Orléans dans la jurisprudence des « Cours suprêmes »… par le Dr. M. Charité & Mme N. Duclos

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Orléans dans la jurisprudence des « Cours suprêmes »… par le Dr. M. Charité & Mme N. Duclos

Voici la 42e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit de deux extraits (par ses deux porteurs) du 28e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Cet ouvrage forme le vingt-huitième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XXVIII :
Orléans dans la jurisprudence
des « Cours suprêmes »

Ouvrage collectif sous la direction de
Maxime Charité & Nolwenn Duclos

– Nombre de pages : 136
– Sortie : printemps 2020
– Prix : 29 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-39-1
/ 9791092684391

– ISSN : 2259-8812

Mots-Clefs : Orléans / jurisprudence / Cours suprêmes / Jeanne d’Arc / Conseil d’Etat / Cour de cassation / Conseil constitutionnel / Tribunal des conflits / Cour de justice / Cour européenne des droits de l’homme.

Présentation :

De l’œuvre des « postglossateurs » étudiant le Corpus Juris Civilis, en passant par la fondation officielle de l’université par quatre bulles pontificales du pape Clément V le 27 janvier 1306, dont les bancs de la Faculté de droit ont été fréquentés, durant les siècles qui suivirent, notamment, par Grotius et Pothier, pères respectifs du droit international et du Code Napoléon, jusqu’à l’émergence de ce que certains juristes contemporains appellent « l’Ecole d’Orléans », désignant par-là les recherches collectives menées sur les normes sous la houlette de Catherine Thibierge, les rapports entre Orléans et le droit sont anciens, prestigieux et multiples.

La jurisprudence des « Cours suprêmes », entendue comme l’ensemble des décisions rendues par les juridictions qui peuvent prétendre à la suprématie d’un ordre juridictionnel (la Cour de cassation, le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel, le Tribunal des Conflits, la Cour de Justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme), apparaît comme un prisme original pour les aborder aujourd’hui. Dans cette optique, le présent ouvrage se propose, dans un souci de transversalité entre les différentes branches du droit, de présenter un échantillon de décisions en lien avec Orléans ou avec une commune de son arrondissement et ayant un intérêt juridique certain. Fidèle à la devise de l’Université, cet ouvrage est non seulement porté par la modernité, mais également ancré dans l’histoire. Histoire, comme celle, par exemple, de Félix Dupanloup, évêque d’Orléans entre 1849 et 1878, qui, à la tête du diocèse, mit en route le processus de canonisation de Jeanne d’Arc.

Quand un étudiant en droit ouvrait la voie à l’examen de Qpc posées devant le Conseil constitutionnel, juge électoral

CC, n° 2011-4538 Sen,
12 janvier 2012, Sénat, Loiret

Maxime Charité
Docteur de l’Université d’Orléans,
Enseignant contractuel à l’Université Le Havre Normandie

Erigée au rang de « grande décision du Conseil constitutionnel[1] », la décision n° 2011-4538 Sen du 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, est originaire d’Orléans ! La grandeur de cette décision et la majesté de la cité johannique contrastent pourtant avec les faits à l’origine de l’affaire.

En l’espèce, Grégory Bubenheimer, non seulement étudiant en master de droit public général à l’Université d’Orléans durant l’année universitaire 2011/2012, mais également conseiller municipal de la ville de Beaugency, n’avait pas été choisi comme « grand électeur » pour les élections sénatoriales du 25 septembre 2011. Pour rappel, le Sénat, « chambre haute » du Parlement français, est élu au suffrage universel indirect, dans chaque département, par un collège électoral sénatorial formés d’élus de cette circonscription et composé des députés, des sénateurs et des conseillers régionaux élus dans le département, des conseillers départementaux et des délégués des conseillers municipaux du département. S’agissant de ces derniers « grands électeurs », les dispositions de l’article L. 289 du Code électoral viennent préciser la règle selon laquelle, dans les communes de 1000 habitants et plus comme Beaugency, l’élection des délégués et des suppléants des conseils municipaux pour l’élection des sénateurs du département a lieu sur la même liste suivant le système de la représentation proportionnelle avec application de la règle de la plus forte moyenne.

Mécontent, le requérant – qui aurait souhaité que la désignation des électeurs sénatoriaux dans sa commune ait suivi la règle de la représentation proportionnelle au plus fort reste – entendait la contester. Pour ce faire, il devait suivre la procédure prévue à l’article L. 292 du Code électoral, qui dispose que « des recours contre le tableau des électeurs sénatoriaux établi par le préfet peuvent être présentés par tout membre du collège électoral sénatorial du département », que « ces recours sont présentés au tribunal administratif » et que « la décision de celui-ci ne peut être contestée que devant le Conseil constitutionnel saisi de l’élection ».

Conformément à cette disposition, M. Bubenheimer a présenté une requête au tribunal administratif d’Orléans, appuyée par un seul grief, tiré de ce que l’article L. 289 du Code électoral, en tant qu’il prévoit la désignation des électeurs sénatoriaux selon la méthode de la représentation proportionnelle à la plus forte moyenne, méconnaîtrait le principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinions garanti par l’article 4 de la Constitution. Par un jugement du 24 juin 2011, le tribunal administratif d’Orléans a rejeté cette requête, au motif que l’unique grief soulevé était, en réalité, une question prioritaire de constitutionnalité (ci-après Qpc), qui était irrecevable pour ne pas respecter la règle, posée par l’article 23-1 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée, de présentation « dans un écrit distinct et motivé ».

Alors même que les dispositions de l’article L. 292 du Code électoral étaient claires et précises et que la notification du jugement du tribunal administratif lui indiquait que celui-ci ne pouvait être contesté que devant le Conseil constitutionnel saisi de l’élection, le requérant a saisi le juge des référés du Conseil d’Etat pour que celui-ci transmette la question de l’atteinte portée par l’article L. 289 du Code électoral aux droits et libertés garantis par la Constitution à la Haute instance. Par une ordonnance du 18 juillet 2011, le Conseil d’Etat a rejeté la requête présentée par M. Bubenheimer qui, finalement, a saisi de l’élection le Haut Conseil, en assortissant sa demande d’une Qpc présentée « dans un écrit distinct et motivé ».

En l’espèce, la question qui se posait au Conseil constitutionnel était de savoir si ce dernier, statuant en tant que juge électoral, pouvait examiner une Qpc.

La chose n’était pas nécessairement aisée. En effet, dans sa décision n° 80-889 Sen du 2 décembre 1980, Sénat, Eure, le Conseil constitutionnel avait considéré qu’il ne lui appartenait pas « saisi de recours contre l’élection de sénateurs, d’apprécier la conformité à la Constitution des dispositions législatives mises en place par les requérants[2] ». Cette décision de principe gouvernant les rapports entre l’office du juge des élections nationales et le contrôle de constitutionnalité de la loi reposait sur l’idée selon laquelle ce dernier n’était susceptible de s’exercer qu’après le vote de la loi et avant sa promulgation, pas au stade de son application[3]. Pourtant, à l’époque, le contrôle de constitutionnalité de la loi au stade de son application était déjà possible avec la « délégalisation des textes de forme législative[4] », à laquelle il faut ajouter désormais la jurisprudence Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie[5], « la procédure de déclassement d’une loi intervenue dans le domaine de compétence d’une collectivité d’outre-mer[6] », ainsi que la procédure de Qpc.

Comme le souligne le commentaire autorisé de la décision du 12 janvier 2012, l’acceptation par le Conseil constitutionnel, juge électoral, de l’examen de la Qpc posée par M. Bubenheimer « s’explique principalement par des motifs de cohérence[7] ».

Tout d’abord, il aurait été incohérent que le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, car si ce dernier l’avait fait devant le tribunal administratif d’Orléans, en respectant la règle, posée par l’article 23-1 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée, de présentation « dans un écrit distinct et motivé », ce même tribunal aurait dû examiner les conditions de recevabilité de ladite Qpc[8], ainsi que, s’il avait jugé que ces dernières étaient remplies, la transmettre au Conseil d’Etat.

Ensuite, il aurait été incohérent que le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, dans la mesure où cela aurait eu pour effet de le priver de ses droits et libertés constitutionnellement garantis, alors même qu’un requérant entendant contester une élection municipale, départementale, régionale, voire européenne devant le juge administratif ne le serait pas, car il pourrait y assortir sa protestation d’une Qpc et ainsi se prévaloir de ses droits et libertés constitutionnels.

Enfin, il aurait été incohérent que le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, alors même qu’il admet de contrôler la conventionnalité des lois applicables en matière électorale. En effet, dans sa décision n° 88-1082/1117 AN du 21 octobre 1988, AN, Val d’Oise (5e circ.), celle qui conduisit le Conseil d’Etat, un an plus tard, à accepter de contrôler la conventionnalité des lois dans l’arrêt Nicolo[9], le Conseil constitutionnel considéra que, prises dans leur ensemble, les dispositions de la loi n° 86-825 du 11 juillet 1986, qui déterminent le mode de scrutin pour l’élection des députés à l’Assemblée nationale, n’étaient pas incompatibles avec les stipulations de l’article 3 du Protocole n° l additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et qu’il appartenait, par suite, à la Haute instance de faire application de la loi précitée[10].

En l’espèce, si le Conseil constitutionnel, juge électoral, accepte d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, c’est en dehors de la procédure prévue à l’article 61-1 de la Constitution. Si les décisions Qpc rendues par le Haut Conseil sur ce fondement ont pour seul et unique objet de statuer sur la question de l’atteinte portée par la disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution, les décisions rendues en application de la décision du 12 janvier 2012 ont, quant à elles, un triple objet : statuer sur les conditions de recevabilité de la Qpc, statuer sur la question de l’atteinte portée par la disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution et trancher le litige électoral.

Cette spécificité procédurale explique que la décision du 12 janvier 2012 n’a encore donné lieu à aucune application positive. En effet, sur les onze décisions rendues par le Conseil constitutionnel dans ce cadre, aucune ne l’a conduit à déclarer une disposition législative applicable en matière électorale contraire à la Constitution. A ce jour, le Conseil constitutionnel a considéré, soit que les dispositions devaient être déclarées conformes à la Constitution[11], soit que les dispositions contestées avaient été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une de ses décisions et qu’en l’absence de changement des circonstances, il n’y avait pas lieu, pour lui, d’examiner la Qpc posée[12], soit que la requête était tardive et, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la Qpc, qu’elle devait être rejetée comme irrecevable[13], soit que la question soulevée devait être rejetée, d’une part car elle n’était pas nouvelle et ne présentait pas un caractère sérieux[14], d’autre part parce que les dispositions n’étaient pas applicables au litige[15].


[1] Gaïa P., Ghevontian R., Melin-Soucramanien F., Roux A., Oliva E., Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 19e éd., Dalloz, 2018, p. 928 et s.

[2] CC, n° 80-889 Sen, 2 décembre 1980, Sénat, Eure, Rec., p. 85 (p. 87).

[3] CE, 5 janvier 2005, Mlle Deprez et Baillard, Rec., p. 1.

[4] Favoreu L., « La délégalisation des textes de forme législative par le Conseil constitutionnel », in Mélanges offerts à Marcel Waline : le juge et le droit public, Lgdj, 1974, p. 429 et s.

[5] CC, n° 85-187 DC, 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances, Rec., p. 43.

[6] Drago G., Contentieux constitutionnel français, 4e éd., Puf, 2016, p. 283 et s.

[7] CC, commentaire officiel de CC, n° 2011-4540 Sen, 20 octobre 2011, Sénat, Manche, CC, n° 2011-4542 Sen, 20 octobre 2011, Sénat, Nord, CC, n° 2011-4543 Sen, 22 décembre 2011, Sénat, Lozère, CC, n° 2011-4538 Sen, 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, CC, n° 2011-4539, 12 janvier 2012, Sénat, Essonne, CC, n° 2011-4541, 12 janvier 2012, Sénat, Hauts-de-Seine, p. 11.

[8] Article 23-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

[9] CE, Ass., 20 octobre 1989, Nicolo, Rec., p. 190.

[10] CC, n° 88-1082/1117 AN, 21 octobre 1988, AN, Val d’Oise (5 e circ.), Rec., p. 183.

[11] CC, n° 2011-4538 Sen, 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, Rec., p. 67.

[12] CC, n° 2012-4563/4600 AN, 18 octobre 2012, AN, Hauts-de-Seine (13e circ.), Rec., p. 543 ; CC, n° 2012-4580/4624 AN, 15 février 2013, AN, Français établis hors de France (6 e circ.), Rec., p. 270 ; CC, n° 2017-166 Pdr, 23 mars 2017, Réclamation présentée par M. Jacques Bidalou, Jorf n° 72 du 25 mars 2017, texte n° 75 ; CC, n° 2017-5256 Qpc/AN, 16 novembre 2017, AN, Vaucluse (4 e circ.), M. Gilles Laroyenne, Jorf n° 269 du 18 novembre 2017, texte n° 73 ; CC, n° 2017-4999/5007/5078 AN, 16 novembre 2017, AN, Val-d’Oise (1ère circ.), Mme Denise Cornet et autres, Jorf n° 268 du 17 novembre 2017, texte n° 116.

[13] CC, n° 2017-5267 Sen/Qpc, 1er décembre 2017, Sen, Martinique, M. Joseph Virassamy, Jorf n° 281 du 2 décembre 2017, texte n° 73.

[14] CC, n° 2017-4977 Qpc/AN, 7 août 2017, AN, Gard (6 e circ.) M. Raphaël Belaïche, Jorf n° 184 du 8 août 2017, texte n° 59.

[15] CC, n° 2018-5626 AN/Qpc, 1er juin 2018, AN, Guyane (2 e circ.), Jorf n° 125 du 2 juin 2018, texte n° 86.

Quand la municipalité ouvrait la voie à la légalité des arrêtés « couvre-feu » au nom de la protection des mineurs

CE, ordonnance du 9 juillet 2001,
Préfet du Loiret

Nolwenn Duclos
Doctorante et chargée d’enseignement
à l’Université d’Orléans

Un constat pour commencer. Demandez à n’importe quel ancien étudiant de licence en droit des Universités de France et de Navarre ce qu’il a retenu de son cours de droit administratif, il évoquera, à coup sûr, l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge rendu par l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat le 27 octobre 1995[1]. Tout le monde se souvient en effet de cette décision par laquelle la plus haute juridiction administrative avait alors considéré, en formation solennelle, que le respect de la dignité de la personne humaine devait être regardé comme une composante de l’ordre public, dont la protection justifiait l’interdiction, par un maire, d’un spectacle de « lancer de nains » qui devait se dérouler sur le territoire de sa commune. Posez la même question à un ancien étudiant orléanais, nous osons espérer qu’il se souviendra également de l’ordonnance du juge des référés du Conseil d’Etat du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret qui, de façon inédite, a ouvert la voie à la légalité des arrêtés « couvre-feu », au nom de la protection des mineurs en en précisant, dans le même temps, le cadre juridique[2].

En l’espèce, le maire d’Orléans avait pris, sur le fondement des pouvoirs de police générale qu’il tient des dispositions de l’article L. 2212-1 du Code général des collectivités territoriales (ci-après Cgct), un arrêté dit « couvre-feu ». Celui-ci interdisait la circulation des mineurs de moins de 13 ans non accompagnés d’une personne majeure, dans quatre secteurs de la commune et ce, de 23 heures à 6 heures, pour une période s’étendant du 15 juin au 14 septembre 2001. En outre, il était prévu que si un mineur méconnaissait cette interdiction, il pourrait, en cas d’urgence, être reconduit à son domicile par les forces de l’ordre. L’objectif clairement affiché par la municipalité était alors la nécessité de protéger ces mineurs contre les actes de violence dont ils pourraient être victimes ou qu’ils pourraient eux-mêmes commettre aux heures et lieux concernés par l’arrêté. Sur le fondement des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 2131-6 du Cgct, le préfet du Loiret a déféré cet arrêté devant le tribunal administratif d’Orléans et assorti son recours d’une demande de suspension de son exécution le temps qu’il soit statué au fond. En l’espèce, il fait appel de l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif d’Orléans du 22 juin 2001 ayant suspendu l’exécution de l’arrêté litigieux dans un des quatre secteurs de la ville visés. Il demande au Conseil d’Etat de suspendre l’exécution de l’ensemble des dispositions de l’arrêté municipal. Il considère, notamment, que ce dernier est de nature à compromettre l’exercice de la liberté de circulation des mineurs et ce alors même « qu’il n’est pas établi que les mineurs de 13 ans menacent gravement la tranquillité publique ». En outre, il invoque également l’illégalité des mesures d’exécution d’office prévues par l’arrêté lui-même[3].

Au regard de la jurisprudence antérieure, un juriste aguerri aurait pu légitimement s’attendre à ce que le Conseil d’Etat fasse droit à l’appel du préfet. En effet, alors que de telles mesures fleurissaient dans certaines municipalités depuis plusieurs étés[4], le Conseil d’Etat avait déjà été confronté à cette question dans l’ordonnance Préfet du Vaucluse rendue le 29 juillet 1997[5]. Il avait alors fait le choix de suspendre l’exécution de l’arrêté « couvre-feu » pris par le maire de Sorgues, pour une durée de trois mois, dans la partie urbaine de la commune entre 23 heures et 6 heures et concernant tout enfant âgé de moins de 12 ans non accompagné d’une personne majeure ou ayant autorité sur cet enfant[6]. La solution retenue était alors toujours la même. Le juge administratif éludait la question relative au risque d’atteinte disproportionnée à la liberté de circulation des mineurs préférant se fonder sur l’illégalité de l’exécution d’office de l’arrêté en l’absence de situation d’urgence ou de permission législative.

L’ordonnance Préfet de Loiret a ceci d’inédit qu’elle est la première dans laquelle le juge administratif prend position sur la possibilité pour les maires de restreindre la liberté d’aller et de venir des mineurs sur le fondement de leurs pouvoirs de police administrative générale[7]. Si l’appel du préfet est rejeté, c’est parce que le Conseil d’Etat considère que dans trois des quatre secteurs concernés, ces mesures sont adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport à l’objectif poursuivi par le maire. En outre, il écarte le moyen tiré de la méconnaissance des règles relatives à l’exécution forcée d’une décision administrative dès lors que la reconduite des mineurs à leur domicile n’est prévue qu’en cas d’urgence, hypothèse traditionnelle dans laquelle l’autorité administrative peut assurer l’exécution forcée de ses décisions conformément aux principes dégagés par le commissaire du gouvernement Romieu dans ses conclusions sur l’affaire Société Immobilière de Saint-Just[8]. Il précise néanmoins que la légalité d’une telle décision est subordonnée à la réunion de deux conditions. D’abord, cette restriction doit être justifiée par l’existence de risques particuliers dans les secteurs pour lesquels elle est édictée. Ensuite, elle doit être adaptée, par son contenu, à l’objectif de protection pris en compte.

La première de ces conditions n’appelle, a priori, que de brefs développements bien que ce soit parce qu’elle n’est pas remplie, en l’espèce, dans un des quatre secteurs visés par l’arrêté, que l’exécution de ce dernier est partiellement suspendue. Pour déterminer s’il existe bien sur le territoire de la commune des risques particuliers pour les mineurs, le juge administratif examine, secteur par secteur, quartier par quartier, l’existence de dangers auxquels ils seraient tout particulièrement exposés. Les contrats locaux de sécurité, qui identifient les territoires les plus touchés par la délinquance, lui donnent déjà un indice sur les risques que peuvent encourir les mineurs[9]. En l’espèce, cet indice s’avère déterminant concernant la suspension de l’arrêté dans le quatrième secteur de l’agglomération orléanaise qui se situait entre la rue de Bourgogne et la Loire. Le juge considère que l’existence de tels risques n’y est pas établie, notamment parce que ce quartier n’est pas qualifié de « sensible » par le document susmentionné. On notera que, quelques mois plus tard, dans son jugement au fond, le tribunal administratif d’Orléans reviendra sur cette appréciation considérant que, dans ce secteur également, « des activités de prostitution, des phénomènes d’alcoolisme et des trafics divers [étaient] de nature à exposer les enfants de moins de treize ans à des risques certains[10] ».

La deuxième condition nous retiendra plus longtemps dans la mesure où elle interroge les contours de la notion d’ordre public, dont la sauvegarde justifie traditionnellement l’intervention du maire en matière de police administrative générale : la mesure doit être adaptée, par son contenu, à l’objectif de protection pris en compte. Sur le caractère adapté de la mesure d’abord, référence classique est ici faite au contrôle de proportionnalité des mesures de police administrative consacré par le Conseil d’Etat dans l’arrêt Benjamin du 19 mai 1933[11]. Le juge est invité à contrôler l’adaptation du contenu de la mesure à l’objectif de protection des mineurs poursuivi et à proscrire toute interdiction qui serait trop générale ou absolue. Tel n’est pas le cas en l’espèce, dans les trois secteurs dans lesquels l’arrêté n’est pas suspendu pour lesquels il juge que les mesures « sont adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport aux fins poursuivies ». Elles sont adaptées aux circonstances car elles visent des secteurs caractérisés par un taux de délinquance particulièrement élevé et qualifiés de « sensibles » par le « contrat local de sécurité de l’agglomération orléanaise ». Elles ne sont pas non plus excessives en raison de la triple limitation prévue par l’arrêté lui-même : limitation spatiale tout d’abord (l’arrêté est limité à une partie de la ville), limitation temporelle ensuite (il n’est applicable que du 15 juin au 15 septembre 2011 et uniquement de 23 heures à 6 heures du matin) et limitation ratione personae enfin (l’arrêté ne vise que les mineurs, de moins de 13 ans, non accompagnés d’une personne majeure).

Il nous reste donc à trancher la question de savoir dans quelle mesure la protection des mineurs peut se rattacher aux composantes de l’ordre public, énoncées à l’article L. 2212-2 du Cgct, dont la sauvegarde justifie traditionnellement l’intervention du maire, mais auxquelles il n’est pas fait référence en l’espèce. Longtemps, ses pouvoirs de police se sont en effet cristallisés dans la jurisprudence administrative autour des références à la protection de la sécurité publique, de la salubrité publique et de la tranquillité publique[12]. Ce triptyque a depuis été enrichi de références jurisprudentielles à la moralité publique et au respect de la dignité de la personne humaine[13]. Pourtant, en l’espèce, le Conseil d’Etat se contente de rappeler que l’arrêté du 15 juin 2001 « a pour objectif principal la protection des mineurs de moins de 13 ans » sans aucune référence aux autres composantes. Dès lors, on peut légitimement s’interroger sur le point de savoir si la protection des mineurs constitue une nouvelle composante de l’ordre public ou si la légalité des arrêtés « couvre-feu » est désormais admise parce qu’ils permettent indirectement le maintien de la sécurité et de la tranquillité publiques, composantes classiques de l’ordre public[14] ? En outre, cette ordonnance questionne, une fois de plus, la légitimité des autorités de police administrative pour protéger les individus contre eux-mêmes au nom du principe en vertu duquel « un individu ne pourrait consentir à sa propre insécurité plus qu’à sa propre dégradation[15] ». Sur ce fondement, ont déjà été admises, en dépit de la volonté des individus concernés, la légalité d’une mesure de police imposant le port de la ceinture de sécurité[16], ou encore l’interdiction d’un spectacle de lancer de nains[17]. Cette situation est également caractérisée en présence d’arrêtés « couvre-feu » qui s’imposent à des mineurs qui pourraient souhaiter circuler librement la nuit, quitte à se mettre en danger.

Finalement, bien qu’elle ait été, pendant de nombreuses années, l’ordonnance de principe en matière de légalité des arrêtés « couvre-feu[18] », l’ordonnance commentée semble avoir soulevé plus de questions sur les contours de la notion d’ordre public qu’elle n’en résout. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 6 juin 2018 à propos de l’arrêté du maire de Béziers du 25 avril 2014 interdisant la circulation nocturne des mineurs de moins de 13 ans sur le territoire de sa commune en offre une nouvelle illustration[19]. Le juge administratif y précise, dans un considérant de principe, qu’un tel arrêté « peut non seulement être justifié par la volonté de protéger les mineurs concernés mais également par celle de protéger des troubles commis par ces derniers[20] ». Ces motifs ne sont pas différents de ceux invoqués par le maire d’Orléans au cours de l’été 2001 pour justifier sa décision. Ils sont désormais systématisés par la jurisprudence. En outre, le juge administratif exige la production « d’éléments précis et circonstanciés de nature à étayer l’existence de risques particuliers relatifs aux mineurs » justifiant une telle mesure[21]. Nul doute que dans un contexte où les questions de délinquance des mineurs et d’insécurité occupent une place toujours plus importante dans le débat public, la jurisprudence Préfet du Loiret, ainsi précisée, a encore de beaux jours devant elle pour nous permettre de trancher le débat, cette fois sur le plan juridique.


[1] CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Rec., p. 372.

[2] CE, ordonnance du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret, Rec., p. 337.

[3] Ordonnance précitée.

[4] Voir, notamment, TA de Montpellier, 18 octobre 1995, Préfet de la Lozère, Rsc, 1997, p. 45 ; TA de Pau, 22 novembre 1995, Couveinhes, Rfda, 1996, p. 373 ; TA de Poitiers, 19 octobre 1995, Abderrezac c/ Commune de la Rochelle, Rfda, 1996, p. 373 ; TA de Nice, 12 novembre 1996, Allemand, Ajda, 1997, p. 630.

[5] CE, ordonnance du 27 juillet 1997, Préfet du Vaucluse, Rec. Tables, p. 695, 749 et 1002.

[6] Sur cet épisode jurisprudentiel voir, notamment, Frier P.-L., « Couvre-feu pour les enfants ? », note sous CE, 29 juillet 1997, Préfet du Vaucluse, Rfda, 1998, p. 383 et s.

[7] Pour sa reconnaissance en tant que liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, voir CE, ordonnance du 9 janvier 2001, Deperthes, Rec., p. 1.

[8] Romieu J., conclusions sur TC, 2 décembre 1902, Société immobilière de Saint-Just c. Préfet du Rhône, Rec., p. 713 et s.

[9] Loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, Jorf, 2001, p. 18215.

[10] TA d’Orléans, 22 octobre 2001, cité par Legrand A., « Couvre-feu pour les mineurs », note sous CE, ordonnance du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret, Dalloz, 2002, p. 1582 et s. (p. 1583).

[11] CE, 19 mai 1933, Sieur Benjamin [René] et Syndicat d’initiative de Nevers, Rec., p. 541.

[12] Voir respectivement, CE, Sect., 8 décembre 1972, ville de Dieppe, Rec., p. 794 ; CE, 15 novembre 2017, Ligue française pour la défense des droits de l’Homme et du citoyen, Rec. Tables, p. 488 et 710 ; CE, 2 juillet 1997, Bricq, Rec., p. 275.

[13] Voir, respectivement, CE, Sect., 18 décembre 1959, Société « Les films Lutetia » et Syndicat français des producteurs et exportateurs de films, Rec., p. 693 ; CE, Ass., 27 octobre 1995, arrêt précité.

[14] Sur cette question, voir, notamment, Armand G., « Le couvre-feu imposé aux mineurs : une conception nouvelle de la sécurité », note sous CE, ordonnance du 27 juillet 2001, Ville d’Etampes, Ajda, 2002, p. 351 et s. ; Legrand A., note précitée, p. 1582 et s.

[15] Long M., Weil P., Braibant G., Delvolve P., Genevois B., observations sous CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Gaja, 13e éd., Dalloz, 2001, p. 768 et s. (p. 771).

[16] CE, 4 juin 1975, Sieurs Bouvet de la Maisonneuve et Millet, Rec., p. 330.

[17] CE, Ass., 27 octobre 1995, arrêt précité.

[18] Voir, par exemple, CE, ordonnance du 27 juillet 2001, Ville d’Etampes, Rec. Tables, p. 1101 ; Caa de Marseille, 20 mars 2017, Ligue des droits de l’homme, req. n° 16MA03385.

[19] CE, 6 juin 2018, La Ligue des droits de l’Homme, Rec. Tables, p. 685 et 803.

[20] Pastor J.-M., « Le couvre-feu imposé aux mineurs de Béziers n’était pas justifié », observations sous CE, 6 juin 2018, La Ligue des droits de l’Homme, Ajda, 2018, p. 1189.

[21] Arrêt précité.

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