Archive mensuelle 22 février 2020

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Vers une Europe décentralisée (par le pr. N. Kada)

Voici la 29e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait des 17e & 18e livres de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Volume XVII :  Federalisme, Decentralisation
et Regionalisation de l’Europe :
Perspectives comparatives (I /  II).

Federalism, Decentralisation
and European Regionalisation :
comparative Perspectives (I / II).

direction :
Sylvia Calmes-Brunet & Arun  Sagar (collectif)

– Nombre de pages : 258
– Sortie : février 2017
– Prix : 39 €

  • ISBN  / EAN : 979-10-92684-17-9 / 9791092684179
  • ISSN : 2259-8812


Volume XVIII :
  Federalisme, Decentralisation
et Regionalisation de l’Europe :
Perspectives comparatives (II / II).

Federalism, Decentralisation
and European Regionalisation :
comparative Perspectives (II / II).

direction :
Sylvia Calmes-Brunet & Arun  Sagar (collectif)

– Nombre de pages : 272
– Sortie : février 2017
– Prix : 39 €

  • ISBN  / EAN : 979-10-92684-18-6 / 9791092684186
  • ISSN : 2259-8812

Présentation :

« Dans cet ouvrage pluridisciplinaire, trente-deux auteurs de treize nationalités différentes, juristes (publicistes et privatistes), politologues, économistes, géographes, historiens ou civilisationistes, s’interrogent sur le phénomène actuel de réorganisation territoriale des Etats, qu’ils soient fédéraux ou unitaires, dans le cadre d’un nouveau contexte géopolitique et économique global. La question se pose de savoir si, de manière générale ou sur certains espaces, ce phénomène révèle une dynamique de répartition centrifuge du pouvoir entre plusieurs échelons, ou s’il cache au contraire, de manière plus ou moins assumée, une certaine re-centralisation du pouvoir. L’étude comparative des régions/Etats fédérés et des autres démembrements de l’Etat, et de leur inscription respective non seulement dans leur Etat national mais également dans une Europe aux tendances toujours plus fédérales qui se développe elle-même dans un monde toujours plus régionalisé, révèle que le fédéralisme, la décentralisation et la régionalisation correspondent à des processus dynamiques et évolutifs, en mouvement et jamais figés. Il n’existe par conséquent pas de « modèles » d’organisation étatique, infra-étatique et supra-étatique, mais des tendances lourdes, communes ou opposées, et une grande variété de formes, toutes plus ou moins centralisées, qu’elles soient formellement qualifiées de décentralisées, régionalisées ou fédérales. Quant à l’« Europe des Régions », elle apparaît aujourd’hui comme un « mirage » et laisse place à l’idée d’une Union européenne décentralisée, plus réaliste, qui constitue elle-même une « macro-région » (non étatique) à l’échelle mondiale, mais qui est actuellement confrontée à des crises multiples (économique, migratoire, écologique…) qui ternissent son image et dévoilent son impuissance. L’Union européenne doit dès lors regagner sa crédibilité interne avant de repenser son rôle international, notamment sa politique de voisinage ».

Vers une Europe fédérale
ou une Europe des Régions ?
Ni l’une, ni l’autre :
une Europe décentralisée

Nicolas Kada
Professeur de droit public, Codirecteur du Crj, Université Grenoble-Alpes
Codirecteur du Grale Gis Cnrs[1]

Autant l’avouer d’emblée, n’est-ce pas un beau trop audacieux que de vouloir identifier une européanisation des collectivités territoriales ? Il existe en effet un statut d’Etat membre de l’Union européenne qui trouve place dans l’ordre constitutionnel de l’Union et qui s’apparente à un ensemble de droits et obligations liant chaque Etat de façon directe et réciproque à l’Union ; mais il n’existe pas de statut européen équivalent pour les collectivités territoriales dans l’Union. L’autonomie locale demeure donc traditionnellement une question nationale, « placée par principe hors du champ d’intervention de l’Union et saisie au plan européen par la médiation des Etats. Ces derniers gardent la maîtrise de leur intégrité territoriale, dont le respect s’impose à l’Union européenne, notamment quand certaines Communautés infra-étatiques aspirent à en être déliées ou en présence de phénomènes d’annexion de territoires de l’Union » comme le décrit Laurence Solis-Potvin[2].

Pourtant, l’autonomie locale et ses différentes déclinaisons dans les Etats s’inscrivent bien dans le processus d’européanisation du droit, comme en témoigne le traité de Lisbonne qui a affirmé la dimension régionale et locale du principe du respect par l’Union de l’identité nationale de ses Etats : « L’Union respecte l’égalité des Etats membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’Etat, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale » (article 4-2 Tue). De même, et plus largement encore, l’autonomie locale peut être rapprochée de la Charte européenne de l’autonomie locale, désormais ratifiée par l’ensemble des 47 Etats signataires dont les 28 Etats membres de l’Union européenne. Dès lors, loin de constituer un ‘non-sujet’ du droit de l’Union européenne, les collectivités territoriales et plus largement l’autonomie locale illustrent finalement assez bien l’ambivalence qui lie les institutions à l’européanisation : est-ce une européanisation subie ou une européanisation bienvenue ? Est-ce une contrainte ou un facteur positif d’évolution ? Est-ce une menace ou une chance ? Doit-on en déduire l’existence d’un droit européen des collectivités territoriales ?

Et si européanisation du concept il y a, celle-ci se double-t-elle d’une européanisation des structures ? Peut-on encore parler de « l’Europe des régions » à l’heure où la régionalisation semble effectivement être une tendance commune de l’évolution de l’organisation territoriale des Etats européens depuis une trentaine d’années ? Mais est-ce pour autant toujours le niveau régional qui répond le mieux aux besoins de la territorialisation des politiques communautaires, allant jusqu’à constituer les prémices d’une convergence institutionnelle entre Etats membres ? Des indicateurs auraient pu le suggérer, à l’image de la résolution du Parlement européen du 18 novembre 1998 invitant les Etats à régionaliser leurs structures administratives en respectant une « Charte communautaire de la régionalisation [3] ». Néanmoins, Gérard Marcou[4] a certainement raison de nuancer un tel enthousiasme uniformisateur : « Bien que certains auteurs continuent de s’y référer, l’idée d’une Europe des régions a perdu aujourd’hui une grande partie de son crédit et n’est plus guère soutenue, en raison des problèmes de définition que soulève la notion de région et de la position que conservent les Etats, dont, notamment, continue de dépendre l’essentiel des moyens dont disposent les collectivités territoriales, y compris les régions les plus fortes et les Etats fédérés ». D’ailleurs, la Charte précitée n’a eu finalement qu’un faible écho et n’a certainement pas constitué la source d’inspiration d’une quelconque régionalisation.

Cette idée mythique d’une Europe des régions ne cesse néanmoins d’alimenter les débats, tant elle semble prendre vie à travers le droit communautaire et les institutions européennes. Les traités comme le droit dérivé ont en effet cherché à susciter ou amplifier le rôle des régions dans la construction européenne. Ils sont même parvenus à leur reconnaître officiellement une place au sein des institutions européennes (I). Cette idée se heurte cependant à une réalité incontestable : le respect des souverainetés étatiques, qui demeure un principe fondamental en dépit de l’adoption par les collectivités territoriales de stratégies – plus ou moins efficaces – de contournement des Etats et l’avènement, de fait, d’une Europe décentralisée (II).

I. Un mirage : l’Europe des régions

Face à une réelle diversité des constructions étatiques, faut-il renoncer à identifier une conception européenne de la régionalisation ? Celle-ci existe, mais sans doute doit-on la lire ‘en creux’, c’est-à-dire au fil de dispositions inscrites dans les traités communautaires ou à la lumière de la politique régionale de l’Union, ou encore au gré des mécanismes d’association des représentants des collectivités territoriales à la prise de décision. Si les Etats demeurent en effet incontournables, ils ont cependant accepté que leurs propres institutions régionales puissent avoir un lieu officiel d’expression – le Comité des régions – ainsi qu’un accès plus officieux au processus décisionnel communautaire.

A. Par la référence aux textes

Le niveau régional est largement présent dans le droit européen : il est en effet visé par les traités mais aussi pris en compte par le droit dérivé, notamment à travers la politique de cohésion de l’Union et les fonds que l’on désigne traditionnellement comme structurels.

i. Un renvoi aux régions dans les traités

Certes, les communautés européennes consistent tout d’abord en une association d’Etats, mais les traités fondateurs envisagent tout de même la dimension régionale – ou au moins infra-étatique – de la construction européenne. Ainsi peut-on lire au 6e alinéa du préambule du traité de Rome du 25 mars 1957 que « renforcer l’unité des économies [des Etats membres] et en assurer le développement harmonieux en réduisant l’écart entre les différentes régions et le retard des moins favorisées » est l’un des objectifs des communautés européennes. Il s’agit alors d’une approche certes modeste, reposant essentiellement sur une volonté d’harmonisation économique, mais porteuse d’évolutions ultérieures. La rédaction est en effet très générale, ce qui ménage les compétences des nouvelles institutions et respecte les différences entre Etats membres[5]. On peut donc véritablement parler d’une position très prudente des rédacteurs des traités, précaution qui s’exprime dans l’approche principalement économique du développement régional qui est alors privilégiée. Ainsi, par exemple, l’article 92 du traité CE stipule que sont compatibles avec le marché commun « les aides destinées à favoriser le développement économique de régions dans lesquelles le niveau de vie est anormalement bas ou dans lesquelles sévit un grave sous-emploi » ou « les aides destinées à faciliter le développement de certaines activités ou de régions économiques, quand elles n’altèrent pas les conditions des échanges dans une mesure contraire à l’intérêt commun[6] ».

L’Acte unique européen introduit en 1986 quelques nouveautés, en précisant notamment certains points seulement évoqués à l’origine. Ainsi, l’article 130a de l’Acte unique retient l’attention en consacrant la « cohésion économique et sociale » et la réduction des écarts entre régions au rang d’objectif communautaire. En effet, autant le nouvel article 130a n’innove pas en reprenant le texte initial de 1957 (« la Communauté vise à réduire l’écart entre les diverses régions et le retard des régions les moins favorisées »), autant l’alinéa qui précède permet une nouvelle approche d’un principe désormais classique au niveau des objectifs : « Afin de promouvoir un développement harmonieux de l’ensemble de la Communauté, celle-ci développe et poursuit son action tendant au renforcement de sa cohésion économique et sociale ». De même, l’article 130c impose la correction des déséquilibres régionaux et des ajustements structurels. L’Acte unique précise en outre les attributions du Fonds européen de développement régional (Feder), créé en 1975 et « destiné à contribuer à la correction des principaux déséquilibres régionaux dans la Communauté par une participation au développement et à l’ajustement structurel des régions en retard de développement et à la reconversion des régions industrielles en déclin ». L’intervention du Feder s’articule avec d’autres fonds : la section « Orientation » du Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (Feoga) et le Fonds social européen (Fse).

Dans le cadre du Traité sur l’Union européenne, une meilleure répartition des compétences entre la Communauté et les Etats membres en matière d’aménagement du territoire et de développement régional semble se dessiner, avec l’introduction du principe de subsidiarité. Et le Comité des Régions constitue une véritable reconnaissance institutionnelle du rôle joué par les collectivités décentralisées. Quant au projet initial de traité établissant une Constitution pour l’Europe (traité de Rome du 29 octobre 2004)[7], quelques points pouvaient retenir l’attention en matière de libertés locales, traduisant juridiquement une reconnaissance de l’existence des collectivités territoriales et de leur rôle dans la structure institutionnelle des Etats membres. Ainsi, deux articles en particulier stipulaient pour l’un que « l’Union respecte l’identité nationale de ses Etats membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris ce qui concerne l’autonomie locale et régionale[8] » et, pour l’autre, qu’« en vertu du principe de subsidiarité, l’Union intervient seulement dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les Etats membres tant au niveau central qu’au niveau régional ou local[9] ». La réécriture partielle du texte, sous forme de traité dit « simplifié », a abouti au traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007 par tous les chefs d’Etat et de gouvernement des Etats membres. Ce nouveau traité élargit sensiblement le rôle des collectivités dans le processus de décision en reconnaissant un pouvoir supplémentaire au Comité des régions. A l’instar de ce que prévoyait le projet de Constitution en 2005, l’article 8 du protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité du traité de Lisbonne octroie au Comité des régions la possibilité d’invoquer la violation du principe de subsidiarité par un acte législatif devant la Cour européenne de justice, et ce dans la limite des actes sur lesquels sa consultation est obligatoire.

De plus, ajouté au traité de Lisbonne, le deuxième protocole sur la subsidiarité et la proportionnalité réaffirme la valeur de ces principes. Au-delà du contrôle renforcé appliqué au principe de subsidiarité, le traité de Lisbonne donne davantage de place aux collectivités locales. Le texte reconnaît en effet que ce principe, traditionnellement appliqué aux relations entre la Communauté et les Etats membres, jouera aussi au profit des collectivités. Mais le traité reconnaît également pour la première fois explicitement le principe d’autonomie locale et régionale. L’article 4 du nouveau texte rappelle en effet que l’Union respecte les identités nationales, « y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale ». Cet article reprend d’ailleurs la formulation retenue dès la première version du traité.

Si l’Union européenne prend donc en considération de manière explicite les compétences des collectivités dans le traité, la reconnaissance de l’autonomie locale par le texte n’aura que peu d’impact pour la France, qui a particulièrement hésité avant de reconnaître officiellement cette notion et toutes ses implications. En outre, il n’existe pas en France de parlements régionaux disposant d’un pouvoir législatif.

Par ailleurs, le texte fait de la cohésion territoriale un objectif de l’Union européenne et celle-ci devra donc désormais prendre en considération les conséquences locales et régionales des politiques communautaires. La Commission européenne aura ainsi pour mission de veiller à limiter les charges financières incombant aux pouvoirs locaux pour la mise en œuvre d’une législation communautaire. 

Mais le traité de Lisbonne présente aussi indirectement des avancées pour les collectivités. Ainsi, la codécision devient la règle. En effet, il s’agit désormais de la procédure ordinaire. La codécision élargit ainsi les compétences du Parlement et favorise donc indirectement la prise en compte des intérêts des collectivités dans le processus décisionnel communautaire. Par voie de conséquence, le renforcement des pouvoirs du Parlement européen en fait l’institution la plus sensible aux intérêts des collectivités locales. Depuis l’Acte unique européen, les compétences de cette assemblée n’ont d’ailleurs cessé d’être accrues. Enfin, les Pays-Bas et la France ont obtenu l’ajout d’un protocole sur les services publics, soulignant l’importance des services d’intérêt général et mentionnant « le rôle essentiel et la grande marge de manœuvre des autorités nationales, régionales et locales » pour l’organisation et la fourniture des services d’intérêt économique général. Cette disposition, qui donne une base juridique à une législation transversale sur les services d’intérêt général, répond aux attentes des collectivités.

Mais les traités ne sont – fort heureusement – pas les seules sources de droit communautaire à prendre en compte le fait régional. Le droit européen dérivé, dans tous ses aspects, concerne aussi directement les collectivités territoriales. C’est notamment le cas de la politique de cohésion.

ii. Une déclinaison par la politique de cohésion

Certes, l’Union européenne est assurément l’un des espaces les plus riches du monde, mais il existe entre ses régions d’énormes différences de niveaux de richesse et de développement. Ces écarts, loin de se réduire, se sont bien évidemment encore accentués avec l’arrivée, au printemps 2004, de dix nouveaux Etats membres, dont le revenu par habitant est généralement inférieur à la moyenne de l’Union. Face à ce constat, la politique régionale a toujours eu pour ambition de procéder à des transferts de ressources des régions les plus prospères vers les régions les plus pauvres[10]. Cette politique est conçue à la fois comme un instrument de solidarité financière, un vecteur d’intégration économique et un moyen de parvenir à davantage de cohésion territoriale. Mais une telle politique ne peut se concevoir de la même manière, à quinze ou à vingt-huit, même si les concepts de solidarité et de cohésion résument les valeurs qui animent la politique régionale de l’Union. En effet, elle correspond tout d’abord à un objectif de solidarité, car la politique régionale vise à favoriser les citoyens et les régions économiquement et socialement défavorisés par rapport à la moyenne de l’Union européenne. Ensuite, l’objectif de cohésion[11] est lui aussi évident, car tout un chacun est censé tirer avantage de la réduction des écarts de revenus entre les Etats membres et entre leurs entités régionales. L’existence d’importantes disparités en termes de prospérité entre les Etats membres et à l’intérieur des Etats membres eux-mêmes n’est pourtant pas une nouveauté en elle-même. En effet, avant même l’élargissement, les dix régions les plus dynamiques de l’Union européenne avaient un niveau de prospérité, mesuré en termes de produit intérieur brut (Pib) par habitant, environ trois fois supérieur à celui des dix régions les moins développées[12].

Depuis 1975, la politique de l’Union européenne visant à réduire les disparités régionales s’articule autour de quatre fonds structurels : le Feder, le Fse, la section du Feoga consacrée au développement rural et le soutien financier apporté aux communautés dépendantes de la pêche dans le cadre de la politique commune de la pêche (Pcp). Mais, avec l’élargissement, la superficie et la population de l’Union ont augmenté de 20 % alors que le Pib n’a augmenté lui que de moins de 5 %. Le Pib des nouveaux Etats membres varie entre environ 35 à 40 % pour les pays baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) et 72 % de la moyenne de l’Union pour Chypre. Outre la politique régionale stricto sensu, afin d’aider les nouveaux venus à s’adapter à leur nouvelle situation de membres de l’Union et à commencer à réduire l’écart de richesse qui les sépare des autres Etats membres, l’Union européenne avait créé en plus pour la période 2000-2006 des programmes financiers sur mesure[13].

En dépit de tous ces efforts, les différences de développement entre les régions ne pouvaient néanmoins se réduire rapidement. Seule une politique régionale établie sur le long terme est susceptible de porter ses fruits. Mais de nouvelles clés de répartition devaient cependant être définies, afin de tenir compte des spécificités du dernier élargissement. Depuis la période 2007-2013, les procédures ont été simplifiées et les aides concentrées sur les régions les plus démunies des vingt-huit Etats membres. L’Union européenne s’est dotée d’un budget pour la politique régionale d’un peu plus de 347 milliards d’euros, ce qui représente toujours environ un tiers de son budget total. En France, un décret du 28 février 2015 est venu préciser le fonctionnement du nouveau Comité Etat-régions chargé de superviser l’utilisation des 26 milliards d’euros de fonds européens, dont la France dispose jusqu’en 2020. Prévue dans la loi du 27 janvier 2014 relative à la modernisation de l’action publique et à l’affirmation des métropoles (Maptam), la décentralisation des fonds européens se décline à présent sur le terrain, les régions ayant entamé la mise en œuvre de leurs programmes d’investissement d’ici 2020. Dans ce domaine, le degré de transfert de compétences varie fortement : si les conseils régionaux ont le champ libre pour programmer les actions relevant du Feder (innovation, infrastructures, etc.), ils n’ont la main que sur 35% du Fse et restent très contraints par le cadre national des aides aux agriculteurs concernant la gestion du Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader). L’Etat veille d’ailleurs à maintenir une supervision globale du dispositif, comme en témoigne le fonctionnement du comité dédié. Sa composition varie en fonction de la nature des questions traitées. Les enjeux transversaux (mise en œuvre de l’accord de partenariat, espaces inter-régionaux, actions financées par plusieurs fonds européens, etc.) dépendent du Premier ministre et du président de l’Association des régions de France (Arf). A l’échelle plus locale, la programmation des actions financées par les fonds européens continue de donner lieu à des comités coprésidés par le président de la région concernée et le préfet.

B. Par le jeu des institutions 

Au-delà des dispositions contenues dans les traités et des mécanismes prévus par la politique de cohésion, les régions constituent donc une réalité en Europe, même si cette réalité emprunte des voies différentes d’un Etat membre à l’autre. Par conséquent, il semble logique et légitime de permettre à ces collectivités décentralisées de faire valoir par elles-mêmes leur point de vue auprès des institutions européennes. Cette collaboration utilise deux voies : l’association officielle, par l’intermédiaire du Comité des régions, et l’association plus officieuse, à travers le lobbying et les bureaux de représentation.

i. Une association officielle : le Comité des régions

Le Comité des régions[14] est l’assemblée politique qui fait entendre la voix des collectivités territoriales au cœur même de l’Union européenne. Mis en place en 1994, il a été créé afin d’aborder deux grandes problématiques. En premier lieu, environ trois quarts de la législation communautaire sont mis en œuvre au niveau local ou régional : il était donc logique que les représentants des collectivités locales et régionales aient leur mot à dire dans l’élaboration des nouvelles lois communautaires. En second lieu, l’on craignait à l’époque que les citoyens ne soient laissés à l’écart de la construction de l’Union. Dans cette perspective, associer le niveau de gouvernement élu le plus proche du citoyen était l’une des manières de combler ce fossé. Le Comité des régions est actuellement composé de 350 membres et d’un nombre égal de suppléants, en fonction du poids démographique et parlementaire de chaque Etat au sein de l’Union européenne[15]. Tous ces membres sont nommés pour quatre ans par le Conseil sur proposition des Etats membres. Chaque pays choisit ses membres selon une procédure qui lui est propre, mais les délégations reflètent l’ensemble des équilibres politiques, géographiques et régionaux/locaux de leur Etat membre. Les membres du Comité sont soit des élus, soit des acteurs clefs des collectivités locales et régionales de leur région d’origine.

Le Comité organise ses travaux par le biais de ces six commissions spécialisées. Celles-ci examinent en effet dans le détail les propositions sur lesquelles le Comité est consulté et élaborent un projet d’avis. Ce texte a pour objectif de souligner les points d’accord avec les propositions de la Commission européenne et de proposer éventuellement des modifications pour améliorer le document initial. Le projet d’avis est ensuite examiné lors de l’une des cinq sessions plénières annuelles. S’il est approuvé à la majorité, il est considéré comme adopté et devient un avis du Comité des régions. Il est alors transmis à la Commission, au Parlement européen et au Conseil. Enfin, le Comité des régions peut également adopter des résolutions portant sur des questions d’actualité politique. Les traités font obligation à la Commission et au Conseil de consulter le Comité des régions pour toute proposition formulée dans un domaine ayant des répercussions sur le niveau local ou régional. Le traité de Maastricht en définit cinq : la cohésion économique et sociale, les réseaux d’infrastructure transeuropéens, la santé, l’éducation et la culture. Le traité d’Amsterdam a ajouté à cette liste cinq secteurs supplémentaires qui couvrent désormais une bonne partie de champ d’action communautaire : la politique de l’emploi, la politique sociale, l’environnement, la formation professionnelle et les transports. En dehors des domaines précités, la Commission, le Conseil et le Parlement européen ont la possibilité de consulter le Comité des régions sur toute proposition susceptible, selon eux, d’avoir des conséquences locales ou régionales. Le Comité des régions peut en outre élaborer des avis d’initiative, ce qui lui permet de faire figurer certaines questions à l’ordre du jour de l’Union européenne. Il s’agit bien d’une forme d’européanisation des collectivités décentralisées puisque, comme le souligne Pierre-Alexis Féral[16], trois principes fondamentaux sont au cœur des travaux du Comité : la subsidiarité, la proximité et le partenariat.

ii. Une association officieuse : le lobbying

Il y a un compromis et un équilibre à trouver entre la défense des intérêts nationaux (tâche classique de l’Etat), le souci légitime des collectivités territoriales de se faire entendre et de s’informer, et la nécessité d’une unité d’action vis-à-vis de la Commission. D’où la volonté de certaines régions d’entretenir des bureaux permanents à Bruxelles, à Strasbourg ou à Luxembourg. Mais, à l’instar de la situation française, toutes les collectivités décentralisées n’optent pas pour une telle représentation soit par volonté d’économie, soit par manque d’intérêt, ou par simple respect d’une conception orthodoxe du rôle de l’Etat[17]. Ces bureaux de représentation ont trois fonctions principales. Tout d’abord, ils remplissent une mission d’information : cela signifie être informé en temps utile des projets européens (favorables ou menaçants), mais aussi pouvoir informer les institutions européennes d’expériences locales menées çà et là, dans une logique d’influence constructive de la décision européenne. Cela signifie aussi être informé de ce que font les autres acteurs, voire de dénoncer auprès de Bruxelles les infractions relevées chez les acteurs concurrents. Par ailleurs, ils permettent d’exercer du lobbying : longtemps pratiqué en cachette, il constitue désormais une activité à part entière et reconnue comme nécessaire, en tout cas acceptée par tous. Même les institutions européennes y trouvent leur compte, en ayant face à elles des interlocuteurs clairement identifiés sans avoir besoin d’aller systématiquement les rechercher pour tester une idée. Enfin, il ne faut pas négliger leur rôle en matière de prospection économique : il s’agit du choix effectué par exemple par la région Rhône-Alpes, avec la volonté de privilégier la recherche d’investisseurs étrangers, même si cette démarche présente forcément des limites en raison de données objectives difficilement négociables : coût et qualification de la main d’œuvre, infrastructures, espaces disponibles pour une éventuelle implantation, etc.

Si de telles pratiques ont pu choquer à une époque en raison de leur éloignement avec la conception française traditionnelle de la représentation élective[18], les collectivités décentralisées et l’Etat ont désormais tout à fait intégré les enjeux d’un tel lobbying et cherchent à rivaliser avec les groupes de pression anglo-saxons, familiers de cette « démocratie de couloir[19] ».

II. Une réalité : l’Europe décentralisée

Le renforcement de la participation des régions au processus décisionnel européen, que ce soit dans le cadre de relations directes ou par l’intermédiaire du Comité des régions, est donc une réalité. Mais cette réalité est naturellement limitée à la fois par l’hétérogénéité institutionnelle des Etats membres et leur volonté de préserver leur situation monopolistique de représentation au sein de l’Union européenne. Cette dernière demeure fondamentalement une union d’Etats souverains, qui ne consentent que partiellement à des transferts de souveraineté à son profit et qui n’entendent pas se laisser déposséder par leurs propres collectivités décentralisées d’éléments constitutifs de leur souveraineté. Mais ce respect des souverainetés étatiques n’interdit pas pour autant le développement et la promotion de la décentralisation au sein de l’Union européenne, que ce soit au niveau local, national ou européen. En effet, les différentes collectivités territoriales comme les institutions européennes n’hésitent pas à recourir à de véritables stratégies de contournement, encouragées en cela par le Conseil de l’Europe.

A. Une préservation des intérêts étatiques

Les collectivités territoriales se trouvent associées au processus décisionnel européen de deux manières. Tout d’abord, les entités locales défendent leurs intérêts par l’intermédiaire de leur Etat de rattachement qui se montre soucieux du respect des principes fondamentaux en la matière. Par ailleurs, les collectivités décentralisées n’hésitent pas à développer une collaboration directe, officielle ou plus discrète, avec les institutions communautaires. La prise en compte de la dimension européenne par l’administration étatique française est à cet égard une illustration très éclairante.

i. Une pétition de principe

Les Etats entretiennent des relations très différentes avec le niveau supranational et le niveau infraétatique. En effet, si les rapports avec les institutions communautaires sont placés sous le signe d’une confiance réciproque, les Etats se montrent à l’inverse sensiblement plus méfiants à l’égard de leurs collectivités décentralisées, dont ils continuent à contrôler les actes.

Il existe tout d’abord une association évidente – mais parfois oubliée – des Etats membres au sein du Conseil européen, réelle instance de décision sans pour autant être toujours formellement identifiée comme telle. Ainsi, comme le souligne Henri Oberdorff[20], « il n’est pas de tradition de traiter le Conseil européen dans les institutions de décision car cette instance a un statut un peu à part dans le processus de décision […]. Le Conseil européen ne fait pas partie du fameux triangle institutionnel que constituent le Conseil, la Commission et le Parlement. Pourtant, sa fonction contribue aux évolutions les plus importantes de l’Union ». Instance singulière, le Conseil européen résulte principalement du recours régulier à des sommets européens (depuis celui de La Haye en 1969) pour définir de nouvelles orientations, dépasser une crise ou débloquer une situation politique tendue. Si l’européanisation des régions était une politique officielle, elle aurait fait l’objet d’une analyse précise de la part du Conseil européen et aurait certainement donné lieu à une déclaration commune proclamant une volonté unanime d’uniformiser l’organisation et les compétences des régions au sein de l’Union. Or, à ce jour, aucun Conseil européen n’y a consacré un quelconque ordre du jour, car l’idée peut séduire mais recouvre des réalités très différentes d’un Etat à l’autre. Dès lors, parce que chaque Etat membre entend préserver sa souveraineté en ce qui concerne son organisation territoriale, la décentralisation demeure un sujet politique sensible dont le Conseil européen n’a pas encore souhaité se saisir. Cette absence traduit tout simplement une réalité : l’administration territoriale reste d’abord et avant tout une ‘affaire intérieure’ à chaque Etat. L’Union européenne serait par conséquent bien mal avisée de vouloir imposer une réglementation uniforme en la matière… même si elle s’y emploie indirectement par d’autres voies.

En effet, l’Union européenne a nécessairement besoin des Etats membres – et de leurs administrations territoriales – afin de les utiliser comme relais d’exécution de son droit et de ses politiques. De fait, l’Union européenne ne dispose pas d’une infrastructure administrative suffisante pour procéder elle-même à cette mise en œuvre. C’est ce que l’on appelle le « loyalisme communautaire », que les Etats ont formellement accepté à travers l’article 10 du traité de Rome de 1957. Proche de celui de loyauté fédérale, ce principe impose aux Etats de ne pas entraver la mise en œuvre du droit communautaire. La Cour de justice des Communautés européennes (Cjce) a eu plusieurs occasions de les rappeler à leurs obligations[21].

Cependant, le loyalisme inscrit dans les traités doit composer avec un autre principe : celui de l’autonomie institutionnelle, lui-même défendu et protégé par la Cjce. Ainsi, par exemple, dans une affaire du 15 décembre 1971 relative à une épineuse question de répartition des compétences, la Cour a fait valoir que « la question de savoir de quelle façon l’exercice de ces pouvoirs et l’exécution de ces obligations peuvent être confiés par les Etats membres à des organes déterminés relève uniquement du système constitutionnel de chaque Etat membre[22] ». De même, dans une autre affaire en date du 25 mai 1982, la Cjce rappelle que « chaque Etat membre est libre de répartir comme il le juge opportun les compétences sur le plan interne et de mettre en œuvre une directive au moyen de mesures prises par les autorités régionales ou locales[23] ».

C’est ainsi que la notion d’autonomie sous-entend une limitation des pouvoirs locaux par le législateur, seul à même de maintenir un équilibre entre intérêt général, intérêt public local et préservation des droits individuels. Ainsi, comme le rappelle Roselyne Allemand[24], « la notion d’autonomie exclut la subordination à une autorité supérieure mais autorise le contrôle des actes locaux afin de vérifier que ceux-ci sont conformes aux normes juridiques supérieures ». En la matière, si l’on observe ce qui se passe en la matière en France et dans les Etats limitrophes, les comparaisons s’avèrent particulièrement pertinentes du fait de modèles d’organisation territoriale très différents : l’Allemagne et la Belgique présentent un système fédéral, la France entend préserver son modèle unitaire alors même que l’Espagne et l’Italie ont opté pour un Etat dit « régionalisé » et que le Royaume-Uni s’est engagé sur la voie de la devolution.

ii. Un contrôle étatique réel

En dépit de choix institutionnels fort différents, on peut identifier néanmoins quelques éléments communs à l’ensemble de ces pays européens qui ont tous recours, selon des modalités certes diversifiées, au contrôle administratif des actes des collectivités décentralisées. Quelle que soit la forme de l’Etat, il existe donc toujours un contrôle administratif. Mais celui-ci relève parfois des Etats fédérés, parfois du gouvernement central, parfois encore de l’échelon régional. Ainsi, dans les Etats fédéraux européens, c’est l’entité fédérée qui exerce généralement le contrôle. En effet, en Allemagne par exemple, le droit local relève de la compétence des Länder. Dès lors, il est logique que le contrôle des actes des collectivités locales et le contrôle financier incombent, au niveau fédéré, au ministre de l’intérieur du Land et à ses éventuels représentants locaux. L’Autriche a opté pour un système similaire. Plus original sans doute, plus complexe aussi, le modèle fédéral belge confie la majeure partie du contrôle aux régions (Flandre, Wallonie et Bruxelles-capitale) mais préserve une compétence de contrôle à l’Etat fédéral dans certaines matières telles que l’état civil, les consultations citoyennes, la police ou encore la fonction publique locale. A l’inverse, dans les Etat unitaires, c’est le gouvernement central qui conserve toute compétence en matière de contrôle des collectivités décentralisées. Enfin, l’Union européenne compte en son sein d’autres formes d’organisation étatique, plus hybrides, généralement désignées sous le terme générique d’Etats régionalisés. L’Espagne et l’Italie en sont de parfaites illustrations et ont, par conséquent, largement transféré au niveau régional la compétence du contrôle administratif des collectivités décentralisées.

Qu’il s’agisse d’un simple contrôle de légalité (le plus fréquemment) ou d’un contrôle d’opportunité (de plus en plus rare mais néanmoins subsistant), le champ et l’intensité du contrôle varient d’un Etat européen à l’autre, trahissant ainsi la coexistence de diverses conceptions de la libre administration locale en Europe. Le contrôle a posteriori est néanmoins incontestablement en voie de généralisation et fait donc prévaloir, par essence, les éléments de légalité sur toute appréciation de l’opportunité. Pour autant, ce contrôle de légalité des actes des collectivités décentralisées n’est pas non plus exercé de manière similaire partout en Europe.

Diversité nationale et résistances étatiques se retrouvent également dans la manière d’organiser concrètement le contrôle de légalité des actes de leurs collectivités territoriales qui peut revêtir trois formes différentes. Certains Etats européens ont choisi de confier ce contrôle aux administrations des collectivités de rang supérieur. C’est par exemple le cas de l’Allemagne où chaque Land est certes libre de définir sa propre organisation de contrôle mais où l’on retrouve sensiblement le même schéma d’un Land à l’autre. D’autres Etats privilégient la voie juridictionnelle. Ainsi, en Italie par exemple, depuis le décret du 18 août 2000, tout doute sur la légalité d’un acte local doit être porté devant une juridiction dans les trente jours qui suivent sa publication. Enfin, il existe une voie moyenne, explorée par certains pays, qui associe une phase purement administrative à une phase juridictionnelle. C’est bien entendu le cas de la France mais c’est aussi le cas de l’Espagne.

Face à ces résistances étatiques, les collectivités décentralisées cherchent des voies de contournement que leur européanisation peut finalement faciliter.

B. Des stratégies de contournement

Contourner les Etats pour mieux défendre ses intérêts et tout simplement exister. Cette stratégie n’est sans doute pas des plus originales, mais elle a convaincu tout autant les institutions européennes que les collectivités décentralisées. Il est vrai que leurs intérêts se rejoignent incontestablement sur un point : ne plus faire des Etats centraux un point de passage obligé permet tout à la fois de valoriser le niveau local et de renforcer l’Union européenne. La manœuvre, si elle n’est jamais clairement revendiquée, se décline de deux manières : au niveau européen[25] par la promotion de la décentralisation et au niveau local par la constitution d’associations ou de réseaux afin de mieux défendre des intérêts communs.

i. Une promotion européenne de la décentralisation

La valorisation de l’administration locale est une réalité en droit communautaire. Mais il s’agit aussi d’un des objectifs récurrents du Conseil de l’Europequi est à l’origine de textes conventionnels importants en la matière. Parmi eux, on retiendra ici la Charte européenne de l’autonomie locale, même si la Charte urbaine européenne[26] et la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires[27] contribuent aussi à une européanisation de la culture administrative et politique locale.

Adoptée par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, la Charte européenne de l’autonomie locale constitue le premier instrument conventionnel qui définit et promeut les grands principes politiques et administratifs que doit respecter tout système démocratique d’administration locale. Dans la mesure où il s’agit d’un traité international, elle a par voie de conséquence une valeur juridique supérieure qui s’impose aux Etats signataires, tenus d’en respecter l’esprit, sinon la lettre. La Charte a ainsi été ouverte à la signature de tous les Etats membres du Conseil de l’Europe le 15 octobre 1985 et a pu entrer en vigueur le 1er septembre 1988. A ce jour, tous les Etats membres de l’Union européenne ont signé et ratifié la Charte.

Contraignante, la Charte oblige les Etats à mettre en œuvre et à respecter un ensemble de règles fondamentales qui entendent préserver l’indépendance politique, administrative et financière des collectivités locales. Pour cela, elle définit un principe essentiel – l’autonomie locale – qui doit être reconnu dans le droit interne de chaque Etat signataire. Elle impose également le respect du principe de subsidiarité qui implique que les collectivités décentralisées puissent gérer, sous leur propre responsabilité, une partie importante des affaires publiques dans l’intérêt de leur population locale. Outre le préambule qui énonce les principes fondamentaux[28] sur lesquels repose la Charte, la première partie doit retenir l’attention puisqu’elle est consacrée à des dispositions de fond relatives aux principes de l’autonomie locale. Il est ainsi précisé la nécessité pour chaque Etat de reconnaître un fondement constitutionnel et légal à l’autonomie locale (article 2). Puis, le concept d’autonomie locale est défini (article 3), avant que ne soient établis les principes relatifs à la nature et à l’étendue des pouvoirs des autorités locales (article 4). Dans ce cadre, il est stipulé le principe d’attribution législative ou constitutionnelle des compétences des collectivités décentralisées. En outre, l’article 5 entend protéger les limites territoriales des collectivités locales alors que l’article 6 consacre un principe d’autonomie en ce qui concerne l’organisation de leurs structures administratives ainsi que la possibilité de recruter du personnel. L’article 7 définit quant à lui les conditions d’exercice d’un mandat électif local. Quant au contrôle administratif des actes des collectivités locales, il doit en principe être limité (article 8), et les collectivités décentralisées se voient reconnaître par l’article 9 le droit de disposer de ressources financières suffisantes afin de préserver leur autonomie. L’article 10 leur reconnaît le droit de coopérer entre elles et de constituer des associations. Enfin, l’article 11 organise la protection de l’autonomie locale par le droit à un recours juridictionnel.

La seconde partie présente diverses dispositions relatives à la portée des engagements souscrits par les Etats signataires de la Charte. Le Conseil de l’Europe étant toujours soucieux de ménager les particularités juridiques et institutionnelles de chaque Etat membre, la Charte de l’autonomie locale autorise en effet les Etats à exclure certaines de ses dispositions (article 12). Fort heureusement, cet article prévoit tout de même un certain nombre de principes fondamentaux contenus auxquels les Etats doivent obligatoirement adhérer, sans possibilité de s’y soustraire. Classiquement en droit européen, cette Charte constitue donc un véritable compromis entre, d’une part, la reconnaissance de principes fondamentaux tels que l’autonomie locale en elle-même et l’attachement de l’administration territoriale à des idéaux démocratiques et, d’autre part, le fait que la décentralisation demeure une ‘affaire interne’ à chaque Etat membre, dans le respect de sa souveraineté nationale et de sa liberté d’organisation administrative[29].

ii. Une démarche associative

Afin de mieux défendre des intérêts communs, les collectivités locales ont également développé des lieux d’échange et d’expression de leurs préoccupations. Ces lieux peuvent être institutionnalisés – à l’image du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux – ou reposer sur une structure de nature associative moins intégrée. Ils n’en promeuvent pas moins l’idée de la pertinence d’une administration territoriale en Europe.

Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux constitue ainsi l’institution conçue pour représenter les collectivités locales et régionales au sein du Conseil de l’Europe[30]. S’il a été créé en 1994 par une résolution du Comité des ministres, ce Congrès est néanmoins le résultat d’une longue évolution institutionnelle trahissant une reconnaissance progressive de deux niveaux d’administration infra-étatique, d’abord local et ensuite régional, mais aussi une volonté d’assimiler cette assemblée à une véritable enceinte parlementaire, de par son organisation et son fonctionnement. Les deux chambres du Congrès réunissent des représentants disposant d’un mandat électif au sein d’une collectivité locale ou régionale, représentant au total plus de 200 000 collectivités locales et régionales, avec un mandat d’une durée équivalente à deux sessions ordinaires (soit deux années). Pour faciliter le bon fonctionnement de l’assemblée et mieux affirmer encore le caractère parlementaire de cet organe, les membres du Congrès se regroupent à la fois par délégation nationale et par groupe politique. Enfin, le Congrès désigne en son sein son président, dont le mandat est d’une durée similaire à celle des représentants, soit deux ans.

Le Congrès a pour missions principales de veiller à garantir la participation des collectivités locales et régionales au processus d’unification européenne et aux travaux du Conseil de l’Europe, de promouvoir la coopération entre collectivités décentralisées (par exemple sous la forme d’eurorégions) et d’œuvrer au développement de la démocratie locale et régionale. Plus précisément, il revient au Congrès d’accompagner les Etats membres du Conseil de l’Europe, et notamment les nouvelles démocraties, dans leurs processus de décentralisation. Il a également pour tâche d’examiner la situation de la démocratie locale et régionale dans les pays candidats à l’adhésion. De plus, de par son caractère parlementaire, le Congrès entend représenter et défendre les intérêts des conseils locaux et régionaux dans l’élaboration de la politique européenne. Enfin, le Congrès est parfois amené à observer le bon déroulement d’élections locales ou régionales dans des pays qui en font demande. Pour toutes ces activités, le Congrès s’appuie sur la collaboration de différents partenaires comme des associations nationales ou internationales de collectivités locales, des organisations non-gouvernementales, des mouvements citoyens, etc.

On pourrait également citer le Conseil des communes et régions d’Europe (Ccre). Créé en 1951, il s’agit d’une association à but non lucratif qui entend assurer la promotion d’une Europe fondée sur l’autonomie locale et régionale et la démocratie. Regroupement beaucoup moins formel que le précédent, il s’attache à influencer la réglementation et les politiques communautaires et à développer les échanges d’informations aux niveaux local et régional. Pour affirmer plus clairement son rôle au niveau mondial, le Conseil a tissé des coopérations avec des partenaires de tous les continents, notamment dans le cadre de la structure dénommée Cités et gouvernements locaux unis. Avec près de 100 000 membres, le Ccre constitue incontestablement la plus grande association d’autorités locales et régionales en Europe[31].

De même, l’Assemblée des Régions d’Europe (Are) regroupe plus de 270 régions issues de 33 pays et 16 organisations interrégionales. Organe de représentation politique et forum de coopération interrégionale, elle a été fondée sous la forme initiale d’un Conseil des régions d’Europe en 1985 avant de devenir officiellement l’Assemblée actuelle à partir de 1987 : la nouvelle dénomination insiste davantage sur son caractère représentatif et politique.

Conclusion

Si le droit européen relatif à l’administration territoriale comme les institutions européennes dévouées à la cause des collectivités territoriales constituent bien une réalité incontestable, cette forme d’européanisation – bottom down – des collectivités décentralisées ne doit cependant pas occulter une autre forme – bottom up – à laquelle les Etats éprouvent davantage de difficultés à s’opposer. Il s’agit donc bien d’une double européanisation, de moins en moins subie et de plus en plus choisie, qui cherche à contourner les réticences persistantes des Etats. Ceux-ci protègent néanmoins en toute légitimité leurs modèles respectifs d’administration locale, fruits d’une histoire et d’une géographie nationales que l’européanisation ne saurait remettre en cause.


[1] Nicolas.kada@upmf-grenoble.fr.

[2] Solis-Potvin L., « Intégration européenne et autonomie locale » in KadaN. (dir), Les Tabous de la décentralisation, Paris, Berger-Levrault, 2015, p. 119.

[3] Résolution sur la politique régionale communautaire et le rôle des régions, 18 novembre 1998, Joce, n° C326, p. 289.

[4] Marcou G., La régionalisation en Europe, Rapport au Parlement européen (réf. PE 168.498), Paris, Grale, 1999.

[5] En effet, aux débuts de la construction européenne, les différences de conceptions nationales en ce qui concerne le niveau régional sont flagrantes. Par exemple, en France, les régions étaient alors conçues uniquement dans une configuration de circonscriptions d’action régionale ; en Italie, seules les régions à statut spécial fonctionnaient ; les Länder allemands étaient dès l’origine bien plus que de simples régions, etc.

[6] Sous le contrôle de la Commission : Cf. art. 93 du traité CE.

[7] Après un an et demi de travaux au sein de la Convention sur l’avenir de l’Europe, où siégeaient 105 conventionnels, incluant des observateurs (dont 6 membres du Comité des régions), de décembre 2001 à juin 2003, puis une Conférence Inter Gouvernementale (Cig) qui s’est réunie à partir d’octobre 2003 jusqu’à début 2004, le traité établissant une Constitution pour l’Europe voyait enfin le jour. Il s’agissait d’un résultat qui se voulait simplificateur et plus démocratique, mais rejeté depuis par référendum en France et aux Pays-Bas. La ratification a dès lors été suspendue dans les autres Etats de l’Union, avant qu’un projet de relance sous forme de traité simplifié ne réapparaisse en juin 2007…

[8] Article I.5 du traité de Rome du 29 octobre 2004.

[9] Article J.11 du traité de Rome du 29 octobre 2004.

[10] Drevet J.-F., Histoire de la politique régionale de l’Union européenne, Paris, Belin, 2008.

[11] Comité des Régions, La cohésion territoriale en Europe, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 2003.

[12] Il faut souligner en complément que les régions les plus prospères – Londres, Hambourg et Bruxelles – sont toutes des zones urbaines.

[13] Ces programmes (Ispas, Sapard, Phare…) correspondaient à un montant total d’environ 22 milliards d’euros et des fonds supplémentaires sont disponibles pour l’après-adhésion. 

[14] Pour davantage de précisions, cf : Feral P.-A., Le Comité des régions, Paris, Puf, coll. Que-sais-je, 1998.

[15] Art.263 Traité CE.

[16] Féral P.-A., Le Comité des régions de l’Union européenne, du traité de Maastricht au traité d’Amsterdam, Paris, Anrt ; Thèse à la carte, 2004.

[17] Pour davantage d’exemples et une excellente présentation du contexte général : Lecherbonnier B., Les lobbies à l’assaut de l’Europe, Paris, Albin Michel, 2006.

[18] Vayssière B., Groupes de pression en Europe : Europe des citoyens ou des intérêts ? Toulouse, éd. Privat, 2002.

[19] Nonon J., Clame M., L’Europe et ses couloirs : lobbying et lobbyistes, Paris, Dunod, 1991.

[20] Oberdorff H., L’Union européenne, Grenoble, Pug, coll. Europa, 2007, p.113.

[21] Cf. notamment : Cjce, 21 septembre 1988, Commission c/ Grèce (aff. 68/88) et Cjce, 10 avril 1984, Von Colson et Kaman (aff. 14/83).

[22] Cjce, 15 décembre 1971, International Fruit Compagny (aff. 51 à 54/71).

[23] Cjce, 25 mai 1982, Commission c/ Pays-Bas (aff.97/81).

[24] Allemand R., Les modalités de contrôle administratif des actes locaux dans les pays de l’Union européenne (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Grande-Bretagne et Italie) in Combeau P. (dir.), Les contrôles de l’Etat sur les collectivités territoriales aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 246.

[25] Dans une acception plus large que le seul cadre européen puisqu’il s’agit plutôt ici du Conseil de l’Europe.

[26] Conseil de l’Europe, La charte urbaine européenne (Actes du colloque de Sofia du 16-17 mai 2002), Strasbourg, éd. du Conseil de l’Europe, 2006, 127 p.

[27] Adoptée le 5 novembre 1992 sous les auspices du Conseil de l’Europe afin de défendre et promouvoir les langues historiques régionales et les langues des minorités en Europe, cette convention, dont le but affiché est principalement d’ordre culturel, ne peut guère dissimuler des préoccupations politiques sous-jacentes en matière de démocratie et d’identité locales.

[28] Ces principes sont très généraux, et par conséquent de portée juridique réduite. Il s’agit, par exemple, d’affirmer la contribution vitale de l’autonomie locale à la démocratie, à l’efficacité de l’administration et à la décentralisation du pouvoir. Le préambule de la Charte insiste également sur le rôle important des collectivités locales dans la construction européenne.

[29] Pour un bilan (provisoire), cf. : Conseil de l’Europe, La charte européenne de l’autonomie locale. Vingtième anniversaire (Actes du colloque de Lisbonne du 8 juillet 2005), Strasbourg, éd. du Conseil de l’Europe, 2006.

[30] Pour un bilan (provisoire) de son activité, cf : Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, Cinquante ans de démocratie locale en Europe (table ronde organisée à l’ouverture de la quatorzième session plénière du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe), Strasbourg, Vd. du Conseil de l’Europe, 2007.

[31] Il est présidé depuis décembre 2004 par Michaël Häupl, gouverneur-maire de Vienne (Autriche).

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Du Droit chez Aya Nakamura ?

Voici la 35e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du seul livre publié hors de nos quatre collections :

Deux auteurs du Collectif L’Unité du Droit ont symboliquement décidé, en ce 14 février 2020, jour de Saint-Valentin, de déclarer respectueusement leur flamme juridique à la chanteuse Aya Nakamura en rédigeant – en son hommage – un ouvrage (extrait d’un opus collectif sur les lectures juridiques de fictions et également publié aux Editions l’Epitoge du Collectif L’Unité du Droit).

Sérieusement ?
Du Droit chez Aya Nakamura ?
« Y’a pas moyen » vous dites-vous !

Et vous avez peut-être raison !

Le présent ouvrage, tiré à part collector des Editions L’Epitoge, publié dans le cadre des festivités dédiées aux 16 années du Collectif L’Unité du Droit, témoigne des habitudes de travail et de recherche(s) ainsi que de l’objet social même dudit Collectif : il est rédigé sur une forme parfois légère et enjouée tout en reposant, au fond, sur une analyse juridique rigoureuse et détaillée. Il se veut ainsi accessible sans renier sa vocation académique. Il a par ailleurs été conçu en binôme étroit et égalitaire par un professeur d’Université et par un doctorant.

L’opus est construit en trois parties qui interrogent respectivement (après avoir posé les enjeux de l’étude et son prétexte pédagogique au cœur du mouvement Droit & Littérature) : le droit administratif (I), le droit privé (II) et l’Unité du Droit (III) au cœur des chansons et des prises de position(s) de l’artiste Aya Nakamura ici décodée par deux juristes comme si – elle aussi – appartenait à la communauté juridique. Après cette lecture, « Y’a pas moyen Gaja ? », « J’veux du Sarl » et tant d’autres titres (vous faisant découvrir la chanteuse à travers les droits de la propriété intellectuelle, de l’espace ou encore des marchés publics) n’auront plus de secret pour vous ! Il paraîtrait même que la chanteuse serait hégélienne : « j’crois qu’c’est le concept » !

Prétexte(s) pédagogique(s). En adoptant le prisme de l’Unité du droit, en abordant la question du droit des femmes et celui des minorités qu’incarnent la chanteuse, en confrontant ses œuvres à des questions concrètes et contemporaines de droit (comme certaines des restrictions opérées en contentieux administratif et ici dénoncées), en faisant découvrir au lecteur des branches méconnues mais pourtant passionnantes (comme le droit de l’espace extra-atmosphérique), l’article fera réviser, réfléchir et apprendre. N’est-ce déjà pas si mal[7] ? Les auteurs de l’article et du présent ouvrage soutiennent en effet que l’étude du droit dans et par ou au moyen de la fiction classique comme contemporaine est un prétexte pédagogique permettant l’étude des disciplines académiques et des concepts et des notions juridiques en dehors de toute application positive. En d’autres termes, il s’agit d’une recherche juridique qui n’a d’autre fin qu’elle-même : le plaisir intellectuel de faire du droit. Par ailleurs, les auteurs ne moquent en aucun cas l’artiste, ses textes et ceux qui les écoutent. Ils ont conscience qu’ils jouent de fiction(s) eux-mêmes pour traiter de questions juridiques. Ils assument totalement le fait que le présent article n’est qu’une succession de prétextes pédagogiques à l’étude du / des droit(s) dans un cadre fictionnel et ce, au prisme de l’Unité du droit. Ils savent pertinemment qu’Aya Nakamura est une chanteuse mais ont décidé de l’envisager de manière fictive en juriste en analysant ses textes comme une doctrine juridique ou nakamurienne (sic) qui permettra d’interroger plusieurs pans du droit positif.

l’ouvrage a été publié avec le soutien
et en partenariat étroit avec le partenaire du Collectif L’Unité du Droit :
Curiosités Juridiques

Obsédés textuels. On dit parfois des juristes qu’ils sont des « obsédés textuels » et qu’ils réussissent à trouver sinon à voir du Droit partout y compris là où il n’y en aurait peut-être pas, de la même manière qu’un artiste verrait de l’art potentiel en tout chose. Il y a cependant aussi, à la seule lecture de l’intitulé de cette contribution, des juristes qui vont se sentir rétifs et réticents sinon frontalement hostiles à l’idée qu’on puisse rechercher et analyser des questions juridiques et politiques dans l’œuvre de Mme Aya Danioko dite Aya Nakamura, chanteuse – désormais internationale[1] et populaire – qui n’est effectivement ni juriste ni auteure de doctrine juridique reconnue comme telle.

Les auteurs de l’ouvrage
M. le pr. M. Touzeil-Divina & M. R. Costa

L’objet du droit, c’est l’activité humaine. Si l’on retient comme nous l’a appris le doyen Foucart[2] que « l’objet principal du droit est l’homme », alors il faut nécessairement que le juriste non seulement acte que toute activité humaine (y compris fictionnelle) est potentiellement un objet d’étude et d’application juridiques mais encore qu’il appartient au juriste, s’il veut rester connecté à la société dans laquelle il se trouve, de se préoccuper de tous les faits sociaux qui l’entourent. « Le juriste[3] (à nos yeux) est accompli lorsqu’il sait rester curieux et être attentif à celles et à ceux qui l’entourent. Le juriste n’est plus (ou ne devrait plus être) ce notable sciemment éloigné de la table du repas social. Il est (et doit être) ce commensal impliqué et soucieux des manifestations sociales ». Or, sur ce point, les faits sont indiscutables : Aya Nakamura est – depuis 2017 (avec la sortie de son premier album Journal intime) et singulièrement depuis que son deuxième opus éponyme (Nakamura) a été promu « disque de platine » en 2018 – un véritable phénomène de société[4]. Par ailleurs, la chanteuse est entrée en 2019 au classement des 500 artistes les plus écoutés de la planète ainsi qu’à celui des 50 personnalités françaises les plus influentes du monde, détrônant jusqu’à Edith Piaf de l’artiste française la plus écoutée dans certains pays étrangers.

Le juriste qui l’ignorerait ne vivrait ainsi pas dans son époque.

Droit & idées politiques dans des fictions modernes. Il est évident que toute fiction ne parle pas de droit. Certains supports fictionnels (ce qui est le cas des chansons) y sont en revanche plus propices et ce, précisément lorsqu’ils évoquent des phénomènes et des actions ou activités sociales.

En étant ainsi un reflet, un témoin, une citoyenne – parfois même engagée – dans ses textes, Aya Nakamura parle d’objets juridiques. Elle donne à jouer avec des images juridiques et judiciaires dès le titre de certaines pistes : La dot, Gangster, Gang (feat. Niska) ou encore Soldat. Puis dans les textes : « Ouais je sens t’as le seum, j’ai l’avocat » in Pookie, « A la Bonnie and Clyde, t’es validé […] Suis-moi, tu verras, ça d’viendra illégal » in La dot.

Droit(s) & Littérature(s). Dans un premier temps, plusieurs universitaires du mouvement Law & Literature[5]ont d’abord considéré les liens entre droit(s) et fiction(s) à travers les romans et le théâtre principalement. Depuis plusieurs années, ce sont les films de cinéma et les séries télévisées qui ont intégré ces études juridiques de fictions ce dont témoigne aisément tant pour les romans que pour les séries télévisées le présent ouvrage. La littérature classique comme la pop-culture sont donc bien au cœur de ces recherches tant juridiques que littéraires. Les chansons[6], en décrivant des réalités ou parfois des fictions courtes qui sont – en tout état de cause – des reflets de l’activité humaine rentrent donc également potentiellement dans cette analyse initiée par le mouvement Droit & Littérature.

On notera, et il est important de le souligner ici explicitement, qu’il existe encore dans l’Université française des collègues (qui ne se procureront pas d’eux-mêmes cet ouvrage jugé par eux sûrement insignifiant) qui considèrent encore non seulement qu’ils ont le monopole de ce qui mérite(rait) d’être étudié avec sérieux mais encore qui dénigrent celles et ceux – dont nous sommes – qui s’occupent de droit(s) dans des fiction(s) et ce, pour y mener des études juridiques (par eux niées). Il s’agirait, ont même dit certain.e, d’une utilisation détournée voire frauduleuse de l’argent public. Bien sûr que le présent article est – aussi – un divertissement. Bien sûr qu’il va parfois proposer des interprétations capillotractées dans le seul but d’intéresser un public estudiantin qui, de lui-même, n’aurait pas acquis un ouvrage juridique mais, précisément, tel est bien l’un des objectifs assumés par ses porteurs et notamment par le Collectif L’Unité du Droit organisateur : ne plus considérer les études de Droit comme nécessairement désagréables, techniques, surannées, déconnectées de la réalité et élitistes mais au contraire des études actionnées par des acteurs et des actrices de ce siècle à l’écoute de la société et de ses préoccupations et faisant venir à elles et à eux des étudiants qui auraient sinon été rebutés. Partant, les propositions ici faites ne sont pas que des élucubrations vides de sens.

Discours du Droit & sur le(s) droit(s). Interprétations réalistes. La présente contribution va donc rechercher dans les textes des chansons d’Aya Nakamura s’il existe – et c’est évidemment le parti pris annoncé – une ou plusieurs dimensions juridiques. Partant, on oscillera – sciemment et volontairement – entre de véritables positions juridiques que nous estimons percevoir chez l’artiste et ce, par exemple dans certains engagements en faveur des droit(s) des femmes mais aussi – ce dont on ne se privera pas – en dénichant parfois du droit là où la chanteuse n’en avait certainement pas volontairement mis ou perçu.

Cela dit, n’est-ce pas là – précisément – la force du pouvoir de l’interprétation juridique que de faire dire – parfois – à un texte ce que son auteur n’a pas nécessairement cru ou voulu ? Lorsqu’en 1962 le Général de Gaulle sachant parfaitement que l’article 89 de la Constitution rend impossible une révision de la norme fondamentale en proposant directement au peuple de procéder à un changement par voie référendaire, il interprète le Droit de façon singulièrement extensive, personnelle et largo sensu. Il est évident que les rédacteurs de 1958 ne voulaient pas que se réalise ce qui s’est pourtant accompli en 1962 mais l’interprétation juridique l’a matérialisé car – en droit comme en arts[8] – : « Fuori dell’interpretazione, non c’è norma » (hors de l’interprétation, il n’y a pas de norme) ! C’est donc en « interprètes réalistes » que nous allons vous proposer des lectures juridiques de l’œuvre d’Aya Nakamura essentiellement à partir de son album Nakamura (version jaune initiale et édition Deluxe de l’automne 2019) et ce, autour de trois temps que réunit l’Unité du Droit : en droit administratif (I), en droit privé de façon plus générale (II) ainsi que dans quelques matières dites de spécialité(s) juridique(s) (III). Partant, vous allez découvrir une Nakamura juriste et même spécialiste.

Voici la table des matières de l’ouvrage :

Introduction                                                                          

I. Aya & le droit administratif                       

     A. Oh ! Gaja !                                                                      

     B. Une nouvelle sélection administrative :
          la Sagaa                                                                           

     C. Nakamura, spécialiste du contentieux
          des contrats publics                                                 

II. Aya & le droit privé                                     

     A. Nakamura & le droit des personnes
          et de la famille                                                            

     B. Nakamura & le droit au respect
          de la vie privée                                                            

     C. Nakamura & le droit des sociétés                     

III. Aya & l’Unité du droit                                

     A. Nakamura & le droit aéronautique                  

     B. Nakamura & la propriété intellectuelle         

     C. Nakamura & la théorie du Droit                         


[1] On apprend même que l’artiste sera en vedette du mythique festival de Coachella en 2020.

[2] Foucart Emile-Victor Masséna, Eléments de droit public et administratif ; Paris, Videcoq ; 1834 ; Tome I.

[3] On reprend ici l’opinion qu’à défendue l’un des coauteurs de l’article in « Droit(s) & Série(s) télévisée(s) : mariage de, avec ou sans raison ? » in Jcp – édition générale ; n°8 ; 25 février 2019 (« libres propos »).

[4] Le présent article intègre a minima l’ensemble des titres de l’album Nakamura (2018 et édition Deluxe de 2019 avec ses cinq titres supplémentaires dont un remix).

[5] Parmi lesquels, l’un des moteurs de ce mouvement dont la collection « Unité du Droit » des Editions L’Epitoge a accueilli le très bel ouvrage suivant : Weisberg Richard, La parole défaillante ; Toulouse, L’Epitoge ; 2019.

[6] Ainsi que le Collectif L’Unité du Droit l’avait déjà abordé avec : Touzeil-Divina Mathieu & Hoepffner Hélène (dir.), Chansons & costumes « à la mode » juridique et française ; Le Mans, L’Epitoge ; 2015.

[7] On présentera ici ses excuses auprès du lecteur pour qui ces questions sont une évidence mais la récente altercation publique provoquée par une collègue procédurière qualifiant d’adolescents irresponsables et de juristes utilisant à tort les deniers publics au regard de sa vision nécessairement objective de l’Université a de quoi faire frémir.

[8] Ascarelli Tullio, « Giurisprudenza costituzionale e teoria dell’interpretazione » in Rivista di diritto processuale ; Anno XIII (1957), n°1-3, p. 10.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Entre art(s), cadavre(s) & droit(s) (par Mme & M. Bouteille-Brigant)

Voici la 32e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait des 11 & 12e livres de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Il s’agit même ici de deux extraits, comme mariés, du Tome II (chapitre V, section 04) du Traité des nouveaux droits de la mort. En l’occurrence deux présentations entre art(s) & cadavre(s) de deux séries télévisées mêlant mort(s) & droit(s) ; le tout servi par les docteurs Magali Bouteille-Brigant & Jean-Marie Brigant.

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XI : Traité des nouveaux droits de la Mort
Vol I. La Mort, activité(s) juridique(s)

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina,
Magali Bouteille-Brigant & Jean-François Boudet)

– Sortie : 02 novembre 2014
– 430 pages
– Prix : 69 €

  • ISBN : 979-10-92684-05-6
  • ISSN : 2259-8812

Volume XII : Traité des nouveaux droits de la Mort
Tome II – La Mort, incarnation(s) cadavérique(s)

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina,
Magali Bouteille-Brigant & Jean-François Boudet)

– Sortie : 02 novembre 2014
– 448 pages
– Prix : 69 €

  • ISBN : 979-10-92684-06-3
  • ISSN : 2259-8812

Présentation :

« « Il ne suffit (…) pas au jurisconsulte de se préoccuper des vivants » affirme Gabriel Timbal dans l’introduction à sa célèbre (et controversée) thèse sur la condition juridique des morts (1903). Le Droit – ou plutôt les droits – s’intéressent en effet à toutes les activités humaines et sociétales. « L’objet du Droit, c’est l’homme » expliquait déjà en ce sens le doyen Foucart. Il importait donc de s’intéresser de la façon la plus exhaustive possible et ce, à travers le prisme de l’Unité du / des droit(s) à la matérialisation positive du ou des droit(s) relatif(s) à la Mort. A cette fin, les trois porteurs du Traité des nouveaux droits de la Mort ont réuni autour d’eux des juristes publicistes, privatistes et historiens mais aussi des praticiens du funéraire, des médecins, des anthropologues, des sociologues, des économistes, des artistes et des musicologues. Tous ont alors entrepris de présenter non seulement l’état positif des droits (publics et privés) nationaux concernant la Mort, le cadavre & les opérations funéraires mais encore des éléments d’histoire, de droit comparé et même quelques propositions normatives prospectives. Et si l’opus s’intitule Traité des « nouveaux » droits de la Mort, c’est qu’effectivement l’activité funéraire et le phénomène mortel ont subi depuis quelques années des mutations cardinales (statut juridique du cadavre, mort à l’hôpital, tabous persistants et peut-être même amplifiés devant le phénomène, service public des pompes funèbres, activité crématiste, gestion des cimetières, « prix » de la Mort, place et représentation de celle-ci et de nos défunts dans la société, rapports aux religions, professionnalisation du secteur funéraire, etc.). Matériellement, le Traité des nouveaux droits de la Mort se compose de deux Tomes : le premier envisage la Mort et ses « activités juridiques » et le second la Mort et ses « incarnations cadavériques » ».

Bones
ou Le cadavre sans tabou

présentation de Mme Magali Bouteille-Brigant
Maître de conférences de droit privé à l’Université du Maine,
Directrice adjointe du laboratoire Themis-Um (ea 4333),

Collectif L’Unite du Droit

572. « J’ai commis l’erreur de leur dire que je travaille sur les cadavres et les squelettes, ils me prennent pour un monstre »[1]. Si l’auteur du présent article aurait, à propos de la rédaction du Traité sur les nouveaux droits de la mort, pu prononcer cette phrase, la paternité de cette dernière est à attribuer à Zach, l’un des personnages récurrents de la série Bones. Librement adaptée des romans et de l’expérience de l’anthropologue et écrivaine Kathy Reichs[2], cette série, qui est encore en cours de tournage, s’étend pour le moment sur pas moins de dix saisons et de 190 épisodes. Elle met en scène les aventures de Temperance Brennan, alias Bones, une anthropologue judiciaire de l’Institut Jefferson, collaborant avec le FBI et l’agent spécial Seeley Booth, pour résoudre les enquêtes criminelles lorsqu’un corps résiste aux méthodes traditionnelles d’identification. La série utilise les ressorts bien huilés des séries américaines : sur fond d’enquête criminelle, elle met en scène une séduction larvée entre des héros que tout oppose : Bones, rationnelle à l’excès, relativement associale, et, au moins en apparence, insensible, et Booth, viril, attachant mais capable d’empathie, rapports que l’on a pu déjà observer entre les agents spéciaux Mulder et Skully. Toutefois, l’originalité de cette série devenue culte et l’intérêt de l’évoquer au sein du présent Traité, ne réside pas dans les relations amoureuses contrariées puis assumées de ce duo, mais plutôt dans le traitement qu’elle réserve à la mort, et ceci, sur deux aspects. En premier lieu, elle exploite et met en valeur une profession, qui bien qu’existant en France, reste pourtant marginale : l’anthropologie judiciaire encore appelée anthropologie médico-légale. En second lieu, contrairement à d’autres séries plus anciennes, qui ne faisaient que le suggérer, cette série montre le cadavre, en tant qu’objet d’étude, sans aucun détour ni artifice. C’est ainsi un cadavre sans tabou qui constitue l’ossature de la série, tant les techniques utilisées dans le cadre de l’anthropologie, le rendent prolixe (I) et tant l’utilisation et la monstration qui en sont faites sont dénuées de tout complexe (II).

I. Le cadavre très prolixe

573. Si les cadavres sont les « témoins muets du passé », Temperance Brennan, en tant qu’anthropologue judiciaire, a les moyens de les faire parler. En effet, l’anthropologie judiciaire est une discipline appliquant aux restes humains, dans le cadre d’une enquête judiciaire, les techniques de l’anthropologie physique et biologique, laquelle, tirée du grec « antropos », qui signifie « Homme » et logia, qui signifie « étude », peut se définir comme la science qui étudie les humains. L’anthropologie médico-légale est très utile lorsque l’identité de la personne décédée n’est pas connue. C’est le cas, notamment, en cas de découverte d’un corps entier à l’état de squelette ou de fragments d’os. A cet égard Brennan est à de nombreuses reprises sollicitée pour identifier l’un des squelettes victime du tueur en série dénommé Gormogon[3], un cannibale reconstituant un squelette en argent à partir des os de ses victimes. C’est le cas également lorsque le cadavre, encore recouvert de chair, est dans un état de putréfaction avancée rendant impossible la reconnaissance faciale ou digitale. Ainsi, l’équipe de l’Institut Jefferson contribuera à identifier un cadavre en décomposition retrouvé dans une baignoire, emplie d’un liquide visqueux. C’est encore le cas lorsque, dans le cadre des catastrophes aériennes ou des attentats terroristes, les corps non identifiées, sont désarticulés et disséminés. Ainsi, dans l’épisode intitulé « faux-frères », Bones est amenée à identifier les restes d’une personne ayant péri dans l’explosion de sa voiture[4]. Le rôle de l’anthropologue sera alors de déterminer l’origine humaine ou non des restes, et d’établir le profil de l’individu concerné en précisant ses origines, son sexe, son âge, sa taille et tout élément permettant de l’individualiser. Ainsi, Bones est amenée dans l’épisode intitulé « Beauté Fatale », a identifier les restes éparpillés d’une personne retrouvée autour de l’aéroport. L’étude, mettant en évidence les mutltiples interventions chirurgicales subies par la victime, permettra de déterminer que la personne décédée est une femme tombée aux prises d’une industrie du relooking peu scrupuleuse. De la même manière, l’équipe pourra à partir des restes humains retrouvés dans une fosse septique, identifier le corps du présentateur d’une émission de télévision controversée[5]. A l’écran comme dans la pratique réelle, l’anthropologue judiciaire peut, dans la réalisation de sa tâche être aidé par d’autres professionnels. Bones est ainsi entouré d’un entomologiste médico-légal, Hodgins. L’entomologie médico-légale ou forensic, développée en 1894 par le vétérinaire Jean-Pierre Megnin, permet, en étudiant les insectes intervenant aux divers stades de décomposition du cadavre, d’obtenir la date du décès, mais peut également apporter des informations sur d’éventuels transports ou manipulation du cadavre. Le professionnel de cette discipline s’attache, en observant les hyménoptères, coléoptères, lipédoptères ou autres diptères, colonisant le corps mort, à donner leur âge. Plusieurs espèces d’arthropodes participent ainsi à la datation du cadavre : les arthropodes nécrophages, comme les diptères, qui sont les premiers insectes intéresser par le cadavre frais ; les arthropodes nécrophiles, qui se nourrissent des insectes nécrophages, et ensuite les arthropodes omnivores qui se délectent à la fois du cadavre et des insectes l’entourant. De la même manière, Bones est aidée de son amie Angela, laquelle a mis au point un logiciel de reconstitution faciale en 3D à partir d’un crâne. Si cette technologie n’existe pas en tant que telle pour le moment, les auteurs de la série ont seulement fait preuve d’anticipation. En effet, il existe déjà des méthodes de reconstitution faciale. En effet la Méthode Guerrasimov, permet depuis le milieu du XXe siècle, de reconstituer par la sculpture les traits du visage d’un homme et de l’ensemble de sa tête[6]. C’est notamment en utilisant le logiciel de reconstitution faciale qu’elle a créée qu’Angela permettra d’identifier, à partir d’un crâne, la mère de Bones[7]. En mettant à l’écran des professions souvent méconnues, telles que l’entomologie forensic ou l’anthropologie judiciaire, suscitant ainsi des vocations, qui risquent toutefois d’être contrariées tant cette dernière discipline reste, dans le monde, marginale. Une autre originalité de la série Bones est d’exposer ou de montrer des cadavres sans détours.

II. Un cadavre sans complexe

574. La série Bones portant sur une activité à objet macabre, elle met en scène tous les états possibles du cadavre humain, mais dépasse également certains tabous[8], en ne s’interdisant de montrer le cadavre d’aucune catégorie humaine, participant de la sorte à une certaine banalisation de la mise en scène d’un corps mort. Les enquêtes du duo Brennan/Booth les amènent à découvrir les cadavres dans tous leurs états, du mieux conservés au plus altérés. Les scientifiques de l’institut Jefferson sont ainsi amenés, à étudier des cadavres aussi bien conservés que celui, congelé, d’un pompier volontaire retrouvé dans un lac gelé [9] d’une personne, momifié, retrouvé dans le mur d’une discothèque[10]. L’anthropologue judiciaire est également confronté à des cadavres plus altérés allant du corps en état de décomposition avancée retrouvé sur plage[11], à celui retrouvé liquéfié dans une baignoire[12] ou carbonisé par une clôture électrique[13], en passant par les corps digérés par des animaux[14] ou encore cuits en petits morceaux dans le micro-ondes d’un avion[15]. Les enquêtes de Bones mettent également en scène, toutes les catégories de cadavres, les auteurs ne s’interdisant n’y de montrer le corps d’un vieil homme, ni celui d’une femme enceinte retrouvée dans la baie du Delaware[16]. Allant un peu plus loin dans la transgression des tabous, les auteurs de la série n’hésitent pas à montrer, les cadavres en décomposition de jumeaux, adolescents retrouvés dans une cuve étanche, ni même dans l’épisode intitulé « Innocence perdue », le corps en décomposition d’un enfant[17] retrouvé dans un terrain vague.

En brisant les tabous et en s’attachant à montrer le cadavre de toute personne, dans tous ses états, les auteurs participent d’un mouvement de banalisation du cadavre. Alors que dans les séries des années 90, les cadavres n’étaient que suggérés, tout comme la violence à l’origine de ces morts, les séries plus récentes, à l’instar de certains longs métrages tels que le film Seven, mettant en scène des meurtres illustrant les sept péchés capitaux, s’attachent à montrer le cadavre sans détours ni artifices. D’autres séries iront encore plus loin, et notamment la très esthétique série Hannibal, laquelle filme des scènes de crimes toujours plus inventive et suggère le cannibalisme de l’un des protagonistes principal. Cette banalisation du cadavre interroge et confine au paradoxe. En effet, la place des morts dans la société actuelle est de plus en plus restreinte. Les morts, réels, ne font plus partie du décor. Le mort n’a plus droit de cité. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler le sort réservé à la très controversée exposition anatomique Our Body[18], ou de constater les questionnements éthiques récents suscités par la conservation et l’exposition des restes humains dans les musées[19]. Même les cendres sont aujourd’hui exclues des lieux de vie puisque, alors même que le défunt en aurait exprimé la volonté contraire, elles ne peuvent être conservées au domicile des proches de la personne disparue. A l’inverse, de la série Les Experts à Bones, en passant par NCIS, Six feet Under, Dead like me ou encore The Walking Dead, les morts virtuels envahissent nos salons, replaçant ainsi les morts au coeur même des vivants. Aussi pouvons-nous interroger sur le rôle de substitut des morts de nos fictions et sur l’utilité de ces séries quant à la construction de la représentation de la mort de chacun, représentation nécessaire l’apprivoisement de l’angoisse de la mort[20].

Dexter

présentation de M. Jean-Marie Brigant
Maître de conférences à l’Université de Lorraine,
associé Themis-Um (ea 4333)

575. Inspiré des romans de Jeff Lindsay[21], Dexter est une série américaine créée par James Manos Jr, diffusée sur les chaînes de télévision Showtime puis Cbs aux Etats-Unis puis sur les chaînes Canal + et Tf1 en France. S’étirant sur huit saisons et pas moins de quatre-vingt-seize épisodes, cette série met en scène un personnage Dexter Morgan, à la fois morpho-analyste le jour (il analyse les traces de sang sur les scènes de crimes) et tueur en série la nuit : « Dexter / Deux en un »[22]. Comme le souligne Martin Julier-Costes, « Déjà la dichotomie est significative et correspond trait pour trait aux caractéristiques du psychotique, malade typique du monde contemporain, tout en reprenant une figure célèbre, celle du Docteur Jekyll et de Mr Hyde »[23]. En journée, ce anti-héros joue à l’homme idéal feignant en effet de se conformer aux attentes sociales qui pèse sur lui en ayant une vie normale : en bref, un travail et une famille. Dès la nuit tombée, ce même individu se meut en serial killer justicier, ne tuant que les criminels qui « méritent », suivant ainsi le « Code »[24] inculqué par son père adoptif, Harry Morgan. A l’instar de ce que le jour doit à la nuit, « ce besoin de tuer (…) lui permet de se régénérer et de continuer ainsi sa vie normale »[25]. Pour ce personnage « complexe et bicéphale »[26] se cachant à la vue de tous, la mort est son véritable métier (I) tandis que les morts constituent son seul et unique loisir, son « hobby » (II).

I. La mort est son métier

Comme dans de nombreuses séries[27], la mort occupe une place non négligeable dans la vie de Dexter Morgan, expert médico-légal en analyses de traces de sang pour la police de Miami. Il ressort de ces huit saisons que ce phénomène qu’est la mort est indissociable de l’enfance du personnageet du caractère scientifique de sa profession.

576. La mort couplée à son enfance. Pour comprendre ce qui dans la construction du personnage de Dexter pouvait expliquer qu’il devienne un tueur mais également un expert en traces de sang (les deux étant liés), le spectateur est conduit dès la première saison, à se plonger dans son enfance. Dexter et son frère Brian Moser (alias Rudy Cooper) ont assisté à l’assassinat de leur mère, informatrice pour la police. Cette dernière est tuée par des narcotrafiquants à l’aide d’une tronçonneuse. La scène a lieu dans un container en présence de ses deux jeunes fils qui seront miraculeusement épargnés. Après avoir passé deux jours à baigner dans le sang de leur propre mère, Dexter et son frère vont depuis lors développer une obsession pour le sang. Si Dexter est adopté par le policier Harry Morgan, Brian quant à lui est laissé au motif qu’il est trop grand et ne peut plus être « sauvé ». Ce dernier deviendra par la suite « le tueur au camion frigorique » ou « tueur de glace » (Saison 01 (S01)). Si l’enfance n’explique pas tout, on y découvre bien souvent les racines du mal : « Il faut toujours regarder l’enfance d’un criminel pour savoir qu’un jour, il a été un enfant innocent » comme le souligne Robert Badinter[28].

577. La mort couplée à la science. Dans plusieurs séries, la science occupe une place importante, devenant parfois l’un des personnages comme dans la série « Les Experts »[29]. Dans la série Dexter, le héros est un technicien des scènes de crimes, analysant les projections de sang : « Sur une scène de crime, il est celui qu’on écoute. Il pratique son métier comme un art et lit dans le sang comme dans un livre »[30]. Pour lui, le sang ne ment jamais, il parle car le sang parle toujours, rappelle l’intéressé au gré des épisodes (E01S03). La figure de Dexter en tant qu’expert scientifique renvoie au couple « science/mort », qui « trouve dans ce type de série un terrain d’entente et illustre des invariants anthropologiques comme la peur de la contagion et le respect envers le mort. L’hygiène et la « maîtrise » de la science protègent les vivants d’une possible contagion et le corps (vivant ou mort) est finalement sacralisé, pour sa valeur scientifique ou esthétique »[31]. Cette plongée quotidienne de Dexter dans la mort constitue en effet le cadre dans lequel il évolue et sa raison de vivre. Son métier lui permet non seulement de faire le bien (retrouver les criminels) mais également de faire le mal (les punir définitivement). Grâce à son métier, il peut assouvir ses pulsions et sa passion.

II. Les morts sont sa passion

Alors que les morts se font rares dans la vie concrète des spectateurs, ceux-ci sont omniprésents dans les séries Tv. La série Dexter n’échappe pas à ce phénomène de compensation[32]. Chaque épisode, chaque saison fait apparaître son lots de cadavre : ceux qui sont vengés par ce sérial killer justicier et ceux qui sont laissés par celui-ci.

578. Les morts vengés par Dexter. Le métier de Dexter le conduit, ainsi que le téléspectateur, à découvrir les morts laissés par des criminels ayant échappé ou risquant d’échappé aux mailles de la Justice. L’accumulation des épisodes fait apparaître les cadavres dans tous leurs états : prostituée entièrement vidée de son sang et découpée en morceaux (S01), femmes écorchées/dépecées (S03), jeunes femmes tuées dans leur bain, mères de famille forcées à se jeter dans le vide et hommes frappés à coups de marteau (S04), femmes enlevées, torturées et placées dans des tonneaux (S05), personnes crucifiées (S06), maris empoisonnés (S07), victimes séquestrées puis trépanées (S08), … En définitive, « c’est toute l’échelle des états possibles de la condition post-mortem qui est ainsi donnée à voir »[33].Chaque saison de Dexter donnant naissance à un nouveau tueur en série, les manières de mourir comme celles d’être mort vont ainsi varier, à la différence du mode opératoire de ce anti-héros.

579. Les morts « laissés » par Dexter. Aux termes des huit saisons, Dexter a fait un total (hors animaux) de 132 victimes, depuis le meurtre de Mary, l’infirmière empoisonneuse (E03S01), jusqu’à celui d’Oliver Saxon (E12S08). A de rares exceptions[34] et contrairement à ce que laisse penser le générique[35], Dexter procède toujours de la même manière : il endort ses victimes, les attache avec de la cellophane à une table dans un endroit reculé et entièrement recouvert de bâches de plastique (« la killing room »), leur montre les photos de leurs propres victimes, leur prélève une goutte de sang en guise de trophée et enfin les poignarde en plein cœur. Les corps sont ensuite découpés en morceaux mis dans des sacs poubelles puis jeter dans les eaux de Miami. Comme on peut le constater, « ses mises à mort se font suivant un rituel précis qui ne laisse aucune place au hasard »[36]. Ce rituel se termine par une cérémonie à bord de son bateau ironiquement appelé « Slice au Life » (Tranche de vie) qui n’est pas sans rappeler la barque funéraire : « Destinée aux pérégrinations dans le monde des morts, la barque funéraire symbolise l’embarcation menant le défunt à sa sépulture »[37]. A deux reprises, Dexter va tenter d’emprunter cette même barque qui doit le conduire à sa propre sépulture mais en vain.


[1] Bones, saison 01, épisodes 06.

[2] Voir not. Déjà dead, Robert Laffont, 1997.

[3] Voir notamment Bones, S03E15.

[4] Bones, S01 E02 Faux Frères.

[5] S04E03, Les hommes de sa vie.

[6] Vue Marc, « Le crâne et le Savant : la méthode Guerrassimov », L’Histoire, 01 mars 1993, p. 64.

[7] S01E22, Passé composé.

[8] En ce sens voir Merckle Pierre, Dolle Thomas, « Morts en séries : représentations et usages des cadavres dans la fiction télévisée contemporaine », Raison Publique, n° 11, décembre 2009, p. 229 et s.

[9] S04E13, Le feu sous la glace.

[10] S01E06, La momie . Voir également S03E05, Super Héros.

[11] S06E03, Guido on the Rocks.

[12] S02E05 les femmes de sa vie.

[13] S05E05, Anock.

[14] S01E04, Dans la peau de l’ours.

[15] S04E10, Passager 3-B.

[16] S02E02, la place du père.

[17] S05E01, Innocence perdue.

[18] Sur cette exposition voir not. Claire Gwénaëlle, « L’exposition anatomique « Our body », une atteinte à la dignité du cadavre ? », Méd. et Droit 2011 n° 108 p. 136 et s.; Marrion Bertrand, Exposition Our body : corps ouverts mais expo fermée ! ; Jcp G, 2010 p. 2333 et s.; Labbee Xavier, « Interdiction de l’exposition « Our Body, à corps ouverts » », D. 2009 p. 1192 ; Pierroux Emmanuel, « « Our Body, à corps ouverts », l’exposition fermée », Gaz. Pal. 2009 n° 147-148 p. 02 et s.; Loiseau Grégoire, « Des cadavres mais des hommes », Jcp G 2009 p. 23 et s.

[19] Cadot Laure, « Les restes humains, une gageure pour les musées», La lettre de l’Ocim ; 2007 ; n° 109 p. 04 à 15. Voir également Des collections anatomiques aux objets de cultes, conservation et exposition des restes humains dans les musées ; Antz, Jean-Edouard, « Réflexions autour du statut juridique des collections muséales d’origine humaine »,  Rgdm 2012 n° 45, p. 07 et s.; Cornu Marie, « le corps humain au musée : de la personne à la chose », D. 2009 chron. p. 1907 et s.

[20] Sur ce point voir Martin, « le paradigme du déni social de la mort à l’épreuve des séries télévisées, Mise en scène et mise en sens de la mort » in La mort dans les jeux vidéo, L’esprit du temps, 2011.

[21] La saga comprend plusieurs tomes : Ce cher Dexter ; Paris, éd. Points ; 2005 – Dexter revient ! / Le Passager noir ; Paris, éd. Points ; 2005 – Les Démons de Dexter ; Paris, éd. Points ; 2008 – Dexter dans de beaux draps ; Paris, éd. Points ; 2010 – Ce délicieux Dexter ; Paris, éd. Points ; 2010 – Double Dexter ; Points ; 2013 ; Dexter fait son cinéma ; Paris, éd. Lafon, 2014.

[22] Titre de l’épisode 01de la Saison 01 (E01S01).

[23] Julier-Costes Martin, « Le paradigme du déni social de la mort à l’épreuve des séries télévisées. Mise en scène et mise en sens de la mort », L’esprit du tempsÉtudes sur la mort, 2011/1 n° 139, p. 155.

[24] Les commandements sont les suivants : « Ne te fais pas attraper – Ne tue que ceux qui le méritent – Sois totalement certain de leur culpabilité – Ne t’implique jamais émotionnellement – Contrôle tes pulsions, ne te laisse pas contrôler ».

[25] Julier-Costes Martin, art. précit., p. 156.

[26] Blum Charlotte, Dexter : le guide non officiel ; Paris, éd. Archipel ; 2011 ; p. 21.

[27] Merckle Pierre, Dolle Thomas, « Morts en séries : représentations et usages des cadavres dans la fiction télévisée contemporaine », Raison Publique, n° 11, déc. 2009, p. 233 : « A la suite de la diffusion des Experts, on a rapidement assisté à une multiplication des fictions télévisées plaçant les cadavres, et les professions organisées autour de leur traitement, au centre de leur dispositif narratif, de Six Feet Under à Dexter, en passant par quelques séries moins remarquées, mais tout aussi remarquables de ce point de vue, comme All Souls, Crossing Jordan (Preuves à l’appui), Dead Like Me, Tru Calling, Afterlife, et d’autres mieux connues des téléspectateurs français, comme Ncis et Bones ». V. égal. Pierre Langlais, « De Lost à Southcliffe : la place du mort dans les séries », Télérama, 05 septembre 2014.

[28] Grossmann Agnès, L’enfance des criminels ; Paris, Broché, 2012,

[29] Alh Nils C. et Fau Benjamin, Dictionnaire des séries télévisées ; Paris, Rey, 2011, p. 344 : « Les personnes principaux sont attachants (…). Certes, ils ne sont jamais, ou presque, au cœur de l’action ».

[30] Blum Charlotte, Dexter : le guide non officiel ; Paris, éd. Archipel ; 2011 ; p. 21.

[31] Julier-Costes Martin, « Le paradigme du déni social de la mort à l’épreuve des séries télévisées. Mise en scène et mise en sens de la mort », L’esprit du tempsEtudes sur la mort, 2011/1 n° 139, p. 155.

[32] En ce sens, Bersay Claude, « Le mort en spectacle », Etudes sur la mort, 2006/1 n° 129, p. 171 et s.

[33] Merckle Pierre, Dolle Thomas, « Morts en séries : représentations et usages des cadavres dans la fiction télévisée contemporaine », Raison Publique, n° 11, déc. 2009, p. 234.

[34] Découpage sauvage à la tronçonneuse pour le meurtrier de sa mère, Santos Jimenez (Episode 08 Saison 02) et étranglement pour le pédophile Nathan Marten (E03S03).

[35] « Dexter, le serial killer sublimé », Le Monde des séries, 17 mars 2011 : « La routine matinale de Dexter est un passage en revue de toutes les manières de tuer : l’étranglement, la suffocation, la noyade, l’arme blanche, la lacération, le broyage, la brûlure, le choc brutal (la coquille d’oeuf qui renvoie à l’idée d’un crâne qui se fend). Cela s’accompagne même d’une suggestion de réduction des chairs (gros plan sur l’orange pressée) et de cannibalisme : Dexter fait cuir un morceau de viande qu’il engloutit avec une évidente délectation ».

[36] Blum Charlotte, Dexter : le guide non officiel ; Paris, éd. Archipel ; 2011 ; p. 10.

[37] Thomas Louis-Vincent, « Mort – Les sociétés devant la mort », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 10 sept. 2014 (http://www.universalis.fr/encyclopedie/mort-les-societes-devant-la-mort/).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Remise des Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre

Les Editions L’Epitoge du Collectif l’Unité du Droit sont très heureuses de vous annoncer la remise – à leur récipiendaire – des Mélanges en l’honneur de M. le professeur Jean-Louis MESTRE.

Ces Mélanges forment les huitième & neuvième
numéros issus de la collection « Académique ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volumes VIII & IX :
Des racines du Droit

& des contentieux.
Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre

Ouvrage collectif

– Nombre de pages : 442 & 516

– Sortie : mars 2020

– Prix : 129 € les deux volumes.

ISBN / EAN unique : 979-10-92684-28-5 / 9791092684285

ISSN : 2262-8630

Mots-Clefs :

Mélanges – Jean-Louis Mestre – Histoire du Droit – Histoire du contentieux – Histoire du droit administratif – Histoire du droit constitutionnel et des idées politiques – Histoire de l’enseignement du Droit et des doctrines

Présentation :

Cet ouvrage rend hommage, sous la forme universitaire des Mélanges, au Professeur Jean-Louis Mestre. Interrogeant les « racines » du Droit et des contentieux, il réunit (en quatre parties et deux volumes) les contributions (pour le Tome I) de :

Pr. Paolo Alvazzi del Fratte, Pr. Grégoire Bigot, M. Guillaume Boudou,
M. Julien Broch, Pr. Louis de Carbonnières, Pr. Francis Delpérée,
Pr. Michel Ganzin, Pr. Richard Ghevontian, Pr. Eric Gojosso,
Pr. Nader Hakim, Pr. Jean-Louis Halpérin, Pr. Jacky Hummel,
Pr. Olivier Jouanjan, Pr. Jacques Krynen, Pr. Alain Laquièze,
Pr. Catherine Lecomte, M. Alexis Le Quinio, M. Hervé Le Roy,
Pr. Martial Mathieu, Pr. Didier Maus, Pr. Ferdinand Melin-Soucramanien, Pr. Philippe Nélidoff, Pr. Marc Ortolani, Pr. Bernard Pacteau,
Pr. Xavier Philippe, Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso,
Pr. Hugues Richard, Pr. André Roux, Pr. Thierry Santolini, M. Rémy Scialom, M. Ahmed Slimani, M. Olivier Tholozan,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Michel Verpeaux,

… et pour le Tome II :

M. Stéphane Baudens, M. Fabrice Bin, Juge Jean-Claude Bonichot,
Pr. Marc Bouvet, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Christian Bruschi,
Prs. André & Danielle Cabanis, Pr. Chistian Chêne, Pr. Jean-Jacques Clère, Mme Anne-Sophie Condette-Marcant, Pr. Delphine Costa,
Mme Christiane Derobert-Ratel, Pr. Bernard Durand, M. Sébastien Evrard, Pr. Eric Gasparini, Père Jean-Louis Gazzaniga, Pr. Simon Gilbert,
Pr. Cédric Glineur, Pr. Xavier Godin, Pr. Pascale Gonod,
Pr. Gilles-J. Guglielmi, Pr. Jean-Louis Harouel, Pdt Daniel Labetoulle,
Pr. Olivier Le Bot, Pr. Antoine Leca, Pr. Fabrice Melleray,
Mme Christine Peny, Pr. Laurent Pfister, Pr. Benoît Plessix,
Pr. Jean-Marie Pontier, Pr. Thierry S. Renoux, Pr. Jean-Claude Ricci,
Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli, Mme Solange Ségala,
Pdt Bernard Stirn, Pr. Michael Stolleis, Pr. Arnaud Vergne,
Pr. Olivier Vernier & Pr. Katia Weidenfeld.

Mélanges placés sous le parrainage du Comité d’honneur des :

Pdt Hélène Aldebert, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Sabino Cassese, Pr. Francis Delpérée, Pr. Pierre Delvolvé, Pr. Bernard Durand,
Pr. Paolo Grossi, Pr. Anne Lefebvre-Teillard, Pr. Luca Mannori,
Pdt Jean Massot, Pr. Jacques Mestre, Pr. Marcel Morabito,
Recteur Maurice Quenet, Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli,
Pr. André Roux, Pr. Michael Stolleis & Pr. Michel Troper.

Mélanges réunis par le Comité d’organisation constitué de :

Pr. Jean-Philippe Agresti, Pr. Florent Blanco, M. Alexis Le Quinio,
Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso, Mme Solange Ségala,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Katia Weidenfeld.

Ouvrage publié par et avec le soutien du Collectif L’Unité du Droit
avec l’aide des Facultés de Droit
des Universités de Toulouse et d’Aix-Marseille
ainsi que l’appui généreux du
Centre d’Etudes et de Recherches d’Histoire
des Idées et des Institutions Politiques (Cerhiip)
& de l’Institut Louis Favoreu ; Groupe d’études et de recherches sur la justice constitutionnelle (Gerjc) de l’Université d’Aix-Marseille.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

« LE PARLEMENT, ECRAN AU CARRE ? » par le pr. Guy Carcassonne

Voici la 25e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 7e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012 : Le Parlement aux écrans !

Au sein de ce opus, nous avons choisi de publier les conclusions à ce colloque du regretté professeur Guy Carcassonne.

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume VII :
Le Parlement aux écrans !

Ouvrage collectif
(Direction : Mathieu Touzeil-Divina)

– Sortie : automne 2013 / Prix : 39 €

  • ISBN : 979-10-92684-01-8
  • ISSN : 2259-8812


Présentation :

Le présent ouvrage est le fruit d’un colloque qui s’est déroulé à l’Université du Maine le 05 avril 2013 dans le cadre de la 2ème édition des « 24 heures du Droit ». Co-organisé par le Collectif L’Unité du Droit et le laboratoire Themis-Um (ea 4333), il est dédié à la mémoire du professeur Guy Carcassonne qui fut l’un des membres de son conseil scientifique et dont l’allocution de clôture est ici reproduite in extenso en hommage. Le colloque « Le Parlement aux écrans ! » (réalisé grâce au soutien de l’Assemblée Nationale ainsi qu’avec le concours des chaînes parlementaires Public Sénat & Lcp-An) s’est en effet proposé de confronter le droit parlementaire et ses acteurs à tous les écrans : de communication(s), informatiques, réels ou encore de fiction(s). Comment les délégués d’une Nation (en France mais aussi à l’étranger) sont-ils incarnés et / ou représentés dans et par les écrans ? Les médias leur sont-ils singuliers ? L’existence de chaînes à proprement parler « parlementaires » est-elle opportune et efficiente ? En particulier, comment y est gérée la question du pluralisme et de l’autonomie financière ? Comment le cinéma, la fiction et finalement aussi peut-être le grand public des citoyens perçoivent-ils le Parlement et ses acteurs, leurs rôles, leurs moyens de pression ? Y cède-t-on facilement à l’antiparlementarisme ? Comment y traite-t-on des enjeux et des phénomènes parlementaires historiques et / ou contemporains ? Quelle y est la « mise en scène » parlementaire ? Existe-t-il, même, un droit de ou à une télévision camérale ?

Telles sont les questions dont le présent colloque a traité avec la participation exceptionnelle du maestro Costa-Gavras, de parlementaires (dont le Président Delperee et la députée Karamanli), d’administrateurs des Chambres, de journalistes caméraux et directeurs de chaînes, d’universitaires renommés (dont les professeurs Benetti, Ferradou, Guglielmi, Hourquebie, Millard, de Nanteuil, Touzeil-Divina et Mmes Gate, Mauguin-Helgeson, Nicolas & Willman) ainsi que d’étudiants des Universités du Maine et de Paris Ouest.

« Les juristes (…) et les politistes s’intéressent à cette scène particulière [le Parlement] avec intelligence, distance et humour. Ils ne laissent jamais indifférents lorsqu’ils donnent un sens à l’action des politiques sur cette scène originale. Ils interprètent, c’est un trait des juristes, les positions des politiques et leur façon de se mouvoir entre eux devant les citoyens. Plus encore ils donnent à voir les relations que les écrans, la fiction, a et entretient avec une réalité qui ressemble, elle-même, à une scène. Il y a un effet de miroir et de lumières très original que le cinéma n’est pas / plus seul à donner. Pour le comprendre il faut lire l’ensemble des contributions de ce colloque original, intelligent et libre, et qui rend plus intelligent et plus libre ».   Costa-Gavras

Colloque réalisé et ouvrage publié avec le concours du Collectif L’Unité du Droit, du groupe SRC de l’Assemblée Nationale ainsi que du laboratoire juridique Themis-Um.

« Le Parlement, Ecran au carre ? »
Allocution de clôture au colloque « Le Parlement aux écrans ! »
par M. le Professeur Guy Carcassonne

Le 05 avril 2013, à l’Université du Maine, le pr. Guy Carcassonne nous avait fait l’honneur de clôturer la 2nde édition des « 24 heures du Droit ». Membre du comité scientifique qui avait permis à cette manifestation de se matérialiser, il avait prononcé avec la verve et le talent qu’on lui connaît les mots suivants[1] :

Le Parlement : écran au carré ?

« Je vais déjà commencer par me singulariser de tous mes préopinants en ne remerciant pas Mathieu Touzeil-Divina. Non, je ne peux pas lui dire merci, parce qu’il me force à prendre la parole en dernier, à un moment où nous sommes ensemble depuis plus de huit heures, et où il me faut commencer par rendre hommage à votre endurance ; mais à ne pas en abuser ! Alors rassurez-vous, de toute façon, j’ai un train à prendre, donc je ne risque pas de m’étendre trop longuement dans ce propos terminal. Propos terminal, c’est là un second motif pour ne pas remercier Mathieu. Je ne sais pas véritablement ce qu’est l’objet car évidemment dans le temps qui m’est imparti pour des raisons ferroviaires, et que je veux demeurer limité pour des raisons humanitaires, je ne pourrai pas faire une synthèse d’une journée aussi riche. Faute de cela, je vais me borner à quelques remarques que m’ont inspirées les propos que j’ai entendus, et éventuellement quelques réflexions personnelles que je pourrais avoir sur le sujet.

La première pour dire que, cela a été évoqué mais à demi-mot seulement, nous sommes dans une situation curieuse : « Le Parlement aux écrans ». Qu’est-ce qu’un écran si ce n’est le lieu d’une représentation ? Et qu’est-ce qu’un Parlement si ce n’est le lieu d’une autre représentation ?

Donc nous sommes là sur de la représentation au carré… De l’écran au carré. Le Parlement est un écran, il est supposé être celui qui reflète, quel que nom qu’on lui donne, la volonté nationale, la souveraineté populaire, les citoyens ou le suffrage universel, peu importe. Donc, oui, la représentation nationale est bien une représentation. Alors comment peut-on représenter la représentation ? On en arrive à ce qui a été évoqué ce matin, mais dans un autre contexte, à une forme de mise en abîme qui, évidemment, ne peut que laisser perplexe. Perplexe aussi pour ceux qui connaissent, peut-être mieux que d’autres, pour les avoir pratiqués, les us et coutumes parlementaires, et plus généralement d’ailleurs l’exercice du pouvoir.

J’ai eu la chance, indépendamment de ma carrière universitaire, de fréquenter des lieux de pouvoir, beaucoup au Parlement, un peu au Gouvernement. Et chaque fois qu’ensuite, et je sais n’être pas le seul dans ce cas, j’ai vu des films, des séries, des téléfilms, peu importe, français, j’ai toujours trouvé qu’ils sonnaient faux, qu’il manquait quelque chose. Même lorsqu’ils étaient très bien faits, lorsqu’ils étaient riches, lorsque le scénario était intéressant, lorsqu’ils relataient quelque chose de passionnant (par exemple La séparation), il manquait toujours quelque chose. Il y avait quelque chose de profondément infidèle. Donc je me suis parfois demandé pourquoi. Je suis arrivé à une réponse qui est assez fruste mais pas forcément fausse.

Qu’est ce qui fait du bon cinéma ? Je ne suis pas un cinéphile averti mais comme tout le monde je vais au cinéma (moins souvent d’ailleurs que tout le monde) ; enfin je regarde quand même pas mal de choses, j’aime ça. En outre, ce que je vais dire relève exclusivement du droit commun. .Ce qui fait du bon cinéma, de bons écrans, c’est une bonne histoire, une bonne lumière, un bon décor, une bonne musique, une bonne mise en scène, de bons acteurs et de bons dialogues. Alors, comment trouver tout cela au Parlement ?

De bonnes histoires, il y en a beaucoup. Mais, il faut le reconnaitre, ce ne sont pas toujours des histoires très drôles. En plus, ce sont, cinquième République et fait majoritaire aidant, très rarement des histoires à rebondissements. Le seul rebondissement consiste tout simplement à ce que la loi, adoptée un jour, est abrogée quelques années plus tard, avant d’être reprise quelques années après. Enfin, c’est un rebondissement qui peut très facilement lasser le téléspectateur et qui, de toute façon, serait assez difficile à scénariser. Il y a de belles histoires au Parlement, des grands moments. Il y a de grands moments humains et parfois même de grands moments politiques. Tout cela pourrait être parfaitement cinématographique mais ça ne va pas de soi et ce n’est pas le tout-venant, évidemment, de la réalité parlementaire.

Une bonne lumière, c’est encore plus difficile. Aussi bien à l’Assemblée Nationale qu’au Sénat, il y a une lumière blême, blafarde. D’ailleurs, c’est techniquement très difficile ce qui y est réalisé. L’objectif est de faire en sorte qu’en séance de jour ou en séance de nuit, on ne perçoive pas la différence. De fait on ne la perçoit pas. Mais, évidemment, esthétiquement c’est assez appauvrissant. Pour un réalisateur ce serait un peu frustrant.

Le décor. Il est plutôt joli, plutôt pas mal, aussi bien à l’Assemblée Nationale qu’au Sénat, aussi bien dans l’hémicycle qu’en dehors. Mais enfin, il est un peu statique. Surtout, d’un film à l’autre, il ne change pas beaucoup. Alors, évidemment, suivant les époques, on peut masquer les micros, écarter la modernité. Donc on peut à la rigueur avoir une chambre troisième République, une chambre quatrième République, une chambre cinquième République…Et encore. Mais enfin, on ne peut pas dire qu’on a le sentiment que le décorateur a été spécialement inspiré et pourrait aspirer ni à un César, ni à un Oscar.

La musique n’en parlons pas, il n’y en a pas. Alors vous me direz, il n’y a pas non plus de musique dans les plaines du Far-West et néanmoins on en met sur les images que l’on diffuse. Mais on ne voit pas très bien quelle musique pourrait coller à quelles images. Tout dépend bien évidemment du reste : la lumière, l’histoire, etc.

La mise en scène est quand même très codée. Elle aussi est extrêmement répétitive. Alors certes, on peut imaginer un réalisateur qui manie le talent avec une inventivité et une créativité admirables. Il n’empêche que, au bout du compte, il y aura toujours des gens assis et l’un d’entre eux qui est debout, peut-être deux, qui plus est au même endroit, figés, sans bouger, enfin, en faisant quelques mouvements de bras. Mais sans s’éloigner exagérément du micro car sinon on ne les entend plus… Est-ce bête ? Donc les ressources de la mise en scène sont quand même assez pauvres. Ça ne facilite pas les choses.

De grands acteurs… Il y en a… Peu. Je fréquente le Parlement depuis 1978 (c’est-à-dire un petit peu avant Mathusalem). En trente-six ans, j’ai entendu, allez, trois ou quatre très bon orateurs. Il y avait Maurice Faure, il y avait Aimé Césaire… Ce ne sont pas les plus grandes carrières. J’ai le regret de dire qu’il y avait Jean-Marie Le Pen. Mais c’est à peu près tout. Parfois François Mitterrand mais pas souvent parce qu’il ne se donnait pas beaucoup de mal à l’Assemblée nationale. Il réservait son talent à d’autres enceintes. En dehors, j’oublie certainement un ou deux noms, ça oscille entre le médiocre et l’insupportable. Alors vous me direz qu’il faut de grands talents pour arriver à jouer un orateur médiocre ou insupportable ; mais c’est assez peu réjouissant. Celui qui monte à la tribune pour ânonner un discours intégralement écrit (généralement ce n’est pas forcément du Bossuet), qui baisse les yeux en permanence, qui est tout simplement dérouté par n’importe quelle interruption qui est faite, n’est pas une figure à laquelle on ait envie de s’attacher, de s’identifier… Et certainement pas un bon matériau cinématographique ou audiovisuel d’une manière générale. Donc il y a un vrai problème de ce côté-là.

Surtout, il y a la difficulté majeure, ce sont les dialogues. Tout à l’heure, l’un des orateurs a fait référence, de manière très amusante au demeurant, aux Tontons flingueurs donc à Michel Audiard. Cela suffit, rien qu’à citer son nom, à évoquer les merveilles de ce que sont de bons dialogues. Mais par définition, à l’Assemblée nationale et au Sénat, il ne peut pas y avoir de dialogues. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de dialogues. Il y a des débats. Mais que sont des débats si ce n’est une suite de monologues ? C’est une suite de monologues, dont chacun dure deux, trois, quatre minutes, souvent plus d’ailleurs dans les débats historiques, qui sont exactement aux antipodes de ce qu’est un échange, de ce qu’est un dialogue avec ce qu’il implique de vivacité, de tac-au-tac, de capacité de réaction, de créativité, de jaillissement. Tout cela est purement et simplement interdit, techniquement interdit par le genre parlementaire. Les plus grands débats de la troisième, de la quatrième, de la cinquième République, ceux dont l’Assemblée a publié d’ailleurs des recueils extrêmement intéressants, qui ont été absolument prodigieux, extraordinaires, sont fascinants et éclairants à lire. Ils seraient insupportables à filmer, ou plus exactement à regarder filmés. Car, sauf à ce que, là encore, les comédiens soient spécialement inspirés pour les prononcer de la même manière que les orateurs avaient pu le faire, ce serait beaucoup trop long. Chaque intervention serait trop longue. Et évidemment, la durée de toutes les interventions pour respecter leur intégrité les rend insusceptibles d’être montrées. Ou alors il faudrait des films aussi longs que les séances elles-mêmes donc ça n’a pas de sens.

Je crois donc tout simplement que les sources de la frustration occasionnelle que je ressens chaque fois que je vois le Parlement à l’écran tiennent tout simplement à des raisons techniques, objectives. Longtemps, sans doute dans l’inconscience de ma jeunesse – c’était peut-être aussi la suffisance de la jeunesse -, j’incriminais l’inexpérience du pouvoir qu’avaient les scénaristes, les réalisateurs ou les metteurs en scène. A la vérité, non. Elle est beaucoup plus simple. Ce sont des éléments techniques qui, selon moi, rendent largement le genre parlementaire incompatible avec le genre cinématographique. Il y a évidemment des exceptions et nous en avons parlé tout au long de la journée mais, comme par hasard ce sont des exceptions dans lesquelles le Parlement joue un rôle éminent mais extraordinairement restreint quant à la durée de ce qui en est montré.

Non, décidément, le Parlement ne se prête pas à l’écran. Du coup, il est finalement assez compréhensible que le cinéma ne s’intéresse pas exagérément au Parlement ou en tout cas pas assidûment. Et après tout, ça nous rassure, car cela peut donner à penser que, contrairement à une idée reçue, le Parlement ne fait pas tant de cinéma que cela ».


[1] Le style oral de la contribution a été sciemment et volontairement conservé afin que l’on puisse ainsi quasiment « entendre » l’orateur s’exprimer. La retranscription du texte a été réalisée par M. Antonin Gelblat. Mercis à lui ainsi qu’au professeur Julie Benetti pour ses relectures. MTD.


Nota Bene
:
le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Le pacte faustien du droit administratif (par le pr. F. Melleray)

Voici la 24e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait des 8e & 9e livres de nos Editions dans la collection « Académique » :

les Mélanges en l’honneur
du professeur Jean-Louis Mestre.

Mélanges qui lui ont été remis
le 02 mars 2020

à Aix-en-Provence.

Vous trouverez ci-dessous une présentation desdits Mélanges.

Ces Mélanges forment les huitième & neuvième
numéros issus de la collection « Académique ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volumes VIII & IX :
Des racines du Droit

& des contentieux.
Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre

Ouvrage collectif

– Nombre de pages : 442 & 516

– Sortie : mars 2020

– Prix : 129 € les deux volumes.

ISBN / EAN unique : 979-10-92684-28-5 / 9791092684285

ISSN : 2262-8630

Mots-Clefs :

Mélanges – Jean-Louis Mestre – Histoire du Droit – Histoire du contentieux – Histoire du droit administratif – Histoire du droit constitutionnel et des idées politiques – Histoire de l’enseignement du Droit et des doctrines

Présentation :

Cet ouvrage rend hommage, sous la forme universitaire des Mélanges, au Professeur Jean-Louis Mestre. Interrogeant les « racines » du Droit et des contentieux, il réunit (en quatre parties et deux volumes) les contributions (pour le Tome I) de :

Pr. Paolo Alvazzi del Fratte, Pr. Grégoire Bigot, M. Guillaume Boudou,
M. Julien Broch, Pr. Louis de Carbonnières, Pr. Francis Delpérée,
Pr. Michel Ganzin, Pr. Richard Ghevontian, Pr. Eric Gojosso,
Pr. Nader Hakim, Pr. Jean-Louis Halpérin, Pr. Jacky Hummel,
Pr. Olivier Jouanjan, Pr. Jacques Krynen, Pr. Alain Laquièze,
Pr. Catherine Lecomte, M. Alexis Le Quinio, M. Hervé Le Roy,
Pr. Martial Mathieu, Pr. Didier Maus, Pr. Ferdinand Melin-Soucramanien, Pr. Philippe Nélidoff, Pr. Marc Ortolani, Pr. Bernard Pacteau,
Pr. Xavier Philippe, Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso,
Pr. Hugues Richard, Pr. André Roux, Pr. Thierry Santolini, M. Rémy Scialom, M. Ahmed Slimani, M. Olivier Tholozan,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Michel Verpeaux,

… et pour le Tome II :

M. Stéphane Baudens, M. Fabrice Bin, Juge Jean-Claude Bonichot,
Pr. Marc Bouvet, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Christian Bruschi,
Prs. André & Danielle Cabanis, Pr. Chistian Chêne, Pr. Jean-Jacques Clère, Mme Anne-Sophie Condette-Marcant, Pr. Delphine Costa,
Mme Christiane Derobert-Ratel, Pr. Bernard Durand, M. Sébastien Evrard, Pr. Eric Gasparini, Père Jean-Louis Gazzaniga, Pr. Simon Gilbert,
Pr. Cédric Glineur, Pr. Xavier Godin, Pr. Pascale Gonod,
Pr. Gilles-J. Guglielmi, Pr. Jean-Louis Harouel, Pdt Daniel Labetoulle,
Pr. Olivier Le Bot, Pr. Antoine Leca, Pr. Fabrice Melleray,
Mme Christine Peny, Pr. Laurent Pfister, Pr. Benoît Plessix,
Pr. Jean-Marie Pontier, Pr. Thierry S. Renoux, Pr. Jean-Claude Ricci,
Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli, Mme Solange Ségala,
Pdt Bernard Stirn, Pr. Michael Stolleis, Pr. Arnaud Vergne,
Pr. Olivier Vernier & Pr. Katia Weidenfeld.

Mélanges placés sous le parrainage du Comité d’honneur des :

Pdt Hélène Aldebert, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Sabino Cassese, Pr. Francis Delpérée, Pr. Pierre Delvolvé, Pr. Bernard Durand,
Pr. Paolo Grossi, Pr. Anne Lefebvre-Teillard, Pr. Luca Mannori,
Pdt Jean Massot, Pr. Jacques Mestre, Pr. Marcel Morabito,
Recteur Maurice Quenet, Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli,
Pr. André Roux, Pr. Michael Stolleis & Pr. Michel Troper.

Mélanges réunis par le Comité d’organisation constitué de :

Pr. Jean-Philippe Agresti, Pr. Florent Blanco, M. Alexis Le Quinio,
Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso, Mme Solange Ségala,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Katia Weidenfeld.

Ouvrage publié par et avec le soutien du Collectif L’Unité du Droit
avec l’aide des Facultés de Droit
des Universités de Toulouse et d’Aix-Marseille
ainsi que l’appui généreux du
Centre d’Etudes et de Recherches d’Histoire
des Idées et des Institutions Politiques (Cerhiip)
& de l’Institut Louis Favoreu ; Groupe d’études et de recherches sur la justice constitutionnelle (Gerjc) de l’Université d’Aix-Marseille.

Le pacte faustien
du droit administratif

Fabrice Melleray
Professeur des Universités
à l’Ecole de droit de Sciences Po

La parution en 1887 du tome premier de la première édition du Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux[1] d’Edouard Laferriere marque assurément une date essentielle dans l’histoire du droit administratif français. La Préface de l’ouvrage, outre des développements passés à la postérité sur la classification des recours contentieux, se risque à proposer ce que doit être selon l’auteur la « méthode » qui s’impose dans l’étude du droit administratif. Laferriere distingue à cet égard « l’organisation administrative » d’une part et le « contentieux administratif » d’autre part et estime que le second « est à la fois la partie la plus générale, la plus juridique du Droit administratif » et qu’il convient de privilégier l’étude de la jurisprudence : « Pour le droit codifié, l’exégèse des textes est la méthode dominante, et la jurisprudence ne peut être qu’un auxiliaire ; pour le Droit administratif, c’est l’inverse ; l’abondance des textes, la diversité de leurs origines, le peu d’harmonie qu’ils ont souvent entre eux, risquent d’égarer le commentateur qui voudrait leur appliquer les mêmes méthodes qu’au droit codifié. La jurisprudence est ici la véritable source de la doctrine, parce qu’elle seule peut dégager les principes permanents des dispositions contingentes dans lesquelles ils sont enveloppés, établir une hiérarchie entre les textes, remédier à leur silence, à leur obscurité ou à leur insuffisance, en ayant recours aux principes généraux du Droit ou à l’équité ».

Cette analyse a immédiatement fait l’objet d’un tir nourri de Théophile Ducrocq[2], alors professeur à la Faculté de droit de Paris. Celui-ci récuse non seulement « le rôle assigné par l’auteur à la jurisprudence » (car l’idée manque selon lui « de base légale et recèle un péril, dans le sens d’une notion excessive des pouvoirs du juge administratif ») mais également la césure entre « organisation administrative » et « contentieux administratif », considérant qu’ « entre le contentieux administratif et l’organisation, il y a la plus grande partie de la législation administrative, à laquelle cette division ne fait pas de place ou ne lui en laisse qu’une insuffisante, en n’y voyant que l’accessoire des questions de compétence et de juridiction[3] ».

Ducrocq n’a toutefois pas été entendu et l’on sait ce qu’il est advenu. Laferriere est aujourd’hui considéré comme « le fondateur de l’étude moderne et scientifique du droit administratif et du droit du contentieux administratif[4] ». Sans doute y-a-t-il une part d’injustice dans le propos toujours cité de Gaston Jeze : « Enfin Laferriere vint, et, le premier en France, essaya d’apporter de l’ordre et de la méthode, d’expliquer les solutions de la pratique ; son immense mérite a été d’apporter les idées générales, les principes généraux qui se trouvent derrière toutes les solutions[5] ». Le droit administratif a, évidemment, été étudié par de grands esprits avant la fin du XIXe siècle et l’on n’a pas attendu 1883 et le cours de doctorat dispensé par Laferriere à la Faculté de droit de Paris pour s’intéresser à la jurisprudence du Conseil d’Etat[6]. Jean-Louis Mestre, si fin et si convaincant défenseur de l’existence d’un droit administratif sous l’Ancien Régime, ne démentirait à cet égard probablement pas l’appréciation suivant de Benoît Plessix qui, après avoir affirmé la « capacité de rupture [de Laferriere] avec la tradition doctrinale », souligne la profonde continuité entre les auteurs de l’Ancien Régime et ceux du XIXe siècle :« il n’existe aucune différence, sur le fond et sur la forme, entre les œuvres de Loyseau, de Domat ou de Delamare et celles de Gérando, de Macarel, de Cormenin ou de Ducrocq : dans tous les cas, il s’agit de répertoires déguisés qui trahissent aisément une conception institutionnelle et matérielle du droit administratif[7] ».

Mais il n’en demeure pas moins que l’œuvre de Laferriere marque un tournant et annonce l’avènement de « l’approche contentieuse du droit administratif » dont nul ne disconviendra sans doute qu’elle est, depuis plus d’un siècle maintenant, « dominante en France » pour reprendre les mots de Pascale Gonod[8]. Ce tournant contentieux a été rapidement pris par Maurice Hauriou (même si celui-ci, contrairement à ses successeurs, développera une conception ouverte de son activité d’arrêtiste et ne se limitera pas à celle-ci), comme il l’a lui-même reconnu dans la préface du recueil de ses Notes d’arrêts où il explique s’être jeté dès 1892 « en plein dans la conception contentieuse du droit administratif, laissant à droite l’ancien concept de l’organisation administrative qui n’avait rien de juridique et laissant à gauche la conception civiliste qui anticipait par trop sur l’évolution possible du droit administratif vers le droit commun[9] ». Achille Mestre pouvait ainsi écrire au début des années 1920, après une critique au vitriol de la doctrine antérieure, que « L’ouvrage classique de M. Laferriere nous apparaît aujourd’hui moins comme un traité spécial de la juridiction administrative que comme une large synthèse du droit administratif réalisée du point de vue du contentieux[10] ».

Hauriou développe dès la fin du XIXe siècle le thème, passé à la postérité et objet d’infinis débats, du « caractère prétorien du droit administratif français » : « Le droit administratif français a quelque chose de prétorien en ce sens qu’il se développe par la jurisprudence du Conseil d’Etat, autant et plus que par la loi (…) la loi y a moins d’importance que dans le Droit privé et (…) le juge en a davantage[11] ». Il reviendra ensuite à Gaston Jeze, puis à Marcel Waline, de tirer les conséquences de cette focalisation des investigations doctrinales sur la jurisprudence et d’en accentuer la dimension technicienne. Jeze tout d’abord, dans la célèbre Préface de la deuxième édition de ses Principes généraux du droit administratif[12], affirme qu’« il n’y a pas, actuellement, d’étude théorique possible sans un examen approfondi de la jurisprudence administrative », celle-ci constituant « la base sinon exclusive, du moins prépondérante », des investigations du « théoricien ». Il dresse ensuite le portrait de ce que devrait être la relation entre ce dernier (qui désigne ce que l’on nomme aujourd’hui plus couramment la doctrine universitaire) et le « praticien » (que l’on qualifie désormais, à la suite de Jean-Jacques Bienvenu, de membre de la « doctrine organique »). Au premier le recueil, le classement, l’explication des « faits » et la « synthèse critique ». Au second un travail qui n’est pas systématique » mais « forcément fragmentaire et décousu ». Cette « collaboration » entre le Conseil d’Etat et la doctrine semble ainsi déséquilibrée comme il l’affirme encore en 1952, quelques mois avant son décès : « Les professeurs paraissent jouir, dans le travail de systématisation du Droit administratif, d’un avantage sur le juge. Ce dernier n’étudie un problème général qu’à l’occasion d’une espèce qui lui est soumise. Il est pressé par le temps, par les évènements. Le théoricien, au contraire, a plus de loisirs pour se livrer aux analyses juridiques fécondes, aux recherches historiques, économiques et sociales qui dominent le droit[13] ».

Cette perspective va être prolongée par Marcel Waline qui centre comme Jeze l’analyse sur la jurisprudence et adopte une conception plus technicienne encore de l’office de la doctrine (alors que Jeze essayait de rattacher son analyse de la jurisprudence à un cadre théorique très systématique en partie emprunté à Léon Duguit). Celle-ci doit selon lui non seulement – eu égard aux lacunes du droit positif –« préparer » les solutions jurisprudentielles mais il convient également qu’elle « les systématise après coup (…) Les auteurs étudient ces solutions en apparence éparses, rassemblent les pièces de la mosaïque pour en faire apparaître le dessin. Ils montrent que les décisions rendues dans des espèces très variées sont l’application d’un même principe directeur. Ils opèrent la synthèse des solutions jurisprudentielles pour dégager des règles par la méthode inductive[14] ».

La doctrine universitaire a ainsi résolument fait le choix de délaisser les « matières administratives » au profit de la jurisprudence administrative, et ce pour des raisons rappelées par François Burdeau : « Si la doctrine universitaire se montre si bien disposée, c’est qu’elle sait que la dignité qu’elle a acquise est à mettre au crédit de l’activité juridictionnelle du conseil. Elle concourt au sacre d’un juge qui l’a lui-même élevée au niveau de sa consœur du droit privé. Car, avant l’épanouissement de la jurisprudence, qui a rendu possible l’entreprise de systématisation logique conduite à partir de l’analyse du contentieux, la discipline du droit administratif n’avait qu’une place subalterne et décriée parmi les différentes branches du droit[15] ». Un tel choix, s’il lui évite les difficultés rencontrées par les civilistes avec la « crise de l’interprétation » et le débat sur le vieillissement du Code civil à l’occasion de son centenaire au début du XXe siècle, renforce assurément la position des spécialistes de droit administratif au sein des facultés de droit. Le droit administratif apparaît alors comme la sous-discipline matricielle[16] d’une discipline, le droit public, en plein essor. Un peu comme si, en se plaçant dans le sillage du Conseil d’Etat, la doctrine administrativiste avait bénéficié de son aspiration.

Cette médaille a cependant au moins deux revers. Le premier est que combiné avec une approche résolument technique cet « idéal juridictionnel » où « la doctrine répète a priori ou a posteriori et de manière plus ample le scenario intellectuel de l’acte juridictionnel » a abouti à « la réduction considérable du champ réflexif[17] ». Il suffit à cet égard de comparer les vastes édifices spéculatifs construits par Hauriou ou Duguit à ceux réalisés par la suite. Le second est qu’elle condamne à peu près inéluctablement la doctrine universitaire à évoluer dans la foulée et même à certains égards dans l’ombre de la doctrine organique. Sans doute Jean Rivero s’est-il, dans une étude restée célèbre, efforcé de théoriser le « chœur à deux voix » de la doctrine et de la jurisprudence[18]. Sans doute Jeze prétendait-il lui aussi, comme on l’a déjà mentionné, faire la part belle aux « théoriciens ». Pour autant, comme le relève lucidement Pierre-Nicolas Barenot, il s’agit ici d’« un pseudo-pacte que l’Ecole n’a en réalité jamais passé qu’avec elle-même »et on ne peut que constater qu’« en droit administratif, le rôle moteur du Conseil d’Etat et le développement de sa jurisprudence ont donc à la fois dynamisé la matière, et sensiblement restreint le magistère et l’espace intellectuel de la doctrine universitaire[19] ». Yves Gaudemet n’écrit pas autre chose lorsqu’il souligne que la « dichotomie au sein de la doctrine publiciste a évolué au cours du temps autour d’une hiérarchie de valeurs. D’une doctrine publiciste autonome (…) la doctrine publiciste s’est trop facilement convertie en une doctrine dépendante de la jurisprudence. Les commentaires de jurisprudence ont pris une place fondamentale dans ses travaux, au détriment d’une réflexion plus profonde (…) La doctrine publiciste est trop souvent une doctrine de l’immédiateté, en somme une doctrine qui s’en tient à « l’écume des jours » de la jurisprudence[20] ». Le commercialiste Edmond Thaller avait d’ailleurs perçu dès 1900 que la focalisation de la doctrine universitaire sur la jurisprudence remettait en cause son indépendance : « La Faculté se subordonne trop au Palais, elle se laisse prendre par lui en remorque. Nous critiquons ses arrêts, il est trop tard alors pour les changer. Je revendique pour nous une mission plus indépendante. Nous devons former le magistrat lorsqu’il est encore sur nos bancs. Le former au moyen de la jurisprudence elle-même, a tout l’air d’un cercle vicieux. Les arrêts ne doivent intervenir qu’au second plan, à titre de vérification d’une doctrine présentée d’abord en dehors d’eux[21] ». Il n’a pas été entendu par ses collègues publicistes…Ceux-ci se placent alors, comme l’a montré Xavier Magnon dans « une aporie. Le discours du juge est à la fois objet du discours doctrinal et instrument de la validité de celui-ci » et « la prétention à la scientificité du discours doctrinal à partir d’un empirisme jurisprudentiel apparaît comme un piège. La tentation empiriste conduit à une circularité de la pensée doctrinale[22] ».

C’est en ce sens que l’on peut parler de pacte faustien et il y a là une différence entre droit civil et droit administratif français. Si ces deux disciplines s’inscrivent en effet, comme on s’est efforcé de le démontrer avec Christophe Jamin[23], dans un même modèle doctrinal mêlant primat de la technique et de la systématisation et exclusion du politique ainsi que méfiance vis-à-vis des sciences sociales, elles se différencient sur la question ici en cause. Avec sinon un paradoxe au moins une ironie de l’histoire : pour essayer de s’élever au niveau des civilistes au sein des facultés de droit les administrativistes ont dû renoncer à exercer vis-à-vis du Conseil d’Etat le magistère que les civilistes jouent encore vis-à-vis de la Cour de cassation…


[1] E. Laferriere, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Berger-Levrault, tome 1, 1ère éd., 1887, p. IV-VII.

[2] Bibliographie, Rgd, 1887, p. 460-473, spéc. p. 466 et p. 471.

[3] Voir également sur ce point, exprimées de manière certes plus discrètes, les réserves convergentes de Léon Aucoc dans sa recension de l’ouvrage de Laferriere (Rclj, 1887, p. 57-64 et 1888, p. 690-701, spéc. p. 690‑691).

[4] R. Chapus, Droit administratif général, Montchrestien, tome 1, 1ère éd., 1985, n° 25.

[5] G. Jeze, Les principes généraux du droit administratif, préface de la deuxième édition, Giard et Brière, tome 1, 3e éd., 1925, p. XII.

[6] V. à cet égard la synthèse de M. Touzeil-Divina, La doctrine publiciste 1800-1880, préface J.-L. Mestre, Editions La Mémoire du Droit, 2009. Et sur l’originalité et l’apport de Laferriere, v. en particulier P. Gonod, Edouard Laferriere. Un juriste au service de la République, préface G. Braibant, Lgdj, 1997 et du même auteur « La place du Traité de la juridiction administrative d’Edouard Laferriere dans l’évolution du droit administratif français », Annuaire d’histoire administrative européenne, volume 8, 1996, p. 87-107.

[7] B. Plessix, L’utilisation du droit civil dans l’élaboration du droit administratif, Editions Panthéon Assas, préface J.-J. Bienvenu, 2003, spéc. n° 391 et 394. V. également B. Plessix, « Nicolas Delamare ou les fondations du droit administratif français », Droits, n° 38, 2003, p. 113-133, qui conclut que « la science du droit administratif moderne (…) n’est manifestement née qu’avec Laferriere et Hauriou ; car avant, de Gerando à Aucoc, c’est l’Ancien Régime qui s’est poursuivi » (spéc. p. 133).

[8] P. Gonod, « L’étude du procès administratif », in Un avocat dans l’histoire. En mémoire de Arnaud Lyon-Caen, Dalloz, 2013, p. 165-176, spéc. p. 165.

[9] Préface, in Notes d’arrêts sur décisions du Conseil d’Etat et du Tribunal des conflits publiées au Recueil Sirey de 1892 à 1928, tome 1, Sirey, 1929, p. VII.

[10] A. Mestre, « L’évolution du droit administratif (doctrine) de 1869 à 1919 », in Les transformations du droit dans les principaux pays depuis cinquante ans (1869-1919). Livre du cinquantenaire de la société de législation comparée, tome II, Lgdj, 1923, p. 19-34, spéc. p. 33.

[11] M. Hauriou, « Droit administratif », in Répertoire du droit administratif, tome XIV, Dupont, 1897, p. 1‑28, spéc. p. 10.

[12] Dont des extraits sont reproduits dans « De l’utilité pratique des études théoriques de jurisprudence pour l’élaboration et le développement de la science du droit public. Rôle du théoricien dans l’examen des arrêts des tribunaux », Rdp, 1914, p. 312-323.

[13] G. Jeze, « Collaboration du Conseil d’Etat et de la doctrine dans l’élaboration du droit administratif français », in Conseil d’Etat, Livre jubilaire publié pour commémorer son 150e anniversaire, Sirey, 1952, p. 347-349, spéc. p. 349 où Jeze ajoute cependant que « cet avantage disparaît peu à peu. Beaucoup de magistrats du Conseil d’Etat sont aussi professeurs, maîtres de conférences, ils écrivent assez régulièrement dans les revues juridiques ».

[14] M. Waline, Traité élémentaire de droit administratif, 6e éd., Sirey, 1950, spéc. p. 163.

[15] F. Burdeau, « Du sacre au massacre d’un juge. La doctrine et le Conseil d’Etat statuant au contentieux », in Mélanges Henri-Daniel Cosnard, Economica, 1990, p. 309-317, spéc. p. 314.

[16] G. Richard, Enseigner le droit public à Paris sous la troisième République, préface de J.-L. Halperin et E. Millard, Dalloz, 2015, spéc. p. 655 et s.

[17] J.-J. Bienvenu, « Remarques sur quelques tendances de la doctrine contemporaine en droit administratif », Droits, n°1, 1985, p. 153-160, spéc. p. 154.

[18] J. Rivero, « Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif », Edce, 1955, n° 9, p. 27‑36.

[19] P.-N. Barenot, Entre théorie et pratique : les recueils de jurisprudence miroirs de la pensée juridique (1789-1914), thèse Bordeaux, 2014, spéc. p. 369-383.

[20] Y. Gaudemet, « Réflexions sur le rôle de la doctrine en droit public aujourd’hui », Revue de droit d’Assas, 2011, n° 4, p. 31-33, spéc. p. 31.

[21] E. Thaller, Préface au Traité de droit commercial, Rousseau, 2e éd., 1900, p. VI.

[22] X. Magnon, commentaire de G. Vedel, Les bases constitutionnelles du droit administratif, in W. Mastor et alii, Les grands discours de la culture juridique, préface de Robert Badinter, Dalloz, 2017, p. 841-865, spéc. p. 862-863.

[23] C. Jamin et F. Melleray, Droit civil et droit administratif. Dialogue(s) sur un modèle doctrinal, Dalloz, 2018.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

De la résistance collective dans la Casa de Papel (par Marie Koehl)

Voici la 53e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 27e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

L’extrait choisi est celui de l’article de Mme Marie KOEHL à propos de résistance collective dans la websérie La Casa de Papel. L’article est issu de l’ouvrage Lectures juridiques de fictions.

Cet ouvrage forme le vingt-septième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XXVII :
Lectures juridiques de fictions.
De la Littérature à la Pop-culture !

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina & Stéphanie Douteaud

– Nombre de pages : 190
– Sortie : mars 2020
– Prix : 29 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-38-4
/ 9791092684384

– ISSN : 2259-8812

De la résistance collective
dans la Casa de Papel

Marie Koehl
Docteure en droit privé, Université Paris Nanterre,
Membre du Collectif L’Unité du Droit

« La lutte contre les inégalités sociales est le grand dessein collectif qu’une nation devrait se donner[1] ». Cette citation d’un académicien français du XXe siècle constitue l’essence de la série Casa de Papel. La notion de « collectif », du latin collectivius, signifie « ce qui groupe, ce qui rassemble », « qui concerne un ensemble de personnes unies par une communauté d’intérêts ou impliquées par une action commune[2] ». Le jeu collectif n’est pas réservé aux seuls sportifs : en atteste l’objectif principal du Collectif L’Unité du Droit (Clud[3]) de relier les juristes entre eux[4]. Le collectif « relie » en effet les individus et c’est sur une communauté d’intérêts que repose ce lien[5].

Casa de Papel peut être perçue comme une allégorie sur la résistance et sur la nécessité d’inventer ensemble une autre organisation sociale. Au-delà de l’intrigue, de l’action et de l’esthétique de cette fiction, c’est un acte politique qui est donné à voir au spectateur. On peut y déceler un message sur l’importance de penser par soi-même, d’abandonner la passivité et de s’indigner contre l’oppression. L’indignation n’est-ce pas « le motif de base de la Résistance[6] » ? Dans notre monde actuel, les raisons de s’indigner sont nombreuses et diverses. La crise des migrants, les écarts grandissants entre les plus pauvres et les plus riches[7], l’état de la planète, la financiarisation, etc. Il nous appartient donc de veiller tous ensemble à ce que notre société reste une société dont nous soyons fiers, dans laquelle les inégalités sociales demeurent fermement combattues[8]. Chacun a ses motifs d’indignation fondant son engagement politique. Ceux des braqueurs de la série résident essentiellement dans l’arbitraire étatique et la faillibilité du système ultracapitaliste. L’histoire repose, en effet, sur la préparation et le déroulement d’un spectaculaire braquage au sein de la Banque d’Espagne[9] par un groupe de braqueurs répondant aux ordres d’un seul homme : le Professeur. Portant tous des combinaisons rouges et un masque de Dali, et affublés du nom d’une capitale, ils forment un tout indissociable, un véritable « collectif » poursuivant un but politique commun.

Si l’action collective est saisie par le droit qu’il appréhende pour protéger des intérêts variés (syndicats, associations, collectivité des salariés, action de groupe, etc.), elle est aussi parfois un projet commun de ses membres réalisé en dehors du cadre légal. Tel est le cas de l’action menée par l’équipe du Professeur. Le sujet se révèle d’une actualité brûlante. Les actions collectives se font nombreuses pour pallier la carence de l’Etat dans certains domaines : le mouvement des Indignés[10] et de Nuit debout[11], l’« affaire du siècle » en matière d’écologie[12], les Collectifs anti-mafia[13] en sont des exemples topiques. Aujourd’hui, ce sont les Gilets jaunes qui essaiment leurs revendications sociales, aussi bien dans les campagnes que dans les villes. Cette contestation collective citoyenne, née il y a tout juste un an, nous servira d’ailleurs de fil conducteur pour la lecture de la troisième partie de cette série éminemment engagée. En effet, il illustre la force du collectif de se soulever en faveur de l’égalité. Pour ce faire, il conviendra, d’abord, d’appréhender les raisons de la rébellion des braqueurs (I), tout en nous interrogeant sur nos propres préoccupations actuelles. Nous verrons, ensuite, les moyens de la révolte du groupe, fondée sur la non-violence (II). Pour, enfin, tenter de comprendre ce que cette lutte collective révèle, notamment en restaurant le lien social (III).

I. Les raisons : mettre au jour les abus de pouvoir

La révélation des dérives du pouvoir étatique. Les deux premières parties[14] de la série ont pour but de mettre en lumière la révolte contre la pensée productiviste et la course à la compétitivité et à l’argent. La troisième partie repose davantage sur l’opacité de l’Etat et la mise au jour des « scandales » du pouvoir. A différents égards, la série nous conduit à réfléchir sur le propre fonctionnement de notre Etat. En ce sens, le cri de colère des braqueurs est à rapprocher de celui du mouvement populaire des Gilets jaunes en France. La liste est longue pour illustrer les dysfonctionnements du système étatique et l’absence de confiance dans le système institutionnel et électoral français. Nombreuses sont les affaires qui révèlent une « voyoucratie » patente dans les dernières décennies : mises en examen d’un ancien président de la République pour financement illégal de campagne et recel de fonds publics, condamnations d’un ancien ministre de l’Economie et des finances et d’un maire levalloisien pour fraude fiscale, emplois fictifs, la « Françafrique », écoutes illégales d’opposants par la cellule de l’Elysée mitterrandienne, etc. Ces affaires d’Etat montrent « un mélange des genres entre réseau étatique et intérêts privés[15] ».

Dans la partie III de Casa de Papel, c’est ce même sentiment d’impunité des représentants de l’Etat qui est mis en avant. L’équipe des braqueurs a une arme fortement dissuasive à l’encontre des autorités : ils détiennent 24 mallettes rouges contenant les plus importants secrets d’Etat, aussi bien nationaux qu’internationaux, pouvant ainsi mettre à mal la réputation de nombreux gouvernements. L’un des éléments qui intrigue le spectateur réside d’ailleurs dans le contenu de ces mallettes, resté inconnu. Ce que l’on voit, en revanche, ce sont les abus à l’encontre des détenus. En effet, toujours dans un but d’une transparence et d’exemplarité accrue de l’Etat, l’un des principaux combats menés par le groupe est celui de la dénonciation de la torture des détenus par la police. L’équipe du Professeur révèle l’affaire Cortés dans laquelle il est question de traitements inhumains et dégradants sur le détenu Cortés, dit Rio, membre du groupe des braqueurs lors du premier braquage[16]. Afin qu’il livre à la police des informations sur Le Professeur, Rio a été détenu dans une cellule sans lumière de la taille d’un cercueil, en étant privé de sommeil et drogué. Résultant de « traitements inhumains délibérés provoquant de fortes graves et cruelles souffrances », la torture est fermement sanctionnée dans la réalité[17]. Sur un autre plan, ce message véhiculé par la série n’est pas sans rappeler certaines « dérives » qui touchent l’institution policière en France. Elles ne s’assimilent pas aux actes de « torture » vus dans la série car elles concernent des faits de violence instantanés sans extorsion d’aveux[18]. Mais ces affaires constituent une autre forme de dérive étatique manifestant une inégalité criante. D’autres abus de pouvoir, touchant les questions fiscale, sociale et démocratique, sont également mis au jour dans cette troisième partie.

Les questions fiscale, sociale et démocratique. Né d’une contestation contre la hausse du carburant, le mouvement des Gilets jaunes entend défendre l’égalité sociale et lutter contre l’injustice fiscale et l’arbitraire étatique. La question fiscale a, en effet, été le révélateur du mouvement avec notamment la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (Isf), remplacé par un impôt sur la fortune immobilière (Ifi), les cadeaux fiscaux faits aux actionnaires du Cac 40 et aux grandes entreprises, et « dans le même temps » l’augmentation de la Csg, frappant les pensions de retraite. L’incompréhension est d’autant plus importante que parallèlement à ces mesures, l’Etat réduit les services publics[19]. Le mouvement révèle le sentiment d’injustice et la volonté de protection des intérêts économiques d’une minorité. La révolte populaire a pris peu à peu de l’ampleur avec, ensuite, en toile de fond la question sociale et démocratique.

Le mouvement a conduit à mettre en exergue les déconstructions du monde du travail et à réfléchir aux solutions qui s’imposent. Le marché du travail est en tension : il évolue en opposant encore plus nettement, comme aux Etats-Unis, des lovely jobs, bien payés et protégés, d’un côté, et des emplois peu qualifiés, mal rémunérés, les bullshit jobs, de l’autre côté. Ces travailleurs d’un genre nouveau sont placés dans une situation de précarité qui résulte de l’exclusion de la qualité de salarié ou d’un fractionnement des périodes d’emploi par le recours au travail intérimaire, à durée déterminée et à temps partiel[20]. Le constat est aussi celui de la promotion des travailleurs indépendants mal protégés, ne pouvant compter sur la propriété (d’un fonds de commerce par exemple) et au service de leur unique donneur d’ordre, galvanisés par les potentialités qu’offrent les plateformes numériques[21]. La revendication des Gilets jaunes n’est donc pas tournée vers l’employeur mais vers l’Etat, ce ne sont plus alors les patrons qui ont été visés mais davantage les riches et les élites.

C’est ce sentiment d’injustice sociale, cette incertitude du lendemain, de ces nouveaux travailleurs et de ceux qui opèrent hors du modèle de l’emploi[22], qu’il convient d’apaiser. Certains en appellent ainsi de leurs vœux d’une volonté politique forte car « le marché du travail évolue sans intervention de l’homme, alors que les institutions qui l’organisent nécessitent, elles, cette intervention pour s’adapter. Cet aggiornamento imposerait assurément une reprise en main étatique, le déploiement de services publics qui ne sont d’ailleurs en rien contraires à un libre espace offert au marché, pour peu que l’on souhaite un marché juste et non juste le marché[23] ». Cependant, il ne semble pas que le Gouvernement ait pris cette voie : dès la fin du grand débat national, c’est davantage celle de la remise en cause des « 35 heures » pour « remettre les Français au travail[24] » ainsi que la réforme des retraites qui ont été prises.

Enfin, derrière le soulèvement des Gilets jaunes se niche immanquablement la question démocratique. Malgré l’hétérogénéité du groupe, les manifestants ont en commun, notamment, un désaveu des citoyens envers la classe politique. Pour y pallier, des propositions sont faites dans des « Cahiers de doléances » et un referendum d’initiative citoyenne est souhaité. Plus globalement, ils s’emparent de la question institutionnelle en remettant en cause le pouvoir présidentiel[25].

Dans la partie 3 de Casa de Papel, ces questions sociale et démocratique sont moins mises en relief que dans les parties précédentes mais elles sont tout au long des épisodes suggérées. Le lieu du braquage, la Banque d’Espagne, n’est d’ailleurs pas anodin. Plus encore, le réalisateur, Alex Pina, s’est fortement inspiré du mouvement des Indignés, rassemblant, en 2011 à la Puerta Del Sol à Madrid, des manifestants pacifistes contre l’austérité et le chômage. Comme le masque de certains d’entre eux, les Anonymous, le réalisateur a choisi pour ses braqueurs le masque de Dali, peintre excentrique du XXe siècle que l’on surnommait « Avida Dollars » en raison de son rapport particulier à l’argent. Ce symbole évoque donc l’acte politique derrière le braquage, à savoir l’idée de la nécessité de réinventer une autre organisation sociale et de démontrer la faillibilité du système capitaliste. Pour révéler les limites du pouvoir étatique et de la recherche incessante du profit, et afin d’être compris par le plus grand nombre, l’équipe du Professeur a choisi la voie pacifique.

II. Les moyens : appeler à une insurrection pacifique

Une insurrection organisée. A la différence de la série où le groupe est organisé et sous les ordres du Professeur, il y a une absence de structuration du mouvement des Gilets jaunes. On y observe, en effet, un désordre dans l’ordonnancement des idées et dans l’organisation générale. Il souffre de l’absence d’une ligne directrice claire et de représentants officiels, malgré l’émergence de quelques figures médiatiques. Il s’oppose en ce sens au mouvement des « coordinations » (Sncf, infirmières, etc.) des années 1980, lequel a prospéré en dehors des syndicats, mais où existait de véritables leaders.

Dans Casa de Papel, les braqueurs agissent de concert, de façon précise et méthodique, dans un but politique commun. Ils acceptent les règles du jeu dictées par le Professeur en associant leurs forces. Ils sont ainsi unis par-delà l’hétérogénéité du groupe où chacun poursuit un intérêt qui lui est propre. Le Professeur réalise, lui, le plan de son père, mort dans un braquage, quand Tokyo souhaite libérer celui qu’elle aime. Mais au fond, tous résistent ensemble au pouvoir, devenant les acteurs et maîtres des destins individuels et collectifs des « Autres ». Cette idée du « collectif » défendue par le réalisateur conduit ainsi le spectateur à s’insurger contre la politique de l’entre-soi.

Cette « désobéissance civile[26] » organisée se propage au-delà des murs de la Banque d’Espagne puisque des manifestations spontanées apparaissent rapidement en soutien à l’équipe.

Le droit de manifester porté à l’écran. Les scènes où l’on voit de nombreux manifestants, habillés comme les braqueurs et brandissant l’image du visage de Dali, en appui à leur action, sont certes courtes et rapides mais elles sont distillées tout au long de la série et dans quasiment chaque épisode, ne manquant pas, encore, de faire écho à l’actualité. Le mouvement des Gilets jaunes offre en effet un terrain nouveau d’analyse au droit de manifester[27]. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ». La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme protège également ce droit dans son article 9 : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». Le Code pénal ainsi que le Code de la sécurité intérieure[28] conditionnent le recours à la force aux principes d’absolue nécessité, de proportionnalité et de réversibilité. Par exemple, le Code pénal en son article 431-1 punit d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende « le fait d’entraver d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la liberté d’expression, du travail, d’association, de réunion ou de manifestation ». L’alinéa 3 de l’article précise qu’est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende l’entrave exercée « d’une manière concertée et à l’aide de coups, violences, voies de fait, destructions ou dégradations au sens du présent code ». En outre, en France, les citoyens doivent déclarer préalablement les manifestations sur la voie publique. Cette déclaration s’exerce en mairie ou en préfecture entre trois jours francs (48h à Paris) et quinze jours francs avant la date prévue. Depuis l’origine, le mouvement des Gilets jaunes est spontané et un certain nombre de manifestations n’a pas été déclaré, au risque pour les manifestants de se voir condamnés à une amende[29].

Malgré cet encadrement textuel, le mouvement a mis en lumière la multiplication des tensions et des incidents entre les forces de l’ordre et les participants aux manifestations. L’état des lieux d’une année de mobilisations spontanées peut effrayer : plusieurs centaines de blessés côté manifestants et côté forces de l’ordre, deux morts « indirects », des milliers d’interpellations, des gardes à vue, des procédures judiciaires, des biens détruits, des black blocs[30] présents régulièrement en marge des cortèges[31]. Un arsenal répressif lourd a, de ce fait, été mis en place rapidement afin de maintenir l’ordre lors des manifestations. De nombreuses Ong, dont Attac et Amnesty International[32], ont dénoncé le gazage et l’encerclement des manifestants pacifiques. De même, la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe invitait, en février dernier, les autorités françaises à « ne pas apporter de restrictions excessives à la liberté de réunion pacifique » et à « suspendre l’usage du lanceur de balle de défense », responsable de blessures et mutilations graves. La Haut-commissaire aux droits de l’homme de l’Onu a également enjoint la France à mener une enquête approfondie sur tous les cas d’usage excessif de la force survenus pendant les manifestations des Gilets jaunes.

Ce clivage entre forces de l’ordre et manifestants est notamment décrit dans le rapport remis à l’Assemblée nationale en janvier 2018 sur le maintien de l’ordre, par le Défenseur des droits. Il y reconnaît une « perte de confiance de la population à l’égard des forces de l’ordre », tout en pointant un véritable « malaise policier[33] ». D’un côté, la population s’insurge contre les dérives policières et la rupture d’égalité entre les manifestants et les forces de l’ordre face à la justice. Sur ce dernier point, la mise en cause individuelle de policiers s’avère complexe et peu de condamnations sont prononcées à leur encontre. Certains avocats préconisent donc à leurs clients des actions collectives, au tribunal administratif notamment, contre l’Etat, du fait de ses ordres dans le cadre du maintien de l’ordre[34].

De l’autre côté, les forces de l’ordre s’estiment « faire l’objet d’une violence croissante et inédite », et ne se sentent pas « soutenues par leur hiérarchie » ni « reconnues par la population, dans un contexte de fortes sollicitations professionnelles[35] ». Le rapport préconise alors diverses mesures comme le renforcement des exigences de formation et de contrôle en matière de maintien de l’ordre, d’information des manifestants afin de rendre l’action des forces de l’ordre plus compréhensible et l’accomplissement de missions de prévention. Ces préconisations faites dans une approche d’apaisement et de protection sont à privilégier, tout comme des soulèvements non-violents.

Le mouvement des Gilets jaunes évoque donc à bien des égards les grandes émeutes populaires. De la Révolution française à mai 1968, en passant par la période insurrectionnelle de la Commune de Paris de 1871 et les grèves de 1936, les droits ont souvent été conquis par des révoltes agitées. D’ailleurs, la violence du peuple ne naît-elle pas de la violence institutionnelle, celle qui entretient les dominations, de façon silencieuse ? On peut y voir d’une certaine manière, la violence étatique contre la violence sociale. En effet, « il faut comprendre la violence comme une regrettable conclusion de situations inacceptables pour ceux qui les subissent[36] ». Si la violence est compréhensible, elle n’est pas acceptable. Surtout, elle ne permet pas d’obtenir les résultats espérés.

Une insurrection non-violente. Dans la série, les différentes saisons offrent nombre de scènes violentes dans lesquelles les braqueurs utilisent la force pour faire respecter l’ordre parmi les otages. Ils n’hésitent pas à pointer leurs armes pour dissuader les otages de se révolter. Certaines scènes mettent parfois le spectateur dans une situation paradoxale : il est gêné, même embarrassé, de lire la peur dans le regard des otages et, dans le même temps, il se place du côté des braqueurs, espérant qu’aucun incident ne perturbe le déroulement de leur plan. Parfois, donc, l’équipe est dépassée par des événements inattendus et fait montre d’autorité. Toutefois, la série se veut pacifiste. C’est là même le cœur du scénario. Les braqueurs font preuve d’un sens moral : même s’ils enfreignent le droit en retenant des femmes et des hommes en otage, ils accomplissent leur plan pacifiquement. Une scène de cette troisième partie résume bien leur dessein. Il s’agit d’une vidéo envoyée par l’équipe du Professeur aux inspecteurs dans laquelle on voit des policiers pris en otage et attachés torse-nu délivrant un message pour le monde extérieur. De prime abord, la séquence parait violente et choquante en raison de l’humiliation qu’ils subissent. Néanmoins, les braqueurs font passer un message de non-violence en leur demandant de confirmer qu’ils ne subissent aucun sévices et en leur faisant chanter Bella Ciao, chant des résistants omniprésent dans les deux premières parties. Cette chanson populaire venue d’Italie est un marqueur fort de la série car elle est un hymne partisan de résistance au fascisme, devenue par la suite une déclaration de refus de toute forme d’oppression. Dans Casa de Papel, elle représente la révolte face à l’autorité financière et à l’opacité du pouvoir étatique. En cela, elle est un véritable message d’espoir. Sartre disait en ce sens qu’« il faut essayer d’expliquer pourquoi le monde de maintenant, qui est horrible, n’est qu’un moment dans le long développement historique, que l’espoir a toujours été une des forces dominantes des révolutions et des insurrections[37] ».

Cette insurrection pacifique et le message d’espoir qu’elle relaye permettent de dépasser les conflits par une compréhension mutuelle. Les représentants de l’Etat sont, dès lors, embarrassés par l’efficacité de cette voie de la non-violence prise par les braqueurs car elle suscite l’appui et la compréhension de ceux qui s’opposent à l’oppression[38]. En effet, Le Professeur rend sa démarche légitime en cherchant le soutien de l’opinion publique[39]. A cet effet, un jeu avec les médias se joue tout au long de la série.

Les médias et les réseaux sociaux, relais essentiels de l’information. En quête d’audiences, les médias cèdent parfois à la facilité des commentaires au détriment de la recherche de la vérité. Or, l’information est aussi « un champ de bataille où se joue l’exercice d’un droit fondamental : le droit de savoir[40] », lequel est « du faible au fort, l’arme pacifique de l’émancipation par la connaissance[41] ». Ainsi, durant le mouvement des Gilets jaunes, on peut aisément constater que certains médias ont « voulu vendre du papier » en pointant essentiellement les faits de violence pendant les manifestations. Dans une certaine mesure, cette stratégie a délégitimé les manifestations et décrédibilisé le mouvement. Dans la série, on observe également l’importance des médias, vrai relai de communication de l’équipe. Le Professeur a bien compris que pour être efficace, il faut agir en réseaux. Il se sert donc volontiers des médias et des nouvelles technologies de l’information pour faire passer son message. A l’instar des lanceurs d’alerte, il souhaite par le biais des chaînes d’information révéler les travers du pouvoir étatique. Sa méthode de communication se révèle être un succès puisque l’opinion publique lui est favorable au vu de la propagation de manifestations spontanées. Ce soutien se ressent jusque dans les zones reculées du pays puisque des agriculteurs, dans un coin semble-t-il isolé, viennent en aide au Professeur et à Lisbonne. La troisième partie rappelle donc au spectateur l’importance des médias et la puissance de l’immédiateté des réseaux sociaux, et sous-tend qu’une véritable démocratie nécessite incontestablement une presse indépendante.

Quoi qu’il en soit, le braquage aura au moins eu le mérite de porter aux yeux de tous le combat de ces braqueurs, auparavant délaissés par l’Etat.

III. Les résultats : rendre visibles « les oubliés »

La légitimité démocratique. L’embrasement populaire, à travers l’action des braqueurs et les manifestations devant la Banque d’Espagne, rappelle que le peuple est la source du pouvoir démocratique. Le « peuple » « ne s’appréhende plus comme une masse homogène, il s’éprouve plutôt comme une succession d’histoires singulières. […]. C’est pourquoi les sociétés contemporaines se comprennent de plus en plus à partir de la notion de minorité. La minorité n’est plus la « petite part » (devant s’incliner devant une « grande part ») : elle est devenue une des multiples expressions diffractées de la totalité sociale[42] ». Aujourd’hui, la seule légitimité démocratique par l’élection est remise en cause. L’élection a, en effet, une fonction plus réduite ne faisant que valider un mode de désignation des gouvernants et n’impliquant pas qu’un gouvernement soit au service de l’intérêt général. Partant, on assiste à l’apparition de nouvelles attentes citoyennes à voir s’instaurer un régime serviteur de l’intérêt général et, donc, à l’émergence de nouvelles figures démocratiques. Ces autres formes d’investissement politique se sont donc révélées, à la fois concurrentes et complémentaires à la figure du « peuple-électeur[43] ». Pour le dire autrement, il s’agit d’une réinvention de la démocratie qui ne saurait se limiter au droit de vote.

Les Gilets jaunes incarnent, eux-aussi, dans son sens pratique, l’idée de démocratie définie comme « l’action qui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de la vie publique et à la richesse la toute-puissance sur les vies[44] ». C’est, en somme, la victoire des « oubliés », devenus de véritables acteurs autonomes de leur propre histoire et non plus « sujets » d’une histoire politique[45]. Les actes de violence réalisés par des groupes irréductibles d’extrémistes ont souvent masqué le fait que la grande majorité des manifestants ont pourtant discuté pacifiquement des heures durant, souvent dans le froid et sous la pluie, de revendications variées. Oubliées également les scènes de fraternité observées sur les ronds-points ou dans les baraquements, rappelant que certains Gilets jaunes souhaitaient seulement sortir de l’isolement. L’on découvrait, notamment, à cette occasion l’isolement important des femmes : plus d’une femme majeure sur deux, vit seule en France[46]. De même, la rentabilité immédiate, les politiques ultra-libérales creusent les inégalités contre les solidarités collectives[47]. Et c’est parce que l’Etat a justement tourné le dos « au souci du commun[48] » que la révolte des oubliés[49] a tonné, créant un temps nouveau au dialogue.

L’arrêt du temps en faveur du dialogue. Le temps est un facteur primordial dans la série : les braqueurs doivent rester suffisamment longtemps dans la Banque pour fondre l’or, sans dépasser la limite fixée par le Professeur au risque d’une intervention des forces policières. Ce temps est surtout nécessaire au Professeur pour négocier avec les inspecteurs. En effet, le dialogue avec les autorités demeure encore le fil rouge de cette troisième partie. Les échanges se font vifs avec l’inspectrice, figure féminine puissante. A cet égard, bien que cela ne soit pas le message principal de la série, certaines scènes et certains personnages[50] conduisent le spectateur à réfléchir sur la société patriarcale. Les négociations se poursuivent également avec des représentants du gouvernement. Le Professeur parvient ainsi à changer la règle et la donne du jeu politique. Du reste, cet arrêt du temps diffère avec l’immédiateté de certaines décisions politiques. L’équipe de braqueurs laisse donc place à un autre temps : celui de la pensée et du dialogue.

C’est d’ailleurs le propre des soulèvements populaires que d’interrompre le temps. Le mouvement des Gilets jaunes en atteste une nouvelle fois avec le blocage du temps et de la circulation sur les ronds-points et aux péages occupés. Au-delà du temps gagné et du dialogue engagé, s’insurger permet aussi et surtout d’être libre à certains égards.

Révolte et liberté. Le soulèvement de ces minoritaires leur assure la liberté[51]. Pour Hannah Arendt, la liberté n’est pas d’abord un phénomène de la volonté intérieure, ce que l’on appelle le « libre-arbitre », mais est inhérente à l’action extérieure puisque « être libre et agir ne font qu’un[52] ». A cet égard, le politique est, selon elle, un espace pluriel de délibération, un espace de liberté[53]. Aussi, une comparaison avec la série peut une fois de plus être faite ici. Et ce notamment lorsque l’auteure rappelle que la polis grecque était autrefois une « forme de gouvernement » qui procurait aux hommes, une scène où ils pouvaient jouer, une sorte de théâtre où la liberté pouvait apparaître. Le groupe de braqueurs n’est autre que des femmes et des hommes vivant en communauté, à la fois avant le braquage pour le mettre en œuvre puis pendant. Les flashbacks, présents dans toutes les saisons et montrant la préparation du braquage, révèlent que rien n’est laissé au hasard. Regroupés tous ensemble dans une demeure isolée, les braqueurs sont comme des étudiants auxquels le Professeur donne les directives à suivre. Il les invite à réfléchir sur le sens de leurs actions et leurs conséquences. Quelle qu’en soit l’issue, l’enfermement collectif, durant des jours dans la vaste demeure puis au sein de la Banque d’Espagne, est finalement le prix à payer de leur liberté.

Mais toute révolution est-elle vraiment synonyme de liberté ? En d’autres termes, si toute révolte est menée au nom de la liberté, est-elle réellement toujours un processus menant à la liberté de ceux qui la poursuivent ? Si la question mérite d’être posée et débattue, une certitude demeure : cette révolte permet de rendre visible.

La visibilité des exclus. Dans un essai inédit[54], Hannah Arendt affirme qu’avant de conduire à un régime démocratique, la révolution a d’abord libéré tout un ensemble d’individus jusqu’ici invisibles. Ainsi, se manifeste dans l’acte même de la révolution le fait de rendre visible, de donner naissance à des individus jusqu’ici jamais réunis en un tout. L’auteure prend notamment acte du fait que la Révolution française a libéré les pauvres de l’invisibilité, en les faisant accéder à la vie publique : « un peuple frappé par la pauvreté et la corruption est soudain délivré non pas de la pauvreté mais de l’obscurité », et entend « pour la première fois que sa situation est discutée ouvertement et qu’il se trouve invité à participer à cette discussion[55] ». Cette pensée résonne donc parfaitement avec les colères actuelles et les ambitions du réalisateur de la série. En somme, la série invite à nous interroger sur la liberté que le peuple a de s’organiser par lui-même pour s’emparer de l’action politique.

C’est en filigrane, l’idée de l’importance de se soulever, pour n’importe qui, défendue par Michel Foucault[56]. Ce dernier résume-t-il : « a-t-on raison ou non de se révolter ? Laissons la question ouverte. On se soulève, c’est un fait ; et c’est par là que la subjectivité (pas celle des grands hommes, mais celle de n’importe qui) – quel qu’en soit le visage – s’introduit dans l’histoire et lui donne son souffle. Un délinquant met sa vie en balance contre des châtiments abusifs ; un fou n’en peut plus d’être enfermé et déchu ; un peuple refuse le régime qui l’opprime. Cela ne rend pas innocent le premier, ne guérit pas l’autre, et n’assure pas au troisième les lendemains promis ».

Mais cela le rend libre et visible. La série illustre bien l’idée que ce ne sont pas les « puissants » qui font le jeu démocratique mais bien les « n’importe qui[57] ». Les braqueurs dissimulent leur visage sous un masque de Dali, lequel devient un symbole jusqu’à être repris par une partie de la population qui soutient leur action. Leur combinaison rouge et leur masque marquent donc les esprits – entrant même dans notre propre réalité[58] – et les rendent visible aux yeux de tous. Il leur permet également de se fondre dans la masse des otages qui sont eux-aussi dotés dudit habit pour créer la confusion chez les forces d’intervention de la police.

Tous, otages et braqueurs confondus, forment une même et seule communauté et semble sur un pied d’égalité. L’important est que ces « n’importe qui » sont enfin visibles et entendus.

L’espoir d’un avenir nouveau. Bien que chaque épisode tienne le spectateur en haleine lui faisant espérer que le groupe réussisse à finir de transformer l’or tout en sortant de la Banque sans se faire arrêter, sur le fond le résultat du braquage importe peu. En creux, ce qui compte c’est le but commun poursuivi : inquiéter les « puissants » et montrer au peuple qu’une alternative au système existant est possible. Là réside l’intérêt de l’œuvre commune.

Derrière la défaite des Gilets jaunes se niche une victoire[59] car, malgré les scories que comporte ce mouvement, la couleur du gilet a permis de rendre visibles les invisibles[60] et surtout de croire[61] à un avenir nouveau[62]. Tout comme les braqueurs au visage de Dali.

Finalement, la résistance collective permet la réunion des forces pour briser l’immobilité, pour « inventer collectivement l’alternative » pour construire l’avenir[63]. Elle oblige à des remises en cause et ouvre des possibles.


[1] J. De Bourbon Busset.

[2]Collectif, G. Cornu, Vocabulaire juridique, Puf, Quadrige, 12e éd., 2018.

[3] La présentation de l’association est claire sur ce point : « Le Collectif L’Unité du Droit (Clud) a pour vocation de rassembler des universitaires convaincus du nécessaire rapprochement des droits et de leurs enseignements dans une unité et non dans leurs seules spécificités ». Ses membres sont « convaincus de (re) créer des liens entre spécialistes du Droit (dont privatistes et publicistes mais pas seulement) ainsi qu’entre praticiens et universitaires (et réciproquement) ».

[4] Si la réflexion sur l’Unité du Droit est le cœur de son action, le Clud permet un véritable soutien des Universitaires à l’égard des jeunes chercheurs comme en témoignent les Universités d’été et les nombreux ouvrages collectifs auxquels ces derniers peuvent participer.

[5] A. Sotiropoulou, « La collectivité », in Recueil de leçons de 24 heures, Agrégation de droit privé et de sciences criminelles de 2015, Lgdj, 2015, p. 321.

[6] S. Hessel, Indignez-vous !, Indigènes éditions, 2010.

[7] L’Ong Oxfam annonce dans son dernier rapport, le renforcement de l’écart entre les plus riches et les plus pauvres : en 2018, la fortune des milliardaires a augmenté de 12 % (augmentation de 900 milliards de dollars) tandis que la richesse des plus pauvres de la population mondiale (soit 3,8 milliards de personnes), baissait de 11 %. Par ailleurs, seulement 26 personnes possédaient en 2018 autant que la moitié la moins riche de la population mondiale : Rapport « Services publics ou fortunes privées ? », Oxfam International, janv. 2019, en ligne.

[8] S. Hessel, Indignez-vous !, Indigènes éditions, 2010, p. 9.

[9] Dans les deux premières parties de la série, le braquage se déroule dans l’Office de la Monnaie et du timbre.

[10] Mouvement de manifestations, non violent né sur la Puerta del Sol, en Espagne, à Madrid le 15 mai 2011, rassemblant des centaines de milliers de manifestants contre l’austérité.

[11] Ensemble de manifestations sur des places publiques, en France, ayant commencé le 31 mars 2016 sur la Place de la République à Paris, à la suite d’une manifestation contre la « loi Travail ».

[12] A la suite du « grand débat national » du printemps 2019, une vaste pétition écologique a circulé pour obliger l’Etat à prendre ses responsabilités face aux changements climatiques.

[13] Des Collectifs anti-mafia, dont le Collectif anti-mafia « Massimu Susini », ont vu le jour récemment en Corse à la suite de l’assassinat d’un jeune militant, Massimu Susini, en septembre 2019. Plus de 800 personnes étaient réunies, le 29 septembre, à l’Université de Corte pour débattre de l’emprise du grand banditisme sur l’île et dénoncer la défaillance de l’Etat à protéger les insulaires des assassinats, des menaces, des extorsions, des pressions diverses, des corruptions dont nombreux sont victimes.

[14] La série se divise en « Parties » sur Netflix.

[15] E. Plenel, La victoire des vaincus. A propos des gilets jaunes, La Découverte, 2019, p. 124.

[16] Braquage de la Fabrique nationale de la Monnaie et du Timbre : Partie 1 et 2 de la série.

[17] Code pénal, art. 222-1, al. 1er : « Le fait de soumettre une personne à des tortures ou à des actes de barbarie est puni de quinze ans de réclusion criminelle. ». Art. 222-2, al. 1er : « L’infraction définie à l’article 222-1 est punie de la réclusion criminelle à perpétuité lorsqu’elle précède, accompagne ou suit un crime autre que le meurtre ou le viol. ». La Cour de cassation est venue modifier sa jurisprudence dans un sens plus sévère lorsqu’elle a condamné la France pour torture dans le cadre de la garde à vue d’un étranger soupçonné de trafic de stupéfiants : « la Cour estime que certains actes autrefois qualifiés de « traitements inhumains et dégradants », et non de « torture », pourraient recevoir une qualification différente à l’avenir » (Cedh, grande ch., 28 juill. 1999, aff. 25803/94, Selmouni c/ France).

[18] Pour les affaires les plus médiatiques ces dernières années : Affaire Zyed et Bouna : le 27 octobre 2005, Zyed Benna et Bouna Traoré sont morts électrocutés dans le transformateur Edf où ils s’étaient réfugiés pour échapper aux policiers qui les poursuivaient. Trois semaines de révolte s’en s’ensuivirent et dix années de procédure judiciaire. Malgré certaines failles dans l’enquête, le tribunal correctionnel de Rennes a relaxé les deux policiers jugés pour « non-assistance à personnes en danger » ; Affaire « Théo » est une affaire judiciaire relative à l’arrestation et au viol allégué d’un homme de 22 ans, Théodore Luhaka, le 2 février 2017 ; Affaire « Benalla », mettant en cause un chargé de mission, coordinateur de différents services lors des déplacements officiels et privés du président de la République, accusé d’avoir usurpé la fonction de policier, et violenté un couple de manifestants, le 1er mai 2018, à Paris.

[19] La crise des hôpitaux publics et la grève récente des pompiers sont des exemples parmi d’autres. V. not. Rapport de l’Académie nationale de médecine (Anm), Rapport 19-02. L’hôpital public en crise : origines et propositions, du 12 fév. 2019, en ligne.

[20] L. Gamet, « Les Gilets jaunes et la question sociale », Dr. social, 2019, p. 564.

[21] C. Larrazet, « Régime des plateformes numériques, du non-salariat au projet de charte sociale », Dr. social, 2019, n° 2, p. 167 ; F. Champeaux, « L’occasion de déplacer les frontières du salariat », SSL 07 oct. 2019, n° 1877, p. 3 ; P. Lokiec, « De la subordination au contrôle », SSL 17 déc. 2018, n° 1841, p. 10 ; T. Pasquier et A. Chaigneau, « Capital, travail et entreprise numérique », in A. Jeammaud, M. Le Friand, P. Lokiec, C. Wolmark (dir.), A droit ouvert, Mélanges en l’honneur d’A. Lyon-Caen, Dalloz, 2018, p. 187 ; T. Pasquier, « Le droit social confronté aux défis de l’ubérisation », Dalloz IP/IT, n° 7, 2017, p. 368 ; B. Gomes, Le droit du travail à l’épreuve des plateformes numériques, sous dir. A. Lyon-Caen, Thèse Paris Nanterre, 2018. V. not. Les décisions de justice rendues au sujet des travailleurs des plateformes numériques : Take eat easy : Soc., 28 nov. 2018, n° 17-20.079 ; Uber : CA Paris, pôle 6, ch. 2, 10 janv. 2019, M. X c/ Uber.

[22] L. Gamet, « UberPop (†) », Dr. social, 2015, p. 929.

[23] L. Gamet, « Les Gilets jaunes et la question sociale », Dr. social, 2019, p. 564.

[24] Ch. Radé, « Gilets jaunes et chiffon rouge », Dr. social, 2019, p. 369.

[25] E. Plenel, La victoire des vaincus. A propos des gilets jaunes, La Découverte, 2019, p. 51.

[26] Terme créé par l’américain Henry David Thoreau en 1849 après avoir passé une nuit en prison pour avoir refusé de payer l’impôt électoral au gouvernement d’un Etat fédéral des Etats-Unis qui reconnaissait l’esclavage. La désobéissance civile est le refus de se soumettre à une loi injuste et à chercher à changer cette loi par des moyens non-violents : H.-D. Thoreau, La désobéissance civile, Gallmeister , coll. Totem, réed. 2017. Le philosophe rappelle le caractère non-violent de la révolte : « Si un millier d’hommes devaient s’abstenir de payer leurs impôts cette année, ce ne serait pas une initiative aussi brutale et sanglante que celle qui consisterait à les régler, et à permettre ainsi à l’Etat de commettre des violences et de verser le sang innocent. Cela définit, en fait, une révolution pacifique, dans la mesure où pareille chose est possible », spéc. p. 9.

[27]A. Coignac, « Droit de manifester : toujours une liberté ? », Dalloz Actualité 04 oct. 2019.

[28] CSI, art. L. 211-1 à L. 211-4 (Manifestations sur la voie publique) ; art. L. 211-9 à L. 211-10 (Attroupements).

[29] Les articles 431-3 et suivants du Code pénal prévoient les peines et amendes dans les hypothèses de participation délictueuse à un attroupement. L’article 431-9 du Code pénal punit également de six mois d’emprisonnement et de 7 500 € d’amende le fait d’avoir organisé une manifestation sur la voie publique n’ayant pas fait l’objet d’une déclaration préalable dans les conditions fixées par la loi ; d’avoir organisé une manifestation sur la voie publique ayant été interdite dans les conditions fixées par la loi ; d’avoir établi une déclaration incomplète ou inexacte de nature à tromper sur l’objet ou les conditions de la manifestation projetée.

[30] Le black bloc est un groupe d’individus sans hiérarchie, habillés de noir, masqués, qui justifient la violence contre les représentations de l’Etat par la violence intrinsèque de celui-ci.

[31] A. Coignac, « Droit de manifester : toujours une liberté ? », Dalloz Actualité 04 oct. 2019 : « Samedi 21 septembre, l’acte 45 des Gilets jaunes, la Marche pour le climat et la manifestation contre les retraites dans Paris se sont soldées par 158 gardes à vue selon la Préfecture. Selon le parquet, 90 personnes se sont vues notifier un rappel à la loi, parfois assorti d’une interdiction de paraître à Paris pendant six mois, en application de la loi anticasseurs du 10 avril 2019. ». Des médias relayent encore d’autres chiffres : le journaliste David Dufresne a recensé les cas documentés (vidéos, photos, certificats) de victimes des forces de l’ordre, via un fil Twitter intitulé « Allô Place Beauvau ». Le 23 septembre 2019, le décompte s’élevait, tous mouvements sociaux confondus, à 860 signalements dont deux décès. Sur le site Mediapart, la page « Allô Place Beauvau ? C’est pour un bilan provisoire » fait état des derniers chiffres officiels du Ministère de l’Intérieur, au 29 août 2019 : soit 2 448 blessés, 561 signalements déposés à l’Igpn (Inspection générale de la police nationale), 313 enquêtes judiciaires de l’Igpn, 8 enquêtes administratives, 15 enquêtes judiciaires de l’Iggn (Inspection générale de la gendarmerie nationale), 180 enquêtes transmises au Parquet, 1 9071 tirs de Lbd, 1 428 tirs de grenades lacrymogènes instantanées, 5 420 tirs de grenades de désencerclement, 474 gendarmes blessés et 1 268 policiers blessés.

[32] Dans une tribune du 3 mai 2019, Amnesty International se positionna pour l’interdiction du Lbd40 et des grenades lacrymogènes instantanées Gli-Fa utilisés par les forces de l’ordre pendant les manifestations des Gilets jaunes.

[33] « Le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie », Rapport du défenseur des droits, Décembre 2017, p. 1, en ligne.

[34] A. Coignac, « Droit de manifester : toujours une liberté ? », Dalloz Actualité 04 oct. 2019. L’auteure enquête auprès de nombreux acteurs (représentants des forces de l’ordre, avocats, universitaires pénalistes, journalistes). Il est notamment relaté l’interview d’une avocate : Maître Claire Dujardin constate que « les textes sont assez flous sur l’usage de la force et le concept de légitime défense, cela favorise des décisions comme le non-lieu dans l’affaire Rémi Fraisse (militant écologiste, tué en 2014 lors d’une manifestation contre le barrage de Sivens) ». Elle ajoute : « Je ne peux pas emmener mes clients pour quatre ans en instruction avec un fort risque de non-lieu à la fin. Ça les laisse en plus dans un statut de victime qui devient compliqué à gérer dans la vie ».

[35] « Le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie », Rapport du défenseur des droits, Décembre 2017, p. 8, en ligne.

[36]S. Hessel, Indignez-vous !, Indigènes éditions, 2010, p. 18.

[37] J.-P. Sartre, « Maintenant l’espoir… (III) », Le Nouvel Observateur, 24 mars 1980.

[38] Sur l’efficacité de la non-violence : S. Hessel, Indignez-vous !, Indigènes éditions, 2010, p. 20.

[39] V. supra l’article collectif : « Une lecture juridique au prisme du droit à la désobéissance » : « C’est précisément sur ce point décisif que le Professeur échafaude la légitimité de sa démarche pour s’en incarner en héraut. Il le répète sans cesse… l’opinion publique est la seule véritable arme, sa caution. Son soutien traduit et porte la voix indicible du peuple concret. Son rejet, a contrario, pointerait un acte criminel ».

[40] E. Plenel, La victoire des vaincus. A propos des gilets jaunes, La Découverte, 2019, p. 181.

[41]Ibid., p. 184.

[42] P. Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique de à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, Points, 2006, p. 14.

[43] Ibid., p. 108. L’auteur y décrit l’émergence des figures du « peuple-surveillant », du « peuple-véto » et du « peuple-juge » en contrepoint de celle d’un « peuple-électeur ».

[44] J. Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique, Paris, 2005, p. 105.

[45] E. Plenel, La victoire des vaincus. A propos des gilets jaunes, La Découverte, 2019, p. 13.

[46] L. Gamet, « Les Gilets jaunes et la question sociale », Dr. social, 2019, p. 564.

[47] La solidarité doit être revue à l’aune des défis auxquels sont confrontées les sociétés actuelles modernes : V. l’ouvrage collectif sous dir. S. Paugam, Repenser la solidarité. L’apport des sciences sociales, Puf, 2007, réed. 2011.

[48] E. Plenel, op. cit., p. 159.

[49] V. Dossier Mediapart, « Gilets jaunes : La révolte des oubliés ».

[50] Dans la saison un, Nairobi crie : « place au Matriarcat ! ». De même, les violences conjugales sont dénoncées à travers la violence de l’ex-mari de l’inspectrice. V. sur le féminisme dans la série, supra, la communication de Mme Stéphanie Willman-Bordat.

[51] « Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance il assure l’ordre ; par la résistance il assure la liberté » : Alain, Propos sur les pouvoirs, Paris, Gallimard, coll. Folio/essais, 2014, p. 162.

[52] H. Arendt, La Crise de la culture, « Qu’est-ce que la liberté ? », Folio, Gallimard, 2014 (1ère éd. 1989), p. 198.

[53] H. Arendt, La Crise de la culture, « Qu’est-ce que la liberté ? », Folio, Gallimard, 2014 (1ère éd. 1989), p. 190 : « la raison d’être de la politique est la liberté, et son champ d’expérience est l’action ».

[54] H. Arendt, La liberté d’être libre, Payot, 2019. Cet essai inédit a été retrouvé récemment dans le fonds Arendt de la Bibliothèque du Congrès à Washington. Ce texte a été probablement écrit à la fin des années 1960, au moment de la crise de Cuba, des révolutions en Amérique latine et de la décolonisation.

[55] H. Arendt, La liberté d’être libre, Payot, 2019.

[56] M. Foucault, « Inutile de se soulever ? », Le Monde, n° 10661, 11- 12 mai 1979, p. 1 et s., in Dits et Ecrits 1954-1988, t. III, Gallimard, Paris, texte 269, p. 790-794.

[57] V. aussi sur le « n’importe qui » : E. Plenel, La victoire des vaincus. A propos des gilets jaunes, La Découverte, 2019, p. 59.

[58] La diffusion de la série a engendré une commercialisation importante du costume rouge et du masque de Dali. Certaines images montrent même des Gilets jaunes portant le masque de Dali.

[59] D’où le titre évocateur de l’ouvrage d’Edwy Plenel sur le mouvement des Gilets jaunes : « La victoire des vaincus » : E. Plenel, La victoire des vaincus. A propos des gilets jaunes, La Découverte, 2019.

[60] E. Morin, « La couleur jaune d’un gilet a rendu visible les invisibles », Mediapart, 24 déc. 2018.

[61] « Si l’on ne croit à rien, si rien n’a de sens et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, alors tout est permis et rien n’a d’importance. Alors, il n’y a ni bien ni mal, et Hitler n’a eu tort, ni raison. […]. On a tous à créer en dehors des partis et des gouvernements des communautés de réflexions qui entameront le dialogue à travers les nations et qui affirmeront par leur vie et leurs discours que ce monde doit cesser d’être celui de policiers, de soldats et de l’argent pour devenir celui de l’homme et de la femme, du travail fécond et du loisir réfléchi » : A. Camus, « La crise de l’homme », conférence donnée à l’Université de Colombia (New York), 28 mars 1946, in A. Camus, Conférences et discours (1936-1958), Folio, 2017.

[62] Aujourd’hui le mouvement des Gilets jaunes fête ses un an mais s’est largement essoufflé. Toutefois, malgré l’absence de solution concrète aux attentes des manifestants et les frustrations qui vont de pair, le mouvement vit toujours et a permis à de nombreuses personnes de tisser des liens, de retrouver une fraternité longtemps oubliée. Plus encore, il leur a permis d’être entendus. Et l’engagement se poursuit pour certains autrement comme ce « Collectif citoyen Sélestat 2020 » crée en Alsace appelant les citoyens à rejoindre une liste citoyenne pour les municipales. V. l’article « Les gilets jaunes tentent d’entretenir la flamme », DNA 9 nov. 2019, p. 13.

[63] E. Plenel, La victoire des vaincus. A propos des gilets jaunes, La Découverte, 2019, p. 161.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

DivinAkamuraCosta ?

Deux auteurs du Collectif L’Unité du Droit ont symboliquement décidé, en ce 14 février 2020, jour de Saint-Valentin, de déclarer respectueusement leur flamme juridique à la chanteuse Aya Nakamura en rédigeant – en son hommage – un ouvrage (extrait d’un opus collectif sur les lectures juridiques de fictions et également publié aux Editions l’Epitoge du Collectif L’Unité du Droit).

Sérieusement ?
Du Droit chez Aya Nakamura ?
« Y’a pas moyen » vous dites-vous !

Et vous avez peut-être raison !

Le présent ouvrage, tiré à part collector des Editions L’Epitoge, publié dans le cadre des festivités dédiées aux 16 années du Collectif L’Unité du Droit, témoigne des habitudes de travail et de recherche(s) ainsi que de l’objet social même dudit Collectif : il est rédigé sur une forme parfois légère et enjouée tout en reposant, au fond, sur une analyse juridique rigoureuse et détaillée. Il se veut ainsi accessible sans renier sa vocation académique. Il a par ailleurs été conçu en binôme étroit et égalitaire par un professeur d’Université et par un doctorant.

L’opus est construit en trois parties qui interrogent respectivement (après avoir posé les enjeux de l’étude et son prétexte pédagogique au cœur du mouvement Droit & Littérature) : le droit administratif (I), le droit privé (II) et l’Unité du Droit (III) au cœur des chansons et des prises de position(s) de l’artiste Aya Nakamura ici décodée par deux juristes comme si – elle aussi – appartenait à la communauté juridique. Après cette lecture, « Y’a pas moyen Gaja ? », « J’veux du Sarl » et tant d’autres titres (vous faisant découvrir la chanteuse à travers les droits de la propriété intellectuelle, de l’espace ou encore des marchés publics) n’auront plus de secret pour vous ! Il paraîtrait même que la chanteuse serait hégélienne : « j’crois qu’c’est le concept » !

Prétexte(s) pédagogique(s). En adoptant le prisme de l’Unité du droit, en abordant la question du droit des femmes et celui des minorités qu’incarnent la chanteuse, en confrontant ses œuvres à des questions concrètes et contemporaines de droit (comme certaines des restrictions opérées en contentieux administratif et ici dénoncées), en faisant découvrir au lecteur des branches méconnues mais pourtant passionnantes (comme le droit de l’espace extra-atmosphérique), l’article fera réviser, réfléchir et apprendre. N’est-ce déjà pas si mal[7] ? Les auteurs de l’article et du présent ouvrage soutiennent en effet que l’étude du droit dans et par ou au moyen de la fiction classique comme contemporaine est un prétexte pédagogique permettant l’étude des disciplines académiques et des concepts et des notions juridiques en dehors de toute application positive. En d’autres termes, il s’agit d’une recherche juridique qui n’a d’autre fin qu’elle-même : le plaisir intellectuel de faire du droit. Par ailleurs, les auteurs ne moquent en aucun cas l’artiste, ses textes et ceux qui les écoutent. Ils ont conscience qu’ils jouent de fiction(s) eux-mêmes pour traiter de questions juridiques. Ils assument totalement le fait que le présent article n’est qu’une succession de prétextes pédagogiques à l’étude du / des droit(s) dans un cadre fictionnel et ce, au prisme de l’Unité du droit. Ils savent pertinemment qu’Aya Nakamura est une chanteuse mais ont décidé de l’envisager de manière fictive en juriste en analysant ses textes comme une doctrine juridique ou nakamurienne (sic) qui permettra d’interroger plusieurs pans du droit positif.

l’ouvrage a été publié avec le soutien
et en partenariat étroit avec le partenaire du Collectif L’Unité du Droit :
Curiosités Juridiques

Obsédés textuels. On dit parfois des juristes qu’ils sont des « obsédés textuels » et qu’ils réussissent à trouver sinon à voir du Droit partout y compris là où il n’y en aurait peut-être pas, de la même manière qu’un artiste verrait de l’art potentiel en tout chose. Il y a cependant aussi, à la seule lecture de l’intitulé de cette contribution, des juristes qui vont se sentir rétifs et réticents sinon frontalement hostiles à l’idée qu’on puisse rechercher et analyser des questions juridiques et politiques dans l’œuvre de Mme Aya Danioko dite Aya Nakamura, chanteuse – désormais internationale[1] et populaire – qui n’est effectivement ni juriste ni auteure de doctrine juridique reconnue comme telle.

Les auteurs de l’ouvrage
M. le pr. M. Touzeil-Divina & M. R. Costa

L’objet du droit, c’est l’activité humaine. Si l’on retient comme nous l’a appris le doyen Foucart[2] que « l’objet principal du droit est l’homme », alors il faut nécessairement que le juriste non seulement acte que toute activité humaine (y compris fictionnelle) est potentiellement un objet d’étude et d’application juridiques mais encore qu’il appartient au juriste, s’il veut rester connecté à la société dans laquelle il se trouve, de se préoccuper de tous les faits sociaux qui l’entourent. « Le juriste[3] (à nos yeux) est accompli lorsqu’il sait rester curieux et être attentif à celles et à ceux qui l’entourent. Le juriste n’est plus (ou ne devrait plus être) ce notable sciemment éloigné de la table du repas social. Il est (et doit être) ce commensal impliqué et soucieux des manifestations sociales ». Or, sur ce point, les faits sont indiscutables : Aya Nakamura est – depuis 2017 (avec la sortie de son premier album Journal intime) et singulièrement depuis que son deuxième opus éponyme (Nakamura) a été promu « disque de platine » en 2018 – un véritable phénomène de société[4]. Par ailleurs, la chanteuse est entrée en 2019 au classement des 500 artistes les plus écoutés de la planète ainsi qu’à celui des 50 personnalités françaises les plus influentes du monde, détrônant jusqu’à Edith Piaf de l’artiste française la plus écoutée dans certains pays étrangers.

Le juriste qui l’ignorerait ne vivrait ainsi pas dans son époque.

Droit & idées politiques dans des fictions modernes. Il est évident que toute fiction ne parle pas de droit. Certains supports fictionnels (ce qui est le cas des chansons) y sont en revanche plus propices et ce, précisément lorsqu’ils évoquent des phénomènes et des actions ou activités sociales.

En étant ainsi un reflet, un témoin, une citoyenne – parfois même engagée – dans ses textes, Aya Nakamura parle d’objets juridiques. Elle donne à jouer avec des images juridiques et judiciaires dès le titre de certaines pistes : La dot, Gangster, Gang (feat. Niska) ou encore Soldat. Puis dans les textes : « Ouais je sens t’as le seum, j’ai l’avocat » in Pookie, « A la Bonnie and Clyde, t’es validé […] Suis-moi, tu verras, ça d’viendra illégal » in La dot.

Droit(s) & Littérature(s). Dans un premier temps, plusieurs universitaires du mouvement Law & Literature[5]ont d’abord considéré les liens entre droit(s) et fiction(s) à travers les romans et le théâtre principalement. Depuis plusieurs années, ce sont les films de cinéma et les séries télévisées qui ont intégré ces études juridiques de fictions ce dont témoigne aisément tant pour les romans que pour les séries télévisées le présent ouvrage. La littérature classique comme la pop-culture sont donc bien au cœur de ces recherches tant juridiques que littéraires. Les chansons[6], en décrivant des réalités ou parfois des fictions courtes qui sont – en tout état de cause – des reflets de l’activité humaine rentrent donc également potentiellement dans cette analyse initiée par le mouvement Droit & Littérature.

On notera, et il est important de le souligner ici explicitement, qu’il existe encore dans l’Université française des collègues (qui ne se procureront pas d’eux-mêmes cet ouvrage jugé par eux sûrement insignifiant) qui considèrent encore non seulement qu’ils ont le monopole de ce qui mérite(rait) d’être étudié avec sérieux mais encore qui dénigrent celles et ceux – dont nous sommes – qui s’occupent de droit(s) dans des fiction(s) et ce, pour y mener des études juridiques (par eux niées). Il s’agirait, ont même dit certain.e, d’une utilisation détournée voire frauduleuse de l’argent public. Bien sûr que le présent article est – aussi – un divertissement. Bien sûr qu’il va parfois proposer des interprétations capillotractées dans le seul but d’intéresser un public estudiantin qui, de lui-même, n’aurait pas acquis un ouvrage juridique mais, précisément, tel est bien l’un des objectifs assumés par ses porteurs et notamment par le Collectif L’Unité du Droit organisateur : ne plus considérer les études de Droit comme nécessairement désagréables, techniques, surannées, déconnectées de la réalité et élitistes mais au contraire des études actionnées par des acteurs et des actrices de ce siècle à l’écoute de la société et de ses préoccupations et faisant venir à elles et à eux des étudiants qui auraient sinon été rebutés. Partant, les propositions ici faites ne sont pas que des élucubrations vides de sens.

Discours du Droit & sur le(s) droit(s). Interprétations réalistes. La présente contribution va donc rechercher dans les textes des chansons d’Aya Nakamura s’il existe – et c’est évidemment le parti pris annoncé – une ou plusieurs dimensions juridiques. Partant, on oscillera – sciemment et volontairement – entre de véritables positions juridiques que nous estimons percevoir chez l’artiste et ce, par exemple dans certains engagements en faveur des droit(s) des femmes mais aussi – ce dont on ne se privera pas – en dénichant parfois du droit là où la chanteuse n’en avait certainement pas volontairement mis ou perçu.

Cela dit, n’est-ce pas là – précisément – la force du pouvoir de l’interprétation juridique que de faire dire – parfois – à un texte ce que son auteur n’a pas nécessairement cru ou voulu ? Lorsqu’en 1962 le Général de Gaulle sachant parfaitement que l’article 89 de la Constitution rend impossible une révision de la norme fondamentale en proposant directement au peuple de procéder à un changement par voie référendaire, il interprète le Droit de façon singulièrement extensive, personnelle et largo sensu. Il est évident que les rédacteurs de 1958 ne voulaient pas que se réalise ce qui s’est pourtant accompli en 1962 mais l’interprétation juridique l’a matérialisé car – en droit comme en arts[8] – : « Fuori dell’interpretazione, non c’è norma » (hors de l’interprétation, il n’y a pas de norme) ! C’est donc en « interprètes réalistes » que nous allons vous proposer des lectures juridiques de l’œuvre d’Aya Nakamura essentiellement à partir de son album Nakamura (version jaune initiale et édition Deluxe de l’automne 2019) et ce, autour de trois temps que réunit l’Unité du Droit : en droit administratif (I), en droit privé de façon plus générale (II) ainsi que dans quelques matières dites de spécialité(s) juridique(s) (III). Partant, vous allez découvrir une Nakamura juriste et même spécialiste.

Voici la table des matières de l’ouvrage :

Introduction                                                                          

I. Aya & le droit administratif                       

     A. Oh ! Gaja !                                                                      

     B. Une nouvelle sélection administrative :
          la Sagaa                                                                           

     C. Nakamura, spécialiste du contentieux
          des contrats publics                                                 

II. Aya & le droit privé                                     

     A. Nakamura & le droit des personnes
          et de la famille                                                            

     B. Nakamura & le droit au respect
          de la vie privée                                                            

     C. Nakamura & le droit des sociétés                     

III. Aya & l’Unité du droit                                

     A. Nakamura & le droit aéronautique                  

     B. Nakamura & la propriété intellectuelle         

     C. Nakamura & la théorie du Droit                         

& Voila notre grand jeu de la Saint-Valentin :

Pour gagner un exemplaire COLLECTOR numéroté et dédicacé par les deux auteurs de l’ouvrage (n° 90 / 99), il vous suffit de retweeter le post émis ce 14 février 2020 par Curiosités juridiques ….

Le ou la gagnant.e sera choisi.e. au hasard ….


[1] On apprend même que l’artiste sera en vedette du mythique festival de Coachella en 2020.

[2] Foucart Emile-Victor Masséna, Eléments de droit public et administratif ; Paris, Videcoq ; 1834 ; Tome I.

[3] On reprend ici l’opinion qu’à défendue l’un des coauteurs de l’article in « Droit(s) & Série(s) télévisée(s) : mariage de, avec ou sans raison ? » in Jcp – édition générale ; n°8 ; 25 février 2019 (« libres propos »).

[4] Le présent article intègre a minima l’ensemble des titres de l’album Nakamura (2018 et édition Deluxe de 2019 avec ses cinq titres supplémentaires dont un remix).

[5] Parmi lesquels, l’un des moteurs de ce mouvement dont la collection « Unité du Droit » des Editions L’Epitoge a accueilli le très bel ouvrage suivant : Weisberg Richard, La parole défaillante ; Toulouse, L’Epitoge ; 2019.

[6] Ainsi que le Collectif L’Unité du Droit l’avait déjà abordé avec : Touzeil-Divina Mathieu & Hoepffner Hélène (dir.), Chansons & costumes « à la mode » juridique et française ; Le Mans, L’Epitoge ; 2015.

[7] On présentera ici ses excuses auprès du lecteur pour qui ces questions sont une évidence mais la récente altercation publique provoquée par une collègue procédurière qualifiant d’adolescents irresponsables et de juristes utilisant à tort les deniers publics au regard de sa vision nécessairement objective de l’Université a de quoi faire frémir.

[8] Ascarelli Tullio, « Giurisprudenza costituzionale e teoria dell’interpretazione » in Rivista di diritto processuale ; Anno XIII (1957), n°1-3, p. 10.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Jaurès en 2020 (par Mmes Mélina Elshoud & Marietta Karamani)

Voici la 51e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui de l’article de Mmes Marietta Karamanli & Mélina Elshoud publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).

Volume IV :
Jean Jaurès

& le(s) droit(s)

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes
Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz

– Nombre de pages : 232
– Sortie : mars 2020
– Prix : 33 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-44-5
/ 9791092684445
– ISSN : 2272-2963

Jaurès en 2020 :
entre instrumentalisation(s)
& héritage(s)

Marietta Karamanli & Mélina Elshoud
Députée de la 2e circonscription de la Sarthe
& Conseillère départementale de la Sarthe

Mesdames, Messieurs les Professeurs, Mesdames, Messieurs,

Vos contributions l’ont toutes très bien démontré : Jean Jaurès est bel et bien un acteur politique de notre temps, en ce sens que, nombreuses sont toujours les références à son travail, à sa pensée, à son action publique.

Parmi ces références, il est intéressant de constater que les discours des responsables politiques français lui réservent une place particulière, mais surtout grandissante ; certains commentateurs[1] ayant évoqué une « Jaurèsophilie » ou une « Jaurèsmania ».

Il n’y a pas de récente campagne électorale nationale française, et notamment présidentielle, qui échappe à une volonté d’appropriation, ou du moins à des manœuvres que nous qualifierons librement « d’assimilation » de la pensée de Jean Jaurès par les principaux courants politiques de notre vie nationale. Gilles Candar, un des meilleurs spécialistes de l’homme et de son œuvre – que nous saluons – a lui-même publié un long papier sur la campagne présidentielle de 2007 et la revendication par des partis de droite du tribun socialiste, un phénomène qu’il qualifie de « nouveau[2]», non pas dans son principe, mais dans son ampleur depuis le début de la Ve République.

En 2007, la droite scande « Je me sens l’héritier de Jaurès[3] » et la gauche conteste une « captation d’héritage[4]». Cette bataille mémorielle avait inspiré à Philippe Bilger cette question simple, bien qu’il la trouve lui-même « infiniment vulgaire[5]» : « A qui appartient Jaurès ? ».

Dans le cadre de cette intervention, nous n’avons pas cherché à répondre à cette question – non pas qu’elle soit mal posée car au contraire elle résume bien le « procès en légitimité[6] » qui est fait aujourd’hui à celui qui décide de citer Jaurès – mais parce que la réponse nous semble indubitable et donc dénuée d’intérêt : Jean Jaurès n’appartient à personne, ou plutôt, il appartient à tout le monde, en ce qu’il est, comme l’écrit Gilles Candar, « le patrimoine commun de l’humanité[7] ».

Nous avons eu à cœur toutes deux de faire œuvre d’analyse en soumettant à une démarche libre et contradictoire notre examen de la filiation revendiquée d’un homme, à la fois, acteur et décideur politique, et universitaire.

Nous avons souhaité, d’une part, mettre en exergue les motivations qui conduisent, quel que soit le bord politique, des responsables élus à se référer à Jaurès.

Nous avons souhaité, d’autre part, voir si ces citations correspondaient bien à la philosophie de Jaurès, mais non pas en passant chacune des assertions de nos responsables politiques à la moulinette critique de leur pertinence au regard des principes et propositions de Jean Jaurès – ce qui aurait demandé une grande familiarité avec l’œuvre de Jaurès que nous ne prétendons pas avoir et ce qui risquerait d’encourir le reproche d’une interprétation du passé à la lumière d’enjeux en opportunité du présent – mais, nous avons essayé de tirer des enseignements de la façon dont Jaurès lui-même a pu utiliser des références à une œuvre ou à un propos de ses prédécesseurs pour éclairer l’actualité politique contemporaine.

Evidemment, notre propos est « situé » c’est-à-dire que nous parlons d’une place particulière, élu-e-s toutes deux, avec des engagements partisans, et nous avons l’expérience de celles et ceux qui citent Jaurès avec parfois du talent mais surtout le souhait de trouver ou gagner une légitimité que donnerait l’Histoire en disant que lui, Jaurès, l’aurait ou pas, fait ou pensé.

Sans prétendre à l’exhaustivité, nous souhaiterions vous rappeler quelques exemples caractéristiques de cette « assimilation » politique des propos de Jean Jaurès.

En avril 2007, lors d’un meeting dans la région, Nicolas Sarkozy alors candidat à la Présidence de la République cite une trentaine de fois Jean Jaurès[8] déclarant qu’il s’en sent « l’héritier ». « Laissez dormir Jaurès » demande-t-il à la gauche d’aujourd’hui qui, selon lui, « n’aime pas le travail » contrairement à celle d’hier, et à la droite qu’il incarne et qui veut permettre à ceux qui veulent travailler plus pour gagner davantage de pouvoir le faire. Un peu plus tard, à l’occasion d’un meeting à Paris pour les législatives, François Fillon s’offusque[9] « Est-ce la faute des citoyens, si le parti de Jaurès et de Blum est devenu l’un des plus rétrogrades d’Europe ? ».

En janvier 2011, à Tours, Marine Le Pen évoque, lors du congrès de son mouvement, la pensée jaurésienne et déclare que Jaurès aurait dit en son temps « A celui qui n’a plus rien, la patrie est son seul bien », confirmant, selon elle, qu’il a été « lui aussi trahi par la gauche du FMI ». Cette référence n’est pas nouvelle puisqu’en 2007 déjà, son père Jean-Marie Le Pen avait fait valoir une pseudo filiation au patriotisme de Jaurès, et en 2009, cette citation avait orné les affiches de la campagne européenne de Louis Aliot et notamment à Carmaux, suppléée par la phrase « Jaurès aurait voté Front national ».

En 2012, à Toulouse, François Bayrou alors candidat à l’élection présidentielle et contestant le Président sortant, Nicolas Sarkozy, cite Jaurès, en reprenant son propos selon lequel « On doit les mener [les Français] sur le seul chemin qui soit le chemin de la République, on doit les mener vers les hauteurs […]. C’est trahir la République que de la tirer vers le bas[10] » !

Le 23 avril 2014, François Hollande, Président de la République, vient expliquer ses réformes à Carmaux et rappelle à cette occasion que Jaurès « enseignait la patience de la réforme, la constance de l’action, la ténacité de l’effort[11] ». En juillet 2014, Jean-Christophe Cambadélis en visite à Carmaux compare François Hollande, alors en difficulté face à sa propre majorité parlementaire et à l’opinion, à Jean Jaurès. Selon lui, les deux hommes partagent un destin commun ; ils auraient été de grands incompris de leur époque. Il déclare « Il est intéressant de constater que [Jean Jaurès], en son temps décrié, honni, vilipendé – on l’a même assassiné – soit devenu par la suite une figure de notre nation[12] ».

La même année, en juin, Manuel Valls, Premier ministre en visite au Centre des monuments nationaux pour inaugurer une exposition sur le centenaire de la mort de Jaurès, affirme que ce dernier aurait voté le « pacte de responsabilité », une mesure chère à François Hollande qui vise à alléger les charges sociales des entreprises s’engageant à embaucher, car il aurait été, selon lui, « de ceux qui veulent gouverner et qui veulent que la gauche gouverne dans la durée[13] ». En face, dans une tribune intitulée « Jaurès revient ! Ils ont changé de camps ! », Jean-Luc Mélenchon lui reproche de « Faire parler les morts pour endormir les vivants[14] ». Paradoxalement, il se soumet lui-même dans le reste de sa lettre à cet exercice délicat consistant à expliquer ce qu’aurait fait Jaurès s’il était encore vivant[15].

En juillet 2017, le même Jean-Luc Mélenchon, élu de son mouvement La France insoumise, aurait demandé au Président de l’Assemblée nationale la place dans l’hémicycle autrefois occupée par Jaurès[16].

Enfin, en mai 2017, quelques semaines avant, Emmanuel Macron, candidat à l’élection présidentielle en meeting à Albi, déclare que Jean Jaurès « n’est pas celui qu’on veut nous faire croireC’était un homme qui aimait la liberté beaucoup plus que ceux qui le citent à loisir aujourd’hui. C’était à ce titre un défenseur de l’entrepreneur ce qui surprend souvent […]. Il est en quelque sorte l’homme du « en même temps » que je porte aujourd’hui. Il n’était pas enfermé dans l’égalitarisme[17] ».

Autant d’égards et d’hommages peuvent surprendre[18].

Quatre motifs, qui peuvent se superposer et jouer ensemble, nous paraissent expliquer cet engouement au moins « facial » pour la place et la parole qu’incarne le philosophe et député que fut Jean Jaurès.

I.

La première raison est la conquête ou la reconquête en légitimité d’un électorat de gauche attaché à la tradition d’un socialisme français, indépendant, démocratique, exigeant quant aux finalités, et dépassant les appareils. Citer Jaurès c’est d’abord puiser dans l’imaginaire collectif de la gauche et renvoyer aux combats et aux idéaux de l’homme. De ce point de vue, on cite beaucoup Jaurès pour susciter de l’espoir et de l’effervescence. D’ailleurs, à gauche, chaque campagne nationale comprend son meeting à Toulouse, à Albi ou à Carmaux, lequel offre une occasion privilégiée de puiser dans l’œuvre de Jaurès : ce fut le cas pour François Hollande en 2012, pour Benoit Hamon et Jean-Luc Melenchon en 2017, ou encore pour Raphaël Glucksmann en 2019.

Toujours pour retrouver de la légitimité, on utilise aussi Jaurès comme « justification », comme pour dire qu’une mesure est « vraiment de gauche même si elle n’en a pas vraiment l’air ». Les propos précités de Jean-Christophe Cambadelis, de Manuel Valls ou de François Hollande, valorisant le pragmatisme de Jaurès et rappelant parfois l’impopularité de ses positions, peuvent facilement y trouver une raison d’être.

Enfin, et toujours dans cette volonté de légitimer ou justement de délégitimer, on cite Jaurès pour critiquer des politiques « pas assez de gauche ». Cette démarche a été beaucoup utilisée par La France insoumise ou le Front national pour fustiger les réformes prises sous le quinquennat de François Hollande, notamment dans l’objectif de s’adresser à un électorat ouvrier, qui constituait historiquement une base électorale du socialisme[19]. Les propos de Jaurès sur le protectionnisme, sur le travail, sur la patrie ont été beaucoup utilisés car ils servent des revendications sociales et donc une « une prolétarisation du discours[20] ».

II.

La deuxième raison est la volonté de rassemblement des candidats à l’élection présidentielle qui doivent dépasser leur camp et pour lequel la référence à Jaurès rend possible un ralliement au-delà du camp droite-gauche. Les propos tenus par les deux candidats qu’ont été successivement Nicolas Sarkozy ou Emmanuel Macron dans leur registre spécifique peuvent y trouver leur origine.

III.

La troisième raison s’apparente à une vision nationale dans laquelle la figure de Jaurès est consensuelle, même si marquée à gauche, une figure qui a fait la France au même titre que d’autres figures historiques et dont la mort au service de la paix transcende les différences et les oppositions mêmes violentes d’avant ! On cite Jaurès comme on cite de Gaulle, Aristote, Briand, etc. C’est un « marqueur » intéressant pour des partis qui veulent nourrir ou « se racheter » en quelque sorte une image républicaine.

IV.

Enfin, la quatrième raison tient moins au fond qu’à la forme : Jaurès rassemble car tout le monde lui reconnaît des qualités « politiques » essentielles.

Il est d’abord très bon orateur, surnommé Saint-Jean  Bouche d’Or. D’ailleurs, sa figure est souvent utilisée par des agences de communication, de management et de formation à la prise de parole en public et on le retrouve en librairie dans Convaincre comme Jaurès. Comment devenir un orateur d’exception[21].

Fondant son engagement sur des valeurs universelles – ses propos sur le courage, l’humanité ou l’optimisme sont ceux qui sont le plus cités par les élus de tous bords – il apparaît comme un homme de convictions tout autant que de consensus, un homme respectueux des traditions mais marquant par son originalité, et prouvant, s’il le faut, que ces qualités ne sont pas inconciliables.

Tout cela lui vaut d’être respecté et craint, admiré par ses soutiens et ses adversaires, faisant de lui un grand homme public. Citer Jaurès aujourd’hui pour un élu, c’est admettre de prendre en modèle un homme politique de son envergure.

Il s’agit là, nous semble-t-il d’une vision de Jaurès qualifiable de « patrimoniale » ; elle n’est, elle-même, pas exempte d’une vision partisane tendant à faire de Jaurès une référence évoquant davantage le passé de la France que son actualité. Cette vision peut être revendiquée à titre subsidiaire par les uns et les autres.

A l’évidence, certains responsables peuvent avoir un rapport personnel à l’auteur et acteur Jaurès pour l’avoir lu, avoir étudié son action et ses prises de positions sur le long terme, cela devient alors souvent plus intéressant.

A l’évidence aussi, certains responsables « font leur marché » dans une pensée qui reste vivante car elle pose des questions et tente de dessiner un chemin, mais les comparaisons s’arrêtent souvent sur un point, un sujet, une crise, et ils n’envisagent pas sa pensée comme un tout, un mouvement et c’est là que peuvent émerger des contre-sens majeurs.

La plupart de ces citations procèdent d’ailleurs, nous l’avons laissé percevoir, d’une logique de communication visant par une phrase à revendiquer une part de l’héritage sans même connaître les problématiques d’ensemble posées. On use de la légitimité de Jaurès pour en faire un « supporter » de renom.

Nombreuses sont, malheureusement, les références appartenant à cette dernière typologie de citations, utilisées non pas pour éclairer une vision et nourrir un débat, mais comme un argument d’autorité et un faire-valoir pour conforter une position que l’on veut indiscutable.

Ainsi, on constate avec désarroi que ceux qui mettent en avant l’intérêt porté au travail par Jaurès, le font au détriment de son souhait de mettre fin au salariat et de partager les moyens de production avec les travailleurs. Ceux qui mettent en avant le rôle et l’importance de la patrie pour Jaurès, oublient souvent sa conviction profonde que « le jour où un seul individu humain trouverait, hors de l’idée de patrie, des garanties supérieures pour son droit, pour sa liberté, pour son développement, ce jour-là l’idée de patrie serait morte[22] ».

Journalistes, universitaires, politiques ont souvent condamné les citations « tronquées » de Jaurès qui conduisent des responsables politiques à lui faire dire autre chose, comme François Fillon en 2007 dont l’article tronqué en faisait le défenseur du patronat[23], ou comme Marine Le Pen en 2011, citant une citation non référencée et en fait inexistante dans les écrits de Jaurès[24], ou qui conduisent à passer sous silence une partie de son propos, à l’image de Raphaël Glucksmann qui citait, à Toulouse, il y a quelques mois, Jaurès pour sa conviction dans le caractère réformateur du Parti socialiste, tout en taisant le fait que cette conviction tient à ce que le parti veut, à l’époque, nous citons, « abolir le salariat, résorber et supprimer tout le capitalisme[25] ».

Au cours de nos lectures, nous avons remis la main sur un texte de Jaurès, et plus précisément sur une conférence de philosophie qu’il donna à l’Université de Toulouse en 1893 sur « les idées politiques et sociales de Rousseau[26]», philosophe qu’il considère comme une de ses sources d’inspiration.

Nous l’avons trouvé intéressant car il donne une illustration de la façon dont Jaurès avait lui-même pu utiliser l’œuvre d’un de ses prédécesseurs au service d’une analyse de la politique contemporaine à laquelle il aimait se livrer, plus d’un siècle après.

Nous avons en effet tenté de voir si selon lui il était possible de juger les effets d’idées politiques énoncées pour changer un monde, alors même que ce monde a changé et peut encore être changé. Dans ce cours, Jaurès met en évidence quelques éléments significatifs de la pensée de Rousseau et établit une réelle continuité entre sa pensée socialiste et celle du philosophe des Lumières. Tout d’abord, il considère que Rousseau est au commencement de l’idée socialiste, je cite, « qui était en lui, par son désintéressement, son détachement personnel[27] ». Rousseau est un homme d’esprit « désintéressé », et c’est selon Jaurès, ce qui a donné de l’autorité à ses idées. Mais dans le même temps, c’est ce « désintéressement » qui l’a empêché, selon lui, d’être un « penseur d’action[28]» c’est à dire de « croire à la possibilité d’obtenir les transformations profondes exigées par le droit[29] ».

Le deuxième élément, c’est qu’il est un penseur de l’idéal de la liberté politique et de l’égalité sociale. Il pense les institutions comme régulant la société mais aussi comme pouvant enchaîner les individus. S’il se félicite des progrès, il connaît l’effet néfaste des passions qui se déchaînent. C’est ce qui nourrit chez lui la force de l’idée du Droit, notamment pour encadrer la question de la propriété individuelle, car il a ce mot fort : « la faiblesse humaine est disproportionnée au progrès humain[30] ». 

Dans son cours, Jaurès met en évidence la cohérence et la cohésion d’une pensée complète habitée par le souci de l’égalité et des solutions concrètes à y apporter, et dont le défaut majeur est pour Rousseau de ne pas avoir suffisamment « cru », nous citons Jaurès, « à sa chimère[31]! ».

Car Jaurès constate que Rousseau, qui a agi si puissamment sur la Révolution, ne croyait pas au succès possible de cette Révolution et, il confesse même qu’il n’est « pas sûr que pour cet homme concentré, fermé à certaines légèretés d’enthousiasme, la Révolution française n’eût pas été une nouvelle cause de désespoir[32]». Et, pourtant la liberté y a été acquise et persiste un siècle plus tard. Il constate aussi que si les clauses de son contrat social n’ont jamais été exposées, partout elles ont été facilement adoptées et reconnues. S’il n’y trouve pas de solution précise pour décliner son action politique, Jaurès puise dans Rousseau l’inspiration de la Justice, l’attachement au Droit, et il y puise aussi par expérience d’une Révolution que Rousseau n’a pas connue, l’optimisme et la conviction qu’un jour « la grandeur des événements répond à la grandeur de la pensée[33] ».

Ainsi si on veut établir une continuité, si ce n’est parfaite, du moins logique entre Jaurès et la politique d’aujourd’hui, on devrait rétablir un lien entre sa vision politique d’ensemble et son comportement et les enjeux du moment.

Comme l’a très justement écrit Gilles Candar, « la politique n’a de sens pour lui que rattachée à une conception générale de la vie et de l’humanité[34] ».

Ceux qui se revendiquent de Jaurès n’ont pas toujours eu la chance ou tout simplement le souhait de connaître « le socialisme des origines, qui avait une dimension internationale et portait un modèle de société[35] » comme le disait le socialiste et ancien Premier ministre Michel Rocard. Ce dernier insistait sur cette dimension essentielle : « Il y avait la conscience de porter une histoire collective, elle était notre ciment[36]».

A l’évidence, cet intérêt et ce désir n’existent pas toujours chez ceux qui le célèbrent ou lui empruntent un morceau d’intelligence ou de gloire. Ils n’existent pas chez ceux que Jaurès appelait les « hommes pratiques[37]» qui « emploient quelques mots humanitaires pour amorcer les suffrages du peuple, et qui, sous ces mots, ne mettent aucun sentiment ardent, aucune idée précise qui puisse inquiéter les privilégiés[38] ». Par ailleurs, la crise du socialisme démocratique actuelle dépasse largement la question des citations et de ceux qui les utilisent. 

Il faut néanmoins rappeler cette part manquante : citer Jaurès c’est peut-être en partie « du » Jaurès, mais c’est seulement en partie[39], sans le socialisme et la préoccupation de porter un regard sur un fait essentiel tel qu’il résumait la pensée de Rousseau : « Tout homme entrant dans l’ordre social doit y trouver l’égalité, en échange de la liberté dont il fait abandon[40] ».

Pour conclure, il nous semble que la pensée de Jaurès reste « dynamique » parce que ses propos peuvent faire écho à des évènements et questionnements contemporains variés posés par la mondialisation, par la recherche de la paix, par la paupérisation et la peur du déclassement qu’elle nourrit, par la montée des individualismes et des nationalismes, par le dérèglement climatique et la question de la décroissance, par le fonctionnement de nos institutions ou encore par la réglementation du droit du travail.

Nous ne prendrons qu’un exemple ; au moment où se discute la place et le rôle de la nature dans notre société et où l’avenir des territoires ruraux est interrogé, il est éclairant de relire une dernière fois Jaurès, que nous citons : « Demain, si comme l’espèrent tous les socialistes, un nouveau système social et le perfectionnement de tous les moyens de communication permettent aux hommes de se disséminer dans les campagnes au lieu de s’entasser dans des villes démesurées, l’humanité pourra revenir à un stade antérieur ; et ce sera pourtant un progrès immense, car pouvoir vibrer à la fois, par un double contact, de l’immense vie remuante des hommes et de l’immense vie paisible des choses, quelle plénitude et quelle joie[41] ! ».

Nous aimons à croire qu’il n’aurait pas vu d’un mauvais œil que ses idées soient reprises, citées, commentées, car il aimait nourrir le débat, enseigner pour cultiver, et partager ses sources d’inspiration et de questionnement. Il voulait nourrir des esprits libres, c’est ce qui justifiait aussi son amour et sa confiance dans la République.

Si le terme « instrumentalisation » renvoie à une connotation négative, elle ne désigne que le fait d’utiliser quelque chose ou quelqu’un comme un instrument, mais elle ne dit pas au service de quoi. Et il nous semble qu’utiliser Jaurès pour faire progresser les idées du socialisme, pour nourrir la réflexion politique et juridique comme aujourd’hui, pour « aller à l’idéal et comprendre le réel[42]», pour expliquer la complexité du monde tout en le rendant plus facile à vivre pour tous, pour exiger autre chose de nos modèles sociaux et économiques, pour faire vivre et démocratiser sa pensée, cet héritage ; pour toutes ces raisons au moins, utiliser Jaurès reste une belle façon de lui rendre hommage.


[1] Guguen Guillaume, « Ces politiques qui ne jurent plus que par Jean Jaurès » in Site du journal France 24 ; 2014 ; (https://www.france24.com/fr/20140730-centenaire-jaures-jean-assassinat-politique-france-ps-fn-sarkozy-valls-hollande-pen-melenchon) (consulté le 11/08/2019).

[2] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 1 ; [http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479] (consulté le 08/08/2019).

[3] Propos tenus par Nicolas Sarkozy en 2007 lors d’un meeting à Toulouse, et contestés par le Premier secrétaire du Parti socialiste de l’époque, François Hollande. V. « Cent ans après la mort de Jaurès, les politiques se disputent son héritage » in Site du Journal Le Parisien ; 2014 ;

[http://www.leparisien.fr/politique/videos-cent-ans-apres-la-mort-de-jaures-les-politiques-se-disputent-son-heritage-28-07-2014-4033231.php] (consulté le 08/08/2019).

[4] Ibid.

[5] Philippe Bilger, « A qui appartient Jaurès ? » in Blog de Philippe Bilger ; 2007 ;

[https://www.philippebilger.com/blog/2007/01/index.html] (consulté le 22/08/2019).

[6] A propos d’une autre querelle autour de la figure de Jaurès lors des élections régionales de 2015, V. « A Carmaux, Louis Aliot et Carole Delga s’opposent autour de la figure de Jaurès » in Site du Journal France 3 ; 2015 ; [https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/tarn/carmaux-louis-aliot-et-carole-delga-s-opposent-autour-de-la-figure-de-jaures-832303.html] (consulté le 12/08/2019).

[7] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 5 ; (http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479) (consulté le 08/08/2019).

[8] « 2007 : « je me sens l`héritier de Jaurès » (Sarkozy) » in Site du journal Challenges ; 2007 ; [https://www.challenges.fr/entreprise/2007-je-me-sens-l-heritier-de-jaures-sarkozy_387775] (consulté le 08/08/2019).

[9] Micoine Didier, « Fillon se fait le chantre de l’ouverture » in Site du journal Le Parisien ; 2007 ; [http://www.leparisien.fr/politique/fillon-se-fait-le-chantre-de-l-ouverture-15-06-2007-2008125323.php] (consulté le 08/08/2019).

[10] Guguen Guillaume, « Ces politiques qui ne jurent plus que par Jean Jaurès » in Site du journal France 24 ; (https://www.france24.com/fr/20140730-centenaire-jaures-jean-assassinat-politique-france-ps-fn-sarkozy-valls-hollande-pen-melenchon) 2014 ; (consulté le 11/08/2019).

[11] « Dans son hommage à Jaurès, Hollande demande « de la patience » aux Français » in Site du journal Le Parisien ; 2014 ; (http://www.leparisien.fr/politique/dans-son-hommage-a-jaures-hollande-demande-de-la-patience-aux-francais-23-04-2014-3789203.php) (consulté le 22/09/2019).

[12] Boni Marc (de), « Cambadélis tente une comparaison entre Hollande et Jaurès » in Site du Journal Le Figaro ; 2014 ; [http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2014/07/30/25002-20140730ARTFIG00069-cambadelis-tente-une-comparaison-entre-hollande-et-jaures.php] (consulté le 13/08/2019).

[13] Chazot Sylvain, « D’après Manuel Valls, Jean Jaurès aurait voté le pacte de responsabilité » in Site du journal Le Lab Europe 1 ; 2014 ; (https://lelab.europe1.fr/D-apres-Manuel-Valls-Jean-Jaures-aurait-vote-le-pacte-de-responsabilite-15227) (consulté le 09/08/2019).

[14] Mélenchon Jean-Luc, « Jaurès reviens ! Ils ont changé de camp ! » in Site du Journal du dimanche ; 2014 ; [https://www.lejdd.fr/Politique/Melenchon-Jaures-reviens-Ils-ont-change-de-camp-677766] (consulté le 22/08/2019).

[15] « Quand Hollande abdique le pouvoir des Français dans les mains des androïdes de la Commission européenne, Jaurès lui tire l’oreille […] Quand Hollande soutient le gouvernement Netanyahou, il se fâche » in ibid.

[16] Tronche Sébastien, « Où l’on apprend que Jean-Luc Mélenchon voulait le siège de Jaurès à l’Assemblée nationale » in Site du journal Le Lab Europe 1 ; 2017 ; [https://lelab.europe1.fr/ou-lon-apprend-que-jean-luc-melenchon-voulait-le-siege-de-jaures-a-lassemblee-nationale-3380561] (consulté le 22/08/2019).

[17] « Interview exclusive d’Emmanuel Macron : « Je suis un patriote réformateur » » in Site du journal La Dépêche ; 2017 ; (https://www.ladepeche.fr/article/2017/05/03/2567441-interview-exclusive-d-emmanuel-macron-je-suis-un-patriote-reformateur.html) (consulté le 22/08/2019). V. aussi Apel-Muller Patrick, « Comment Emmanuel Macron a kidnappé Jaurès » in Site du journal l’Humanité ; 2017 ; (https://www.humanite.fr/comment-emmanuel-macron-kidnappe-jaures-635748) (consulté le 22/08/2019).

[18] Il a été noté qu’aucun responsable politique national de l’extrême gauche (il en va ainsi des partis ou organisations politiques se réclamant du trotskysme) n’a cité ou n’a dit être inspiré par Jean Jaurès en 2007, en 2012 ou en 2017, pourtant Trotsky avait considéré en 1915 que Jaurès était bien un idéaliste démocrate même si la lutte des classes façon léniniste ne l’avait pas suffisamment gagné.

[19] Selon Florian Gougou, historien, cité par Le Figaro « les évolutions du vote des ouvriers sont portées par le renouvellement des générations » et « le recul du vote de gauche des ouvriers [est alimenté] par l’arrivée de nouvelles cohortes dans le champ électoral, qui n’ont jamais eu des habitudes de vote à gauche […] Ces nouvelles cohortes votent de plus en plus pour le Front national. Ce ne sont pas les mêmes ouvriers qui hier votaient pour la gauche qui aujourd’hui votent pour le FN » in site du Figaro ; 2014 ; (https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2014/07/31/01016-20140731ARTFIG00091-quand-le-front-national-reprend-jaures.php) (consulté le 23/08/2019).

[20] Nitkowski Octave, « Quand le Front national cite Jaurès » in Blog d’Octave Nitkowski ; 2014 ; [https://www.huffingtonpost.fr/octave-nitkowski/quand-le-front-national-cite-jean-jaures_b_4670481.html] (consulté le 17/08/2019) : « Le Front national à la sauce Marine Le Pen reprend non seulement, comme chacun le sait, des idées de gauche mais s’approprie désormais – chose nouvelle – l’imaginaire collectif de gauche ».

[21] Chanoir Yohann & Harlaut Yann, Convaincre comme Jean Jaurès : Comment devenir un orateur d’exception ; Paris, Eyrolles ; 2014.

[22] Jaurès Jean, Le socialisme et la vie : Idéalisme et matérialisme ; Paris : Editions Payot & Rivages ; 2011 ; p. 83.

[23] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 3 ; (http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479) (consulté le 08/08/2019).

[24] Chamayou Grégoire, « Marine Le Pen et la fausse citation de Jaurès » in Site du journal Libération ; 2011 ; (https://www.liberation.fr/france/2011/01/21/marine-le-pen-et-la-fausse-citation-de-jaures_708831) (consulté le 17/08/2019).

[25] Extrait du discours de Jean Jaurès prononcé au Congrès de la Sfio à Toulouse en 1908. V. « Raphaël Glucksmann falsifie Jean Jaurès pour son premier meeting » in Site du média agauche.org ; 2019 ; (https://agauche.org/2019/04/07/raphael-glucksmann-falsifie-jean-jaures-pour-son-premier-meeting/) (consulté le 23/08/2019).

[26] Jaurès Jean, « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » in Revue de Métaphysique et de Morale ; 1912 ; n°3, p. 371 et s.

[27] Jaurès Jean, « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » in Revue de Métaphysique et de Morale ; 1912 ; n°3, p. 371 et s., édition numérique réalisée par Bertrand Gibier, publiée sur le Site de l’Université de Québec à Chicoumi ;

[http://classiques.uqac.ca/classiques/jaures_jean/idees_politiques_Rousseau/idees_politiques_Rousseau.html] (consulté le 23/08/2019).

[28] Ibid.

[29] Ibid.

[30] Ibid.

[31] Ibid.

[32] Ibid.

[33] Ibid.

[34] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 3 ; (http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479) (consulté le 08/08/2019).

[35] Monod Jean-Claude, « Il y a du Ricœur dans Macron, le socialisme en moins » in Site du journal Libération ; 2017 ; (https://www.liberation.fr/debats/2017/10/23/il-y-a-du-ricoeur-dans-macron-le-socialisme-en-moins_1605122) (consulté le 23/08/2019).

[36] Ibid.

[37] Jaurès Jean, « La politique » in La Dépêche ; 23 janvier 1980.

[38] Ibid.

[39] Monod Jean-Claude, « Il y a du Ricœur dans Macron, le socialisme en moins » in Site du journal Libération ; 2017 ; (https://www.liberation.fr/debats/2017/10/23/il-y-a-du-ricoeur-dans-macron-le-socialisme-en-moins_1605122) (consulté le 23/08/2019).

[40] Jaurès Jean, « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » in Revue de Métaphysique et de Morale ; 1912 ; n°3, p. 371 et s., édition numérique réalisée par Bertrand Gibier, publiée sur le Site de l’Université de Québec à Chicoumi ;

[http://classiques.uqac.ca/classiques/jaures_jean/idees_politiques_Rousseau/idees_politiques_Rousseau.html] (consulté le 23/08/2019).

[41] Jaurès Jean, Le socialisme et la vie : Idéalisme et matérialisme ; Paris : Editions Payot & Rivages ; 2011 ; p. 66.

[42] Jaurès Jean, Le socialisme et la vie : Idéalisme et matérialisme ; Paris : Editions Payot & Rivages ; 2011 ; p. 137.


Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Eloge du Droit (par le professeur Dominique Rousseau)

Voici la 19e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 9e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

L’extrait choisi est celui de l’article du professeur Dominique Rousseau dans l’ouvrage suivant :

Volume IX :
Liberté(s) !
En Turquie ?
En Méditerranée !

Ouvrage collectif
(dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public)

Nombre de pages : 314
Sortie : juillet 2018
Prix : 33 €

ISBN  / EAN :
979-10-92684-33-9 / 9791092684339
ISSN : 2268-9893

Mots-Clefs : Turquie – Liberté d’expression – Université – Méditerranée – Justice – Libertés – droit constitutionnel – droit comparé –

Présentation :

Le présent ouvrage est un cri d’alarme(s) et de détresse(s) à destination de tous les citoyens, décideurs politiques et membres de la Communauté universitaire en France mais aussi et surtout autour du bassin méditerranéen. Matérialisé en urgence au mois de juin 2018 alors que la situation de plusieurs collègues turcs a attiré l’attention de nombreux réseaux académiques dont le Laboratoire Méditerranéen de Droit Public, il a été décidé d’offrir un témoignage d’amitié et de fraternité aux membres de la Communauté universitaire de Turquie, menacée de privation(s) de liberté(s) par le régime du Président Erdogan. En particulier, l’ouvrage est adressé à notre ami le professeur Ibrahim O. Kaboglu, directeur de l’équipe turque du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public. L’opus résolument tourné vers l’espoir, le Droit et les libertés, se compose de trois parties : la première revendique davantage de libertés d’expression(s) pour nos collègues turcs et offre au lecteur plusieurs points de vues comparés sur les libertés académiques en Méditerranée (Partie I). Par suite, le livre propose de façon militante et assumée des analyses et propositions en faveur du droit constitutionnel et des libertés en Turquie (Partie II) et en Méditerranée (Partie III). Comme l’espère le président Jean-Paul Costa dans son avant-propos, « puisse cet ouvrage collectif, cet hommage solidaire, dépasser le seul symbole ; puissent les témoignages de ces femmes et de ces hommes influer quelque peu sur le cours des choses ! Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre : il fallait en tout cas essayer ».

L’ouvrage comprend une trentaine de contributions auxquelles ont participé depuis plusieurs pays méditerranéens (Espagne, France, Italie, Liban, Maroc, Turquie, …) : le Président Costa, Mesdames et Messieurs les professeurs Afroukh, Basilien-Gainche, Bockel, Bonnet, Fontaine, Freixes, Gaillet, Groppi, Iannello, Larralde, Laval, Malaret, Marcou, Mathieu, Maus, Policastro, Prieur, Rousseau, Starck, Touzeil-Divina & Turk ainsi que Mmes Abderemane, Elshoud, Espagno-Abadie, Eude, Fassi de Magalhaes, Gaboriau, Kurt, Mestari, Perlo, Rota, Schmitz mais aussi MM. Altinel, Barrue-Belou, Degirmenci, Friedrich, Gelblat, Makki, Meyer, Ozenc & Sales.

L’image de première de couverture a été réalisée, à Beirut, par Mme Sara Makki. Le présent ouvrage a reçu le généreux soutien du Collectif l’Unité du Droit (Clud), du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public (Lmdp), de l’Association Française de Droit Constitutionnel (Afdc), de l’Association Internationale de Droit Constitutionnel (Aidc) & du Collège Supérieur du Droit de l’Université Toulouse 1 Capitole.

Eloge du Droit

Dominique Rousseau
Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne,
Directeur de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne

Dans certains milieux, il est très tendance de critiquer le droit. Il serait la cause de tous les maux : l’économie de marché qu’il légitimerait, la dissolution des liens sociaux qu’il provoquerait, l’individualisme qu’il sacraliserait, l’Etat qu’il affaiblirait, … Et partout en Europe, les gouvernements s’en prennent au droit et à ceux qui le portent, les universitaires-juristes et les magistrats. La Pologne réduit la compétence des juges constitutionnels, la Hongrie remet en cause le principe d’indépendance de la Justice et des universitaires, …

« Le droit, le droit, le droit ! Si le politique veut, le droit ne doit-il pas s’incliner ! Le droit n’est-il pas là pour fournir au politique les moyens d’accomplir sa volonté ! » Certains le pensent. Malheureusement. Car le droit, et en particulier la constitution est, disait Benjamin Constant, « la garantie de la liberté d’un peuple ». Quand des hommes s’assemblent, cette réunion produit toujours la nécessité de règles qui fondent leur vie commune et organisent leurs rapports ; qui, pour reprendre l’article 2 de la Déclaration de 1789, les constituent en « association politique ». Et, dans les sociétés contemporaines, le droit est le seul médium où enraciner les règles d’intégration sociale, où fonder la démocratie.

Pour passer, en effet, de la multitude à la société, il faut, toujours et partout, qu’arrive un récit fondateur, un récit qui raconte une histoire dans laquelle chacun puisse se reconnaître, un récit qui symboliquement dit l’ensemble. Or, le récit dans lequel les sociétés se constituent en tant que telles est, précisément, une constitution ! Ce n’est par hasard si, dans ces moments politiques purs que sont les révolutions, quand tout est rapport de forces politiques, barricades, violences, il est fait appel au droit par les révolutionnaires. Les hommes de 1789 répondent au discours de Louis XVI du 5 mai par la rédaction, deux mois plus tard, de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen ; les capitaines portugais de 1974 annoncent, aussitôt après avoir renversé le régime salazariste, la convocation d’une assemblée constituante comme les tunisiens après avoir chassé Ben Ali en 2011. Pas davantage un hasard si, après les attentats de janvier 2015, les mots entendus dans la marche du 11 janvier et qui disent l’idéal du moi collectif étaient des mots constitutionnels : « liberté d’expression », « liberté, égalité, fraternité », « liberté d’écrire et d’imprimer », toute expression qui renvoie explicitement aux articles pertinents de la Déclaration de 1789 ou à la devise de la République inscrite à l’article 2 de la constitution de 1958.

Pas un hasard parce qu’une constitution n’est pas seulement un texte « technique » ; elle est ce miroir magique qui fait advenir la figure du citoyen qu’elle expose dans ses valeurs. L’état de nature ne connait pas le citoyen mais l’être humain pris dans ses déterminations sociales – sexe, âge, profession, religion, revenus, … – qui font apparaître nécessairement les différences, les inégalités de fait dans la répartition du capital économique, culturel, symbolique. Si les sociétés en restaient à ce moment-là, elles produiraient une représentation d’elles-mêmes où l’inégalité des conditions aurait la place centrale en ce qu’elle fonderait et le principe de regroupement des hommes et le fondement légitime des règles. La fonction magique d’une constitution est, précisément, de faire passer de l’état de nature à l’état civil, de transformer les êtres humains en citoyens par la grâce des valeurs communes qu’elle énonce. Elle est ce miroir dans lequel l’égalité en droits construit la figure du citoyen. La force propre du droit, écrivait Pierre Bourdieu, est d’instituer, c’est-à-dire, de faire exister, de donner vie à ce qu’il nomme. Ainsi en est-il de la constitution qui nomme et en les nommant constitue – au sens premier du terme – le peuple.

Cette part du droit dans la construction du peuple est essentiel ; dans l’histoire et dans les philosophies politiques, une compréhension a-juridique sinon anti-juridique du peuple n’a jamais ouvert les chemins de la démocratie. Car si le peuple ne se construit pas par « un accord sur le droit » comme le dit Cicéron, sur quel lien symbolique va-t-il se constituer ? Par un accord sur le sang ? Par un accord sur la race ? Par un accord sur la religion – le peuple juif, le peuple musulman, le peuple chrétien, … ? Par un accord sur la personne du chef-incarnation-du-peuple ?

Eloge du droit donc. Attaquer le droit c’est attaquer la démocratie. Ce n’est pas le suffrage universel, ni les sondages, ni le référendum qui « agacent » les politiques ; c’est le Droit. Et les juges. Dans son ouvrage, L’invention du droit dans l’Occident, Aldo Schiavone montre avec justesse qu’à Rome le droit a été inventé en se séparant progressivement de la morale et de la religion, qu’il s’est inventé comme objet autonome par rapport à la religion, au politique et à la morale grâce aux magistrats. C’est lorsqu’il y a eu un corps de juristes qui a pensé les problèmes de la société en termes juridiques et non plus en terme moral, religieux ou politique que le droit est né, par la constitution d’un corps de magistrats comme producteurs du droit. Entre l’institution judiciaire, le droit et la démocratie, il y a un lien nécessaire.

Une pensée unique se diffuse ainsi dans toute l’Europe répétant à l’envi que les droits constitutionnels sont dangereux pour la démocratie oubliant que les détruire serait détruire une forme singulière d’organisation politique des sociétés : l’Etat de Droit. Les juristes distinguent, en effet, trois formes d’Etat. L’Etat de police d’abord, qui permet aux gouvernants de concentrer entre leurs mains le pouvoir de faire la loi, le pouvoir de faire exécuter la loi et le pouvoir de juger de son application selon leur seul bon vouloir et sans contrôle possible. L’Etat légal ensuite, qui soumet le pouvoir exécutif, l’administration et la justice au respect de la loi votée par le Parlement, loi qui, expression de la volonté générale, est incontestable et ne peut donc être jugée. L’Etat de Droit enfin. Ici, un débat se noue entre juristes. Pour les uns, la notion « Etat de Droit » est tautologique car tout Etat est nécessairement un Etat de Droit, avec un système normatif produit, appliqué et contrôlé par les autorités habilitées à ces différentes tâches. Pour d’autres, l’Etat de Droit ne peut pas être l’Etat de n’importe quelle loi ; les lois votées par le Parlement doivent être soumises au respect d’un Droit qui leur est supérieur et qui fonde en conséquence la légitimité d’un contrôle juridictionnel des lois.

Evidemment, par cette querelle juridique s’expriment plusieurs enjeux. Un enjeu politique puisque pour les premiers un Etat totalitaire, autoritaire ou fasciste peut être qualifié d’Etat de Droit dès lors qu’il a une constitution qui habilite les autorités à prendre les décisions alors que pour les seconds la qualification d’Etat de Droit dépend de la nature démocratique du Droit auquel l’Etat se soumet. Un enjeu philosophique dans la mesure où si un Droit s’impose à l’Etat, il convient de savoir quelle est la source de ce Droit, son contenu et sa nature. Certains vont chercher les réponses dans la Nature ; mais, disait Héraclite, elle aime à se cacher. D’autres vont les chercher dans un Dieu ; mais ses paroles sont souvent difficiles à décrypter. Plus simplement, il faut chercher ce Droit qui s’impose à l’Etat dans les déclarations des droits de l’homme écrites par les hommes et, pour les sociétés européennes, dans la Convention de 1950. Ces droits, écrivaient le doyen Vedel, sont immanents quand ils se font et transcendants quand ils sont faits. Ils sont le résultat des luttes sociales menées par quelques hommes pour tous les hommes.

Dans « Etat de Droit », il y a « Etat », c’est-à-dire, cette scène qui offre aux hommes la possibilité de « sortir » de leurs déterminations sociales, de ne plus se voir dans leurs différences sociales mais de se représenter comme des êtres de droit égaux entre eux. Sieyès le disait : du point de vue de la citoyenneté, les différences de sexe, d’âge, d’origine n’ont pas d’importance ; la qualité de citoyen est le schème par lequel les hommes peuvent se percevoir et se reconnaître comme des égaux. Le moment « Etat » est ainsi, dans la construction d’une société, le moment qui permet aux hommes de sortir du communautarisme « naturel » et de se percevoir dans une relation politique d’égalité. Mais il y a aussi « Droit », c’est-à-dire, cette scène qui empêche l’Etat de développer sa logique propre de forme organisatrice et totalisante de la société. Le moment « Droit » est celui qui garantit aux citoyens aussi bien le respect de la vie privée, la liberté d’aller et venir, l’inviolabilité du domicile que la faculté de s’exprimer et d’agir collectivement pour proposer des normes nouvelles.

L’homme n’est homme que par la conscience, conscience de lui-même et de lui-même parmi les autres. « Je est un autre » écrivait Rimbaud. Toutes les tragédies du XXe siècle ont pour cause l’oubli ou l’ignorance ou la destruction de la conscience de soi quand les hommes abdiquent ou sont contraints d’abdiquer leur moi dans un grand tout : le parti, l’Etat, la religion, la race, … Et ce qui fait la conscience humaine, c’est le sens critique, la tension permanente entre certitude et doute, c’est le fameux « Que sais-je ? » de Montaigne, l’interrogation continue sur les savoirs.

Les valeurs constitutionnelles expriment cette tension constitutive de la conscience humaine puisqu’elles sont des promesses que la misère de monde interroge sans cesse. L’égalité entre les hommes et les femmes, la liberté individuelle, la fraternité sont, entre autres, des valeurs constitutionnelles que l’exclusion, les injustices, l’arbitraire démentent quotidiennement. De cet écart entre les promesses constitutionnelles et la misère du monde naît la possibilité d’une critique de la positivité sociale, critique à l’autorité renforcée par le fait de pouvoir s’enraciner non dans un ailleurs idéologique mais directement dans les valeurs énoncées dans la constitution. Ainsi, les valeurs constitutionnelles permettent aux hommes de prendre conscience de leur statut de citoyen, c’est-à-dire, de sujets de droit autonomes, capables de s’autodéterminer, de maîtriser leur histoire, de la réfléchir, de la discuter et de la penser.

Dénoncer les droits constitutionnels serait enlever aux citoyens l’instrument qui les protège d’un Etat absolu. Sans ces droits, il resterait l’Etat, un monstre froid disait Nietzsche. A tous ceux qui envisagent de dénoncer les textes, les hommes et les institutions qui les portent, il convient de rappeler ce que déclaraient les hommes de 1789 : « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernants ».

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).