Voici la 65e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 7e livre de nos Editions dans la collection « Académique » : les Mélanges en l’honneur du professeur Claude Journès.
Il s’agit en l’occurrence d’un article du professeur Mescheriakoff à propos du Conseil constitutionnel législateur.
Cet ouvrage est le septième
issu de la collection « Académique ».
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :
Volume VII :
L’ordre critique du Droit.
Mélanges en l’honneur du professeur Claude Journès
Ouvrage collectif
(Direction Guillaume Protière)
– Nombre de pages : 326
– Sortie : février 2017
– Prix : 49 €
- ISBN / EAN : 979-10-92684-25-4 / 9791092684254
- ISSN : 2262-8630
Présentation :
Cet ouvrage rend hommage au Professeur Claude Journès, ancien Président de l’Université Lumière Lyon 2 et membre fondateur du mouvement Critique du droit.
Les Mélanges offerts au Professeur Claude Journès ont retenu cette approche, utilisant le droit comme un outil de mise en perspective critique de l’ordre social et de l’ordre politique.
Après un hommage au Doyen Journès (P. Blachèr) et l’évocation des ambitions et perspectives du mouvement critique du droit (S. Basset ou J. Michel), l’ouvrage se construit en deux temps. La première partie – intitulée « Le droit critique de l’ordre social » – regroupe des réflexions sur le pouvoir médical (F. Demichel), sur les crimes coloniaux (A. Mahiou), sur la dimension anthropologique du vocabulaire juridique (M.-C. Piatti) et sur le contrôle policier (M. Saoudi), le tout ouvrant sur la possibilité d’un humanisme séculier (H. Puel).
La seconde partie – « Le droit critique de l’ordre politique » – entend montrer comment le droit porte en lui une conception du pouvoir et de l’autorité. Les études explorent des pistes très diverses mêlant les finances publiques (J.-L. Albert), les renseignements (C. Arroudj), l’histoire du droit (J.-L. Autin, J.-C. Genin), l’histoire de la doctrine (H. Gourdon), les institutions politiques (P. Bacot, A.-S. Mescheriakoff, R. Charvin), les institutions territoriales (J.-J. Gleizal, H. Oberdorff, R. Payre), la littérature (S. Caporal, G. Hare) ou les nouvelles technologies (G. Protière). Il ressort de l’ensemble que, loin d’être un simple outil technique, le droit est un puissant instrument de modélisation sociale et de justification du pouvoir. Inversant la logique dominante, la perspective critique du droit dévoile les limites d’une telle conception et rappelle que le droit, comme tous les construits sociaux, est le produit de luttes politiques et de rapports de force. En ce sens, à l’instar des valeurs défendues par le dédicataire de cet ouvrage, l’ordre critique du droit est un appel à contester les évidences, condition d’une conception plus ouverte et pluraliste de l’ordre juridique.
Ouvrage publié par le Collectif L’Unité du Droit avec le soutien de la Faculté de Droit et Science Politique de l’Université Lumière Lyon 2.
Le Conseil constitutionnel législateur
Alain-Serge Mescheriakoff
Professeur émérite à l’Université Paris Dauphine
Soutenir que le Conseil Constitutionnel est un législateur, même secondaire, en ce sens qu’il n’intervient qu’après le parlement et dans le cadre fixé par celui-ci, sera considéré par la doctrine dominante comme une hérésie car elle le présente comme « une juridiction suprême »[1]. Cette thèse repose sur des arguments de fond et de forme.
Au fond, le Conseil statue en droit, il « dit le droit » celui contenu dans la constitution, il le fait en forme solennelle et ses décisions seraient revêtues de l’autorité de la chose jugée en ce sens qu’elles « ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administrative et juridictionnelles » (Art. 62C.).
Certes, ces auteurs reconnaissent qu’il existe une autre thèse qui voit le Conseil comme « une institution au service de l’exécutif contre le parlement » et soutient plus largement que « le Conseil Constitutionnel n’est pas un juge »[2] et qui s’appuie sur l’opinion du Conseil lui-même qui se considère comme « régulateur de l’activité des pouvoirs publics »[3] , mais ils font valoir que si le constituant lui a confié des fonctions d’une autre nature, celles de donner des avis (Art. 16C.) ou de faire des constatations (Art. 7C., 37C. al. 2) voire d’organiser l’élection présidentielle, elles ne remettent pas en cause son statut de juridiction, et de faire la comparaison avec le Conseil d’Etat dont les fonctions consultatives ne l’empêchent pas d’être considéré comme une juridiction. Le contrôle de la constitutionnalité des lois incite au parallèle avec le recours pour excès de pouvoir dont la nature juridictionnelle s’est imposée.
Cependant, ce débat apparaît spécieux pour deux raisons, l’une scientifique, l’autre idéologique.
La science juridique n’est jamais parvenue à distinguer de manière certaine une juridiction d’un organe non-juridictionnel et notamment administratif.
En témoigne la technique du faisceau d’indices utilisée par le Conseil d’Etat dont aucun n’est décisif, ce qui lui permet d’imposer son opinion. La transformation du Conseil d’Etat en juridiction, et par voie de conséquence le recours pour excès de pouvoir en procédure juridictionnelle, résulte de la volonté politique du législateur de 1872 et non de données scientifiques.
De plus, la question est largement sous-tendue par un objectif idéologique.
Le débat entre François Goguel et François Luchaire dans la Revue du droit public de 1979 l’illustre de façon éclatante[4]. Le premier, après avoir décrit les différentes missions du Conseil, conclut que la question de sa nature juridictionnelle ou non est purement « académique », alors que le second estime qu’elle n’est pas théorique, mais concrète et importante car elle permet de s’interroger sur le point de savoir si sa composition lui donne « les garanties d’indépendance, d’impartialité et de compétence que chacun est en droit d’attendre d’une juridiction »[5]. La réponse négative est contenue dans la question.
Ainsi, la thèse de la nature juridictionnelle du Conseil Constitutionnel vise avant tout la critique de sa composition et milite pour une modification qui ferait une place plus large sinon à des magistrats du moins à des juristes désignés es-qualités et de préférence par une procédure soustraite à l’influence politique.
Les tenants de cette thèse écartent l’épouvantail du « gouvernement des juges » en mettant l’accent sur la constante volonté du Conseil de ne pas empiéter sur les pouvoir exécutifs et législatifs en rappelant fréquemment qu’il ne dispose pas d’un « pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du parlement ».
En réalité, cette affirmation ne convainc pas, dans la mesure où, sanctionnant l’erreur manifeste d’appréciation du parlement, il se situe sur un même plan, même s’il s’auto-limite, « la gomme et non le crayon » selon le mot de Georges Vedel (encore que sa notion d’« objectif de valeur constitutionnelle » relève plus du crayon que de la gomme)[6]
Il ne nous paraît pas utile d’alimenter ce débat et si l’on s’en tient à la réalité des faits, indépendamment du point de savoir si le Conseil Constitutionnel est ou non juge, force est de reconnaître, avec le Professeur D. Rousseau, qu’il est « un organe essentiel du processus législatif »[7] et que ses rapports avec le parlement sont complexes[8].
Cette fonction de nature législative lui est confiée par la constitution elle-même du fait des compétences qu’elle lui attribue, et contrairement à l’opinion dominante de la doctrine, elle a été renforcée par l’évolution politique et institutionnelle de la Ve République.
I. La fonction législative du Conseil constitutionnel
Elle découle essentiellement de l’article 61 de la Constitution qui lui donne compétence pour contrôler la constitutionnalité des lois, mais elle est confortée par les autres missions que la Constitution lui confie.
A. Le Conseil Constitutionnel co-législateur[9]
Ce rôle de co-créateur de la loi découle nécessairement de celui de contrôleur du fait du processus intellectuel d’interprétation des textes auxquels le Conseil d’Etat doit se livrer dans sa fonction de contrôle.
Contrôler c’est comparer (le rôle et le conte-rôle), en l’espèce deux textes, la Constitution et une loi (contrôle a posteriori) ou un texte à vocation de loi (contrôle a priori), mais si apparemment cette comparaison concerne des textes, en réalité elle porte sur des normes, c’est-à-dire sur le contenu de sens que recèlent les énoncés écrits.
L’acte de contrôle suppose donc que soient d’abord dégagées les normes signifiées par les textes signifiants[10].
Il s’agit donc d’un acte de volonté et non de seule connaissance[11].
Plus précisément l’opération d’interprétation se dédouble car le Conseil Constitutionnel doit à la fois dégager la signification normative du texte qui lui est soumis et la rapporter au sens normatif des articles et principes constitutionnels concernés pour y découvrir, le cas échéant, une contradiction.
Il existe donc deux interprétations successives, l’une du texte contrôlé, l’autre pour dégager le référentiel constitutionnel.
La décision du Conseil consistera à valider un texte de loi qui rendra compte, à ses yeux, de la conformité de la norme législative à la norme constitutionnelle ou à l’invalider dans le cas contraire, en tout ou partie, et la loi correspondante est, soit abrogée, soit empêchée d’entrer en vigueur, sauf à être amputée.
L’exemple récent de la décision n° 2014-692 DC suffira à illustrer ce processus.
Le Conseil Constitutionnel devait se prononcer sur la constitutionnalité de la loi dite Florange votée par le Parlement, dont les auteurs de la double saisine (60 députés et 60 sénateurs) prétendaient notamment qu’elle était contraire à la liberté d’entreprendre et au droit de propriété.
On notera d’abord que conformément à sa pratique antérieure[12], le Conseil dégage des textes du bloc de constitutionnalité la règle de la liberté d’entreprendre, cet énoncé n’y figurant pas (considérants 5 à 7).
Il dégage ensuite les normes contenues dans le texte voté (nouveaux articles L. 1233-57-9 à L. 1233-57-22 du Code du travail et L. 771-1 à L. 773-3 du Code de commerce). Il constate qu’ils permettent aux « repreneurs [d’une entreprise] potentiels d’avoir accès aux informations utiles relatives à l’établissement dont la fermeture est envisagée, sans pour autant imposer la communication d’informations lorsque cette communication serait susceptible d’être préjudiciable à l’entreprise cédante ou lorsque ces informations porteraient sur d’autres établissements », et il en conclut que « compte tenu de cet encadrement, l’obligation d’information ne porte pas à la liberté d’entreprendre une atteinte manifestement disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi » (considérant 11). En conséquence, le texte correspondant est validé.
Par contre, la rédaction des articles L. 771-1, L. 772-2 et L. 773-2 en tant qu’elle confie au Tribunal de commerce le pouvoir d’apprécier le caractère sérieux des offres de reprise conduit « le juge à substituer son appréciation à celle du chef d’entreprise […] pour des choix économiques relatifs à la conduite et au développement de cette entreprise » (Considérant 20), et ce faisant, méconnaît tant le droit de propriété que la liberté d’entreprendre, et viole la Constitution.
En conséquence, le texte de loi promulgué devra être amputé des dispositions concernées.
Cet exemple illustre la double création normative à laquelle se livre le Conseil constitutionnel : création de la norme constitutionnelle de la liberté d’entreprendre et concrétisation du droit de la propriété, et extraction du texte voté par le Parlement des règles selon lesquelles l’obligation d’informer doit s’entendre comme ne s’appliquant pas à certaines informations, et l’appréciation du caractère sérieux d’une offre de reprise d’un établissement relève du seul chef d’entreprise.
Cependant, ces deux créations ne revêtent pas la même portée.
L’interprétation constitutionnelle n’a qu’une fonction instrumentale dans l’opération qui consiste à définir la future norme législative et la rédaction qui doit l’exprimer dans le texte de loi.
Ainsi, dans les deux cas, déclaration de conformité ou de non-conformité, la norme effectivement applicable est celle qui découle de la volonté du Conseil constitutionnel surtout si, dans le premier cas, il assortit sa déclaration de conformité d’une réserve d’interprétation qui n’est que la rédaction d’une norme nouvelle restreignant par précision, la portée de celle issue de la volonté du Parlement.
Dans le second cas, il impose un veto au texte voté par le Parlement, à charge pour le Président de la République de renvoyer le texte au Parlement pour une nouvelle lecture (Art. 23 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958).
On constate ainsi que la volonté du Conseil constitutionnel se combine, en se heurtant le cas échéant, à celle du Parlement, et ce faisant, ils sont bien co-créateurs de la loi, d’autant qu’en s’imposant à toute autorité administrative et juridictionnelle (Art. 62C.), ses décisions bénéficient de l’autorité de chose légiférée.
Le rôle législatif du Conseil constitutionnel découle, non seulement de l’opération de contrôle à laquelle il doit se livrer, mais plus profondément de l’esprit et de la logique des institutions de 1958, tels qu’ils transparaissent au travers de ses multiples compétences.
B. Le Conseil constitutionnel rouage du pouvoir législatif
Le constituant de la Ve République a entendu faire du Conseil constitutionnel un « rouage presque permanent du pouvoir législatif »[13] , ce qui procède, selon une perspective historique de longue durée, de la volonté de rétablir en France un parlementarisme dualiste abandonné par la IIIe République au profit d’un parlementarisme moniste. On peut dire que 1958 est la revanche de 1879, date de la déclaration de Jules Grévy qui, élu Président de la République après la démission de Mac Mahon, renonçait à exercer son pouvoir de dissolution de la Chambre des députés (dite Constitution Grévy)[14].
Dans le cadre d’un régime représentatif, la question est de savoir comment s’exprime la volonté de la nation souveraine.
Le parlementarisme moniste réserve cette expression au seul Parlement qui devient de ce fait la seule source véritable du pouvoir politique, alors que le parlementarisme dualiste la répartit entre le Parlement et le chef de l’exécutif, à savoir depuis 1958 le Président de la République.
Cette double expression de la volonté du souverain est évidente depuis 1962 avec l’élection du Président au suffrage universel direct, mais dès 1958 la Constitution s’était employée, non seulement à le faire élire par un collège élargi, mais également à cantonner le Parlement au rôle que lui avait assigné la Constitution par le contrôle des règlements des assemblées, et celui des lois notamment organiques de façon à préserver l’espace politique de l’exécutif.
Le Conseil constitutionnel s’est d’ailleurs bien gardé de censurer le projet de loi référendaire du 28 octobre 1962 voté par le Peuple sur le nouveau mode d’élection du Président de la République[15] en décidant qu’il « résulte de l’esprit de la Constitution qui a fait du Conseil constitutionnel un organe régulateur des pouvoirs publics que les lois que la Constitution a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement ».
Il s’agit bien de réguler le pouvoir législatif, et si l’on se réfère à la théorie de la séparation des pouvoirs, cette régulation relève bien de ce pouvoir plus que du pouvoir judiciaire qui doit être, selon le mot de Montesquieu, un pouvoir neutre (sous-entendu politiquement neutre), d’ailleurs dans la Constitution de 1958, ce pouvoir judiciaire n’est qu’une « autorité » (titre Viii). Il n’est pas inutile de rappeler que dans la première Constitution française de 1791, la mère de nos constitutions ! seuls le Corps législatif et le Roi sont représentants de la nation à l’exclusion du pouvoir judiciaire pourtant délégué à des juges élus (titre III, Article premier).
Les autres compétences du Conseil constitutionnel confirment son appartenance à la sphère traditionnelle du pouvoir législatif. Il s’agit :
– du contrôle de la régularité de l’élection des membres du Parlement antérieurement confié à l’assemblée elle-même, et c’est précisément les abus relevés dans cette fonction qui ont justifié son transfert au Conseil constitutionnel[16] ;
– du rôle du Conseil dans l’organisation et le contrôle de la régularité de la campagne électorale et l’élection du Président de la République, ce qui est éminemment politique.
Un ancien Président du Conseil constitutionnel révélait que la régularité du compte de campagne du Président élu en 1995 était contestable, mais que le Conseil n’avait pas voulu annuler son élection pour des raisons politiques évidentes[17].
Sauf à se replacer hors de la réalité, il est difficile de voir dans cette attitude une fonction juridictionnelle[18] !
En matière d’article 16C., le Conseil constitutionnel est directement associé, fusse de manière exclusivement consultative, à l’exercice de l’ensemble des pouvoirs d’Etat et donc au pouvoir législatif.
Ainsi, le texte et la logique constitutionnels confèrent au Conseil constitutionnel dès 1958 un rôle de co-législateur en le faisant participer à l’ensemble du pouvoir législatif tel que conçu et pratiqué depuis 1789. Il est frappant de constater une continuité certaine avec le système envisagé par Sieyès en 1795 de jurie constitutionnaire et réalisé par les deux Napoléon avec le Sénat institué gardien de la Constitution par sénatus-consultes. A chaque fois, il s’agissait de réagir à une période de troubles politiques dans laquelle le Parlement avait sa part.
De plus, contrairement à ce qui est régulièrement soutenu, l’évolution de la Ve République n’a pas conduit le Conseil Constitutionnel à affirmer son statut de juridiction.
II. Le renforcement progressif de la fonction législative du Conseil constitutionnel
Il est avéré qu’en 1958 le Conseil constitutionnel fut conçu comme une institution destinée à faire respecter par le Parlement l’équilibre des pouvoirs voulu par les constituants, et notamment à le cantonner dans les limites fixées par les articles 34 et 37 alinéa 2 de la Constitution sur le domaine de la loi et 49 et 50 de la Constitution sur la mise en jeu de la responsabilité du gouvernement. Or, progressivement tout en s’acquittant de cette seconde mission par le contrôle du règlement des assemblées, il s’est affranchi des limites de la première par une pratique (nous hésitons à utiliser le mot habituel de jurisprudence !) constructive qui a été confortée par les révisions constitutionnelles.
A. La pratique du Conseil constitutionnel et l’extension de sa fonction législative
Le Conseil s’est libéré de son rôle de protecteur de l’exécutif, d’une part en approfondissant son pouvoir de contrôle sur les textes législatifs, et d’autre part en élargissant le domaine de la loi.
Deux dates symboliques illustrent ce double mouvement, 1971 et 1982.
i. 1971 et l’approfondissement du contrôle du législateur
La décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971[19] déclarant inconstitutionnelles les dispositions principales de la loi modifiant celle du 1er juillet 1901 sur la liberté d’association est trop connue pour être commentée ici. On rappellera, pour notre propos, qu’elle eut une double conséquence.
Le Conseil sous l’apparence d’un contrôle du Parlement censure en réalité le gouvernement qui était à l’origine du texte de loi. Il s’affranchit ainsi de manière ostensible du rôle de « chien de garde » de l’exécutif que les constituants de 1958 lui avaient assigné. Mais, plus important pour l’avenir, il élargit considérablement le référentiel constitutionnel de son contrôle en y incluant le préambule de la Constitution, y compris la déclaration de 1789, le préambule de 1946, s’y adjoindront ultérieurement, la Charte de l’environnement, et des principes qu’il découvre lui-même comme les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et les principes constitutionnels. Allant plus loin, il ne s’en tient pas aux textes même subsumés en principes, il sonde la prétendue volonté du constituant en dégageant des « objectifs de valeur constitutionnelle » qui bornent la liberté du Parlement de voter certaines dispositions.
Ces textes, principes et objectifs dont la signification normatrice est largement indéterminée ouvrent au Conseil une marge d’interprétation considérable, et celle-ci étant affaire plus de volonté que de technique, lui permet d’imposer sa volonté au législateur constitué qu’est le Parlement et renforce son rôle de co-législateur.
ii. 1982 et l’élargissement du domaine de la loi
Par sa décision n° 82-143-DC du 30 juillet 1982 sur le blocage des prix des revenus[20], le Conseil constitutionnel affranchit le Parlement de la limite fixée par l’article 34 de la Constitution en déclarant « que par les articles 34 et 37 al. 1er, la constitution n’a pas entendu frapper d’inconstitutionnalité une disposition de nature réglementaire contenue dans une loi ». En élargissant le domaine de la loi, il accroît du même coup son propre pouvoir de contrôle qu’il avait déjà approfondi, sans pour autant se priver des possibilités de censure tirées des articles 34 et 37C. al. 1 par le truchement de sa saisine au titre des articles 37C. al. 2 et 41C. lui permettent de déclasser une loi déjà votée et de récuser une proposition de loi ou un amendement[21].
On constate ainsi que le Conseil modifie l’équilibre entre les pouvoirs législatif et exécutif défini en 1958 au profit du premier, et du même coup à son propre avantage renforçant d’autant son rôle législatif. Cet « activisme » du Conseil constitutionnel, pour reprendre l’expression des commentateurs, fut d’ailleurs facilité par le constituant lui-même.
B. Les révisions constitutionnelles et l’extension du rôle législatif du Conseil constitutionnel
Deux révisions sont pertinentes à cet égard, celle du 29 octobre 1974 élargissant les possibilités de saisine du Conseil et celle du 23 juillet 2008 créant la question prioritaire de constitutionnalité (Qpc).
La possibilité pour 60 députés ou 60 sénateurs de saisir le Conseil d’un texte que leur assemblée vient d’adopter, a décuplé son influence sur la production législative. De 1959 à 1974, on compte simplement 9 saisines au titre de l’article 61C. al. 2 dont 6 par le Premier Ministre pour violation de l’article 34C., contre 588 de 1975 au 24 octobre 2012, soit un passage d’une moyenne annuelle de 0,375 à 14,7[22].
On voit qu’il s’agit d’un changement d’échelle qui exprime une modification du rôle du Conseil. Il est devenu un arbitre entre le gouvernement et sa majorité parlementaire et l’opposition. Compte tenu de la marge de manœuvre qu’il s’est octroyé par sa pratique du contrôle ainsi qu’il a été dit, il peut, au final, leur imposer son point de vue sur le contenu de la législation.
Ce pouvoir se manifeste particulièrement en cas d’alternance politique (VIIe et XIIe législature) qui génère une activité législative de rupture, alors que les membres de Conseil ont été majoritairement nommés par l’ancienne équipe au pouvoir.
Certes, il a toujours évité de se heurter de front à la nouvelle majorité tout en s’efforçant d’atténuer l’impact des lois les plus controversées, par exemple en renforçant les conditions d’indemnisation des actionnaires des entreprises nationalisées (déc. n° 81-132 DC du 16 janvier 1962), ou en atténuant les contraintes pesant sur les chefs d’entreprises (déc. n° 2014-612 DC du 25 mars 2014).
Il ne manque pas alors de rappeler de manière cathartique qu’il ne dispose pas « d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que le Parlement » tout en usant quand bon lui semble de son pouvoir de sanctionner l’erreur manifeste d’appréciation du Parlement qu’il apprécie discrétionnairement !
La décision n° 2014-709 DC relative à la délimitation des circonscriptions aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral est caractéristique. Il décide que la répartition des sièges entre les sections départementales n’est pas une erreur manifeste d’appréciation, alors que pour 99 999 habitants un département a 2 sièges (1 pour 49 999) et pour 100 000 habitants 4 sièges (1 pour 25000) !
Même si l’intervention du Conseil n’est que seconde par rapport à celle du Parlement et s’il doit justifier d’une référence constitutionnelle, son pouvoir paraît bien être de même nature.
La création de la Qpc n’a pas fait basculer le Conseil constitutionnel du côté du pouvoir judiciaire, bien au contraire, elle a renforcé son rôle législatif dans la mesure où, à son contrôle a priori antérieur, s’ajoute un contrôle a posteriori de la loi[23].
Certes, formellement, le traitement des Qpc se calque encore plus étroitement que le contrôle a priori sur la procédure judiciaire : respect du contradictoire, audience publique, présence et audition des avocats, mais il ne s’agit que d’un formalisme moins important que l’élargissement de l’influence du Conseil sur le contenu de la législation en vigueur.
En effet, si le traitement de la Qpc s’articule sur une instance juridictionnelle, il n’en a pas la nature et ne saurait être assimilé à une question préjudicielle car :
– la question doit être traitée avant même que le juge fasse son « office de juridiction »[24] ;
– l’extinction de l’instance avant que le Conseil ne statue ne le dessaisit pas ;
– si le juge au fond estime que le Conseil s’est déjà prononcé, même par son contrôle a priori, il refuse de lui transmettre la question ;
– le Conseil se prononce de manière déconnectée du litige que doit trancher le juge.
Ainsi, la saisine par Qpc n’est pas une procédure juridictionnelle, et son contrôle a posteriori n’est pas d’une nature différente de son contrôle a priori[25].
Si le Conseil déclare la loi inconstitutionnelle, elle est abrogée ou modifiée par une abrogation partielle avec, le cas échéant, un effet différé permettant au parlement de la remplacer, ce qui lui donnera l’occasion d’intervenir une nouvelle fois.
Autrement dit, suite à la décision sur Qpc, la législation se trouve modifiée du fait du Conseil.
Son rôle législatif se trouve donc renforcé du fait de la Qpc. D’ailleurs, si l’on se réfère à la riche histoire constitutionnelle française, la Qpc n’est pas sans rappeler la technique du référé législatif mis en place par les constitutions de 1791 et de 1795[26]. S’il y a un désaccord entre les juges sur l’application de la loi à un litige, la question « devra être soumise au Corps législatif, qui portera son décret déclaratoire de la loi auquel le Tribunal de cassation sera tenu de se conformer ».
Si la procédure n’est pas identique, l’esprit est le même, à savoir, qu’en cas de doute des juges sur le sens et l’applicabilité d’une loi, la juridiction suprême renvoie la question au législateur. Dans le cas de la Qpc, si le juge et en dernier lieu le juge suprême doute du bien fondé au regard de la Constitution, de l’application d’une loi au litige dont il est saisi, il s’en réfère au législateur, ici le Conseil constitutionnel, qui, au final, définit la règle législative applicable.
Ainsi, le mécanisme de la Qpc se comprend sans avoir besoin de recourir à une quelconque nature juridictionnelle du Conseil constitutionnel.
Si l’on attache de l’importance au respect de « la frontière entre la décision juridictionnelle et la décision politique »[27], il est nécessaire de reconnaître que celles du Conseil constitutionnel se situent du côté politique, ce qui conduit à s’interroger légitimement sur sa composition.
Dans un régime fondé sur la souveraineté nationale, il est nécessaire que ceux qui participent au pouvoir législatif, en soient, au moins indirectement, l’expression, et de ce point de vue, la désignation des membres du Conseil constitutionnel par des élus se justifie. Si l’on veut bien considérer que la nation ne se réduit pas au corps électoral du moment, la présence de droit des anciens présidents de la République, pourtant si critiquée, n’est pas aberrante.
Du reste, la référence au recours pour excès de pouvoir, qui a incontestablement inspiré le Conseil pour le contrôle de constitutionnalité des lois, conforte la situation actuelle.
Il ne faut pas oublier que la régularité des actes administratifs est appréciée par l’Administration elle-même[28]. Pourquoi la régularité des lois ne serait-elle pas appréciée par des personnes nommées par ceux qui sont chargés de proposer et de voter la loi ?
L’important est que le rôle d’arbitre des membres du Conseil Constitutionnel entre le Parlement et le gouvernement, la majorité et l’opposition, soit garanti, à la fois par leur indépendance et leur connaissance des enjeux politiques.
Finalement, les dispositions actuelles sur le Conseil
constitutionnel ne sont pas si mauvaises et les modifier ne s’impose pas.
[1] L’expression est de Marcel Waline dans son introduction à la première édition de l’ouvrage Les grandes décisions du Conseil Constitutionnel (Gdcc) ; Paris, Sirey ; 1975. La même thèse est soutenue par les co-auteurs de l’ouvrage dans les éditions successives, Louis Favoreu et Loïc Philip, ainsi que par la plupart des auteurs écrivant sur le Conseil Constitutionnel.
[2] V. par exemple Larche Jean, « Le Conseil constitutionnel organe du pouvoir d’Etat » in Ajda ; 1972 ; p. 136.
[3] CC, déc. n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Loi constitutionnelle modifiant le régime de l’élection du président de la République.
[4] Goguel François, « Le Conseil constitutionnel » in Rdp ; 1979 ; p. 5 et s. et Luchaire François, « Le Conseil constitutionnel est-il une juridiction » in Rdp ; 1979 ; p. 27 et s.
[5] Op. cit. ; p. 52.
[6] Sur ces notions, v. infra.
[7] Rousseau Dominique, Droit du contentieux constitutionnel ; Paris, Montchrestien ; 2010 ; 9e éd., p. 47.
[8] Dord Olivier, « La Qpc et le parlement : une bienveillance réciproque » in Les Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel (Nccc) ; Paris, Dalloz ; 2013 ; n° 38, p. 36.
[9] L’expression de « co-législateur organique » se rencontre sous la plume de Georges Bergougnous : « Le Conseil Constitutionnel et le législateur » in Nccc ; op. cit. ; p. 12.
[10] Sur cette question de l’interprétation des textes juridiques, v. notamment :
– Amselek Paul, « Norme et Loi » in Archives de philosophie de droit ; 1980 ; t. 25, p. 89-107.
– Côte Pierre-André, « Le mot “chien” n’aboie pas : réflexions sur la matérialité de la loi » in Mélanges Paul Amselek ; Bruxelles, Bruylant ; 2005 ; p. 279.
– Troper Michel, « Les effets du contrôle de constitutionnalité des lois sur le droit matériel » in ibid. ; p. 751.
[11] Troper Michel, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supralégalité constitutionnelle » in Recueil d’études en hommage à Charles Eisenmann ; Paris, éd. Cujas ; 1975 ; p. 133.
[12] V. CC, n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Loi de nationalisation et CC, n° 82-139 DC du 11 février 1982, Loi de nationalisation.
[13] Expression de Bernard Chenot devant l’Académie des sciences morales et politiques citée par Bergougnous Georges, Nccc ; op. cit. ; p. 15.
[14] Sur les notions de parlementarisme dualiste et moniste, v. notamment Hauriou André, Droit constitutionnel et institutions politiques ; Paris, Montchrestien ; 1968 ; p. 678.
[15] CC, déc. n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, préc.
[16] Jean-Eric Gicquel écrit que « le Conseil constitutionnel entretient avec le mandat parlementaire des relations nourries, diversifiées et subtiles » ; « Le Conseil constitutionnel et le mandat parlementaire » in Nccc ; 2013 ; n° 38 ; p. 82.
[17] Dumas Roland, Politiquement incorrect, secrets d’Etat et autres confidences ; Paris, Le Cherche Midi ; 2015 ; p. 483.
[18] On notera que le seul compte de campagne d’un candidat à la présidence de la République déclaré irrégulier fut jusqu’à présent, celui d’un battu, ce qui est « politiquement correct ».
[19] CC, déc. n° 71-44 DC du 1er juillet 1901, Liberté d’association.
[20] CC, déc. n° 82-143 DC du 30 juillet 1982, Loi sur le blocage des prix.
[21] V. l’argumentation du Conseil constitutionnel, Considérant 11 et le commentaire de Louis Favoreu et Loïc Philip in Gdcc ; 4e éd.
[22] Chiffres cités par Benetti Julie, « La saisine parlementaire au titre de l’article 16 de la constitution » in Nccc ; 2013 ; n° 38, p. 98.
[23] Sur la question de la Qpc, v. le dossier « La question prioritaire de constitutionnalité » in Nccc ; 2010 ; n° 29.
[24] Guillaume Marc, Nccc ; op. cit. ; p. 22.
[25] C’est un « contrôle a priori bis » selon l’expression de Xavier Magnon in Ajda ; 20 septembre 2010.
[26] Chapitre V article 21 pour la première, article 256 pour la seconde.
[27] Dord Olivier, op. cit.
[28] ) L’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat, formation de jugement suprême, ne comprend qu’une minorité de membres de la section du contentieux.
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