Archives de catégorie Histoire(s) du Droit (collection noire)

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Louise Michel & le(s) droit(s)

Cet ouvrage est le cinquième
issu de la collection « Histoire(s) du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume V :
Louise Michel

& le(s) droit(s)

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina, Clément Benelbaz
Carolina Cerda-Guzman & Mélanie Jaoul
avec la complicité de Geneviève Koubi

– Nombre de pages : 112

– Sortie : mai 2023

– Prix : 25 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-46-9
/ 9791092684459

– ISSN : 2272-2963

Mots-Clefs : Droit & Politique – Egalité – Liberté – Sororité – Dieu – Révolte – Juges – prison – Marseille – 121e anniversaire – mythe

Présentation :

Louise MICHEL juriste ?
Tel n’est pas l’objet de démonstration du présent ouvrage !
Louise MICHEL (1830-1905) est l’une des plus célèbres femmes politiques françaises et le COLLECTIF L’UNITÉ DU DROIT a décidé – en un quadriptyque d’études – de confronter les pensées de quatre hommes et femmes politiques (Jean JAURÈS, Louise MICHEL, Charles MAURRAS & Charles PÉGUY) à l’analyse « en Droit » de juristes. L’idée générale des présentes contributions est donc de faire ressortir dans les écrits de Louise MICHEL des thèmes qui nous ont semblé opportuns en matière de droit(s), de libertés et surtout d’Égalité et ce, à partir de ses ouvrages mais également de ses discours et de ses Mémoires. La femme et sa doctrine ont effectivement beaucoup fait l’objet d’études historiques, littéraires, philosophiques et même sociologiques mais très peu « en Droit » justifiant ainsi la présente démarche. Concrètement, l’opus confronte d’abord la pensée de MICHEL à travers les notions juridiques d’Égalité et de libertés à l’existence d’un droit à la révolte, à la religion ainsi qu’à la Justice. Par suite, au prisme de la citoyenneté et de la fraternité, les écrits de la Vierge rouge sont analysés au regard de sa présentation et de ses conceptions des femmes, ses « soeurs », ainsi que des « étrangers ». Enfin, la doctrine michelienne est également présentée s’agissant des concepts même d’État et de Constitution au coeur de la Commune de Paris. Les lectrices et lecteurs seront alors peut-être surpris de découvrir une Louise MICHEL parfois conforme au véritable « mythe » qui s’est construit la concernant (par exemple quand elle fustige la peine de mort et dénonce de nombreuses injustices) mais aussi parfois étonnante sinon décevante (singulièrement quand elle use des raccourcis antisémites et xénophobes de son Temps voire quand elle se complaît dans un confort finalement plus bourgeois que révolutionnaire) !

Le présent ouvrage, issu des actes de l’atelier autogéré de Marseille en date du 29 mai 2021 matérialisé le jour même du 121e anniversaire de naissance de Louise MICHEL, a été réalisé grâce au soutien du Centre de recherche en droit Antoine FAVRE de l’Université Savoie-Mont-Blanc et du Centre de Droit de la Santé de l’UMR ADES (Université Aix-Marseille) ainsi que du COLLECTIF L’UNITÉ DU DROIT. La gravure sur bois qui orne la première de couverture du livre est l’oeuvre de M. Matthieu ROUSSEL.


Nota Bene
:
le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

La Faculté de droit de Bordeaux, 150 ans en 2020 et même davantage…

Cet ouvrage est le sixième
issu de la collection « Histoire(s) du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume VI :

Bernard Pacteau

– Nombre de pages : 88

– Sortie : (15) décembre 2020

– Prix : 18 € 70

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-48-3
/ 9791092684483

– ISSN : 2272-2963

Mots-Clefs : Bordeaux – Université – Faculté de Droit – 150 ans – Pey-Berland – Montesquieu – Duguit – Baudry-Lacantinerie – Maîtres – juristes

Illustration (couverture) : Georges Préveraud de Sonneville, Professeurs et étudiants de la Faculté de droit de Bordeaux 1907, © Adagp, Paris [2020].

Présentation :

ainsi qu’en ligne ici …

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

A paraître pour son anniversaire :

Les Editions l’Epitoge, atelier permanent du Collectif L’Unité du Droit, sont heureuses d’annoncer et de célébrer, à vos côtés même confinés, un 150e anniversaire : celui d’une institution bordelaise présentée par l’un de ses plus grands maîtres :

Dernier ouvrage
sous la plume d’exception
du professeur Bernard Pacteau.

Heureux et grand anniversaire en effet !

L’auteur est déjà réputé pour ses études sur le droit public et son histoire. Il restitue ici la naissance mouvementée de cette Faculté mais aussi sa vie d’avant 1789 dès le temps de l’évêque Pey-Berland en 1430. Montesquieu en fut même élève au XVIIIe siècle. Elle avait été supprimée en 1792 et donc restaurée en 1870. Il décrit aussi tout ce qui a été fait par elle et par ses maîtres modernes,  tels Baudry-Lacantinerie, Duguit, puis Bonnard, jusqu’à Ellul, Brethe de la Gressaye et Auby. Le toulousain Hauriou en est lui-même issu.

De nombreuses illustrations originales et souvent inédites, publiées en deux cahiers polychromes, y font revivre ses grandes heures. Préparez-vous donc à découvrir 150 années, et même davantage, de présence universitaire présentées pour vous par l’un de ses anciens élèves puis professeurs et non moins grand connaisseur de l’histoire de Bordeaux.

Cette Faculté de droit de Bordeaux, tant lui doivent tant !

Aux Editions L’Epitoge, le tribut sera versé le 15 décembre 2020, jour officiel de sortie de l’ouvrage du professeur Pacteau, 150 ans, jour pour jour, après l’entrée en vigueur du décret du 15 décembre 1870 qui établit une Faculté de droit dans la ville de Bordeaux.

L’ouvrage, en fonction de l’ouverture des librairies, essentielles ou non, sera a minima en vente libre en ligne (sur le site de notre diffuseur notamment, les Editions Lextenso & la librairie LGDJ) au prix TTC de 18€70 (comme l’année célébrée).

Illustration (couverture) : Georges Préveraud de Sonneville, Professeurs et étudiants de la Faculté de droit de Bordeaux 1907, © Adagp, Paris [2020].

Les détails techniques de l’opus sont présentés ici.
L’ouvrage sortira, par ailleurs, parallèlement à celui du pr. Touzeil-Divina sur les objets du droit administratif (Doda – vol. 1).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Les professeurs Hauriou & de Nanteuil réunis autour d’un arrêt mythique

Voici la 2e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du premier livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui du commentaire de la note – par M. le professeur Arnaud de Nanteuil – du doyen Hauriou au lendemain de l’arrêt CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage dite « Gaz de Bordeaux » ; arrêt particulièrement intéressant en ces jours de confinement.

Volume I :
Miscellanées Maurice Hauriou

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina)

– Nombre de pages : 388
– Sortie : décembre 2013
– Prix : 59 €

  • ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
  • ISSN : 2272-2963

Note sous CE, 30 mars 1916,
Compagnie générale d’éclairage dite « Gaz de Bordeaux »

in Recueil Sirey ; 1916.III.17 & La Jurisprudence administrative (III ; 578).

Présentation de M. le professeur
Arnaud de Nanteuil,
Université du Maine,
Themis-Um (ea 4333),

Directeur adjoint de l’Ecole
doctorale Pierre Couvrat (ed 88)

I. Note de Maurice Hauriou,
publiée au Recueil Sirey

On a souvent loué le Conseil d’Etat d’être une juridiction d’équité, compliment dangereux, parce qu’il provoque immédiatement la riposte bien connue : « Dieu nous garde de l’équité des Parlements » ! Il serait à la fois plus exact et plus prudent de le louer d’être une jurisprudence sociale, c’est-à-dire d’orienter sa jurisprudence vers une justice élargie, toute pénétrée d’intérêt public. Jamais ce caractère social ne s’était affirmé aussi nettement que dans l’arrêt dont nous entreprenons le commentaire, dont l’importance a été immédiatement soulignée, et dont la nouveauté plus apparente que réelle a provoqué des étonnements et des critiques passionnées (V. Rev. Polit. et parl., mai 1916, p. 264, lettre de M. Duguit).

Un concessionnaire de l’éclairage au gaz est lié à une ville par un traité formel ; ce contrat prévoit des variations dans le prix des charbons, matière première de la fabrication, et admet des variations proportionnelles dans le prix du mètre cube de gaz ; cependant, il fixe un prix maximum, que le prix du gaz ne pourra dépasser en aucun cas. Survient la guerre, qui entraîne la hausse énorme que l’on sait sur les charbons ; la Compagnie du gaz déclare qu’elle ne peut plus assurer le service ; elle demande que la ville vienne à son secours ; le Conseil d’Etat lui donne en principe raison ; non seulement il ne la condamne pas à continuer la fourniture du gaz au prix maximum du contrat, mais il n’admet même pas que le contrat puisse être résilié ; la ville sera obligée de supporter la Compagnie, laquelle continuera d’assurer le service, et la ville devra une indemnité compensatrice de la hausse des charbons, dans une mesure à déterminer, à moins que les parties ne préfèrent passer, pour la durée de la guerre, une nouvelle convention, qui contiendra un relèvement du prix des abonnements à la charge des consommateurs. Voilà pour le fond de la décision.

En la forme, le Conseil d’Etat adopte une procédure de jugement qui paraît surprenante. Il est saisi de l’affaire en qualité de juge d’appel, le conseil de préfecture de la Gironde ayant statué en premier ressort. Or, il ne termine pas lui-même le procès ; il le coupe en deux ; il établit seulement le principe que la ville doit venir en aide à la Compagnie, et que, si elle ne le fait pas à l’amiable, elle devra être condamnée à une indemnité ; puis il renvoie les parties à s’entendre, ou, sinon, à recommencer un second procès devant le conseil de préfecture. Toutes ces singularités sont admirablement exposées et expliquées dans les remarquables conclusions de M. le commissaire du gouvernement Chardenet, qu’on lira plus haut. Le rôle très modeste de l’arrêtiste consistera simplement à ajouter quelques éclaircissements spécialement destinés à répondre aux objections et aux critiques qui ont déjà été formulées ou qui pourraient encore l’être. Ces éclaircissements porteront sur les points suivants : 1° la conception du contrat de concession de service public d’après la jurisprudence du Conseil d’Etat ; 2° le rôle du juge d’appel d’après la même jurisprudence ; 3° la question du partage de compétence entre la juridiction administrative et la juridiction civile, à propos de la répercussion de ces événements sur les abonnés au gaz.

§ 1

Le Conseil d’Etat a élaboré, depuis un certain nombre d’années, une théorie du contrat de concession de service public qui est allée toujours s’éloignant des principes du droit civil, et qui devait le conduire tout naturellement aux mesures qu’il a prises dans l’affaire de la Compagnie du gaz de Bordeaux. Remarquons tout de suite que le Conseil d’Etat a tout simplement appliqué ici le principe général sur lequel reposent les moratoria, à savoir, d’une part, que les transactions ordinaires de la vie sont faites pour l’état de paix, que l’état de guerre n’a pas pu entrer dans les prévisions des parties, d’autre part, qu’il faut cependant que la vie sociale continue, même pendant la guerre, d’où la conséquence que des mesures spéciales, et, s’il le faut, extra-contractuelles, sont nécessaires, qu’elles doivent être imposées aux parties pendant la durée de la guerre. Dans les matières civiles, il a fallu instituer les moratoria par des mesures réglementaires ou législatives, à cause du peu de hardiesse sociale de la jurisprudence civile ; dans les matières administratives, l’intervention du législateur n’était pas utile ; la pente naturelle de la jurisprudence du Conseil d’Etat le portait à prendre les initiatives nécessaires.

Déjà, en effet, cette jurisprudence avait dégagé, dans le contrat d’entreprise ou de concession de service public, deux idées fondamentales : d’une part, la subordination de l’élément du contrat à l’élément d’entreprise de service public, et surtout à la nécessité d’assurer le service ; d’autre part, l’idée de la limitation des risques et de la responsabilité de l’entrepreneur par la notion de ce qui est ou de ce qui n’est pas dans les prévisions normales, autrement dit, la théorie de l’imprévision.

I. La subordination de l’élément contractuel à l’élément de service public provient de cette observation très simple que l’entreprise ou la concession de service public ne sont que des procédés d’institution et d’exécution de services publics, qui, à la rigueur, auraient pu être institués et exécutés par le procédé de la régie. Qu’un service d’éclairage soit organisé par le système de la concession au lieu de l’être en régie, cela n’empêche pas que ce soit un service public, et qu’une fois institué, il ne doive être assuré dans sa logique de service public, tel que l’intérêt public l’exige, même si l’on doit faire plier des clauses du contrat. Cette conception, qui se traduit par cette maxime : rigidité du service public et flexibilité du contrat, n’est pas extrêmement ancienne ; elle a succédé à une autre conception, qui était celle de la rigidité du contrat ou de la rigidité du cahier des charges.

Le changement de point de vue est lié à ce que, primitivement, on n’avait pas vu que la concession de travaux publics, par laquelle se réalisaient les entreprises administratives qui nous occupent, et que l’on prenait comme un mode d’exécution de l’opération de travaux publics, était en réalité un mode d’institution d’un service public. A mesure que cette vérité s’est fait jour, grâce à la durée de la période d’exploitation, qui, dans chaque concession, a succédé à la période de construction et d’installation, l’élément du contrat initial a perdu graduellement de son importance ; il est devenu l’accessoire du service public, révélé par la période d’exploitation. L’objet du contrat initial n’est plus que d’établir un équilibre raisonnable entre les droits et obligations du concessionnaire et les nécessités du service public ; cette économie contractuelle, d’ordre essentiellement pécuniaire, constitue une sorte de mécanisme compensateur, destiné à régulariser les relations entre l’entrepreneur et l’entreprise, mécanisme qui suppose avant tout la primauté de l’entreprise du service public (V. CE, 11 mars 1910, Min. des travaux publics, S. et P. 1911.3.1 ; Pand. pér., 1911.3.1, avec les conclusions de M. Blum et la note de M. Hauriou).

Cette primauté du service public explique que l’inexécution des conditions, imputable au concessionnaire, n’entraîne pas toujours la résolution du contrat. Le juge ne consultera pas l’intérêt passager des contractants, mais l’intérêt permanent du service, qui est que l’exploitation continue par les soins du concessionnaire. De là, en matière de concessions de travaux publics, et même en matière de marchés à l’entreprise, une jurisprudence de plus en plus restrictive, en ce qui concerne les droits des administrations publiques d’infliger par décision exécutoire des sanctions, telles que la mise en régie ou la déchéance, qui ont l’inconvénient d’interrompre le mode de gestion de l’entreprise ou du service ; de là le pouvoir que s’est arrogé le juge administratif de substituer à ces sanctions, que l’on pourrait qualifier d’interruptives, d’autres sanctions, qui ne sont pas interruptives, telles que des dommages-intérêts, alors même que le cahier des charges n’aurait pas prévu les dommages-intérêts, faisant ainsi échec à l’ancien principe de la rigidité du cahier des charges (V. CE, 31 mai 1907, Deplanque, S. et P. 1907.3.113, et la note de M. Hauriou ; adde., les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Romieu dans cette affaire, Rec. des arrêts du CE, p. 514).

C’est porté par toute cette jurisprudence que, dans notre affaire Compagnie du gaz de Bordeaux, le Conseil d’Etat a pu écarter la solution de la résiliation du contrat, qu’il a pu déclarer que la Compagnie resterait tenue d’assurer le service concédé, comme la ville serait tenue de supporter la Compagnie, parce que l’intérêt général exige la continuation du service par la Compagnie à l’aide de tous ses moyens de production. En effet, ce n’aurait pas été le moment, en pleine guerre, d’improviser une régie municipale du gaz, alors que, même en période de paix, ces régies industrielles sont pleines d’inconvénients. Et c’est toujours en vertu du même mouvement de jurisprudence que le conseil envisage la possibilité de régler la question par une indemnité ; mais, ici, pour expliquer l’idée d’une indemnité au profit de la Compagnie du gaz, il faut se référer à un autre développement de sa jurisprudence.

II. C’est ce qu’on a appelé, dans les débats de notre affaire, la théorie de l’imprévision, théorie destinée à limiter les risques et la responsabilité des contractants plus qu’elles ne sont limitées dans le droit civil, théorie qui se rattache à une notion administrative de la force majeure plus souple que n’est la notion civiliste, théorie, enfin, qui fait appel à la distinction de ce qui est normal et de ce qui est anormal, plus largement qu’on n’y fait appel dans la jurisprudence civile. On voit qu’il s’agit là d’un mouvement de jurisprudence d’une grande ampleur ; mais il se relie au précédent, en ce sens que c’est à mesure que l’ombre du service concédé s’est projetée sur le contrat de concession qu’en même temps, s’est imposée, pour l’interprétation de ce contrat, une norme de la vie administrative qui n’est pas celle de la vie civile.

La théorie civiliste du contrat est que toutes les éventualités possibles sont censées avoir été prévues par le contractant qui s’engage à une prestation ; la théorie administrative, au contraire, est que les contractants ne sont censés avoir prévu que les éventualités habituelles, d’après le droit commun de la vie, lequel s’établit avant tout dans l’état de paix, et qu’ainsi, il y a une marge pour l’imprévision ; c’est la définition que l’on peut donner de la théorie de l’imprévision ; les événements qui ne sont pas censés avoir été prévus par les parties, parce qu’ils ne sont pas habituels dans le droit commun de la vie, jouent le rôle de cas de force majeure, et alors, bien entendu, la notion de la force majeure est plus étendue en droit administratif qu’en droit civil. La Cour de cassation, interprétant l’art. 1148, C. civ., ne voit de force majeure que dans les événements qui rendent l’exécution de l’obligation impossible (V. Cass. 22 avril 1909, S. et P. 1909.1.368 ; Pand. pér., 1909.1.368, et la note ; 4 août 1915, S. 1916.1.17, et la note de M. Wahl) ; le Conseil d’Etat voit la force majeure dans les événements imprévus qui rendent l’obligation plus lourde qu’on ne pouvait le prévoir. Ainsi, la théorie de l’imprévision s’accompagne d’une conception élargie du cas de force majeure (V. à cet égard, les arrêts cités dans les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Chardenet, reproduites au cours de l’article).

Cette théorie a pris naissance dans les marchés de travaux publics et dans ceux qui, par leur nature même, auraient semblé devoir être les plus rigoureux pour l’entrepreneur. Il s’agissait généralement de travaux de terrassement ; des sondages avaient été faits, révélant la nature des roches dans lesquelles devaient être creusés des tranchées ou des souterrains ; l’entrepreneur avait pris connaissance des résultats des sondages ; le cahier des charges l’avertissait qu’il devait procéder à la pioche, au pic, à la pince, à la mine ; il avait accepté ces risques ; le prix du mètre cube avait été fixé en conséquence. Et cependant, à l’exécution, il se rencontrait des difficultés qu’il n’avait pas prévues, et le Conseil d’Etat admettait que les difficultés dépassaient ce qu’on pouvait prévoir. Des marchés de travaux publics, cette interprétation libérale s’étendait aux marchés de fournitures, et des difficultés résultant de ces marchés à celles résultant des grèves, lesquelles étaient considérées comme des événements de force majeure, à moins qu’il ne fût démontré qu’elles étaient le résultat d’une faute de l’entrepreneur (V. CE, 28 mai 1886, Perrichon, S. 1888.3.17 ; P. chr. ; et les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Gauwain ; 3 févr. 1905, Ville de Paris, Rec. des arrêts du CE, p. 105, arrêt partiellement rapporté, S. et P. 1907.3.57 ; 5 mars 1909, Départ., de la Seine, S. et P. 1911.3.86 ; Pand. pér., 1911.3.86 ; 3 juill. 1912, Soc. métallurgique de l’Ariège, Rec. des arrêts du CE, p. 771 ; 1er août 1914, Comp. des messageries maritimes, Rec. des arrêts du CE, p. 997).

Il y a, pour expliquer cette jurisprudence, que l’on pourrait qualifier de latitudinaire, bien des raisons, et elles se ramènent toutes à celle-ci que la vie administrative n’est pas montée au même diapason que la vie civile, en ce qui concerne la responsabilité des risques. Il n’est même pas sûr que la vie civile d’aujourd’hui ait le même sentiment intransigeant de la responsabilité que la vie civile d’autrefois. Pour ce qui est de la vie administrative, faisons les remarques suivantes :

1° Les administrations publiques ne conduisent pas leurs propres services publics avec une diligentia maxima, ni avec une prévoyance absolue ; elles auraient mauvaise grâce à être plus exigeantes pour les entrepreneurs et concessionnaires qu’elles ne le sont pour elles-mêmes. On pourrait objecter, il est vrai, que, si le système de la concession est préféré à celui de la régie pour la gestion de certains services publics, c’est justement pour que soit ainsi substituée la prévoyance des entreprises particulières à l’imprévoyance des administrations. Cette objection a de la portée ; mais elle n’empêche pas que l’ambiance administrative produise, dans une certaine mesure, cet effet ; on arrive à des constatations philosophiques comme celle faite par l’arrêt Deville-lès-Rouen du 10 janvier 1902 (S. et P. 1902. 3.17, et la note de M. Hauriou) :
« Considérant que les deux parties sont en faute de n’avoir pas expressément manifesté leur volonté, ce qui met le juge dans l’obligation d’interpréter leur silence, etc. ». Imprévision réciproque, faute réciproque, c’est chose courante admise par le juge administratif, qui en profite pour étendre son propre pouvoir.

2° Il ne faut pas considérer les entrepreneurs, concessionnaires et fournisseurs, avec lesquels l’Administration passe des marchés, comme lui étant complètement étrangers. Ce personnel constitue comme une sorte de clientèle, que l’Administration a intérêt à ménager, parce qu’il est habituellement à son service. En outre, spécialement dans les concessions de services publics faites pour une longue durée, il s’établit comme une sorte d’association entre le concessionnaire et l’Administration. Dans tous les cas, il est désirable que cette association s’établisse. Le type de concession vers lequel on s’achemine est celui de la régie intéressée, qui est une sorte de métayage, où les bénéfices sont partagés, aussi les risques. A ce point de vue, il est intéressant de remarquer que la Compagnie du gaz de Bordeaux, dont le traité date seulement de 1904, n’est pas propriétaire de l’usine, et que ce n’est pas elle qui a établi la canalisation ; elle n’est que fermière de ces diverses installations, pour lesquelles elle paye à la ville un loyer annuel ; en outre, il doit être attribué aux ouvriers et employés commissionnés 10 p. 100 des bénéfices nets de l’entreprise, c’est-à-dire que la Compagnie est déjà à moitié dans la situation d’un régisseur intéressé, à moitié associé, avec la ville.

D’ailleurs, dans cette théorie administrative du contrat d’entreprise, tout s’enchaîne ; le contrat est dominé par l’entreprise des services administratifs et la limitation des risques provient des mœurs administratives, lesquelles sont façonnées par les exigences du fonctionnement des services. Au demeurant, il y a un gros organisme objectif qui fonctionne, et devant lequel se minimise l’effet des volontés subjectives, comme s’atténuent les responsabilités subjectives ; la loi du contrat fléchit sous le même poids que le risque contractuel ; tout le contrat administratif est comme écrasé par l’importance de son objet ; le contrat a essayé d’embrasser dans ses clauses une institution vivante ; mais la tâche est au-dessus de ses forces, et l’institution déborde de tous les côtés.

§ 2

Venons maintenant à la procédure imaginée par le Conseil d’Etat pour régler le litige. Le Conseil d’Etat était saisi en appel, l’affaire ayant été jugée en premier ressort par le conseil de préfecture de la Gironde. C’était la Compagnie du gaz qui était demanderesse. Elle avait demandé à la ville de Bordeaux de lui venir en aide ; la ville avait rejeté sa demande. La Compagnie avait alors saisi le conseil de préfecture ; celui-ci avait rejeté sa demande contentieuse. Elle était venue en appel au Conseil d’Etat ; ses conclusions contenaient deux chefs ; elle demandait, d’abord, que la ville fût condamnée à lui venir en aide pour assurer le service pendant la durée de la guerre ; ensuite, elle réclamait une indemnité ferme, représentant le préjudice qu’elle avait déjà subi du fait de la hausse du charbon, depuis le début de la guerre jusqu’au jour du procès.

Or, le Conseil d’Etat, dans son arrêt, ne statue que sur le premier chef des conclusions ; il condamne en principe la ville à venir en aide à la Compagnie ; il établit en principe le droit de la Compagnie à une indemnité, et même il en pose les bases ; mais il ne condamne pas lui-même la ville à payer une somme déterminée. Il renvoie les parties à se pourvoir devant le conseil de préfecture de la Gironde pour la fixation de l’indemnité, si mieux elles n’aiment, d’ici là, s’entendre à l’amiable sur les conditions où la ville pourra venir en aide à la Compagnie.

Ainsi, voilà un juge d’appel qui ne vide pas entièrement le procès par sa décision ; il le coupe en deux ; il sépare ce qu’on pourrait appeler la tête et la queue, il statue sur la tête, et, pour ce qui est de la queue du procès, il la renvoie devant le juge de première instance, dans de telles conditions que, si elle y revient véritablement, elle donnera lieu à un second déroulement de procédure en premier ressort et en appel.

C’est contre ce procédé que M. Duguit s’emporte et s’indigne dans l’article précité.
« L’arrêt du Conseil d’Etat, dit-il, est en contradiction violente avec certaines règles indiscutées et indiscutables, qui sont la sauvegarde indispensable du justiciable ».

Nous concevons que les façons de faire du Conseil d’Etat puissent causer quelque surprise à qui n’a pas une pratique assidue de sa jurisprudence ; mais, avant d’entrer dans des explications détaillées, il convient de faire observer que, dans l’espèce, bien loin de nuire aux intérêts des justiciables, la procédure suivie ne pouvait que leur être favorable, en même temps qu’elle respectait soigneusement leur autonomie. Comment ! Voilà une affaire où s’agitait une grosse question de principe, laquelle, en réalité, avait seule été plaidée : derrière celle question de principe, il y avait le calcul d’une grosse indemnité, sur laquelle les débats n’avaient pas porté ; il y avait aussi la question d’une alternative ouverte devant la ville : ou bien payer une indemnité, ou bien consentir à un relèvement du prix du gaz à la charge des abonnés ; et l’on soutiendrait que l’intérêt des justiciables était de faire trancher les questions par le juge tout de suite, bien qu’elles eussent été mal étudiées, et bien que les parties n’eussent pas eu le loisir de les envisager, puisqu’elles ne savaient pas jusque-là si le principe de l’obligation de la ville serait posé ! Le bon sens le plus élémentaire indique, au contraire, que, pour les justiciables, il vaut mieux que les questions soient sériées, qu’elles soient plaidées successivement, que des alternatives leur soient ouvertes. Sans doute, si des règles formelles de procédure s’opposent à l’emploi de cette méthode, il faudra bien s’incliner ; mais si elles ne s’y opposent pas, et c’est ce que nous allons examiner, la méthode mérite d’être employée, parce qu’elle est bonne et avantageuse.

M. Duguit affirme que deux règles essentielles ont été violées, celle de l’effet dévolutif de l’appel et celle de l’indépendance réciproque des deux juridictions.

La question est de savoir si ces deux règles, à supposer, qu’elles soient essentielles dans la procédure civile, le sont au même degré dans la procédure administrative. On peut légitimement en douter, étant donné le principe que les textes du Code de procédure civile ne sont pas directement applicables à la procédure administrative (V. Hauriou, Précis de droit administratif, 11e éd., p. 992 et s.).

La seule idée vraiment essentielle que contienne l’institution de l’appel, et qui doive forcément passer dans toutes procédures, est celle du double degré de juridiction ; il faut que toute question soulevée par le procès soit soumise successivement à deux juges ; voilà la proposition irréductible ; tout le reste est de la réglementation accessoire ; que le juge d’appel puisse ou ne puisse pas couper en deux le procès, et en renvoyer à nouveau une partie devant le juge du premier ressort, cela n’a pas d’importance au point de vue de l’institution de l’appel, pourvu que les deux morceaux du procès passent successivement en première instance et en appel. Quant à la procédure de renvoi devant le juge de premier ressort, « et en même temps de renvoi devant l’Administration, pour ouvrir à celle-ci une alternative, elle n’a point été inventée de toutes pièces par le Conseil d’Etat, et elle se réclame de précédents fort intéressants à en rapprocher.

Il est à remarquer que notre arrêt pose le principe d’une indemnité due par la ville à la Compagnie du gaz, et qu’il renvoie devant le conseil de préfecture pour la fixation de cette indemnité, si les parties n’aiment mieux s’entendre ; or, cette procédure est connue du Code de procédure civile, sous le nom de procédure en liquidation par suite d’instance (C. proc., 128, 523 et s.) ; elle est prévue, d’abord, pour être appliquée par un même tribunal, qui, par un premier jugement, pose le principe de l’indemnité, et qui, par un second jugement, en prononce la liquidation. Mais l’art. 472, C. proc., étend cette procédure au cas d’un juge d’appel, qui, après avoir posé le principe de l’indemnité, charge un tribunal de première instance d’en prononcer la liquidation, ce qui est notre hypothèse. Sans doute, le Code de procédure civile entoure cette liquidation par suite d’instance de certaines restrictions, et, notamment, il ne permet pas le renvoi, après infirmation, devant le même juge du premier ressort qui avait déjà connu de l’affaire ; mais pourquoi le Conseil d’Etat ne se serait-il pas emparé du principe sans s’embarrasser des restrictions, puisqu’il n’est pas lié par les textes, et qu’il ne prend des institutions de la procédure civile que la substantifique moelle ?

Avec cette procédure en liquidation par suite d’instance vient se combiner la procédure de liaison du contentieux par la décision préalable, à laquelle le Conseil d’Etat s’attache énergiquement, parce qu’elle est très respectueuse de l’autonomie des administrations publiques. Il l’applique, non seulement au début des instances, mais même aux tournants des procès, lorsqu’il se découvre quelque nouvel aspect de la question sur lequel il estime que l’Administration n’a pas réellement pris parti. Une administration publique ne pense pas à tout à la fois, comme un particulier ; au contraire, elle ne pense qu’à une chose chaque fois ; elle marche à pas comptés par décisions successives ; le juge administratif se plie à cette méthode successive de décisions par une méthode successive de jugement des instances ; c’est alors qu’il estime que l’affaire n’est pas en état, et qu’il la coupe en deux. Le Conseil d’Etat a inauguré depuis longtemps cette pratique dans les affaires où il est juge de premier ressort ; dans le contentieux des pensions de retraite des fonctionnaires, lorsqu’une décision refusant la pension a été annulée par lui, au lieu de liquider la pension lui-même, il renvoie toujours l’intéressé devant le ministre pour la liquidation, sauf à revenir devant lui ; dans le contentieux des indemnités pour faute de service, lorsque l’Administration avait refusé toute indemnité, et qu’il reconnaît que c’est à tort, il applique la même procédure, non pas toujours, mais souvent.

Sans doute, dans notre affaire, le Conseil d’Etat était juge d’appel, et, en coupant l’instance en deux, il renvoyait les parties à revenir en premier ressort devant le conseil de préfecture ; mais il y était autorisé par l’institution des procédures en liquidation par suite d’instance ; et, d’ailleurs, il y avait un intérêt majeur à cause de l’alternative qu’il s’agissait d’ouvrir aux parties.

Il ne faut pas oublier cet élément du dispositif de notre arrêt, qui est essentiel : le Conseil d’Etat condamne bien en principe la ville de Bordeaux à payer une indemnité à la Compagnie du gaz ; mais il lui suggère un moyen d’éviter d’avoir à payer cette indemnité, en consentant à une nouvelle convention par laquelle le prix du gaz serait augmenté. Pratiquement, cette solution est de beaucoup la plus avantageuse et la plus désirable ; mais le Conseil d’Etat a estimé que ce prix ne peut être relevé que comme il a été établi, c’est-à-dire par une convention passée entre la ville et la Compagnie, avec stipulation pour autrui pour le compte des abonnés, et avec adhésion de ceux-ci (Cf. jugement du tribunal civil de la Seine du 10 mai 1916, avec les très intéressantes conclusions de M. le substitut Regnault, Gaz. des trib. du 29 mai) ; le Conseil d’Etat ne pouvait pas imposer ce contrat ; il est de principe que le juge administratif n’impose jamais à une administration publique une obligation de faire ; il ne pouvait que lui ouvrir une alternative entre le paiement d’une indemnité et la passation du contrat ; mais, pour ce faire, il fallait interrompre l’instance, et c’est ce que, profitant de toutes les ressources de procédure que nous avons signalées, il a résolu.

Est-ce que, par-là, il aurait attenté à l’indépendance du conseil de préfecture comme juge de premier ressort ? C’est un bien gros mot pour qualifier une simple question d’autorité de la chose jugée. Sans doute, le Conseil d’Etat affirme qu’en principe, l’indemnité est due, si la ville ne consent pas à un arrangement ; le conseil de préfecture est-il obligé de s’incliner ? Question discutée, et qui est relative à l’autorité de la chose jugée. Elle s’est posée dans les relations de la Cour d’appel et du tribunal de première instance, dans l’hypothèse de l’art. 472, C. proc. ; la Cour de cassation a estimé que le tribunal civil n’était pas lié, au moins en ce qui concerne l’existence du préjudice ; elle aurait pu juger le contraire, sans que l’indépendance du tribunal fût compromise ; l’autorité de la chose jugée est fondée sur d’autres motifs que sur le désir de respecter l’indépendance du juge (V. Cass., 28 nov. 1888, S. 1889.1.369 ; P. 1889. 908, et la note de M. Meynial ; Pand. pér., 1889.1.150. V. aussi, Tissier, Rev. crit., 1888, p. 539). En tout cas, ici, que le conseil de préfecture juge comme il voudra, cela n’a pas d’inconvénient ; l’affaire reviendra toujours devant le Conseil d’Etat, qui aura le dernier mot.

Enfin, tout cela est si peu révolutionnaire que ce n’est même pas une nouveauté. Il y a vingt ans déjà, dans une affaire Deshayes, du 6 avril 1895 (Rec. des arrêts du CE,
p. 345, arrêt rapporté pour partie S. et P. 1897.3.80), le Conseil d’Etat a appliqué exactement la même procédure. Il s’agissait d’un régisseur intéressé du service des eaux, dont la déchéance avait été prononcée à tort par le maire de la ville de Lorient ; on était allé au conseil de préfecture, puis au Conseil d’Etat. Celui-ci déclare que l’arrêté de déchéance ne sera pas annulé, mais que la ville doit une indemnité, que l’état de l’instruction ne permet pas de statuer immédiatement, « que, dès lors, il y a lieu de renvoyer les parties devant le conseil de préfecture pour fixer le chiffre de l’indemnité à laquelle a droit le requérant, soit que cette indemnité ne doive s’appliquer qu’à l’intervalle de temps écoulé depuis la déchéance prononcée jusqu’au jour où la ville donnerait son consentement à ce que le traité continuât à recevoir son exécution, soit que, dans le cas contraire, cette indemnité doive comporter l’entière réparation du préjudice ».

Tout y est, même l’alternative d’arrangement amiable ouverte à la ville. Nous ajoutons que Laferrière a mentionné cet arrêt dans la 2e édition de son Traité de la juridiction administrative, t. II, p. 131, note 1, et qu’il n’a émis aucune critique.

§ 3

Il est à remarquer que le litige engagé entre la Compagnie du gaz de Bordeaux et la ville de Bordeaux devant le Conseil d’Etat laisse complètement de côté la question des relations entre la Compagnie et les abonnés ; le commissaire du gouvernement, dès le début de ses conclusions, écarte soigneusement ce point de vue, sur lequel l’arrêt est muet. M. le commissaire du gouvernement s’appuie pour justifier cette attitude sur des raisons de compétence, les contrats d’abonnement entre la Compagnie et les particuliers relevant des tribunaux judiciaires ; mais il y a une raison plus fondamentale, à savoir qu’il ne saurait y avoir de procès entre la Compagnie et les abonnés au sujet du relèvement du prix maximum du gaz. Le prix maximum du gaz n’est pas fixé par une clause du contrat passé avec les abonnés ; il est fixé dans le cahier des charges du traité passé avec la ville, par ce que l’on appelle le tarif maximum. Le tarif maximum n’est pas une affaire entre la Compagnie et les abonnés ; il est une affaire entre la Compagnie et la ville. La ville a stipulé pour les abonnés lors du traité ; c’est elle qui doit stipuler encore, lors des modifications au traité ; les abonnés sont ici nécessairement représentés par la ville, parce que le tarif maximum pour les abonnements est nécessairement lié à l’ensemble financier, de l’opération faite par la ville. Et les abonnés sont immédiatement obligés par le relèvement de prix consenti par la ville (Trib. de la Seine, 10 mai 1916, précité).

A ce point de vue, il faut reconnaître que notre affaire avait été correctement engagée par la Compagnie du gaz de Bordeaux. Celle-ci doit être louée de s’être adressée à la ville, au lieu d’avoir essayé d’imposer aux abonnés un relèvement du prix du gaz, de sa propre autorité ; il faut songer que, tant qu’a duré le procès, pendant une année presque entière, elle a supporté à elle seule l’avance de la perte considérable résultant de la hausse du charbon.

Toutes les Compagnies n’ont pas eu la même abnégation, ni la même correction juridique. Il en est qui, procédant par décision exécutoire, comme si elles eussent été des administrations publiques, ont signifié aux abonnés, par la voie de la presse, qu’à partir de telle date, elles relèveraient le prix du gaz, et qu’aux abonnés qui ne consentiraient pas à payer le nouveau prix, elles appliqueraient la sanction de la fermeture du compteur. Un abonné s’est rencontré, qui a résisté ; son compteur a été fermé ; il est allé en référé devant le président du tribunal civil, demandant la réouverture du compteur, motifs pris de ce que, dans une question litigieuse de cette nature, la compagnie n’avait pas le droit de s’adjuger à elle-même le bénéfice du provisoire pendant la durée du procès au fond ; la Compagnie jouait le rôle de demandeur au point de vue du relèvement du prix ; elle devait, jusqu’à l’issue de ce procès au fond, conserver ce rôle, et ne faire payer que l’ancien prix ; d’ailleurs, elle n’avait pas le droit de procéder par décision exécutoire et de se faire justice elle-même, car elle n’était pas une administration publique. Cette argumentation était la raison même ; aussi le président du tribunal civil donna-t-il gain de cause à l’abonné. Mais la Compagnie du gaz fit appel, et l’ordonnance de référé fut annulée par la Cour pour incompétence, motifs pris de ce qu’il y avait connexion avec un litige administratif engagé au fond entre la compagnie et la ville devant le conseil de préfecture (V. Toulouse, 17 avril 1916, S. 1916. 2,36).

Cette règle de l’incompétence, par connexité entre le provisoire et le fond, peut avoir du bon, mais, dans le cas présent, son application aboutissait à un véritable déni de justice. Si le président du tribunal civil n’était pas compétent pour ordonner par référé la réouverture du compteur, alors aucun juge n’était compétent. Sans doute, aux termes de l’art. 24 de la loi du 22 juillet 1889, le président du conseil de préfecture peut, en cas d’urgence, désigner un expert pour la constatation des faits qui seraient de nature à motiver une réclamation devant ce conseil ; mais tout le monde s’accorde pour reconnaître que ce référé est exceptionnel, et qu’il ne s’applique qu’à l’exécution du marché de travaux publics, dans les relations de l’entrepreneur et de l’Administration
(V. Laferrière, op. cit., t. I, p. 374 ; Teissier et Chapsal, Traité de la proc. devant les cons. de préfect., p, 165).

D’ailleurs, le référé administratif se fût-il appliqué à notre hypothèse, le président du conseil de préfecture n’aurait jamais eu que le pouvoir de faire constater le fait de la fermeture du compteur et non pas celui d’en prescrire la réouverture, car il n’a pas le pouvoir d’injonction (V. Laferrière, op. et loc. cit.), c’est-à-dire qu’il n’aurait pas eu le pouvoir de solutionner la véritable question, qui était de rétablir provisoirement l’abonné en possession du gaz.

C’est pourtant un principe supérieur que toute question litigieuse doit trouver un juge, et nous croyons que le principe a plus d’importance que celui de la connexité d’affaires relevant de compétences diverses. La Cour nous paraît avoir mal jugé ; le résultat a été que les abonnés ont été contraints de payer par avance une augmentation de prix du gaz arbitrairement fixée par la seule compagnie, ce qui est consentir à une Compagnie privée un privilège inacceptable.

II. Extraits de la décision commentée

(…) Sur les fins de non-recevoir opposées par la ville de Bordeaux :

Considérant que les conclusions de la Compagnie requérante tendaient, devant le conseil de préfecture, comme elles tendent devant le Conseil d’Etat, à faire condamner la ville de Bordeaux à supporter l’aggravation des charges résultant de la hausse du prix du charbon ; que, dès lors, s’agissant d’une difficulté relative à l’exécution du contrat, c’est à bon droit que, par application de la loi du 28 pluviôse an VIII, la Compagnie requérante a porté ses conclusions en première instance devant le conseil de préfecture, et en appel devant le Conseil d’Etat ;

Au fond :

Considérant qu’en principe, le contrat de concession règle, d’une façon définitive, jusqu’à son expiration, les obligations respectives du concessionnaire et du concédant ; que le concessionnaire est tenu d’exécuter le service prévu dans les conditions précisées au traité, et se trouve rémunéré par la perception, sur les usagers, des taxes qui y sont stipulées ; que la variation des prix des matières premières, à raison des circonstances économiques, constitue un aléa du marché, qui peut, suivant le cas, être favorable ou défavorable au concessionnaire, et démettre à ses risques et périls, chaque partie étant réputée avoir tenu compte de cet aléa dans les calculs et prévisions qu’elle a faits avant de s’engager ;

Mais considérant que, par suite de l’occupation par l’ennemi de la plus grande partie des régions productrices de charbon dans l’Europe continentale, de la difficulté de plus en plus considérable des transports par mer, à raison tant de la réquisition des navires que du caractère et de la durée de la guerre maritime, la hausse survenue au cours de la guerre actuelle dans le prix du charbon, qui est la matière première de la fabrication du gaz, s’est trouvée atteindre une proportion telle que, non seulement elle a un caractère exceptionnel, dans le sens habituellement donné à ce terme, mais qu’elle entraine dans le coût de la fabrication du gaz une augmentation, qui, dans une mesure déjouant tous les calculs, dépasse certainement les limites extrêmes des majorations ayant pu être envisagées par les parties lors de la passation du contrat de concession ; que, par suite du concours des circonstances ci-dessus indiquées, l’économie du contrat se trouve absolument bouleversée ; que la compagnie est donc fondée à soutenir qu’elle ne peut être tenue d’assurer, aux seules conditions prévues à l’origine, le fonctionnement du service, tant que durera la situation anormale ci-dessus rappelée ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que, si c’est à tort que la Compagnie prétend ne pouvoir être tenue de supporter aucune augmentation du prix du charbon au-delà de 28 francs la tonne, ce chiffre ayant, d’après elle, été envisagé comme correspondant au prix maximum du gaz prévu au marché, il serait tout à fait excessif d’admettre qu’il y a lieu à l’application pure et simple du cahier des charges, comme si l’on se trouvait en présence d’un aléa ordinaire de l’entreprise ; qu’il importe, au contraire, de rechercher, pour mettre fin à des difficultés temporaires, une solution qui tienne compte tout à la fois de l’intérêt général, lequel exige la continuation du service par la Compagnie à l’aide de tous les moyens de production, et des conditions spéciales qui ne permettent pas au contrat de recevoir son application normale ; qu’à cet effet, il convient de décider, d’une part, que la Compagnie est tenue d’assurer le service concédé, et, d’autre part, qu’elle doit supporter, seulement au cours de cette période transitoire, la part des conséquences onéreuses de la situation de force majeure ci-dessus rappelée que l’interprétation raisonnable du contrat permet de laisser à sa charge ; qu’il y a lieu, en conséquence, en annulant l’arrêté attaqué, de renvoyer les parties devant le conseil de préfecture, auquel il appartiendra, si elles ne parviennent pas à se mettre d’accord sur les conditions spéciales dans lesquelles la Compagnie pourra continuer le service, de déterminer, en tenant compte de tous les faits de la cause, le montant de l’indemnité à laquelle la Compagnie a droit, à raison des circonstances extra-contractuelles dans lesquelles elle aura dû assurer le service pendant la période envisagée ; (…) – Décide :

Art. 1er. L’arrêté du conseil de, préfecture de la Gironde, en date du 30 juillet 1915, est annulé.

Art. 2. La Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux et la ville de Bordeaux sont renvoyées devant le conseil de préfecture, pour être procédé, si elles ne s’entendent pas aimablement sur les conditions spéciales auxquelles la Compagnie continuera son service, à la fixation de l’indemnité à laquelle la Compagnie a droit, à raison des circonstances extra-contractuelles dans lesquelles elle aura dû assurer le service concédé.

III. Présentation de la note[1]

En mai 2005, un tribunal arbitral international rendait une sentence dans une affaire complexe opposant une importante société américaine à l’Etat argentin. Il s’agissait d’un contentieux comme il en existe tant d’autres aujourd’hui, considérables par l’ampleur des enjeux politiques et financiers qu’ils recouvrent. Le différend était né autour d’un contrat de concession passé entre l’Etat et l’entreprise étrangère, pour la gestion et l’exploitation d’un réseau national de distribution de gaz. La sentence elle-même emprunte des chemins parfaitement classiques et balisés, jusqu’à son paragraphe 224 où est mentionné, avant d’être largement détaillé et de servir même de fondement à la décision des arbitres, l’arrêt du 30 mars 1916 rendu par le Conseil d’Etat français en l’affaire dite du « gaz de Bordeaux » (CMS Gas Transmission Company vs The Argentine Republic, ARB/01/8, sentence du 12 mai 2005, ICSID Reports vol. 14, p. 158). Fallait-il pour cela que la décision en question fût d’une importance remarquable et soulevât un enjeu qui dépasse largement les frontières françaises. C’est bien parce qu’en somme la question abordée – et la réponse proposée par le juge français – était universelle qu’un tel rayonnement peut s’expliquer[2].

L’on comprend en pareille perspective les termes employés par Hauriou au sujet de cet arrêt : tout en se gardant bien d’évoquer l’équité et rappelant le célèbre adage révolutionnaire à l’endroit des Parlements – lequel n’invoquait d’ailleurs rien moins que Dieu à cette occasion – l’illustre commentateur estime qu’« il serait plus exact et plus prudent de (…) louer [le Conseil d’Etat] d’être une juridiction sociale, c’est-à-dire, d’orienter sa jurisprudence vers une justice élargie, toute pénétrée d’intérêt public ». Il est vrai, poursuit-il, que « jamais le caractère social ne s’était affirmé aussi nettement » que dans cette décision, remarquable à plus d’un titre.

Il faut rappeler brièvement le contexte de cette affaire, rendue au sujet du contrat de concession entre la ville de Bordeaux et une compagnie privée assurant la distribution du gaz à l’ensemble de ses habitants. La première guerre mondiale ayant entraîné un accroissement considérable du prix des matières premières, l’équilibre contractuel se trouvait fortement malmené, puisque la compagnie ne pouvait raisonnablement poursuivre son activité sauf à assumer une augmentation considérable de ses frais risquant de la mener à sa perte. Ayant réclamé un soutien financier à la ville et s’étant heurté à un refus validé par le Conseil de préfecture, la Compagnie avait donc saisi le Conseil d’Etat en appel qui, en vertu de la théorie dite « de l’imprévision », décida de la poursuite de la relation contractuelle – malgré ce qu’il faut bien convenir d’appeler un bouleversement de ses conditions de conclusion – tout en imposant à la personne publique d’assumer une partie de l’accroissement des dépenses, sous la forme d’une indemnisation versée au concessionnaire. En d’autres termes, souligne Hauriou, la Haute juridiction s’intègre résolument dans une logique de service public en ne prononçant pas la résolution du contrat puisqu’en définitive « l’intérêt général exige la continuation du service par la compagnie à l’aide de tous ses moyens de production », justifiant un soutien financier de la municipalité. Le commentateur aura alors à cœur de souligner à quel point, avec cet arrêt, c’est une révolution qui parvient à son terme : révolution marquée par la naissance d’un véritable régime autonome du contrat administratif, entièrement traversé par l’intérêt général qui implique une souplesse dans la vie de la convention, inédite dans le cadre du code civil. Comme il l’indique avec une grande clarté : « la théorie civiliste du contrat est que toutes les éventualités possibles sont censées avoir été prévues par le contractant qui s’engage à une prestation ; la théorie administrative, au contraire, est que les contractants ne sont censés avoir prévu que les éventualités habituelles, d’après le droit commun de la vie, lequel s’établit avant tout dans l’état de paix, et qu’ainsi, il y a une marge de manœuvre pour l’imprévision ».

En définitive, c’est donc tout l’esprit du droit administratif qui trouve ici sa traduction en matière contractuelle. Car c’est bien l’intérêt du plus grand nombre, en l’occurrence incarné par la nécessité d’une fourniture permanente d’énergie aux habitants d’une grande ville, qui justifie les libertés prises avec l’engagement conventionnel. Au fond, écrit admirablement le dédicataire de ces lignes, « tout le contrat administratif est comme écrasé par l’importance de son objet ; le contrat a essayé d’embrasser dans ses clauses une institution vivante ; mais la tâche est au-dessus de ses forces, et l’institution déborde de tous les côtés ». A ce combat perdu d’avance entre la convention rigide et l’intérêt général qui nécessite une adaptation constante, plusieurs issues étaient possibles, mais une seule était véritablement au service du public : celle qui consistait précisément à « subordonner l’élément contractuel à l’élément service public » en dépassant franchement la lettre de l’engagement conventionnel pour l’adapter aux évolutions exceptionnelles du contexte de la relation.

Reste qu’un élément n’est nullement évoqué par Hauriou, lequel semble soutenir sans nuance aucune la solution retenue par le Conseil d’Etat et qui tient aux conséquences financières de la décision pour la collectivité. Car en définitive, le prix de l’évolution imposée à la relation contractuelle sera bien assumé principalement par la personne publique, même si la détermination du montant exact de l’indemnisation est renvoyée à l’appréciation du Conseil de préfecture[3]. L’on ne peut à cet égard s’empêcher de déceler d’ores et déjà l’amorce – qu’Hauriou ne pouvait identifier – d’une tendance « assurancielle » de la jurisprudence administrative, laquelle atteindra son point culminant avec la multiplication des cas de « responsabilité » sans faute. Même si, dans le contexte qui était le sien, la solution de l’affaire gaz de Bordeaux n’est en rien choquante et doit être largement saluée, sans doute constitue-t-elle un premier pas sur ce chemin, en ce sens qu’il appartient désormais à l’Etat d’assumer le poids financier des évolutions que personne ne pouvait prévoir. Mais peut-être après tout est-ce là, au fond, ce que l’on appelle l’intérêt général qui a le droit lui aussi, et d’ailleurs même sans doute plus que tout autre, d’avoir un prix.


[1] Par M. le professeur Arnaud de Nanteuil, Université du Maine, membre du Themis-Um (ea 4333), Directeur adjoint de l’Ecole doctorale Pierre Couvrat (ed 88).

[2] On passera ici sur la discussion qui peut – et qui doit ! – être menée du point de vue du droit international public mais qui n’a pas lieu d’être ici. Car au-delà de la surprise, le fondement juridique exact de la prise en compte d’une telle jurisprudence par un tribunal statuant en droit international public est particulièrement nébuleux.

[3] Cet aspect là fait d’ailleurs l’objet de la seconde partie du commentaire d’Hauriou, qui reproche au Conseil d’Etat d’avoir « coupé en deux » la solution, en se prononçant favorablement pour le principe d’une indemnisation mais en renvoyant la détermination de son montant au juge du fond. Il s’agit davantage d’une question procédurale, qui ne sera pas abordée ici.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Jaurès & l’Ecole de la République (par Clothilde Blanchon)

Voici la 72e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui de l’article de Mme Clothilde BLANCHON consacré à Jaurès & l’Ecole de la République et publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).

Volume IV :
Jean Jaurès

& le(s) droit(s)

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes
Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz

– Nombre de pages : 232
– Sortie : mars 2020
– Prix : 33 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-44-5
/ 9791092684445
– ISSN : 2272-2963

Jaurès
& l’école de la République

Clothilde Blanchon
Maître de conférences en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou, Clud, Lm-Dp

« On n’est occupé, depuis plusieurs semaines, qu’à réformer le baccalauréat. […] Il n’est pas démontré que le baccalauréat nouveau modèle fonctionne ; car […] quelques-unes des innovations adoptées se heurteront, dans la pratique, à des résistances sérieuses[1] ». Les mots ne sont pas de Jean-Michel Blanquer, faisant, il y a quelques mois sa rentrée, mais de Jean Jaurès, il y a près de 130 ans. Déjà, la prise en compte de ce que l’on nomme aujourd’hui le « contrôle continu » faisait débat. La question tournait notamment autour de la prise en considération du livret scolaire, que Jaurès acceptait volontiers dès lors qu’il s’agissait de rattraper un étudiant, et non de le rétrograder, et sous réserve que l’examen final reste le principal par rapport au contrôle continu. « Il faut donc que le livret scolaire soit un ami et qu’il ne puisse jamais devenir un ennemi », affirmait-il[2]. Cette bienveillance ne rimait pas avec laxisme, puisqu’il s’opposait par ailleurs à ce que les notes d’écrits soient conservées en cas d’échec ensuite aux épreuves orales[3], le baccalauréat étant alors pour tous un examen en deux parties, des épreuves écrites d’admissibilité, et ensuite, des épreuves orales d’admission. Mais le cœur du débat résidait sur la prise en compte du contrôle continu, sur la possible « combinaison d’un examen et d’un certificat d’études[4] » selon les termes alors usités. Déjà, la question de l’objectivité était relevée, avec à l’époque, une crainte des cléricaux que les bacheliers des « écoles libres » se voient lésés. Jaurès arguait alors de l’indépendance des universitaires, qui président aujourd’hui encore les jurys de baccalauréat, en tenant compte, au besoin du livret scolaire. Jaurès aurait-il alors perçu avant les autres certaines problématiques qui nous taraudent encore aujourd’hui ? Sa pensée, si souvent citée, est-elle toujours bien comprise ? Ses écrits sur l’éducation sont multiples, et peinent à être intégralement recensés[5]. Comment alors condenser la pensée jaurésienne sur ce si vaste sujet ?

On peut dire que tous ses écrits sur l’éducation se trouvent traversés, à des degrés divers, par une idée majeure, celle de la relation symbiotique qui existe entre l’école et la République. En effet, d’une part, la République permet un certain type d’école (I) ; d’autre part et réciproquement, l’école vient renforcer la République (II).

I. L’école permise par la République

Quelle est donc cette école permise par la République, dont Jaurès est l’un des artisans ? Trois adjectifs pourraient servir à la qualifier. C’est une école premièrement laïque (A), deuxièmement sociale (B), et enfin troisièmement riche (C).

A. Une école laïque

Pour convaincre de la nécessité d’une école laïque, il pose, dès son discours de Castres de 1904[6], une identité originale entre démocratie et laïcité. Partant du postulat selon lequel la démocratie se définit avant tout comme « l’égalité des droits », et parallèlement que la laïcité vise à assurer une égalité des droits quelle que soit la confession de chacun (ou l’absence de confession), il affirme que la démocratie ne peut se réaliser pleinement que dans la laïcité : « [la démocratie] est foncièrement laïque, laïque dans son essence comme dans ses formes, dans son principe comme dans ses institutions ». Dans sa pensée, sans laïcité, pas d’égalité des droits indépendamment des croyances, et donc pas démocratie. Poursuivant sa démonstration, il cite l’ensemble des actes de la vie civile ou politique qui peuvent se faire, en démocratie, indépendamment de la religion : l’état civil, le mariage, la justice, le vote, et même – note le pacifiste Jaurès – l’appel au front. Ainsi, « [la démocratie] ne demande pas à l’enfant qui vient de naître, pour reconnaître son droit à la vie, à quelle confession il appartient, et elle ne l’inscrit d’office dans aucune Eglise. […] Elle ne demande pas au citoyen, quand il veut faire […] acte de souveraineté et déposer son bulletin dans l’urne, quel est son culte et s’il en a un » ; ou encore, « elle n’exige pas des justiciables qui viennent demander à ses juges d’arbitrer avec eux, qu’ils reconnaissent, outre le code civil, un code religieux et confessionnel ». Et l’auteur, de dériver habillement vers la question de l’école. « Si laïcité et démocratie sont indivisibles, et si la démocratie ne peut réaliser son essence et remplir son office, qui est d’assurer l’égalité des droits, que dans la laïcité, par quelle contradiction mortelle […] la démocratie renoncerait-elle à faire pénétrer la laïcité dans l’éducation ? ». Puisque toutes les institutions de la vie civile sont déjà pénétrées des préceptes laïcs, l’école, qui est la plus essentielle de toutes, car au commencement d’elles, doit l’être aussi. L’argumentaire est brillamment construit, et Jaurès sera un puissant allié d’Aristide Briand, porteur de la loi de 1905. Laïque, l’école de la République doit en outre, dans la pensée jaurésienne, être sociale.

B. Une école sociale

Jaurès pense l’éducation dans une perspective sociale, socialiste pourrait-on même dire dans le sens d’un idéal de coopération des forces de production. Pour lui, l’école de la République doit être ouverte à tous, et offrir aux enfants du prolétariat une éducation similaire à celle des enfants de la bourgeoisie. Cette liaison étroite qui existe entre la question sociale et la question de l’éducation est d’ailleurs la conclusion de son plaidoyer intitulé « pour la laïque » (sous-entendu pour l’école laïque) : « la question scolaire rejoint la question sociale […]. Laïcité de l’enseignement, progrès social, ce sont deux formules indivisibles. Nous n’oublierons ni l’une ni l’autre, et, en républicains socialistes, nous lutterons pour toutes les deux[7] ». C’est que l’enseignement offert à tous doit permettre de préparer la classe ouvrière à exercer des fonctions dirigeantes[8].

Ouverte à tous, Jaurès imagine en outre une école de la République commune à tous, en ce sens qu’elle regrouperait tous les enfants de la Nation. L’Etat se doit d’organiser un « service public national de l’enseignement […] où seraient appelés tous les enfants de France[9] ». Sur ce point, il rencontra les oppositions les plus diverses : des cléricaux bien sûr, mais encore des radicaux comme Clemenceau qui y voient un dangereux « projet collectiviste », un monopole étatique tyrannique[10]. Il céda quelque peu, et obtint toutefois deux avancées. D’une part, et avec une loi de 1904, l’interdiction pour les congrégations religieuses d’enseigner[11], qu’il défend en ces termes : « seuls, dans une démocratie républicaine, ont le droit d’enseigner ceux qui reconnaissent, non à titre relatif mais à titre absolu, non à titre précaire mais à titre définitif, le droit à la liberté des personnes et des croyances[12] ». D’autre part, et progressivement, il obtint la sécularisation des écoles religieuses, devenant des écoles privées au personnel (en théorie du moins) laïcisé. L’école républicaine doit alors séduire face aux écoles privées, et pour ce faire, elle se doit d’être suffisamment riche.

C. Une école riche

Jaurès porte une haute vision de l’école républicaine, qu’il ne conçoit que comme étant riche. Riche de sens d’abord, évidemment, mais aussi, de manière plus pragmatique, riche de moyens. Pour lui, l’enseignement, engage l’être tout entier : « on n’enseigne pas ce que l’on veut. Je dirai même qu’on n’enseigne pas ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir. On enseigne, et on ne peut enseigner que ce que l’on est[13] ». Il doit être porteur de valeurs plus que d’un savoir passager. L’enseignant y communique les principes essentiels de sa liberté et de sa vie, et les bases d’un savoir émancipateur. Fervent opposant de la méthode encyclopédique, il prône, pour les plus jeunes, une solide maîtrise de la lecture, qui leur permettra, avec quelques livres bien choisis, de se faire « une idée très haute de l’histoire de l’espèce humaine[14] ». L’enseignant lui-même doit perpétuellement entretenir sa curiosité, afin de ne pas « réciter le soir ce qu’il a appris le matin[15] ». Il doit être « pénétré » tout entier « de ce qu’il enseigne[16] ».

Cette école exigeante ne peut se réaliser sans moyens. Jaurès le pragmatique, qui a exercé les fonctions de professeur, questionne : « comment voulez-vous que [les maîtres] […] développent en eux cette culture quand beaucoup d’entre eux plient sous le fardeau démesuré de classes énormes[17] » ? Il en va de l’attractivité de l’école républicaine, et derrière elle, c’est la République elle-même qui est en jeu. Puisque, et c’est le second aspect de sa pensée, l’école républicaine sert la République.

II. La République renforcée par l’école

Que la République soit renforcée par l’école, c’est à la fois d’une part, une volonté assumée de la part de Jaurès (A), et d’autre part, un testament légué (B).

A. Une volonté assumée

Pourquoi Jaurès porte-t-il une telle vision de l’école républicaine ? Parce qu’elle sert son idéal, le socialisme et l’avènement d’une République sociale. Non pas que les instituteurs doivent inculquer les préceptes du socialisme[18], mais parce qu’il est convaincu que le citoyen, pénétré de ces valeurs d’égalité et de liberté acquises à l’école, ne pourra que perpétuer la République, et en particulier, celle qui le protège le mieux, la République sociale. Toute l’unité de la pensée de Jaurès transparaît alors.

On pourrait alors rétorquer que finalement, les Républicains, en faisant de l’école un lieu de diffusion des principes universels des droits de l’homme, viennent remplacer un dogme par un autre. Jaurès anticipe la critique en se départant, de manière originale, de l’adjectif « neutre » : « il n’y a que le néant qui soit neutre » a-t-il pu affirmer[19]. Il va donc plus loin que Jules Ferry sur ce point, en affirmant nettement que la République doit inculquer ses propres valeurs[20]. Rendre l’enseignement incolore, étranger à toute question sociale ou à tout précepte moral, serait le meilleur moyen de redonner sa place au mysticisme et au catholicisme[21].

De cette volonté assumée de faire de l’école de la République un fervent défenseur de la République naît, par ailleurs, un testament légué à tous les républicains d’aujourd’hui.

B. Un testament légué

Cette pensée jaurésienne laisse un testament à la fois aux citoyens pour qu’ils perpétuent la République, mais aussi aux professeurs, puisqu’ils en sont les premiers artisans. A eux de former les citoyens de demain, épris de liberté et d’égalité. Jaurès très tôt dans une lettre leur indique « vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie[22] ». Comment alors faire « œuvre complète d’éducateur[23] », comment satisfaire cette haute exigence ? Jaurès, sans prétendre fournir un manuel à destination des futurs enseignants, fournit quelques pistes, dont nombre sont encore utilisables aujourd’hui. On peut les résumer en quelques mots : la culture évidemment, l’absence de cloisonnement, et enfin l’expérimentation.

La culture est la « condition absolue d’un enseignement à la fois élevé et impartial », selon les mots d’Allard que Jaurès reprend à son compte[24]. L’affirmation est classique, mais le tribun y attache un aspect novateur : il rejette, on l’a dit, la méthode encyclopédique qui n’aboutirait qu’à faire des élèves des « machines à épeler[25] ». Il entend en faire des hommes, aptes à penser par eux-mêmes, et pour ce faire, « il n’est pas nécessaire que [le maître] dise beaucoup, qu’il fasse de longues leçons ; il suffit que tous les détails qu’il leur donnera concourent nettement à un tableau d’ensemble[26] ». La transmission du sens des grandes questions est pour lui une priorité.

Ensuite, l’enseignement idéal selon Jaurès ne saurait être trop cloisonné. Il indique qu’« il faut apprendre aux enfants la facilité des passages et leur montrer, par-delà la barre un peu ensablée toute l’ouverture de l’horizon[27] ». Il refuse une spécialisation trop poussée, qui ne serait qu’une copie préalable de la division du travail. Si le prolétariat accède à l’éducation, ce ne serait pour recevoir uniquement un savoir technique hyper spécialisé. Non seulement parce qu’il faut qu’il acquière la culture de la classe dirigeante, mais encore, parce que toute technique doit être éclairée par la théorie[28] ; et réciproquement, « toutes les théories du monde physique, du monde social, du monde moral, doivent perpétuellement des comptes à la réalité, à la vie[29] ». Ainsi, l’enseignant doit poursuivre ce but ultime de faire de chacun à la fois « un praticien et un philosophe[30] », dans un va-et-vient fécond entre théorie et pratique.

Enfin, et c’est sur ce point que la pensée de Jaurès est peut-être la plus novatrice, il propose dès 1886 – et c’est alors son premier discours comme député – d’instituer le droit pour les communes de créer des écoles expérimentales, où seraient essayés des « méthodes nouvelles », des « programmes nouveaux » et des « doctrines plus hardies[31] ». Il retira toutefois sa proposition d’amendement, afin de ne pas compromettre l’avancée de la majorité sur les lois scolaires. Cet amendement témoigne cependant du caractère avant-gardiste de la pensée de Jaurès, et du fait que l’école républicaine ne doit pas être celle de la pensée unique et de l’uniformisation à tout prix. Une différenciation est possible et même souhaitable. Comme il est accepté qu’une certaine différenciation territoriale ne nuise pas à l’unité de la République, il peut être admis qu’une différenciation éducative ne porte pas atteinte à l’école républicaine, mais au contraire, la fasse progresser. Finalement, pour penser les réformes à venir, il ne faudrait pas être « plus républicains » que les pères de la République, et accepter une certaine dose de différenciation là où elle peut être utile.


[1] Jaurès Jean « La réforme du baccalauréat », La Dépêche, 7 août 1890.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] V. toutefois en ce sens l’anthologie majeure réalisée par Moulin Catherine, Rebérioux Madeleine, Candar Gilles, [et al.] : Jaurès Jean, De l’éducation, Points, 2012, 395 p. Elle réunit les principaux discours et textes de Jaurès sur l’éducation.

[6] Jaurès Jean, « République, démocratie et laïcité », Discours de Castres du 30 juillet 1904, L’Humanité, 2 août 1904. Il commence ainsi « Démocratie et laïcité sont deux termes identiques » ; puis, « j’ai le droit de répéter que démocratie et laïcité sont identiques ».

[7] Jaurès Jean, « Pour la laïque », Discours à la chambre des députés, 21 et 24 janvier 1910, reproduit in Jaurès Jean, Pour la laïque, éd. et comm. Duclert Vincent, Paris, Librairie générale française, 2016, p. 104.

[8] Jaurès Jean, « Le mouvement », 5 avril 1908, Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur (REPPS), reproduit in Jaurès Jean, De l’éducation, op. cit., p. 245.

[9] Jaurès Jean, « Pour la laïque », op. cit., p. 101-102.

[10] Scot Jean-Paul, « Jaurès et la laïcité scolaire », disponible sur http://www.jaures.eu/syntheses/jaures-et-la-laicite-scolaire-jean-paul-scot/.

[11] Loi du 7 juillet 1904 portant suppression de l’enseignement congréganiste.

[12] Jaurès Jean, Discours à la chambre des députés, 3 mars 1904.

[13] Jaurès Jean, « Pour la laïque », op. cit., p. 22.

[14] Jaurès Jean, « Aux instituteurs et institutrices », La Dépêche [de Toulouse], 15 janvier 1888.

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] Jaurès Jean, « Pour la laïque », op. cit., p. 104.

[18] Il ne faudrait pas alors relire la maxime selon laquelle « on enseigne ce que l’on est » comme une dangereux appel à l’endoctrinement des jeunes enfants. Il précise : « je n’entends point par là que l’éducateur s’efforcera […] d’imposer à l’esprit des enfants ou des jeunes gens telle ou telle formule […]. Le jour où les socialistes pourraient fonder des écoles, je considère que le devoir de l’instituteur serait, si je puis dire, de ne pas prononcer devant les enfants le mot même de socialisme. S’il est socialiste, s’il l’est vraiment, c’est que la liberté de sa pensée appliquée à une information exacte et étendue l’a conduit au socialisme. Et les seuls chemins par où il puisse conduire des enfants ou des jeunes gens, ce serait de leur apprendre la même liberté de réflexion et de leur soumettre la même information étendue ».

[19] Jaurès Jean, « Neutralité et impartialité », Repps, 4 oct. 1908.

[20] Dreux Guy, Laval Christian, « Penser l’éducation avec Jaurès », préf. Jaurès Jean, De l’éducation, op. cit., p. 36 ; dans le même sens : Scot Jean-Paul, « Jaurès et la laïcité scolaire », op. cit.

[21] Dreux Guy, Laval Christian, « Penser l’éducation avec Jaurès », ibid.

[22] Jaurès Jean, « Aux instituteurs et institutrices », op. cit.

[23] Ibid.

[24] Jaurès Jean, « Pour la laïque », op. cit., p. 18.

[25] Jaurès Jean, « Aux instituteurs et institutrices », op. cit.

[26] Ibid.

[27] Jaurès Jean, « L’éducation populaire et les patois », La Dépêche de Toulouse, 15 août 1911.

[28] Dreux Guy, Laval Christian, « Penser l’éducation avec Jaurès », op. cit., p. 27.

[29] Jaurès Jean, « L’Armée nouvelle », 10/18, UGE, 1969, p. 207.

[30] Jaurès Jean, « Discours à la jeunesse », Distribution des prix au lycée d’Albi, 30 juillet 1903.

[31] Jaurès Jean, « Le droit des communes en matière d’enseignement primaire », Chambre des députés, séance du 21 oct. 1886.


Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Jaurès & «l’Affaire» par le pr. G. Beaussonie

Voici la 9e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui de l’article de M. le professeur Guillaume BEAUSSONIE consacré à l’Affaire DREYFUS et publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).

Volume IV :
Jean Jaurès

& le(s) droit(s)

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes
Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz

– Nombre de pages : 232
– Sortie : mars 2020
– Prix : 33 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-44-5
/ 9791092684445
– ISSN : 2272-2963

Jaurès
& « l’Affaire »

Guillaume Beaussonie
Professeur à l’Université Toulouse 1-Capitole,
Codirecteur de l’Institut Roger Merle,
Membre du Collectif L’Unité du Droit

« L’Affaire », c’est bien sûr l’affaire Dreyfus.

C’est donc l’histoire de la rencontre entre un grand homme politique et une grande affaire judiciaire que je vais vous compter, celle-ci ayant également participé, à sa façon, à la postérité de celui-là.

Quelques rappels sur l’affaire me semblent nécessaires, pour commencer (I), car si ses grandes lignes sont sans doute connues, ses détails le sont souvent moins, qui ont pourtant leur importance dans l’ampleur que va prendre la cause du capitaine Alfred Dreyfus. Il sera alors possible de comprendre le rôle précisément joué par Jaurès dans ce cadre (II).

I. Dreyfus

A la fin du XIXe siècle, durant la IIIe République et ce qu’on appellera plus tard la « Belle Epoque », deux haines sont tenaces en France : la haine des Juifs, à la suite notamment de la publication de La France juive d’Edouard Drumont, en 1886 ; la haine des Allemands, à la suite de l’annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine par l’Empire allemand, en 1871. Autrement dit, bien des Français sont alors antisémites et nationalistes.

Ajoutons à cela, qu’avec d’autres, ces sentiments se trouvent amplifiés par une Presse qui n’a jamais été aussi libre – nous sommes juste après le vote de la loi de 1881 –, l’opinion publique se faisant et se défaisant à la lecture de journaux tels la Libre Parole, le Petit Journal, le Figaro, le Siècle, l’Aurore ou la Petite République (journaux de bords très différents !).

Dans la même idée, la pérennisation du suffrage universel – masculin du moins… – oblige les hommes politiques à faire état publiquement de leurs idées ou, en tous les cas, d’envisager que leurs idées sont susceptibles de leur faire gagner ou perdre des élections.

Dans ce contexte, l’Armée est traversée par des phénomènes paradoxaux : d’un côté, elle demeure l’un des refuges du conservatisme et du catholicisme, qu’une société de plus en plus démocratique et laïque répugne à laisser s’exprimer au-delà ; d’un autre côté, elle se modernise et se démocratise elle-même, notamment en se lançant dans la guerre de l’information, avec la création de la Section de Statistiques, et en permettant, par l’entremise de Polytechnique, à des personnes qui ne sont pas issues de Saint-Cyr  de devenir officiers.

Cette composition instable explose précisément à l’occasion de l’affaire Dreyfus.

A la suite de l’interception, en septembre 1894, d’une lettre déchirée, non signée et non datée (le « bordereau »), mais adressée à l’attaché militaire allemand en poste à l’ambassade d’Allemagne, Max Von Schwartzkoppen, et laissant entendre qu’un officier français livrait des renseignements à ce dernier, le capitaine Alfred Dreyfus, issu de Polytechnique, est immédiatement soupçonné d’en être l’auteur.

Il a contre lui deux choses : d’abord, il est artilleur, une lecture rapide de la lettre pouvant laisser entendre que telle était la fonction de l’espion ; ensuite et surtout, il est le seul juif officier dans l’armée française. En vérité, rien, dans la lettre, n’incitait à chercher du côté de Dreyfus : l’auteur y indiquait notamment qu’il allait partir en manœuvre, ce qui n’était pas le cas du capitaine.

Il n’empêche : il est convoqué sans motif en octobre au ministère de la Guerre, où il est soumis à une dictée, est incarcéré à la prison du Cherche-Midi à Paris et une perquisition est effectuée à son domicile. La machine est lancée.

Une comparaison des écritures est réalisée. Le commandant Paty de Clam, totalement néophyte en matière d’expertise graphologique, conclut dans un rapport remis au général Mercier, ministre de la Guerre, qu’en dépit de quelques dissemblances, les ressemblances sont suffisantes pour justifier une enquête… Un expert près la Banque de France convoqué personnellement par le ministre, Gobert, avait pourtant quant à lui décelé de nombreuses divergences.

En novembre, une instruction est ouverte, le quotidien antisémite la Libre Parole ayant révélé l’affaire au grand jour. Le mois suivant, sur un rapport exclusivement à charge du commandant Besson d’Ormescheville (« un monument de partialité » selon Zola), les suppositions remplaçant les faits, le général Saussier, gouverneur militaire de Paris, se sent contraint de donner l’ordre de mettre Dreyfus en jugement pour haute trahison.

Un procès à huis-clos a lieu au mois de décembre devant le Conseil de guerre. Le dossier officiel est vide (pas de preuve, pas de mobile…), mais un dossier secret, transmis au début du délibéré par la Section des Statistiques au président du Conseil de guerre, Emilien Maurel, en toute illégalité, emporte la conviction des sept juges. Ça et l’idée saugrenue, inventée par Alphonse Bertillon pour les besoins de la cause, que Dreyfus aurait, lors de la rédaction de la lettre, imité sa propre écriture, de même que les déclarations théâtrales du commandant Hubert-Joseph Henry, adjoint du chef de la Section des Statistiques et découvreur de la lettre, qui jure sur l’honneur que le traître est Dreyfus…

A l’issue d’un long délibéré, Dreyfus est condamné à l’unanimité à la déportation perpétuelle, la peine de mort ayant heureusement été abolie pour les crimes politiques par la Constitution de 1848, à la destitution de son grade et à la dégradation. Tout le monde se souvient, je pense, du dessin en une du Petit Journal représentant la cérémonie de la dégradation de Dreyfus dans la Cour Morlan de l’Ecole Militaire à Paris.

Comme si l’injustice de la condamnation ne suffisait pas, Dreyfus subira, dès 1895, des conditions de détention particulièrement difficiles sur l’île du Diable.

Alfred Dreyfus forme un pourvoi en révision qui est rejeté le 31 décembre 1894. A ce moment-là, il n’y a pas vraiment d’affaire, du moins en ce qui concerne l’innocence de Dreyfus. Seuls sa femme Lucie et son frère Mathieu sont persuadés qu’une terrible injustice a été commise.

Les recherches de ce dernier vont d’ailleurs porter leurs fruits car Mathieu va, d’une part, prendre connaissance de l’existence du dossier secret et, d’autre part, apprendre le nom d’un coupable bien plus probable : le sulfureux commandant Ferdinand Walsin Esterhazy. Mathieu ayant effectivement fait publier une reproduction de la lettre par le Figaro en novembre 1897, un créancier d’Esterhasy, le banquier Jacques De Castro, reconnaît l’écriture de son débiteur.

Mathieu convainc aussi certains journalistes de soutenir la cause de son frère. Ainsi du libertaire Bernard Lazare qui, en 1896, publie à Bruxelles le premier opuscule dreyfusard.

Parallèlement, le lieutenant-colonel Marie-George Picquart, affecté à la tête de la Section des Statistiques en juillet 1895, fait lui aussi le lien avec Esterhazy. Prenant connaissance, en mars 1896, d’une lettre que l’ambassade d’Allemagne a adressée à celui-ci (le « petit bleu »), et qui démontre qu’il est un espion, Picquart compare son écriture avec celle de la lettre soi-disant écrite par Dreyfus et se rend compte que son véritable auteur est Esterhazy. Il consulte alors, à son tour, le dossier secret qui a fondé la condamnation de Dreyfus et se rend compte qu’il n’établit aucunement la culpabilité de Dreyfus.

Hélas, le chef d’état-major de l’Armée, le général Boisdeffre ne veut rien entendre et tout est même entrepris pour évincer Picquart de son poste ; il est finalement affecté en Tunisie « dans l’intérêt du service ».

Le 11 novembre 1897, les deux pistes se rejoignent néanmoins, à l’occasion d’une rencontre entre le vice-président du Sénat, Auguste Scheurer-Kestner, qui a été informé des doutes de Picquart par un ami commun, l’avocat Louis Leblois, et Mathieu Dreyfus. Ce dernier obtient enfin la confirmation du fait qu’Esterhazy est bien l’auteur du bordereau.

Le 15 novembre, sur ces bases, Mathieu Dreyfus porte plainte auprès du ministère de la Guerre contre Esterhazy. Une enquête est consécutivement ouverte, Picquart devenant l’ennemi à abattre pour les antidreyfusards.

A ce moment-là, l’erreur de départ est déjà devenue un crime. Incité par sa hiérarchie à étoffer l’accusation de Dreyfus, le commandant Henry – qui, au surplus, a travaillé pendant trois ans avec Esterhazy – fabrique un faux grossier en novembre 1896 : il s’agirait d’un courrier de l’attaché militaire italien Panizzardi adressé à son collègue allemand von Schwartzkoppen, qui démontrerait la culpabilité de Dreyfus… Le document va avoir son importance car, si Dreyfus est coupable, c’est qu’Esterhazy ne peut pas l’être !

Dans l’attente du procès de ce dernier, le mouvement dreyfusard s’amplifie enfin. Bernard Lazare, Mathieu Dreyfus, Joseph Reinach et Auguste Scheurer-Kestner sont rejoints essentiellement par Emile Zola, Octave Mirbeau, Anatole France, Lucien Lévy-Bruhl, les frères Clémenceau et Lucien Herr, qui convainc Léon Blum et Jean Jaurès (le voilà !) de se joindre à eux.

Maurice Barrès, en revanche, refuse de se joindre à ces « intellectuels », le terme prenant alors sous sa plume un sens péjoratif, celui de sachants prétentieux qu’on lui connaît encore aujourd’hui.

Pour Jules Méline, comme il le déclare en ouverture de séance de l’Assemblée nationale, le 7 décembre, « il n’y a pas d’affaire Dreyfus. Il n’y a pas en ce moment et il ne peut pas y avoir d’affaire Dreyfus »…

Bien que tout ait été fait par le gouvernement et l’état-major pour l’éviter, le procès d’ Esterhazy s’ouvre le 10 janvier 1898 devant un Conseil de guerre. Une fois de plus, tout est simulacre : Esterhazy est prévenu des sujets du lendemain avec des indications sur la ligne de défense à tenir ; les constitutions de parties civiles demandées par Mathieu et Lucie Dreyfus leur sont refusées ; les trois experts en écritures ne reconnaissent pas l’écriture d’Esterhazy dans le bordereau et concluent à la contrefaçon… Esterhazy est acquitté à l’unanimité dès le lendemain, après trois minutes de délibéré et sous les applaudissements.

N’en étant plus à une injustice près, l’état-major fait arrêter le lieutenant-colonel Picquart sous l’accusation de violation du secret professionnel, à la suite de la divulgation de son enquête à son avocat qui l’aurait révélée au sénateur Scheurer-Kestner. Il est emprisonné pendant près d’un an (et le sera de nouveau plus tard).

Esterhazy s’exile prudemment en Grande-Bretagne.

Après avoir condamné un innocent par erreur, on acquitte un coupable par dol. C’en est trop pour Emile Zola qui, deux jours seulement après l’acquittement d’Esterhazy, lance à son tour des accusations claires, directes et nominales, à la une du journal L’Aurore, dirigée par Georges Clémenceau. Habituellement diffusé à trente mille exemplaires, le journal est alors reproduit trois cent mille fois et l’effet escompté est atteint : un nouveau procès va avoir lieu ; celui de Zola, contre qui le général Billot, ministre de la guerre, a porté plainte en diffamation (ce qui conduira à la cassation de l’arrêt, car c’est le Conseil de guerre qui aurait dû agir).

Le procès, qui se déroule devant les Assises de la Seine, du 7 au 23 février 1898, est l’occasion de faire connaître l’affaire Dreyfus à tous ceux qui l’ignoraient. Du moins est-ce le cas dans la Presse, car le président Delegorgue, qui lui aussi a reçu des consignes, précise que « la question ne sera pas posée » à chaque fois – et elles sont nombreuses ! – que la défense tente de revenir sur la condamnation injuste de Dreyfus.

A la fin, comme tous ceux qui ont raison dans cette affaire, Zola est condamné aux peines maximales : un an d’emprisonnement et 3 000 francs d’amende (il sera condamné de nouveau après cassation du premier arrêt et que l’écrivain se sera exilé au Royaume-Uni). Mais, comme nul ne l’ignore, le geste de Zola a marqué efficacement et durablement les esprits.

Conscient de cela, le nouveau ministre de la guerre, Godefroy Cavaignac, qui ne veut pas d’une révision du procès Dreyfus, décide d’enquêter. En juillet 1898, dans le but de renforcer la conviction de la culpabilité de Dreyfus, le ministre reconnaît l’existence d’un dossier secret, « accablant » selon lui, mais permettant surtout à Lucie de soutenir une demande en annulation de la condamnation de son mari. Ce d’autant que l’enquête révèle les culpabilités et connivences d’Esterhazy, Paty de Clam et d’Henry. Cavaignac, qui n’en démord pas pour autant, doit alors quitter le gouvernement.

Le 3 septembre 1898, le président du Conseil, Brisson, incite Mathieu Dreyfus à déposer une demande en révision de la décision rendue par le Conseil de guerre en 1894. Le 26 septembre, le gouvernement transfère le dossier à la Cour de cassation pour avis.

La Cour elle-même est divisée, le président de la chambre civile, Quesnay de Beaurepaire, accusant la chambre criminelle de dreyfusisme par voie de presse. Il démissionne le 8 janvier 1899, mais la chambre criminelle est dessaisie au profit des chambres réunies « afin de ne pas la laisser porter seule toute la responsabilité de la sentence définitive ».

Il n’empêche : le 3 juin 1899, les chambres réunies de la Cour de cassation cassent le jugement de 1894 en audience solennelle. L’affaire est renvoyée devant le Conseil de guerre de Rennes. Zola revient ; Picquart est libéré ; Mercier est inquiété ; Dreyfus est de retour en métropole.

Fin de l’histoire ? Non, car Dreyfus est donc déféré le 7 août 1899 devant le Conseil de guerre de Rennes. Le climat est terrible, l’un des avocats de Dreyfus, maître Labori, étant notamment victime d’un attentat en allant au tribunal. L’armée, par ailleurs, n’a pas vraiment évolué.

Le 9 septembre 1899, Dreyfus est de nouveau reconnu coupable de trahison mais « avec circonstances atténuantes » (par 5 voix contre 2 ; 1 voix de moins et c’était l’acquittement…), condamné à dix ans de réclusion et à une nouvelle dégradation.

Dès le lendemain du verdict, Alfred Dreyfus, après avoir hésité, dépose un pourvoi en révision.

Mais, complètement à bout, Dreyfus accepte d’être gracié le 19 septembre, ce qui conduit à sa libération deux jours plus tard. Le 17 novembre 1899, afin que l’affaire s’éteigne définitivement, Waldeck-Rousseau dépose une loi d’amnistie couvrant « tous les faits criminels ou délictueux connexes à l’Affaire Dreyfus ou ayant été compris dans une poursuite relative à l’un de ces faits ». La loi est adoptée, seul un fait nouveau pouvant alors entraîner une révision de l’affaire Dreyfus et, partant, une reconnaissance de son innocence.

Beaucoup de dreyfusards n’acceptent pas une telle conclusion, Jaurès notamment. C’est le temps des écrits : Reinach fait paraître son Histoire de l’Affaire Dreyfus ; Jaurès publie Les Preuves, on va y revenir ; Zola écrit le troisième de ses Evangiles intitulé Vérité.

Zola est tué en 1902. Il « fut un moment de la conscience humaine », comme le rappela son ami Anatole France à ses funérailles.

Jaurès, regagnant le siège de député qu’il avait perdu durant l’affaire, la relance le 7 avril 1903 par un discours prononcé à la Chambre. Il y évoque les faux, obligeant le nouveau ministre de la guerre, le général André, à mener une nouvelle enquête qui va conduire à une nouvelle saisine de la Cour de cassation.

Le 9 mars 1905, le procureur général Baudouin, par un rapport de 800 pages, réclame la cassation, mais cette fois sans renvoi, du jugement rendu à Rennes.

Le 12 juillet 1906, la Cour de cassation, toutes chambres réunies, annule sans renvoi le jugement rendu à Rennes en 1899. Ainsi et enfin, elle réhabilite Dreyfus.

Dreyfus, hélas, n’en aura pas tout à fait fini avec l’armée et avec les injustices et l’antisémitisme. Mais il mourra libre et de mort naturelle. Ce qui, on le sait, ne sera pas le cas de Jaurès dont il nous faut parler maintenant.

II. Jaurès

On a dit tout à l’heure que Jaurès s’est joint aux Dreyfusards assez tardivement, à la fin de l’année 1897 et surtout durant l’été 1898. C’est essentiellement le grand intellectuel Lucien Herr, qui avait déjà participé à faire de Jaurès un socialiste, qui parvient à le convaincre, avec quelques autres socialistes révolutionnaires, de défendre la cause de Dreyfus.

Avant cela, Jaurès n’est sans doute pas antisémite, comme nombre de ses contemporains, parfois socialistes. Ainsi écrit-il dans la Dépêche, au début des années 1890 : « Je n’ai aucun préjugé contre les juifs : j’ai peut-être même des préjugés en leur faveur, car je compte parmi eux, depuis longtemps, des amis excellents qui jettent sans doute pour moi un reflet favorable sur l’ensemble d’Israël. Je n’aime pas les querelles de race, et je me tiens à l’idéal de la révolution française, c’est qu’au fond, il n’y a qu’une seule race : l’humanité ».

Mais le grand homme n’est quand même pas dénué de préjugé, ou au moins de contradiction. Ainsi, à la suite de la condamnation de Dreyfus, dans un discours prononcé le 24 décembre 1894 à la Chambre, Jaurès envisage l’erreur moins dans la condamnation que dans la punition : « le capitaine Dreyfus, convaincu de trahison par un jugement unanime, n’a pas été condamné à mort, et le pays voit qu’on fusille sans pitié de simples soldats coupables d’une minute d’égarement, de violences ». Et il écrit, encore dans la Dépêche, que la peine de mort n’a pas été prononcée, c’est en raison « d’un prodigieux déploiement de la puissance juive pour sauver l’un des siens »…

En vérité, Jaurès se sert ici de l’actualité pour prôner un assouplissement des peines encourues – en l’occurrence la peine de mort – en cas de violences commises par un militaire sur un supérieur. Il rappelle ainsi qu’« un troupier vient d’être condamné à mort et exécuté pour avoir lancé un bouton au visage de son caporal. Alors, se demande-t-il, pourquoi laisser ce misérable traître (entendez Dreyfus) en vie » ? Ces propos lui valent d’ailleurs la censure avec exclusion temporaire de la Chambre. Mais on ne peut pas dire qu’il fasse encore grand cas de Dreyfus et, plus largement, des juifs.

Par ailleurs, Jaurès est très occupé par d’autres combats, notamment celui des verriers de Carmaux.

« J’accuse », semble-t-il, ne convainc pas immédiatement Jaurès. Au début de l’année 1898, en effet, le grand homme oscille encore.

D’un côté, il y a le manifeste du 19 janvier 1898, signé par tous les courants et tous les socialistes, dont Jaurès. L’affaire Dreyfus y est présentée comme un conflit entre « deux clans bourgeois : les opportunistes et les cléricaux ». D’où cette conclusion : « Prolétaires, ne vous enrôlez dans aucun des clans de cette guerre civile bourgeoise… Entre Reinach et De Mun gardez votre liberté entière ».

D’un autre côté, il y a le discours prononcé à la Chambre à la fin du même mois (le basculement a sans doute eu lieu à ce moment précis), et par lequel Jaurès interpelle le gouvernement sur les illégalités dénoncées par Zola et se demande si la culpabilité du capitaine Dreyfus ne repose pas sur le mensonge, l’arbitraire, la propagande antisémite et la manipulation de la justice.

Jaurès exige ainsi qu’on porte au pays « toute la vérité et non pas une vérité mutilée et incomplète » ; il s’agit pour lui d’une « question qui touche aux garanties de la défense pour tout citoyen ». Il dénonce un soupçon détestable, des questions de race et de religion ; « envers un juif comme envers tout autre, nous avons le droit de réclamer l’observation des garanties légales ».

Jaurès est présent durant le procès de Zola, faisant partie de la cohorte de témoins convoqués par la défense du grand écrivain. Par ses paroles, il démontre qu’il a, cette fois, parfaitement pris conscience de toute l’ampleur de l’affaire : « Pourquoi des citoyens comme M. Zola, comme beaucoup d’autres avec lui, se sont-ils jetés dans la bataille, pourquoi sont-ils intervenus, pourquoi ont-ils jeté ce cri de leur émotion et de leur conscience ? Mais, parce que les pouvoirs responsables, voués à l’intrigue et à l’impuissance, n’agissaient pas, ne paraissaient pas. Est-ce que ce n’était pas le premier devoir des législateurs et des gouvernants, depuis l’heure où le bruit avait couru qu’une pièce secrète avait été communiquée aux juges d’un procès criminel, sans être communiquée à l’accusé et à la défense, est-ce que ce n’était pas le premier devoir des législateurs et des gouvernants de s’assurer si, en effet, cette violation de la loi républicaine et des droits humains avait été commise ? »

Et le grand orateur de conclure : « Eh bien, messieurs les jurés, il résulte non seulement que la communication (de la pièce secrète) a été illégale, mais qu’un homme, un seul, sans consulter officieusement ses amis, a pris sur lui de jeter dans la balance du procès une pièce dont seul il avait osé mesurer la valeur. […] et je ne comprends pas que, dans ce pays républicain, un homme, un seul, ose assumer sur sa seule conscience, sur sa seule raison, sur sa seule tête, de décider de la vie, de la liberté, de l’honneur d’un autre homme ; et je dis que si de pareilles habitudes étaient tolérées dans notre pays, c’en serait fait de toute liberté et de toute justice !

Et voilà pourquoi tous les citoyens comme M. Zola ont eu raison de se dresser et de protester. Pendant que le Gouvernement, prisonnier de ses combinaisons, intriguait ou équivoquait, pendant que les partis parlementaires, prisonniers de la peur, se taisaient ou abdiquaient, pendant que la justice militaire installait l’arbitraire du huis clos, des citoyens se sont levés dans leur fierté, dans leur liberté, dans leur indépendance, pour protester contre la violation du droit et c’est le plus grand service qu’ils aient pu rendre à notre pays.

Ah ! Je sais bien que M. Zola est en train d’expier par des haines et des attaques passionnées ce noble service rendu au pays, et je sais aussi pourquoi certains hommes le haïssent et le poursuivent ! 

Ils poursuivent en lui […] l’homme qui a annoncé, dans Germinal, l’éclosion d’une humanité nouvelle, la poussée du prolétariat misérable germant des profondeurs de la souffrance et montant vers le soleil ; ils poursuivent en lui l’homme qui vient d’arracher l’état-major à cette irresponsabilité funeste et superbe où se préparent inconsciemment tous les désastres de la patrie.

Aussi, on peut le poursuivre et le traquer, mais je crois traduire le sentiment des citoyens libres en disant que devant lui nous nous inclinons respectueusement ».

Jaurès raconte, dans la même déposition, que des députés lui disent, dans les couloirs : « Vous avez raison, mais quel dommage que cette affaire ait éclaté avant les élections ! ».

Et, en effet, ces élections seront perdues en mai pour Jaurès. Mais n’est-ce pas là, finalement, le moyen de recouvrer une liberté totale de parole et d’action ? En juin, Jaurès devient codirecteur, avec Gérault-Richard, de la Petite République dont Millerand abandonne la direction. Il y écrira une série d’articles dans lesquels il s’attache à réfuter et démonter, avec méthode et efficacité, les illégalités et mensonges accumulés par l’état-major. Il y expose des preuves, titre du recueil qui les regroupera bientôt.

Dans un discours prononcé au Tivoli Vaux-Hall le 7 juin 1898 et à destination du « peuple socialiste de Paris », Jaurès, tout en essayant de relativiser ses anciennes déclarations pas très intelligentes à l’endroit des juifs, lance surtout un appel aux ouvriers et militants pour qu’ils s’engagent dans la bataille dreyfusienne : car Dreyfus n’est plus ni un bourgeois, ni un officier. « Il est seulement un exemplaire de l’humaine souffrance en ce qu’elle a de plus poignant. Il est le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de l’autorité » (les Preuves).

Jaurès combat désormais sur deux fronts : d’un point de vue individuel, il tente de démontrer que Dreyfus est innocent ; d’un point de vue collectif, il souhaite justifier que la défense du premier est un combat socialiste. En juillet, le ministre Cavaignac contre-attaque et Zola s’exile ; Jaurès devient le principal défenseur de Dreyfus, d’autant que c’est à cette époque que le faux Henry est dévoilé. Il n’y a plus de doute !

Son intervention n’est pas anodine dans la cassation du premier procès. Au procès de Rennes, il soutient Dreyfus. Il est bien sûr déçu par la nouvelle condamnation de ce dernier, ainsi que par sa décision d’accepter la grâce présidentielle et par le vote de la loi d’amnistie. Pour Jaurès, le combat n’est pas fini. Dreyfus lui-même ne s’en contente pas. Il déclare ainsi : « Le gouvernement de la République me rend la liberté. Elle n’est rien pour moi sans l’honneur. Dès aujourd’hui, je vais continuer à poursuivre la réparation de l’effroyable erreur judiciaire dont je suis encore victime. Je veux que la France entière sache, par un jugement définitif, que je suis innocent ».

De nouveau député, à l’issue des élections de 1902, Jaurès fait un discours à la Chambre le 7 avril 1903. Il y insiste de nouveau, et de manière décisive, sur les incohérences et les mensonges de l’affaire Dreyfus. Cela conduira à l’ultime décision de la Cour de cassation.

1902, c’est aussi l’année de la mort de Zola et de la naissance du parti socialiste français. Jaurès, assassiné le 31 juillet 1914, sera panthéonisé dix ans plus tard. 

En 1964, lors de son discours prononcé en hommage à Jean Moulin pour le transfert des cendres du résistant au Panthéon, André Malraux conclut, avant que ne s’élève le chant des Partisans : « C’est la marche funèbre des cendres que voici. A côté de celles de Carnot avec les soldats de l’an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu’elles reposent avec leur long cortège d’ombres défigurées. Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France ».

Pour Jaurès, la France, la République et le socialisme n’étaient pas détachables de l’humanité. La lecture de ses Preuves est hautement conseillée. A cet égard, on a pu écrire que Jaurès y « apparaissait comme un dialecticien merveilleux, comme un impeccable logicien, d’une méthode incomparablement sûre. Ces articles resteront comme un des plus beaux monuments scientifiques, un triomphe de la méthode, un monument de la raison, un modèle de méthode appliquée, un modèle de preuve[1] ». Jaurès s’y fait « détective », a-t-on encore dit, lors d’un récent colloque consacré à son engagement dans cette affaire[2]. Autant de réceptions d’une œuvre qui concordent à faire apparaître sa véritable nature : c’est un ouvrage, si ce n’est de droit, en tout cas de justice, que Jean Jaurès a rédigé dans le but de faire innocenter Alfred Dreyfus.

Les Preuves ont paru à la fin de l’été 1898, les articles de la Petite République ayant été, à cette occasion, remaniés, enrichis d’une préface et organisés dans un plan. L’affaire Dreyfus a débuté en 1894 et ne s’achèvera, malgré l’intervention de Jaurès et de quelques autres, Zola en tête, qu’en 1906.

Dans sa préface, Jaurès explique logiquement ce qui va suivre, mais surtout il explique et justifie sa démarche : démarche socialiste, en ce qu’elle autorise une meilleure connaissance de la réalité par le prolétariat ; démarche opportuniste, dans le contexte d’une première saisine de la Cour de cassation dans l’affaire Dreyfus ; démarche inéluctable, le droit et les institutions ayant failli à de nombreuses reprises ; démarche de vérité, de justice et de transparence, car les faux et la mauvaise foi sont partout, et car la dissimulation est la nouvelle stratégie d’une armée juge et partie : « Et notre grande France généreuse, faisant face une fois de plus aux puissances de réaction et de ténèbres, aura bien mérité du genre humain ».

A l’issue de sa préface, Jaurès annonce son plan de la façon suivante : « De l’examen attentif des faits, des documents, des témoignages, il résulte :

1° Que Dreyfus a été condamné illégalement, en violation des garanties essentielles dues à l’accusé ;

2° Que Dreyfus a été condamné par erreur. C’est un innocent qui souffre au loin pour le crime d’un autre, pour la trahison d’un autre. C’est pour prolonger le supplice d’un innocent que sont coalisés aujourd’hui toutes les puissances de réaction et de mensonge ».

L’illégalité résidait dans la communication par le général Mercier, alors ministre de la guerre, d’une pièce soi-disant décisive, en réalité aussi faussement interprétée que les autres – elle se réfère en effet à un certain « D. », qui pourrait aussi bien être Dreyfus que Dupont/d ou Durand –, aux seuls « juges » du conseil de guerre ; sans donc que Dreyfus et son défenseur n’y aient eu accès. Violation du droit à un procès équitable, dirait-on aujourd’hui et, plus précisément, atteinte au principe fondamental du contradictoire. Comme l’écrit très justement Jaurès, « l’accusé Dreyfus n’a pas été jugé : car il n’y a jugement que lorsqu’il y a débat contradictoire entre l’accusation et l’accusé. Et sur certaines pièces essentielles il n’y a pas eu débat. L’accusé a été étranglé sans discussion, il a été assommé par derrière d’un document qu’il n’a jamais vu, et il ne sait pas encore à cette heure pourquoi il a été condamné ».

Jaurès remet également en cause le huis clos et, plus largement, la dissimulation de la vérité, qui rend l’illégalité d’autant plus scandaleuse et, en un sens, qui la fait correspondre avec l’injustice. La publicité de la procédure participe tout autant du droit à un procès équitable.

Pour faire comprendre son combat pour l’application du droit – ce n’est pas si évident pour un socialiste révolutionnaire –, Jaurès inscrit les lois considérées au sein d’une catégorie à part : « à côté de ces lois de privilège et de rapine, faites par une classe et pour elle, il en est d’autres qui résument les pauvres progrès de l’humanité, les modestes garanties qu’elle a peu à peu conquises par le long effort des siècles et la longue suite des Révolutions. Or parmi ces lois, celle qui ne permet pas de condamner un homme, quel qu’il soit, sans discuter avec lui est la plus essentielle peut être ».

C’est, écrit-il, la « portion humaine » de la légalité, à laquelle tout homme peut prétendre. Les socialistes demandent : s’agit-il ainsi de protéger un bourgeois ? Jaurès répond : « si Dreyfus a été illégalement condamné et si, en effet, comme je le démontrerai bientôt, il est innocent, il n’est plus ni un officier ni un bourgeois : Il est dépouillé, par l’excès même du malheur, de tout caractère de classe ; il n’est plus que l’humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer ».

Au surplus, il apparaît à Jaurès qu’il n’y avait pas de raison d’Etat à commettre cette illégalité. Elle n’a été perpétrée que par inconscience des militaires, d’abord, « peu habitués aux formes légales, au respect de la pensée et de la libre discussion » ; par, ensuite, calcul car, la victime étant toute désignée, il fallait la sacrifier. Comme l’énonce Jaurès, « la loi qui est la garantie de l’accusé est en même temps la garantie du juge : supprimer la loi, c’est livrer l’accusé à l’arbitraire du juge, c’est livrer le juge à l’arbitraire de ses maîtres ». Enfin, l’entraînement de la presse, du corps de la hiérarchie a joué son rôle : « Le général Mercier et M. Du Paty de Clam, grisés peu à peu par la passion mauvaise des journaux et de l’opinion, avaient cru que le bordereau leur suffirait à emporter d’emblée la condamnation ».

Quant à l’erreur, Jaurès rappelle qu’« il y a contre Dreyfus trois ordres de preuves : 1° le bordereau ; 2° les pièces dites secrètes que M. Cavaignac a lues à la tribune le 7 juillet dernier ; 3° les prétendus aveux faits par Dreyfus au capitaine Lebrun-Renaud. Si donc nous démontrons qu’aucune de ces preuves prétendues n’a la moindre valeur, si nous démontrons que le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus n’est pas de Dreyfus, mais d’Esterhazy, si nous démontrons que des trois pièces citées par M. Cavaignac, deux ne peuvent s’appliquer à Dreyfus et que la troisième est un faux imbécile ; si nous démontrons enfin que les prétendus aveux n’ont jamais existé, et qu’au contraire Dreyfus, devant le capitaine Lebrun-Renaud comme devant tout autre, a toujours affirmé énergiquement son innocence, il ne restera rien des charges imaginées contre lui. Il ne restera rien des misérables preuves alléguées, et son innocence, que les amis du véritable traître Esterhazy essaient vainement de nier, éclatera à tous les yeux. Or, pour ceux qui prennent la peine de regarder et de réfléchir, cette triple démonstration est faite ; les éléments de vérité déjà connus suffisent à l’assurer, et c’est avec confiance que je soumets, à tous ceux qui cherchent la vérité, les observations qui suivent ».

D’aveux de Dreyfus, il n’y a point, si ce n’est « une phrase que le capitaine Lebrun-Renaud prétend avoir recueillie de Dreyfus, le matin de la dégradation, dans une conversation où il n’y avait d’autre témoin que Lebrun-Renaud lui-même ». Mais cette phrase, comme le démontre Jaurès avec une efficacité redoutable, a été mal interprétée à dessein. Replacée dans son contexte, elle participe au contraire à démontrer que Dreyfus persiste dans l’affirmation de son innocence.

Le « bordereau » est alors la « seule base d’accusation ». Ainsi que le rappelle Jaurès, « la base de l’accusation portée contre le capitaine Dreyfus est une lettremissive, écrite sur du papier-pelure, non signée et non datée, qui se trouve au dossier, établissant que des documents militaires confidentiels ont été livrés à un agent d’une puissance étrangère ». Ultérieurement, de nombreux documents superflus ou falsifiés s’y ajouteront. Une fois de plus, Jaurès démontre avec méthode comment ce texte a été mal interprété, ce qui ne peut impliquer que de la mauvaise foi de la part des accusateurs, jusqu’à faire intervenir Bertillon qui va créer de toute pièce une théorie destinée à démontrer le contraire de la vérité.

Au surplus, le véritable traitre est connu : « c’est Esterhazy », auteur d’un autre document, le « petit bleu », dont l’écriture correspond à celle du bordereau. A l’exact opposé de Dreyfus, tout concorde à le percevoir comme le traître à une patrie et à une armée qu’il déteste et qui, pourtant, le protège : « qu’on compare l’acte d’accusation si vain, si vide, si absurde, qui a fait condamner Dreyfus et l’acte d’accusation si plein, si solide, si décisif, qui pouvait en septembre 1896 être dressé contre Esterhazy. Et qu’on se demande par quelle coalition monstrueuse de toutes les forces d’iniquité et de mensonge Dreyfus innocent gémit dans le plus horrible supplice, tandis qu’Esterhazy défie, sur les boulevards, la vérité et la justice ». De longues pages sont consacrées à la démonstration que l’auteur du bordereau est Esterhazy car, comme tout le monde l’a bien compris, s’il l’est, c’est que Dreyfus ne l’est pas.

Ce qui n’empêche que, même cette vérité dévoilée, certains ont continué à nier l’innocence de Dreyfus : « On condamne un homme sur une pièce qui n’est pas de lui ! Plus tard, deux ans après, quand on reconnaît que cette pièce n’est pas de lui, qu’elle est d’un autre, au lieu de courir vers l’innocent condamné pour lui demander pardon, on dit : « Bagatelle ! C’est une erreur de détail qui ne touche pas au fond du procès ! » Je ne sais si l’histoire contient beaucoup d’exemples d’un pareil cynisme ».

Jaurès dévoile déjà sa conclusion, tellement logique : « Si, en dehors du bordereau qui ne peut plus être attribué à Dreyfus, il y a d’autres pièces qui le condamnent, rappelez l’accusé ; jugez-le de nouveau en lui soumettant les pièces que vous alléguez contre lui. Jusque-là, les pièces « secrètes » ne sont que des pièces de contrebande ».

Mais les accusateurs persistent, créant les preuves au fur et à mesure qu’elles leur font défaut : lettres adressées à « D. », lettre écrite deux ans après la condamnation de Dreyfus, autant de documents fabriqués ou détournés de leur sens. Jaurès le souligne : « Au centre même du procès, dans sa partie légale et régulière, le bordereau, dont la valeur est néant ; sur les bords du procès, en dehors de ses limites légales, mais y touchant, les deux pièces avec l’initiale D, qui auraient une haute valeur affectée pourtant d’un doute. Enfin deux ans après, à belle distance du procès, hors de la portée des juges comme de l’accusé, la pièce qui serait décisive ».

Car cette dernière pièce, semble-t-il la plus importante, est un faux. Jaurès le pressent et le démontre, avant que son auteur, mis devant le fait accompli, ne l’avoue et, de honte, se suicide. Jaurès écrit ainsi, dans la Petite République : « Ce faux, commis pour sauver Esterhazy, du Paty de Clam et les autres officiers compromis, a été certainement commis par eux, ou sur leurs indications » ; « c’est là qu’est le nid de la vipère ».

En effet, le faussaire est le commandant Henry, qui a travaillé trois ans avec Esterhazy, et qui rédigera même un autre faux pour compromettre un militaire et enquêteur intègre proche de découvrir la vérité : le colonel Picquart. La nature de ce dernier document, tout aussi farfelu que les autres, sera aussi dévoilée par Jaurès ! Et « l’atelier des faussaires », avant de fermer ses portes, produira encore quelques œuvres…

Le pire, sans doute, est que le faussaire Henry sera glorifié après sa mort par toute une cohorte d’antisémites notoires, qui en feront un martyre de la cause antijuive.

Jaurès démontre enfin la culpabilité d’un autre militaire, le commandant Du Paty de Clam, les mensonges du journaliste Rochefort et finalement la responsabilité de l’état-major tout entier.

L’ouvrage s’achève sur l’analyse du dossier secret qui, sans surprise, ne contient que du vent…

Et l’auteur de conclure, en s’adressant à tous les vrais coupables : « c’est au plein jour qu’il faut que votre ignominie apparaisse. A genoux devant la France, coquins qui la déshonoriez ! Pas de huis clos ! Pas de ténèbres ! Au plein jour la justice ! Au plein jour la révision pour le salut de l’innocent, pour le châtiment des coupables, pour l’enseignement du peuple, pour l’honneur de la patrie ! ».

Ainsi s’achève une démonstration redoutable, à la fois précise et compréhensible, courageuse et prudente, juridique et humaniste. Loin de se limiter à l’affaire Dreyfus, le texte de Jaurès est un encouragement à ne pas abandonner trois recherches fondamentales : celle de la vérité, celle de la justice et celle de l’humanité.


[1] C. Péguy, « Préparation au Congrès », Cahiers de la Quinzaine, 1-3, 1900, p. 55-56.

[2] R. Cazals, conclusion au colloque Jaurès et l’affaire Dreyfus, histoire d’un engagement, 24 nov. 2018, Castres.


Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

La théorie de l’Instituion entre les docteurs Schmitz, Sorbara & Hauriou !

Voici la 37e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du premier livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui du commentaire par Mme Julia Schmitz (avec la complicité du prof. Sorbara) de La théorie de l’Institution & de la Fondation – essai de vitalisme social- par le doyen Maurice Hauriou.

Volume I :
Miscellanées Maurice Hauriou

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina)

– Nombre de pages : 388
– Sortie : décembre 2013
– Prix : 59 €

  • ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
  • ISSN : 2272-2963

La théorie de l’Institution
& de la Fondation
– essai de vitalisme social-
par Maurice HAURIOU

in 4e des Cahiers de la Nouvelle journée
(La cité moderne et les transformations du droit), 1925 (p. 02 et s.).

Les institutions représentent dans le droit, comme dans l’histoire, la catégorie de la durée, de la continuité et du réel ; l’opération de leur fondation constitue le fondement juridique de la société et de l’Etat. La théorie juridique de l’institution, qui serre de près la réalité historique, a été lente à s’organiser. Elle n’a trouvé sa véritable assiette que lorsque le terrain a été déblayé par la querelle du contrat social et par celle de l’objectif et du subjectif. La querelle du contrat social et de l’institution est maintenant jugée. Rousseau avait imaginé que les institutions sociales existantes étaient viciées parce que fondées sur la force pure et qu’il fallait les renouveler par le contrat social instrument d’un libre consentement. Il avait confondu la force avec le pouvoir. Les institutions sont fondées grâce au pouvoir, mais celui-ci laisse place à une forme du consentement ; si la pression qu’il exerce ne va pas jusqu’à la violence, l’assentiment donné par le sujet est valable juridiquement : coactus voluit, sed voluit. Tout le monde est d’accord aujourd’hui que le lien social étant naturel et nécessaire, ne saurait être analysé qu’en un coactus volui.

L’institution est donc sortie triomphante de cette première épreuve, mais une autre l’attendait : la querelle de l’objectif et du subjectif. Le premier débat avait servi à préciser le degré de consentement qui subsiste dans les institutions, le second allait servir à déterminer le degré d’objectivité, c’est-à-dire d’existence propre, qu’il y a en elles.

Autant il nous serait inutile de revenir sur la querelle du contrat social, autant il sera utile, au contraire, d’exposer celle de l’objectif, qui n’est pas complètement vidée, et laquelle la théorie de l’institution, qui s’est achevée pendant le débat, vient peut-être apporter une solution. Cet exposé nous tiendra lieu d’introduction.

Des définitions préalables sont nécessaires.

Les juristes entendent par droit subjectif tout ce qui, dans le droit, se maintient par la volonté consciente de sujets déterminés, par exemple, les situations contractuelles, les dispositions testamentaires dites de dernière volonté : ils entendent, au contraire, par droit objectif tout ce qui, dans le droit, se maintient sans le secours de la volonté consciente de sujets déterminés et qui, ainsi, semble se maintenir par soi-même, par exemple une règle de droit coutumière.

Si l’on va au fond des choses, les situations juridiques qui semblent se maintenir par elles-mêmes sont, en réalité, liées à des idées qui persistent d’une façon subconsciente dans les esprits d’un nombre indéterminé d’individus. Les idées subconscientes sont celles qui vivent dans les cadres de notre mémoire sans être actuellement, pour nous, des volontés conscientes ; ce sont des idées que nous avons perçues, que nous avons emmagasinées, puis que nous avons perdues de vue ; elles vivent cependant en nous et même elles influent à notre insu sur nos jugements et sur nos actes, de la même façon que peut agir l’ambiance des objets familiers. Ce sont des objets qui habitent en nous.

Ainsi, le subjectif se maintient par nos volontés conscientes et l’objectif par nos idées subconscientes. Cela dit, abordons l’exposé de la querelle du droit subjectif et du droit objectif.

Depuis toujours, et instinctivement, les juristes avaient admis, dans le système juridique, la coexistence d’éléments subjectifs et d’éléments objectifs : la personnalité juridique, les droits subjectifs, les actes juridiques constituaient le premier groupe ; l’ordre public et ce qu’on appelait la « réglementation », c’est-à-dire, la masse des lois, des règlements et des coutumes, constituaient le second. Ce dualisme, correspondant à celui de la volonté consciente et de l’idée subconsciente, constituait un sage compromis.

Vers le milieu du dix-neuvième siècle, ce compromis fut dénoncé par l’organisation d’un système ultra-subjectiviste qui, cinquante ans plus tard, provoqua la formation d’un système ultra-objectiviste et c’est ainsi que s’engagea la querelle.

Le système subjectiviste s’édifia sur la base de la personnalité juridique, en annexant aux personnes individuelles les personnes morales corporatives et, la plus notable de toutes, la personne Etat. On eut la prétention de faire de ces personnes et de leurs volontés subjectives le support de toutes les situations juridiques durables et même des normes des règles du Droit. Des auteurs allemands, Gerber, Laband, Jellinek, pour faire entrer de force la « réglementation » dans le système du droit subjectif, imaginèrent de ramener les règles du droit à des volontés subjectives de la personne Etat.

En ce qui concernait les règles légales, la conception n’était pas nouvelle : Rousseau avait déjà défini la loi comme étant l’expression de la volonté générale, laquelle paraît bien, dans sa pensée, avoir signifié la volonté de la personne Etat. Mais cette conception était restée dans le domaine de la philosophie politique et c’était une imprudence à des juristes de la transporter dans le domaine du droit en la généralisant. Si les lois et les règlements élaborés par des organes de l’Etat pouvaient, à la rigueur, être considérés comme des volontés conscientes de celui-ci, ou, tout au moins, comme des volontés du législateur ou du gouvernement, en revanche, il était bien impossible de rattacher à la volonté de l’Etat les règles coutumières, qui ne sont l’œuvre d’aucun organe étatique, et dont beaucoup sont antérieures à l’âge de l’Etat moderne. Sans doute, au milieu du dix-neuvième siècle, l’âge de la coutume pouvait sembler révolu ; en France, elle avait été abolie comme source du droit par le code civil, en Allemagne, elle paraissait condamnée, mais c’était une illusion, en Allemagne même elle allait faire un retour offensif lors de la rédaction du nouveau code civil et, dans tous les pays Anglo-Saxons, sous le nom de common-law, la coutume générale demeurait extrêmement vivante. La tentative d’accaparement de toute la réglementation par le droit subjectif devait donc échouer.

Il y avait un autre écueil. L’Etat n’a pas toujours existé, c’est une formation politique de fin de civilisation ; les sociétés humaines ont vécu bien plus longtemps sous le régime des clans, des tribus, des seigneuries féodales que sous le régime d’Etat. Avec ces formations primaires, ou bien le droit était coutumier, ou bien il émanait du pouvoir du chef, en aucun cas, il n’était l’expression de la volonté de personnes morales qui n’existaient pas. Fallait-il aller jusqu’à dire que le droit du clan ou le droit tribal ou le droit seigneurial n’étaient pas du droit véritable ou, plus simplement, qu’avant l’avènement de l’Etat la règle de droit n’existait sous aucune forme ?

C’est même jusqu’à l’avènement de la personnalité morale de l’Etat que la règle de droit n’eût pas existé, puisqu’elle devait être une volonté subjective de celle-ci. Or, les Etats passent généralement par une longue période de formation politique avant que n’apparaisse leur personnalité juridique ; pendant cette longue période, le droit de l’Etat lui-même n’eût pas existé. Cette conséquence ne fit pas reculer Jellinek qui déclara :
« la naissance, la vie et la mort des Etats ne relèvent que de l’histoire », c’est-à-dire, tout ce qui n’est pas manifestation de volonté de la personne morale Etat ne relève pas du Droit.

L’offensive dirigée contre la réglementation devait d’autant plus se retourner contre le système subjectiviste que celui-ci cachait plus d’une faiblesse. Il prétendait assurer la continuité des situations juridiques en les faisant soutenir par les personnes juridiques, or il n’avait pas une bonne théorie de la personnalité. Il faisait un effort pour échapper à la doctrine de la fiction en ce qui concernait les personnes corporatives, mais, en donnant à toute personnalité le substratum de la puissance de volonté (Willensmacht), d’abord, il n’en expliquait pas d’une façon convaincante la continuité, car la puissance de volonté peut être entendue comme discontinue, ensuite, il tombait dans le piège d’une objection dirimante ; il ne pouvait justifier la personnalité reconnue à l’infans et au fou, qui n’ont pas de volonté raisonnable.

La critique avait beau jeu et une réaction était inévitable qui allait être la revanche de l’objectif. Par une sorte de logique des choses, le nouveau système allait prendre pied dans cette « réglementation » si maladroitement annexée au droit subjectif. Ce fut le système de la règle de droit objective de Léon Duguit.

La thèse nouvelle fut aussi absolue que celle à laquelle elle s’opposait. Ce fut le tout à l’objectif dressé contre le tout au subjectif. La règle de droit, considérée comme chose existant en soi, devint le support de toute existence juridique, à la place de la personne juridique niée et rejetée comme un concept sans valeur, non seulement en ce qui concerne les institutions corporatives, mais même en ce qui concerne les individus ; il n’y eut plus de centre subjectif de droits subjectifs, toute vertu juridique fut concentrée en la règle de droit ; les actes des hommes ne purent produire d’effet de droit que par leur conformité à la règle ; l’application de la règle de droit ne produit, d’ailleurs, en principe, que des situations juridiques objectives, sauf lorsqu’elle-même admet l’intervention d’actes individuels qui, avec sa permission, engendrent de brèves situations subjectives ; la masse des situations objectives, par leur nombre et par leur durée, l’emporte de beaucoup en importance sur celle des situations subjectives et des droits subjectifs qui en naissent.

Ce système du droit objectif n’était pas venu seul, il avait suivi le flot propice du système sociologique de Durkheim qui, lui aussi, plaçait l’objectif au-dessus de tout en établissant le milieu social au-dessus des consciences individuelles ; la parenté est évidente ; la règle de droit n’était elle-même qu’un produit du milieu social, une règle acceptée comme obligatoire par « la masse des consciences », la masse des consciences assumait la direction du droit à la place de la conscience individuelle.

Le système est, d’ailleurs, inacceptable parce qu’il dépasse le but. Il ne se borne pas à faire de la règle de droit un élément de continuité pour les institutions sociales, il prétend en faire l’élément formateur ; or, s’il est vrai que les règles de droit sont, pour les institutions, un élément de conservation et de durée, on ne saurait en conclure qu’elles soient l’agent de leur création. C’est là tout le problème : il s’agit de savoir où se trouve, dans la société, le pouvoir créateur ; si ce sont les règles du droit qui créent les institutions ou si ce ne sont pas plutôt les institutions qui engendrent les règles du droit, grâce au pouvoir de gouvernement qu’elles contiennent. C’est sur cette question de l’initiative et de la création que le système de la règle de droit objective vient échouer ; admettre la création des institutions sociales par la règle de droit serait admettre leur création par le milieu social, qui est censé créer la règle de droit elle-même. C’est là une contre-vérité par trop évidente ; le milieu social n’a qu’une force d’inertie qui se traduit par un pouvoir de renforcement des initiatives individuelles quand il les adopte ou, au contraire, d’inhibition et de réaction quand il les réprouve, mais il n’a par lui-même aucune initiative ni aucun pouvoir de création ; il est impossible qu’il sorte de lui une règle de droit créatrice qui, par hypothèse, serait antérieure à ce qu’il s’agirait de créer. Ajoutons, d’ailleurs, que le milieu social fût-il doué d’un pouvoir créateur, la règle de droit serait un déplorable instrument de création, parce que c’est un principe de limitation qu’il y a en elle. Les règles du droit sont des limites transactionnelles imposées aux prétentions des pouvoirs individuels et à celles des pouvoirs des institutions ; ce sont des règlements anticipés de conflits. Les définitions révolutionnaires font nettement apparaître ce caractère : « l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance des mêmes droits, ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi » (Déclaration des droits, article 4). Ainsi le rôle du législateur est celui d’un agrimentor qui pose des bornes entre des champs d’activité ; les lois organiques des libertés individuelles, la loi sur la presse, la loi sur les associations, les lois sur la liberté de l’enseignement, toutes les lois civiles sur la liberté des contrats ou sur le libre usage de la propriété individuelle, même dans celles de leurs dispositions qui paraissent constructives, ne sont en réalité que des bornes et des limites. De là, la maxime traditionnelle de l’ordre individualiste que « tout ce qui n’est pas défendu par la loi est permis », ou mieux, que « tout ce qui n’est pas défendu par la loi, et qui est œuvre de volonté individuelle, est valable juridiquement » (Déclaration des droits, articles 4 et 5).

Nous aurons plus loin l’occasion de revenir sur ces idées fondamentales, nous en avons assez dit pour le moment. On saisit tout ce que le système de la règle de droit contient de dangereuses contre-vérités ; il faudrait désormais poser le principe inverse de celui sur lequel a toujours reposé l’ordre individualiste et dire : « tout ce qui n’est pas permis par la règle de droit ou tout ce qui n’est pas conforme à une règle de droit préexistante est inefficace juridiquement ». Outre le caractère nettement anti-individualiste d’un pareil principe, il convient de remarquer son infécondité ; toutes les créations nouvelles de la pratique sociale resteraient en dehors du droit pendant un nombre indéterminé d’années parce que, n’étant plus conformes à la règle de droit ancienne, et n’étant pas davantage conformes à une règle de droit nouvelle qui ne naîtra que lorsque le milieu social se sera ému, elles resteraient entre deux selles.

On touche du doigt l’erreur fondamentale de toute cette construction : elle consiste à prendre la réaction pour l’action et la durée pour la création ; ce sont les éléments subjectifs qui sont les forces créatrices et qui sont l’action ; les éléments objectifs, la règle de droit, le milieu social, l’ordre public, ne sont que des éléments de réaction, de durée et de continuité ; attribuer aux uns le rôle des autres, c’est mettre la maison à l’envers.

Il faut renvoyer dos à dos le système du tout au subjectif et celui du tout à l’objectif, l’un a pris l’action pour la durée et l’autre la durée pour l’action. D’ailleurs, par une aventure assez plaisante, tous les deux ont été conduits à reléguer dans l’histoire des éléments importants qu’ils ne savaient comment faire entrer dans leur construction juridique. Le système subjectiviste a déclaré que la naissance des Etats n’appartient qu’à l’histoire, ce qui est retrancher du Droit l’opération de leur fondation ; le système objectiviste, de son côté, est conduit à admettre que la formation des règles du Droit n’appartient qu’à l’histoire, puisque la règle n’a rien de juridique jusqu’à ce qu’elle soit acceptée comme obligatoire par la masse des consciences, ce qui demande du temps. Des deux côtés, l’opération de fondation est laissée pour compte, aussi bien celle de la fondation des Etats que celle de la fondation des règles de droit ; on relègue ainsi hors du droit les fondements du Droit, car, d’une part, nous l’avons déjà observé, les fondements ne sont que des fondations continuées, et d’autre part, on admettra bien que le fondement de l’Etat et celui de la règle de Droit sont des fondements du Droit. En vertu de la logique qui gouverne les mouvements d’idées, il était naturel que la théorie de l’institution et de la fondation, qui succède historiquement aux systèmes subjectiviste et objectiviste, prît pied dans la matière de la fondation des institutions, que les deux systèmes antagonistes avaient également sacrifiée ; son objet essentiel est de démontrer que la fondation des institutions présente un caractère juridique et qu’à ce point de vue les fondements de la durée juridique sont eux-mêmes juridiques. Elle a, d’ailleurs, profité de la querelle du subjectif et de l’objectif : elle admet le dualisme de ces états, car elle voit, dans cette opposition, moins des éléments tranchés que des états différents, par lesquels peuvent passer, suivant les moments, soit une institution corporative, soit une règle de droit.

Les grandes lignes de cette nouvelle théorie sont les suivantes : une institution est une idée d’œuvre ou d’entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social ; pour la réalisation de cette idée, un pouvoir s’organise qui lui procure des organes ; d’autre part, entre les membres du groupe social intéressé à la réalisation de l’idée, il se produit des manifestations de communion dirigées par les organes du pouvoir et réglées par des procédures.

Il y a deux types d’institutions, celles qui se personnifient et celles qui ne se personnifient pas. Dans les premières, qui forment la catégorie des institutions-personnes ou des corps constitués (Etats, associations, syndicats, etc.), le pouvoir organisé et les manifestations de communion des membres du groupe s’intériorisent dans le cadre de l’idée de l’œuvre : après avoir été l’objet de l’institution corporative, l’idée devient le sujet de la personne morale qui se dégage dans le corps constitué. Dans les institutions de la seconde catégorie, qu’on peut appeler des institutions-choses, l’élément du pouvoir organisé et des manifestations de communion des membres du groupe ne sont pas intériorisés dans le cadre de l’idée de l’œuvre, ils existent cependant dans le milieu social, mais restent extérieurs à l’idée ; la règle de droit établie socialement est une institution de ce second type ; elle est une institution parce qu’en tant qu’idée elle se propage et vit dans le milieu social, mais, visiblement, elle n’engendre pas une corporation qui lui soit propre ; elle vit dans le corps social, par exemple dans l’Etat, en empruntant à celui-ci son pouvoir de sanction et en profitant des manifestations de communion qui se produisent en lui. Elle ne peut pas engendrer de corporation parce qu’elle n’est pas un principe d’action ou d’entreprise, mais, au contraire, un principe de limitation.

Les institutions naissent, vivent et meurent juridiquement ; elles naissent par des opérations de fondation qui leur fournissent leur fondement juridique en se continuant ; elles vivent d’une vie à la fois objective et subjective, grâce à des opérations juridiques de gouvernement et d’administration répétées, et, d’ailleurs, liées par des procédures ; enfin, elles meurent par des opérations juridiques de dissolution ou d’abrogation. Ainsi, elles occupent juridiquement la durée et leur chaîne solide se croise avec la trame plus légère des relations juridiques passagères. Nous étudierons, seulement, les institutions-personnes ou institutions corporatives, nous analyserons leurs éléments et observerons leur vie. On pourrait faire la même étude pour les institutions-choses, particulièrement pour les règles de droit. L’espace nous manquerait pour ce second exposé ; nous nous bornerons à signaler, chemin faisant, les différences essentielles qui les séparent des institutions corporatives.

I.

Les éléments de toute institution corporative sont, nous le savons, au nombre de trois : 1° l’idée de l’œuvre à réaliser dans un groupe social ; 2° le pouvoir organisé mis au service de cette idée pour sa réalisation ; 3° les manifestations de communion qui se produisent dans le groupe social au sujet de l’idée et de sa réalisation.

Rappelons aussi que, pour nos institutions, il se produit un phénomène d’incorporation, c’est-à-dire d’intériorisation de l’élément pouvoir organisé et de l’élément manifestations de communion des membres du groupe, dans le cadre de l’idée de l’œuvre à réaliser, et que cette incorporation conduit à la personnification. Elle y conduit d’autant plus aisément qu’en réalité le corpus, qui résulte de l’incorporation, est lui-même déjà un corps très spiritualisé ; le groupe des membres y est absorbé dans l’idée de l’œuvre, les organes y sont absorbés dans un pouvoir de réalisation, les manifestations de communion sont des manifestations psychiques. Sous cet aspect, tous ces éléments sont plus spirituels que matériels, et ce corps est de nature psycho-physique.

I.

L’élément le plus important de toute institution corporative est celui de l’idée de l’œuvre à réaliser dans un groupement social ou au profit de ce groupement. Tout corps constitué est pour la réalisation d’une œuvre ou d’une entreprise. Une société anonyme est la mise en action d’une affaire, c’est-à-dire d’une entreprise de spéculation ; un hôpital est un établissement constitué pour la réalisation d’une idée charitable ; un Etat est un corps constitué pour la réalisation d’un certain nombre d’idées, dont les plus accessibles sont ramassées dans la formule suivante : « protectorat d’une société civile nationale, par une puissance publique à ressort territorial, mais séparée de la propriété des terres, et laissant ainsi une grande marge de liberté pour les sujets ».

Il ne faut pas confondre l’idée de l’œuvre à réaliser qui mérite le nom « d’idée directrice de l’entreprise » avec la notion du but, ni avec celle de la fonction. L’idée de l’Etat, par exemple, est bien autre chose que le but de l’Etat ou la fonction de l’Etat.

Une première différence entre le but d’une entreprise et l’idée directrice de celle-ci, c’est que le but peut être considéré comme extérieur à l’entreprise, tandis que l’idée directrice est intérieure à celle-ci. Une seconde différence, liée à la première, est que, dans l’idée directrice, il y a un élément de plan d’action et d’organisation en vue de l’action qui dépasse singulièrement la notion du but. Quand on dit de l’idée de l’Etat qu’elle est celle du protectorat de la société civile nationale, l’idée du protectorat éveille celle d’une certaine organisation et d’un certain programme d’action ; si l’on parlait du but de l’Etat, on dirait qu’il est la protection de la société civile nationale, ce qui n’éveillerait plus que l’idée d’un résultat ; la différence entre le programme d’action et le résultat traduit bien celle qui existe entre l’idée directrice et le but. Il ne serait, même pas exact d’assimiler l’idée directrice avec l’idée du « but à atteindre », car la première exprime à la fois le but et les moyens à employer pour l’atteindre, tandis que la seule idée du but ne vise pas les moyens.

Il ne faut pas non plus confondre l’idée de l’œuvre à réaliser par une institution avec la fonction de cette institution. L’idée de l’Etat dépasse singulièrement la notion des fonctions de l’Etat. La fonction n’est que la part déjà réalisée ou, du moins, déjà déterminée de l’entreprise ; il subsiste dans l’idée directrice de celle-ci une part d’indéterminé et de virtuel qui porte au-delà de la fonction. La séparation des deux domaines est frappante dans l’Etat ; il y a le domaine de la fonction qui est celui de l’administration et du train déterminé des services, il y a aussi le domaine de l’idée directrice qui est celui du gouvernement politique, lequel travaille dans l’indéterminé. Et c’est un fait que le gouvernement politique passionne les citoyens bien plus que la marche de l’administration, de telle sorte que ce qu’il y a d’indéterminé dans l’idée directrice a plus d’action sur les esprits que ce qui est déterminé sous forme de fonction.

L’idée directrice des institutions corporatives autres que l’Etat ne saurait non plus être ramenée à celle de fonction déterminée. Notre droit positif a eu, pendant longtemps, l’illusion de croire possible cette réduction ; le droit administratif a essayé de parquer dans une spécialité officielle les établissements religieux et charitables en ce qui concerne l’acceptation des libéralités avec charges ; on refusait à une fabrique d’église l’autorisation d’accepter une libéralité à charge d’aumônes, à un hôpital l’autorisation d’en accepter une à charge d’ouverture d’école, etc. Le droit commercial, de son côté, professait une sorte de spécialité des sociétés de commerce déterminée par leurs statuts et l’immutabilité de ces statuts ; lorsque les compagnies des grands réseaux créèrent des hôtels Terminus dans les gares, on se demanda si elles ne sortaient pas de leur spécialité.

Des idées plus larges ont prévalu, les hôtels Terminus sont restés ouverts ; la modification des statuts des sociétés a été largement admise ; la spécialité des établissements publics a été considérée comme une pure règle de police administrative, d’ailleurs discutable. Là encore, le caractère indéterminé de l’idée directrice l’a emporté sur la spécialité de la fonction déterminée. Les Anglais, quant à eux, ont complètement écarté la spécialité fonctionnelle pour leurs sociétés de commerce, toute société a vocation pour entreprendre n’importe quelle espèce de spéculation commerciale, parce que son idée directrice est la spéculation.

L’idée directrice de l’œuvre, qui dépasse ainsi les notions de but et de fonction, serait plus justement identifiée avec la notion d’objet. L’idée de l’entreprise est l’objet de l’entreprise, car l’entreprise a pour objet de réaliser l’idée. Elle est si bien l’objet de l’entreprise que c’est par elle et en elle que l’entreprise va s’objectiver et acquérir une individualité sociale. C’est l’idée de l’entreprise, en effet, qui, en se propageant dans les mémoires d’un nombre indéterminé d’individus, va vivre dans leur subconscient d’une vie objective, la Banque de France, la Ville de Paris, l’Etat lui-même.

L’idée se créera des adhérents plus proches dans le groupe des gens intéressés à la réalisation de l’entreprise parce qu’ils seront actionnaires ou sujets ; même dans ce groupe plus immédiat des intéressés, elle sera encore d’ordinaire à l’état objectif dans le subconscient. Sans doute, elle passera par intervalles à l’état subjectif dans des manifestations de volonté conscientes, mais ce sera, en apparence du moins, d’une façon discontinue, tandis que la hantise de l’idée objective, dans le subconscient de la mémoire, sera continue.

Il n’est pas douteux que l’idée objective ne sera pas classée dans toutes les mémoires avec la même interprétation. Il faut distinguer soigneusement l’idée, envisagée en elle-même, et les concepts subjectifs par l’intermédiaire desquels elle est perçue par les esprits. Chaque esprit réagit sur l’idée et s’en fait un concept. Les thèmes éternels de la passion aux prises avec le devoir ou la raison ne sont pas traités par Racine comme ils l’avaient été par Sophocle ou Euripide ; une tragédie de Racine n’est ni jouée ni comprise au vingtième siècle de la même façon qu’au dix-septième siècle. Il en est de même de l’idéal de la justice, il a été conçu de bien des façons successives. On ne peut pas dire, cependant, qu’il n’y ait rien de persistant, de réel et d’objectif dans l’idée de la justice, pas plus que dans celle du devoir ou dans celle de l’amour.

Malgré la glose subjective dont l’enveloppent les concepts de chacun des adhérents, une idée d’œuvre qui se propage dans le milieu social possède une existence objective et c’est, d’ailleurs, cette réalité-là qui lui permet de passer d’un esprit à un autre et de se réfracter différemment dans chacun sans cependant se dissoudre et s’évanouir.

On doit, se demander si cette nature objective de l’idée est originaire et foncière. Si l’idée était la création subjective de l’esprit d’un individu déterminé, on ne concevrait guère comment elle pourrait acquérir le caractère objectif qui lui permettrait de passer dans un autre esprit. Du moment que les idées passent d’un esprit à un autre, elles doivent avoir, dès le début, une nature objective. En réalité, il n’y a pas des créateurs d’idées, il y a seulement des trouveurs. Un trouvère, un poète inspiré rencontre une idée à la façon dont un mineur rencontre un diamant : les idées objectives existent d’avance dans le vaste monde, incorporées aux choses qui nous entourent ; dans des moments d’inspiration, nous les trouvons et les débarrassons de leur gangue.

Ces aperçus sur l’objectivité originaire et foncière des idées, sur lesquels nous n’insistons pas, ne doivent pas nous faire oublier l’étude du groupe humain qui, dans une institution corporative, est intéressé à la réussite de l’idée directrice de l’entreprise. Il n’y a pas d’institution corporative sans un groupe d’intéressés, dans l’Etat le groupe des sujets et des citoyens, dans le syndicat le groupe des syndiqués, dans la société anonyme le groupe des actionnaires. Ce groupement peut être déterminé en partie par la contrainte d’un pouvoir, mais l’ascendant de l’idée de l’œuvre et l’intérêt que les membres ont à sa réalisation jouent un grand rôle en ce qu’ils expliquent ce que les adhésions ont de volontaire. Il s’agit ici d’adhérents qui courent un risque personnel dans la réalisation ou la non réalisation de l’entreprise.

Ce groupe des intéressés est, avec les organes du gouvernement, le porteur de l’idée de l’entreprise. En ce sens, on doit reconnaître que le groupe des membres de l’Etat est, en même temps, celui des sujets de l’idée d’Etat et cette observation donne au mot « sujet » une grande profondeur de signification ; cela veut dire que chaque ressortissant porte en lui l’idée de l’Etat et qu’il est le sujet de cette idée, parce qu’il a les risques et la responsabilité de sa réussite. Le sujet d’un Etat est, en somme, comme un actionnaire de l’entreprise de l’Etat. Et c’est cette situation du sujet qui engendre à la longue sa qualité de citoyen, parce qu’étant exposé aux risques de l’entreprise, il est juste qu’il acquière, en retour, un droit de contrôle et de participation au gouvernement de celle-ci.

Par cette analyse des caractères du groupe des intéressés, nous rejoignons les idées qu’avait exposées Michoud dans sa Théorie de la personnalité morale, dès 1906, avec cette différence essentielle, cependant, que le groupe des intéressés n’est pas pour nous le seul porteur de l’idée de l’Etat, ou de l’idée de l’entreprise corporative, quelle qu’elle soit, qu’il y a aussi les organes de gouvernement avec leur pouvoir, ce qui, d’ailleurs, explique que l’idée de l’Etat ait à son service un pouvoir de gouvernement autonome qui s’impose aux citoyens eux-mêmes et auquel ils ne font que participer.

II.

Le second élément de toute institution corporative est, en effet, un pouvoir de gouvernement organisé qui est pour la réalisation de l’idée de l’entreprise et à son service. C’est ce qu’on appelle couramment l’organisation de l’institution, mais il est essentiel d’interpréter l’organisation en un pouvoir organisé, parce que le pouvoir étant lui-même une forme de la volonté, les organes n’étant plus envisagés que comme des pouvoirs de volonté, cela spiritualise l’élément humain de l’organisation.

Les bases de l’organisation du pouvoir de gouvernement sont elles-mêmes toutes spirituelles, elles se ramènent à deux principes, celui de la séparation des pouvoirs et celui du régime représentatif.

Toute séparation des pouvoirs est une séparation des compétences, choses spirituelles ; dans la séparation de l’Etat moderne, le pouvoir exécutif a la compétence intuitive de la décision exécutoire, le pouvoir délibérant la compétence discursive de la délibération et le pouvoir de suffrage celle de l’assentiment. Sans doute, ces compétences sont confiées à des organes humains, mais la meilleure preuve que les organes sont subordonnés aux compétences, c’est la pluralité des organes qui doivent se concerter entre eux pour exercer le même pouvoir ; pour l’exercice du pouvoir exécutif, le Président de la République et les ministres, pour l’exercice du pouvoir délibérant, les deux Chambres, pour celui du pouvoir de suffrage, les électeurs d’une circonscription.

C’est à cette séparation des pouvoirs, qui entraîne une séparation plus grande encore des organes, que le pouvoir doit de n’être pas une simple force, d’être, au contraire, un pouvoir de droit susceptible de créer du droit ; les séparations assurent la suprématie des compétences sur le pouvoir de domination vers lequel, sans cette précaution, les organes seraient portés.

Le principe du régime représentatif répond à un autre besoin. Il faut que le pouvoir de gouvernement d’une institution corporative agisse au nom du corps, que ses décisions puissent être considérées comme celles du corps lui-même ; un corps n’est rien sans ses organes et il ne veut que par eux, mais il faut que ceux-ci veuillent pour lui et non pas pour eux-mêmes. Ce difficile problème est résolu par le principe représentatif, qui,
lui-même, repose tout entier sur l’idée de l’œuvre à réaliser. Cette idée directrice est supposée commune aux organes du gouvernement et aux membres du groupe. Toute la technique de l’organisation représentative consistera à assurer dans les faits la réalité de cette vision commune, d’une façon continue si c’est possible, tout au moins d’une façon périodique.

La subordination de la volonté dirigeante à l’idée de l’œuvre à réaliser peut se produire spontanément dans la conscience hautaine d’un prince absolu, comme dans la conscience assouplie d’un ministre soumis à l’élection populaire ; l’élection n’est pas de l’essence du régime représentatif, mais elle est un élément naturel de sa technique, parce qu’elle paraît une garantie de la communauté de vue entre les gouvernants et les membres du corps.

Le pouvoir de gouvernement d’une institution n’observe pas toujours l’attitude de docilité et de conformisme que nous venons d’esquisser ; l’histoire des Etats et même de quelques institutions privées enseigne que trop souvent les pouvoirs dirigeants se détournent de la préoccupation du bien commun pour obéir à des mobiles égoïstes ; mais, à l’envisager de haut, cette histoire prouve deux choses : d’abord, que le pouvoir de gouvernement est une force d’action spontanée et non pas seulement l’appel d’une fonction à remplir, puisque trop souvent cette force d’action s’insurge contre sa
fonction ; ensuite, cette histoire révèle la puissance d’ascendant de l’idée de l’œuvre à réaliser, puisque lentement, mais sûrement et progressivement, même dans l’Etat, les passions fougueuses des gouvernants ont fini par s’assujettir à son service ; sans doute, les mécanismes constitutionnels y ont aidé, mais ces mécanismes eux-mêmes, ou bien n’auraient pas été créés, ou bien n’auraient servi de rien, s’ils n’avaient pas été soutenus par un esprit public pénétré de l’idée de l’Etat.

La soumission volontaire à certaines idées directrices de la part des gouvernants ne saurait être mieux illustrée que par l’exemple de la soumission des chefs militaires au pouvoir civil dans les Etats modernes. Cette subordination de la force armée, si contraire à la nature des choses, n’aurait jamais pu être obtenue par de simples mécanismes constitutionnels. Elle est le résultat d’une mentalité créée par l’ascendant d’une idée, celle du régime civil liée à celle de la paix, considérée comme constituant l’état normal. Déjà en 1896, dans un chapitre de notre Science Sociale Traditionnelle, nous signalions cet ascendant pris par l’idée directrice sur le pouvoir, nous l’appelions le phénomène de l’institution et nous insistions sur le caractère de bonification morale des organisations fondées sur le pouvoir, que cette notion présente.

III.

Il nous reste à mettre en ligne un dernier élément de l’institution corporative qui est la manifestation de communion des membres du groupe et aussi des organes de gouvernement, soit en l’idée de l’œuvre à réaliser, soit en celle des moyens à employer. Ce phénomène de communion, auquel nous avons fait allusion déjà et grâce auquel l’idée directrice de l’œuvre passe momentanément à l’état subjectif, doit être étudié dans sa réalité phénoménale.

Là où il est le plus saisissable, c’est dans les grands mouvements populaires, qui accompagnent la fondation d’institutions politiques et sociales nouvelles ; la fondation des communes au moyen âge a été accompagnée de grandes crises morales qui soulevaient les populations au cri de « communion, communion »; la formation des syndicats, à la fin du dix-neuvième siècle, a provoqué dans la classe ouvrière le même mouvement d’union ; il n’est pas douteux que la formation des Etats, à l’époque où elle a pris le caractère d’une contagion, par exemple, vers l’an mille avant Jésus-Christ, n’ait provoqué un mouvement analogue ; nous en avons un écho dans le livre de Samuel, au passage où les Israélites « demandent un roi ».

Avec moins d’envergure, les mouvements de communion se manifestent au moment de la fondation des institutions particulières ; reproduisant un type connu, presque toujours la fondation est précédée de réunions dans lesquelles, d’une façon plus ou moins chaleureuse, elle est acclamée en principe.

Le fonctionnement des institutions entraîne des communions de même espèce, surtout avec le régime des assemblées. Sans doute, toutes les séances d’assemblées ne présentent pas des scènes aussi émouvantes que le serment du jeu de paume ou la nuit du 4 août, toutes ne voient pas non plus se réaliser l’union sacrée, mais, d’une façon plus froide, la formation d’une majorité dans un vote demande toujours un état d’union des volontés.

Ces mouvements de communion ne s’analysent pas du tout en des manifestations d’une conscience collective ; ce sont les consciences individuelles qui s’émeuvent au contact d’une idée commune et qui, par un phénomène d’interpsychologie, ont le sentiment de leur émotion commune. Le centre de ce mouvement c’est l’idée qui se réfracte en des concepts similaires en des milliers de consciences et y provoque des tendances à l’action. L’idée passe momentanément à l’état subjectif en des milliers de consciences individuelles qui s’unissent en elle ; les consciences individuelles invoquent son nom et elle descend au milieu d’elles, appropriée par elles à l’état subjectif. Voilà l’exacte réalité.

Analyser le phénomène en l’apparition d’une conscience collective, ainsi que le fait l’école de Durkheim, c’est rabaisser cette réalité, car la conscience collective serait liée à la formation d’une opinion moyenne dans le milieu social, c’est-à-dire dans la masse des esprits. Au contraire, la réfraction d’une même idée directrice dans une pluralité de consciences individuelles réserve le rôle dirigeant des consciences les plus hautes dans les conséquences à tirer pour l’action. Entre les deux analyses, il y a la différence qui sépare l’explication des progrès de la civilisation par l’action des élites et l’explication par la seule évolution du milieu. La communion en l’idée, c’est Ariel, la conscience collective, c’est Caliban.

La communion en l’idée entraîne l’entente des volontés sous la direction d’un chef ; elle ne comporte pas seulement l’assentiment intellectuel, mais la volonté d’agir et le commencement de geste qui, par un risque couru, engage tout l’être dans la cause commune ; en un mot, c’est une communion d’action.

Ces ententes prennent l’importance d’une opération juridique spéciale que nous étudierons au paragraphe suivant et qui est l’opération de fondation.

IV.

Les institutions corporatives subissent le phénomène de l’incorporation, qui les conduit à celui de la personnification. Ces deux phénomènes sont, eux-mêmes, sous la dépendance d’un mouvement d’intériorisation qui fait passer dans le cadre de l’idée directive de l’entreprise, d’abord, les organes de gouvernement avec leur pouvoir de volonté, ensuite, les manifestations de communion des membres du groupe. Ce triple mouvement d’intériorisation, d’incorporation et de personnification est d’une importance capitale pour la théorie de la personnalité. Si sa réalité est constatée, elle entraînera la réalité de la personnalité morale, base de la personnalité juridique, car il sera établi que la tendance à la personnification est naturelle. Cela sera établi aussi bien pour les personnes individuelles que pour les personnes corporatives, car, il ne faut pas se le dissimuler, actuellement, la personnalité morale individuelle est aussi contestée que la corporative.

Cet état de la question nous autorisera à user d’une méthode comparative nouvelle, c’est-à-dire à confronter la psychologie corporative et la psychologie individuelle, à tirer argument de ce que nous révèle l’introspection dans la psychologie individuelle pour aider notre analyse de la psychologie corporative, et, inversement, à utiliser les constatations de la psychologie corporative pour éclairer les résultats de l’introspection individuelle.

La justification de cette méthode comparative repose sur le postulat que la société est œuvre psychologique, que dans cette œuvre psychologique il y a action et réaction réciproques de l’esprit humain et de certaines idées objectives, bases des institutions ; que la personnalité corporative est une création sociale faite, dans une large mesure, à l’image de la personnalité humaine, mais que, comme elle s’est faite d’une façon subconsciente, elle peut révéler des ressorts de la personnalité humaine que l’introspection consciente ne révèle pas ; que, d’ailleurs, dans la personnalité corporative, les détails d’organisation étant fortement agrandis et comme projetés sur un écran, l’observation en est rendue plus aisée.

A.

Nous établirons, d’abord, à l’aide de notre méthode comparative, la réalité du triple mouvement de l’intériorisation, de l’incorporation et de la personnification, par conséquent, la réalité de la personnalité morale au point de vue de sa formation naturelle. Puis nous aborderons un autre aspect de la question, à savoir jusqu’à quel point et de quelle façon l’institution incorporée et personnifiée assure sa propre durée et sa propre continuité : car, sans doute, l’incorporation et la personnification sont pour obtenir ces résultats.

Mais une observation préalable s’impose : la psychologie comparée de la personnalité corporative et de la personnalité humaine ne peut être établie que si la personnalité humaine peut elle-même, dans une certaine mesure, être assimilée à une institution corporative. Cette condition préalable, pour surprenante qu’elle paraisse au premier abord, répond à des réalités assez nombreuses et assez importantes pour être admise après réflexion.

Il se peut que l’être humain consiste essentiellement en « une idée d’œuvre à réaliser, servie par un pouvoir de gouvernement et provoquant des manifestations de communion dans un groupement d’êtres élémentaires ».

Que l’être humain, comme d’ailleurs tout être créé, soit essentiellement une idée d’œuvre à réaliser, cela est en correspondance directe avec le problème de la destinée, et, si ce problème se trouve actuellement dans le plan religieux et moral plutôt que dans le plan philosophique ou scientifique, cela n’enlève rien à son importance pour l’homme. Dans le même ordre de considérations, si c’est l’âme humaine que l’idée de l’œuvre à réaliser doit signifier, cette traduction exprime bien le principe formateur qu’il y a dans l’âme, ainsi que le caractère éthique de ce principe. Enfin, l’âme humaine apparaît ainsi comme une réalité objective, ayant la même existence positive qu’a l’idée de l’œuvre à réaliser dans une institution corporative.

Que l’âme humaine, interprétée en une idée d’œuvre à réaliser, possède à son service un pouvoir de volonté qui soit pour elle un organe de gouvernement pour la réalisation de sa destinée, c’est ce que la psychologie positive et la psycho-physique seraient mal venues à contester, elles pour qui le corps humain, avec son appareil nerveux et cérébral, constitue un organisme psycho-physique.

Sans doute, la psychologie positive n’en est pas encore à placer les manifestations psychiques du cerveau sous la dépendance d’une idée directrice qui serait une âme objective ; elle s’attarde à la conception purement verbale d’une synthèse mentale d’états de conscience élémentaires ; mais, d’une part, cette conception d’une synthèse mentale qui ne serait constituée autour d’aucun axe permanent est bien incapable d’expliquer la continuité de la personnalité humaine, d’autre part, c’est ici le lieu d’invoquer l’analogie tirée de la personnalité corporative dans laquelle se retrouve une idée directrice objective et réelle.

Sans doute, c’est interpréter en un sens vitaliste la célèbre « idée directrice » de Claude Bernard, et cela retentit jusque sur la biologie, mais, justement, le vitalisme a encore en biologie des partisans et puis le fait est là : projetée dans le plan social, dans la réalité du phénomène corporatif, l’idée directrice apparaît objective, c’est elle qui agit sur les adhérents, c’est sa mystique qui entraîne les foules.

Le plus difficile à admettre sera, sans doute, le troisième point, à savoir que l’être humain, étant une institution corporative et par conséquent contenant un groupe d’individualités élémentaires, des manifestations de communion se produiront en lui, dans le cadre de l’idée directrice, et que ces manifestations de communion correspondront à ce que nous appelons les états de conscience.

Observons, d’abord, le fait du groupement des psychismes élémentaires dans l’être humain, nous verrons ensuite si les états de conscience peuvent s’analyser en des crises de communion de ces psychismes élémentaires en une idée directrice.

Si nous limitons l’âme humaine, en tant que distincte du corps, à l’élément de l’idée directrice, si nous concédons que le corps est une organisation psycho-physique et, par conséquent, que les manifestations psychiques phénoménales relèvent de lui, rien n’empêche d’admettre que le système de ces manifestations psychiques soit de la nature des groupements. Cela est d’accord avec la donnée biologique de l’association des cellules nerveuses, qui, remarquons-le, dans l’être vivant sont toutes filles de la même mère ; cela est d’accord aussi avec la donnée psycho-physique de la pluralité des états de conscience et de leur synthèse, réserve faite du principe vitaliste de l’idée directrice. Comme la conduite des groupements ne va pas sans des tiraillements, et sans des manifestations contradictoires, l’hypothèse concorde aussi avec les constatations de l’introspection psychologique en ce qui concerne les conflits de la conscience, les luttes intérieures contre les instincts et les passions, les délibérations internes dans lesquelles il semble se dessiner une majorité et une minorité opposante, les revirements de la conscience, les conversions, etc. La psychologie avait d’abord situé ces mouvements contradictoires dans une âme qui, par ailleurs, semblait dénuée de complexité ; il paraît certes plus naturel de les situer dans les organes psycho-physiques de cette même âme.

Sans doute, l’âme, idée directrice, n’y reste pas étrangère, elle en subit les contrecoups, c’est au milieu de ces rumeurs qu’elle passe à l’état subjectif et réalise sa destinée, mais il n’est pas indifférent de savoir que son champ d’épreuve est psycho-physique et sous la dépendance du corps auquel elle est liée.

Ce corps étant essentiellement un groupement de psychismes élémentaires organisé autour d’une idée directrice, nous admettons que le fait de conscience consiste en une crise de communion entre tous les psychismes élémentaires du corps, au cours de laquelle l’idée directrice elle-même passe à l’état subjectif.

Cette hypothèse présente à la vérité un danger, elle semblerait lier l’existence du moi à celle de la communion des psychismes élémentaires du corps ; mais le danger n’est qu’apparent, ce lien n’est pas rigoureux puisque le sommeil interrompt des états de conscience sans interrompre la continuité du moi.

Nous retrouverons, d’ailleurs, plus loin le problème de la continuité subjective (B).

Ainsi, la personnalité individuelle peut être équipée en personnalité corporative et il nous est loisible de suivre, dans les deux à la fois, grâce à notre méthode comparative, les progrès du phénomène de l’intériorisation dans ses deux stades de l’incorporation et de la personnification.

Comme type de personnalité corporative nous prendrons celle de l’Etat.

L’Etat est incorporé lorsqu’il est parvenu au stade du gouvernement représentatif ; alors, un premier travail d’intériorisation est accompli en ce sens que les organes du gouvernement, avec leurs pouvoirs de volonté, agissent pour le bien commun dans le cadre de l’idée directrice de l’Etat. A ce stade, l’Etat possède une individualité objective, il devient pour le droit international une Puissance d’autant plus caractérisée que la nation fait corps avec son gouvernement ; non pas qu’elle manifeste de communion active avec lui, mais elle se laisse passivement conduire par lui. Un gouvernement représentatif de cette espèce peut ne comporter aucune liberté politique, c’est-à-dire aucune participation des citoyens au gouvernement par le mode électoral ou autrement, il peut être aristocratique, il sera représentatif, pourvu qu’il se tienne dans les directives de l’idée de l’Etat.

L’Etat est personnifié lorsqu’il est parvenu au stade de la liberté politique avec participation des citoyens au gouvernement ; alors, un second travail d’intériorisation s’est accompli en ce sens que, dans le cadre de l’idée directrice, se produisent maintenant des manifestations de communion des membres du groupe qui se mêlent aux décisions des organes du gouvernement représentatif (élections, délibérations d’assemblées, referendums, etc.). La personnification se produit parce que les manifestations de communion des membres du groupe sont des crises subjectives dans lesquelles l’idée directrice de l’Etat passe elle-même à l’état subjectif dans les consciences des sujets (Cf. mon travail Liberté politique et personnalité morale de l’Etat. Précis de droit constitutionnel, 2e appendice, 1923).

Il convient de noter que le stade de la personnification ne détruit pas les résultats de celui de l’incorporation ; la personnalité morale se surajoute à l’individualité objective du corps, mais celle-ci ne disparaît pas. Par exemple, le pouvoir de gouvernement, au stade de l’incorporation est minoritaire, celui du stade de la personnification est majoritaire, le premier est fortement exécutif, le second est fortement délibérant ; mais, en réalité, le pouvoir majoritaire et délibérant, qui marque à la fois l’avènement de la liberté politique et de la personnalité morale, se combinera avec le pouvoir minoritaire et exécutif qui reste l’apanage de l’individualité corporative.

Transportée dans la psychologie individuelle, la distinction des deux stades, des deux états et des deux modes de gouvernement que nous venons d’analyser n’est pas sans projeter quelque lumière sur notre vie intérieure. Il y a, de toute évidence, en nous, un gouvernement de conscience discursive et un gouvernement de conscience intuitive ; le gouvernement discursif nous dirige avec tout le fracas de la publicité dans l’état de veille, le gouvernement intuitif nous dirige sans bruit pendant notre sommeil et, d’une façon souterraine, dans l’état de veille lui-même.

Notre gouvernement discursif est celui de la personne morale, il est délibérant et majoritaire, il admet de la liberté politique interne, c’est-à-dire la participation des psychismes élémentaires au gouvernement. Cela sans doute dans une pensée d’équilibre et de contrôle d’un autre pouvoir de gouvernement. Quel est donc cet autre pouvoir de gouvernement ayant besoin d’être contrôlé ?

C’est ici que l’analogie corporative va devenir précieuse. Ce pouvoir intuitif qu’il s’agit de contrôler n’est pas d’ordre inférieur, ce n’est pas celui de l’instinct ; c’est, au contraire, un pouvoir supérieur et très noble, d’une très grande compétence et d’une très haute raison ; c’est le pouvoir minoritaire des meilleurs éléments psychiques de l’organisme, seulement ce conseil des Dix doit être contrôlé par la grande publicité de la conscience délibérante, parce que la raison elle-même a besoin d’être contrôlée, l’exécutif a besoin d’être empêché par un parlement, parfois les parlementaires ont besoin d’être empêchés par les huissiers de la Chambre.

C’est ce contrôle de la raison de l’élite par les psychismes élémentaires de la masse qui apporte la dernière touche à la responsabilité morale, suprême caractéristique de la personnalité.

B.

La réalité du développement historique de l’Etat dans son mouvement d’incorporation et de personnification, avec les analogies que cette évolution révèle dans la structure des personnalités individuelles et des corporatives, suffiront sans doute à persuader que la personnification des groupements est un phénomène naturel et spontané ; mais le problème de la réalité des personnes morales n’est pas l’objet direct de nos préoccupations, cet objet direct est l’explication de la durée et de la continuité réalisées dans les institutions par les phénomènes d’incorporation et de groupement ; il est par là même l’explication de la formation des institutions elles-mêmes, car, en somme, pourquoi une idée d’œuvre ou d’entreprise, pour mieux se réaliser et se perpétuer, a-t-elle besoin de s’incarner dans une institution corporative plutôt que de rester à l’état libre dans un milieu social donné ?

La solution de ce problème fondamental ne peut être dégagée qu’en distinguant le stade de l’incorporation et celui de la personnification et en observant, dans chacun d’eux, la façon dont la continuité de l’action de l’idée directrice est obtenue.

1° Dans le stade de l’incorporation, il ne peut s’agir que d’une continuité purement objective de l’idée et de son action parce que, par hypothèse, nous admettons qu’il ne se produit encore aucune manifestation de communion intéressant tous les membres du groupe. De l’histoire si instructive de la formation coutumière de l’Etat, où nous voyons la période de l’incorporation se prolonger pendant des siècles avant que n’apparaisse une personnalité morale, il résulte que la continuité qui s’établit d’abord est celle d’un pouvoir minoritaire et qu’elle est très précaire. En France, le pouvoir des premiers Capétiens était viager, les privilèges que le roi régnant avait consentis, c’est-à-dire les situations juridiques qu’il avait créées autour de son trône et qui ne demandaient qu’à durer, pouvaient être révoqués par son successeur et avaient besoin d’être confirmés par lui ; la pratique de l’association au trône, suivie pendant deux siècles, avait apporté un premier palliatif en ce que le prince associé du vivant de son père était obligé de confirmer les privilèges, tout au moins au profit des bénéficiaires qui avaient approuvé son association ; lorsque le principe de l’hérédité fut acquis et assura la transmission régulière du pouvoir, la continuité juridique des situations établies sur ce pouvoir ne fut pas pour cela assurée ; des confirmations restèrent nécessaires, aux changements de règne, et ne furent pas toujours accordées parce que le prince héritier se considérait comme absolument maître.

C’est alors que les légistes imaginèrent le principe de la légitimité, c’est-à-dire accréditèrent l’idée que la dévolution du pouvoir à la mort du roi ne s’opérait pas jure successionis, mais en vertu d’une loi fondamentale du royaume ; ainsi le prince accédant au trône recevait son pouvoir de la loi avec toutes les charges dont il était régulièrement grevé et il ne pouvait se conduire envers les situations établies avec la même liberté que s’il avait été une sorte d’héritier propriétaire. Cette lex regia n’est ici qu’une forme prise par l’idée directrice de l’Etat, qui sert ainsi d’appui extérieur au pouvoir, mais inversement, ce long et persévérant travail des légistes pour obtenir la continuité du pouvoir et de l’action du pouvoir, à l’intérieur de l’institution du royaume, révèle assez l’importance de cette action du pouvoir organisé pour la réalisation de l’idée directrice de l’Etat et pour la continuité dans cette réalisation. C’est le pouvoir organisé seul qui peut créer des situations juridiques et lui seul peut les maintenir ; or, la réalisation sociale d’une idée d’œuvre ou d’entreprise ne peut être obtenue sans que soient créées et maintenues des situations juridiques en elle et autour d’elle. L’incorporation de l’idée directrice dans une institution lui assure donc, grâce à la continuité d’action du pouvoir organisé qui en découle, l’établissement et le maintien d’un ensemble de situations juridiques au milieu desquelles il lui est extrêmement avantageux de se mouvoir.

2° Le stade de la personnification ouvre de nouvelles perspectives en ce qui concerne la continuité de l’action de l’idée directrice, parce que cette idée passe à l’état subjectif à l’intérieur de l’institution. D’abord on peut se demander comment s’établit la continuité d’une action subjective de l’idée directrice, ensuite, quels sont les résultats de cette activité.

La continuité d’une action subjective de l’idée directrice à l’intérieur de l’institution corporative ne saurait être établie qu’en partant de la donnée des manifestations de communion des membres du groupe, que nous avons reconnu être des crises dans lesquelles l’idée directrice passait à l’état subjectif dans les volontés conscientes des membres ; mais, tout de suite, se dresse une objection qui paraît dirimante, les manifestations de communion des membres d’un groupement corporatif s’affirment très discontinues.

C’est un chapelet de manifestations sporadiques, périodiques tout au plus, une succession de consultations électorales, de délibérations d’assemblées, de réunions publiques. Ces moments, très brefs, sont séparés par de longs intervalles, éclairs rapides qui s’éteignent dans la nuit.

Il faudrait, cependant, pour que l’idée directrice devînt le sujet de la corporation personne morale, qu’elle pût être considérée comme étant à l’état subjectif d’une façon continue. Le sujet moral nous apparaît comme continu dans la personne individuelle, malgré que la psychologie positive analyse les états de conscience en unités discontinues, malgré aussi les interruptions de la conscience occasionnées par le sommeil et les syncopes. Il y a à trouver une explication qui permette de passer du phénoménisme discontinu des états de conscience à une continuité du sujet affirmée par notre sens intime.

Cette explication ne peut pas être tirée du fait que la série mobiliforme des états de conscience serait liée par l’idée directrice en tant qu’objective, car ce ne serait pas une continuité dans le subjectif. Mais elle peut être tirée de l’action du pouvoir inclus dans tous les actes de volonté consciente où l’idée directrice est passée à l’état subjectif ; rétroagissant dans le passé comme il anticipe sur l’avenir, le pouvoir jette des ponts entre chacun des états de conscience, à la façon de ces soufflets qui, jetés entre les voitures, rétablissent la continuité trépidante d’un rapide.

Dans tout acte de volonté consciente, il y a un pouvoir inclus. En tout cas, il y en a dans les manifestations de communion des membres d’un groupement corporatif, soit que le pouvoir exécutif y intervienne, soit qu’un pouvoir délibérant majoritaire s’y dégage. L’action de ce pouvoir peut rétroagir en ce sens qu’elle peut régler les conséquences actuelles de situations créées dans le passé, elle peut anticiper sur l’avenir en ce sens qu’elle peut régler des situations qui se créeront dans le futur. La loi, œuvre subjective d’un pouvoir délibérant majoritaire, se définit une règle générale, en ce sens qu’elle règle l’avenir à perpétuité jusqu’à ce qu’elle soit abrogée ou modifiée.

A envisager cette élasticité du pouvoir qui prolonge l’effet d’une manifestation subjective de volonté jusqu’à ce qu’il rejoigne la manifestation suivante et qui, par-là, réalise une continuité subjective, on conçoit que les Allemands aient tenté de faire de la Puissance de volonté (Willensmacht) le sujet de la personne morale. Cependant leur thèse est erronée par ce que la Puissance de volonté malgré son élasticité n’assurerait pas la soudure des manifestations de volonté si elle n’était au service d’une idée directrice, car dans quelle direction assurerait-elle la continuité ? Il s’agit de la continuité d’une trajectoire et l’idée directrice seule peut, en se déterminant elle-même comme subjective, afin de s’insérer dans les actes de volonté, déterminer, par son propre dynamisme, la courbe de cette trajectoire. Le véritable sujet de la personne morale reste donc bien l’idée directrice de l’œuvre, dont le passage à l’état subjectif dans les consciences des membres du groupe est assuré, tant par les manifestations de communion, que par les projections des tentacules du pouvoir qui relient celles-ci entre elles, pouvoir dont une part est dans la volonté des organes, mais dont une part aussi est dans l’idée directrice elle-même[1] [2].

Ainsi, au stade de la personnification, l’institution corporative surajoute à la continuité de l’idée à l’état objectif, déjà réalisée au stade de l’incorporation, la continuité de la même idée à l’état subjectif. Quel bénéfice l’idée directrice va-t-elle retirer de cette nouvelle forme de continuité ? Elle en retire, ce nous semble, un triple bénéfice : celui de pouvoir s’exprimer, celui de pouvoir s’obliger, celui de pouvoir être responsable.

a) L’idée directrice de toute entreprise tend à s’exprimer subjectivement ; elle s’exprime d’abord dans toute institution par des règles de droit disciplinaire ou statutaire que, pour ainsi dire, elle sécrète. Sans doute, ces règles de droit s’objectivent rapidement, mais, au moment de leur émission, elles sont bien réellement des volontés subjectives du législateur qui parle au nom de l’institution. Sans doute, aussi, et cela est plus grave, les règles de droit n’ont point pour objet direct d’exprimer le contenu positif de l’idée directrice de l’institution. Quelles sont les lois de l’Etat qui expriment de façon directe le contenu positif de l’idée de l’Etat ? Ainsi que nous l’avons déjà observé, les règles de droit sont essentiellement des limites, elles ne dessinent que les contours des choses, mais il arrive qu’indirectement, par le dessin des contours, le contenu positif soit cependant, dans une certaine mesure, déterminé. Cette conséquence se produit surtout en ce qui concerne les règles statutaires et constitutionnelles.

Mais les formes les plus hautes selon lesquelles l’idée directrice d’une institution tend à s’exprimer subjectivement en celle-ci ne sont pas proprement juridiques ; elles sont morales ou intellectuelles, ou, si elles deviennent juridiques, c’est en qualité de principes supérieurs du droit.

C’est ainsi, par exemple, que dans la crise révolutionnaire de la fin du dix-huitième siècle ont jailli en Amérique, puis en France, les déclarations des droits qui expriment le tréfonds de l’idée de l’Etat moderne en ce qui concerne l’ordre individualiste que l’Etat a mission de protéger dans la société, et qui sont restées « les principes du droit public des Français ». Ainsi se définit progressivement l’essence en grande partie indéterminée de l’idée directrice de l’Etat.

Un exemple plus significatif encore peut être tiré de l’histoire de l’Eglise. L’idée chrétienne, lancée dans le monde pour le renouveler par la rédemption, contenait, même après le message du Christ, une grande part d’indétermination. Il est fort instructif d’examiner, dans l’œuvre de détermination progressive du contenu de l’idée et surtout dans le maintien de la continuité de l’idée au travers des déterminations successives, la part qui revient au fait que l’idée chrétienne s’est incorporée dans l’institution de l’Eglise chrétienne. C’est l’histoire de l’Eglise et du dogme ; ici, l’idée religieuse se détermine et s’exprime en des symboles, parce que le fond de toute idée religieuse est la foi. En quoi la continuité corporative de l’Eglise a-t-elle pu faciliter la continuité du développement du dogme dans le sens véritable de l’idée directrice ?

L’idée chrétienne, une fois lancée dans le monde, ne pouvait-elle pas y cheminer seule en liberté et à l’état de vérité objective ? Le malheur est que les idées objectives ne sont perçues par les hommes qu’au travers de concepts subjectifs, si bien que la Révélation, abandonnée à elle-même, menaçait de sombrer dans l’océan des interprétations subjectives et des hérésies. L’institution de l’Eglise, et les manifestations de communion qui se produisent de mille manières dans le sein de l’institution et qui sont réglées par le gouvernement de celle-ci, ont permis la détermination d’une interprétation subjective commune et officielle de la vérité révélée. C’est cette interprétation subjective officielle qui constitue le dogme et le symbole, elle n’épuise pas le contenu de l’idée objective puisqu’il subsiste des mystères, mais elle renferme la plus forte garantie de l’exacte approximation de ce contenu en même temps que de la continuité de son action.

Cela revient à dire qu’une action gouvernementale équilibrée par une communion de fidèles est une garantie de continuité, dans l’interprétation subjective de l’idée directrice, très supérieure à ce que serait celle de la libre interprétation individuelle.

b) En second lieu, la continuité subjective de l’idée permet à l’institution de s’obliger. Il serait hors de propos d’entrer ici dans des développements juridiques sur les conséquences de la capacité de s’obliger. Bornons-nous à constater que la personnalité subjective de l’Etat s’est affirmée à l’occasion de la dette publique et que la continuité de cette dette a pu ainsi être étendue jusqu’à la perpétuité, permettant d’établir, entre les générations successives, une impressionnante solidarité. Constatons aussi qu’à cette capacité de s’obliger a correspondu la faculté, pour l’Etat, d’utiliser les ressources énormes du crédit. Les mêmes bienfaits de la capacité de s’obliger se font sentir pour toutes les institutions corporatives personnifiées.

c) Enfin, la continuité subjective de l’idée et la personnalité morale font entrer l’institution corporative dans le domaine de la responsabilité subjective, qui est la contrepartie de la liberté. Il y aurait, là aussi, des développements juridiques à fournir, particulièrement sur l’application à l’Etat et aux institutions corporatives des principes de la responsabilité pour faute. Malgré l’intérêt de ces développements, nous nous bornons à marquer le point, c’est-à-dire à constater que cette application existe.

Au total, la continuité subjective de la personnalité morale complète et enrichit singulièrement les effets de la continuité objective du corps constitué ; la personnification parachève l’incorporation ; l’une et l’autre assurent d’une façon puissante la réalisation de l’idée objective dans le milieu social.

II.

Après l’anatomie des institutions corporatives, abordons leur physiologie, voyons-les vivre, observons leur naissance, leur existence et leur mort, et mettons en évidence leur réalité juridique en tous les moments.

I. La naissance des institutions corporatives se produit dans une opération de fondation.

Il y a lieu de distinguer les fondations par opération formelle et celles par opération coutumière ; comme les éléments des opérations formelles sont plus apparents, mieux vaut s’attacher à celles-ci. Il y en a deux modalités, celle par volonté isolée d’un seul individu et celle par volonté commune de plusieurs individus ; la première engendre des institutions de la catégorie des établissements (hôpitaux, hospices, etc.), dans lesquelles il n’y a point de groupe permanent de membres qui puissent perpétuer la fondation, et où cet élément est remplacé par celui d’un patrimoine affecté ; la seconde engendre, d’ordinaire, des institutions de la catégorie des corporations ou universitates, dans lesquelles subsiste un groupe permanent de membres perpétuant la fondation.

Nous n’aurons à nous occuper que des fondations par volonté commune, engendrant des institutions corporatives.

Le champ d’action des opérations de fondation est plus étendu qu’on ne le croit généralement, parce qu’il y a beaucoup de fondations masquées par d’autres opérations auxquelles elles sont mêlées. C’est ainsi que, toutes les fois que d’un contrat, d’un pacte, d’un traité, résulte la création d’un corps constitué quelconque, il convient d’admettre qu’une opération de fondation s’est mêlée à l’opération contractuelle. Si la société de commerce par actions donne naissance à un corps constitué, c’est que ses statuts, malgré leur apparence contractuelle, contiennent une fondation, car le contrat par
lui-même ne saurait engendrer que des obligations entre les associés, ainsi qu’il en est dans la société civile. Lorsque Waldeck-Rousseau déposa son projet de loi sur les associations, celles-ci devaient être de pures sociétés contractuelles sans aucun caractère corporatif, mais ce projet, en devenant la loi du 1er juillet 1901, fut transformé en ce qu’il se glissa dans le contrat une opération de fondation. En matière internationale, des Etats sont créés par des traités, bien que ceux-ci soient des contrats, pour la même raison, parce qu’il se glisse dans le contrat une opération fondative de la part des Etats fondateurs. (Etats créés par les traités de paix de 1919 et 1920 par la volonté fondative des grandes puissances alliées.)

L’opération de fondation par volonté commune se compose des éléments suivants :
1° la manifestation de volonté commune avec intention de fonder ; 2° la rédaction des statuts ; 3° l’organisation de fait de l’institution corporative ; 4° la reconnaissance de sa personnalité juridique.

La manifestation de volonté commune avec intention de fonder constitue, de beaucoup, l’élément le plus important, elle est le facteur consensuel et, par conséquent, le fondement juridique, non seulement de l’opération de fondation, mais de l’existence même du corps constitué, puisque celle-ci s’explique par la fondation continuée. Comme nous ne prétendons point ici à des explications juridiques complètes, nous ne traiterons que de cet élément.

La manifestation de volonté commune, avec intention de fonder, suppose des déclarations de volonté multiples émanant de chacun des membres du groupe
fondateur ; elles peuvent être émises simultanément, comme aussi elles peuvent l’être séparément, par intervalles ; elles contiennent une volonté commune, qui est celle de fonder une certaine œuvre ou entreprise dont l’idée directrice est connue des fondateurs. Ces manifestations de volonté, ainsi faites en communion, forment un faisceau consensuel qui produit l’effet juridique voulu, c’est-à-dire qui opère juridiquement la fondation. Il y a deux choses à expliquer : l’effet juridique de fondation et la formation du faisceau consensuel.

L’effet juridique de fondation demande explication, aussi bien dans la fondation par volonté isolée que dans celle par volonté commune : comment des volontés individuelles peuvent-elles engendrer un corps social ? Il y a ici une disproportion entre la cause et l’effet qui surprend : la durée de l’institution dépassera de beaucoup la longévité des fondateurs et de leurs volontés. Il faut réfléchir que l’organisation en un corps social et la durée de l’institution ne sont pas uniquement imputables à la volonté des fondateurs primitifs, ils le sont aussi à la vertu propre de l’idée directrice de l’institution fondée ; elle ne cessera d’attirer à soi de nouveaux adhérents qui seront de nouveaux fondateurs en ce qu’ils continueront la fondation, à mesure qu’elle s’objectivera dans le milieu social. Les fondateurs primitifs semblent avoir fait plus qu’ils ne pouvaient parce qu’ils ont planté dans le milieu social une idée vivante qui, une fois plantée, s’y développe par elle-même. Ils n’ont pas fait autre chose que ce que font tous les jours les propriétaires planteurs de vignes ou de forêts qui certainement leur survivront et dont la valeur, grâce à la collaboration de la terre, deviendra singulièrement disproportionnée à leur effort. La justification de la liberté individuelle de fondation est du même ordre que celle du droit de propriété : on a le droit d’utiliser la collaboration spontanée du milieu social comme on a celui d’utiliser la collaboration de la terre. C’est pour des raisons politiques que l’Etat se montre trop souvent hostile à la liberté de fondation, il redoute la concurrence des corps spontanés ; nous n’avons pas le loisir d’entrer dans cet ordre de considérations.

La formation du faisceau des consentements dans la fondation par volonté commune, qui assure l’unité consensuelle de l’opération, demandera de plus longs développements. Trois facteurs concourent à la formation de ce faisceau : 1° l’unité dans l’objet des consentements ; 2° l’action d’un pouvoir ; 3° le lien d’une procédure.

L’unité dans l’objet des consentements est réalisée par l’idée de l’œuvre, puisque c’est elle qui est l’objet et qu’elle est une ; nous avons assez insisté sur la force d’attraction de cet objet. Il ne faudrait pas croire, cependant, que cette attraction soit suffisante et qu’ainsi les manifestations de volonté, avec intention de fonder, soient entièrement volontaires. C’est l’erreur dans laquelle tombent les auteurs allemands quand ils analysent la Vereinbarung, qui n’est pas autre chose que ce que nous appellerons volontiers la communion fondative, en un faisceau de consentements parallèles déterminés par la seule identité d’objet.

C’est toujours l’erreur contrat social et, en ce sens, le contrat social de Rousseau était déjà une Vereinbarung, car les contractants n’échangeaient point des consentements différents, mais émettaient des consentements parallèles ayant tous le même objet.

La vérité est que la formation du faisceau des consentements parallèles est pour partie l’œuvre d’un pouvoir et que le liber volui y est fortement nuancé de coactus volui.

Dans la fondation de l’Etat, qui se répète sous nos yeux à chaque révision de la constitution, l’action du pouvoir politique est évidente : d’abord, ce sont, de plus en plus, des organes gouvernementaux qui procèdent à la révision, de plus, ils y obéissent à une majorité politique. Dans la fondation des corporations particulières, associations, syndicats, sociétés anonymes, interviennent des délibérations d’assemblée générale des membres qui sont prises à une majorité déterminée et non pas à l’unanimité ; sans doute, les dissidents peuvent se retirer de l’entreprise, mais mille considérations les en empêchent en fait, et ces considérations signifient qu’une contrainte morale pèse sur eux. D’ailleurs, c’est un fait que, lors de la fondation d’une institution particulière, l’initiative est prise par un ou plusieurs meneurs qui s’emploient à faire jouer toutes sortes d’influences et qu’il est beaucoup de personnes qui, pour une raison ou pour une autre, ne peuvent pas refuser leur adhésion. L’intervention de l’élément pouvoir produit ici un double effet.

D’abord, il unifie les consentements ; même lorsque le pouvoir se manifeste par un vote majoritaire d’assemblée, on voit la minorité opposante accepter, contrainte et forcée, la décision de la majorité par le seul fait que ses membres ne se retirent pas de l’institution ensuite, les décisions prises présentent ce caractère de valoir par elles-mêmes juridiquement, ce qui est la marque des actes du pouvoir. Il en faut tirer cette conclusion que la « communion fondative » est une opération du pouvoir autant qu’une opération consensuelle, et que les fondateurs exercent un pouvoir. D’ailleurs, la fondation par volonté isolée est très nettement l’opération d’un pouvoir individuel analogue à celui du testateur, la liberté de fondation est un pouvoir privé, ce qui explique un peu les hésitations avec lesquelles l’Etat en admet l’existence.

A l’unité d’objet, à l’action d’un pouvoir, vient s’ajouter le lien d’une procédure. Ceci est l’élément formel extérieur nécessaire pour que l’opération fondative, malgré sa complexité et la succession de ses moments, obtienne l’unité d’un acte juridique. Les éléments internes de l’unité d’objet et de l’action du pouvoir n’y suffiraient pas. Du moment que les adhésions peuvent être successives, que des formalités variées peuvent s’échelonner, comme, par exemple, le versement du quart du capital souscrit, comme la vérification des apports, dans les sociétés anonymes, comme les réunions répétées d’assemblées, il faut que ces événements multipliés soient reliés par une procédure. Pour la période fondative des sociétés anonymes, cette procédure est prévue par la loi. Dans une brochure de 1906 intitulée « L’institution et le droit statutaire », d’ailleurs fort imparfaite, j’avais insisté sur le caractère « d’opération à procédure » que présente la fondation des institutions. Je n’insisterai pas davantage ici sur cet aspect du sujet.

De nouvelles précisions sollicitent maintenant notre attention. La fondation est une opération subjective ; les institutions corporatives naissent dans une crise de communion des volontés fondatives, au cours de laquelle l’idée de l’œuvre passe à l’état subjectif dans les consciences des adhérents ; aux développements que nous avons déjà fournis sur ce point nous avons à ajouter ceci : on peut conclure de cette crise subjective que la personnalité morale de l’institution naît en même temps que son organisation corporative, mais il serait excessif d’en conclure qu’elle précède et explique celle-ci. C’est l’erreur que commettent les partisans du système ultra subjectiviste quand ils expliquent la constitution de l’Etat par la volonté de la personne morale, et c’est aussi celle des commercialistes qui expliquent toute la procédure de fondation des sociétés anonymes par la volonté de personne morale de la société naissante.

Ces erreurs cachent une vérité, à savoir que l’idée de l’œuvre ou de l’entreprise existe dès le début et que c’est bien son levain qui fait lever la pâte, mais, dans ces débuts, elle ne peut encore être équipée en personne morale parce qu’elle n’a pas d’organes. En d’autres termes, il y a pétition de principe à croire que les organes d’une personne morale soient créés par la volonté de celle-ci, attendu que, jusqu’à ce qu’une personne morale ait des organes, elle n’a point de volonté.

La vérité est que l’organisation de la personne morale est créée du dehors par des fondateurs ; la crise de la fondation est subjective a parte condentium seulement ; lorsque la personne morale sera créée et qu’il s’agira de son gouvernement, alors les crises de communion auxquelles donnera lieu ce gouvernement seront subjectives a parte personæ conditæ.

S’il en était autrement, il n’y aurait point de différence entre le pouvoir constituant et le pouvoir gouvernemental.

II. En tout cas, la naissance des institutions corporatives résulte d’une opération juridique ; leur vie quotidienne va-t-elle donner lieu à des opérations du même ordre ?

La réponse ne fait pas doute, tous les actes par lesquels une institution corporative assure sa vie, délibérations d’assemblée, décisions de conseil d’administration, décisions du directeur, présentent un caractère juridique ; dans les institutions privées, ce caractère juridique est tiré des statuts ou du contrat d’association, et l’action en nullité de ces actes, s’il v a lieu, est statutaire ou contractuelle ; dans les institutions publiques et, notamment, dans l’Etat, le caractère juridique des décisions par lesquelles sont assurées la marche du gouvernement et celle de l’administration est tiré du pouvoir ; elles valent par le pouvoir qui les a prises et, en France, leur nullité est poursuivie par une action parfaitement adéquate, qui est le recours pour excès de pouvoir. L’analyse du droit public est ici plus exacte que celle du droit privé. Partout, même dans les corporations du droit privé, les décisions sont dues à un pouvoir ; elles mériteraient d’être isolées comme manifestations d’un pouvoir de décision et d’être soumises à la possibilité d’une sorte de recours pour excès de pouvoir.

III.

Bien que les institutions corporatives soient faites pour durer longtemps, elles sont périssables comme toutes les existences ; quelquefois leur mort est causée par des raisons internes de mauvaise organisation ou d’usure de l’idée, souvent aussi elle l’est par des accidents extérieurs, désaffection ou hostilité du milieu social. Cette mort se présente, en principe, sous forme d’acte juridique : ou bien les institutions sont supprimées par un pouvoir extérieur, tel le partage de l’Etat polonais au dix-huitième siècle, en vertu d’ententes entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, telle encore la suppression, par des lois révolutionnaires, des corps et communautés de la France de l’ancien régime, ou la suppression et la liquidation des congrégations religieuses non autorisées en vertu de la loi du 1er juillet 1901 ; ou bien les institutions se dissolvent d’elles-mêmes par une délibération de l’assemblée générale de leurs membres.

Ces suppressions ou dissolutions entraînent des conséquences juridiques en ce qui concerne la liquidation des biens. L’idée corporative a fait de grands progrès dans ce domaine depuis un siècle ; au début du dix-neuvième siècle, on n’hésitait pas à décider que les biens d’une institution corporative supprimée appartenaient à l’Etat et ce, en vertu des articles 539 et 713 du Code civil, sur l’attribution des biens sans maître ; actuellement, on admet que les statuts de l’institution puissent régler eux-mêmes le sort des biens, en cas de dissolution ou de suppression, ou qu’ils puissent confier à une assemblée générale des membres le soin de régler cette destination. Ainsi l’institution est admise à faire une sorte de testament juridique.

Ces brèves indications suffisent à notre dessein, qui est simplement de faire toucher du doigt le caractère profondément juridique de la naissance, de la vie et de la mort des institutions et non point d’aligner des détails complets sur chacun des actes du drame.

III.

Des développements assez complexes qui précèdent, on pourrait tirer des conclusions nombreuses.

Nous nous bornerons à trois, dont l’une concernera le fondement de la continuité dans la société, dans l’Etat et dans le droit, dont la seconde concernera la réalité de la personnalité morale et de la personnalité juridique, et dont la troisième concernera le rôle secondaire de la règle de droit.

I.

C’est bien du côté des institutions corporatives, dont fait partie l’Etat, et du côté de l’opération de fondation de ces institutions, que doit être cherché le fondement de la continuité dans les choses sociales. Les institutions corporatives, tant qu’elles vivent, et qu’elles assurent en elles et autour d’elles la continuité de leur idée directrice et de son action, tant d’une façon objective que d’une façon subjective, soutiennent et maintiennent autour d’elles, par leur pouvoir, toutes les situations juridiques qui doivent durer. Comme elles-mêmes doivent l’existence à une opération de fondation qui se répète et se continue, c’est à l’amalgame des trois éléments de l’opération de fondation : l’idée directrice, le pouvoir, les manifestations de communion consensuelles, éléments qui se retrouvent dans l’institution elle-même, que sont dues la durée et la continuité. On peut établir les équations suivantes : 1° continuité égale institution et fondation ; 2° institution et fondation égalent : idée directrice, pouvoir, communion consensuelle.

II.

Chemin faisant, nous avons constaté la réalité des personnes morales en observant le caractère naturel des phénomènes d’incorporation et de personnification des institutions ; la portée de cette première observation a été renforcée par cette seconde, à savoir que, si l’incorporation réalisait pour l’idée directrice de l’institution une continuité objective, la personnification réalisait à son tour une continuité subjective de cette même idée, dont les effets venaient s’ajouter. Il paraît impossible de pousser plus loin la démonstration de la réalité de la personnalité morale et, quant à celle de la personnalité juridique, elle en découle, car elle n’est qu’une retouche et une stylisation de la personnalité morale et, par conséquent, elle repose sur le même fond de réalité.

III.

Enfin le rôle secondaire de la règle de droit dans l’ensemble du système juridique me paraît résulter de ces développements. Le fait significatif que nous avons signalé plus haut, à savoir que les règles de droit, en tant qu’idées directrices, n’ont pas assez de vie pour organiser autour d’elles une corporation qui leur soit propre et en laquelle elles s’expriment, prouve assez qu’elles sont inférieures aux idées directrices qui ont eu assez de vie pour s’incorporer.

Cette comparaison saisissante ramène notre attention vers cette vérité, vieille comme le monde, que les éléments importants, dans le système juridique, ce sont les acteurs juridiques, les individus d’une part, les institutions corporatives de l’autre, parce qu’ils sont les personnages vivants et créateurs, tant par les idées d’entreprise qu’ils représentent, que par leur pouvoir de réalisation ; quant aux règles de droit, elles ne représentent que des idées de limite au lieu d’incarner des idées d’entreprise et de création.

Dans un monde qui veut vivre et agir, tout en conciliant l’action avec la continuité et la durée, les institutions corporatives, de même que les individus, sont au premier plan, parce qu’ils représentent à la fois l’action et la continuité ; les règles de droit au second, parce que, si elles représentent de la continuité, en revanche, elles ne représentent pas de l’action.

L’erreur de Léon Duguit, quand il a édifié son système de droit objectif, a été de miser sur le droit objectif, a été de miser sur la règle de droit. Le véritable élément objectif du système juridique c’est l’institution ; il est vrai qu’elle contient un germe subjectif qui se développe par le phénomène de la personnification ; mais l’élément objectif subsiste dans le corpus de l’institution et ce seul corpus, avec son idée directrice et son pouvoir organisé, est très supérieur en vertu juridique à la règle de droit. Ce sont les institutions qui font les règles de droit, ce ne sont pas les règles de droit qui font les institutions.

Réduisons aux plus justes proportions la portée de ce mémoire. Il est intitulé « essai de vitalisme social » et c’est là toute sa prétention. Les idées directrices, d’une objectivité saisissable puisqu’elles passent d’un esprit à un autre sans perdre leur identité et par leur propre attraction, sont le principe vital des institutions sociales, elles leur communiquent une vie propre séparable de celle des individus, dans la mesure où les idées elles-mêmes sont séparables de nos esprits et réagissent sur eux.

Nous n’allons pas au-delà de la constatation de ce phénomène ; nous nous interdisons de rechercher si, à l’objectivité phénoménale des idées, correspond une réalité spirituelle substantielle ; il serait, certes, important de le savoir, car certaines idées pourraient avoir plus de réalité que les autres et être aussi plus proches de la vérité.

Cette recherche du réel substantiel est du ressort des philosophes. Depuis Georges Dumesnil, dont la thèse sur le Rôle des concepts remonte à plus de trente ans, il en est qui travaillent le problème du réalisme des idées sur de nouvelles données.

Nous attendons d’eux la construction métaphysique de cette physique qu’est le vitalisme des institutions sociales (V. Jacques Chevalier, L’idéalisme français au dix-septième siècle, Annales de l’Université de Grenoble, 1923).

Présentation de l’article
« La théorie de l’Institution
& de la Fondation (essai de Vitalisme social) »

Julia Schmitz
Docteure en droit public,
Université Toulouse I Capitole, Institut Maurice Hauriou

& M. le pr. Jean-Gabriel Sorbara,
Université Toulouse I Capitole,
Institut M. Hauriou

C’est par cette synthèse écrite en 1925 que le doyen Hauriou nous présente la construction théorique à laquelle il est parvenu au terme d’une longue réflexion et qui constitue l’axe central de sa pensée juridique. La théorie de l’institution constitue en effet le fil rouge de son œuvre, en maturation dès ses premiers écrits sur l’histoire du droit et la science sociale, formalisée dans un article de 1906, systématisée comme une théorie générale du droit et de l’Etat dans ses deux éditions des Principes de droit public de 1910 et 1916, parachevée dans la dernière édition de son Précis de droit constitutionnel[3]. La cohérence de nombre de ses conceptualisations, comme la gestion administrative, la décision exécutoire, la puissance publique, la souveraineté de gouvernement et de sujétion ou encore la personnalité morale, est révélée par cette théorie.

Objet d’interprétations contradictoires, elle semble relever d’une hésitation ou plutôt d’une « oscillation » théorique[4]. Elle est en effet traversée d’influences multiples et se situe dans un contexte historique particulier pour la science juridique, tiraillée, au tournant du XXe siècle, entre des paradigmes scientifiques contradictoires : le positivisme scientifique et l’idéalisme. Hauriou apparaît à la fois comme un juriste sociologue, fondant son étude du droit sur l’observation de la matière sociale, et un juriste spiritualiste analysant le droit à travers un prisme de valeurs transcendantes.

Tout en étant pénétrée de perspectives contradictoires, la théorie de l’institution offre une rupture méthodologique et une ouverture doctrinale. Elle repose sur une démarche critique que Hauriou qualifie de vitaliste, s’épanouissant dans une théorie du droit public. La théorie de l’institution peut ainsi être identifiée par ce qu’elle rejette et déconstruit en mettant en œuvre une nouvelle méthode d’analyse du phénomène juridique (I). Sa pertinence et son originalité se mesurent au regard de ce qu’elle propose pour la science juridique, à savoir une nouvelle théorie du droit et de l’Etat (II).

I. La théorie de l’institution : méthode critique de la science juridique

La théorie institutionnelle consiste en premier lieu à adopter une nouvelle méthode d’analyse, permettant d’aller « au fond des choses » [p. 147]. Méthode d’exploration du phénomène juridique, elle recherche ses fondements véritables, pour le saisir dans son intégralité et son mouvement. Elle met en œuvre une méthode particulière, à la fois plurielle, utilisant les sciences historique, sociologique ou psychologique, et temporelle, réalisant une généalogie du phénomène juridique. L’invitation à la pluridisciplinarité en fait une entreprise réaliste, à la recherche des fondements sociaux et historiques du phénomène juridique pour ne pas reléguer « hors du droit les fondements du droit » (p. 151).

Les institutions juridiques étant de la « catégorie du réel »[p. 147], elle rejette les théories du contrat social qui fondent le collectif sur un lien fictif et consensuel. Elle tient ainsi compte de l’élément du pouvoir, omniprésent dans la société, qui n’est pas la force pure nous dit Hauriou, mais un pouvoir de domination accepté. En effet, l’institution est la réalisation d’une idée d’œuvre par un pouvoir de gouvernement organisé, lequel est une énergie d’entreprise, l’élément moteur du processus institutionnel. La théorie de l’institution est aussi une démarche objectiviste, rejetant les théories subjectivistes qui enferment le droit dans les manifestations de la volonté individuelle et en font un produit de la volonté de la personnalité juridique étatique. Contre cette identification, Hauriou constate que la coutume ne peut être identifiée comme le produit de la volonté de l’Etat et rappelle que ce dernier, en tant qu’organisation collective du pouvoir, n’a pas toujours existé pour générer le droit. Mais la théorie de l’institution n’adhère pas non plus à l’objectivisme absolu de Duguit qui fait de la règle de droit objective issue du milieu social, le centre générateur du phénomène juridique. Plus précisément, la méthode institutionnelle ouvre une perspective dialectique, tenant compte de la présence simultanée du droit subjectif, composé de la personnalité juridique, des droits subjectifs et des actes juridiques, et du droit objectif composé de la « masse des lois, des règlements et des coutumes » [p. 148].

Pour parvenir à cette dialectique, Hauriou fait appel à la psychologie pour expliquer que les situations juridiques générées par le phénomène institutionnel sont des objets qui « habitent en nous » [p. 148]. La volonté consciente produit le droit subjectif, l’inconscient est le siège du maintien du droit objectif. Le phénomène juridique est donc un phénomène complexe, passant par différents états, à la fois objectifs et subjectifs. Et l’institution corporative, matrice du phénomène juridique est ainsi un corpus « psycho-physique » [p. 153], donnant lieu à des phénomènes d’incorporation et de personnification, liés à la réalisation d’une idée d’œuvre. C’est l’idée directrice de l’institution qui lui fournit une individualité et une continuité objectives lui permettant de durer dans le milieu social et les consciences individuelles. En faisant de l’idée l’objet et le sujet des institutions, Hauriou donne à sa théorie une dimension jusnaturaliste, fondée sur l’idéalisme platonicien et le dogme chrétien. Les idées ont en effet selon lui un caractère foncièrement objectif, puisqu’« il n’y a pas de créateurs d’idée, il y a seulement des trouveurs » [p. 155] et sont capables de provoquer l’action des individus. Mais il semble également initier une analyse plus réaliste de la représentation des rapports sociaux. L’idée d’œuvre, produit des représentations mentales individuelles et collectives, peut désigner ce que nous appelons aujourd’hui une idéologie ou une représentation symbolique, ce que Hauriou appelle « une mystique qui entraine les foules » (p. 160).

D’ailleurs, il entendait bien fonder une « Ecole du droit représentative », puisque le phénomène juridique, dit-il, ne nous est intelligible que par « l’intermédiaire des concepts qui se présentent à nous. Nous sommes donc bien obligés, pratiquement, de nous établir dans le représentatif »[5]. En effet, le doyen toulousain rejette le concept durkheimien de conscience collective et utilise une méthode comparative entre la psychologie sociale et la psychologie individuelle s’inspirant de Tarde[6], pour montrer que ce sont bien des volontés individuelles qui « s’émeuvent au contact d’une idée commune et qui, par un phénomène d’interpsychologie, ont le sentiment de leur émotion commune » [p. 158]. Et il précise, en conclusion de son analyse, que l’objectivité des idées ne relève pas d’une « réalité spirituelle substantielle » mais d’une objectivité purement « phénoménale ». Il s’interdit lui-même de chercher la vérité des idées et refuse de s’engager dans une perspective métaphysique qu’il laisse aux philosophes, s’en tenant à une « physique » [p. 174] du vitalisme des institutions sociales. L’analyse institutionnelle accepte ainsi le postulat de la complexité pour se saisir simultanément des trois dimensions du phénomène juridique. Celui-ci est à la fois un phénomène factuel, issu de la réalité sociale, un phénomène axiologique, véhiculant des valeurs, et un phénomène normatif, générant des règles de droit. Il est un objet pluriel, passant par différents états, saisi par des savoirs multiples.

Mais revenons à cette notion de vitalisme qui, comme l’indique le sous-titre de cet essai, caractérise la démarche générale adoptée par la théorie de l’institution. Le vitalisme renvoie tout d’abord à la théorie biologique qui appréhende le corps comme un organe physico-psychique animé par une idée directrice. Hauriou reprend cette analyse pour faire de l’idée d’œuvre le « principe vital » des institutions sociales. Le vitalisme renvoie surtout à la conception bergsonienne de l’élan vital qui dirige et organise la matière, permettant d’appréhender la complexité du phénomène vivant, en termes de durée et d’action[7]. L’idée d’œuvre est bien cet élan vital qui transforme les états de fait en états de droit et qui se réalise dans la durée, de manière indéterminée et virtuelle, comme une création continuelle. La théorie de l’institution adopte ainsi une perspective temporelle puisque « les institutions représentent dans le droit, comme dans l’histoire, la catégorie de la durée, de la continuité » [p. 147]. L’institution n’est pas une chose donnée une fois pour toutes, mais constitue un processus d’institutionnalisation qui s’inscrit dans la durée, généré par une fondation juridique, générant du droit. Pour expliquer ce processus, Hauriou distingue un principe d’action qu’il attribue aux institutions-corps qui se personnifient et possèdent une capacité instituante, et un principe de limitation qu’il attribue aux institutions-choses qui désignent les règles de droit et sont instituées. Une fois « le terrain déblayé » par la déconstruction des théories contractualistes et subjectivistes, la « véritable assiette » [p. 147] de la théorie de l’institution est mise en avant. Contre les systèmes subjectiviste et objectiviste qui prennent « l’action pour la durée » ou « la durée pour l’action » [p. 151], le processus institutionnel articule les deux termes, l’action instituante devenant durée instituée.

II. La théorie de l’institution : nouvelle théorie du droit et de l’Etat

Affirmant qu’on ne « détruit que ce qu’on remplace »[8], le doyen toulousain systématise sa propre théorie du droit et de l’Etat à travers la description du phénomène institutionnel. La théorie de l’institution constitue à la fois une approche renouvelée du droit et de l’Etat, mais également une approche modélisée de l’Etat de droit.

L’originalité de cette théorie réside dans le dépassement des thèses normativistes qui identifient le droit à la norme. Elle bouleverse en particulier les présupposés de la conception duguiste, fondant l’ordre juridique sur la seule règle de la solidarité sociale[9]. L’objectif de la théorie de l’institution est ainsi de démontrer que « la fondation des institutions présente un caractère juridique et qu’à ce point de vue les fondements de la durée juridique sont eux-mêmes juridiques ». Ainsi, la naissance, l’existence et la mort des institutions font partie du phénomène juridique. Fondée pour durer, la « fondation continuée » de l’institution-corps réalise un renversement de l’ontologie juridique. Le droit ne se résume pas à la norme, mais constitue un ensemble plus large, comprenant les institutions-corps, c’est-à-dire les groupements collectifs, et les « institutions-choses », c’est-à-dire les règles de droit. Les normes appartiennent au phénomène juridique en tant que « limites transactionnelles imposées aux prétentions des pouvoirs individuels et à celles des pouvoirs des institutions », en tant qu’« éléments de réaction, de durée et de continuité » [p. 150 et s.], permettant de faire durer les institutions corporatives. Elles n’ont pas de capacité d’action et ont besoin des institutions-corps pour être créées et mises en œuvre. Hauriou conclut en insistant sur « le rôle secondaire de la règle de droit dans l’ensemble du système juridique » [p. 172] et met au premier plan les institutions corporatives : « ce sont les institutions qui font les règles de droit, ce ne sont pas les règles de droit qui font les institutions » [p. 173]. L’institution corporative est bien cette nouvelle « figure juridique fondamentale »[10], le centre de la juridicité. Une fois saisi dans sa fondation juridique, l’ordre institutionnel sécrète des règles de droit. Mais si la production de normes n’est qu’un moment de l’institution, elle constitue un moment crucial, puisque la distinction de la norme instituée et du pouvoir instituant permet de penser la limitation de ce dernier. La théorie de l’institution accorde ainsi une place de premier plan aux phénomènes collectifs, acteurs premiers du droit, dont elle analyse l’opération de leur fondation concrète, la constitution objective de leur corpus qui tend à la personnification. Elle est ainsi une théorie du pluralisme institutionnel et juridique. En effet, par cette analyse objective et temporelle de l’Etat, Hauriou le saisit comme une institution corporative composite, dans son pluralisme fondateur et non dans son unité souveraine. A côté de l’Etat, la théorie institutionnelle reconnaît l’existence de groupes, associations, sociétés anonymes, syndicats… capables de générer du droit et en concurrence avec l’Etat. Ce faisant, il réintègre dans le droit l’ensemble des pratiques sociales qui naissent spontanément des différents corps sociaux. Cette prise en compte du droit spontané invite à une conception complexe de la normativité, capable de penser la multiplicité des sources du droit. L’institution est une source première du droit, à côté du contrat et de la loi, permettant de penser le système juridique non plus en termes d’ordre et de hiérarchie, mais en termes de désordre et de pluralisme, saisissant ensemble le public et le privé, le national et le local ou le national et l’international. Mais, l’Etat est le modèle privilégié pour élaborer la théorie de l’institution qui, en retour, le légitime.

L’idée d’œuvre, élément premier de l’institution, est définie comme un principe directeur interne aux institutions, contenant un « élément de plan d’action et d’organisation en vue de l’action », distincte du but de l’institution qui ne vise que le résultat et non les moyens, distincte de sa fonction, car contenant une part d’indéterminé. Cette conception convient parfaitement à l’analyse de l’Etat libéral, permettant d’articuler de manière dialectique le service public et la puissance publique. C’est ainsi que l’idée d’œuvre de l’Etat est pour Hauriou un « protectorat d’une société civile nationale, par une puissance publique à ressort territorial, mais séparée de la propriété des terres, et laissant ainsi une grande marge de liberté pour les sujets » [p. 153]. Le pouvoir de gouvernement, autre élément déterminant de l’institution, s’organise de deux manières ; par une séparation des pouvoirs et par la mise en place d’un régime représentatif. Hauriou distingue trois pouvoirs présents dans le régime parlementaire, « le pouvoir exécutif qui a la compétence intuitive de la décision exécutoire, le pouvoir délibérant qui a la compétence discursive de la délibération et le pouvoir de suffrage celle de l’assentiment » [p. 156]. C’est par cette séparation des pouvoirs, nous dit Hauriou, que la compétence prend le pas sur le pouvoir de domination. Ce constat le conduit à repenser l’équilibre de la Nation et du gouvernement, contre l’analyse rousseauiste. Le peuple n’est pas un pouvoir de gouvernement qui délègue son pouvoir, mais un pouvoir d’assentiment organisé en corps électoral. Il distingue ainsi l’existence d’un pouvoir minoritaire de domination, le pouvoir gouvernemental, contrôlé a posteriori par un pouvoir majoritaire d’assentiment, les électeurs. Le régime représentatif permet quant à lui de mettre au service du corps l’action du pouvoir de gouvernement, car celui-ci, en tant que force d’action, peut ne pas toujours se conformer à l’idée d’œuvre, mais l’ascendant continu assuré par celle-ci permet de le plier de le limiter. Enfin, les manifestations de communion des membres du groupe donnent à l’institution une fondation et une durée consensuelles. L’opération de fondation repose en effet sur un « faisceau consensuel » [p. 168] qui est juridique en raison de « l’unité dans l’objet des consentements », c’est-à-dire dans l’idée d’œuvre commune. Mais ce consensus, précise Hauriou, n’est pas absolu comme l’ont pensé les théories allemandes du vereinbarung et la théorie du contrat social de Rousseau. Les volontés ont besoin d’être agrégées par l’action même du pouvoir et l’institution repose sur un « liber volui fortement nuancé par un coactus volui » [p. 169]. Cette théorie permet ainsi de lire le processus de formation de la majorité parlementaire, ainsi que l’adhésion de la minorité aux règles du jeu institutionnel politique. Ces manifestations de communion étant « dirigées par les organes du pouvoir et réglées par des procédures » [p. 152], Hauriou puise des exemples dans les procédures d’assemblée et de vote du régime parlementaire. Les procédures, assurant la continuité formelle de la vie institutionnelle, permettent ainsi à cette opération fondative complexe qui repose sur la manifestation de différents actes de volonté, d’avoir « l’unité d’un acte juridique » [p. 170]. L’« élasticité du pouvoir » (p. 165) ainsi obtenue permet de prolonger les effets des manifestations subjectives de volonté et de les agréger, pour réaliser une continuité juridique. Acquérant une continuité subjective, l’institution étatique peut alors s’obliger, engager sa responsabilité et s’exprimer en sécrétant des normes de droit disciplinaire et statutaire. Ainsi, si le pouvoir de domination implique une contrainte sur les individus membres, il engendre aussi une séparation des pouvoirs et attire à lui des phénomènes de consentement, car, pour durer, toute institution doit recueillir l’adhésion des membres du groupe, gouvernés ou administrés. Hauriou prend également le modèle de l’Etat pour illustrer le triple mouvement d’élaboration du processus institutionnel. Le régime représentatif réalise un premier travail d’intériorisation et d’incorporation, par lequel les organes de gouvernement agissent dans le cadre de l’idée directrice et donne à l’institution son individualité objective. Les manifestations de communion, réalisent un second travail d’intériorisation donnant lieu à la personnification de l’institution, qui n’est autre que l’apparition de la « liberté politique » [p. 162]. L’Etat devient une institution légitimée par l’idée d’œuvre qui le soutient, l’exercice équilibré et consensuel de son pouvoir, et le droit qu’il sécrète.

La théorie de l’institution met ainsi en œuvre une analyse vitaliste inscrivant le droit et l’Etat dans un ordre temporel, pour comprendre leurs rapports et la formation de l’Etat de droit. Le problème fondamental du droit public consiste en effet pour Hauriou à savoir comment la force de domination gouvernementale agit puis se refroidit, limitée par les situations juridiques objectives qu’elle a elle-même créées. D’une théorie visant à analyser l’Etat réel, la théorie de l’institution construit un Etat légitime. Hauriou mêle ainsi dans sa théorie le donné et le construit, considérant qu’« à mesure que la science sociale prend connaissance de son objet, elle le modifie »[11]. La science juridique n’est-elle pas pour le doyen toulousain une « science de la conduite » des mouvements sociaux[12] ?


[1] Cette analyse de la continuité subjective de la personnalité corporative m’a été suggérée par un travail remarquable de M. Jacques Chevalier, professeur de philosophie à l’université de Grenoble, sur le continu et le discontinu, que je lui suis très reconnaissant de m’avoir communiqué et qui se trouve reproduit dans les mémoires de l’Aristotelian Society, supplementary volume IV, Londres, 1924, p. 170-196.

[2] Il me parait maintenant qu’il y a un autre élément de continuité dans la conscience intuitive des membres de l’élite, conscience qui ne se produit pas par crises périodiques, mais qui est réellement continue (note de 1928).

[3] « L’histoire externe du droit », Revue critique de législation et de jurisprudence, 1884, p. 5 et s. ; Leçons de science sociale. La science sociale traditionnelle, Paris, Larose, 1896 ; Leçons sur le mouvement social, Paris, Larose, 1899 ;« L’institution et le droit statutaire », Recueil de législation de Toulouse, 1906, p. 134 et s. ; Principes de droit public, 1ère éd., Paris, Larose et Tenin, 1910, 2e éd., 1916 ; Précis de droit constitutionnel, 2e éd., Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1929.

[4] Mazeres Jean-Arnaud, « La théorie de l’Institution de Maurice Hauriou ou l’oscillation entre l’instituant et l’institué » in Mélanges Mourgeon, Bruylant, 1998, p. 244, note 12.

[5] Leçons sur le mouvement social, op. cit., p. 133 et 136.

[6] Les lois de l’imitation, étude sociologique, Paris, Alcan, 1890.

[7] Bergson Henry, L’évolution créatrice ; 1907.

[8] « Le point de vue de l’ordre et de l’équilibre », Recueil de législation de Toulouse, 1909, p. 76.

[9] Hauriou contestera également la doctrine de Kelsen, dont il redoute que « le joug soit pour le droit pire que celui de la théologie », Précis de droit constitutionnel, op. cit., p. 11.

[10] Principes de droit public, 2e éd., op.cit., Introduction, p. XIX.

[11] La science sociale traditionnelle, op. cit., p. 27 et s .

[12] Leçons sur le mouvement social, op. cit., p. 165.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Jaurès & la liberté de conscience (par le pr. Patrick Charlot)

Voici la 65e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui de l’article de M. le professeur Patrick CHARLOT consacré à la liberté de conscience chez Jaurès et publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).

Volume IV :
Jean Jaurès

& le(s) droit(s)

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes
Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz

– Nombre de pages : 232
– Sortie : mars 2020
– Prix : 33 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-44-5
/ 9791092684445
– ISSN : 2272-2963

Jaurès
& la liberté de conscience

Patrick Charlot
Professeur de droit public
à l’Université Bourgogne-Franche-Comté

Question de méthode… en guise de préliminaire, il ne faut jamais oublier que, lorsque l’on traite de ce que l’on peut appeler « libertés publiques », on s’intéresse avant tout à la vision de la société que l’on souhaite et à la place que celle-ci va consacrer aux individus, dans leurs rapports entre eux mais aussi, et surtout, dans leurs rapports avec le Pouvoir. Une telle réflexion ne saurait donc s’épuiser dans la description des mécanismes juridiques, ceux-ci ne constituant que de simples moyens de mettre en place une idéologie tendant à assurer, dans la tradition libérale issue, entre autres, de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, une sphère privée dans laquelle l’Etat ne peut s’immiscer qu’avec parcimonie. Parmi les libertés publiques, il n’est guère besoin de souligner l’importance que revêt la liberté de conscience. Pour Jaurès aussi, elle est l’objet d’une attention toute particulière en ce sens où, nous le verrons, elle est une composante essentielle de sa conception du socialisme. Mais il ne faut évidemment jamais oublier que le regard qu’il porte à cette liberté n’est en aucune façon celui d’un juriste. L’appréhension qu’il a du droit, et de cette liberté, est tout à la fois (et c’est aussi ce qui fait son originalité), celle d’un philosophe, d’un historien, d’un socialiste et d’un homme politique. Et, il faut bien l’admettre, la tentative de définition et de délimitation qu’il va donner à la liberté de conscience est souvent influencée par les combats politiques qu’il mène à différentes périodes de sa vie, le plus important pour notre sujet étant évidemment celui pour la laïcité et la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Pour preuve, elle conduit à restreindre véritablement le champ de la liberté de conscience puisqu’elle ne consiste, selon lui, que dans « le droit pour chacun de penser et d’agir comme il lui plaît, dans les différents choses de la religion[1]». Cette liberté, selon Jaurès, semble donc être circonscrite à la liberté religieuse, ne consistant (ce qui n’est déjà pas rien) qu’en la liberté de ne pas être inquiété pour ses opinions religieuses et, évidemment, dans la liberté de ne pas adhérer à des conceptions et opinions religieuses.

On ne peut se contenter d’une conception aussi restrictive, peut-être applicable à l’époque (et encore…) qui conduirait à faire l’impasse sur de nombreux autres problèmes. Il nous semble nécessaire de retenir une définition plus large de cette liberté, inspirée par les juristes modernes, seule à même de permettre de comprendre la complexité de la pensée de Jaurès sur cette question. Pour Frédéric Sudre, par exemple, la liberté de conscience se confond quasiment avec la liberté de pensée, c’est-à-dire, garantissant à l’individu une parfaite indépendance spirituelle. Elle se décompose ainsi en deux éléments ; le droit d’avoir des convictions et le droit de manifester ses convictions. Ainsi caractérisée, elle regroupe tout à la fois la liberté d’opinion et la liberté d’expression[2]. Une telle définition nous permet donc de saisir la pensée de Jaurès sur cette question bien au-delà de la simple sphère religieuse. On ne saurait pour autant tomber dans l’anachronisme juridique. En effet, évoquer une liberté n’a guère de sens si cette dernière n’est pas garantie, opposable aux tiers ou à l’Etat, et protégée par un juge. Or il est permis de s’interroger, à l’époque de Jaurès, sur la protection accordée à cette liberté. Quel est le corpus juridique permettant d’assurer cette liberté ? Les seuls textes pouvant être visés (et notre auteur le fait régulièrement) sont bien les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi et La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Or cette Déclaration est dépourvue de toute portée juridique sous la IIIe République et ne peut donc pas être invoquée devant un juge pour protéger, par exemple, la liberté de conscience qui pourrait être mise à mal. Pour la doctrine juridique majoritaire, représentée, entre autres, par Raymond Carré de Malberg, ce texte n’est tout au plus qu’une simple déclaration morale, philosophique, mais, qui par son flou et son absence d’incorporation dans les textes constitutionnels, ne saurait produire de quelconques droits subjectifs.

A la suite de ces mises au point, comment appréhender la place de la liberté de conscience dans les écrits de Jaurès ? Telle que nous l’avons définie préalablement, elle irrigue finalement toute son œuvre, sans pour autant que nous cherchions à la trouver partout. En effet, tout le socialisme jaurésien en découle. Cette liberté apparaît ainsi, pour lui, comme un principe cardinal, si ce n’est un principe matriciel. Sa conception philosophique du socialisme, qui est relativement originale à l’époque, le conduit à voir dans la liberté de conscience une liberté absolue, sans laquelle la société nouvelle ne pourra jamais voir le jour (1ère partie). Elle paraît ainsi constituer l’alpha et l’oméga de son socialisme. Mais le lecteur nous permettra de nuancer ce propos. Qu’il n’y voit pour autant aucune volonté de malice ou de commettre un crime de « lèse-Jaurès ». Les épreuves politiques auxquelles le grand tribun a été soumis nous amènent à penser que la position philosophique est bien difficile à tenir en face de certaines circonstances. Et nous voudrions montrer, à travers quelques exemples, que le réalisme politique a conduit Jaurès à accepter des restrictions qui nous paraissent gênantes à cette conception absolue de la liberté de conscience (2e partie). Sans tomber dans une opposition facile entre l’idéal et le réel, entre la mystique et la politique, il est des épisodes que l’on ne peut passer sous silence.

I. Une liberté absolue, fondée philosophiquement

Il n’est évidemment pas question ici de revenir sur le socialisme jaurésien. Fruit d’une synthèse mêlant à la fois, entre autres les utopistes français, Marx et Benoît Malon, la culture encyclopédique de Jaurès le conduit à une approche originale où l’individu ne va pouvoir s’épanouir que dans la communauté, sans pour autant disparaître. L’individu est donc l’objet essentiel de ce socialisme, et va donc, en tant que tel, pouvoir jouir de manière absolue de cette liberté de conscience (A). De même, l’utilisation que fait Jaurès de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, assez singulière pour l’époque, lui permet de consacrer de manière indiscutable la dite-liberté.

A. Une conséquence de sa vision originale du socialisme.

Le caractère absolu de la liberté en question découle de la place de l’Individu dans la pensée jaurésienne. La communauté, la société, ne doivent en aucun l’absorber, mais, au contraire, celles-ci sont l’outil qui doit lui permettre, d’accéder, selon le titre de l’ouvrage de Benoît Malon, au « socialisme intégral ». Cette tentative de conciliation entre « l’Un » et le « Tout » est une des originalités de ce socialisme porté par Jaurès, que Georges Lefranc a si bien décrit dans son « Jaurès et le socialisme des intellectuels[3] ». Il faut insister, pour cet aspect, sur l’influence qu’a pu avoir sur Jaurès Lucien Herr. Sans insister sur le bibliothécaire de l’Ecole Normale Supérieure devenu légendaire, on sait, par Charles Andler et Léon Blum[4], quel rôle il a pu jouer dans la prise de conscience socialiste de Jaurès, alors « simple » républicain. Mais on ne peut qu’être frappé par l’analogie entre le socialisme jaurésien et les rares écrits connus de Lucien Herr, et plus particulièrement les fragments manuscrits d’un texte, rédigé sous forme d’aphorismes, intitulé « Le progrès intellectuel et l’affranchissement. Le progrès en conscience et en liberté[5] », daté de 1888. La conscience … le concept est fondamental dans cette volonté d’appliquer l’hégélianisme au socialisme, produisant finalement ce qu’on peut qualifier schématiquement de « socialisme idéaliste ». Il nous paraît nécessaire de le résumer rapidement afin de comprendre ce que Jaurès a pu en retenir, plus particulièrement pour le sujet qui nous intéresse. On peut ainsi trouver une autre définition de ce que peut être la liberté de conscience dans un des aphorismes de Herr : « l’insurrection, la révolte, c’est-à-dire en langage simple, l’examen et la critique, est un devoir non seulement dans les cas exceptionnels et graves, mais toujours[6] ». La conscience et son libre exercice semblent donc être la condition sine qua non du changement social et politique. L’esprit critique et la possibilité d’exprimer cette critique sont indissociables de l’affranchissement. Le socialisme, qui doit accomplir cette libération de l’individu, peut ainsi se résumer en trois concepts, que Jaurès n’aura de cesse de revendiquer (y compris et surtout lors des débats sur la loi de 1905) : « Immanence (négation de la vérité supra-humaine), autonomie (affranchissement à l’égard des servitudes passées et des transcendances), rationalisme (autonomie intellectuelle[7]». Cet appel à la raison peut certes prêter à sourire par son optimisme, mais il est consubstantiel de ce « socialisme individualiste » dont se prévaut Jaurès. C’est bien en ce sens que ce socialisme doit être intégral, en libérant l’homme de toutes ses entraves. La liberté de conscience est donc bien le fondement de cette doctrine. Seul l’Homme libéré de tous les soleils illusoires pourra produire une société autonome (au sens de Herr et, plus, tard, de Castoriadis). Il en résulte donc un primat de l’Individu qui doit être respecté en tant que tel (on peut sans doute rattacher à cette conception l’engagement de Jaurès aux côtés de Dreyfus), et bien souvent, évidemment, sans tenir compte de son appartenance sociale. Ce socialisme se résume finalement dans l’idée de Justice et le respect de la personne. Ses positions vis-à-vis de la religion peuvent aussi s’entendre et s’expliquer à travers de ce prisme. La définition qu’il donne de la liberté de conscience (cf. note 1), bien que datée de 1889, nous semble aussi pertinente lors de ses prises de positions datant du début du XXe siècle, lorsque la question de la laïcité fait rage. Même si ses combats contre l’Eglise et la religion sont très violents, il ne nous paraît pas toujours partager les postures ultra-laïcardes d’un Combes. Dans une mise au point toute en nuances, lorsqu’il doit affronter la polémique naissante sur la communion de sa fille, en 1901, il reprend finalement sa conception de 1889 : il faut avant tout respecter les convictions individuelles, y compris celle de sa femme qui finalement souhaitait pour sa fille ce sacrement. Et faire confiance en la Raison ; « La vie et la liberté, ces grandes éducatrices, auront le dernier mot. L’enfant, habitué peu à peu à se gouverner lui-même dans l’ordre de la conscience, continuera ou abandonnera la tradition religieuse (…) Le droit de l’enfant, c’est d’être mis en état, par une éducation rationnelle et libre, de juger peu à peu toutes les croyances et de dominer toutes les impressions premières reçues par lui[8] ». C’est concrètement un appel à la neutralité, qui n’est pas sans annoncer, selon nous, une certaine conception de la loi de 1905, en y voyant aussi un principe de neutralité de l’Etat, qui n’a pas à se mêler de la sphère privée, tant que celle-ci reste privée.

Cette liberté de conscience, on le voit avec cet épisode familial, ne peut s’exercer que grâce à une éducation intégrale, totale, afin de donner à tous les moyens de se forger leurs propres jugements. D’où évidemment l’importance de l’école républicaine, seule à même, selon lui, de susciter les doutes et les questions. Mais, au-delà, il y a, par exemple chez Herr, et cette conception est aussi partagée par Jaurès[9], une véritable mission qui est confiée aux intellectuels en vue justement de préparer cette libération totale. La conscience doit quelquefois être aidée afin de pouvoir s’exercer librement. Herr, par exemple, a des développements surprenants pour quelqu’un qui est socialiste : « L’homme moyen n’est qu’un immense facteur de conservatisme, de traditions subies (…) d’idées impuissantes à organiser, à transformer le contenu confus et désordonné de sa conscience et de son inconscient[10] ». C’est à l’intellectuel, celui qui applique sa pensée critique au milieu qui l’entoure, d’introduire l’idée, qui doit ensuite être assimilée par l’individu (et non par la masse). Le rôle de l’intellectuel (socialiste) consiste à doter l’individu d’une véritable « arme » intellectuelle, qui, quasiment à elle-seule, pourra renverser la vieille société et ses préjugés. Cette conception toute hégélienne traduit en fait une véritable histoire de l’« idée » comme moteur de l’Histoire, qui part d’une personne énergique, pour ensuite être assimilée par l’individu. L’exemple type de cette manière de procéder est d’ailleurs fourni par Herr : c’est l’Affaire Dreyfus, combat mené d’abord par les intellectuels tant décriés par Barrès, éveillant petit à petit les individus pour les associer à leur combat : « La vérité, c’est que dans une France rétrécie, desséchée, racornie, un petit nombre d’hommes, pour une œuvre de justice, d’humanité et d’honneur, ont pu entreprendre la lutte contre la force souveraine des brutalités liguées, des intérêts syndiqués, des haines élémentaires coalisées (…). Ces quelques hommes ont pu, dans la bataille de chaque jour, ébranler une à une les âmes, éveiller une à une les consciences, troubler les quiétudes dormantes, évoquer les énergies éteintes, faire jaillir une espérance active en un idéal de justice humaine[11] ». Mais que l’on ne s’y trompe pas. On ne peut voir dans cette conception du rôle de cette « élite » une quelconque conception babouviste ou saint simonienne, voire léniniste. Cette minorité a un devoir, et aucun droit ; celui d’éveiller. Mais elle est subordonnée au peuple et n’a en aucun cas une quelconque légitimité pour guider le mouvement ouvrier (Herr est d’ailleurs affilié aux allemanistes, qui se caractérisent par leur ouvriérisme et leur méfiance vis-à-vis des « intellectuels »). La Conscience et l’Idée ne peuvent donc naître spontanément chez les individus, mais elles sont les valeurs suprêmes nécessaires à la Révolution. Et elles figurent déjà, comme liberté, dans ce texte si particulier qu’est la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.

B. Une conséquence de sa lecture originale de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen parmi les socialistes de son époque

Au-delà de la vulgate marxiste, prégnante chez les guesdistes, qui ne fait de la Déclaration qu’un instrument juridique et politique crée et utilisé par la bourgeoisie, Jaurès adopte vis-à-vis du texte révolutionnaire une toute autre attitude. Délaissant les critiques de Marx de Sur la question juive, il est persuadé que le prolétariat peut retourner ce texte contre la bourgeoisie et s’en servir à son profit. Dans une formule choc, dès lors que le classe ouvrière aura exprimé une conscience de classe (c’est-à-dire, au sens proudhonien, une vison de la réalité sociale) et une idée de classe (toujours pour rester dans la logique proudhonienne, une vision prospective de la société), « Vienne l’heure où le prolétariat saura réfléchir sur sa destinée et ses intérêts de classe, il saisira un contraste violent entre les droits naturels de tout homme, proclamés par la Révolution bourgeoise, et sa propre dépendance sociale : alors la Déclaration des droits de l’homme, changeant de sens et de contenu à mesure que se modifie l’histoire, deviendra la formule de la Révolution prolétarienne[12]». Cette lecture et cette utilisation du texte de 1789 interroge et intéresse. Elle interroge déjà dans le sens où, évidemment, Jaurès fait référence à la notion de droits naturels qui figurent dans le texte révolutionnaire, plus particulièrement dans son article 2. Ces droits naturels sont la liberté, la propriété, la sûreté et le droit de résistance à l’oppression. Or Jaurès ne s’interroge que sur le caractère naturel du droit de propriété[13]. On veut bien admettre que cette question taraude traditionnellement tous les socialistes, mais il est tout de même surprenant, même si L’Histoire socialiste est avant tout un livre historique, que le philosophe de formation qu’est Jaurès n’interroge pas le caractère naturel ou non des autres droits (dont la liberté).

Et pourtant : « L’homme a le droit primordial d’aller et venir, de travailler, de penser, de vivre, et de déployer en tous sens sa liberté sans autre limite que la liberté d’autrui[14]». Le primordial est-il le naturel ? Nulle réponse chez Jaurès. La démarche est pourtant essentielle pour le juriste ou le philosophe politique. En effet s’il s’agit de droits naturels, l’individu ne peut pas y renoncer dès lors qu’il entre dans l’état social, et l’Etat est tenu de lui en garantir l’effectivité. Alors, du droit de travailler : un droit primordial ou naturel ? On s’aperçoit ici que la question (et la réponse) emporte des conséquences extrêmement importantes, surtout pour les socialistes de cette époque. Jaurès l’élude pourtant, en y revenant de manière lyrique : « La Déclaration des Droits de l’Homme avait été aussi une affirmation de la vie, un appel à la vie. C’étaient les droits de l’homme vivant que proclamait la révolution[15]». Mais surtout, ce qui est surprenant, c’est la vision juridique que Jaurès attribue à ce texte, alors même, rappelons-le, qu’à l’époque où il écrit, la Déclaration est dépourvue de toute portée juridique et ne peut donc être invoquée devant un juge. Au-delà de l’assimilation quasi-constante qu’il fait entre son socialisme et le texte de 1789 (« C’est le socialisme seul qui donne tout son sens à la Déclaration des Droits de l’Homme et qui réalisera tout le droit humain[16]»), il est nécessaire de dépasser la volonté initiale des révolutionnaires et de doter le prolétariat d’une nouvelle arme qui est le Droit. Il fait là aussi œuvre de visionnaire, annonçant ce qu’on a pu appeler le « socialisme juridique », c’est-à-dire une école de pensée qui est persuadée que la « révolution » peut être accomplie par le Droit et les moyens légaux, au moyen d’une interprétation extensive et sociale des textes juridiques. Les lignes de Jaurès dans « le socialisme et la vie » sont sur ce point très éclairantes quant à sa vision : « Ainsi jusque dans le droit révolutionnaire bourgeois, dans la Déclaration des Droits de l’Homme et des droits de la vie, il y a une racine de communisme[17]». Pour être encore plus précis, « le socialisme surgit de la Révolution française sous l’action combinée de deux forces : la force de l’idée de droit, la force de l’action prolétarienne naissante. Il n’est donc pas une utopie abstraite[18]». Ce que Jaurès nomme les droits de l’homme vivant englobe évidemment les articles 2 et 4 de la Déclaration[19], énonçant un principe général de liberté, et les articles 10 et 11, déclinaisons du principe général de liberté, appliquées à la liberté de pensée. L’appel à la vie lancé par la Révolution de 1789 est bien aussi un appel à la liberté sous toutes ses formes, à ce combat pour l’autonomie permis par la liberté de conscience. Mais, une fois de plus, que faire de ce texte révolutionnaire s’il n’est pas garanti par l’Etat et invocable par un particulier devant un juge ? On ne trouve nulle part trace chez Jaurès d’une quelconque volonté de « juridiciser » ce texte ou de demander à des juges de l’appliquer. Dans les mêmes périodes, certains de ses collègues des facultés de droit, en particulier Duguit, doyen de la faculté de droit de Bordeaux et évidemment le « pays » de Jaurès, Hauriou, doyen de la faculté de droit de Toulouse, s’interrogent sur la valeur juridique de la Déclaration et militent, en dépit de sa non-inscription dans les lois constitutionnelles de 1875, pour lui attribuer une valeur sinon supra-constitutionnelle (Duguit), au moins constitutionnelle (Hauriou). On hésite, en lisant Jaurès, sur ce qu’il attribue vraiment comme valeur juridique à ce texte ; une actuelle mais qui serait ignorée par le droit positif et la jurisprudence (de peur, peut-être, d’avoir à lui donner une portée « socialiste), ou bien une future, qui serait finalement le texte suprême d’un futur « droit socialiste » ?

Mais ces affirmations jaurésiennes sur la portée absolue, entre autres, de la liberté de pensée et la liberté de conscience, nous paraissent cependant à nuancer, sous l’influence de certaines péripéties politiques que le leader socialiste a eu à affronter.

II. Des limitations à cette liberté, justifiées par des positions politiques

Il ne saurait évidemment être question de minimiser les combats de Jaurès pour la liberté sous toutes ses formes. Notre objectif ici est simplement de montrer que, parfois, la raison politique semble l’emporter sur des convictions profondes. On veut bien admettre que la pensée et l’action d’un auteur s’apprécient sur une période longue… Mais il y a néanmoins des positions gênantes, aussi bien lorsque l’on les analyse a posteriori en évitant tout anachronisme que lorsqu’elles suscitent immédiatement des prises de position virulentes (voire violentes) de la part de nombreux camarades qui partagent pourtant les combats de Jaurès. Pour ce faire, nous avons arbitrairement choisi deux évènements où les prises de position du socialiste peuvent susciter quelques interrogations au regard de tout ce qu’il a écrit et dit, en particulier sur la liberté de conscience (cf. la 1ère partie de notre communication) : le Congrès de Japy (qui a lieu du 3 au 8 décembre 1899) et l’affaire dite « des fiches » (de novembre 1904 à janvier 1905).

A. Le Congrès de Japy et la délicate question de la liberté de la presse.

Ce Congrès est resté célèbre en ce sens où, selon de nombreux historiens, il annonce la création de la future Section Française de l’Internationale Ouvrière[20]. C’est donc dans le gymnase parisien de Japy que se retrouvent les cinq grandes tendances socialistes d’alors : le Parti Ouvrier Français (plus souvent qualifié de « guesdiste », emmené d’une main de fer par Jules Guesde), la Fédération des Travailleurs Socialistes (ou « broussiste », du nom de leur leader Paul Brousse, ou « possibiliste »), le Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaires (ou « allemaniste », Jean Allemane, ne l’oublions pas, étant proche de Lucien Herr) ; le Parti Socialiste Révolutionnaire (ou « vaillantiste » ou « blanquiste », dirigé essentiellement par Edouard Vaillant), et la Confédération des Socialistes Indépendants (beaucoup moins structurée que les autres groupes, et dont les grandes figures sont Jaurès et Millerand). Les désaccords idéologiques sont extrêmement profonds entre toutes ces tendances, mais doivent être minorés en vue de l’arrivée au pouvoir des socialistes. En effet, depuis les années 1893, de nombreux députés socialistes sont élus à la Chambre, et les leaders, par souci d’efficacité électorale et persuadés que le pouvoir peut être pris par les moyens légaux, ont la volonté de créer enfin LE parti socialiste. L’ordre du jour de ce Congrès porte sur « la lutte des classes et la conquête des pouvoirs publics » (en filigrane se trouve ici posé le douloureux débat du « ministérialisme » suite à l’entrée de Millerand, soutenu par Jaurès, dans le gouvernement Waldeck-Rousseau, aux côtés du général Gallifet, « le massacreur de la Commune », et violemment combattu par les guesdistes et Vaillant) et sur « l’unité socialiste, ses conditions théoriques et pratiques ». On remarquera que l’ordre du jour s’ouvre sur la question la plus compliquée et que les guesdistes et vaillantistes veulent en découdre sur ce point, l’unité du parti n’étant pas pour eux un sujet prioritaire. L’art de la synthèse est alors inauguré entre toutes les factions, puisque les délégués trouvent alors le moyen de répondre NON à la question posée ; « la lutte des classes permet-elle l’entrée d’un socialiste dans un gouvernement bourgeois ? » (par 818 voix contre 643), tout en approuvant une proposition transactionnelle qui admet que « des circonstances exceptionnelles peuvent se produire dans lesquelles le parti aurait à examiner la question d’une participation socialiste à un gouvernement bourgeois » (par 1140 voix contre 240). L’essentiel est dons sauvé pour Jaurès et ses amis, et il semble persuadé que dorénavant la question de la création du Parti semble être en voie d’être réglée. Les autres points à l’ordre du jour vont donc être bâclés en une journée. Les guesdistes portent encore le fer non seulement sur la création et la direction du parti, mais surtout sur les différents moyens d’actions, de propagande et d’organisation. Ils considèrent qu’il ne peut pas y avoir d’unité si les différents journaux socialistes (entre autres, La petite République de Gérault-Richard, très proche de Jaurès) se permettent des attaques contre les différents groupes socialistes. Et Guesde va plus loin en estimant que la presse socialiste doit être placée sous le contrôle du Parti, prononçant cette phrase véritablement stupéfiante : « L’indépendance de la presse doit finir là où commence l’organisation centrale du socialisme français[21]». Et, de manière encore plus hallucinante, aucune voix ne s’élève pour protester. Surtout pas celle de Jaurès. Il n’intervient en aucune manière sur ce point, alors qu’il est omniprésent sur le premier point de l’ordre du jour et du ministérialisme. Mieux même, il vote cette motion comme tous ses camarades, puisqu’elle sera adoptée à l’unanimité du Congrès. Il semble prêt à tout accepter, y compris que les journaux socialistes ne puissent plus exercer une activité critique, afin de permettre l’unité et la création du Parti. Cela lui vaudra déjà des critiques de Péguy, alors proche de lui : « Je suis détraqué ; je me promène en sabots, par ce grand froid dans mon jardin, et je me dis comme une bête : ils ont supprimé la liberté de la presse ! ils ont supprimé la liberté de la tribune[22]» ! Le silence assourdissant de Jaurès sur cette question délicate lui sera souvent reproché. Comment vouloir la future Cité socialiste en commençant par construire un parti qui supprime toute liberté de discussion et de pensée dans ses journaux ? Quid de l’autonomie intellectuelle nécessaire ?

La fin (la création du Parti) justifie-t-elle les moyens ?

La question va se poser avec encore plus d’acuité lors des débats sur ce que l’on a nommé « l’affaire des fiches ».

B. Le refus de la liberté de conscience dans l’affaire des « fiches ».

Comme l’écrit Guy Thuillier[23], « on n’aime pas parler de l’affaire des fiches : elle paraît gênante et elle évoque des méthodes d’information (et d’avancement) peu orthodoxes (mais qui sont traditionnelles et qui ont survécu à l’affaire) ». Pour résumer cet épisode si important qu’il aboutira à la chute du ministère Combes le 19 janvier 1905, il faut comprendre que c’est le ministre de la guerre, le général André, qui avait organisé dans son ministère un vaste système de renseignement, destiné à lui permettre de connaître les opinions religieuses et politiques des officiers. Rien finalement que de très traditionnel. Mais ce qui va faire scandale c’est que ce procédé reposait sur la délation pratiquée par ce « délégué administratif », que Combes lui-même définissait comme « un notable de la commune qui était investi de la confiance des républicains et qui, à ce titre, les représentait auprès du gouvernement quand le maire est réactionnaire[24] ». Ces délégués administratifs étaient souvent des représentants des loges maçonniques. Et lorsqu’un employé du Grand-Orient vole une collection de « fiches » et les vend à l’opposition nationaliste, le scandale éclate à la Chambre[25], par l’intermédiaire de Guyot de Villeneuve qui, le 28 octobre 1904, interpelle le gouvernement en lisant publiquement les fiches individuelles fournies par le Grand-Orient sur un certain nombre d’officiers, accompagnées des demandes et réponses du ministère de la guerre. D’une affaire administrative, l’affaire des fiches devient alors politique ; la question est de savoir si le gouvernement Combes est responsable de ce système. Le génie oratoire de Jaurès s’en donne à cœur joie. Il ne faut pas oublier qu’il est alors le vice-président de la Chambre et, qu’à ce titre, il est un soutien essentiel du ministère Combes, « âme ardente et parole magnifique de la Délégation des gauches[26] », délégation qui constitue l’organe directeur de la coalition gouvernementale. Il n’est sûrement pas faux d’affirmer que si le gouvernement se maintient jusqu’au 19 janvier 1905, c’est au tribun socialiste qu’il le doit. Par trois fois, Jaurès intervient au secours du gouvernement, en justifiant le mécanisme de la délation (les 28 octobre et 4 novembre 1904 et le 14 janvier 1905), en évitant donc à Combes d’être mis en minorité à la Chambre.

Ses justifications méritent d’être relevées, afin d’abonder notre propos. Au-delà de références à l’Affaire Dreyfus toujours bienvenues (où Jaurès met en garde les députés sur l’usage de documents dont on ne saurait contrôler l’origine et la valeur[27]), il tente avant tout de se placer sur le terrain politique plutôt que sur celui de la morale ou des principes juridiques. « Sera dupe qui voudra ! Sera complice qui voudra[28] » ! Il ne faut pas tomber dans le piège tendu par l’opposition, et il ne faut surtout pas que les députés condamnent ces méthodes de renseignement. Ce qui est en jeu, selon lui, au-delà de la survie du gouvernement, c’est bien la République elle-même[29]. Et, quelques semaines plus tard, il affirme même un véritable droit de la République de se prémunir contre ses ennemis : « Oui ou non, reconnaissez-vous que la république a le droit d’exiger particulièrement des officiers non seulement les qualités professionnelles et les vertus professionnelles, mais aussi cette vertu professionnelle par excellence de l’officier sous la république, le dévouement à l’institution républicaine[30]» ? Jaurès justifie ainsi le droit du gouvernement d’établir une véritable police des esprits. Que devient la liberté de conscience et de pensée des fonctionnaires ? Quid de la morale et du droit, de cette Déclaration des droits de l’homme qu’il aime si souvent rappeler ? Ils s’effacent finalement devant la realpolitik du Bloc des gauches. Pour notre part, nous ne pensons pas que Jaurès soit, lui aussi, véritablement dupe de cette affaire de la délation. Mais toujours est-il qu’en politique, il se trouve prisonnier de sa solidarité à la majorité gouvernementale et contraint de renier beaucoup de ses principes. Il n’est d’ailleurs pas anodin de relever, preuve que le système mis en place par le général André lui répugne, qu’il soutient et fait adopter, en avril 1905, avec Marcel Sembat, un article additionnel à la loi de finances rendant automatique le droit pour tout fonctionnaire à la communication de son dossier.

Cette prise de position de Jaurès lui vaudra de très violentes critiques dans les rangs socialistes, y compris au sein de la Ligue des droits de l’homme, ses compagnons depuis les temps de l’Affaire Dreyfus. Devant le refus de Francis de Pressensé, président de la Ligue, de condamner les pratiques ministérielles, certains ligueurs, et non des moindres, prennent des positions publiques. Ainsi de Charles Rist, professeur à la faculté de droit de Montpellier, pour lequel « il s’agit d’une question de moralité politique au sujet de laquelle aucune tergiversation ne nous serait admissible. Si la Ligue laissait croire par son silence à tout le pays républicain que des procédés comme ceux mis en œuvre au ministère de la guerre ne sont pas contraires à l’esprit de la déclaration des droits de l’homme – si elle n’avertissait pas le parti républicain du danger qu’il court à employer les procédés même et les arguments contre lesquelles nous avons si souvent protesté – elle faillirait à sa mission[31]». Célestin Bouglé, professeur de sociologie à l’Université de Toulouse, vilipende la Ligue, qui, si elle avait accepté de condamner le procédé de la délation, « aurait montré une fois de plus qu’elle n’est l’esclave d’aucun parti et qu’elle entend défendre les « droits de l’homme » partout où elle les sentira blessés, et aussi bien sous la peau des catholiques que sous celles des juifs ou des francs-maçons[32]». Cette affaire ouvrira une crise très importante à la Ligue, suscitant les démissions de deux de ses membres fondateurs, pourtant proches de Jaurès, Joseph Reinach et Ludovic Trarieux, refusant de cautionner les pratiques couvertes et justifiées par Jaurès : elle ouvre finalement une fracture profonde dans le camp des anciens alliés du leader socialiste.

Peut-on en conclure de manière péremptoire à une conception de la liberté de conscience à géométrie variable chez Jaurès ? Est-elle la preuve que la mystique socialiste doit plier devant la politique socialiste ? Jaurès a quelques fois expérimenté et inauguré ce dilemme, en tant que premier grand socialiste français à agir sur la scène politique.


[1] J. Jaurès, « Laïcité », in La Dépêche, 16 juin 1889. In Œuvres de Jean Jaurès. Tome 1. Les années de jeunesse 1885-1889, Fayard, 2009 ; p. 287.

[2] F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme. Puf. Collection Droit fondamental. 14e édition. 2019 ; p. 785 et s.

[3] G. Lefranc, Jaurès et le socialisme des intellectuels. Paris. Editions Montaigne. 1968.

[4] « Un soir, Herr prit à partie son aîné, Jaurès ; et la discussion dura toute la nuit… En passant au socialisme, Jaurès ne se convertissait pas : il poussait à bout son républicanisme. Le pas décisif, il le fit cependant parce que Herr sut le convaincre. Cette grande recrue, c’est Herr qui l’a amenée ». C. Andler, Vie de Lucien Herr. Paris. Editions Rieder. 1932. Reprint Maspero. 1977 ; p. 122. Même si Madeleine Rebérioux tend à minimiser cette influence de Herr (entre autres dans « Jaurès et le socialisme des intellectuels », Bulletin de la Société d’Etudes jaurésiennes, n°39, oct-déc1970, p. 3 et s., où elle soutient que l’engagement socialiste de Jaurès naît de la grève de Carmaux), on peut encore se fier au témoignage de Léon Blum : « C’est Herr qui avait amené Jaurès au socialisme, ou, pour parler plus exactement, c’est Herr qui avait amené Jaurès à prendre claire conscience qu’il était socialiste. C’est lui, qui avec Lévy-Bruhl, venait de convaincre Jaurès de l’innocence de Dreyfus ». Souvenirs sur l’affaire 1935). Gallimard. Folio Histoire.1993 ; p. 44-45. Sur Lucien Herr, outre la bibliographie d’Andler, il faut se reporter à Daniel Lindenberg et Pierre-André Meyer, Lucien Herr, le socialisme et son destin. Calmann-Lévy. 1977. On peut, sur un point particulier, consulter Patrick Charlot, « Lucien Herr et la nécessaire réforme intellectuelle et morale ». La dynamique du changement politique et juridique : la réforme. Presses Universitaires d’Aix-Marseille. 2013 ; p. 369 et s.

[5] In Lucien Herr, Choix d’écrits. II. Philosophie. Histoire. Philologie. Paris. Editions Rieder ; p. 9 et s.

[6] Ibid. p. 27.

[7] Ibid. p. 12.

[8] J. Jaurès, « Mes raisons », La Petite République, 12 octobre 1901. In Œuvres de Jean Jaurès. Tome 8. Défense républicaine et participation ministérielle. Fayard. 2013 ; p. 80 et s.

[9] Toujours le livre de G. Lefranc, Jaurès et le socialisme des intellectuels. Op. cit. Il y souligne d’ailleurs l’influence considérable d’un socialiste russe, Pierre Lavrov ; p. 77 et s.

[10] L. Herr, op. cit. p. 35.

[11] L. Herr, « Isolement », La Volonté, 27 octobre 1898. In Choix d’écrits. Tome 1. Politiques. Editions Rider. 1932 ; p. 66 et s.

[12] J. Jaurès, Histoire socialiste. Livre I. Jules Rouff éditeurs. 1901 ; p. 303 et s. On retrouve le même genre de formule dans « Le socialisme et la vie ». Etudes socialistes. Cahiers de la quinzaine. 4e Cahier de la 3e série (5 décembre 1901), p. 137. « Ainsi d’emblée le droit humain proclamé par la Révolution avait un sens plus profond et plus vaste que celui que lui donnait la bourgeoisie révolutionnaire ».

[13] Ibid. p. 302-303.

[14] Ibid. p. 300.

[15] J. Jaurès, « Le socialisme et la vie ». Etudes socialistes. Op. cit. ; p.139.

[16] Ibid. p. 130.

[17] Ibid. p. 140.

[18] Ibid. p. 141.

[19] En complément de l’article 2 qui fait de la liberté un droit naturel, l’article 4 stipule que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ».

[20] Pour une vision d’ensemble de ce Congrès et des oppositions violentes puis de la synthèse finale, on peut se reporter à P. Charlot, « Quand ça commence mal… le Congrès général des organisations socialistes françaises (Paris, salle Japy, 3-8 décembre 1899) » in Cahiers de la recherche sur les des droits fondamentaux. Presses Universitaires de Caen ; n°16, 2018 ; p. 11 et s. L’intégralité des débats a été publié quasi immédiatement, Congrès général des organisations socialistes françaises tenu à Paris du 3 au 8 décembre 1899. Compte rendu sténographique officiel, Paris, Société. nouvelle de librairie et d’édition. 1900.

[21] J. Guesde, Congrès général des organisations socialistes françaises tenu à Paris du 3 au 8 décembre 1899. Compte rendu sténographique officiel. Op. cit. p. 315

[22] C. Péguy, « La préparation du congrès socialiste national », Cahiers de la quinzaine, 1re série, 2e cahier, 20 janvier 1900, in Œuvres en prose complètes, R. Burac (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1987, t. I, p. 347.

[23] Guy Thuillier, « Autour d’Anatole France : le capitaine Moulin et l’affaire des fiches en 1904 », in Revue administrative. 1986 ; p. 549. Sur cette affaire, lire aussi de Guy Thuillier : « A propos de l’affaire des « fiches » ; les mésaventures du Préfet Gaston Joliet en 1904 » in Revue administrative. 1994 ; p. 133 et s. et P. Charlot, « Péguy contre Jaurès. L’affaire des « fiches » et la délation aux droits de l’homme » in Revue française d’histoire des idées politiques ; n°17. 2003 ; p. 73 et s.

[24] Emile Combes, Journal officiel. Débats parlementaires. Chambre des députés. 19 novembre 1904 ; p. 2561.

[25] Ce qui choque, finalement, ce n’est pas le droit pour le gouvernement de se renseigner sur les fonctionnaires sensés servir la République, mais c’est bien de le faire par des sources non officielles, dont la franc-maçonnerie. « Si l’affaire des Fiches indigna la classe politique au point d’entraîner la chute du gouvernement, c’est moins parce qu’elle révélait l’importance des considérations idéologiques dans le déroulement des carrières des officiers qu’en raison de l’utilisation d’organismes non officiels : les loges maçonniques, comme canaux de l’information. C’est la délation que l’on repousse, plus que la doctrine d’une fonction publique politisée. A l’époque de la République militante, il faut donner des gages de républicanisme pour entrer dans l’Administration, et ne pas être suspect de cléricalisme pour espérer y faire carrière ». François Burdeau, Histoire de l’administration française. Montchrestien ; 2e édition. 1994 ; p. 256.

[26] Jean-Jacques Chevallier, Histoire des institutions et des régimes politiques de la France moderne. Dalloz. 3e édition revue et augmentée. 1967 ; p. 476.

[27] J. Jaurès, Journal officiel. Débats parlementaires. Chambre des députés. Séance du 28 octobre 1904 ; p. 2241.

[28] Ibid.

[29] « Les républicains diront si, à cette heure obscure et redoutable que traversent les destinées de ce monde, il convient de renverser un gouvernement qui a su maintenir la paix, et de se livrer à tous les césariens, entrepreneurs de guerre et d’aventure (…) Je dis aux républicains qui veulent se risquer dans cette aventure qu’ils en seront les dupes ». Ibid., p. 2242, en réponse à un député républicain Klotz qui affirme que « nous, républicains (…) ne devons jamais imiter les procédés que nous avons condamnés et flétris chez autrui. Je dis que la délation ne saurait faire aimer la République », ibid., p. 2240.

[30] J. Jaurès, Journal officiel. Débats parlementaires. Chambre des députés. Séance du 4 novembre 1904 ; p. 2285. Le député républicain, Georges Leygues, lui répond de manière virulente ; « L’enjeu de ce débat est l’honneur du parti républicain, et peut-être de son existence même. Il faudra que la majorité dise nettement si elle abdique sa raison et sa conscience, ou si elle a l’énergie pour flétrir publiquement les actes inadmissibles qu’elle condamne et abhorre en secret ». Ibid., p. 2289.

[31] C. Rist, « lettre au Comité central de la Ligue, 3 décembre 1904 ». Textes formant dossier. La délation aux Droits de l’homme. Cahiers de la quinzaine. 9e cahier de la 6e série (24 janvier 1905). ; p. 15 et s.

[32] C. Bouglé, « lettre à Pressensé ». ibid., p. 18.


Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
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ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Présentation par le président Sauvé des Miscellanées Hauriou

Voici la 16e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 2e livre de nos Editions dans la collection « Académique » : les Voyages en Unité(s) juridique(s) pour les dix années du Collectif l’Unité du Droit.

L’extrait choisi est celui de la présentation par M. l’ancien vice-président du Conseil d’Etat, Jean-Marc Sauvé, le 12 mars 2014, en salle d’assemblée du Conseil d’Etat de l’ouvrage Miscellanées Maurice Hauriou paru le jour du 85e anniversaire de la disparition du doyen Hauriou.

Volume I :
Miscellanées Maurice Hauriou

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina)

– Nombre de pages : 388
– Sortie : décembre 2013
– Prix : 59 €

  • ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
  • ISSN : 2272-2963

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume II :
Voyages en Unité(s) juridique(s)
pour les dix années du Collectif l’Unité du Droit

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina & Morgan Sweeney
Fabrice Gréau, Josépha Dirringer & Benjamin Ricou)

– Nombre de pages : 392
– Sortie : juillet 2015
– Prix : 69 €

  • ISBN / EAN : 979-10-92684-09-4 / 9791092684094
  • ISSN : 2262-8630

Présentation :

Fondé le 13 mars 2004 (pour le bicentenaire de la Loi du 22 ventôse an XII instituant nos Facultés de droit), le Collectif L’Unité du Droit (CLUD) a pour vocation de rassembler des juristes convaincus du nécessaire rapprochement des droits et de leurs enseignements dans une « Unité » et non dans leurs seules spécificités. Le Collectif cherche à lutter contre le cloisonnement académique des matières et des branches du Droit par un dialogue constant instauré – non entre spécialistes d’un même ensemble et tous universitaires mais – entre théoriciens, universitaires, praticiens, politiques, citoyens, etc. En dix années d’activités, le CLUD a provoqué plusieurs rencontres (colloques, séminaires, Université d’été, etc.), organisé de nombreuses manifestations (symposiums, « 24 heures du Droit », conférences, etc.), participé à la création, à la critique et parfois à la contestation « du » Droit et permis et encouragé la publication d’une vingtaine d’ouvrages aux éditions l’EPITOGE. Voilà pourquoi, fort de ces expériences et comme un cadeau d’anniversaire, le CLUD propose-t-il de présenter son « best-of » ou échantillonnage de dix années d’existence et de travaux, de participations et de pro-positions en faveur ou à propos de l’Unité du / des droit(s) et de son enseignement. La première partie du livre est ainsi relative à des réflexions sur la notion même d’Unité (I). Elle est suivie de l’examen de plusieurs de ses manifestations à travers l’exemple du droit des travailleurs (II), de la Justice, de l’Egalité et des libertés (III) ainsi que des notions de pouvoirs et de services publics, de contrat et de responsabilité (IV). Enfin, ce sont quelques-unes des actions concrètes du CLUD qui sont exposées (V). L’opus contient des contributions des membres de l’association mais aussi de personnalités des mondes juridique, politique et académique qui lui ont fait confiance ; merci en ce sens à Mme la Garde des Sceaux C. TAUBIRA, à M. le président J-L. DEBRÉ, à MM. les présidents J-M. SAUVÉ et B. STIRN ainsi qu’à Mme la députée M. KARAMANLI. Bon voyage en notre compagnie & en Unité(s) du ou des Droits !

Discours de M. le Président
Jean-Marc Sauvé

A propos des Miscellanées Maurice Hauriou

Jean-Marc Sauvé
Vice-Président du Conseil d’Etat

Inédit[1] extrait de la conférence du 12 mars 2014
en l’honneur du « 85e anniversaire de la mort de Maurice Hauriou » (donnée au Conseil d’Etat, salle d’Assemblée, par M. le Président SauvÉ lors de la présentation au public des Miscellanées Maurice Hauriou
(Le Mans, L’Epitoge ; 2013) (Conseil d’Etat, Palais royal, Paris)).

Mesdames et Messieurs les présidents, Mesdames et Messieurs les professeurs, chers collègues, je suis heureux et honoré que soient présentées aujourd’hui, au Conseil d’Etat, les Miscellanées Maurice Hauriou, ouvrage collectif publié sous la direction scientifique du professeur Touzeil-Divina.

Ces Miscellanées sont pour le lecteur une heureuse découverte.

Tout au long du chemin, il y rencontre en effet des textes connus, et d’autres un peu oubliés, voire méconnus, du doyen Hauriou. Il y découvre aussi, et c’est là que réside le principal apport, l’évidente plus-value de cet ouvrage, des commentaires de ces textes, des éclairages portés par des auteurs éminents, qui permettent de relire Hauriou sous un regard nouveau, c’est-à-dire un regard contemporain. Sans doute est-ce là le propre des grandes figures de la doctrine : on croit bien à tort tout en connaître, en parlant par exemple pour Hauriou de la théorie de l’institution et du rôle de la puissance publique, alors qu’en vérité, en suivant les méandres de la pensée de ces maîtres, en en remontant le cours, il reste toujours possible de découvrir des sources inattendues et, parfois, inespérées. Il faut savoir gré au professeur Touzeil-Divina et à tous les contributeurs de cet ouvrage d’aborder sous un nouveau jour des questions que l’on tenait pour acquises et de nous obliger – contrainte librement consentie bien sûr – à cette perpétuelle découverte.

Le Conseil d’Etat est, pour la présentation de cet ouvrage, un lieu idoine.

Maurice Hauriou, comme par exemple Marcel Waline après lui, a, de manière continue et régulière, poussé l’art du commentaire des arrêts du Conseil d’Etat à un niveau inégalé d’intensité, de continuité et d’acuité. Il ne s’est en effet rarement, si ce n’est jamais, contenté de décrire la solution apportée par le juge. Il l’a toujours examinée avec finesse et pertinence au regard des catégories juridiques existantes ou en construction ; il l’a soupesée, analysée et jaugée puis a soumis, dans un style toujours rigoureux, non exempt d’empathie, mais néanmoins sans concession, son appréciation à la sagacité du lecteur. Maurice Hauriou n’était, bien entendu, pas qu’un arrêtiste.

Dans son approche de la formation du droit administratif, il reconnaissait non seulement le rôle joué par le Conseil d’Etat, mais aussi la qualité de ses productions. Ainsi, lorsqu’Hauriou[2] écrit que « sauf de rares écarts, sa jurisprudence s’est montrée très juridique et l’on peut dire que la substance du droit administratif est sortie de ses arrêts et de ses avis », la tautologie se fait compliment.

Maurice Hauriou, toutefois, ne retint jamais sa plume et s’il vouait à notre institution une grande attention et un réel respect, cela ne l’empêchait pas de critiquer âprement certaines solutions et de développer une vision tout en nuances du droit administratif.

Critique âpre, on le sait. Ainsi de sa note sous l’arrêt Astruc, lorsqu’il souligne que[3] « le commissaire du gouvernement Corneille, dans notre affaire, est cependant arrivé bien près du problème […] mais, en réalité, il s’est dérobé ». Ainsi aussi, bien entendu, de sa fameuse note sous l’arrêt Association syndicale du Canal de Gignac, où le Tribunal des conflits y est brocardé autant que le Conseil d’Etat, conseiller du Gouvernement, qui, en édictant le texte en cause[4], « n’avait pas songé à toutes ses conséquences » et « a rendu la chose irréparable » et où le doyen conclut, brandissant la menace collectiviste, « et nous disons que c’est grave, parce qu’on nous change notre Etat ».

Mais au-delà de ces éruptions, qui font le sel de ses commentaires, nous retenons surtout la plume alerte, la vision globale, la capacité à appréhender l’intégralité du droit public, mais aussi une pensée pleine de nuances sur le droit. Il serait rébarbatif d’en donner un aperçu exhaustif, mais l’ouvrage qui est aujourd’hui présenté permet d’en fournir un fort bel échantillon. La note sous l’arrêt Société immobilière de Saint-Just[5] illustre justement l’originalité et la sagacité de la pensée du doyen. Hauriou y fait le constat suivant : en ce qui concerne la protection des libertés, « le malheur n’est pas qu’il y ait une juridiction administrative ni qu’elle soit compétente en ces matières. Le malheur est que cette juridiction (…) soit insuffisamment outillée et que, notamment, il n’y ait pas devant elle, pour de semblables occasions, de procédure de référé ». Une telle clairvoyance ne laisse pas d’étonner et, comme le souligne le président Arrighi de Casanova dans son commentaire, il faudra attendre un siècle et la loi du 30 juin 2000, puis l’arrêt Bergoend[6] du Tribunal des conflits, pour reconnaître que « le ‘malheur’ que l’éminent auteur déplorait a bel et bien pris fin ».

Plume alerte, disais-je, et je voudrais citer, pour l’illustrer et conclure, la belle phrase d’Hauriou qui inaugure le deuxième paragraphe de son Précis de droit administratif et de droit public général, dans son édition de 1903[7] :

« Le Droit administratif français constitue pour tout jurisconsulte connaisseur une solution tellement élégante de difficultés accumulées que l’on doit craindre sa fragilité, puisqu’aussi bien toute forme de beauté est périssable ».

Cette citation ne peut manquer de susciter la méditation tout autant que le commentaire – et, je l’espère aussi, la contradiction.

Le droit, en dépit de sa dimension esthétique, n’est pas l’un des beaux-arts. Thémis n’est pas une muse. Plus encore que la beauté, le droit organise la vie sociale, il l’ « informe » au sens premier du terme et peut lui donner sens. Comme la beauté, le droit et, en particulier, le droit administratif peut être pérenne, mais nous savons aussi qu’il est fragile et peut – Hauriou nous le rappelle – être périssable.

A nous de faire en sorte qu’il ne succombe pas à ces risques et qu’il s’inscrive dans la durée.

L’œuvre d’Hauriou est en tout cas si riche qu’un seul volume ne suffira peut-être pas à en rendre compte et à y faire convenablement écho. Je ne peux que souhaiter, en tout état de cause, que des ouvrages de la qualité de celui qui est présenté aujourd’hui continuent à éclairer la pensée des pères de notre droit administratif et de leurs parfois lointains successeurs et qu’ils permettent de mieux saisir, non seulement la filiation dans laquelle nous inscrivons, mais aussi la portée et les conséquences de nos décisions et même, au-delà, le sens et la cohérence de notre jurisprudence, en soi mais aussi, dans le monde global où nous vivons, dans son rapport avec celle des cours européennes et des autres juridictions nationales suprêmes.

Tel est aujourd’hui, dans la fidélité à la pensée et à la trace d’Hauriou, notre commun devoir.


[1] Le discours est présenté sur le site Internet du Conseil d’Etat. Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat. Le texte est encore a priori en ligne au moins ici sur l’un des sites de la Juridiction administrative française :

http://www.melun.tribunaladministratif.fr/Actualites/Discours-Interventions/Les-Miscellanees-Maurice-Hauriou

[2] « De la formation du droit administratif français depuis l’an VIII », p. 64.

[3] Note sous CE, 7 avril 1916, Astruc.

[4] Note sous TC, 9 décembre 1899, Association syndicale du Canal de Gignac.

[5] TC, 2 décembre 1902, Société immobilière de Saint-Just, Rec. p. 713.

[6] TC, 17 juin 2013, M. Bergoend c/ Société Erdf Annecy Léman, n° 3911, à paraître au Recueil.

[7] Précis de droit administratif et de droit public général, 1903, 5e éd., p. IX.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Les professeurs Hauriou & Denquin réunis !

Voici la 30e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du premier livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui du commentaire – par M. le professeur Jean-Marie Denquin – de l’article « Le pouvoir, l’ordre, la liberté & les erreurs des systèmes objectivistes » du doyen Hauriou.

Volume I :
Miscellanées Maurice Hauriou

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina)

– Nombre de pages : 388
– Sortie : décembre 2013
– Prix : 59 €

  • ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
  • ISSN : 2272-2963

Le pouvoir, l’ordre, la liberté
& les erreurs
des systèmes objectivistes
par Maurice HAURIOU

in Revue de Métaphysique et de Morale, 1928 (Vol. 35 (2), p. 193 et s.).

Chaque discipline a ses postulats nécessaires. La science a besoin d’un déterminisme, non pas à la vérité d’un déterminisme absolu que la critique des Lachelier, des Boutroux, des H. Poincaré a démontré être inutile, mais d’un déterminisme relatif. Le Droit a besoin du libre arbitre, non pas du libre arbitre absolu, mais d’un libre arbitre relatif. La formule philosophique n’en a pas été donnée ; je vais m’efforcer de fournir quelques éléments pour son élaboration.

Ces éléments seront puisés dans les relations du pou­voir, de l’ordre et de la liberté individuelle examinées au point de vue du droit positif, tel qu’il se développe dans le plan historique. Dans cette perspective, l’ordre, représenté par les institutions, par les mœurs, par la réglementation positive, joue le rôle d’une limite à la fois pour le pouvoir et pour les libertés. Il ne faut pas confondre limitation avec subordination. Le droit positif n’admet point que le pouvoir et les libertés soient subordonnés à l’ordre : à l’intérieur des limites qui leur sont imposées, ils jouissent d’une certaine autonomie.

Il est vrai que cette autonomie elle-même n’est pas dépourvue d’une tendance vers l’ordre qui provient de ce que le pouvoir et la liberté contiennent de l’ordre en puissance, mais cette tendance spontanée est justement un aspect de leur autonomie.

Lorsque cette tendance se réalise, l’ordre établi est créé par le pouvoir et par les libertés, mais cela ne signifie point que l’ordre, en puissance dans l’esprit des hommes, se soit transformé de lui-même en ordre éta­bli. Cela signifie, au contraire, que l’opération s’est faite par certains actes libres des hommes et avec les modalités que ces actes ont imposées. De là, d’ailleurs, selon les temps et les lieux, tant de variété dans les jurisprudences, tant de fantaisie et souvent tant d’arbitraire.

Historiquement, les sociétés débutent dans un grand désordre, l’ordre n’est créé que par une pénible conquête et pour remédier aux souffrances engendrées par les désordres prolongés ; alors que les clans primitifs éprou­vaient l’impérieux besoin de se confédérer en des cités nationales, combien n’a-t-il pas fallu de siècles pour extirper la plaie des vendettas de clan à clan et de famille à famille, qui s’opposait à la soudure définitive des populations ? Voilà avec quel degré d’autonomie et sous la pression de quelles nécessités
s’établissent les relations positives entre le pouvoir, l’ordre et la liberté. Si ce degré d’autonomie est relatif, en revanche, il est nécessaire :

1° D’abord, une autonomie relative de la volonté individuelle dans la création du Droit est nécessaire pour la marche des entreprises économiques que l’ordre individualiste met à la charge des individus. Il faut à ceux-ci des initiatives juridiques et des responsabilités. Sans doute, dans la création du Droit par les actes juri­diques, leur volonté n’a plus d’action que sur le contenu des actes, la puissance publique s’est emparée de la force exécutoire ; mais le contenu des actes c’est la matière consensuelle des décisions et des obligations, et cette matière, leur volonté la domine. Les clauses d’un testament seront interprétées par le juge d’après la volonté du testateur et celles d’un contrat d’après la volonté des parties ; la matière du Droit, en tant que consensuelle, est donc créée par la volonté individuelle et, malgré que la Puissance publique intervienne dans les formes et dans les sanctions, cela reste important.

Si nous entrons faire un tir chez Gastinne-Renette, nous lui empruntons son stand, ses armes et l’authen­ticité du carton, mais notre œuvre personnelle restera quand même la plus importante si nous plaçons bien nos balles et l’effet, c’est-à-dire l’honneur, en sera pour nous. Notre acte aura été encadré et authentiqué mais, dans ces limites, il n’aura pas été subordonné.

Sans doute, le domaine dans lequel joue l’autonomie juridique individuelle, très élargi pendant la période de libéralisme économique, commence à se rétrécir ; il y a la théorie de l’abus des droits, la renaissance des institutions, la substitution de la théorie du risque à celle de la faute dans la matière des accidents du travail, etc. Mais ce sont là des fluctuations historiques comme celle du libéralisme et de l’interventionnisme et qui affectent de faibles étendues. Le colmatage de la baie du mont Saint-Michel ne doit pas être confondu avec le dessèchement de la Manche. L’autonomie de la volonté individuelle et le principe de sa responsabilité subjective constituent l’armature du droit privé et du droit criminel, c’est-à-dire des quatre cinquièmes du Droit. Historiquement, ce principe juridique s’est organisé par un lent progrès lié à celui de la civilisation sédentaire ; il n’y a aucune raison pour qu’il dispa­raisse tant que durera cette civilisation[1].

2° La création du Droit par un pouvoir politique doué d’une certaine autonomie n’est pas moins nécessaire au droit positif ; il peut renoncer à la souveraineté absolue de la Puissance publique, mais non à sa souveraineté relative. Le gouvernement des groupes humains, qui ne s’exerce que par la création continuelle de l’ordre et du droit, exige que ceux qui gouvernent puissent eux-mêmes créer du droit.

Cette création autonome du Droit par le pouvoir politique est combattue par les systèmes objectivistes avec plus d’acharnement encore que l’autonomie juri­dique de la volonté individuelle. Ils partent de ce pos­tulat qu’il n’existe pas de bonne justification du droit de commander et qu’il est impossible d’en trouver une, en quoi ils font preuve d’une bien mauvaise mémoire.

Il existe une très vieille et très bonne justification juridique du droit de commander ; elle se trouve dans le consentement des gouvernés. Cette vérité traditionnelle avait été chargée dans la cale du Mayflower par les pilgrims puritains d’Angleterre, lorsqu’ils partirent pour coloniser l’Amérique, et ils la retrouvèrent dans leurs archives au jour de l’indépendance, pour la clouer en tête de leur déclaration : « La base de l’autorité se trouve dans le consentement des gouvernés ».

Cette affirmation juridique a toutefois besoin de quelques commentaires qui déterminent son caractère à la fois relatif, suffisant et nécessaire.

Ce ne sont pas les commandements du pouvoir, au moment où ils sont produits comme des actes, qui sont acceptés par le peuple. Ce n’est même pas le pouvoir en soi qui est accepté, c’est l’institution politique au nom de laquelle le pouvoir commande. Selon les temps, les lieux et les circonstances, ce sera l’institution de la Couronne ou celle de l’Etat ou n’importe quelle autre. L’essentiel est qu’il existe dans le groupe une institution politique acceptée des sujets par un large consentement coutumier ; le consentement coutumier s’applique aux institutions comme aux règles de droit, et c’est même par les institutions qu’il commence. Un pouvoir crée une institution qui devient coutumière et sur laquelle il s’appuie ensuite pour créer du droit au nom de l’institution ; ainsi s’établit la filière.

Cette explication ne fournit pas une théorie exhaustive du pouvoir ; elle est purement pratique. Jhering l’eût appelée une protection avancée du pouvoir, de même que la possession est une protection avancée de la propriété. En fait, cette construction juridique suffit à tous les besoins : outre la justification du droit de commander, elle assure la continuité du pouvoir en l’associant à celle de l’institution politique ; elle fournit une base pour la dévolution du pouvoir ; elle crée l’opposition des gouvernements de droit et des gouvernements de fait ; elle s’adapte aux événements qui transforment les gouvernements de fait en gouvernements de droit ; elle contient même en germe la théorie du gouvernement représentatif, puisque les chefs n’ont jamais eu de pouvoir de droit que lorsqu’ils ont commandé au nom d’une institution politique acceptée des sujets, c’est-à-dire lorsqu’ils ont agi en qualité de représentants, non pas encore du peuple, mais d’une institution voulue par le peuple.

3° Une certaine autonomie de l’Ordre est elle-même nécessaire à la vie du droit positif, non pour tout conformer, mais pour tout limiter. Nous avons rencontré plus haut l’une des formes sous lesquelles se manifeste l’autonomie de l’ordre ; il s’agit de l’ordre en puissance qui chemine à l’intérieur du pouvoir et de la liberté, qui, sans doute, ne se réalise que par l’intermédiaire d’un acte libre, qui n’a point nécessité cet acte, mais qui, tout de même, l’a sollicité.

Il y a une autre forme plus objective de la vie propre et autonome de l’ordre, ce sont les institutions et, surtout, les institutions corporatives. Tout le secret de l’ordre constitutionnel est dans la création d’institutions vivantes. Les lois constitutionnelles ne signifient rien en tant que règles ; elles n’ont de signification qu’en tant que statuts organiques d’institutions. Les institutions constitutionnelles limitent le pouvoir, s’équilibrent les unes les autres et évoluent selon les besoins. Il faut avoir des œillères pour déclarer qu’il n’y a pas d’autolimitation du pouvoir. Il n’y a pas sous forme de résolution prise in petto, mais il y en a sous forme de création d’institutions parce que là, le pouvoir appelle à son secours la force vive de l’ordre lui-même, et c’est pour mieux se lier les mains. Depuis un siècle les gouvernements successifs de la France avaient périodiquement pris la résolution de consacrer des disponibilités du budget à l’amortissement de la dette publique, mais il ne s’était jamais trouvé de disponibilités. Au mois d’août 1926, un amendement constitutionnel a organisé une caisse autonome d’amortissement et lui a constitué une dotation. Depuis, l’amortissement fonctionne et l’autorité budgétaire lui délivre annuellement sa dotation.

Avec l’ordre, ce qu’il faut craindre, ce n’est pas qu’il n’ait pas assez d’autonomie, c’est, au contraire, qu’il en ait trop et qu’il ne devienne trop envahissant. L’histoire nous avertit qu’il y a des précautions à prendre contre le développement excessif des institutions. Une saine philosophie doit se garder de son côté d’exagérer le rôle de l’ordre en puissance qui hante l’esprit de l’homme, parce qu’il étoufferait dans son germe le degré de liberté dont le droit positif a besoin. C’est l’erreur qu’ont commise les systèmes objectivistes ; ils ont exagéré le rôle de l’ordre ; ils ont réduit à rien l’autonomie du pouvoir et celle des libertés individuelles et ont ainsi détruit l’équilibre vivant du droit positif.

On pouvait depuis longtemps déjà diagnostiquer l’erreur des systèmes objectivistes, mais le plus difficile était de la rendre saisissante. Nous devons être reconnaissants au professeur viennois Hans Kelsen de nous en avoir fourni le moyen. Dans le très hardi et très élégant système que nous analysons plus loin, il assimile l’ordre objectif à l’ordre statique et subordonne étroitement le dynamique au statique. Cela aboutit pratiquement à l’arrêt du mouvement du Droit ; or, le droit positif, qui se déroule dans le plan historique, est essentiellement, un droit en mouvement. La contradiction et l’erreur sautent aux yeux.

Il paraîtrait même invraisemblable qu’un juriste et un philosophe de la valeur de Kelsen n’eût pas aperçu cette conséquence inacceptable de son système, si l’on ne savait : 1° que l’ordre social est couramment assimilé à la stabilité sociale ; 2° que la stabilité sociale est généralement prise pour une forme du statique, alors qu’au contraire elle est une certaine forme du mouvement.

La stabilité sociale résulte du mouvement lent et uniforme des transformations d’un système social ordonné. Cette conception se déduit directement de l’expérience historique, mais on la retrouve en mécanique et en thermodynamique ; nombreuses sont les hypothèses où la stabilité d’un système physique se ramène à la même formule. La stabilité d’un organisme vivant est également du même ordre, car il n’y a pas d’organisme qui ne change constamment dans toutes ses parties, mais les changements sont lents et uniformes et l’équilibre général n’en est pas affecté.

Ce que les hommes appellent stabilité, ce n’est pas l’immobilité absolue, c’est le mouvement lent et uniforme qui laisse subsister une certaine forme générale des choses à laquelle ils sont habitués. Tous font dans le « temps » le voyage long ou bref de la vie, et, quand le paysage social familier ne se modifie pas trop rapidement autour d’eux, ils ont l’impression de n’avoir pas bougé. Leur soif de bonheur se contente de cette relativité et même leur soif de spéculation et d’entreprise, car sur cette stabilité relative s’édifient leurs calculs qui, à la vérité, sont des calculs de probabilité.

Ce qu’ils appellent « temps troublés » et considèrent comme le contraire de la stabilité et de l’ordre, ce sont les périodes où l’évolution sociale s’accélère ou se précipite en révolution ; celles aussi où il se produit des dislocations dans l’ensemble des situations et institutions sociales, les unes se maintenant, les autres s’écroulant.

Ainsi, les hommes ont intégré le temps dans leur géométrie de la stabilité sociale et ont fait de la relativité sans le savoir.

Ces développements se greffent admirablement sur la conception bergsonienne de la durée et de la vie telle qu’elle est exposée dans l’Evolution créatrice. D’après l’éminent philosophe, il y aurait dans la nature un élan vital qui se caractériserait par la création continuelle du nouveau et qui, par-là, créerait en quelque manière la durée dans son mouvement irréversible. Cela est vrai, et il est génial d’avoir ramené la création de la durée à la création du nouveau par le moyen de la vie. Mais il est permis d’ajouter que, peut-être, la création du nouveau ne produit une durée que par l’intervention d’un rythme de ralentissement. C’est ainsi que l’évolution des formes vivantes est coupée par les paliers des espèces et celle des formes sociales par ceux des institutions ; à l’intérieur des espèces et des institutions le mouvement des transformations est à la fois ralenti et uniformisé. Sans ce rythme modérateur, l’arbre de la vie eût jailli avec la soudaineté des bouquets de feu d’artifice qui sont flambés en un moment.

Les frottements et les résistances que l’élan vital rencontre dans sa course sont la cause naturelle des ralentissements, mais en matière sociale, et spécialement dans l’organisation de l’Etat, il est remarquable que l’industrie de l’homme soit venue en aide à la nature en créant des équilibres de pouvoirs qui scandent les échappements de l’aiguille du temps avec la régularité d’un balancier[2].

Le mouvement lent et uniforme d’un système social est le résultat d’un conflit entre des forces de stabilisation et des forces de mouvement, et, de ce conflit, on peut affirmer deux choses :

1° Les forces de mouvement l’emporteront sur les forces de stabilisation ; elles l’emporteront de peu, et c’est pourquoi le mouvement social sera lent et uniforme ; mais elles l’emporteront tout de même, sans quoi il n’y aurait plus de mouvement du tout et donc, plus de vie, car la vie est un mouvement ;

2° Les forces de mouvement et de changement ne sont pas nécessairement des forces de désordre, car il y a des changements qui sont pour organiser un ordre meilleur. Les forces de stabilisation, de leur côté, ne sont pas toujours pour la conservation de l’ordre le meilleur. Cela prouve que, dans l’équilibre mobile d’où résulte le mouvement social ordonné, s’affrontent des forces matérielles et des forces morales. Mais nous n’avons pas ici à entrer dans une discrimination des deux, car les forces morales, aussi bien que les matérielles, doivent s’accommoder de cette relativité du mouvement lent et uniforme qui, seule, nous intéresse ici.

C’est bien là le plan historique où se déroule la vie du Droit positif. Il y avait hier un certain état de l’ordre social et du Droit ; il y en a un autre aujourd’hui ; en aura un troisième demain ; ce passé, ce présent et cet avenir sont les étapes de l’évolution d’un même système social et d’un même corps de Droit ; des rapports de séquence rattachent l’une à l’autre ces étapes, en même temps que des rapports de coexistence relient les diverses parties du système. Le passé de cet ensemble d’institutions explique leur état présent et projette de la lumière sur leur avenir. A toutes les belles époques, le Droit a été étudié dans cette perspective historique qui est la plus proche du réel.

Examen des systèmes statiques et objectivistes. Ces systèmes se présentent volontiers comme objectifs, et ils le sont, en effet, puisqu’ils éliminent le fait volontaire de l’homme, qui est la source du subjectif ; mais ils sont surtout statiques par leur conception erronée de l’ordre social, et c’est sous cet aspect statique que nous les examinerons, parce qu’il fait apparaître leur incompatibilité avec la vie.

Nous en analyserons deux qui, avec des points de départ différents, arrivent sensiblement aux mêmes résultats : celui de Kelsen et celui de Duguit.

Le système du Droit transcendant et statique du professeur Hans Kelsen[3]. Nous commençons par cette doctrine, bien qu’elle soit la dernière en date, d’abord parce qu’elle est transcendantale, ensuite parce qu’elle est plus logique et plus nette dans ses conclusions.

Nous n’avons, d’ailleurs, nul besoin de l’analyser dans sa structure interne, mais seulement dans ses postulats. Le système s’expose en deux plans dont l’un, consacré à l’ordre juridique et étatique, est statique, et dont, l’autre, consacré à la création de l’ordre, est dynamique. Cette dichotomie aurait pu conduire l’auteur à des résultats heureux ; mais, ce qui gâte les choses, c’est la façon dont le plan dynamique est subordonné au statique.

Plan statique. Dans ce plan, l’ordre juridique et étatique est envisagé comme l’expression d’un impératif catégorique de la raison pratique ; il devient une insertion directe du transcendantal dans la société. Il représente un Sollen (ce qui doit être) s’insérant dans le Sein (ce qui est), afin de le conformer à l’ordre. Cet impératif catégorique, tiré de la philosophie kantienne, se traduit en un ordonnancement d’idées objectives supérieures aux consciences humaines, nécessitantes pour elles et dont celles-ci peuvent seulement se former des concepts subjectifs qui aideront à leur réalisation pratique (Art. de la Revue du Droit public, p. 565- 570).

Mais notre auteur n’est pas seulement kantiste, il est aussi, il le déclare lui-même, panthéiste idéaliste et, par conséquent, moniste. Son monisme va se traduire immédiatement par un second postulat, à savoir que, dans le plan statique, l’Etat et le Droit se confondent. Il y a identité entre eux, parce que l’Etat n’est qu’un ordonnancement juridique de normes en qui se résument les organes et les fonctions et en ce que le pouvoir de l’Etat n’est lui-même que la validité du système juridique aboutissant à l’emploi de la contrainte (car l’Etat est une organisation essentiellement coercitive) (p. 572, 574).

Les individus, envisagés en tant que personnes juridiques, ne sont eux-mêmes que des ordonnancements de normes, mais qui restent distincts de l’ordonnancement juridique-étatique et, d’ailleurs, distincts les uns des autres.

Dans ce système exclusivement idéaliste, les êtres réels disparaissent, n’étant tous représentés que par des ordonnancements de règles. Cependant, les individus sont soumis à l’obligation d’obéir à l’Etat ou, du moins, ils subissent, sous forme d’obligation, la nécessité qui émane de la validité du système juridique étatique.

Mais, par contre, ils n’ont pas nécessairement de droits individuels qui soient opposables à l’Etat, parce que, de leur propre système juridique, n’émane aucune validité qui soit obligatoire pour celui-ci. Cette grave conséquence est la négation non seulement de la liberté politique, mais même des libertés civiles.

Plan dynamique. La création de l’ordre juridico-étatique nous fait entrer dans le plan dynamique et historique. Nous y voyons un certain nombre de choses intéressantes ; par exemple, que, si du point de vue statique, l’unité et l’indivisibilité du pouvoir d’Etat s’impose (ce pouvoir n’étant que la validité d’un système juridique), du point de vue dynamique de la création de l’ordre, il peut y avoir intérêt à admettre une séparation des pouvoirs (p. 620).

En ce qui concerne les sources du Droit, nous y voyons que du droit peut être créé par le pouvoir législatif, par le pouvoir réglementaire, etc. ; mais gardons-nous de croire que, même dans cette perspective dynamique, l’auteur rejoigne la doctrine classique sur la libre création du Droit par le pouvoir de droit. N’oublions pas que, pour lui, le plan dynamique reste dominé par le plan statique et que, par suite, les sources du droit positif resteront dominées par le droit transcendant. D’abord, les sources du droit positif sont rigoureusement hiérarchisées l’une à l’autre. On remonte ainsi, en dernier ressort, à la constitution positive de l’Etat. L’auteur souhaiterait que l’on pût remonter à un statut international ; mais, en tout cas, au-dessus du plus haut statut positif, il y aura une constitution hypothétique transcendante. Il ne s’agit pas d’une hiérarchie qui, à chaque degré, laisse jouer une certaine liberté : non, le Droit a pour caractéristique de régler sa propre création : « Toute norme juridique est posée conformément aux prescriptions d’une norme supérieure ». Et ce ne sont pas des règles de procédure qui sont ainsi posées d’avance pour la création du Droit les normes sont des règles de fond.

Ce n’est pas non plus un système répressif pour le droit mal créé analogue à celui qui fonctionne dans les pays qui admettent le contrôle juridique de la constitutionnalité des lois, c’est un système préventif, en ce sens que l’invalidité de la disposition non conforme à la constitution hypothétique est immédiate. C’est une nullité de plein droit. Le pouvoir d’Etat n’est-il pas un système de validité et, par conséquent, d’invalidité juridique ? Notons encore, ce qui est parfaitement logique, la préférence de l’auteur pour l’administrateur et son dédain pour le juge. Dans un système aussi bien réglé, le juge ne serait qu’une cause de désordre ; le juge a un pouvoir incoercible d’arbitrage et de création spontanée du Droit ; il ne serait fidèle ni à la norme, ni à la constitution hypothétique ; bien plus avantageux serait un administrateur bien stylé et devant lequel il n’y aurait point de débat. Napoléon n’avait-il pas ainsi tremblé pour son code civil en le livrant aux juges ?

Observations sur le système de Kelsen. 1° Ce système, que nous n’apprécions pas dans sa structure interne, mais dans ses postulats, n’est pas une nouveauté complète en Allemagne ; il ne fait que pousser à ses conséquences logiques extrêmes, avec une force et une élégance auxquelles on doit rendre hommage, des idées plus ou moins exprimées déjà dans un courant de pensée qui dérive de Kant par l’intermédiaire de Fichte et Hegel. Notre collègue Carré de Malberg, dans sa Contribution à la théorie générale de l’Etat, parue en 1920, mais conçue et rédigée avant 1914, s’est inspiré de certaines de ces idées ; il admet pratiquement la confusion du Droit et de l’Etat : la grande source du Droit est la Constitution de l’Etat ; enfin, on doit restreindre le plus possible le rôle du pouvoir dans l’Etat.

Il semble qu’on se soit rejeté vers ce courant de la philosophie allemande pour échapper aux dangers de la doctrine de la Herrschaft, du moins tel paraît être le cas de M. Carré de Malberg ; mais, alors, on n’a évité un écueil que pour tomber sur un autre qui, pour être plus caché, n’en est pas moins dangereux.

2° En effet, si cette philosophie du Droit évite la théorie du pouvoir de domination de l’Etat, elle n’évite pas la domination d’un impératif catégorique qui équivaut à un ordre social essentiellement nécessitant. Le primat d’une liberté relative est remplacé par celui de l’ordre et de l’autorité. La maxime fondamentale n’est plus : « Tout ce qui n’est pas défendu est permis jusqu’à la limite » ; elle est : « Tout ce qui n’est pas conforme à la constitution hypothétique est sans valeur juridique ». D’ailleurs, on nous le dit expressément : « Il n’y a pas nécessairement de droits individuels des sujets opposables à l’Etat ; par conséquent, il n’y a pas nécessairement de liberté ». Et puis, dans un système statique, que ferait-on de la liberté ?

Le joug d’une pareille philosophie serait pour le Droit pire que celui de la théologie : la théologie catholique pose le primat de la liberté humaine ; l’ordre divin se propose à l’homme par la grâce, il ne s’impose pas comme une nécessité contraignante, tandis que l’ordre du panthéisme idéaliste tel que le conçoivent les juristes postkantiens s’impose à l’homme sous cette forme. M. Redslob se fait illusion (Revue du Droit public, 1926, p. 147). Cette philosophie du Droit postkantienne n’aura aucun succès en France, non pas qu’elle soit obscure, car elle n’est que trop claire, non pas qu’on la prenne pour un jeu de l’esprit, car elle n’est que trop sérieuse, mais parce que ses tendances sont inconciliables avec celles du Droit. Seule une philosophie de la liberté est compatible avec le Droit.

Le système statique de Droit objectif de Léon Duguit. Antérieur de plus de vingt ans, ce système n’a pas du tout le même point de départ que celui de Kelsen. Duguit a horreur de la métaphysique ; il émet la prétention d’être réaliste, c’est-à-dire de n’admettre que ce qui tombe sous l’observation des sens. Il serait plutôt apparenté à Durkheim et à Auguste Comte. Sa grande préoccupation a été de supprimer le pouvoir comme source du Droit. D’une part, il trouve inadmissible qu’une volonté humaine, quelle qu’elle soit, puisse imposer une obligation à une autre volonté humaine. Il a perdu la notion du pouvoir de droit qui s’exerce au nom d’une institution acceptée de tous et tel que nous l’avons rappelé. D’autre part, très préoccupé par la doctrine allemande de la Herrschaft alors régnante, il pense qu’il faut à tout prix soumettre l’Etat au Droit et ne voit pas de meilleur moyen que de l’empêcher de créer du Droit par son propre pouvoir, car, dit-il, tant que l’Etat créera du Droit, il n’y aura pas moyen de le soumettre ; il ne faut pas compter sur l’autolimitation subjective de l’Etat, ce n’est pas une garantie, une résolution interne peut être détruite par une autre résolution interne. Il ne paraît pas qu’il ait songé qu’il exige une autolimitation objective et proprement constitutionnelle, résultat de la création d’institutions destinées à faire obstacle à certaines tentatives de l’Etat.

Quoi qu’il en soit du bien ou du mal fondé de ses griefs contre le pouvoir de Droit, voilà notre collègue conduit à séparer radicalement le Droit et l’Etat, position inverse de celle de Kelsen. Il va donc, maintenant, construire le système du Droit sans le secours de l’Etat, sans celui du pouvoir et sans celui de la métaphysique.

Il prend pour point de départ la notion positiviste d’un ordre des choses sociales conçu comme le prolongement de l’ordre des choses physiques. De cet ordre des choses découlent des normes. Dans un premier état de la doctrine, les normes n’avaient pas de source précise ; dans un second état, elles ont la source que l’école de Savigny assignait à la coutume, le sentiment de la masse des consciences ; ce sont de grandes règles de conduite senties comme devant être sanctionnées par une réaction sociale contre ceux qui les violeraient.

En ces normes, qui sont peu nombreuses, réside toute la validité du système juridique. Sans doute, il sera fait par le pouvoir politique des règles constructives, mais ces règles n’auront pas de valeur juridique par elles-mêmes, elles en auront seulement par leur conformité à l’une ou à l’autre des normes. Les individus, dans leurs transactions, feront des déclarations de volonté qui n’auront également de valeur juridique que par la conformité à la norme…, etc.

Quant à la sanction, elle se trouve directement dans la contrainte sociale ou étatique. Les normes ne sont pas obligatoires, elles sont seulement exécutoires. On se demande pour quelle raison Duguit a tenu à supprimer ici l’obligatio juris ; on peut même se demander s’il y a règle de droit véritable sans obligatio juris ; si la définition du Droit par la seule idée de précepte sanctionné par la contrainte est suffisante ; si l’on ne glisse pas par-là dans la répression disciplinaire où la contrainte accompagne immédiatement l’ordre donné ; si, notamment, le droit pénal ne va pas se confondre avec la coercition, l’obligatio juris étant ce qui permet l’intervention d’un juge.

Quoi qu’il en soit de cette objection, attachons-nous à dégager le caractère statique du système.

D’abord, par la négation du pouvoir subjectif de création du Droit, le mouvement juridique, qui résulte surtout des forces subjectives, est arrêté, à moins qu’on ne se trouve sous l’empire d’une norme qui, par exception, pose le principe d’une liberté, comme, par exemple, celle qui établit la liberté des conventions.

Dans tous les autres cas, le Droit ne peut se développer que dans la mesure des normes établies ou par l’établissement de nouvelles normes, mais c’est là une formation coutumière d’une extrême lenteur. Le système tend donc vers l’immobilité coutumière, avec cette particularité qu’il s’agit de coutumes à établir dans un grand pays et prenant forme de préceptes très généraux, ce qui n’est guère le genre habituel des coutumes.

Pour l’auteur lui-même, il n’est pas douteux que l’objectif doive l’emporter sur le subjectif et le statique sur le dynamique ; là-dessus il s’est expliqué maintes fois et il a écrit deux livres pour se persuader que les transformations du Droit évoluaient infailliblement vers l’objectif.

Que la logique de son système substitue le primat de l’ordre à celui de la liberté, il le voit peut-être moins nettement, mais c’est le postulat d’Auguste Comte[4] et, d’ailleurs, l’objectif ne saurait s’assujettir le subjectif sans que l’ordre s’assujettisse la liberté.

Malgré certaines apparences dues au tempérament vigoureusement individualiste de l’auteur, ce système est donc en contradiction avec les postulats du Droit positif autant que celui de Kelsen et, autant que lui, il est impropre à la vie.

Présentation de l’article :
« Le pouvoir, l’ordre, la liberté
& les erreurs des systèmes objectivistes »

Jean-Marie Denquin
Professeur de droit public
à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Maurice Hauriou publie en 1928, dans la Revue de Métaphysique et de Morale, un article intitulé « Le pouvoir, l’ordre, la liberté et les erreurs des systèmes objectivistes ». Cet article est consacré, comme le choix du lieu de publication le laisse déjà supposer, à une question philosophique, explicitée dès le premier paragraphe». Chaque discipline a ses postulats nécessaires. (…) Le Droit [sic[5]a besoin du libre arbitre, non pas du libre arbitre absolu, mais d’un libre arbitre relatif ». Or « la formule philosophique n’en a pas été donnée ». Hauriou va donc s’efforcer « de fournir quelques éléments pour son élaboration » [125].

Ces affirmations posent d’emblée plusieurs problèmes. Les développements ultérieurs jetteront quelque lumière sur ce qu’Hauriou entend par « formule philosophique », et plus généralement par philosophie. Mais il semble d’abord nécessaire de considérer le sens qu’il donne à l’expression « libre arbitre ». Priorité d’autant moins contestable qu’Hauriou part de ce terme pour ne pas y revenir : « libre arbitre » n’est plus jamais employé dans le texte. Comme il est improbable qu’Hauriou n’évoque pas dans un article la notion dont cet article prétend apporter la « formule philosophique », on peut raisonnablement supposer que le mot « autonomie », dont on sait qu’il constitue un thème récurrent de sa pensée et qui va, au contraire, être très utilisé, occupe la place laissée vacante par le terme peu transparent de « libre arbitre relatif ». Cette assimilation n’est cependant pas explicite, et l’autonomie n’est pas plus définie que le libre arbitre, absolu ou relatif. Il est donc nécessaire d’examiner la question dans sa généralité pour déduire la signification des termes de l’usage qu’en fait l’auteur.

Parler de « libre arbitre relatif » ne va en effet pas de soi. Traditionnellement on distingue un libre arbitre objectif et subjectif. Dans le premier cas, l’individu est placé devant une alternative et opte pour l’un de ses termes sans qu’aucun motif détermine son choix : c’est un libre arbitre d’indifférence. Dans le second cas on entend par libre arbitre le sentiment de liberté qu’éprouve l’individu placé en face d’un choix : celui-ci est censé être effectué au terme d’un processus délibératif où sont mis en balance divers motifs, éventuellement hétérogènes et inégalement pressants.

Il est tentant de qualifier d’absolu le libre arbitre d’indifférence et de relatif le sentiment psychologique de liberté. Il faut toutefois prendre garde à ce que le second peut être dit relatif par rapport aux raisons, plus ou moins décisives, qui guident le choix de l’individu, mais que la notion considérée en elle-même est en revanche absolue. Elle obéit en effet aux principes de contradiction et de tiers exclu : en dernier ressort, l’individu est ou n’est pas libre de son choix.

L’impression de liberté correspond-elle, d’autre part, à une quelconque réalité ? Il est impossible de démontrer que ce sentiment n’est pas une illusion du sujet : les choix qu’il opère peuvent être analysés comme effectivement, bien qu’inconsciemment, déterminés par des facteurs externes (pressions naturelles et sociales) ou internes (complexion, caractère, expériences antérieures). A l’inverse, Bergson a soutenu que le sentiment de liberté est inaccessible à l’analyse rationnelle parce qu’il constitue un processus qui s’inscrit dans une durée indécomposable et non un état réductible à un temps mathématique. On ne peut donc le définir sans le supprimer, car « toute définition de la liberté donnera raison au déterminisme »[6]. Mais, comme l’impensable n’est pas l’irréel, c’est le sentiment de prédétermination qui doit être tenu pour illusoire. La thèse du libre arbitre et celle du serf arbitre sont donc également soutenables et discutables : on sait depuis longtemps qu’il n’existe pas de critère qui permette de choisir entre elles. Cependant on tient généralement le principe du libre arbitre pour indispensable à la cohérence de la morale et du droit. Si les comportements humains sont entièrement déterminés, la morale est impossible et le droit inutile. Pour fonder une morale, il faut donc dire, avec Kant, que la liberté est un postulat de la raison pure pratique. Le droit fera pour sa part de la liberté une fiction juridique, qui peut d’ailleurs être écartée pragmatiquement dans certaines situations pour éviter une application malencontreuse ou non souhaitée (responsabilité pénale des mineurs et des aliénés).

En utilisant le terme de « postulat », Hauriou fait implicitement référence à cette troisième acception du « libre arbitre ». Mais un postulat ne saurait par définition être relatif : on l’assume ou on ne l’assume pas. Il existe donc une tension potentielle entre cette notion et l’idée de « libre arbitre relatif ». Le remplacement du « libre arbitre » par l’« autonomie » est-elle de nature à résoudre cette tension ?

L’emploi de la seconde expression parait conforme au sens étymologique : l’autonomie s’oppose à l’hétéronomie, la situation de l’individu qui suit sa propre loi à celle de l’individu qui est assujetti à la loi d’un autre. Les deux impliquent un rapport à autrui et pas seulement à soi. Elles impliquent aussi un rapport à une loi, ce qui n’est pas le cas du libre arbitre, qui garde sa signification même si n’existent que des choix entre des alternatives concrètes, sans référence à une règle générale. Une décision autonome est donc une décision prise par un individu qui n’est déterminée ni par des impératifs extérieurs ni par la considération des conséquences possibles de son acte, alors même qu’il lui est imputable par autrui. L’autonomie ne se cantonne pas au for intérieur : elle et une réalité sociale, concrètement observable et susceptible de varier en intensité, car la contrainte externe, quels qu’en soient les moyens, peut s’avérer plus ou moins prégnante.

D’autre part l’opposition libre / serf arbitre ne recouvre pas l’opposition autonomie / hétéronomie : un acte apparemment libre et objectivement autonome peut être absolument déterminé, tout comme un acte apparemment hétéronome et contraint peut être le fruit d’un choix radicalement libre. Il faut donc admettre qu’Hauriou, en assimilant libre arbitre relatif et autonomie confond le libre arbitre comme postulat nécessaire à l’existence du droit et la nécessité pragmatique de concéder une capacité d’initiative aux acteurs sociaux – ou plutôt l’incapacité pratique des systèmes sociaux à contrôler entièrement leurs membres, qui garantit à ceux-ci une marge incompressible d’autonomie – mais aussi qu’il neutralise cette confusion en substituant la seconde au premier.

Hauriou, il est vrai, ne vise pas à édifier une phénoménologie, mais une déontologie du droit. On pourrait certes être tenté d’interpréter sa démarche comme une réflexion transcendantale sur les conditions de possibilité du droit : il chercherait à dégager ses structures implicites en décrivant les règles immanentes qui, bien qu’inconscientes, permettent son fonctionnement, comme une grammaire rend possible le langage sans nécessairement être perçue des locuteurs. Il s’efforcerait donc de montrer que le droit implique une situation médiane entre deux positions extrêmes, structurellement inaccessibles : la liberté absolue des individus rendrait le droit impossible puisque celui-ci vise précisément à réduire le libre arbitre d’indifférence en donnant aux sujets de bonnes raisons d’adopter certains comportements et d’en éviter d’autres. Réciproquement, l’anéantissement de la liberté des individus est inaccessible : aucune norme n’est assez précise pour déterminer exhaustivement les conduites licites, aucun contrôle social assez prégnant pour faire respecter toutes les obligations et interdits, et la promesse de récompenses ou de sanctions n’exclut jamais des comportements socialement aléatoires – que ceux-ci soient ou non métaphysiquement libres. Mais tel n’est pas le but d’Hauriou. Il ne critique pas les théories qu’il entend réfuter comme des analyses fausses, mais comme des doctrines pernicieuses, car il les tient pour autoréalisatrices. L’anarchie et la dictature sont possibles et seraient les conséquences d’un ordonnancement juridique contraire aux enseignements de l’expérience. Celui-ci ne doit donc pas être mis en œuvre. Le principe d’autonomie juridique, équilibre optimal entre l’ordre et la liberté, est à l’inverse pour Hauriou un impératif métajuridique, au sens où l’on peut dire que la séparation des pouvoirs constitue un principe métaconstitutionnel.

Si ces analyses sont exactes, la pensée d’Hauriou rencontre un problème de légitimité et un problème d’effectivité. Bien qu’il ne soulève pas ces questions, on peut déduire de son attitude les réponses qu’il leur apporte implicitement. D’une part il s’appuie sur une conception objective et non subjective de la légitimité : celle-ci ne procède pas d’une volonté souveraine (de Dieu, de ses interprètes authentiques, du pouvoir constituant originaire ou d’Hauriou lui-même) mais de la nature objectivement connaissable des faits. Par conséquent le principe n’est légitime que si l’analyse est correcte, et si l’on peut légitimement en déduire ce que l’auteur en déduit. Qui garantit ces deux points ? D’autre part le principe n’est effectif que si l’expérience confirme la théorie. Est-ce bien le cas ? 

La réponse à ces questions est inséparable de la perspective générale où se meut la pensée d’Hauriou et qui la rend relativement opaque aux esprits formés par la théorie moderne du droit. Celle-ci décrit une forme et non un contenu, ce qui rend les jugements de valeur non pertinents à son endroit : elle est susceptible d’être vraie ou fausse, non d’être bonne ou mauvaise. Le point de vue d’Hauriou est différent et, si l’on ne fait pas l’effort de le reconstituer, ses raisonnements, ses analyses et les angles morts de sa vision deviennent inintelligibles. Pour écarter cette difficulté, il semble qu’on puisse caractériser sa pensée par deux traits, l’un négatif, l’autre positif.

Négativement, elle se distingue par son refus, ou plutôt son ignorance, de ce que l’on appelle aujourd’hui, d’une formule d’ailleurs regrettablement ambiguë, la « loi de Hume ». Certes, Hauriou connait la distinction de l’être et du devoir être. Il ne nie pas non plus la « loi », en ce sens qu’il ne théorise pas sa négation. Mais il ne tire aucune conséquence de l’hétérogénéité des matériaux qu’il emploie pour construire sa démonstration, comme s’il ne parvenait pas à concevoir la possibilité d’un point de vue extérieur sur le droit. Il ne s’interroge pas sur ce que le droit est ou peut être. Postulant que le droit détermine le réel, il se demande ce qu’il doit être et accueille dans cette démarche tout argument apparemment favorable à sa thèse.

Positivement, la perspective d’Hauriou se caractérise par une tendance jusnaturaliste, mais en donnant à ce terme un sens bien précis. Il semble en effet nécessaire de distinguer ici naturalisme normatif etnaturalisme prudentiel. Le premier a pour ressort principal la transmutation de la statistique en norme : ce qui, en fait, se produit le plus souvent doit, en droit, avoir lieu toujours. Le second n’ignore pas que certains problèmes peuvent connaître plusieurs solutions mais considère que l’expérience conduit à en privilégier certaines. Exceptions, pilotage à vue et corrections de trajectoire ne sont pas théoriquement exclus, car ce qui vaut en théorie peut s’avérer néfaste en pratique. Hauriou appartient au second type : il n’abuse pas de la rhétorique de la nature, mais considère que l’expérience enseigne un art de gouverner, lui-même fondé sur une science du social. La nature des choses est pensée comme un guide plus que comme une règle. Une telle vision du monde n’implique donc pas l’immobilisme, mais au contraire une adaptation constante aux conditions du réel. Ce pragmatisme n’est pas un progressisme : non seulement il ne croit pas à une amélioration constante de l’homme et de la société, mais l’adaptation dont il fait l’éloge possède une finalité explicitement conservatrice : elle vise à préserver les valeurs et conditions d’existence qui constituent, pour Hauriou, les fondements de la vie sociale. L’objectif est donc le maintien d’un équilibre dynamique, qui fluctue autour d’un point, est susceptible de progrès mais aussi de régressions. Telle est la finalité naturelle du système politico-juridique. Il s’agit d’une donnée immédiate de la conscience sociale, et par conséquent d’un fondement nécessaire et suffisant à la réflexion d’Hauriou : il serait pour lui à la fois inutile et dangereux de chercher à son analyse une autre légitimité. Mais on comprend aussi pourquoi la question de l’effectivité du système – la description d’Hauriou correspond-elle aux faits empiriquement observables ? – n’admet pas d’autre réponse que la précédente : les choses doivent être ainsi parce qu’elles sont ainsi, et réciproquement.

Le but d’Hauriou est donc d’établir qu’un système politico-juridique doit assurer les conditions de l’autonomie – au sens d’autonomie subjective des individus – afin de permettre la réalisation d’un équilibre dynamique garant de la conservation du système. Quels sont, si l’on descend d’un degré dans l’abstraction, les termes de cet équilibre ? Le titre de l’article le dit : l’équilibre qui doit être préservé est celui qui s’établit entre l’ordre et la liberté, et c’est le pouvoir qui assume cette tâche primordiale. Les mauvaises doctrines qui, par des analyses erronées, mettent en péril ce devoir peuvent être réunies sous la catégorie générale de l’objectivisme. Celui-ci nie la subjectivité mais aussi le mouvement, qui est la subjectivité en acte.

A priori, on pourrait être tenté de penser que l’autonomie relative est l’attribut nécessaire du pouvoir : il maintient grâce à elle un équilibre dynamique entre l’ordre et la liberté. En fait, si l’on soumet la théorie d’Hauriou à une analyse rigoureuse, on constate que sa pensée est plus complexe, pour ne pas dire embrouillée : elle vise à la systématicité sans vraiment y parvenir.

Qu’est-ce d’abord que l’ordre – ou Ordre ? « Historiquement, les sociétés débutent dans un grand désordre ». Bien que « les clans primitifs éprouvent l’impérieux besoin de se confédérer en cités nationales, (…) la plaie des vendettas de clan à clan et de famille à famille » est demeurée endémique (fusion cavalière d’Aristote et d’Hobbes). « L’ordre » est donc le résultat d’une « pénible conquête » [125]. Cette évolution postulée est supposée prouver que « le pouvoir et la liberté contiennent de l’ordre en puissance » [125]. Cette évolution n’est toutefois pas automatique : elle « s’est faite par certains actes libres des hommes et avec les modalités que ces actes ont imposées » [125]. « Une certaine autonomie de l’Ordre [sic] est elle-même nécessaire à la vie du droit positif ». Elle s’exprime par « les instituions, et, surtout, les institutions corporatives. Tout le secret de l’ordre constitutionnel est dans la création d’institutions vivantes. Les lois constitutionnelles ne signifient rien en tant que règles ; elles n’ont de signification qu’en tant que statuts organiques d’institutions » (On voit le contraste avec la bonne doctrine contemporaine !).

« L’ordre », cependant, peut s’avérer dangereux : avec lui, « ce qu’il faut craindre, ce n’est qu’il n’ait pas assez d’autonomie, c’est (…) qu’il en ait trop ». Des précautions sont à prendre « contre le développement excessif des institutions » [128]. La stabilité, en effet, n’est pas l’immobilisme : elle « résulte du mouvement lent et uniforme des transformations d’un système social ordonné »[7]. Elle est analogue à la « stabilité d’un organisme vivant » [128]. Se référant à L’évolution créatrice de Bergson [128], Hauriou pose que l’élan vital, créateur du nouveau, doit être ralenti sous peine de s’épuiser en créations éphémères. « C’est ainsi que l’évolution (…) des formes sociales est coupée par [les paliers] des institutions ». D’où les « équilibres de pouvoirs qui scandent » [129] le temps et qu’Hauriou avait évoqué dès 1896. Ce fait justifie à ses yeux qu’il propose « cette légère addition à la doctrine bergsonienne » [129, note 2].

Quel peut être, dans ces conditions, le rôle du pouvoir ? Le « pouvoir politique », ou « gouvernement des groupes humains (…) ne s’exerce que par la création continuelle de l’ordre et du droit ». Il est caractérisé non « par la souveraineté absolue de la Puissance publique », à laquelle il peut renoncer, mais par « sa souveraineté relative ». Il faut en effet que « ceux qui gouvernent puissent eux-mêmes créer du droit ». C’est « cette création autonome du Droit [sic] par le pouvoir politique » que combattent « les systèmes objectivistes ». Il existe donc un « droit de commander » [on passe de l’ordonnancement juridique au droit subjectif des gouvernants] qui possède « une très vieille et très bonne justification » : « le consentement des gouvernés » [127]. Hauriou précise que « ce ne sont pas les commandements du pouvoir, au moment où ils sont produits comme des actes, qui sont acceptés par le peuple. Ce n’est même pas le pouvoir en soi qui est accepté, c’est l’institution politique [la Couronne ou l’Etat par exemple] au nom de laquelle le pouvoir commande ». Malheureusement Hauriou ne fournit aucun élément susceptible d’éclairer cette tripartition (qu’est-ce que le « pouvoir en soi » ?) ni aucun argument qui vienne étayer cette affirmation.

Le consentement des gouvernés est présenté comme une « construction juridique [qui] suffit à tous les besoins » : elle justifie le droit de commander, « assure la continuité du pouvoir associée à celle de l’institution », « fournit une base pour la dévolution du pouvoir », « crée l’opposition des gouvernements de droit et des gouvernements de fait », « s’adapte aux événements qui transforment les gouvernements de fait en gouvernements de droit » et même contient « en germe la théorie du gouvernement représentatif, puisque les chefs » agissent « en qualité de représentants, non encore du peuple, mais d’une institution voulue par le peuple » [127]. Il n’est pas besoin d’insister sur le caractère hautement discutable de ces affirmations : non seulement on ne voit pas comment le consentement de ceux qui consentent pourrait justifier le pouvoir à l’égard de ceux qui ne consentent pas, mais en outre la notion même de consentement apparait redoutablement ambiguë : si l’on n’en précise pas le sens et les critères, le mot permet à l’évidence de justifier n’importe quoi.

Dans tous ces développements, le mot liberté[8], qui figure dans le titre de l’article, n’est guère utilisé. Il faut considérer que l’autonomie en tient lieu, comme elle tient lieu du libre arbitre. « Une autonomie relative de la volonté individuelle dans la création du Droit [sic] est nécessaire pour la marche des entreprises économiques que l’ordre individualiste [il y a donc plusieurs ordres, qualitativement distincts] met à la charge des individus » [125]. Malgré un certain rétrécissement du domaine « où joue l’autonomie juridique individuelle » (« théorie de l’abus des droits », « renaissance des institutions », « substitution de la théorie du risque à celle de la faute dans la matière des accidents du travail »), « l’autonomie de de la volonté individuelle et le principe de sa responsabilité subjective constituent l’armature du droit privé et du droit criminel » [126]. Une certaine autonomie du pouvoir est d’autre part nécessaire, on l’a vu, dans la création du droit.

Le mouvement de la pensée d’Hauriou est circulaire, car chaque élément y est à la fois cause et conséquence des autres. L’autonomie, qui constitue l’un des pôles de l’équilibre, est également inhérente à l’ordre et au pouvoir, puisque tous deux la créent et la supposent. Le pouvoir crée l’ordre, mais il est créé par lui. Les institutions, suscitées à la fois par le pouvoir et par l’ordre, contribuent réciproquement à leur maintien. Les mots sembleraient suggérer un pouvoir actif et un ordre passif, notamment parce que le premier est susceptible d’être incarné alors que le second est une abstraction. Mais dans l’univers d’Hauriou l’ordre et les équilibres sont, à l’instar des individus, supposés capables d’agir, de vouloir, de concevoir des buts et de combiner des moyens. Le ménage à trois du pouvoir, de l’ordre et de la liberté-autonomie tourne donc sur lui-même et engendre le Droit sans qu’il soit possible d’y découvrir une cause première – sauf peut-être la « civilisation sédentaire » à laquelle « ce principe juridique » (autonomie de la volonté et principe de responsabilité subjective) [126] est lié.

Si l’analyse de ce qui est ne va pas sans ambiguïtés, l’affirmation de ce qui doit être s’avère en revanche parfaitement claire : « Une saine philosophie doit se garder (…) d’exagérer le rôle de l’ordre en puissance (…), parce qu’il étoufferait dans son germe le degré de liberté dont le droit positif a besoin » [128][9]. Réduire « à rien l’autonomie du pouvoir et celle des libertés individuelles » constitue précisément « l’erreur » commise par « les systèmes objectivistes » [128] – ou plutôt « statiques et objectivistes ». C’est en effet « sous cet aspect statique » qu’Hauriou les examine « parce qu’il fait apparaitre leur incompatibilité avec la vie ». Il étudie d’abord « le système du Droit [sic] transcendant et statique du professeur Hans Kelsen », « parce qu[e cette doctrine] est transcendantale » (…) et « plus nette dans ses conclusions » [130] que « le système statique de Droit [sic] objectif de Léon Duguit » [133].

Hauriou précise qu’il n’analyse pas le premier « dans sa structure interne, mais seulement dans ses postulats »[10]. La distinction entre un plan statique « consacré à l’ordre juridique et étatique » et un plan dynamique « consacré à la création de l’ordre » lui parait pertinente, mais les choses se gâtent car « le plan dynamique est subordonné au plan statique » (Rien, dans le texte cité de Kelsen, ne justifie un tel diagnostic). « Dans ce plan [statique], l’ordre juridique et étatique est envisagé comme l’expression d’un impératif catégorique de la raison pratique ; il devient une insertion directe du transcendantal dans la société [?]. Il représente un Sollen (…) s’insérant dans le Sein (…) afin de le conformer à l’ordre ». Ce système « tiré de la philosophie kantienne, se traduit en un ordonnancement d’idées objectives supérieures aux consciences humaines » [131] et implique que « l’Etat et le Droit [sic] se confondent ». « L’Etat n’est qu’un ordonnancement juridique de normes en qui se résument les organes et les fonctions et en ce que le pouvoir de l’Etat n’est lui-même que la validité du système juridique aboutissant à l’emploi de la contrainte ». Ainsi « les êtres humains disparaissent »[11] et « n’ont pas nécessairement de droits individuels qui soient opposables à l’Etat ». On aboutit donc à « la négation non seulement de la liberté politique, mais même des libertés civiles ».

Dans le plan dynamique, toutefois, « il peut y avoir intérêt à admettre une séparation de pouvoirs » [131]. « L’auteur » ne rejoint pas « la doctrine classique sur la libre création du Droit [sic] par le pouvoir de droit » car, pour lui, « le plan dynamique reste dominé par le plan statique et que, par suite, les sources du droit positif resteront dominées par le droit » : elles sont en effet « rigoureusement hiérarchisées » et « au-dessus du plus haut statut positif, il y aura une constitution hypothétique transcendante »[12] [sic !]. Comme « toute norme juridique est posée conformément aux prescriptions d’une norme supérieure », il n’existe aucune liberté à aucun niveau. Circonstance aggravante : cette conformité n’est pas assurée par « un système répressif » incarné dans un « contrôle juridique de la constitutionnalité des lois », mais par « un système préventif » : « l’invalidité de la disposition non conforme à la constitution hypothétique est immédiate ». En effet « dans un système aussi bien réglé, le juge ne serait qu’une cause de désordre » en raison de son « pouvoir incoercible de création spontanée du Droit[13] [sic] ; il ne serait fidèle ni à la norme, ni à la constitution hypothétique ; bien plus avantageux serait un administrateur bien stylé » [132].

Selon Hauriou, ces thèmes ne sont pas entièrement nouveaux puisqu’ils dérivent « de Kant par l’intermédiaire de Fichte et de Hegel » et que « notre collègue Carré de Malberg (…) s’est inspiré de certaines de ces idées : il admet pratiquement la confusion du Droit [sic] et de l’Etat : la grande source du Droit [sic] est la Constitution [sic] de l’Etat ; enfin, on doit restreindre le plus possible le rôle du pouvoir dans l’Etat ». « Il semble qu’on se soit rejeté vers ce courant de la philosophie allemande pour échapper aux dangers de la doctrine de la Herrschaft ». Mais c’est pour tomber d’un péril dans un autre. « Cette philosophie du Droit [sic] (…) n’évite pas la domination d’un impératif catégorique[14] qui équivaut à un ordre social essentiellement nécessitant ». (…) « Tout ce qui n’est pas conforme à la constitution hypothétique est sans valeur juridique ». (…) « Dans un système statique, que ferait-on de la liberté » ? « Le joug d’une pareille philosophie serait pour le Droit [sic] pire que celui de la théologie » car « l’ordre divin se propose à l’homme par la grâce, il ne s’impose pas par une nécessité contraignante, tandis que l’ordre du panthéisme idéaliste tel que le conçoivent les juristes post-kantiens s’impose à l’homme sous cette forme » [133]. Conclusion : « cette philosophie (…) n’aura aucun succès en France, non pas qu’elle soit obscure (…), mais parce que ses tendances sont inconciliables avec celle du Droit » [sic] [133].

On ne saurait évidemment juger cette analyse à l’aune du savoir actuel. La doctrine de Kelsen n’est pas achevée au moment où Hauriou en prend une connaissance superficielle. Elle va connaitre des approfondissements et des variations. Mais en outre sa compréhension implique la maitrise d’outils intellectuels adaptés. La manière dont Hauriou entrelace les termes transcendant et transcendantal ne permet guère d’échapper à l’impression qu’il confond leur sens et réduit le second au premier – d’où l’étonnante expression de « constitution hypothétique transcendante ». Or précisément c’est le caractère transcendantal de l’analyse kelsénienne qui frappe d’inanité les critiques d’Hauriou, ou les relègue au rang de procès d’intention. Que la recherche des conditions de possibilité du droit à partir de postulats positivistes connaisse ou non le succès, elle ne saurait en toute hypothèse être comprise comme visant à imposer aux hommes une nécessité extérieure, arbitraire et contraignante. L’évocation de l’impératif catégorique, digne du Disciple de Paul Bourget, n’y change rien. En fait il semble qu’Hauriou ait projeté sur la lecture de Kelsen ses terreurs intimes, au point de constituer la doctrine de celui-ci en épitomé de ce qu’il abhorre. Ainsi s’expliquerait l’affirmation gratuite de la prédominance chez Kelsen de la dimension statique sur la dimension dynamique. Non moins fantasmatiques apparaissent la détermination absolue, transparente et autoréalisatrice de l’ensemble des normes juridiques à partir de la « constitution hypothétique » et le « dédain pour les juges » [132] censé en constituer la conséquence et la preuve.

Il faut toutefois observer que la critique d’Hauriou, inadéquate à l’objet qu’elle vise, retrouve une certaine pertinence si l’on considère l’interprétation mécaniste et réductrice qu’une partie de la doctrine française contemporaine donne de la hiérarchie des normes et de l’Etat de droit. Celle-ci pose en effet l’existence d’une norme, à la fois transcendante (constitutionnelle ou métaconstitutionnelle) et positive, qui est censée assurer la conformité de l’ensemble des décisions juridiques aux principes fondamentaux. Comme dans la vision d’Hauriou, le système est statique – défini une fois pour toutes et pour tous par les valeurs de l’occident contemporain –, absolu et autorégulé puisque toute déviance est censée être repérée et corrigée. Il exclut les singularités et les conjonctures, espaces traditionnels de la politique et du pouvoir. Il marginalise les êtres concrets, car les droits fondamentaux qu’il prétend sacraliser sont les droits subjectifs d’êtres abstraits et se confondent ainsi avec l’ordonnancement juridique.

Entre ces kélsénismes fantasmatiques existent pourtant deux différences. Globalement, l’empire du bien se substitue à l’empire du mal que diagnostiquait Hauriou. Et les juges, exclus du système selon lui, en deviennent les héros : c’est eux, et non plus une harmonie préétablie ou une nécessité aussi catégorique que mystérieuse, qui garantissent à chaque niveau la conformité des actes juridiques aux normes de rang supérieur. Ce mécanisme est censé fonder la crédibilité de l’analyse : le système fonctionne grâce à la vigilance de ses gardiens. (N’a-t-on pas seulement déplacé l’utopie ? Des Juges providentiels sont-ils plus faciles à trouver que les sauveurs habituels ?) On voit les étranges conséquences qu’engendre la fréquentation hâtive de théories philosophiques par certains juristes. Les exemples contemporains montrent d’ailleurs que les aventures picaresques du transcendantal ne sont pas terminées[15].

Hauriou se trouve évidemment en terrain plus familier lorsqu’il aborde le système de Duguit. Celui-ci se veut réaliste : « il serait plutôt apparenté à Durkheim et à Auguste Comte ». L’auteur entend « supprimer le pouvoir comme source du Droit » [sic] car il refuse « qu’une volonté humaine, quelle qu’elle soit, puisse imposer une obligation à une autre volonté humaine » et pense « qu’il faut à tout prix soumettre l’Etat au Droit » [sic]. L’idée d’auto-limitation lui parait vide de sens car, à la différence d’Hauriou, il ne conçoit pas « une auto-limitation objective et proprement constitutionnelle, résultat de la création d’institutions destinées à faire obstacle à certaines tentatives de l’Etat » [133]. Pour lui les normes découlent de l’ordre des choses sociales : « ce sont de grandes règles de conduite senties comme devant être sanctionnées par une réaction sociale contre ceux qui les violeraient ». (…) Sans doute, il sera fait par le pouvoir politique des règles constructives, mais ces règles n’auront pas de valeur juridique par elles-mêmes, elles en auront seulement par leur conformité à l’une ou l’autre de ces normes.

La théorie duguiste présente, selon Hauriou, un caractère statique en raison de « la négation du pouvoir subjectif de création du Droit [sic] » [134]. L’adoption de nouvelles normes implique « une formation coutumière d’une extrême lenteur ». La conclusion s’impose : « la logique [du] système substitue le primat de l’ordre à celui de la liberté ». Il « est donc en contradiction avec le Droit [sic] positif autant que celui de Kelsen et, autant que lui, il est impropre à la vie » [134].

Les critiques adressées à Duguit par Hauriou ne sont pas profondes : on pourrait reprocher au maitre de Bordeaux de noyer la spécificité des phénomènes juridiques dans des généralités si vastes qu’elles en deviennent insignifiantes et d’exposer, comme Hauriou d’ailleurs, ce que le droit devrait être plutôt que ce qu’il est. Elles n’en sont pas moins pertinentes et pointent une difficulté centrale de l’œuvre de Duguit : comment passe-t-on du niveau du droit objectif à celui du droit positif ? Le sens du mot droit est-il identique dans les deux cas ? Au-delà du contraste des critiques – l’une, bien rôdée et rapide, voire elliptique, contre un adversaire traditionnel, l’autre, effort pour ramener à une problématique familière une matière complexe largement étrangère aux préoccupations de l’auteur – le lecteur est frappé par la manière dont Hauriou construit des similitudes entre deux démarches qui n’ont a priori rien en commun. On voit qu’il y parvient en substituant largement l’opposition statique/dynamique au clivage objectiviste / subjectiviste. Il est vrai que le terme « objectivisme » semble peu adéquat pour décrire la doctrine de Kelsen, d’ailleurs accusée d’accabler le Sein sous le règne inhumain du Sollen. Mais l’idée de « statisme » ne s’impose elle-même que par l’effet d’un double glissement : à l’affirmation arbitraire de la suprématie du point de vue statique chez Kelsen répond l’accusation faite à Duguit de privilégier, à travers la formation coutumière du droit, l’ordre sur la liberté – alors qu’il est traditionnellement soupçonné d’anarchisme et qu’une partie de son œuvre est consacrée aux transformations du droit.

Le fait qu’Hauriou privilégie dans sa présentation la notion d’« objectivisme » doit cependant conduire à s’interroger : que veut-il faire entendre à travers cette catégorie, supposée assez englobante pour accueillir des théories aussi contrastées ? L’article consacré à ce terme dans le Vocabulaire de Lalande n’apporte rien[16]. En revanche, les divers sens attribués à l’adjectif « objectif » paraissent de nature à éclairer la question. Parmi les six retenus par l’auteur, quatre semblent pertinents : objectif peut être pris comme antonyme de subjectif au sens d’apparent ou irréel (sens B) ; comme opposé à subjectif au sens d’individuel (sens C) ; comme indépendant de la volonté, à l’instar des phénomènes physiques (sens E) ; comme opposé à subjectif au sens de conscient, mental (sens F)[17]. Il convient de confronter ces quatre significations aux théories examinées par Hauriou.

Les sens B et F doivent évidemment être exclus dans les deux cas. La négation du premier sens assume une valeur péjorative, alors que chez Hauriou c’est l’objectivisme qui occupe le pôle négatif : la position qu’il défend ne saurait être irréelle. Le dernier sens est également insoutenable, car même une application mécanique et rigoureusement déterminée du droit suppose la conscience de l’obligation et du contenu de l’obligation. Elle implique une activité mentale ou, pour employer un vocabulaire qui n’est pas celui d’Hauriou, une intentionnalité : l’obligation juridique est nécessairement une obligation de quelque chose.

Restent les sens C et E, qui d’ailleurs possèdentune partie commune et s’opposent conjointement à l’idée de volonté individuelle. C’est en ce sens, manifestement, que Duguit, auquel Hauriou l’emprunte, prend le mot. Le droit objectif est celui qui se forme lui-même à travers un processus largement mystérieux nommé « coutume », où n’interfère en principe aucune volonté individuelle, capricieuse et intéressée. Il peut être conçu comme le fruit d’une volonté collective, à moins que l’on préfère y voir le résultat d’une évolution qui, n’étant la volonté de personne, n’est pas une volonté.

L’application de cette notion à l’œuvre de Kelsen apparait, en revanche, problématique. La norme fondamentale hypothétique n’est pas, par définition, un acte de volonté, puisqu’elle n’est pas posée mais transcendentalement déduite de l’existence du système de normes en tant que condition de la possibilité de celui-ci : l’interprétation qu’en fait Hauriou est donc insoutenable. En revanche la Constitution positive et les actes juridiques inférieurs sont des actes de volonté, et de volontés individuelles, celles des constituants, des législateurs, des juges. Ces volontés sont certes orientées par l’impératif de conformité aux normes supérieures mais elles possèdent toujours une marge d’autonomie car, dans sa généralité, les premières sont compatibles avec plusieurs applications. Le regroupement sous une même étiquette des deux théories repose donc sur un contresens. Il accroit l’arbitraire de conclusions prédéterminées. Car ce qui sépare Hauriou de Kelsen est plus et autre chose qu’une analyse de la réalité empirique. On risquera l’hypothèse que la réflexion du premier repose sur des considérations affectives que la thèse rationaliste du second ignore. Un schéma théologique parait sous-jacent à la théorie d’Hauriou. Dieu aime et protège les bons, surveille et punit les méchants. Il exige en retour l’amour des hommes, à moins que ceux-ci se persuadent qu’ils peuvent le fléchir en prenant l’initiative de l’aimer. De même l’Etat d’Hauriou aime, protège, surveille et punit : il est prudent de l’aimer. Saint Augustin a montré la différence entre croire à Dieu et croire en Dieu : le diable croit à Dieu (il a de bonnes raisons pour cela) mais pas en Dieu. Duguit croit à l’Etat, puisqu’il entend le détruire ou du moins le désarmer. Kelsen croit à l’Etat, puisqu’il le définit, mais sans investissement affectif. Hauriou croit à l’Etat, mais aussi en l’Etat. Il doit donc l’incarner dans un pouvoir susceptible d’aimer et d’être aimé, auteur du bien et irresponsable du mal. On comprend aisément qu’une telle pensée soit devenue obscure à nos contemporains, qui font profession de ne croire ni à l’Etat ni en l’Etat.


[1] Sur la civilisation sédentaire, voir mon article sur « L’Ordre social, la Justice et le Droit » dans la Revue trimestrielle de Droit civil, 1927, p. 795 : « La subsistance des nations sédentaires postule la production individualiste, l’entreprise individualiste et une certaine création subjective du droit ».

[2] Je ne me serais pas permis de proposer cette légère addition à la doctrine bergsonienne si elle n’avait été suggérée par la lecture de l’Evolution créatrice ; mais mes idées sur le mouvement social lent et uniforme et sur les équilibres qui, d’ailleurs, sont tirées de la mécanique et de la thermodynamique, apparaissent déjà dans ma Science sociale traditionnelle de 1896 et dans mon Mouvement social de 1899. C’est une simple rencontre et je reconnais que l’idée de la création du nouveau était plus difficile à trouver que celle du mouvement ralenti, beaucoup plus.

[3] « Aperçu d’une théorie générale de l’Etat », article de Kelsen, Revue du Droit public, 1926, p. 561 et s. Ouvrages allemands de Kelsen : Hauptproblem der Staatsrechtlehre, 1911, Allgemeine Staatslehre, 1925 ; t. XXIII de l’Encyclopédie de la Science du Droit el de l’Etat de Kohlrausch. Cf. une analyse faite par Duguit dans son Traité de Droit constitutionnel, 3e éd., 1927, et. J.-L. Kunz, La primauté du droit des gens, Revue de Droit international de Gand, 1925, p. 564 et s.

[4] Catéchisme positiviste (huitième entretien). L’erreur d’Auguste Comte est de dire : « La liberté est la conformité à l’ordre », au lieu de « La liberté est la faculté de se conformer à l’ordre ». Pour la subordination du dynamique au statique, autre erreur. Voir eodem loco (sixième entretien).

[5] Dans le texte d’Hauriou, les mots [droit], [ordre] et [constitution] sont écrits tantôt avec une majuscule, tantôt une minuscule. L’usage de la majuscule est indiqué dans les citations qui suivent. Existe-t-il une nuance de sens entre ces emplois ? N’y a-t-il là qu’une négligence typographique ? On est tenté de penser qu’Hauriou vise tantôt la réalité idéale (ou platonicienne) évoquée par ces termes, tantôt leur usage empirique. Mais dans « Droit positif » [134] a contrario : [125, 126, 127, etc.]) la majuscule parait étrange. Il est difficile de trancher.

[6] Bergson Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience, Garnier-Flammarion, 2013, p.221.

[7] Note de l’éditeur : les italiques originellement contenus dans les citations d’Hauriou ont ici été soulignés.

[8] Il n’est peut-être pas indifférent d’observer que la liberté, parfois qualifiée d’individuelle, n’est jamais définie comme liberté de quelqu’un. Hauriou ne s’interroge pas sur la question de savoir si la liberté de l’un est compatible avec la liberté de l’autre. Peut-être y a-t-il là un motif de préférer « autonomie » à « liberté » : au niveau du langage, deux autonomies relatives coexistent plus aisément que deux libertés contraires. Mais dans les faits ?

[9] Une « saine philosophie » assume donc des devoirs que la philosophie tout court ignore.

 [10] La lecture de l’article publié en 1926 par Kelsen dans la Revue du droit public (« Aperçu d’une théorie générale de l’Etat » (traduction de C. Eisenmann, RDP, t. XLIII, 1926, p. 561-646) et auquel Hauriou fait référence [130, note 3], en particulier celle des pages 565 à 570 qu’il vise expressément [131], montre cependant qu’il ne ‘agit pas là de postulats explicites posés par Kelsen mais de présupposés, mélanges de mésinterprétation et de procès de tendance, qui lui sont arbitrairement prêtés. On remarque d’ailleurs qu’Hauriou traduit Kelsen dans sa propre phraséologie, ce qui évidemment n’est pas neutre.

[11] Reproche-t-on à la Critique de la raison pure de nier l’existence des hommes ?

[12] Dans l’article précité, Kelsen parle de « constitution hypothétique » pour évoquer la problématique des relations du Droit international public et du droit public interne (monisme ou pluralisme), p. 621.

[13] Kelsen évoque ce pouvoir (ibid., p. 624-625) mais n’en tire nullement cette conclusion.

[14] Cette expression, absente de l’article cité, est le fruit d’une induction d’Hauriou.

[15] Celles-ci procèdent souvent d’une confusion entre fondement et conditions de possibilité. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « Situation présente du constitutionnalisme. Quelques réflexions sur l’idée de démocratie par le droit », Jus politicum n° 1, 2009, p. 19-29.

[16] A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Puf, 13e éd., 1980, p. 701-702. On sait que cet ouvrage pourrait être meilleur qu’il n’est. Mais, publié d’abord en fascicules dans le Bulletin de la Société française de philosophie de 1902 à 1923, il reflète sans doute assez bien, en sa première couche, la culture philosophique moyenne de l’époque où Hauriou écrit.

[17] Ibid., p. 696-699.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).