Weil P., Braibant G., Delvolve P., Genevois B., observations sous CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Gaja, 13e éd., Dalloz, 2001, p. 768 et s. (p. 771).
[16] CE, 4 juin 1975, Sieurs Bouvet de la Maisonneuve et Millet, Rec., p. 330.
[18] Voir, par exemple, CE, ordonnance du 27 juillet 2001, Ville d’Etampes,Rec. Tables, p. 1101 ; Caa de Marseille, 20 mars 2017, Ligue des droits de l’homme, req. n° 16MA03385.
[19] CE, 6 juin 2018, La Ligue des droits de l’Homme, Rec. Tables, p. 685 et 803.
[20] Pastor J.-M., « Le couvre-feu imposé aux mineurs de Béziers n’était pas justifié », observations sous CE, 6 juin 2018, La Ligue des droits de l’Homme, Ajda, 2018, p. 1189.
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :
Volume II : Droits des femmes & Révolutions arabes
Ouvrage collectif (dir. Juliette Gaté)
– Nombre de pages : 178 – Sortie : juillet 2013 – Prix : 33 €
ISBN : 978-2-9541188-4-0
ISSN : 2268-9893
Présentation :
Il y a à peu près deux années que naissaient « les révolutions arabes ». Celles-ci ont intimement concerné les femmes. D’abord parce qu’elles en ont été, avec les hommes, les initiatrices. Ensuite, parce qu’elles en ont été les actrices, manifestant aux côtés des hommes. Enfin parce qu’elles revendiquent le droit d’en goûter les fruits et de voir leur situation changer. Si des colloques et des écrits sur les printemps arabes ont sans conteste déjà eu lieu au regard des questions politiques soulevées, aucun n’a abordé ce thème sous un angle purement juridique et au seul prisme du Droit des femmes. Il s’agit donc ici d’envisager ces révolutions à cette aune. Afin de mettre ces points en évidence, ces actes d’un colloque organisé en 2012 se structurent en quatre temps principaux. Passé le temps de perspective introductive, il est ensuite tenté de comprendre comment ces révolutions ont influé et influeront sur les droits civils (libertés d’expression, de manifestation, statut civil, droit au nom, à la succession…) puis politiques (droit à la sûreté, interdiction de la torture… droit de vote et d’éligibilité). Le dernier temps ouvre une réflexion sur l’effectivité de ces droits. Chacune de ces réflexions est menée par des auteur-e-s spécialistes de ces sujets (…).
Les libertés révélées par la révolution : du fait au droit? Sur la reconnaissance des libertés d’expression et de manifestation
Juliette Gaté Maître de conférences en droit public à l’Université du Maine Membre du Themis-Um (ea 4333) & du groupe de recherches Anr – Regine[1] Membre du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public & du Collectif L’Unité du Droit
Quoi de plus naturel que de commencer par s’interroger sur les effets juridiques des printemps arabes sur les droits et libertés qui en ont été l’instrument même : les libertés d’expression et de manifestation ?
Ce sujet constitue sans doute ce qu’on appelle en littérature une mise en abîme. Comme lorsqu’il y a une œuvre dans une œuvre, il y a ici des droits et libertés dans les droits et libertés évoqués.
Si l’on s’exprime, se réunit, s’associe, manifeste, c’est en général pour faire valoir des droits, pour voir respectées des libertés. Il fallait donc commencer par l’étude de ces droits et libertés qui sont la clé des autres : c’est en en usant que tout a commencé dans ces révolutions et que l’on a pu mettre à plat la question de la consécration et du respect de tous les autres droits et libertés.
Les femmes et les hommes du printemps arabes se sont en effet exprimé fort : « Dégage! » ont-ils crié à Messieurs Ben Ali, Moubarak, Kadhafi, Saleh, al-Assad[2]… Voilà qu’il est usé de la liberté d’expression.
Elles et ils se sont réunis pour le faire, grâce à l’aide des traditionnels mais aussi des nouveaux moyens d’expression, d’information et de communication, qui ont permis un gigantesque soulèvement populaire dans tout le monde arabe ; en Libye, au Yémen, au Bahreïn, en Syrie, en Tunisie, au Maroc, en Egypte, en Algérie[3]… Voilà les libertés d’aller et venir, de réunion et de manifestation en marche.
Partout, comme le notent Stéphane Hessel et Aung San Suu Kyi dans leur préface du rapport 2011 de l’observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme[4], « le respect des droits fondamentaux a été placé au cœur des revendications des populations ». « Ces mouvements ne se sont pas nourris de revendications identitaires, religieuses » nous disent-ils mais « des principes inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme: les libertés fondamentales – expression, association et réunion pacifique, le droit à la dignité… ».
Le droit à la liberté d’expression est défini dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme comme la liberté de « chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit »[5]. En vertu de celui-ci toute personne a le droit de rechercher, de recevoir et de partager des informations et des idées, sans crainte et sans entrave.
Ce droit conditionne l’exercice de toute une série d’autres droits fondamentaux.
La liberté d’expression a ainsi comme corollaire la liberté de la presse, la liberté d’information, d’association mais aussi les libertés de réunion et de manifestation. Tous ces droits sont des droits collectifs, permettant à des individus pris isolément mais aussi à des groupes de s’exprimer. Ce sont aussi des droits vulnérables, dans la ligne de mire des détenteurs du pouvoir car ils sont perçus comme des concurrents, des déstabilisateurs potentiels.
Avant les révolutions, ces droits étaient pour le moins malmenés dans les pays concernés. L’Unesco notait en 2011 qu’au cours de ces dix dernières années, le droit à l’information avait été reconnu par un nombre croissant de pays, mais que cette législation s’était moins répandue dans les états arabes que dans d’autres parties du monde[6]. Les exemples de ces restrictions abondent dans chacun des pays où les révolutions éclateront.
Mais l’oppression n’a qu’un temps. Le régime des libertés avance par vagues. A de longues et lentes phases de stagnation, voire de dégradation, succèdent de rapides, fortes et violentes avancées. La riposte est souvent proportionnelle aux atteintes. Comme le notait le philosophe Spinoza, « Plus on prendra de soin pour ravir aux hommes – et on peut ajouter aux femmes – la liberté de la parole, plus obstinément ils – et elles – résisteront »[7]. L’oppression trop longue, trop forte, conduit les peuples à user d’un droit naturel, décrit par les philosophes et parfois repris par le Droit : le droit de résistance à l’oppression. John Locke le définit ainsi : « chaque fois que les législateurs tentent de saisir et de détruire les biens du peuple ou de le réduire à l’esclavage d’un pouvoir arbitraire, ils entrent en guerre contre lui ; dès lors, il est dispensé d’obéir… le pouvoir fait retour au peuple, qui a le droit de reprendre sa liberté originelle et d’établir telle législature nouvelle que bon lui semble »[8].
Les femmes, trop longtemps contraintes au silence, n’ont pas hésité à faire entendre leurs voix pendant ces révolutions. Elles se sont informé et exprimé, se sont réunies et ont manifesté. Nul ne conteste qu’au moment des révolutions, elles ont su résister à l’oppression. La question qui persiste est en revanche celle de savoir si elles sont parvenues et parviendront à transformer cet usage libre des libertés en droits qui permettraient de faire progresser durablement leur situation.
Nous tenterons, pour notre part, de commencer de répondre à cette question, qui nous occupera toute la journée, à travers l’étude des libertés d’expression et ses corollaires puis de la liberté de manifestation.
I. Liberté d’expression des femmes et révolutions arabes
Quelle est l’étendue de la liberté d’expression dont disposent les femmes des pays ayant connu les printemps arabes ? La réponse devrait varier selon que l’on répond à la question en se plaçant avant ou après la révolution. Il n’est pas malheureusement pas certain qu’elle change à la hauteur des efforts fournis en ce sens par les femmes et les hommes de ces régions.
Ce constat pourra être dressé en examinant la place laissée à la liberté d’expression dans les pays concernés avant les révolutions, puis l’usage qui en a été fait pendant les révolutions et, enfin, ce qu’il est advenu de ces droits depuis les révolutions.
A. Liberté d’expression avant les révolutions : une liberté entravée
Avant les « printemps arabes », et bien que le droit soit plus ou moins expressément restrictif, il est permis de dire qu’aucun des pays étudiés ne permet clairement aux femmes et aux hommes de s’exprimer librement.
En Tunisie ainsi, les textes sont favorables à la liberté d’expression mais les faits contredisent le droit. L’article 8 de la constitution tunisienne, dont l’application a été suspendue en mars 2011, consacrait « les libertés d’opinion, d’expression, de la presse, de publication, de rassemblement et d’association »[9] et l’article 1 du code de la presse alors en vigueur assurait quant à lui la liberté de la presse, de publication, d’impression, de distribution et de vente de livres et publications. Mais la généralité de ces principes permet leur transgression aisée et Monsieur Ben Ali avait été décrit par Reporters sans frontières comme un « prédateur de la liberté de la presse »[10]. Plusieurs exemples montrent en effet que ces droits ne sont pas effectifs avant la révolution. En 2001, un numéro du bimestriel « Salama », diffusant à 130 000 exemplaires, est interdit à la vente en Tunisie car il contient un article sur le statut des femmes. Evoquant « la position juridique privilégiée des femmes » en Tunisie au regard du reste du monde arabe, il souligne toutefois « les limites à la liberté d’expression des tunisiennes ». On interdit sa distribution[11].
Juste avant les révolutions, plusieurs rapports montrent que rien n’a changé. Les nouveaux médias ne sont pas oubliés et il ne s’agit parfois même pas d’une interprétation contestable des textes mais de leur pure et simple transgression, pour faire taire, par tous moyens. Lina Ben Mhenni, cyber activiste tunisienne, raconte ainsi, par exemple, comment elle était suivie et harcelée par le gouvernement[12]. « En 2009, écrit-elle, ils sont même venus deux fois chez moi, la nuit. Ils m’ont frappée ». Plus tard, son matériel sera aussi saisi.
Ailleurs, les textes ne garantissent même pas la liberté d’expression.
Au Maroc par exemple, le code de la presse était assez clairement liberticide. Les journalistes, notamment ceux qui dénoncent les violations des droits de l’Homme, continuaient donc, au nom de certains délits de presse, de pouvoir être exposés à des peines de prison ou à des amendes importantes[13]. Trois sujets devaient être absolument évités, qui correspondent à la devise du pays : Dieu, le Roi, la patrie. Les exemples de celles et ceux punis pour avoir franchi les lignes rouges abondent. En 2005, la porte-parole d’une association islamique marocaine, Nadia Yassine, s’est vue poursuivie en justice pour « atteinte à la monarchie » pour avoir dit dans une interview qu’elle avait une préférence pour un régime républicain[14]. En 2007, le tribunal de Casablanca a condamné deux journalistes de l’hebdomadaire Nichane, dont une femme, à trois ans de prison avec sursis et une amende de 7 220 euros ainsi qu’une interdiction de parution durant deux mois pour avoir publié un dossier intitulé « Comment les Marocains rient de la religion, du sexe et de la politique[15] ».
Selon une logique identique, en Lybie, plusieurs dispositions législatives continuaient de criminaliser l’exercice de la liberté d’expression[16].
Dans de nombreux pays, ce ne sont pas forcément des lois spécifiques qui brident ces libertés mais l’instauration d’un état d’urgence ou de lois supposément anti-terroristes qui s’appliquent depuis des années et permettent de restreindre fortement et unilatéralement les libertés, sous prétexte d’un hypothétique danger pour la stabilité de l’Etat et le respect de l’ordre public.
C’est ainsi le cas en Syrie[17], au Bahreïn[18], en Algérie[19] et en Egypte où l’état d’urgence est perpétuel depuis 1967 et où tous ceux qui veulent dénoncer des irrégularités électorales faisaient l’objet d’actes de violence, de détentions arbitraires ou d’actes de harcèlement judiciaire[20].
Mais il n’est pas facile de museler trop longtemps les peuples.
Ces entraves à la liberté d’expression et ses corollaires ont conduit les femmes et les hommes à faire entendre leur voix, pour la liberté d’expression.
B. Pendant les révolutions : l’expression libre
Sans doute les pays arabes n’ont-ils pas mesuré la puissance des nouveaux médias et la difficulté de les canaliser vraiment car ils vont, on le sait, être l’outil principal de nombreuses révolutions.
Les premières dénonciations du régime, les premiers appels à la mobilisation, sont ainsi lancés via les réseaux sociaux, souvent par des femmes, dans plusieurs pays dont la Tunisie, l’Egypte ou le Yémen… Lorsqu’il est bien maîtrisé, c’est à dire utilisé et implanté depuis déjà quelques années, l’outil informatique va permettre à la liberté d’expression de se déployer dans toute son efficacité.
Il sert ainsi tout d’abord, à informer, rendre visibles la violence, la corruption.
En Tunisie, sur son blog “A tunisian girl”, Lina Ben Mhenni décrit et écrit : « les policiers continuaient de pousser tout le monde, d’insulter les gens vulgairement et même de tabasser certaines personnes[21] ».
Il sert ensuite à se connecter entre protestataires, à mobiliser.
Le 18 janvier 2011, au Caire, Asmaa Mahfouz, jeune blogueuse de 26 ans, poste une vidéo sur Facebook appelant au rassemblement sur la place Tahrir le 25 janvier pour protester contre le régime Moubarak. Elle écrit: « Si nous avons encore un peu d’honneur et que nous voulons vivre dignement dans ce pays nous pouvons descendre place Tahrir le 25 janvier »[22].
Enfin, les médias digitaux ont permis aux activistes du net de connecter les différents mouvements d’opposition, tant à l’échelle nationale qu’avec le reste du monde.
Au Yémen, c’est aussi une femme, Karman Tawakkol, journaliste de 32 ans, militant depuis des années pour la liberté d’expression et les droits des femmes, qui joue un rôle premier dans le déclenchement de la protestation de janvier. Elle a fondé un groupe de défense des droits humains appelé « Femmes journalistes sans chaine » et organisé plusieurs rassemblements contre le régime de Ali abdullahsaleh qui lui ont valu des séjours en prison. En février 2011, elle appelle elle aussi à un jour de la colère contre les dirigeants corrompus via Internet. Elle a reçu depuis le prix Nobel de la Paix[23].
Dans ces pays, le pouvoir prend peur et tente de contrôler l’incontrôlable. En Egypte, Syrie, Tunisie, on tente de bloquer l’accès à Internet et couper les lignes de téléphone mobile. En vain souvent.
Dans les pays dans lesquels le développement de la sphère Internet était moindre, comme la Syrie où le réseau a été ouvert tard et très contrôlé, ces mesures ont toutefois pu suffire à faire taire une partie de la révolte. Le journalisme traditionnel continue alors ici, et ailleurs aussi, d’être efficace mais il est aussi sans doute plus dangereux. Car évidemment les journalistes se sont aussi emparés de la liberté d’expression. Beaucoup ont été victimes d’arrestation, d’intimidation, de tortures et certains ont trouvé la mort dans ces révolutions au Bahreïn, en Egypte, en Lybie, au Yémen où une autre femme journaliste a osé la liberté d’expression envers et contre tout. Bouchra el Maqtari, 35 ans, a décrit les exactions de Ali Abdullahsaleh dans un journal alors qu’il était encore au pouvoir. Elle est aujourd’hui menacée de mort pour avoir écrit au moment des manifestations auxquelles elle participait qu’elle croyait qu’ici Dieu n’existe pas.
Ces prises de risques ont permis de faire connaître au monde entier les réalités des régimes dictatoriaux et en ont fait tomber plusieurs. Ont-elles pourtant consolidé durablement la liberté d’expression, a-t-elle un nouveau statut depuis ces révolutions, dans la reconstruction?
C. Expression et reconstruction
On aimerait pouvoir constater une amélioration car, comme l’écrit la prix Nobel et journaliste yéménite Tawakkol Karman, « Une presse libre joue un rôle primordial dans la transition vers la démocratie; c’est la pierre angulaire de tout pays démocratique. La liberté d’expression c’est à la fois le moyen et la fin de tout changement[24] ».
Les révolutions ont sans doute fait progresser la liberté d’expression mais en droit et à certains endroits tout reste à parfaire. Pour résumer, rares sont les pays où la liberté d’expression a été consacrée et précisée par les textes et même lorsque cela a été fait l’avancée y est encore insuffisante. Mais il faut sans conteste du temps pour organiser les changements en profondeur.
Dans certains pays pourtant, les faits ont d’ores et déjà conduit à une modification du droit.
En Tunisie, par exemple, un décret-loi a été publié dès le 2 novembre 2011[25]. Grâce à ce texte, un an après le début de la révolution, la Tunisie avait gagné trente places au classement de la liberté de la presse réalisé par Reporters sans frontières.[26] Comme le note l’association, le texte de loi, même s’il demeure imparfait, doit aujourd’hui constituer un standard minimal de protection. De nombreux articles de ce texte, comme ceux relatifs aux exactions contre les journalistes[27], à la transparence et au pluralisme[28] ou la volonté de protéger le secret des sources[29], démontrent sans ambiguïté que l’esprit du décret-loi est de protéger la liberté d’expression et ses acteurs.
Toutefois, ce texte ne pourra avoir de sens que s’il est accompagné de réformes en profondeur des systèmes administratifs et judiciaires. Or, tel ne paraît pas encore être le cas aujourd’hui, comme l’illustrent plusieurs exemples qui montrent que, contre toute attente, les juges n’hésitent pas à faire application des textes anciens, supposément abrogés par l’entrée en vigueur de ce nouveau décret, pour continuer de pénaliser la liberté d’expression. Ainsi, en a-t-il par exemple été décidé le 3 mai 2012, pour condamner un propriétaire de chaîne et une traductrice, qui ont permis la diffusion du dessin animé Persépolis, à une amende de 2 400 dinars (1 200 euros) pour avoir diffusé cette œuvre jugée « blasphématoire[30]». A l’inverse, les salafistes qui ont attaqué les locaux de la chaîne et le domicile de Nabil Karoui ont été condamnés à une amende de 9,6 dinars (environ 5 euros) chacun. L’exemple n’est pas isolé. En outre, comme le note la journaliste Isabelle Mandraud, « les médias entretiennent des relations de plus en plus tendues avec le gouvernement, accusé de vouloir peser sur le contenu de éditoriaux et de nommer les anciens partisans du régime ralliés à Ehnada[31] ».
Le travail de la nouvelle présidente du syndicat national des journalistes tunisiens, élue le 13 juin 2012, Néjiba Hamrouni, première femme à être désignée par ses pairs à ce poste, fervente défenseuse de la liberté d’expression avant même les révolutions, s’annonce donc long.
Les faits paraissent avoir finalement également ébranlé le droit au Maroc. Alors que le pays poursuivait sa descente dans le classement de Reporters sans frontières après les printemps arabes, que les journalistes de la presse écrite risquent toujours la prison pour leurs articles, le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement, Mustapha El Khalfi a annoncé en septembre 2012 que le gouvernement allait réfléchir à la réécriture du code de la presse. Cette réforme est présentée comme la suite logique de la révision constitutionnelle opérée sous l’influence des révolutions[32]. Le nouveau texte constitutionnel consacre expressément, dans son article 28, la liberté de la presse[33] quand le texte constitutionnel précédent se contentait de garantir une liberté d’expression très large et donc peu contraignante[34]. Le Maroc semble donc décidé à mettre son droit en conformité avec ses engagements internationaux. Il s’y est d’ailleurs engagé au cours de la session du conseil des droits de l’Homme à Genève à l’occasion de la présentation de son rapport national, promettant d’abolir bientôt les peines privatives de liberté du code de la presse.
Outre ces avancées fragiles, le Printemps Arabe n’a visiblement réellement bénéficié à la liberté d’expression dans aucun autre des pays de la région. Le dernier classement de Reporters sans frontières, réalisé au printemps 2012 et basé sur des indicateurs comme le cadre juridique régissant le secteur des médias (sanction des délits de presse, monopole de l’Etat dans certains domaines, régulation des médias, etc.), le niveau d’indépendance des médias publics et les atteintes à la liberté de circulation de l’information sur Internet, le montre sans ambiguïté. Tous les états ayant connu des soulèvements y chutent. Le Bahreïn perd 29 places[35]. La contestation y a été sévèrement réprimée et depuis les évènements l’état d’urgence est déclaré et plusieurs sites internet bloqués. L’Egypte perd 39 places[36], le Yémen demeure à la 171ème position et la Syrie, où sévit la répression sanglante du régime Assad, dégringole encore plus avec sa 176ème position.
La révolution n’est donc pas finie. Les droits à la liberté d’opinion et d’expression pour tous ne seront garantis que s’il est décidé d’inscrire dans la Constitution l’interdiction de censurer les médias sans décision judiciaire préalable et d’y garantir l’indépendance des organes de régulation des médias audiovisuels privés et publics. Beaucoup de points doivent donc encore évoluer pour que l’on puisse considérer que la révolution a porté ses fruits et que l’expression est libre. Il ne fait guère de doute que les femmes devront encore user de leur droit de manifester pour progresser malgré le droit et pour faire avancer les droits. Le droit le leur permet-il ?
II. Liberté de manifestation des femmes et révolutions arabes
Malgré toutes les pressions juridiques et politiques tentant de les en empêcher, les femmes ont largement usé de cette liberté et de ses corollaires (association, réunion) pendant les printemps arabes, les images l’ont montré. Là encore, après l’avoir rappelé, il faut pourtant s’interroger sur le fait de savoir s’il s’agissait de libertés consacrées par le droit ou si, saisies de fait, elles le sont depuis lors.
A. Liberté de manifestation avant les révolutions : l’hypocrisie du droit
Comme pour les libertés précédentes, la situation variait selon les Etats. Certains consacraient en droit ces libertés mais les bafouaient en fait. D’autres ne prenaient même pas ces précautions juridiques.
Au Maroc[37] et en Algérie[38] ainsi, les textes d’avant les révolutions consacraient par exemple officiellement la liberté d’association. Dans les deux pays, il était précisé que pour en jouir il suffisait de se déclarer, déclaration attestée par un récépissé… récépissé qui n’était en fait que très rarement remis. Au Bahreïn, on pouvait aussi attendre très longtemps un agrément, indispensable pour s’associer[39].
Concernant la liberté de réunion, elle était également juridiquement garantie au Maroc[40] mais les autorités réprimaient régulièrement les rassemblements, notamment ceux en faveur de la défense des droits de l’Homme[41].
En Algérie, un décret de 1992 instaurant l’état d’urgence[42] et une loi de 1991 relative aux réunions et manifestations publiques[43]permettaient de contrôler tous les rassemblements. Pour les réunions publiques, le droit prévoyait qu’il fallait simplement les déclarer et se voir remettre un récépissé, mais, là encore, il était rarement remis. Les manifestations devaient être autorisées ce qui était rarement le cas, réunions et manifestations étant régulièrement empêchées ou dispersées sur le fondement de l’état d’urgence et des risques de troubles à l’ordre public[44].
En Tunisie, une loi de 1969 sur les réunions publiques était en vigueur[45] et donnait toute latitude aux autorités pour interdire les rassemblements publics et les manifestations susceptibles de « troubler la sécurité publique et l’ordre public ». Là encore, cette formulation très vague permettait qu’elle soit appliquée de manière arbitraire par les autorités[46].
En Egypte, la liberté de réunion était aussi très limitée par les textes. Les rassemblements publics étaient régis par diverses lois[47] qui limitaient à cinq le nombre de personnes pouvant participer un rassemblement public et autorisaient les forces de police à les interdire et les disperser.
En Lybie, plusieurs dispositions législatives continuaient de criminaliser l’exercice de ces libertés, punissant même de la peine capitale toute constitution de groupements interdits par la loi, y compris des associations, fondés sur une idéologie politique contraire aux principes de la révolution de 1969[48].
En droit, tout est donc fait pour canaliser ou interdire réunion, association et manifestation. Cela ne suffira pourtant pas à empêcher les révolutions.
B. Les manifestations, signes extérieurs de révolutions
Malgré tous ces garde-fous juridiques, les peuples des pays arabes ont manifesté sans relâche, femmes en tête, celles-ci étant parfois même la source de déclenchement de ces manifestations. En Libye, ce sont ainsi les femmes qui sont à l’origine de la révolte qui conduira à la fin du régime de Kadhafi. Ce sont les mères, sœurs et veuves d’hommes tués en 1996 à la prison d’Abu Salim à Tripoli qui ont les premières bravé l’interdiction de manifester à Benghazi pour exprimer leur rejet d’un régime liberticide[49].
Au Yémen, c’est encore Tawakkol Karman qui, à Sanaa, lors d’une manifestation en solidarité avec le peuple tunisien, appelait les yéménites à s’élever contre leurs dirigeants corrompus. Trois jours plus tard, son arrestation provoquait une vague de manifestations et donnait le coup d’envoi d’un grand mouvement populaire[50].
Partout les femmes manifestent, parfois à côté des hommes, comme en Tunisie ou au Maroc ou sur la place Tahrir, d’autres fois tenues à l’écart, séparées physiquement des hommes, comme au Bahreïn, en Syrie, au Yémen et en Libye.
Partout, au même titre que les hommes, les manifestantes ont été arrêtées, détenues, tuées par la riposte aveugle des régimes. Partout ces manifestations ont été très violemment réprimées. 840 morts et des milliers de blessés ou de victimes de torture dans les postes de police en Egypte[51]. Plusieurs morts et des centaines de blessés au Bahreïn suite à la répression violente opposée par les forces de l’ordre au rassemblement pacifique en février 2011[52].
En tant que femmes, les femmes des révolutions ont subi de plus d’autres formes de violences spécifiques pour les punir d’avoir usé de la liberté de manifestation : viols, enlèvements, « tests de virginité ». En Egypte, lorsque des membres de l’armée ont violemment évacué la place Tahrir le 9 mars, dix-sept femmes ont été arrêtées, menacées de poursuites judiciaires pour prostitution et forcées de subir des « tests de virginité ». Cette pratique a été confirmée par un général égyptien qui l’a justifiée en avançant que ces femmes « n’étaient pas comme votre fille ou la mienne. Il s’agissait de filles ayant campé sous des tentes avec des manifestants mâles. Nous ne voulions pas qu’elles disent que nous les avions agressées sexuellement ou violées, alors nous souhaitions prouver qu’elles n’étaient de toute façon pas vierges dans leur foyer »[53].
A Tunis aussi, des femmes ont été détenues et violées au ministère de l’Intérieur dans la nuit du 14 au 15 janvier 2011 selon l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD)[54].
Ces femmes ont donc manifesté, usant de leur droit de résistance à l’oppression mais ont–elles aujourd’hui le droit de le faire sans recourir à ce droit d’urgence ? Leurs libertés de réunion, de manifestation, d’association sont-elles acquises ?
C. D’une consécration de la liberté de manifestation dans les états en reconstruction
Les autorités des pays en révolution devraient, pour garantir une application effective de ces droits, avoir révisé les lois sur les réunions publiques et enquêté, puis puni, ceux qui ont fait usage de violences à l’occasion de ces soulèvements.
Rares sont celles qui l’ont fait.
Concernant la poursuite des auteurs de violences, force est de constater que la plupart des auteurs de ces graves violations des droits de l’Homme sont restés impunis en dépit de certaines déclarations gouvernementales annonçant la création de commissions d’enquête sur les violences survenues lors des manifestations, comme en Syrie[55].
Dans certains pays, comme en Egypte et en Tunisie, certaines actions ont toutefois été entreprises puisque les anciens Présidents, leur équipe et les membres de leur famille ont fait l’objet d’une enquête sur la répression meurtrière des manifestations[56]. Des commissions spéciales ont parfois également été constituées.[57] Toutefois, la démission récente d’une femme tunisienne[58] de la commission d’enquête sur les violences commises pendant la Révolution, pour opinion dissidente, laisse planer un doute sur l’objectivité de ces rares commissions.
La Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH) appelle donc à l’établissement d’une Commission internationale d’enquête indépendante sur ces faits restés impunis dans ces états, en violation flagrante du droit international[59].
L’effet sur le droit lui-même n’est pas non plus celui escompté. Différentes législations en vigueur dans les pays des printemps arabes continuent ainsi de limiter la liberté de réunion, comme en Algérie[60], au Bahreïn[61] et au Yémen[62]. Dans certains états, la législation a même été modifiée pour mettre en place des restrictions plus sévères encore à la liberté de manifestation afin de tenter d’empêcher de nouveaux soulèvements. En Egypte ainsi, l’adoption en avril 2011 d’une loi rendant illégales les manifestations et grèves constitue une nouvelle atteinte à l’exercice du droit au rassemblement pacifique[63]. Au nom de la sécurité nationale, le Bahreïn et le Yémen ont adopté, en mars 2011, des législations d’exception instaurant un état d’urgence et visant à étouffer les activités des organisations de la société civile[64].
Seuls certains pays, comme la Tunisie ou le Maroc ont promis de faire évoluer la situation et de tirer, en droit, les enseignements de ces soulèvements.
En Tunisie, le gouvernement avait annoncé en avril 2012 rétablir l’autorisation de manifester, mais le maintien du pays en état d’urgence empêche pourtant les libertés, notamment de manifestation, d’être effectives. Beaucoup de tunisien-ne-s ont fait savoir leur souhait que la nouvelle Constitution comporte une garantie et une définition de la liberté d’expression la plus large possible, tant au regard des moyens de s’exprimer que du contenu de l’expression. Le résultat reste pourtant incertain. Le groupe Ennahda s’est battu pour que les symboles religieux restent au-dessus de toute dérision, ironie ou violation, précisant qu’il œuvrera à inscrire le principe d’interdiction d’atteinte au sacré dans la future Constitution tunisienne. Cette criminalisation est pourtant exclue de la première version complète du texte constitutionnel[65].
Dans certains autre pays les manifestations continuent. La révolution est encore en marche. Les femmes, plus spécialement, continuent d’agir. Au Maroc, par exemple, les changements déjà réalisés ne font pas l’unanimité et les citoyennes et citoyens ont pris l’habitude de manifester leur mécontentement. Depuis les résultats partiels du référendum du 1er juillet, les manifestations sont presque hebdomadaires au Maroc et existent malgré des répressions ponctuelles et l’emprisonnement de certains journalistes[66]. En Egypte, les femmes de tous âges, de tous milieux, sont aussi descendues dans la rue pour dire que l’après-révolution ne se fera pas sans elles. Elles ont organisé la Marche du Million de femmes pour protester contre l’absence féminine à la commission devant apporter des amendements à la Constitution ou réclamer que soit reconnu le droit pour les femmes d’accéder à la présidence de la République[67]. « Où sont les hommes libres, prêts à ouvrir leur cœur fermé pour offrir le pouvoir partagé avec les femmes ? » scandent-elles en brandissant le portrait de Sally Zahran, icône des « martyrs du 25 janvier ». Malheureusement certains hommes, détracteurs, frères musulmans mais aussi hommes de rue en colère, ont répondu en foulant leurs drapeaux[68].
Ici et ailleurs, elles n’ont pourtant pas dit leur dernier mot et useront demain encore de ces libertés pour exister. En témoigne, par exemple, cet audacieux et désormais célèbre autoportrait d’Aliaa Magda Elmahdy, jeune blogueuse égyptienne qui se réfugie dans la provocation en posant et diffusant une image d’elle nue, une rose rouge dans les cheveux[69]. Comme l’Aïcha du poème cité par le Professeur Touzeil divina en introduction de ce colloque.
L’expression même de la liberté.
[1] Recherches et Etudes sur le Genre et les Inégalités dans les Normes en Europe.
[2] Lire à ce propos l’article de Auffray Elodie, « De “dégage” à Tahrir, les emblèmes des printemps arabes », in Libération ; 22 avril 2011.
[3] Selon la liste des pays considérés comme ayant vécu le printemps arabe par la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH).
[5] Article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
[6] Voir site de l’Unesco sur la liberté d’information www.unesco.org/webworld/en/foi et lire, sur ce même site, Mendel Toby, Liberté de l’information. Etude juridique comparative, édition révisée 2008.
[8]Locke John, Traité du gouvernement civil. De sa véritable origine, de son étendue et de sa fin ; PUF 1994.
[9] Article 8 de la Constitution du 1 juin 1959 : « Les libertés d’opinion, d’expression, de la presse, de publication, de rassemblement et d’association sont garanties et exercées dans les conditions définies par la loi ».
[10] Liste des prédateurs de la presse dressée chaque année par Reporters sans frontières pour mieux les dénoncer.
[13] Hamdouchi Miloudi, « Le délit de presse en droit marocain : approche comparative », Volume 48 in Publications de la REMALD ; Collection Manuels et travaux universitaires.
[16] Lire « Lybie : le gouvernement devrait mettre en œuvre les recommandations du Conseil des droits de l’Homme des nations Unies » in Human Rights Watch ; 18 novembre 2010 ; http://www.hrw.org/fr/.
[17] Loi sur l’état d’urgence du 22 décembre 1962.
[18] Loi anti-terroriste de 2006 et loi sur l’état d’urgence. Lire Communiqué United Nations News Centre, « Bahrain terror bill is not in line with international human rights law » – Un expert, 25 juillet 2006, http://www.un.org/apps/news/story.asp?NewsID=19298&Cr=Bahrain&Cr1=
[19] Décret du 9 février 1992 instaurant l’état d’urgence.
[20] Décret-loi n° 162 de 1958 sur l’état d’urgence. Lire Sayf al-Islâm Hamad, « L’intervention administrative dans la liberté d’expression » in Egypte/Monde arabe, Deuxième série, La censure ou comment la contourner.
Mis en ligne le 08 juillet 2008. URL : http://ema.revues.org/index785.html.
[24] Interview donnée à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse à l’Association mondiale des journaux et des éditeurs de médias d’information (WAN-IFRA) ; 3 mai 2012.
[25] Décret n° 2011-115 du 2 novembre 2011 relatif à la liberté de la presse, de l’impression et de l’édition.
[26] La Tunisie se place au 134° rang du classement :
[27] Article 14 du décret du 2 novembre 2011 précité : « Quiconque viole les articles 11, 12 et 13 du présent décret-loi, offense, insulte un journaliste ou l’agresse, par paroles, gestes, actes ou menaces, dans l’exercice de ses fonctions, sera puni de la peine d’outrage à fonctionnaire public ou assimilé, prévue à l’article 123 du code pénal ».
[28] Article 9 du décret du 2 novembre 2011 précité : « Il est interdit d’imposer des restrictions à la libre circulation des informations ou des restrictions pouvant entraver l’égalité des chances entre les différentes entreprises d’information dans l’obtention des informations, ou pouvant mettre en cause le droit du citoyen à une information libre, pluraliste et transparente ».
[29] Article 11 du décret du 2 novembre 2011 précité : « Sont protégées les sources du journaliste dans l’exercice de ses fonctions, ainsi que les sources de toute personne qui contribue à la confection de la matière journalistique ».
[30] Lire « Procès Persepolis : le patron de Nessma TV condamné à une amende », inLe Monde ; 3 mai 2012.
[31] « En Tunisie, l’an I d’une mutation sur le fil », in Le Monde Géo et Politique ; 7 et 8 octobre 2012 ; p.5.
[33] Article 28, Constitution marocaine du 1 juillet 2011. « La liberté de la presse est garantie et ne peut être limitée par aucune forme de censure préalable. Tous ont le droit d’exprimer et de diffuser librement et dans les seules limites expressément prévues par la loi, les informations, les idées et les opinions. Les pouvoirs publics favorisent l’organisation du secteur de la presse de manière indépendante et sur des bases démocratiques, ainsi que la détermination des règles juridiques et déontologiques le concernant… ».
[34] Article 9, Constitution marocaine du 13 septembre 1996 : « La Constitution garantit à tous les citoyens la liberté d’opinion, la liberté d’expression sous toutes ses formes et la liberté de réunion ».
[35] Le pays est désormais classé à la 173e place dans le classement mondial 2011-2012 :
[37] La liberté d’association était reconnue et régie par le Dahir (décret royal) n°-58-376 du 15 novembre 1958, amendé en 2002 et en 2006.
[38] Loi n°90-31 de 1990 du 4 décembre 1990 sur les associations.
[39] Le décret 21/89 sur les associations de 1989 fait de l’agrément le préalable incontournable à toute activité associative, le silence des autorités signifiant le rejet de la demande (article 11).
[40] Dahir du 15 novembre1958. Dahir N°1.58.376 (3 joumada I 1378) réglementant le droit d’association B.O du 27 novembre 1958, p.1909 et article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques auquel le Maroc est état partie.
[41] Lire, par exemple, « Amnesty International : les autorités marocaines critiquées pour la répression des manifestations » 23 mai 2011 ; http://saharadoc.wordpress.com/2011/05/23/amnesty-international-les-autorites-marocaines-critiquees-pour-leur-repression-des-manifestations/.
[44] En 2010, par exemple, une manifestation pacifique organisée en soutien aux « al-Jashen » a été violemment réprimée par les forces de sécurité qui ont utilisé des « flashball » afin de disperser les manifestants, blessant ainsi plusieurs personnes, dont Mme al-Surabi Bushra, directrice exécutive de l’organisation « Femmes journalistes sans chaînes ». Une quarantaine de personnes étaient aussi arrêtées dont Mme Karman Tawakkol. Lire FIDH, « L’obstination du témoignage », rapport annuel 2011, http://www.fidh.org/IMG/pdf/obs_2011_fr-complet.pdf.
[46] Lire par exemple, à propos de la répression des grèves de Gafsa « Révolte du « peuple des mines en Tunisie », par Gantin Karine et Omeyya Seddik inLe Monde diplomatique ; juillet 2008 et Gantin Karine « Les Tunisiennes au coeur des protestations du bassin minier de Gafsa », 18 Mai 2008 ; http://topicsandroses.free.fr/spip.php?page=imprimir_articulo&id_article=340.
[47] Loi n°10 de 1914 sur les rassemblements, loi n°14 de 1923 sur les réunions et les manifestations publiques, loi n°162 de 1958 relative à l’état d’urgence.
[48] Aux termes du Code pénal et de la loi n° 71 de 1972 relative à la criminalisation des partis, toute expression politique indépendante et toute forme d’activité collective sont interdites. Les personnes qui exercent, même pacifiquement, leur droit à la liberté d’expression et d’association sont passibles de la peine de mort. Lire à ce sujet, par exemple, le rapport d’Amnesty International sur la Lybie pour 2009. http://report2009.amnesty.org/fr/regions/middle-east-north-africa/libya.
[49] Lire « Libye: Les femmes, actrices de l’ombre de la révolte », 14 mars 2011 ; source rue 89 ; site women living undermuslimlawhttp://www.wluml.org/fr/node/7019.
[50] Lire « Au Yémen, les femmes imposent leur révolution », 18 avril 2011 :
[51] Chiffres cités dans le rapport de mai 2011 d’Amnesty International ; « L’Egypte se soulève » ; http://www.amnesty.org/fr/library/asset/MDE12/027/2011/fr/7148d6a0-d5e3-49e1-af8c-d8494c02ffbd/mde120272011fr.pdf.
[52] Lire FIDH, « L’obstination du témoignage », rapport annuel 2011 ;
[53] Amnesty International « Egypte. L’aveu concernant les « tests de virginité » forcés doit donner lieu à une procédure judiciaire », 31 mai 2011 ; http://www.amnesty.org/fr/news-and-updates/egypt-admission-forced-virginity-tests-must-lead-justice-2011-05-31.
[55] Lire « Syrie : création d’une commission d’enquête sur les violences », in Le nouvel Observateur ; 19 mars 2011.
[56] Lire « Egypte : une commission d’enquête juge Moubarak complice de 846 morts », in L’Express ; 19 avril 2011. Lire rapport assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, « La situation en Tunisie », 1 juin 2011, al 21 et suivant,http://assembly.coe.int/ASP/Doc/XrefViewHTML.asp?FileId=12822&Language=FR.
[57] Voir, en Tunisie, la commission d’établissement des faits créée par le décret-loi 8/2011 du 18 février 2011. JORT n°13 du 1 mars 2011, p 201.
[60] Lire à ce propos, « Algérie, rétablir les libertés civiles après la levée de l’état d’urgence. », in Human Rights Watch ; 7 avril 2011 : http://www.hrw.org/fr/news/2011/04/06/alg-rie-r-tablir-les-libert-s-civiles-apr-s-la-lev-e-de-l-tat-d-urgence.
[61] Voir pour le Bahreïn la récente demande d’experts du haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme et les propos du Rapporteur spécial de l’ONU sur la liberté de réunion et d’association, Maina Kiai, qui a souligné que « l’exercice de la liberté de réunion et d’association n’a pas à obtenir l’agrément préalable des autorités ». Il a relevé que la condamnation d’individus participant à des assemblées pacifiques au seul motif qu’ils n’ont pas fait la demande d’une autorisation était contraire au droit international. Centre d’actualités de l’ONU, 23 août 2012. http://un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=28815&Cr=Bahre%EFn&Cr1=.
[62] Lire à ce sujet l’appel du 21 juin 2012 du rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques aux pays des printemps arabes :
[63] « La loi n° 34 de 2011 prévoit une peine de prison et une amende pouvant se monter à 50 000 livres égyptiennes (environ 5 700 euro) pour toute personne qui prend part ou encourage d’autres personnes à prendre part à un sit-in ou à toute autre activité qui empêche, retarde ou trouble le travail des institutions et des autorités publiques ». Amnesty International, 30 avril 2011, « Egypte : les autorités égyptiennes doivent autoriser les manifestations pacifiques et respecter le droit de grève ». Si les manifestations se traduisent par des violences, des destructions de biens publics et privés, des « destructions de moyens de production » ou représentent une menace pour l’unité nationale et la sécurité et l’ordre publics », l’amende peut alors s’élever jusqu’à 500 000 livres égyptiennes (environ 56 000 euro), assortie d’une peine d’emprisonnement d’au moins un an. http://www.amnesty.fr/AI-en-action/Crises/Afrique-du-Nord-Moyen-Orient/Actualites/Egypte-autoriser-manifestations-et-droit-de-greve-2502.
[64] Loi du 23 mars 2011 pour le Yémen. « Yémen : le Parlement vote l’état d’urgence », in Le Monde ; 23 mars 2011.Au Bahreïn, état d’urgence proclamé par le roi le 15 mars 2011 et levé le 1 juin 2011.« Bahreïn : l’Etat d’urgence sera levé le 1er juin », in Le Monde ; 8 mai 2011.
[65] « Tunisie : un projet de Constitution présenté en novembre, sans atteinte au sacré », in Le Monde ; 12 octobre 2012.
[66] « Maroc, des aveux douteux ont été utilisés pour emprisonner des manifestants » Human Rights Watch ; septembre 2012.
[67] Hoda Elsadda, « Droits des femmes en Egypte, L’ombre de la Première Dame », in Tumultes ; 2012/1-2 (n° 38-39) ; p. 299.
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :
Volume IV : Journées Louis Rolland le Méditerranéen dont Justice(s) constitutionnelle(s) en Méditerranée
Ouvrage collectif (dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public Mathieu Touzeil-Divina & Anne Levade)
– Nombre de pages : 214 – Sortie : juillet 2016 – Prix : 39 €
ISBN / EAN : 979-10-92684-08-7 / 9791092684087
ISSN : 2268-9893
Mots-Clefs : Droit(s) comparé(s) – droit public – Justice(s) – Louis Rolland – droit administratif – droit colonial – Libertés – Constitution – constitutionnalisme – Méditerranée – Cours constitutionnelles – Pouvoir(s) – Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
Présentation :
Le présent ouvrage est le fruit de deux journées d’étude(s) qui se sont déroulées au Mans (à l’Université du Maine) respectivement en mars 2014 et en mars 2015. Ces moments furent placés sous le patronyme et le patronage du publiciste Louis ROLLAND (1877-1956) né en Sarthe. Et, comme ce dernier – par sa carrière comme par sa doctrine – évolua auprès de plusieurs rives de la Méditerranée, le titre choisi pour ce quatrième numéro de la RMDP est – tout naturellement – : « Louis ROLLAND, le méditerranéen ».La première partie de la Revue reprend les principaux actes de la journée d’étude(s) de 2014 spécialement consacrée à l’œuvre (notamment à ses deux célèbres précis) et à la vie du juriste sarthois qui fut député du Maine-et-Loire mais également chargé de cours puis professeur à Alger, Nancy et Paris. La seconde partie de ce numéro propose ensuite des réflexions et des propositions relatives à « la » ou plutôt « aux » Justice(s) constitutionnelle(s) en Méditerranée.
Ont participé à ce numéro : les pr. BENDOUROU, CASSELLA, GUGLIELMI, HOURQUEBIE, IANNELLO, LEVADE, DE NANTEUIL & TOUZEIL-DIVINA ainsi que mesdames et messieurs ELSHOUD, GELBLAT, MEYER & PIERCHON. Y ont également participé plusieurs étudiants du Master II Juriste de Droit Public de l’Université du Maine (promotions 2014 & 2015).
Publication réalisée par le COLLECTIF L’UNITE DU DROIT avec le soutien du laboratoire juridique THEMIS-UM (EA 4333 ; Université du Maine).
Louis Rolland, le Méditerranéen d’Alger, promoteur et sauveteur du service public
Mathieu Touzeil-Divina Professeur des Universités, Faculté de Droit de l’Université Toulouse 1 Capitole, Président du Collectif L’Unité du Droit, Directeur & fondateur du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
De Louis Rolland (1877-1956) on connaît les « Lois » éponymes et célèbres – dans toute la Méditerranée – du service public. On sait également ou devine ses liens avec le mouvement, notamment porté par Léon Duguit (1859-1928) en matière de promotion dudit service public comme critère du droit administratif et même du droit public tout entier. On retient également que le professeur a rédigé deux précis ou mementi dont chacun sera l’objet d’un article dans le présent ouvrage : un précis de droit administratif (11 éditions de 1926 à 1957 ; la dernière étant posthume) et un précis dit de législation coloniale (qui sera suivi et continué avec l’aide de Pierre Lampué (de 1931 à 1959 sous différentes appellations)).
On se souvient également que l’enseignant a longtemps été professeur à l’Ecole du Panthéon, la Faculté de droit de Paris, après avoir commencé sa carrière de jeune agrégé à la Faculté de droit de Nancy.
On sait moins (et ce sera l’objet d’une des contributions notamment que de le mettre en avant) que Louis Rolland commença sa carrière à Alger (à l’époque département français) comme chargé du cours de droit administratif d’un certain Maurice Colin (1859-1920) et que c’est en Algérie qu’il eut – selon nous – ses trois plus grandes intuitions (le service public comme critère du droit public, l’existence de principes ou « Lois » régissant cette notion, la mise en avant d’un service public industriel à part entière). On croit même pouvoir affirmer que Louis Rolland, devenu méditerranéen non par choix, mais par obligation académique, va le devenir par conviction(s) et l’espace méditerranéen le lui rendra du reste bien puisque son nom – dans tout le bassin maritime – est désormais associé au service public et à ses principes juridiques. On profitera du reste du présent ouvrage pour rappeler – ou apprendre – que contrairement à la légende ce ne sont ni trois ni une, mais quatre « Lois » qu’il présenta comme motrices du service public.
On sait également peu (ou ne se souvient guère) que Rolland fut en outre député du Maine et qu’il fut mis au monde près du Mans, à Bessé-sur-Braye (Sarthe). Son engagement politique fera l’objet en ce sens, sous l’éclairage du mouvement dit du Sillon auquel il appartenait, d’un article à part entière.
La Revue Méditerranéenne de Droit Public est donc très heureuse – alors qu’il y a encore beaucoup à écrire à propos de et à apprendre à partir de Louis Rolland – de vous présenter ici réunis suite à une journée d’étude organisée à l’Université du Maine en mars 2014 les six contributions suivantes : Louis Rolland, le Méditerranéen d’Alger, promoteur et sauveteur du service public (1) ; Louis Rolland, le député du Sillon (2) ; relire le précis de droit administratif de Louis Rolland (3) ; le précis de législation coloniale de Louis Rolland & Pierre Lampué (4) ainsi qu’un essai relatif aux « nouvelles Lois » du service public (5) et quelques documents conclusifs à propos notamment de la sépulture disparue du professeur méditerranéen (6).
Quel Rolland ? Le patronyme porté par notre auteur est relativement fréquent en France et singulièrement en Droit et en Politique. On connaît ainsi un Jean-Louis Rolland[2], député puis sénateur du Finistère, né le 15 février 1891 à Landerneau (Finistère) et décédé en 1970 et qui fut l’un des rares quatre-vingts parlementaires à avoir courageusement voté contre la remise des pleins pouvoirs – le 10 juillet 1940 – au maréchal Philippe Pétain. On sait même d’après la base de données des députés[3] français qu’il y a eu, depuis 1789, seize députés Rolland et qu’au Sénat également des Rol(l)and comme les parlementaires Léon Rolland (1831-1912) (avec deux « L » ; sénateur du Tarn-et-Garonne) et Léon Roland (1858-1924) (avec un seul « L » ; sénateur de l’Oise) siégèrent sous les Troisième et Quatrième Républiques notamment.
A. L’enfance sarthoise du fils des manufacturiers
Louis Rolland[4] est donc (étonnamment peut-être lorsqu’on se souvient de lui comme d’un Parisien voire comme d’un disciple dit bordelais de Duguit) bien né en Sarthe, à Bessé-sur-Braye, le 24 août 1877 et il est décédé le 02 mars 1956, à Paris. Il est le fils de Georges Rolland et de Georgette Guénée. Grâce à l’arbre généalogique que nous avons reproduit infra[5], nous pouvons tirer plusieurs informations relatives à sa famille et à son enfance.
Juristes & Papetiers. Louis Rolland est issu de deux grandes familles du Maine : les Rolland et les Quetin. Les premiers sont essentiellement des juristes à l’instar du grand-père de Louis (Pierre Rolland (1810-1870)) qui fut notaire ou encore de son oncle (Jules Rolland, né en 1852 et qui fut diplômé en Droit (Licence) puis notaire). Son père (Georges Marie Rolland (né en 1844)) ne fut en revanche pas juriste, mais manufacturier, à Bessé-sur-Braye notamment, comme la plupart des membres de la dynastie des Quetin (dont sa grand-mère Félicitée était la descendante) : papetiers sur plusieurs générations. Georges & Georgette eurent donc trois fils, dont Louis qui épousera, à Nancy, Joséphine Schmitt (le 21 avril 1908), quant à elle fille d’un grand universitaire en médecine : le professeur (à la Faculté de Nancy) : (Marie Xavier) Joseph Schmitt.
i. Louis Rolland, l’enfant oublié de Bessé-sur-Braye
Toutefois, même si Louis Rolland a vécu son enfance à Bessé-sur-Braye et que sa famille s’y est célébrée dans les différentes manufactures de papier (dont certaines encore en activité en 2016 au sein du groupe Arjowiggins[6] (fondé en 1824) notamment), son nom n’est plus (mais sera peut-être désormais demain) associé à celui de la Sarthe voire même de l’Université du Maine (dont il ne fut pas l’étudiant puisqu’elle n’existait pas encore) ! Au cimetière de cette commune, même la concession familiale consacrée aux familles Rolland, Leguet & Herbaut, ne porte aucune mention ou trace du passage de Louis ou de l’un de ses proches. Dans les rues (sur les plaques dédiées), sur les monuments, dans les écoles, le souvenir de Louis s’est effacé.
ii. Louis Rolland, fils de manufacturier, étudiant envoyé à Paris
Louis Rolland est pourtant bien le fils d’un manufacturier de Bessé-sur-Braye et d’une belle dynastie, a-t-on dit supra, de papetiers locaux. Mentionnons à cet égard qu’il exista deux types de manufactures à Bessé : celles de tissage (désormais abandonnées) et celles de papier(s). Assurément, Louis fut le descendant de ces papetiers, mais c’est alors plutôt vers les Rolland juristes que vers les Quetin-Rolland papetiers qu’il trouva la vocation. Et à propos de vocation(s) il faut signaler que si Louis partit pour Paris afin d’étudier et de « faire son Droit » (et qu’il quitta donc temporairement le Maine), une première vocation se faisait également ressentir (et il ne cessera de l’alimenter jusqu’à son décès : sa foi catholique témoignée notamment dans son engagement tant politique (au Sillon) qu’académique).
B. L’étudiant parisien & les tentatives d’agrégation[7]
A l’Ecole de Droit du Panthéon, Louis Rolland (qui fut l’élève de Berthelemy) soutint sa Licence en Droit puis ses deux thèses de doctorat (en sciences juridiques puis en sciences politiques et économiques) en 1901. Sa première thèse[8] (en Droit) porta sur la « correspondance » (la filiation avec la papeterie était là et déjà le service public était étudié comme moteur administratif !). La seconde thèse (en sciences politiques) porta quant à elle sur un autre versant du service public postal : le secret professionnel de ses agents[9]. Suite à des études jugées brillantes par ses professeurs, Louis Rolland devint « lauréat » de la Faculté de Droit de Paris et très tôt chargé de conférences en droit administratif à la faveur desquelles ses talents de publiciste furent reconnus. Malgré le soutien de l’Ecole de la rue Soufflot, Rolland échoua à deux reprises (au concours de 1901[10] (juste après ses doctorats) et au concours de 1903[11]) au concours d’agrégation de droit public. Mais ces échecs, s’ils vont le conduire loin de Paris et du Maine – au cœur de la Méditerranée –, vont transformer tant l’homme que sa doctrine en formation.
C. L’Algérois d’adoption & la révélation pour le service public
Le suppléant du député Colin. Ce n’est alors pas à Paris ou au Mans, mais bien au Maghreb que le futur professeur (alors « simple docteur en Droit » selon ses premières notices académiques[12]) va commencer sa carrière universitaire. Il est en effet nommé, par arrêté en date du 31 octobre 1904, comme chargé du cours de droit administratif en l’Ecole Supérieure de Droit d’Alger où il remplace le titulaire du cours, Colin[13], élu député. Né le 11 janvier 1859 et décédé le 09 septembre 1920, le Lyonnais Maurice (Pierre) Colin fut avocat et chargé d’enseignement en droit public à Alger, mais eut surtout une carrière politique importante : comme député d’Alger de 1902 à 1912 puis comme Sénateur de ce même territoire de 1912 à 1920. Selon le dictionnaire des parlementaires précité de Jean Jolly et le site de l’Assemblée Nationale, Colin fut « reçu à l’agrégation de droit en 1887 [et] affecté à l’Ecole de droit d’Alger, transformée en Faculté en 1909, comme professeur de droit constitutionnel et administratif. Il se fit recevoir en même temps avocat au barreau de cette ville ». Il y rédigea, très rapidement après son arrivée, un ouvrage en droit administratif[14] issu de ses notes de cours et comme il devint député en 1902 il fallut rapidement trouver quelqu’un pour le suppléer. Or, trouver un spécialiste de droit administratif en France (particulièrement en département algérien, hors de la métropole) n’était pas chose aisée autour de 1900. La plupart des juristes répugnaient à enseigner sinon répudiaient même cette matière académique que l’on attribuait souvent en guise de cadeau « empoisonné » et dit de « bienvenue » aux derniers arrivants et notamment aux jeunes agrégés. A Toulouse par exemple, quelques années auparavant, c’est ce qui était même arrivé à Maurice Hauriou[15]. Ce dernier se vit en effet imposer un enseignement qu’il n’avait pas désiré et ce, comme le subirent de très nombreux enseignants qui se voyaient ainsi réquisitionner pour mettre en place des leçons dont personne ne voulait assurer la matérialisation[16] ? Il ne faut pas en effet ignorer un facteur humain bien souvent négligé et peut-être même volontairement passé sous silence : c’est le véritable rejet (d’aucuns parlaient même de dégoût) développé par quelques-uns des premiers (et non des moindres) professeurs de droit administratif lorsqu’on leur a demandé d’enseigner cette matière qui leur était souvent inconnue (surtout avant 1850) et leur paraissait conséquemment inintéressante et rébarbative. Chauveau (par exemple à Toulouse, avant Wallon et Hauriou), Gougeon (à Rennes), Barilleau (à Poitiers), Vuatrin (à Paris), Giraud (à Aix) ne se destinaient originellement pas au droit administratif. De fait, rares sont ceux qui, comme Trolley (à Caen) ou Foucart (à Poitiers) et Rolland (à Alger), semblent s’être eux-mêmes voués et dévoués au droit administratif – par choix – au lieu de l’avoir vécu comme une contrainte d’enseignement[17]. On se souviendra alors de la répugnance avouée par Gougeon à l’idée d’enseigner cette matière[18], à l’aversion décrite par le biographe de Barilleau concernant ses premières années de professorat[19] ou encore aux multiples courriers de Chauveau et de Giraud au ministre de l’Instruction Publique et dans lesquels ils expliquaient leur volonté de rapidement enseigner une autre matière que celle qui leur avait été « imposée »[20]. C’est d’ailleurs vraisemblablement ce qui arriva à Wallon avant qu’il puisse obtenir, en 1887, la chaire de code civil qu’il désirait.
Alger[21] « la blanche » & l’administrative. A Alger, en l’occurrence, personne ne pouvait ou ne voulait assurer, à la Faculté de Droit qui allait devenir Université en 1909, les cours de droit public (constitutionnel et administratif). L’Ecole se résolut conséquemment à faire appel, en métropole, à un spécialiste que Paris choisirait. Et c’est ainsi que Rolland fut engagé, par ses maîtres parisiens, à quitter la capitale pour rejoindre la méditerranée algérienne et même algéroise afin non seulement d’y dispenser des leçons publicistes, mais encore pour se préparer (ce qui sera donc profitable) au prochain concours d’agrégation (de 1906).
Par ailleurs, Alger, à cette époque, était considérée comme un important centre intellectuel (et ancien) français (où l’on avait enseigné dans la langue de Molière depuis la colonisation de 1830). A la différence d’autres capitales coloniales, il y s’agissait en outre désormais d’un département français à part (presque) entière et de grands publicistes y étaient déjà passés à l’instar du plus célèbre d’entre eux (Edouard Laferrière (1841-1901)), l’ancien vice-président du Conseil d’Etat nommé gouverneur général d’Algérie de 1898 à 1900 avant de regagner Paris pour y terminer sa carrière comme Procureur général près la Cour de cassation. Les vestiges du boulevard et des jardins Laferrière[22] à Alger sont d’ailleurs encore splendides de nos jours.
Les Ecoles supérieures puis Facultés & Université d’Alger. Du point de vue universitaire, Alger obtint dès le décret du 03 août 1857 une Ecole de médecine et de pharmacie puis – avec le vote au Sénat de la Loi du 20 décembre 1879 – une[23] « Ecole préparatoire à l’enseignement du Droit ». Rapidement, le nombre d’inscrit croît et, en 1887, le directeur (Robert Estoublon à qui l’on doit un exceptionnel Code annoté[24]) de l’Ecole déclare ainsi dans son rapport annuel la présence de 179 étudiants régulièrement inscrits[25]. La transformation des différentes Ecoles agglomérées en une unique Université est conséquemment très tôt demandée (ce dont Rolland sera d’ailleurs témoin) même si ce n’est qu’en 1909 (avec la Loi du 05 juillet) que l’Université sera proclamée et en 1910 (avec le décret du 04 janvier 1910) que l’Ecole de Droit deviendra, comme ses sœurs métropolitaines, une Faculté (de Droit) en tant que telle. On sait en outre que le bâtiment principal de cette Université ne date pas de 1909, mais a été entrepris – dès 1879 – (et comme à Toulouse du reste) sur le site d’un ancien arsenal qui fut inauguré le 03 novembre 1887. On sait donc – encore aujourd’hui – où enseigna Louis Rolland à Alger lors de son passage[26].
L’enseignement publiciste à Alger. Même si, depuis le décret du 31 décembre 1889, il existait un exceptionnel certificat (délivré à Alger) d’études « de législation algérienne, tunisienne et marocaine, de droit musulman et de coutumes indigènes », il exista aussi en Algérie un enseignement important du droit public. Toutefois, comme pour l’enseignement publiciste originel créé à Paris en 1819[27] au profit de de Gerando, l’enseignement publiciste algérois ne prévut pas deux chaires (en droits constitutionnel et administratif), mais une seule précisément intitulée « droit administratif et constitutionnel ». Il n’y avait donc qu’un seul spécialiste publiciste dans les murs de l’Ecole qui deviendra Faculté de Droit lorsque Rolland y fut envoyé en mission.
Et, même s’il le remplaça, ce n’est pourtant pas à partir du manuel précité de Colin que Louis Rolland trouvera l’inspiration (pour l’avoir parcouru et comparé) pour ses propres premières leçons et ses premiers écrits en droit public. Il va même largement s’en distinguer en faisant, déjà, une grande place à la notion centrale, selon lui, du droit public : le service public (ce sur quoi l’on reviendra plus tard), mais aussi en étudiant beaucoup (alors qu’il n’en était pas chargé du cours) la législation dite coloniale.
Succèdera à Colin & à Rolland le professeur de droit administratif André (Victor) Mallarmé (1877-1966) admis à faire valoir ses droits à la retraite en 1945. Ce dernier (né à Bouzareah en Algérie) fit, comme Rolland, ses débuts comme chargé de conférences (à Paris puis à Lille) puis remplacera Rolland (comme chargé de cours puis comme agrégé après 1808) à Alger où il accomplit sa carrière et continuera le Code annoté et précité d’Estoublon. Par ailleurs, comme Colin, Mallarmé eut aussi (sinon surtout) une importante carrière politique : député d’Alger de 1924 à 1939, il en fut le sénateur de 1939 à 1945. Par ailleurs, il fut également chargé de missions gouvernementales : comme sous-secrétaire d’Etat aux Travaux publics du 19 au 23 juillet 1926 puis du 03 novembre 1929 au 21 février 1930, comme ministre des Postes, Télégraphes et Téléphones du 02 mars au 13 décembre 1930 et du 09 février au 08 novembre 1934 et enfin comme ministre de l’Education nationale du 08 novembre 1934 au 01 juin 1935.
Quant à Rolland, il fut donc pendant trois années consécutives (arrêtés confirmatifs des 31 juillet 1905 et 28 mai 1906) chargé du cours de la chaire de droit public. En 1906, cependant, sa réussite au concours national d’agrégation (dont il sera cette fois le major) le conduisit à la Faculté de Droit de Nancy qu’il intégra (pour dix ans selon les statuts) à compter du 19 novembre 1906. Il quitta alors physiquement le sol algérien qui n’allait plus le quitter dans ses écrits et sûrement au plus profond de son cœur.
II. De Nancy à Paris (1906-1921)
Aussi, même si Rolland ne fut que trois années aux bords de la Méditerranée, nous croyons pouvoir dire que cette dernière le marqua à tout jamais (ainsi que sa carrière) même si ce sont les Universités de Nancy et de Paris auxquelles il est encore associé.
A. Le concours d’agrégation & le départ physique d’Alger
Au concours de 1906, 18 candidats se présentèrent en section de droit public. Parmi eux Henri Nézard & Georges Scelle furent des candidats malheureux alors que quatre lauréats triomphèrent du concours : Hippolyte Barthélémy (qui avait obtenu son doctorat à Toulouse), Jules Basdevant, André Morel et donc Louis Rolland qui en fut le major. Ainsi récompensé, le publiciste s’installa à Nancy en fin d’année. A l’Université, il enseigna – comme il l’avait fait à Alger – le droit administratif. Il rencontra alors la fille d’un Professeur de médecine (Joséphine) qu’il épousa comme dit supra en 1908. Il fut titularisé en qualité de professeur de la chaire de droit administratif en 1911 et dès 1912 il obtenait d’enseigner (alors que rien ne l’y obligeait puisqu’il avait quitté Alger) la législation coloniale. C’est ce dernier cours qui lui permettra même, en 1918, de rejoindre la Faculté de Paris.
Des colonies effectives à la législation académique enseignée. En effet, même s’il ne quittera plus la Métropole en qualité d’enseignant, les colonies (et particulièrement le Maghreb) resteront une de ses questions juridiques de prédilection ce dont témoignera, en 1931, la publication de son célèbre précis de législation coloniale. Avant cela, c’est donc en Lorraine qu’il devint, à partir du 01 janvier 1911, titulaire en qualité de professeur de la chaire de droit administratif et dès l’année suivante (arrêté du 21 novembre 1912), outre ses cours administrativistes de licence et de doctorat, qu’il donna des leçons de législation coloniale (le cours ayant été abandonné par M. Beauchet). Rapidement, il demanda alors à rejoindre la capitale et sollicita par suite toute chaire vacante en ce sens. Et, c’est alors encore par le biais des colonies que cette mutation arrivera.
Effectivement, il sera (de 1918 à 1920) chargé du cours semestriel de législation coloniale (puis également des leçons de législations industrielle et minière) à la Faculté de Droit de Paris où il sera agrégé de façon pérenne par arrêtés des 29 juin et 24 juillet 1920. De 1921 à 1923, il y est professeur sans chaire (sic) puis hérite du cours de droit public général de Larnaude (parti en retraite). Pour l’obtention de cette chaire, il sera préféré au futur recteur Gidel et ses collègues insisteront notamment en ce sens sur les éléments suivants : « pendant son séjour à Alger, il a pris contact avec les choses de l’Afrique du Nord et il continue de les suivre attentivement. La Revue algérienne, tunisienne et marocaine lui doit d’importantes études de législation et de jurisprudence. Aussi a-t-il été appelé à siéger au comité consultatif du Ministère des colonies ». C’est également la référence à l’outre-mer (pour ses premières années d’enseignement et l’intérêt continu qu’il manifesta pour ces questions) qui semble-t-il provoqua l’octroi de ses premières décorations et, lors de son admission à la retraite, … une « bonification coloniale ».
B. Nancy & la Première Guerre mondiale
Avant ce départ pour Paris, toutefois, signalons un épisode important dans la vie de Rolland : celui de la Première Guerre mondiale. Comme agent, Louis Rolland prit effectivement très à cœur ses fonctions publiques et eut pour ambition manifeste de faire toujours triompher sa vision de l’intérêt général.
L’intérêt général incarné. En ce sens, il ne s’intéressera pas qu’au public principal et privilégié de la Faculté, mais donnera plusieurs cours à destination, par exemple, des étudiants de capacité faisant alors primer entre tous ces élèves un principe d’Egalité. Pendant la Grande Guerre, Rolland ne fut pas mobilisé (du fait d’une santé fragile) et donnera conséquemment sans compter « jusqu’à trois ou quatre enseignements, les siens compris, pour » décharger « ses collègues mobilisés et rendre service à la Faculté » (notice du 30 juin 1917)[28]. Ainsi, au nom de la continuité du service de l’enseignement, il fera preuve de mutabilité et s’adaptera aux conditions exceptionnelles comme pour « compenser cette inaction militaire ». En outre, sa charité le portera à s’occuper d’œuvres de guerre à l’instar du patronage du comité d’assistance aux réfugiés. A la fin de sa carrière, également, Louis Rolland, bien que très diminué physiquement, à la demande du doyen Ripert et du Recteur Gidel, accepta de repousser son départ en retraite et sera maintenu en fonctions pendant trois années (au moment du départ de Mestre, Barthélémy et Basdevant).
C. Paris & la députation
A Paris, Rolland renoua avec sa famille sarthoise et réussit même à se faire élire député de la 2e circonscription de Cholet dans le Maine-et-Loire, à deux reprises, en 1928 comme député indépendant, et en 1932, comme démocrate populaire. Il est inutile ici de décrire son œuvre comme député (et notamment certaines de ses prises de position(s)) puisqu’elles font l’objet (ci-après) d’une contribution à part entière.
Un sillon creusé à l’Assemblée. On soulignera simplement que Louis Rolland député[29] fut inscrit (pendant la 14e législature) à la Commission de l’administration générale et – notamment – à celle de l’Algérie et des colonies. On retiendra de son activité politique sa proposition de Loi (n°4951) de 1931 « tendant à assurer l’Egalité entre les étudiants des facultés et écoles centrales de l’Etat et les étudiants des Facultés libres » qui témoignait encore de son attachement non seulement au principe d’Egalité, mais aussi à celui de la matérialisation de la foi (catholique). On notera aussi (au titre de sa spécialisation en matière coloniale) son avis donné en 1930 sur le mariage des Kabyles ou encore son activité (lors de la 15e législature) au cœur de la Commission d’enquête chargée de rechercher toutes les responsabilités encourues depuis l’origine des affaires dites Stavisky (1934). A titre anecdotique, enfin, on relèvera ce rapport de 1935 sur le « projet de Loi portant augmentation du nombre des dames sténo-dactylographes au Conseil d’Etat ».
Par ailleurs, à la différence d’aucuns, son loyalisme républicain ne sera jamais démenti et c’est René Capitant qui le fait nommer à la classe exceptionnelle à compter du 01 octobre 1944 (arrêté du 12 mai 1945) avant qu’il ne fasse valoir ses droits à la retraite à partir du 25 août 1947. Il s’éteindra à Paris en mars 1956 (le 02 mars et non le 15 comme l’indiquent certaines sources).
III. Du Service public chevillé au corps & au cœur
Evidemment plus encore que la vie de l’homme que nous avons qualifié de « Méditerranéen » puisqu’ayant initié sa carrière à Alger et l’ayant – selon nous – continuée à travers l’étude de la législation coloniale, c’est la doctrine du maître qui suscite notre admiration.
A. Le service public, critère du droit administratif : les pas de Léon Duguit
« Le droit administratif est essentiellement le droit des services publics. On doit donc essayer d’abord de s’entendre sur cette notion[30] ».
Un publiciste généraliste. A partir du service public[31], l’ancien professeur algérois s’est intéressé à toutes les facettes du Droit et de l’interventionnisme publics. Ainsi, ses travaux sont-ils consacrés au droit administratif (dont le célèbre Précis de droit administratif ainsi que les répétions écrites issues de ses leçons parisiennes de doctorat notamment), à l’histoire des idées politiques (avec notamment des réflexions relatives à Suarez[32] et des écrits luttant contre les dérives autoritaristes de son époque), à la législation industrielle, aux finances publiques, au droit international public et, bien entendu, au droit colonial, rebaptisé, d’outre-mer après la Seconde Guerre mondiale. Cette diversité se ressent également à travers les institutions dont il fut membre (Institut commercial de l’Université de Nancy, Institut d’Urbanisme de l’Université de Paris ; Ecole coloniale ; Ecole des Hautes Etudes Sociales ; Ecole des Hautes Etudes Urbaines ; Comité de l’aviation, Commission supérieure des dommages de guerre ; Institut international de droit public (dont il fut l’un des administrateurs dès sa création en 1927) ; etc.). En termes de publications, il en fut de même. Ainsi, outre de très nombreuses publications à la Revue algérienne et tunisienne (…) (nombreux commentaires), au Recueil Dalloz, au Penant (dont il est membre du comité consultatif en 1945), au Dareste (dont il est membre du comité de direction de 1923 à 1928), à la Revue de législation et de science financière, à la Revue politique et parlementaire, à la Revue du Droit public et de la science politique (…) (notamment ses chroniques administratives dont la série de cinq articles publiés entre 1915 et 1918 sur « l’administration locale et la guerre »), à la Revue générale de Droit international public, il faut également signaler de nombreux rapports en qualité de député. Quant aux ouvrages, outre les deux thèses précitées de doctorat et les deux précis accompagnés des notes de cours[33] parisiens, on retiendra comme révélateurs de cette diversité publiciste : La TSF et le droit des gens (Paris, Pedone, 1906) dans la directe continuité – précisément – de ses travaux de doctorat[34] ; la France et l’Allemagne au Maroc, leur politique, leur commerce (Paris, Challamel, 1907 (avec Béral)) ; l’accord franco-allemand du 26 juillet 1913 relatif à la navigation aérienne (Paris, Pedone, 1913) ; problèmes de politique et finances de guerre (Paris, Alcan ; 1915) ; Les pratiques de la guerre aérienne dans le conflit de 1914 et le droit des gens (Paris, Pedone ; 1916) ou encore Législation et finances coloniales, (Paris, Sirey, 1930 (avec Lampué et d’autres) (supplément en 1933)).
Du service public comme moteur du droit administratif. Mais, on l’a dit, c’est le service public qui sera véritablement l’objet premier – et continu – de sa doctrine. Rappelons effectivement que c’est d’abord grâce au service public (postal en l’occurrence) que Rolland accéda au rang doctrinal après ses travaux de thèse. En outre, on croit pouvoir affirmer que l’auteur doit être célébré en termes de droit des services publics pour au moins trois raisons : d’abord, parce qu’il a proposé une définition de ladite notion (qui le fera s’éloigner du doyen Duguit), parce qu’il en a recherché les « Lois » ou principes (C) et parce qu’il en a valorisé le service public dit industriel et commercial (ou Spic) (B).
Tuer le « père » & définir le service public ? Très clairement à travers ses premiers écrits, Rolland fut un disciple admiratif de Léon Duguit son contemporain plus âgé de dix-huit années et déjà considéré, au moment où Rolland triompha de l’agrégation (1906) comme un « maître ». Lorsque l’on parcourt les premières éditions des précis et les articles notamment publiés à la Rdp, cet état d’admiration et d’acquisition doctrinales à la pensée duguiste est manifeste. A cet égard, le précis de droit colonial y compris, faisait une place primordiale au service public et à l’intérêt général. En ce sens Rolland y définissait-il l’Algérie[35] comme une : « partie intégrante de l’Etat », « personne morale de droit public interne », « l’Algérie constitue un ensemble de services publics placés sous l’autorité d’un gouverneur général ». Il s’attachera alors à distinguer (par exemple dans un beau commentaire sous Tribunal de Tunis, 15 juillet 1907 à la Revue algérienne[36] (etc.)) les services publics français (sic) de ceux, locaux et parfois propres, d’un Etat protégé comme le Maroc ou la Tunisie. Ces phrases qui assimilent la personne morale étatique ou coloniale à un faisceau ou à un « ensemble » de services publics et qui, conséquemment, la réduisent à cet aspect témoignent manifestement de cette fascination duguiste comme l’est l’utilisation fréquente par Rolland du terme[37] de « gouvernants ». Pour le doyen de Bordeaux[38], en effet, rappelons que l’Etat formait un « faisceau de services publics » : « l’Etat n’est pas, comme on a voulu le faire et comme on a cru quelque temps qu’il était, une puissance qui commande, une souveraineté ; il est une coopération de services publics organisés er contrôlés par des gouvernants ». Moins réducteur – mais peut-être plus subtil que Duguit – Louis Rolland déclarera quant à lui – ainsi qu’on le citait en exergue de ce développement[39] – : « Le droit administratif est essentiellement le droit des services publics ». Le droit administratif, selon Rolland, était donc « essentiellement » et non exclusivement celui des services publics. On retrouve ici le sens de la nuance propre à l’auteur qui refusait de réduire l’Etat notamment aux seuls services publics. Ainsi écrivit-il même[40] : « si importants que soient les services publics (…), ce serait une erreur de croire qu’ils constituent tout l’Etat ». Partant, c’est plutôt à Gaston Jeze que Rolland va emprunter notamment en osant définir la notion de service public que Duguit refusait – précisément – d’enfermer dans des critères juridiques car elle reposait – selon les moments et non de façon fixe – sur une réponse à l’interdépendance sociale. Redisons ici en effet solennellement que Duguit n’a jamais accepté de définir[41] le service public (contrairement à ce que l’on écrit encore trop souvent) ; service public à propos duquel il estimait qu’on pouvait – seulement – l’identifier. Par ailleurs, le doyen de Bordeaux entendait écrire une théorie de l’Etat lorsque Rolland, quant à lui, ne s’intéressait qu’à celle du droit administratif.
Par ailleurs, à l’instar de Jeze, Rolland accepta donc de recourir à la notion (jugée trop métaphysique et conséquemment détestable par Duguit) d’intérêt général pour non seulement définir le service public, mais encore pour le considérer, ainsi que l’avait fait bien avant lui le doyen Foucart, comme une réponse subjective des gouvernants (et donc de la puissance publique) à ce même intérêt général[42]. La définition du service public selon Louis Rolland était alors la suivante[43] : « le service public est une entreprise ou une institution d’intérêt général placée sous la haute direction des gouvernants, destinée à donner satisfaction à des besoins collectifs du public auxquels, d’après les gouvernants, à un moment donné, les initiatives privées ne sauraient satisfaire d’une manière suffisante et soumis, pour une part tout au moins, à un régime juridique spécial ». Comme on le constate aisément, Rolland y faisait état de trois critères (qui deviendront des indices selon la célèbre jurisprudence Narcy[44]) : organique (l’institution et ses « gouvernants »), matériel (à travers l’existence d’un « régime juridique spécial ») et fonctionnel (à travers l’intérêt général).
La non-appartenance à « l’Ecole » de Bordeaux. Quoi qu’il en soit, l’auteur n’a pas suivi aveuglément toutes les théories du doyen Duguit ou même de Jèze présentés comme les maîtres de l’Ecole du service public[45]. On doute d’ailleurs très fortement de l’existence même de cette Ecole ainsi qu’on a pu l’exposer dans d’autres écrits[46]. Relevons ainsi que Rolland ne partageait pas, notamment, la vision duguiste d’un droit (et d’un intérêt général) uniquement objectif(s) et s’imposant aux gouvernants. Duguit avait en effet à cet égard une exceptionnelle formule[47] : « le droit public est le droit objectif des services publics ». Rolland, en outre, avait accepté d’intégrer la catégorie des services publics industriels opposés puis intégrés par suite à ce qu’il nommait les « services publics proprement dits ». A cet égard, Rolland, reprochait même à Duguit une vision trop extensive qui inclurait, à terme, toute activité publique comme étant de service public. A l’inverse, il faisait cette fois grief à Jèze de refuser de prendre en compte la nouvelle catégorie des services publics industriels et commerciaux.
B. La promotion d’un « véritable » service public industriel et commercial & la « sauvegarde » du service public « en crise »
Nous croyons qu’à travers la reconnaissance (et la célébrité) des « Lois » dites de Rolland, on oublie souvent ce qui – à nos yeux – est le plus important apport du maître publiciste au droit administratif. Pour s’en rendre compte, il faut se poser la question suivante : pourquoi Rolland a-t-il entrepris de rechercher les fameux principes communs à tout service public ? Nous pensons que la réponse à cette question se trouve dans la « crise » que le service public rencontrait au tournant économique des années 1930. Rolland constate ainsi en 1945[48] : la « notion de service public est entourée d’un certain halo. Elle subit en quelques manières une crise ». En effet, suite notamment à l’arrivée – déstabilisante – de la notion de service public à caractère industriel et commercial[49] (Spic), face à l’absence de régime juridique unique appliqué à tout service public et constatant qu’il devenait (ce qu’avait bien prédit Duguit) quasi impossible de définir le mouvant service public, plusieurs auteurs (encouragés par Hauriou ?!) déclarèrent, autour de la Seconde Guerre mondiale, la « crise » du service public[50]. Au cœur de cette « crise » s’imposait donc le Spic que plusieurs auteurs (et notamment Jeze) refusaient de considérer comme un service public à part entière sinon « noble » et qu’ils dénigraient en conséquence. Toute autre sera la perception de Rolland.
Le Spic : un véritable service public. Telle est – croyons-nous – la plus forte des intuitions de Rolland : constatant que le droit administratif ne pouvait se réduire à la notion de service public et confronté à celle de Spic, il a considéré qu’il fallait démontrer que ce dernier était un véritable service public à part entière. Pour ce faire, il a entrepris de rechercher des principes communs à tous les services publics, y compris industriels et commerciaux. Ce faisant, il a identifié non un régime juridique, mais plusieurs principes communs : les célèbres « Lois de Rolland ». Ainsi, alors que les premiers écrits de l’auteur font état de l’existence de « services publics proprement dits » opposés aux services commerciaux (qu’il nomme les « autres[51] services publics »), sa doctrine va évoluer.
Le référent économique. Rolland, le premier selon nous, va donc (préfigurant un de Laubadère par exemple) envisager l’existence d’un droit administratif (ou public) économique au cœur duquel l’entreprise et le droit privé au lieu d’être des notions ennemies deviendront des référents. En ce sens écrit-il en 1944[52] : « le service public est une entreprise ou une institution d’intérêt général placée sous la haute direction des gouvernants, destinée à donner satisfaction à des besoins collectifs du public auxquels, d’après les gouvernants, à un moment donné, les initiatives privées ne sauraient satisfaire d’une manière suffisante et soumis, pour une part tout au moins, à un régime juridique spécial ». Les références à l’entreprise et à l’initiative privée dénotent alors par rapport à la doctrine de ses contemporains. Et pourtant, ainsi que l’a également relevé le professeur Regourd[53] : « parce qu’il est extensible, le service public a proliféré dans le domaine des activités privées ». En outre, on le sait, cette explosion de l’interventionnisme public économique a notamment été rendue possible après les phénomènes dits de[54] « socialisme municipal » et les conséquences exceptionnelles des deux Guerres mondiales. A ce dernier égard, Rolland écrira plusieurs articles (précités) à la Rdp sur « l’administration locale et la guerre ». Il déclare notamment au début de ceux-ci : « Instinctivement, les autorités locales (…) étendent leur activité dans des directions nouvelles, font tout ce qui est ou leur paraît être nécessaire ». Rolland en conclura même qu’en période de crise, les autorités ne sont plus obligées d’admettre que « les choses économiques iront d’autant mieux que les pouvoirs publics s’en occuperont moins ».
Un « sauveur » est né ! Nous affirmons en conséquence que c’est cette acceptation – rare à l’époque et pionnière – par Rolland du Spic comme « véritable » service public entraînant avec lui l’existence d’un régime exorbitant fut-il minimal, mais réel qui va lui permettre non seulement de rechercher et d’identifier les principes communs ou « Lois » du service public, mais encore de « sauver » la notion même de service public en lui conférant une unité juridique que l’on peinait à voir tellement l’hétérogénéité des services s’imposait. Plus encore qu’un découvreur de « Lois », Louis Rolland est donc à nos yeux le « sauveur » du service public. En effet, en recherchant ces fameux principes ou « Lois » du service public, il a réussi non seulement à démontrer que l’absence de régime juridique unique n’empêchait pas l’existence de règles et de dénominateurs communs, mais encore que ces règles s’appliquaient bien au Spic ce qui faisait de ce dernier un « véritable service public » à part entière et non un vilain petit canard du droit administratif. Revalorisant le Spic, c’est l’ensemble du droit public « essentiellement » construit autour de lui que Rolland magnifiait. Et, alors que d’aucuns criaient à la crise du service public en indiquant que le Spic avait conduit la notion à sa mort, Louis Rolland réussit à démontrer que c’était au contraire le Spic qui avait sauvé la ou plutôt les théories du service public.
C. Les quatre (et non trois) « Lois » du service public
C’est donc selon nous au nom, par et pour le Spic que Rolland rédigera celles que tous les publicistes de notre siècle nomment encore aujourd’hui – par-delà les rives de la Méditerranée[55] – les trois « Lois de Louis Rolland » : la continuité, la mutabilité et l’Egalité du service public.
Une, quatre ou Trois ? Pourtant, à bien y regarder, Rolland n’identifia pas trois, mais quatre « Lois » ou principes communs ce que M. Bezié[56] dans son bel article avait également identifié avant nous[57]. Ceux-ci sont esquissés dès la première édition du précis en 1926[58], mais surtout – explicitement – dans ses cours dactylographiés issus de ses leçons parisiennes[59] : « Jamais une formule affirmant que tous les services publics sans exception sont soumis au régime juridique spécial n’a été vraie ; elle le serait de moins en moins (…). Mais un certain nombre de services publics échappent, pour la totalité ou la quasi-totalité de leurs opérations, à ces règles. Ils ne sont soumis qu’au minimum de régime spécial ». « Ces règles générales de conduite, ces Lois applicables, toujours et nécessairement, aux services publics sont peu nombreuses : il y en a trois : la loi de continuité, la loi de changement, la Loi d’Egalité ». Par ailleurs, à ces trois principes, que Rolland qualifie bien de façon expresse de « Lois », l’auteur ajoutait un dernier point commun à tout service public qui en était même peut-être le plus petit dénominateur commun : une « loi de rattachement » à une personne publique, révélant ce faisant la force organique et institutionnelle au cœur du service public.
R. un « M.e.c. » bien. En cours magistraux de droit public, nous expliquons en ce sens à nos étudiants qu’il est opportun sinon judicieux de retenir que « R. fut un M.e.c. bien » ce qui leur permet de retrouver les quatre principes énoncés et communs selon l’auteur à tout service public, même industriel et commercial : le Rattachement organique, la Mutabilité, l’Egalité et la Continuité ! Ce procédé mnémotechnique semble efficace !
Une vision subjective du service public. Partant, Rolland va traduire (à la différence du maître Bordelais Duguit) une vision non objective, mais subjective[60] du service public puisqu’il acceptera comme Jeze avant lui de considérer comme déterminante la volonté des gouvernants de reconnaître potentiellement toute activité comme étant qualifiable de service public. L’auteur traduit alors la vision de ce que nous avons nommé par ailleurs la « théorie du post-it » paraphrasant pour ce faire nos prédécesseurs les professeurs Jeze, Waline et Truchet[61]. On sait cependant que cette subjectivité si pratique est aussi le poison même de la notion de service public ce qu’a parfaitement identifié le professeur Delvolvé par ces mots[62] : « la subjectivité de la conception du service public est cœur de la notion. Elle est la raison de [son] imprécision ».
Pour toutes ces raisons (et ce, notamment car il y en aurait encore d’autres) nous pensons qu’il est temps de réhabiliter et surtout de réétudier l’œuvre de Rolland sans la réduire aux trois « Lois » déjà célébrées. Il est notamment riche d’enseignement(s) de « relire le précis de droit administratif » ainsi que nous y engage très justement infra M. Meyer dans le présent ouvrage. Et parce que le plus important doit toujours être l’œuvre, laissons à Louis Rolland les derniers mots de cette contribution[63]. Comme son confrère Roger Bonnard, Rolland a donc bien voulu intégrer à la théorie générale du service public le service public industriel et commercial. Pour ce faire, il a sciemment donné une nouvelle définition très « large » de cette notion. N’incluant plus le critère du régime administratif, il s’est basé sur l’intérêt général et la direction du service par les gouvernants. Puis il a dressé le constat suivant[64] : « les services publics ont tous des caractères communs les différenciant des entreprises privées. Pour le surplus, ils ne sont pas tous soumis au même régime. Normalement, habituellement, ils sont soumis à un régime juridique spécial ; mais il en est qui sont soumis aux règles du droit privé ». Il en a conclu que le service public était dualiste (tel un Janus administratif, il aurait deux manières d’être représenté) : il existerait un service public « au sens large » qui désigne toutes les entreprises publiques relevant des personnes publiques et un « service public étroit ou proprement dit » qui regrouperait les seules entreprises du service public au sens large soumises au régime spécial de droit administratif. Constatant alors qu’il ne pourrait jamais y avoir de véritable régime du service public (étant donné sa diversité et le fait qu’il puisse être soumis à une part fluctuante de droit privé), le professeur Louis Rolland va pourtant dégager quatre caractères communs à tous les services publics « au sens large ». Il s’agit, du minimum minimorum de droit spécial auquel tous les services publics – même industriels et commerciaux – sont soumis. Et c’est ce que l’on a aujourd’hui, coutume de désigner comme les « LoisdeRolland » : la direction des gouvernants, l’obligation de continuité, la loi de changement et le principe d’Egalité.
[1] L’« enquête » biographique sur Louis Rolland a été conjointement menée par Mme Mélina Elshoud et nous-mêmes. Nous reprenons donc ici les résultats de ces travaux que nous avions présentés à deux lors de la journée d’étude(s). Nos remerciements sont infinis à l’égard de Mme Elshoud qui assumera – quant à elle – seule l’article suivant sur Rolland comme député du Sillon.
[2] A propos duquel on consultera : Jolly Jean, « Jean-Louis Rolland » in Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940) ; Paris, Puf ; 1960.
[4] A propos duquel on a déjà consacré une courte biographie parue in Renucci Florence (dir.), Dictionnaire des juristes ultramarins (XVIIIe-XXe siècles) ; publié en 2012 en version « rapport » et également consultable en ligne sur notre site personnel : http://www.chezfoucart.com.
[7] Les présents éléments sont issus de notre premier article biographique précité.
[8] Rolland Louis, De la correspondance postale et télégraphique dans les relations internationales ; Paris, Pedone ; 1901.
[9] Rolland Louis, Du secret professionnel des agents de la poste et du télégraphe ; Paris, Pedone ; 1901.
[10] Lors de ce concours, dont triomphèrent Gaston Jeze & Nicolas Politis il y eut seulement deux agrégés en section de droit public et 17 candidats dont Louis Rolland.
[11] Lors de cette seconde tentative, il y eut 13 candidats au concours en section de droit public (dont Louis Rolland) ; concours qui vit triompher le Toulousain Delpech.
[12] Voyez, aux Archives Nationales : Caran A.N. F 17 / 25230 & AJ 16/1456.
[13] Et non « Coly » comme on a pu l’écrire autrefois.
[14] Colin Maurice, Cours élémentaire de droit administratif, précédé de notions sur l’organisation des pouvoirs publics en France, à l’usage des candidats aux examens de licence ; Alger, Jourdan ; 1890.
[15] Ainsi qu’on l’a raconté in Touzeil-Divina Mathieu (dir.), Miscellannées Maurice Hauriou ; Le Mans, L’Epitoge ; 2013 ; p. 86 et s.
[16] On se permettra de renvoyer sur ce point à : Touzeil-Divina Mathieu, Eléments d’histoire du droit administratif ; un père du droit administratif moderne : le doyen Foucart ; Lgdj (en cours) ; § 31.
[17] Faute d’autres postes disponibles, de places ou pour faire plaisir au doyen ou au ministre !
[18] Lettre en date du 26 octobre 1842 (dossier personnel : A.N. F17 / 20862).
[19] Audinet Eugène, Georges Barilleau, doyen de la Faculté de droit de l’Université de Poitiers (1853-1925) ; Poitiers, Imp. Moderne ; 1927.
[20] Dossiers personnels : A.N. F17 / 20 404 (Chauveau) et AJ 16 / 217 (Giraud). A l’égard de ce dernier évoquant, le droit administratif, Glasson citera les mots suivants : « c’est de toutes les parties de la jurisprudence, celle qui offre le plus d’aridité et qui change le plus souvent » in Note sur la vie et les travaux de M. Charles Giraud ; Paris, Picard ; 1890, p. 5.
[21]Cf. la très belle chanson du groupe Djurdjura : « Alger la blanche » (1979) eu égard aux maisons de cette couleur si particulière à Alger.
[22] A l’égard du passage du grand Laferrière à Alger, on consultera le numéro spécial (n° 18 ; septembre 1900) de la Revue illustrée qui fut consacré à l’Algérie (spécialement aux pages 12 et s.).
[23]Cf. Mélia Jean, (…) Histoire de l’Université d’Alger ; Alger, Maison des Livres ; 1950. Sur l’enseignement juridique à Alger, mentionnons également (avec quelques belles photographies de juristes) le bel ouvrage réalisé en 1959 pour le cinquantenaire de l’établissement.
[26] Ainsi qu’en témoigne la première image en haut à gauche de la première de couverture du présent ouvrage ainsi que le document présenté infra aux pages 84 et s.
[27] Voyez en ce sens : Touzeil-Divina Mathieu, Histoire de l’enseignement du droit public (…) ; Paris, Lgdj ; 2007 ; § 346 et s.
[28] Dossier personnel précité aux Archives Nationales.
[29] Et ce, selon la lecture des Tables analytiques des annales de la Chambre des députés ; 14e législature (1928-1932) et 15e législature (1932-1936).
[30] Rolland Louis, Précis de droit administratif ; Paris, Dalloz ; 1934 (5e éd.) ; p. 14.
[31] Ces mots sont directement issus de notre notice précitée in Dictionnaire des juristes ultramarins (XVIIIe-XXe siècles) ; publié en 2012 en version « rapport » et également consultable en ligne sur notre site personnel : http://www.chezfoucart.com.
[32]– « Le Droit de la guerre dans les écrits de Suarez » in Bulletin de la Ligue des catholiques français pour la paix ;1910, n° 13, p. 03.
[33] Rolland Louis, Cours de droit administratif (répétitions écrites issues du cours de doctorat) ; Paris, Les cours de Droit ; [quasi annuel de 1935 à 1947].
[34] Qui avaient porté, rappelons-le, sur différentes facettes du service public postal.
[35] Rolland Louis (& Lampué Pierre), Précis de législation coloniale ; Paris, Dalloz ; 1940 (3e éd.).
[36]Revue algérienne, tunisienne et marocaine de législation et de jurisprudence (publiée à Alger) ; 1908 ; II ; p. 349 et s.
[37] Par exemple in : Rolland Louis, Cours de droit administratif ; 1944 ; Les Cours du Droit ; p. 209.
[38] Duguit Léon, Traité de droit constitutionnel ; Paris, Fontemoing ; 3e éd. ; 1928 ; Tome II ; p. 59.
[39] Rolland Louis, Précis de droit administratif ; Paris, Dalloz ; 1934 (5e éd.) ; p. 14.
[40] Rolland Louis, Cours de droit administratif (…) ; Paris, Les cours de Droit ; 1936 ; p. 127.
[41] Ainsi, Duguit ne pose-t-il aucun critère de définition, mais relève-t-il seulement des indices d’identification : « il y a service public quand les trois éléments suivants sont réunis : une mission considérée comme obligatoire à un moment donné pour l’Etat ; un certain nombre d’agents hiérarchisés ou disciplinés institués pour accomplir cette mission ; et enfin une certaine quantité de richesse affectée à la réalisation de cette mission » (inManuel de droit constitutionnel ; Paris, Fontemoing ; 1907 ; p. 416).
[42] Foucart aura en ce sens la très belle formule suivante : « L’intérêt général constitue la demande et le service public sa réponse ». A propos de cette citation (1838), voyez notre ouvrage précité (et en cours) d’Eléments d’histoire du droit administratif ; un père du droit administratif moderne, le doyen Foucart (1799-1860) ; § 220.
[43] Rolland Louis, Cours de droit administratif ; 1944 ; Les Cours du Droit ; p. 209.
[44] CE, 28 juin 1963, Narcy., req. 43834, Rec., p. 401.
[45] A propos de laquelle on lira avec grand profit l’exceptionnelle thèse de : Païva de Almeida Domingos, L’école du service public ; thèse Université Paris I ; 2008.
[46] Ce qui sera prochainement développé dans notre Dictionnaire de droit public interne (en cours) à l’occurrence « Ecole ».
[47] Duguit Léon, Les transformations du droit public ; Paris, Armand Colin ; 1913 ; p. 52.
[48] Rolland Louis, Cours de droit administratif (…) ; Paris, Les cours de Droit ; 1945 ; p. 181 et s.
[49] A son propos, on se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, Etude sur la réception d’une notion : le service public à caractère industriel et commercial (1921-1956) ; Paris, mémoire dactylographié de Dea ; 1999 (Université de Paris II) ainsi qu’à : « Eloka : sa colonie, son wharf, son mythe … mais pas de service public ? » in Kodjo-Grandvaux Séverine & Koubi Geneviève (dir.), Droit & colonisation ; Bruxelles, Bruylant ; 2005 ; p. 309 et s.
[50] En ce sens : de Corail Jean-Louis, La crise de la notion juridique de service public en droit administratif français ; Paris ; Lgdj ; 1954.
[51] Par exemple en 1943 dans la huitième édition du précis de droit administratif.
[52] Rolland Louis, Cours de droit administratif ; 1944 ; Les Cours du Droit ; p. 209.
[53] Regourd Serge, « Le Service public et la doctrine : Pour un plaidoyer dans le procès en cours » in Rdp ; 1987 ; p. 05 et s.
[54] Bienvenu Jean-Jacques & Richer Laurent, « Le socialisme municipal a-t-il existé ? » 1984 ; p. 205 et s. ; Joana Jean, « L’action publique municipale sous la IIIe République (1884-1939)» in Politix n° 42 ; 1998 ; p. 151 et s.
[55] Une réflexion sur la diffusion des perceptions françaises du service public en Méditerranée au cours du siècle dernier est en cours dans le cadre du Lm-Dp. Il en sera rendu compte prochainement dans cette même Revue.
[56] Bezie Laurent, « Louis Rolland, théoricien oublié du service public » inRdp ; 2006-4 ; p. 847 et s.
[57]A contrario, le professeur Guglielmi – y compris supra dans le présent opus – estime que Rolland ne consacra formellement qu’une « Loi » et non plusieurs : celle dite de continuité.
[58] Rolland Louis, Précis de droit administratif ; Paris, Dalloz ; 1926 ; p. 12 et s.
[59] Par exemple in Rolland Louis, Cours de droit administratif ; 1945 ; Les Cours du Droit ; p. 4 et 177.
[60]A pari : Bezie Laurent ; op. cit. ; p. 863 et s.
[61] Respectivement in Jeze Gaston, Les principes généraux du droit administratif ; la notion de service public (…) ; Paris, Giard ; 1930 (3e édition) ; Waline Marcel, Manuel élémentaire de droit administratif ; Paris, Sirey ; 1939 ; p. 64 ; Truchet Didier, « Nouvelles d’un illustre vieillard : Label de service public et statut de service public » inAjda ; Paris ; 1982 ; p. 427 et s. ; Touzeil-Divina Mathieu inRecueilDalloz ; 06 octobre 2011 ; n° 34 ; p. 2375 et s.
[62] Delvolvé Pierre, « Service public et libertés publiques » in Rfda ; 1985, n°01 ; p. 03 et s.
[63] Nous reprenons ici une conclusion partielle énoncée en 1999 dans le mémoire précité de Dea (p. 110).
[64] Rolland Louis, Précis de droit administratif ; Paris, Dalloz ; 1951 (10e édition) ; p. 17.