Jaurès & «l’Affaire» par le pr. G. Beaussonie

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Jaurès & «l’Affaire» par le pr. G. Beaussonie

Voici la 9e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui de l’article de M. le professeur Guillaume BEAUSSONIE consacré à l’Affaire DREYFUS et publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).

Volume IV :
Jean Jaurès

& le(s) droit(s)

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes
Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz

– Nombre de pages : 232
– Sortie : mars 2020
– Prix : 33 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-44-5
/ 9791092684445
– ISSN : 2272-2963

Jaurès
& « l’Affaire »

Guillaume Beaussonie
Professeur à l’Université Toulouse 1-Capitole,
Codirecteur de l’Institut Roger Merle,
Membre du Collectif L’Unité du Droit

« L’Affaire », c’est bien sûr l’affaire Dreyfus.

C’est donc l’histoire de la rencontre entre un grand homme politique et une grande affaire judiciaire que je vais vous compter, celle-ci ayant également participé, à sa façon, à la postérité de celui-là.

Quelques rappels sur l’affaire me semblent nécessaires, pour commencer (I), car si ses grandes lignes sont sans doute connues, ses détails le sont souvent moins, qui ont pourtant leur importance dans l’ampleur que va prendre la cause du capitaine Alfred Dreyfus. Il sera alors possible de comprendre le rôle précisément joué par Jaurès dans ce cadre (II).

I. Dreyfus

A la fin du XIXe siècle, durant la IIIe République et ce qu’on appellera plus tard la « Belle Epoque », deux haines sont tenaces en France : la haine des Juifs, à la suite notamment de la publication de La France juive d’Edouard Drumont, en 1886 ; la haine des Allemands, à la suite de l’annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine par l’Empire allemand, en 1871. Autrement dit, bien des Français sont alors antisémites et nationalistes.

Ajoutons à cela, qu’avec d’autres, ces sentiments se trouvent amplifiés par une Presse qui n’a jamais été aussi libre – nous sommes juste après le vote de la loi de 1881 –, l’opinion publique se faisant et se défaisant à la lecture de journaux tels la Libre Parole, le Petit Journal, le Figaro, le Siècle, l’Aurore ou la Petite République (journaux de bords très différents !).

Dans la même idée, la pérennisation du suffrage universel – masculin du moins… – oblige les hommes politiques à faire état publiquement de leurs idées ou, en tous les cas, d’envisager que leurs idées sont susceptibles de leur faire gagner ou perdre des élections.

Dans ce contexte, l’Armée est traversée par des phénomènes paradoxaux : d’un côté, elle demeure l’un des refuges du conservatisme et du catholicisme, qu’une société de plus en plus démocratique et laïque répugne à laisser s’exprimer au-delà ; d’un autre côté, elle se modernise et se démocratise elle-même, notamment en se lançant dans la guerre de l’information, avec la création de la Section de Statistiques, et en permettant, par l’entremise de Polytechnique, à des personnes qui ne sont pas issues de Saint-Cyr  de devenir officiers.

Cette composition instable explose précisément à l’occasion de l’affaire Dreyfus.

A la suite de l’interception, en septembre 1894, d’une lettre déchirée, non signée et non datée (le « bordereau »), mais adressée à l’attaché militaire allemand en poste à l’ambassade d’Allemagne, Max Von Schwartzkoppen, et laissant entendre qu’un officier français livrait des renseignements à ce dernier, le capitaine Alfred Dreyfus, issu de Polytechnique, est immédiatement soupçonné d’en être l’auteur.

Il a contre lui deux choses : d’abord, il est artilleur, une lecture rapide de la lettre pouvant laisser entendre que telle était la fonction de l’espion ; ensuite et surtout, il est le seul juif officier dans l’armée française. En vérité, rien, dans la lettre, n’incitait à chercher du côté de Dreyfus : l’auteur y indiquait notamment qu’il allait partir en manœuvre, ce qui n’était pas le cas du capitaine.

Il n’empêche : il est convoqué sans motif en octobre au ministère de la Guerre, où il est soumis à une dictée, est incarcéré à la prison du Cherche-Midi à Paris et une perquisition est effectuée à son domicile. La machine est lancée.

Une comparaison des écritures est réalisée. Le commandant Paty de Clam, totalement néophyte en matière d’expertise graphologique, conclut dans un rapport remis au général Mercier, ministre de la Guerre, qu’en dépit de quelques dissemblances, les ressemblances sont suffisantes pour justifier une enquête… Un expert près la Banque de France convoqué personnellement par le ministre, Gobert, avait pourtant quant à lui décelé de nombreuses divergences.

En novembre, une instruction est ouverte, le quotidien antisémite la Libre Parole ayant révélé l’affaire au grand jour. Le mois suivant, sur un rapport exclusivement à charge du commandant Besson d’Ormescheville (« un monument de partialité » selon Zola), les suppositions remplaçant les faits, le général Saussier, gouverneur militaire de Paris, se sent contraint de donner l’ordre de mettre Dreyfus en jugement pour haute trahison.

Un procès à huis-clos a lieu au mois de décembre devant le Conseil de guerre. Le dossier officiel est vide (pas de preuve, pas de mobile…), mais un dossier secret, transmis au début du délibéré par la Section des Statistiques au président du Conseil de guerre, Emilien Maurel, en toute illégalité, emporte la conviction des sept juges. Ça et l’idée saugrenue, inventée par Alphonse Bertillon pour les besoins de la cause, que Dreyfus aurait, lors de la rédaction de la lettre, imité sa propre écriture, de même que les déclarations théâtrales du commandant Hubert-Joseph Henry, adjoint du chef de la Section des Statistiques et découvreur de la lettre, qui jure sur l’honneur que le traître est Dreyfus…

A l’issue d’un long délibéré, Dreyfus est condamné à l’unanimité à la déportation perpétuelle, la peine de mort ayant heureusement été abolie pour les crimes politiques par la Constitution de 1848, à la destitution de son grade et à la dégradation. Tout le monde se souvient, je pense, du dessin en une du Petit Journal représentant la cérémonie de la dégradation de Dreyfus dans la Cour Morlan de l’Ecole Militaire à Paris.

Comme si l’injustice de la condamnation ne suffisait pas, Dreyfus subira, dès 1895, des conditions de détention particulièrement difficiles sur l’île du Diable.

Alfred Dreyfus forme un pourvoi en révision qui est rejeté le 31 décembre 1894. A ce moment-là, il n’y a pas vraiment d’affaire, du moins en ce qui concerne l’innocence de Dreyfus. Seuls sa femme Lucie et son frère Mathieu sont persuadés qu’une terrible injustice a été commise.

Les recherches de ce dernier vont d’ailleurs porter leurs fruits car Mathieu va, d’une part, prendre connaissance de l’existence du dossier secret et, d’autre part, apprendre le nom d’un coupable bien plus probable : le sulfureux commandant Ferdinand Walsin Esterhazy. Mathieu ayant effectivement fait publier une reproduction de la lettre par le Figaro en novembre 1897, un créancier d’Esterhasy, le banquier Jacques De Castro, reconnaît l’écriture de son débiteur.

Mathieu convainc aussi certains journalistes de soutenir la cause de son frère. Ainsi du libertaire Bernard Lazare qui, en 1896, publie à Bruxelles le premier opuscule dreyfusard.

Parallèlement, le lieutenant-colonel Marie-George Picquart, affecté à la tête de la Section des Statistiques en juillet 1895, fait lui aussi le lien avec Esterhazy. Prenant connaissance, en mars 1896, d’une lettre que l’ambassade d’Allemagne a adressée à celui-ci (le « petit bleu »), et qui démontre qu’il est un espion, Picquart compare son écriture avec celle de la lettre soi-disant écrite par Dreyfus et se rend compte que son véritable auteur est Esterhazy. Il consulte alors, à son tour, le dossier secret qui a fondé la condamnation de Dreyfus et se rend compte qu’il n’établit aucunement la culpabilité de Dreyfus.

Hélas, le chef d’état-major de l’Armée, le général Boisdeffre ne veut rien entendre et tout est même entrepris pour évincer Picquart de son poste ; il est finalement affecté en Tunisie « dans l’intérêt du service ».

Le 11 novembre 1897, les deux pistes se rejoignent néanmoins, à l’occasion d’une rencontre entre le vice-président du Sénat, Auguste Scheurer-Kestner, qui a été informé des doutes de Picquart par un ami commun, l’avocat Louis Leblois, et Mathieu Dreyfus. Ce dernier obtient enfin la confirmation du fait qu’Esterhazy est bien l’auteur du bordereau.

Le 15 novembre, sur ces bases, Mathieu Dreyfus porte plainte auprès du ministère de la Guerre contre Esterhazy. Une enquête est consécutivement ouverte, Picquart devenant l’ennemi à abattre pour les antidreyfusards.

A ce moment-là, l’erreur de départ est déjà devenue un crime. Incité par sa hiérarchie à étoffer l’accusation de Dreyfus, le commandant Henry – qui, au surplus, a travaillé pendant trois ans avec Esterhazy – fabrique un faux grossier en novembre 1896 : il s’agirait d’un courrier de l’attaché militaire italien Panizzardi adressé à son collègue allemand von Schwartzkoppen, qui démontrerait la culpabilité de Dreyfus… Le document va avoir son importance car, si Dreyfus est coupable, c’est qu’Esterhazy ne peut pas l’être !

Dans l’attente du procès de ce dernier, le mouvement dreyfusard s’amplifie enfin. Bernard Lazare, Mathieu Dreyfus, Joseph Reinach et Auguste Scheurer-Kestner sont rejoints essentiellement par Emile Zola, Octave Mirbeau, Anatole France, Lucien Lévy-Bruhl, les frères Clémenceau et Lucien Herr, qui convainc Léon Blum et Jean Jaurès (le voilà !) de se joindre à eux.

Maurice Barrès, en revanche, refuse de se joindre à ces « intellectuels », le terme prenant alors sous sa plume un sens péjoratif, celui de sachants prétentieux qu’on lui connaît encore aujourd’hui.

Pour Jules Méline, comme il le déclare en ouverture de séance de l’Assemblée nationale, le 7 décembre, « il n’y a pas d’affaire Dreyfus. Il n’y a pas en ce moment et il ne peut pas y avoir d’affaire Dreyfus »…

Bien que tout ait été fait par le gouvernement et l’état-major pour l’éviter, le procès d’ Esterhazy s’ouvre le 10 janvier 1898 devant un Conseil de guerre. Une fois de plus, tout est simulacre : Esterhazy est prévenu des sujets du lendemain avec des indications sur la ligne de défense à tenir ; les constitutions de parties civiles demandées par Mathieu et Lucie Dreyfus leur sont refusées ; les trois experts en écritures ne reconnaissent pas l’écriture d’Esterhazy dans le bordereau et concluent à la contrefaçon… Esterhazy est acquitté à l’unanimité dès le lendemain, après trois minutes de délibéré et sous les applaudissements.

N’en étant plus à une injustice près, l’état-major fait arrêter le lieutenant-colonel Picquart sous l’accusation de violation du secret professionnel, à la suite de la divulgation de son enquête à son avocat qui l’aurait révélée au sénateur Scheurer-Kestner. Il est emprisonné pendant près d’un an (et le sera de nouveau plus tard).

Esterhazy s’exile prudemment en Grande-Bretagne.

Après avoir condamné un innocent par erreur, on acquitte un coupable par dol. C’en est trop pour Emile Zola qui, deux jours seulement après l’acquittement d’Esterhazy, lance à son tour des accusations claires, directes et nominales, à la une du journal L’Aurore, dirigée par Georges Clémenceau. Habituellement diffusé à trente mille exemplaires, le journal est alors reproduit trois cent mille fois et l’effet escompté est atteint : un nouveau procès va avoir lieu ; celui de Zola, contre qui le général Billot, ministre de la guerre, a porté plainte en diffamation (ce qui conduira à la cassation de l’arrêt, car c’est le Conseil de guerre qui aurait dû agir).

Le procès, qui se déroule devant les Assises de la Seine, du 7 au 23 février 1898, est l’occasion de faire connaître l’affaire Dreyfus à tous ceux qui l’ignoraient. Du moins est-ce le cas dans la Presse, car le président Delegorgue, qui lui aussi a reçu des consignes, précise que « la question ne sera pas posée » à chaque fois – et elles sont nombreuses ! – que la défense tente de revenir sur la condamnation injuste de Dreyfus.

A la fin, comme tous ceux qui ont raison dans cette affaire, Zola est condamné aux peines maximales : un an d’emprisonnement et 3 000 francs d’amende (il sera condamné de nouveau après cassation du premier arrêt et que l’écrivain se sera exilé au Royaume-Uni). Mais, comme nul ne l’ignore, le geste de Zola a marqué efficacement et durablement les esprits.

Conscient de cela, le nouveau ministre de la guerre, Godefroy Cavaignac, qui ne veut pas d’une révision du procès Dreyfus, décide d’enquêter. En juillet 1898, dans le but de renforcer la conviction de la culpabilité de Dreyfus, le ministre reconnaît l’existence d’un dossier secret, « accablant » selon lui, mais permettant surtout à Lucie de soutenir une demande en annulation de la condamnation de son mari. Ce d’autant que l’enquête révèle les culpabilités et connivences d’Esterhazy, Paty de Clam et d’Henry. Cavaignac, qui n’en démord pas pour autant, doit alors quitter le gouvernement.

Le 3 septembre 1898, le président du Conseil, Brisson, incite Mathieu Dreyfus à déposer une demande en révision de la décision rendue par le Conseil de guerre en 1894. Le 26 septembre, le gouvernement transfère le dossier à la Cour de cassation pour avis.

La Cour elle-même est divisée, le président de la chambre civile, Quesnay de Beaurepaire, accusant la chambre criminelle de dreyfusisme par voie de presse. Il démissionne le 8 janvier 1899, mais la chambre criminelle est dessaisie au profit des chambres réunies « afin de ne pas la laisser porter seule toute la responsabilité de la sentence définitive ».

Il n’empêche : le 3 juin 1899, les chambres réunies de la Cour de cassation cassent le jugement de 1894 en audience solennelle. L’affaire est renvoyée devant le Conseil de guerre de Rennes. Zola revient ; Picquart est libéré ; Mercier est inquiété ; Dreyfus est de retour en métropole.

Fin de l’histoire ? Non, car Dreyfus est donc déféré le 7 août 1899 devant le Conseil de guerre de Rennes. Le climat est terrible, l’un des avocats de Dreyfus, maître Labori, étant notamment victime d’un attentat en allant au tribunal. L’armée, par ailleurs, n’a pas vraiment évolué.

Le 9 septembre 1899, Dreyfus est de nouveau reconnu coupable de trahison mais « avec circonstances atténuantes » (par 5 voix contre 2 ; 1 voix de moins et c’était l’acquittement…), condamné à dix ans de réclusion et à une nouvelle dégradation.

Dès le lendemain du verdict, Alfred Dreyfus, après avoir hésité, dépose un pourvoi en révision.

Mais, complètement à bout, Dreyfus accepte d’être gracié le 19 septembre, ce qui conduit à sa libération deux jours plus tard. Le 17 novembre 1899, afin que l’affaire s’éteigne définitivement, Waldeck-Rousseau dépose une loi d’amnistie couvrant « tous les faits criminels ou délictueux connexes à l’Affaire Dreyfus ou ayant été compris dans une poursuite relative à l’un de ces faits ». La loi est adoptée, seul un fait nouveau pouvant alors entraîner une révision de l’affaire Dreyfus et, partant, une reconnaissance de son innocence.

Beaucoup de dreyfusards n’acceptent pas une telle conclusion, Jaurès notamment. C’est le temps des écrits : Reinach fait paraître son Histoire de l’Affaire Dreyfus ; Jaurès publie Les Preuves, on va y revenir ; Zola écrit le troisième de ses Evangiles intitulé Vérité.

Zola est tué en 1902. Il « fut un moment de la conscience humaine », comme le rappela son ami Anatole France à ses funérailles.

Jaurès, regagnant le siège de député qu’il avait perdu durant l’affaire, la relance le 7 avril 1903 par un discours prononcé à la Chambre. Il y évoque les faux, obligeant le nouveau ministre de la guerre, le général André, à mener une nouvelle enquête qui va conduire à une nouvelle saisine de la Cour de cassation.

Le 9 mars 1905, le procureur général Baudouin, par un rapport de 800 pages, réclame la cassation, mais cette fois sans renvoi, du jugement rendu à Rennes.

Le 12 juillet 1906, la Cour de cassation, toutes chambres réunies, annule sans renvoi le jugement rendu à Rennes en 1899. Ainsi et enfin, elle réhabilite Dreyfus.

Dreyfus, hélas, n’en aura pas tout à fait fini avec l’armée et avec les injustices et l’antisémitisme. Mais il mourra libre et de mort naturelle. Ce qui, on le sait, ne sera pas le cas de Jaurès dont il nous faut parler maintenant.

II. Jaurès

On a dit tout à l’heure que Jaurès s’est joint aux Dreyfusards assez tardivement, à la fin de l’année 1897 et surtout durant l’été 1898. C’est essentiellement le grand intellectuel Lucien Herr, qui avait déjà participé à faire de Jaurès un socialiste, qui parvient à le convaincre, avec quelques autres socialistes révolutionnaires, de défendre la cause de Dreyfus.

Avant cela, Jaurès n’est sans doute pas antisémite, comme nombre de ses contemporains, parfois socialistes. Ainsi écrit-il dans la Dépêche, au début des années 1890 : « Je n’ai aucun préjugé contre les juifs : j’ai peut-être même des préjugés en leur faveur, car je compte parmi eux, depuis longtemps, des amis excellents qui jettent sans doute pour moi un reflet favorable sur l’ensemble d’Israël. Je n’aime pas les querelles de race, et je me tiens à l’idéal de la révolution française, c’est qu’au fond, il n’y a qu’une seule race : l’humanité ».

Mais le grand homme n’est quand même pas dénué de préjugé, ou au moins de contradiction. Ainsi, à la suite de la condamnation de Dreyfus, dans un discours prononcé le 24 décembre 1894 à la Chambre, Jaurès envisage l’erreur moins dans la condamnation que dans la punition : « le capitaine Dreyfus, convaincu de trahison par un jugement unanime, n’a pas été condamné à mort, et le pays voit qu’on fusille sans pitié de simples soldats coupables d’une minute d’égarement, de violences ». Et il écrit, encore dans la Dépêche, que la peine de mort n’a pas été prononcée, c’est en raison « d’un prodigieux déploiement de la puissance juive pour sauver l’un des siens »…

En vérité, Jaurès se sert ici de l’actualité pour prôner un assouplissement des peines encourues – en l’occurrence la peine de mort – en cas de violences commises par un militaire sur un supérieur. Il rappelle ainsi qu’« un troupier vient d’être condamné à mort et exécuté pour avoir lancé un bouton au visage de son caporal. Alors, se demande-t-il, pourquoi laisser ce misérable traître (entendez Dreyfus) en vie » ? Ces propos lui valent d’ailleurs la censure avec exclusion temporaire de la Chambre. Mais on ne peut pas dire qu’il fasse encore grand cas de Dreyfus et, plus largement, des juifs.

Par ailleurs, Jaurès est très occupé par d’autres combats, notamment celui des verriers de Carmaux.

« J’accuse », semble-t-il, ne convainc pas immédiatement Jaurès. Au début de l’année 1898, en effet, le grand homme oscille encore.

D’un côté, il y a le manifeste du 19 janvier 1898, signé par tous les courants et tous les socialistes, dont Jaurès. L’affaire Dreyfus y est présentée comme un conflit entre « deux clans bourgeois : les opportunistes et les cléricaux ». D’où cette conclusion : « Prolétaires, ne vous enrôlez dans aucun des clans de cette guerre civile bourgeoise… Entre Reinach et De Mun gardez votre liberté entière ».

D’un autre côté, il y a le discours prononcé à la Chambre à la fin du même mois (le basculement a sans doute eu lieu à ce moment précis), et par lequel Jaurès interpelle le gouvernement sur les illégalités dénoncées par Zola et se demande si la culpabilité du capitaine Dreyfus ne repose pas sur le mensonge, l’arbitraire, la propagande antisémite et la manipulation de la justice.

Jaurès exige ainsi qu’on porte au pays « toute la vérité et non pas une vérité mutilée et incomplète » ; il s’agit pour lui d’une « question qui touche aux garanties de la défense pour tout citoyen ». Il dénonce un soupçon détestable, des questions de race et de religion ; « envers un juif comme envers tout autre, nous avons le droit de réclamer l’observation des garanties légales ».

Jaurès est présent durant le procès de Zola, faisant partie de la cohorte de témoins convoqués par la défense du grand écrivain. Par ses paroles, il démontre qu’il a, cette fois, parfaitement pris conscience de toute l’ampleur de l’affaire : « Pourquoi des citoyens comme M. Zola, comme beaucoup d’autres avec lui, se sont-ils jetés dans la bataille, pourquoi sont-ils intervenus, pourquoi ont-ils jeté ce cri de leur émotion et de leur conscience ? Mais, parce que les pouvoirs responsables, voués à l’intrigue et à l’impuissance, n’agissaient pas, ne paraissaient pas. Est-ce que ce n’était pas le premier devoir des législateurs et des gouvernants, depuis l’heure où le bruit avait couru qu’une pièce secrète avait été communiquée aux juges d’un procès criminel, sans être communiquée à l’accusé et à la défense, est-ce que ce n’était pas le premier devoir des législateurs et des gouvernants de s’assurer si, en effet, cette violation de la loi républicaine et des droits humains avait été commise ? »

Et le grand orateur de conclure : « Eh bien, messieurs les jurés, il résulte non seulement que la communication (de la pièce secrète) a été illégale, mais qu’un homme, un seul, sans consulter officieusement ses amis, a pris sur lui de jeter dans la balance du procès une pièce dont seul il avait osé mesurer la valeur. […] et je ne comprends pas que, dans ce pays républicain, un homme, un seul, ose assumer sur sa seule conscience, sur sa seule raison, sur sa seule tête, de décider de la vie, de la liberté, de l’honneur d’un autre homme ; et je dis que si de pareilles habitudes étaient tolérées dans notre pays, c’en serait fait de toute liberté et de toute justice !

Et voilà pourquoi tous les citoyens comme M. Zola ont eu raison de se dresser et de protester. Pendant que le Gouvernement, prisonnier de ses combinaisons, intriguait ou équivoquait, pendant que les partis parlementaires, prisonniers de la peur, se taisaient ou abdiquaient, pendant que la justice militaire installait l’arbitraire du huis clos, des citoyens se sont levés dans leur fierté, dans leur liberté, dans leur indépendance, pour protester contre la violation du droit et c’est le plus grand service qu’ils aient pu rendre à notre pays.

Ah ! Je sais bien que M. Zola est en train d’expier par des haines et des attaques passionnées ce noble service rendu au pays, et je sais aussi pourquoi certains hommes le haïssent et le poursuivent ! 

Ils poursuivent en lui […] l’homme qui a annoncé, dans Germinal, l’éclosion d’une humanité nouvelle, la poussée du prolétariat misérable germant des profondeurs de la souffrance et montant vers le soleil ; ils poursuivent en lui l’homme qui vient d’arracher l’état-major à cette irresponsabilité funeste et superbe où se préparent inconsciemment tous les désastres de la patrie.

Aussi, on peut le poursuivre et le traquer, mais je crois traduire le sentiment des citoyens libres en disant que devant lui nous nous inclinons respectueusement ».

Jaurès raconte, dans la même déposition, que des députés lui disent, dans les couloirs : « Vous avez raison, mais quel dommage que cette affaire ait éclaté avant les élections ! ».

Et, en effet, ces élections seront perdues en mai pour Jaurès. Mais n’est-ce pas là, finalement, le moyen de recouvrer une liberté totale de parole et d’action ? En juin, Jaurès devient codirecteur, avec Gérault-Richard, de la Petite République dont Millerand abandonne la direction. Il y écrira une série d’articles dans lesquels il s’attache à réfuter et démonter, avec méthode et efficacité, les illégalités et mensonges accumulés par l’état-major. Il y expose des preuves, titre du recueil qui les regroupera bientôt.

Dans un discours prononcé au Tivoli Vaux-Hall le 7 juin 1898 et à destination du « peuple socialiste de Paris », Jaurès, tout en essayant de relativiser ses anciennes déclarations pas très intelligentes à l’endroit des juifs, lance surtout un appel aux ouvriers et militants pour qu’ils s’engagent dans la bataille dreyfusienne : car Dreyfus n’est plus ni un bourgeois, ni un officier. « Il est seulement un exemplaire de l’humaine souffrance en ce qu’elle a de plus poignant. Il est le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de l’autorité » (les Preuves).

Jaurès combat désormais sur deux fronts : d’un point de vue individuel, il tente de démontrer que Dreyfus est innocent ; d’un point de vue collectif, il souhaite justifier que la défense du premier est un combat socialiste. En juillet, le ministre Cavaignac contre-attaque et Zola s’exile ; Jaurès devient le principal défenseur de Dreyfus, d’autant que c’est à cette époque que le faux Henry est dévoilé. Il n’y a plus de doute !

Son intervention n’est pas anodine dans la cassation du premier procès. Au procès de Rennes, il soutient Dreyfus. Il est bien sûr déçu par la nouvelle condamnation de ce dernier, ainsi que par sa décision d’accepter la grâce présidentielle et par le vote de la loi d’amnistie. Pour Jaurès, le combat n’est pas fini. Dreyfus lui-même ne s’en contente pas. Il déclare ainsi : « Le gouvernement de la République me rend la liberté. Elle n’est rien pour moi sans l’honneur. Dès aujourd’hui, je vais continuer à poursuivre la réparation de l’effroyable erreur judiciaire dont je suis encore victime. Je veux que la France entière sache, par un jugement définitif, que je suis innocent ».

De nouveau député, à l’issue des élections de 1902, Jaurès fait un discours à la Chambre le 7 avril 1903. Il y insiste de nouveau, et de manière décisive, sur les incohérences et les mensonges de l’affaire Dreyfus. Cela conduira à l’ultime décision de la Cour de cassation.

1902, c’est aussi l’année de la mort de Zola et de la naissance du parti socialiste français. Jaurès, assassiné le 31 juillet 1914, sera panthéonisé dix ans plus tard. 

En 1964, lors de son discours prononcé en hommage à Jean Moulin pour le transfert des cendres du résistant au Panthéon, André Malraux conclut, avant que ne s’élève le chant des Partisans : « C’est la marche funèbre des cendres que voici. A côté de celles de Carnot avec les soldats de l’an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu’elles reposent avec leur long cortège d’ombres défigurées. Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France ».

Pour Jaurès, la France, la République et le socialisme n’étaient pas détachables de l’humanité. La lecture de ses Preuves est hautement conseillée. A cet égard, on a pu écrire que Jaurès y « apparaissait comme un dialecticien merveilleux, comme un impeccable logicien, d’une méthode incomparablement sûre. Ces articles resteront comme un des plus beaux monuments scientifiques, un triomphe de la méthode, un monument de la raison, un modèle de méthode appliquée, un modèle de preuve[1] ». Jaurès s’y fait « détective », a-t-on encore dit, lors d’un récent colloque consacré à son engagement dans cette affaire[2]. Autant de réceptions d’une œuvre qui concordent à faire apparaître sa véritable nature : c’est un ouvrage, si ce n’est de droit, en tout cas de justice, que Jean Jaurès a rédigé dans le but de faire innocenter Alfred Dreyfus.

Les Preuves ont paru à la fin de l’été 1898, les articles de la Petite République ayant été, à cette occasion, remaniés, enrichis d’une préface et organisés dans un plan. L’affaire Dreyfus a débuté en 1894 et ne s’achèvera, malgré l’intervention de Jaurès et de quelques autres, Zola en tête, qu’en 1906.

Dans sa préface, Jaurès explique logiquement ce qui va suivre, mais surtout il explique et justifie sa démarche : démarche socialiste, en ce qu’elle autorise une meilleure connaissance de la réalité par le prolétariat ; démarche opportuniste, dans le contexte d’une première saisine de la Cour de cassation dans l’affaire Dreyfus ; démarche inéluctable, le droit et les institutions ayant failli à de nombreuses reprises ; démarche de vérité, de justice et de transparence, car les faux et la mauvaise foi sont partout, et car la dissimulation est la nouvelle stratégie d’une armée juge et partie : « Et notre grande France généreuse, faisant face une fois de plus aux puissances de réaction et de ténèbres, aura bien mérité du genre humain ».

A l’issue de sa préface, Jaurès annonce son plan de la façon suivante : « De l’examen attentif des faits, des documents, des témoignages, il résulte :

1° Que Dreyfus a été condamné illégalement, en violation des garanties essentielles dues à l’accusé ;

2° Que Dreyfus a été condamné par erreur. C’est un innocent qui souffre au loin pour le crime d’un autre, pour la trahison d’un autre. C’est pour prolonger le supplice d’un innocent que sont coalisés aujourd’hui toutes les puissances de réaction et de mensonge ».

L’illégalité résidait dans la communication par le général Mercier, alors ministre de la guerre, d’une pièce soi-disant décisive, en réalité aussi faussement interprétée que les autres – elle se réfère en effet à un certain « D. », qui pourrait aussi bien être Dreyfus que Dupont/d ou Durand –, aux seuls « juges » du conseil de guerre ; sans donc que Dreyfus et son défenseur n’y aient eu accès. Violation du droit à un procès équitable, dirait-on aujourd’hui et, plus précisément, atteinte au principe fondamental du contradictoire. Comme l’écrit très justement Jaurès, « l’accusé Dreyfus n’a pas été jugé : car il n’y a jugement que lorsqu’il y a débat contradictoire entre l’accusation et l’accusé. Et sur certaines pièces essentielles il n’y a pas eu débat. L’accusé a été étranglé sans discussion, il a été assommé par derrière d’un document qu’il n’a jamais vu, et il ne sait pas encore à cette heure pourquoi il a été condamné ».

Jaurès remet également en cause le huis clos et, plus largement, la dissimulation de la vérité, qui rend l’illégalité d’autant plus scandaleuse et, en un sens, qui la fait correspondre avec l’injustice. La publicité de la procédure participe tout autant du droit à un procès équitable.

Pour faire comprendre son combat pour l’application du droit – ce n’est pas si évident pour un socialiste révolutionnaire –, Jaurès inscrit les lois considérées au sein d’une catégorie à part : « à côté de ces lois de privilège et de rapine, faites par une classe et pour elle, il en est d’autres qui résument les pauvres progrès de l’humanité, les modestes garanties qu’elle a peu à peu conquises par le long effort des siècles et la longue suite des Révolutions. Or parmi ces lois, celle qui ne permet pas de condamner un homme, quel qu’il soit, sans discuter avec lui est la plus essentielle peut être ».

C’est, écrit-il, la « portion humaine » de la légalité, à laquelle tout homme peut prétendre. Les socialistes demandent : s’agit-il ainsi de protéger un bourgeois ? Jaurès répond : « si Dreyfus a été illégalement condamné et si, en effet, comme je le démontrerai bientôt, il est innocent, il n’est plus ni un officier ni un bourgeois : Il est dépouillé, par l’excès même du malheur, de tout caractère de classe ; il n’est plus que l’humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer ».

Au surplus, il apparaît à Jaurès qu’il n’y avait pas de raison d’Etat à commettre cette illégalité. Elle n’a été perpétrée que par inconscience des militaires, d’abord, « peu habitués aux formes légales, au respect de la pensée et de la libre discussion » ; par, ensuite, calcul car, la victime étant toute désignée, il fallait la sacrifier. Comme l’énonce Jaurès, « la loi qui est la garantie de l’accusé est en même temps la garantie du juge : supprimer la loi, c’est livrer l’accusé à l’arbitraire du juge, c’est livrer le juge à l’arbitraire de ses maîtres ». Enfin, l’entraînement de la presse, du corps de la hiérarchie a joué son rôle : « Le général Mercier et M. Du Paty de Clam, grisés peu à peu par la passion mauvaise des journaux et de l’opinion, avaient cru que le bordereau leur suffirait à emporter d’emblée la condamnation ».

Quant à l’erreur, Jaurès rappelle qu’« il y a contre Dreyfus trois ordres de preuves : 1° le bordereau ; 2° les pièces dites secrètes que M. Cavaignac a lues à la tribune le 7 juillet dernier ; 3° les prétendus aveux faits par Dreyfus au capitaine Lebrun-Renaud. Si donc nous démontrons qu’aucune de ces preuves prétendues n’a la moindre valeur, si nous démontrons que le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus n’est pas de Dreyfus, mais d’Esterhazy, si nous démontrons que des trois pièces citées par M. Cavaignac, deux ne peuvent s’appliquer à Dreyfus et que la troisième est un faux imbécile ; si nous démontrons enfin que les prétendus aveux n’ont jamais existé, et qu’au contraire Dreyfus, devant le capitaine Lebrun-Renaud comme devant tout autre, a toujours affirmé énergiquement son innocence, il ne restera rien des charges imaginées contre lui. Il ne restera rien des misérables preuves alléguées, et son innocence, que les amis du véritable traître Esterhazy essaient vainement de nier, éclatera à tous les yeux. Or, pour ceux qui prennent la peine de regarder et de réfléchir, cette triple démonstration est faite ; les éléments de vérité déjà connus suffisent à l’assurer, et c’est avec confiance que je soumets, à tous ceux qui cherchent la vérité, les observations qui suivent ».

D’aveux de Dreyfus, il n’y a point, si ce n’est « une phrase que le capitaine Lebrun-Renaud prétend avoir recueillie de Dreyfus, le matin de la dégradation, dans une conversation où il n’y avait d’autre témoin que Lebrun-Renaud lui-même ». Mais cette phrase, comme le démontre Jaurès avec une efficacité redoutable, a été mal interprétée à dessein. Replacée dans son contexte, elle participe au contraire à démontrer que Dreyfus persiste dans l’affirmation de son innocence.

Le « bordereau » est alors la « seule base d’accusation ». Ainsi que le rappelle Jaurès, « la base de l’accusation portée contre le capitaine Dreyfus est une lettremissive, écrite sur du papier-pelure, non signée et non datée, qui se trouve au dossier, établissant que des documents militaires confidentiels ont été livrés à un agent d’une puissance étrangère ». Ultérieurement, de nombreux documents superflus ou falsifiés s’y ajouteront. Une fois de plus, Jaurès démontre avec méthode comment ce texte a été mal interprété, ce qui ne peut impliquer que de la mauvaise foi de la part des accusateurs, jusqu’à faire intervenir Bertillon qui va créer de toute pièce une théorie destinée à démontrer le contraire de la vérité.

Au surplus, le véritable traitre est connu : « c’est Esterhazy », auteur d’un autre document, le « petit bleu », dont l’écriture correspond à celle du bordereau. A l’exact opposé de Dreyfus, tout concorde à le percevoir comme le traître à une patrie et à une armée qu’il déteste et qui, pourtant, le protège : « qu’on compare l’acte d’accusation si vain, si vide, si absurde, qui a fait condamner Dreyfus et l’acte d’accusation si plein, si solide, si décisif, qui pouvait en septembre 1896 être dressé contre Esterhazy. Et qu’on se demande par quelle coalition monstrueuse de toutes les forces d’iniquité et de mensonge Dreyfus innocent gémit dans le plus horrible supplice, tandis qu’Esterhazy défie, sur les boulevards, la vérité et la justice ». De longues pages sont consacrées à la démonstration que l’auteur du bordereau est Esterhazy car, comme tout le monde l’a bien compris, s’il l’est, c’est que Dreyfus ne l’est pas.

Ce qui n’empêche que, même cette vérité dévoilée, certains ont continué à nier l’innocence de Dreyfus : « On condamne un homme sur une pièce qui n’est pas de lui ! Plus tard, deux ans après, quand on reconnaît que cette pièce n’est pas de lui, qu’elle est d’un autre, au lieu de courir vers l’innocent condamné pour lui demander pardon, on dit : « Bagatelle ! C’est une erreur de détail qui ne touche pas au fond du procès ! » Je ne sais si l’histoire contient beaucoup d’exemples d’un pareil cynisme ».

Jaurès dévoile déjà sa conclusion, tellement logique : « Si, en dehors du bordereau qui ne peut plus être attribué à Dreyfus, il y a d’autres pièces qui le condamnent, rappelez l’accusé ; jugez-le de nouveau en lui soumettant les pièces que vous alléguez contre lui. Jusque-là, les pièces « secrètes » ne sont que des pièces de contrebande ».

Mais les accusateurs persistent, créant les preuves au fur et à mesure qu’elles leur font défaut : lettres adressées à « D. », lettre écrite deux ans après la condamnation de Dreyfus, autant de documents fabriqués ou détournés de leur sens. Jaurès le souligne : « Au centre même du procès, dans sa partie légale et régulière, le bordereau, dont la valeur est néant ; sur les bords du procès, en dehors de ses limites légales, mais y touchant, les deux pièces avec l’initiale D, qui auraient une haute valeur affectée pourtant d’un doute. Enfin deux ans après, à belle distance du procès, hors de la portée des juges comme de l’accusé, la pièce qui serait décisive ».

Car cette dernière pièce, semble-t-il la plus importante, est un faux. Jaurès le pressent et le démontre, avant que son auteur, mis devant le fait accompli, ne l’avoue et, de honte, se suicide. Jaurès écrit ainsi, dans la Petite République : « Ce faux, commis pour sauver Esterhazy, du Paty de Clam et les autres officiers compromis, a été certainement commis par eux, ou sur leurs indications » ; « c’est là qu’est le nid de la vipère ».

En effet, le faussaire est le commandant Henry, qui a travaillé trois ans avec Esterhazy, et qui rédigera même un autre faux pour compromettre un militaire et enquêteur intègre proche de découvrir la vérité : le colonel Picquart. La nature de ce dernier document, tout aussi farfelu que les autres, sera aussi dévoilée par Jaurès ! Et « l’atelier des faussaires », avant de fermer ses portes, produira encore quelques œuvres…

Le pire, sans doute, est que le faussaire Henry sera glorifié après sa mort par toute une cohorte d’antisémites notoires, qui en feront un martyre de la cause antijuive.

Jaurès démontre enfin la culpabilité d’un autre militaire, le commandant Du Paty de Clam, les mensonges du journaliste Rochefort et finalement la responsabilité de l’état-major tout entier.

L’ouvrage s’achève sur l’analyse du dossier secret qui, sans surprise, ne contient que du vent…

Et l’auteur de conclure, en s’adressant à tous les vrais coupables : « c’est au plein jour qu’il faut que votre ignominie apparaisse. A genoux devant la France, coquins qui la déshonoriez ! Pas de huis clos ! Pas de ténèbres ! Au plein jour la justice ! Au plein jour la révision pour le salut de l’innocent, pour le châtiment des coupables, pour l’enseignement du peuple, pour l’honneur de la patrie ! ».

Ainsi s’achève une démonstration redoutable, à la fois précise et compréhensible, courageuse et prudente, juridique et humaniste. Loin de se limiter à l’affaire Dreyfus, le texte de Jaurès est un encouragement à ne pas abandonner trois recherches fondamentales : celle de la vérité, celle de la justice et celle de l’humanité.


[1] C. Péguy, « Préparation au Congrès », Cahiers de la Quinzaine, 1-3, 1900, p. 55-56.

[2] R. Cazals, conclusion au colloque Jaurès et l’affaire Dreyfus, histoire d’un engagement, 24 nov. 2018, Castres.


Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

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