Le(s) droit(s) de la nuit (par M. R. Vaillant)

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Le(s) droit(s) de la nuit (par M. R. Vaillant)

Voici la 43e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 20e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Cet ouvrage forme le vingtième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XX :
Droit(s) de la nuit

direction : Romain Vaillant (collectif)

– Nombre de pages : 200
– Sortie : juillet 2017
– Prix : 33 €

  • ISBN  / EAN : 979-10-92684-24-7 / 9791092684247
  • ISSN : 2259-8812

Présentation :

Le présent ouvrage recueille les actes du premier colloque organisé par l’Association des doctorants et docteurs de l’Institut Maurice Hauriou (Addimh), qui s’est tenu le 31 mars 2017, à Toulouse. C’est un thème obscur que l’association a choisi de mettre en lumière : la nuit.

SI elle avait déjà fait l’objet d’études en sciences humaines et sociales, la nuit n’avait jamais été investie collectivement par des juristes. Certes les réflexions de Jean Carbonnier en la matière continuent de faire référence ; mais ces dernières années n’ont cessé de renouveler l’intérêt que les juristes pouvaient porter à la nuit, en tant que cadre d’application du droit. L’évolution de notre appréhension de la nuit a des incidences sur de nombreux régimes juridiques et ce, dans la plupart des branches du droit.

Alors pour quelle(s) raison(s) le droit ne s’applique-t-il pas toujours la nuit comme il s’applique le jour ? A bien y regarder, la nuit est parsemée de règles dérogatoires, autant qu’elle l’est d’étoiles. Par un raccourci intuitif, la nuit est souvent associée à l’insécurité, certainement la première raison ayant poussé l’homme à pourchasser l’obscurité par la maîtrise de l’éclairage de son espace de vie. Mais l’insécurité n’épuise pas toutes les perceptions de la nuit. D’autres y ont vu au contraire « délivrance et poésie » ; c’est-à-dire l’idée que le droit n’y connaît pas une application aussi rigoureuse que de jour.

Animal a priori diurne, l’Homme n’en a pas moins inventé nombre d’activités, à effectuer ou à poursuivre une fois le crépuscule venu. Il se trouve que le droit prenne en compte la spécificité des activités nocturnes. Ne sont-ce là que des dérogations très ciblées ou peut-on relever une spécificité ou une logique commune qui permettrait de dégager l’existence d’un « droit de la nuit » ; autrement dit un « contre-droit » ?

Si l’étude de l’ensemble des sujets présentés durant ce colloque n’a pas permis de déceler l’existence d’un soubassement unique qui fonderait un tel droit de la nuit, il semble, en revanche, qu’un droit à la nuit soit en train de poindre.

Le(s) droit(s) de la nuit

Romain Vaillant
Doctorant en droit public, Ater, Institut Maurice Hauriou, UT1 Capitole

Qu’il s’agisse d’un droit ou de droits de la nuit, la première question posée est : quelle nuit ? Y a-t-il une notion juridique de nuit ? La nuit, au sens cosmique, serait variable en fonction de la latitude du point du globe où l’on se trouve, et de la date dont il s’agit. Une définition hâtive serait de considérer que la nuit est le temps d’une journée amputé du temps du jour. Mais alors la question reste entière : quel jour ? Ou plutôt quand cesse le jour pour faire place à la nuit ?

La nuit est d’abord l’obscurité dans laquelle se trouve plongée la surface de la Terre qui ne reçoit plus, à cause de sa position par rapport au soleil, de lumière solaire[1].

Mais la nuit serait ensuite un espace de temps qui s’écoule, en un lieu donné de la terre, depuis la disparition de la lumière qui suit le coucher du soleil jusqu’à l’apparition du jour qui précède le lever du soleil.

L’amplitude de la nuit varie inlassablement, en fonction de la latitude du point du globe et du moment de l’année considérés. Ne serait-ce que pour le cas de la France, l’amplitude temporelle des nuits oscille entre 16h49 (au solstice de décembre) et 19h52 (au solstice de juin).

Au début du XXe siècle, celui qui allait devenir un des fondateurs de l’anthropologie française, Marcel Mauss avait livré, dans un article fameux, intitulé Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos et paru en 1904, une analyse originale des rapports entre le droit et la nuit[2]. Mauss y démontrait que les eskimos connaissaient deux modes de vie totalement différents, associés à deux systèmes juridiques différents. L’un d’hiver, en quelque sorte étatisé, lorsque les nuits sont incroyablement longues, instituant une société collectiviste dans laquelle les familles se réunissent ; l’autre d’été, lorsque le jour prend le pas sur la nuit, beaucoup plus libéral et individualiste, fondé sur la cellule familiale et non plus sur les regroupements.

Passant du groupe à l’individu, on constate que l’homme, animal avant tout, quoique politique, se doit de respecter certains rythmes biologiques, au premier rang desquels les rythmes dits circadiens (c’est-à-dire qui ont une durée de 24 heures, d’un jour), parmi lesquels se trouve l’alternance jour/nuit, c’est-à-dire veille/sommeil.

Néanmoins, cette nécessité biologique a été rudement mise à mal, notamment à l’époque romaine, où la privation de sommeil constituait un des moyens de torture les plus utilisés. Fort heureusement, un tel sévice est aujourd’hui considéré comme constituant un « traitement inhumain et dégradant » par la Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement de l’article 3 de la Convention[3].

Cette réalité biologique, naturelle, aurait conduit les hommes à renoncer en quelque sorte à l’application du droit classique la nuit tombée. Le Doyen Carbonnier écrivit à ce propos, dans une contribution intitulée « Nocturne », publiée ensuite dans son ouvrage Flexible droit, que « La nuit est vide de droit (c’est pour cela qu’elle nous apparaît tantôt insécurité, tantôt délivrance et poésie). Dans ce vide juridique, poursuit-il, dans ce désert social, l’homme retourne à un état de nature (s’il en fut jamais), à un état de pré-droit, de non-droit. ». Aussi charmante puisse-t-elle être, cette analyse – qualifiée par l’auteur lui-même de « sociologique » – n’emporte pas la conviction du juriste. En effet, et les contributions ici recueillies devraient encore nous le démontrer, la nuit est pleine de droit. Soit parce qu’en vertu du principe de continuité, la règle juridique s’applique comme en plein jour ; soit parce que la nuit imposait d’adopter une règle particulière. Aussi préférons-nous souscrire à la belle métaphore du Doyen Carbonnier qui entamait ainsi sa contribution : « La continuité est un des postulats du droit dogmatique : permanente autant que générale, la règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais ».

Malgré la réalité naturelle, les progrès techniques, et tout particulièrement l’invention et la diffusion de l’électricité, et de l’éclairage public, vont tendre à la généralisation de la négation de la nuit. La négation de la nuit pourrait donc entraîner l’extension du droit applicable le jour ; mais les réalités biologiques et les représentations sociales sont bien là, et le droit connaît nombre d’adaptations, d’obligations ou d’interdictions propres à l’activité humaine nocturne.

Mais même cette négation de la nuit, de plus en plus engendrée par l’extension du jour, connaît des limites. Cette « nuit profonde » ou nuit urbaine est une réalité : c’est cette période de la nuit, qui en son cœur, voit l’activité humaine diminuer très fortement et tous les marqueurs concordent : qu’il s’agisse des consommations d’électricité, d’eau, de gaz, du trafic téléphonique, de l’émission de polluants et du trafic routier, les chiffres se rejoignent pour ce cœur de la nuit de 1h à 4h du matin[4]. Une réalité qui tend à être prise en compte dans les mesures liées à la sécurité publique notamment.

Le géographe Luc Gwiazdzinski, spécialiste de la nuit, parle volontiers de nos pratiques comme réalisant une « colonisation progressive »[5] de la nuit par l’accroissement des activités nocturnes, la banalisation du travail de nuit, la demande grandissante de services associés (dans les transports notamment). Dans cette perspective, il convient que le droit s’accommode pour protéger ceux qui viennent subir la colonisation de la nuit. Dans une perspective tout autre, émergente, il s’agit au contraire de faire respecter la nuit, de revenir à la nature et aux composantes intrinsèques de la nuit.

Mais ces attitudes vis-à-vis de la nuit nous semblent ressortir de la cohabitation de diverses représentations de la nuit dans le sens commun.

Historiquement, la première des représentations de la nuit est celle l’associant aux ténèbres et à la mort. Pour ce qui est de l’allusion aux ténèbres, on en trouve trace dans l’Ancien Testament, dans la Bible, qui énonce que : « Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour ». Quant à la référence à la mort, les exemples seraient pléthoriques, et se déploient jusqu’à l’époque contemporaine. Il n’est qu’à citer, par exemple, le récit d’Elie Wiesel, qu’il n’a finalement réussi à publier que sous le titre « La Nuit »[6]. On pourrait encore le rapprocher du démon avec Dracula de Bram Stoker.

Si une deuxième représentation, plus poétique, a émergé, bien plus tard, il nous semble qu’elle a été due à l’apparition et au développement de l’éclairage urbain, à la fin du XVIIIe siècle, par la lampe d’Argand tout d’abord, puis avec l’invention de la lampe à gaz, au début du XIXe siècle[7].

Avant cela, en effet, la première représentation de la nuit comme insécurité n’était pas déméritée car la déambulation nocturne restait fort périlleuse. Les nuits du Moyen-Age étaient en effet clairement hostiles. A tel point que le coucher du soleil impliquait le repli de chacun à son domicile, la porte fermée à clef ; et même les portes de la ville étaient fermées à clef. Dans ce contexte, seules les patrouilles de nuit (comme les premiers magistrats romains) veillaient et circulaient après le couvre-feu. Elles circulaient armées de torches notamment, qui leur permettait d’ailleurs non pas tant de voir que d’être vues, ce afin de « rendre visible le pouvoir de l’ordre. Celui qui n’avait pas de lumière était tout de suite soupçonné et arrêté. Après neuf heures, toute personne devait avoir à Paris une lanterne »[8]. On trouvait de ces veilleurs ailleurs en Europe, et notamment en Allemagne, où ils constitueront ensuite un thème du romantisme allemand.

C’est à compter du XVIe siècle qu’un éclairage permanent va voir le jour, mais celui-ci va rester très peu performant jusqu’aux inventions de la fin du XVIIIe siècle, parmi lesquelles on peut compter l’invention du réverbère, ayant vu le jour à l’issue d’un concours organisé par l’Académie des Sciences en 1763. Le développement subséquent des activités nocturnes va engendrer de nouvelles sociabilités. De fait, on se rend désormais volontiers au théâtre, aux divertissements, la nuit, on instaure de nouveaux rituels (comme la promenade vespérale), mais aussi de nouvelles exigences comme celle de permettre aux travailleurs de rentrer chez eux sans crainte la nuit. « Pour certains, nous dit Alain Montandon, la grande ville ne commence vraiment à vivre que lorsque l’éclairage artificiel entre en jeu ».

L’apparition de ces techniques a constitué une révolution technique, qui bientôt, allait devenir révolution de mœurs. Comme toute révolution technique, elle n’est pas allée sans crainte. Alain Montandon écrivit à ce propos que « la destruction de la nuit [… apparut] comme une mutilation existentielle profonde. »[9] Il faut se remémorer que, vers 1800, les prouesses techniques ont permis de multiplier par 10 les capacités d’éclairage. Cela a évidemment eu « d’importantes répercussions sur la vie nocturne des villes »[10].

C’est bien la mise en œuvre ultérieure d’un éclairage satisfaisant qui a donc permis l’émergence de nouvelles formes de noctambulisme[11].

Plus tard, au début du XIXe siècle, un sentiment étonnant est partagé : « l’accroissement de la luminosité est vécue comme une perte d’intimité, une effraction dans la sphère privée »[12]. Mais, rapidement, cette luminosité nocturne va être celle des lieux de distraction, des lieux de liberté, celle des « cafés tapageurs aux lustres éclatants » du Roman de Rimbaud. L’occasion de rappeler que la nuit est évidemment le temps des plaisirs charnels, des ébats coupables[13].

Les deux représentations de la nuit suggérées par cet aperçu historique brossé à grands traits sont très largement partagées par les différentes cultures : la nuit est insécurité et liberté. Rien de très original : la liberté des uns étant peut-être ressentie comme l’insécurité par les autres ; et vice versa. Pourtant, en 2007, une étude montrait que, pour les Français, ces deux tendances ne se valaient pas : ainsi 72% des personnes interrogées estimaient que la nuit est un moment de liberté, contre seulement 23 % qui estimaient qu’il s’agissait d’un moment d’insécurité[14]. En outre, 90% des personnes disaient aimer la nuit pour sa « liberté », son « calme » et sa « beauté »[15]. Nous ne sommes pas loin de « luxe, calme et volupté » ; alors peut-être est-ce finalement pour la nuit que Baudelaire a formulé son invitation au voyage[16]

La nuit, doivent donc cohabiter ceux qui souhaitent vivre la nuit, ceux qui vivent de la nuit et ceux qui souhaitent profiter du repos que leur offre la nuit. Cet équilibre est évidemment organisé par le droit.

La nuit est un objet désormais usuel de la recherche française en sciences humaines et sciences sociales, mais les juristes ne lui ont jamais réservé d’études collectives pour examiner ce Droit. A notre connaissance, aucun projet collectif n’a encore porté sur les rapports entre le droit et la nuit. Les quelques études portant sur le sujet ont été réalisées dans le champ du droit privé. De fait, les deux grands domaines intéressés au premier chef sont le droit pénal[17] et le droit du travail[18]. Mais les lois récentes de ces toutes dernières années n’ont pas manqué de renouveler l’intérêt que ces thèmes portaient, eux aussi. En outre, les événements terroristes de ces deux dernières années, et le déclenchement subséquent de l’état d’urgence, ont ramené sur le devant de la scène les atteintes – considérées par le pouvoir comme nécessaires – aux libertés publiques et aux droits fondamentaux, au profit de la sécurité publique. Cela passant par des mesures exceptionnelles comme la réalisation de perquisitions administratives de nuit ou la mise en place de couvre-feu. Malgré ce climat sécuritaire, l’espace public a été la cadre d’une nouvelle pratique démocratique à travers la naissance du mouvement Nuit Debout.

Notons que le droit applicable la nuit est un droit qui, soit dit en passant, pourra être édicté la nuit. De fait, depuis la Révolution au moins, la nuit a pu être un moment privilégié pour faire progresser les droits, et l’on songe ici à la célèbre nuit du 4 au 5 août 1789 dite d’abolition des privilèges, ou tout simplement pour faire le droit. A ce titre, on aurait pu évoquer les séances nocturnes de travail parlementaire, qui s’étaient multipliées à un point tel qu’il a fallu les limiter officiellement pour les coûts qu’elles engendraient[19]. Mais revenons au contenu de ces normes.

Le droit de la nuit, qu’est-ce que cela pourrait être ? Un ordre juridique applicable la nuit ? Non il n’y a pas d’ordre hiérarchiquement constitué de normes dont l’application alternerait avec l’ordre juridique diurne. D’ailleurs, cela reviendrait à admettre qu’il y aurait un Etat de jour et un Etat de nuit, puisque, selon la théorie kelsénienne, l’ordre juridique est synonyme d’Etat.

Si ce n’est donc un ordre juridique alternatif, que pourrait recouvrir un droit de la nuit ? Un ensemble de règles dérogatoires aux règles de droit commun dont le plus petit commun dénominateur est l’application durant la nuit. Mais la nuit, qu’est-ce donc ? La représentation de la nuit au fondement de ce supposé régime dérogatoire serait-elle la même ? La valeur sociale protégée – comme diraient les pénalistes, est-elle la même ? Y a-t-il une unité conceptuelle concernant la nuit juridique ?

Des normes vont être édictées pour permettre à chacun de faire son choix entre repos, activité et travail durant la nuit. Mais de ces normes disparates, il va être compliqué de faire émerger un droit commun de la nuit. D’abord, parce que la notion même de nuit n’est pas univoque en droit (I) ; mais aussi parce que nous verrons que la nature des droits engendrés est trop diverse (II).

I. L’équivocité de la nuit ou L’impossibilité d’un droit de la nuit

Pour envisager la possibilité d’un régime juridique spécifique à la nuit, encore faudrait-il pouvoir retrouver dans les textes du droit positif une certaine unité de la notion de nuit. C’est pourtant à un inventaire à la Prévert auquel il faudrait ici se livrer…

Mais, à bien y regarder, lorsqu’elle souhaite la régir de manière spéciale, les corpus juridiques font référence à la nuit de deux manières essentiellement : soit en la désignant simplement, laissant le soin aux autorités d’application de venir en préciser les contours, soit en la définissant strictement selon les heures auxquelles le régime en question trouvera à s’appliquer[20].

A. La nuit désignée

La nuit confirmée. Il s’agit d’abord de manière évidente de l’hypothèse où le droit confirme la continuité de l’application du droit la nuit, dans des expressions comme « à toute heure du jour et de la nuit », que l’on trouve dans nombre de dispositions fixant le champ d’action des autorités et agents de contrôle[21] (douanes dans les cercles de jeux[22], visites, perquisitions et saisies pour la recherche ou la constatation des infractions liées à la prostitution et au proxénétisme, dans les lieux meublés et lieux de fêtes[23], par exemple), ou le champ d’action des représentants du personnel (délégué du droit minier[24]).

La nuit indéterminée. Il s’agit également ici de l’hypothèse où le droit va être adapté durant la nuit, sans davantage de détails sur l’application ratione temporis de cette adaptation. Dans les cas relevés, il y a généralement une sorte de permission qui est laissée au récepteur de la norme, qui devra néanmoins l’appliquer de manière judicieuse durant la nuit, nuit dont il pourra librement apprécier la présence au moment des faits. Citons par exemple le code de la route, qui dispose à l’article R. 416-4 : « La nuit, ou le jour lorsque la visibilité est insuffisante, tout conducteur d’un véhicule doit, dans les conditions définies à la présente section, faire usage des feux dont le véhicule doit être équipé (…)» ; ou bien le code pénal qui établit en son article 122-6une cause légale d’irresponsabilité en disposant : « Est présumé avoir agi en état de légitime défense celui qui accomplit l’acte : 1° Pour repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité »[25].

Cette présomption de légitime défense dote le propriétaire ou l’habitant du lieu visité d’une protection importante qui s’étend jusqu’à l’homicide du visiteur, quand bien même n’y avait-il pas à craindre de lui un quelconque vol[26]. En d’autres termes, il s’agit là d’une tolérance quant aux méthodes musclées d’éconduire les amoureux transis de sa fille ou de sa femme susceptibles d’effectuer une visite nocturne… Il s’agira pour le juge de reconstituer les faits pour s’assurer que cette légitime défense s’est bien produite durant la nuit. Cette inviolabilité du domicile renforcée la nuit avait autrefois été constitutionnalisée par l’article 359 de la Constitution du Directoire du 5 fructidor an VIII (22 août 1795), qui disposait : « La maison de chaque citoyen est un asile inviolable : pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inondation, ou de réclamation venant de l’intérieur de la maison ». Une disposition reprise et étendue durant le Consulat des « citoyens » aux « personnes habitant le territoire français » avec l’article 76 de la Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799)[27]. Ce sont là les deux seules fois de notre histoire constitutionnelle que la nuit a fait une incursion dans les textes[28].

De manière évidemment très altérée, ce droit de voir respecter son lieu d’habitation est théoriquement étendu aux détenus. L’article D. 270 du code de procédure pénale prévoit à propos des cellules que « Pendant lanuit, les cellules doivent pouvoir être éclairées en cas de besoin. Personne ne doit y pénétrer en l’absence de raisons graves ou de péril imminent ».

La nuit précisée, la nature respectée. En matière de chasse et de pêche, la nuit s’apprécie librement. Le code de l’environnement mentionne à de nombreuses occurrences la nuit comme une période d’autorisation ou de prohibition de certaines pratiques spécifiques. La nature aussi a droit au repos. En principe, la détention d’un permis de chasse donne le droit de chasse de jour (article L. 424-4 c. env.) que ce soit à tir, à courre, à cor, à cri ou au vol. Ce jour « s’entend du temps qui commence une heure avant le lever du soleil au chef-lieu du département et finit une heure après son coucher ». Notons que la référence au chef-lieu du département n’est pas pour simplifier la tâche des uns et des autres.

Une exception de chasse nocturne : pour chasser à la passée le gibier d’eau, et notamment les bécasses, qu’il est autorisé de chasser – comme chacun sait – en plus des horaires normaux, deux heures avant le lever du soleil et jusqu’à la deuxième heure après le coucher du soleil. Qu’en outre le permis de chasse permet, dans certains départements, de chasser le gibier d’eau la nuit à partir de postes fixes déclarés en préfecture. Une spécificité, pour ne pas dire un privilège de plus, de l’Alsace-Moselle : la possibilité pour le préfet d’autoriser parfois le tir de nuit du sanglier. Enfin, des chasses particulières, correspondant à des tirs de nuit dans le cadre de destructions administratives de « spécimens d’espèces non domestiques » (comme le blaireau ou le renard) peuvent être organisées par le préfet, en vertu de l’article L. 427-6 du code de l’environnement.

Pour ce qui est de la pêche, en principe, elle « ne peut s’exercer plus d’une demi-heure avant le lever du soleil, ni plus d’une demi-heure après son coucher » (R. 436-13 c. env.), sauf pour l’anguille susceptible d’être pêchée à toute heure, sauf l’anguille jaune (R. 922-49 c. env.). Néanmoins, un certain nombre de dérogations peuvent être octroyées par le préfet pour la pêche de certaines espèces (R. 436-14 c. env.).

Encore que, si nous étions normativiste, nous pourrions légitimement poser la question de savoir si une norme prescrit ce qu’est le coucher du soleil. Et la question ne serait pas inintéressante : doit-on laisser cela à l’appréciation des récepteurs de la norme (le chasseur-pêcheur et l’agent du ministère de l’environnement) ou doit-on préciser de quel crépuscule il s’agit. Les spécialistes n’en dénombrent-ils pas quatre, après tout[29] ?

Quoique le crépuscule civil porte un nom laissant entendre qu’il serait prédisposé à être appliqué en droit, aucune de nos recherches ne nous a permis d’identifier sur quel crépuscule le droit se fondait. C’est donc à l’appréciation de chacun.

B. La nuit encadrée

Pour les besoins d’une protection des droits individuels qui passe par la sécurité juridique, par la clarté, l’intelligibilité et la prévisibilité de la loi, la loi – prise lato sensu – va généralement estimer nécessaire de définir précisément ce qu’elle considère comme la période nocturne.

Il semble que ce soit le cas lorsque le législateur cherche à limiter les atteintes aux droits fondamentaux des personnes. Deux domaines sont ici concernés au premier chef : les droits des travailleurs, et le droit pénal, ou plus exactement de la procédure pénale. Même si ce ne sont évidemment pas les seuls[30].

Ainsi donc de la procédure pénale, en premier lieu. L’emblématique article 59 du Code de procédure pénale dispose en effet : « Sauf réclamation faite de l’intérieur de la maison ou exceptions prévues par la loi, les perquisitions et les visites domiciliaires ne peuvent être commencées avant six heures et après vingt et une heures ». Notons que cette disposition reste étonnamment applicable en temps de guerre. Nous reviendrons plus loin sur cette règle tirée du principe appelé suprema tempestas. Pour autant, elle connaît de nombreuses exceptions aujourd’hui, parmi lesquelles les perquisitions administratives prononcées dans le cadre de l’état d’urgence.

En second lieu, le droit des travailleurs[31], en tant que protecteur d’une personne en situation de déséquilibre – pour ne pas dire de faiblesse – vis-à-vis de son employeur, va régir le travail de nuit. C’est la loi qui va venir édicter des mesures d’ordre public, c’est-à-dire en principe indérogeables. Pour que le travail de nuit soit vraiment assorti de garanties, le législateur a opté pour la détermination précise de la période de nuit. Ainsi le code du travail dispose, en son article L. 3122-2 que « Tout travail effectué au cours d’une période d’au moins neuf heures consécutives comprenant l’intervalle entre minuit et 5 heures est considéré comme du travail de nuit. / La période de travail de nuit commence au plus tôt à 21 heures et s’achève au plus tard à 7 heures ».

On retrouve d’ailleurs cette même précaution dans les textes internationaux, et notamment deux Conventions de l’Organisation Internationale du Travail. La convention Oit n°89 du 9 juillet 1948 sur le travail de nuit des femmes, tout d’abord, précise en son article 2 : « Aux fins de la présente convention, le terme nuit signifie une période d’au moins onze heures consécutives comprenant un intervalle déterminé par l’autorité compétente, d’au moins sept heures consécutives et s’insérant entre dix heures du soir et sept heures du matin; l’autorité compétente pourra prescrire des intervalles différents pour différentes régions, industries, entreprises ou branches d’industries ou d’entreprises, mais consultera les organisations d’employeurs et de travailleurs intéressées avant de déterminer un intervalle commençant après onze heures du soir ».

C’est d’ailleurs la même définition qui est donnée par la Convention Oit n°90 du 10 juillet 1948 sur le travail de nuit des enfants dans l’industrie, mais uniquement pour le jeunes de 16 à 18 ans. Car, pour les jeunes de moins de 16 ans, la nuit signifie une période d’au moins douze heures consécutives qui « comprendra l’intervalle écoulé entre dix heures du soir et six heures du matin ».

A partir de là, pour les femmes comme pour les enfants, le travail de nuit dans les entreprises industrielles a donc été interdit par ces conventions Oit.

Des spécificités peuvent apparaître çà et là, comme en droit du travail maritime, qui, à l’article L. 5544-27 du code des transports prévoit l’interdiction du travail de nuit des jeunes travailleurs, étant entendu que « les services de quart de nuit de 20 heures à 6 heures sont considérés comme travail de nuit ». Si des dérogations peuvent être autorisées par l’inspecteur du travail, il n’en reste pas moins qu’un repos indérogeable est prévu pour les jeunes travailleurs entre 24 heures et 5 heures du matin (art. L. 5544-29 du code des transports). Quant au code de la défense, enfin, il prévoit à l’article L. 4121-5-1 qu’« est considéré comme service de nuit tout service de 22 heures à 6 heures ».

Tout cela semble confirmer l’existence d’une troisième représentation de la nuit, plus récente que les deux autres déjà évoquées en introduction, tenant à une préoccupation sanitaire des effets de la négation de la nuit sur la santé des travailleurs.

Pour abonder rapidement en ce sens, prenons l’article R. 6153-2 du code de la santé publique, concernant les internes et les praticiens hospitaliers, qui considère qu’« une période de nuit est comptabilisée à hauteur de deux demi-journées ».

De même, les personnes cherchant le repos vont être protégées par des dispositions luttant contre le bruit. Pour ne prendre qu’un exemple, l’article R. 112-1 du Code de l’urbanisme prévoit, en ce qui concerne les servitudes instituées dans les zones de bruit des aérodromes, que « la période de nuit s’étend de 22 heures à 6 heures le lendemain ».

Quelle heure est-il ? Soit. Le droit, pour protéger au mieux certains droits proclamés, choisit de déterminer les heures d’application de ces régimes dérogatoires. Mais encore faut-il s’accorder sur l’heure. C’est assez récent que chacun ne voie plus littéralement midi devant sa porte, ou au niveau de chaque clocher. En effet, c’est la loi du 14 mars 1891 qui va instituer l’heure légale en France, pour les besoins du développement des chemins de fer. Après que la France a abandonné l’ambition d’imposer le méridien de Paris comme référence temporelle mondiale, elle va adopter par une loi du 9 mars 1911 la référence mondiale d’alors : le temps moyen à Greenwich (Gmt)[32]. Puis la loi du 24 mai 1923 instaurera la mise en place de l’heure d’été.

Cocorico. De nos jours, l’heure légale est définie par le décret du 9 août 1978 comme « le temps légal obtenu en ajoutant ou en retranchant un nombre entier d’heures au temps universel coordonné », ledit nombre étant fixé par décret. C’est l’Observatoire de Paris qui fabrique et diffuse cette heure légale. Si nos appareils mobiles sont généralement synchronisés dessus aujourd’hui, un moyen classique de la connaître était de faire appel à l’horloge parlante (au 3699 pour les nostalgiques). La France a pris sa revanche sur la prépondérance de l’influence passée du Gmt en accueillant le Bureau international des poids et mesures qui fabrique le Temps Atomique International (Tai) et l’Observatoire de Paris qui détermine le temps UT1, soit le temps de rotation de la Terre, ces deux éléments étant combinés pour donner le Temps Universel Coordonné.

Au vu de la diversité des définitions de la nuit évoquées, qui sont d’ailleurs loin d’épuiser toutes les occurrences, la révélation de l’existence d’un droit commun de la nuit ne nous semble pas pour ce soir. Pour autant, il nous semble qu’un rapide aperçu historique de la prise en compte des représentations de la nuit par le droit n’est pas superflu.

II. L’évolution contemporaine du droit de la nuit

A défaut d’avoir le temps de retracer la chronologie complète des prises en compte de la nuit comme réalité à protéger par le droit, il nous semble qu’il faut se focaliser sur deux moments antagonistes : la première évocation d’un droit de la nuit et la plus contemporaine expression cette fois d’un droit à la nuit.

A. La multiplicité des droits de la nuit ou la résultante d’une diversité de représentations

La multiplicité des représentations que de la nuit – comme un lieu d’insécurité, comme un lieu de plaisir et de liberté ou comme un lieu de risque sanitaire – va engendrer des droits très divers. La première évocation faisait plutôt référence à la liberté qu’à l’insécurité.

Loi des XII Tables. Dans la loi des XII Tables, un des premiers textes de droit écrit, monument du droit romain archaïque, il était écrit : « si ambo praesentes, solis occasus suprema tempestas esto ». Littéralement, cela signifie que « si les deux parties sont présentes, que le coucher du soleil soit le dernier temps », ou plus librement « si tous deux sont là, que le coucher du soleil mette fin à la contestation »[33]. Cette règle impliquait « l’arrêt du cours de la justice »[34], et même plus largement « la suspension de tout ce qui constituait alors la vie juridique »[35]. Bien vite, cette interdiction large s’est amoindrie pour ne consister que dans l’interdiction de rendre la justice la nuit, comme en témoignent notamment le Digeste de Justinien. Carbonnier attribue à Pothier, le grand jurisconsulte du XVIIIe siècle, d’avoir enseigné l’interdiction posée par la loi des XII Tables en l’orientant sur les actes d’exécution (à propos des « ajournements » exactement)[36], et abandonnant ainsi l’interdiction antique de rendre la justice la nuit. Aujourd’hui, encore c’est bien la version qui a transcendé les époques. Que l’on prenne l’article 664 du code de procédure civile (concernant les significations), l’article 59 du code de procédure pénale (pour les perquisitions et visites domiciliaires) ou l’article 134 du même code (pour les mandats d’amener, d’arrêt et de recherche), ils ne concernent bien que des actes d’exécution et non plus le fait de rendre la justice.

De nos jours, au contraire, le fait de rendre la justice de nuit n’est plus absolument prohibé. Une Cour d’assises peut ainsi, en vertu de l’article 307 du Code de procédure pénale, poursuivre ses débats toute la nuit, au nom de la continuité des débats. Seul le Président peut en effet décider de les interrompre, afin d’octroyer « le temps nécessaire au repos des juges, de la partie civile et de l’accusé »[37]. La chambre criminelle de la Cour de cassation protège avec une certaine constance son pouvoir discrétionnaire. Mais un tel pouvoir peut conduire à certains abus. Heureusement, on peut compter dans ce cas sur la Cour européenne des droits de l’homme. Elle a ainsi condamné la France dans un arrêt Makhfi[38]sur le fondement de l’article 6§1 et 6§3[39] de la Convention, au nom du droit à un procès équitable, du respect des droits de la défense et de l’égalité des armes. Les faits s’étaient déroulés devant la Cour d’assises du Maine-et-Loire. Là, le Président avait refusé, à 1 heure du matin, à l’avocat de l’accusé de suspendre les débats, alors même que ce deuxième jour d’audience comptait déjà 15 heures de débats. Finalement, l’audience s’est poursuivie jusqu’à 4 heures du matin, s’ensuivit une demi-heure de suspension pour qu’il plaide enfin vers 4 heures et demi du matin, suivi des avocats du requérant. Quant au jury, c’est entre 6h15 et 8h15 qu’il a eu à délibérer. L’attitude forcenée du juge – probablement insomniaque – n’a pas été condamnée en cassation par la Cour de cassation, y voyant l’expression de son application souveraine de l’article 307. En revanche, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas manqué de condamner cette attitude, considérant « qu’il est primordial que, non seulement les accusés, mais également leurs défenseurs, puissent suivre les débats, répondre aux questions et plaider en n’étant pas dans un état de fatigue excessif. De même, il est crucial que les juges et jurés bénéficient de leurs pleines capacités de concentration et d’attention pour suivre les débats et pouvoir rendre un jugement éclairé ».

Plus encore que sur la peur ancestrale de la nuit, sur laquelle le doyen Carbonnier la fondait, la suprema tempestas doit être analysée, selon le professeur Chevreau, à travers deux oppositions fondamentales[40] chez les Romains. D’une part, nous explique-t-elle, les Romains avaient une « perception naturelle du temps et s’appuyaient sur cette dernière pour déterminer les moments favorables à l’action. L’opposition jour/nuit résulte de cette conception qualitative du temps ». La nox est intempesta, c’est-à-dire littéralement « un espace de temps non favorable à l’action ». D’autres auteurs antiques la qualifiait d’inactuosa, d’inactive. D’autre part, il faudrait analyser la suprema tempestas selon le « couple antithétique negotium/otium (activité/repos) ». Elle poursuit : « Les Romains ont une approche naturelle et réelle du temps. Le temps biologique requiert une alternance vitale entre des périodes d’activité et de repos. Le jour diurne est le théâtre de l’activité ; inversement la nuit est réservée au sommeil ».

Cette idée que les Romains séquençaient leur activité judiciaire, même avant la tombée de la nuit, est confortée par l’environnement normatif de la suprema tempestas dans la loi des XII Tables. En effet, si les auteurs se concentrent habituellement sur le passage précité : « si ambo praesentes, solis occasus suprema tempestas esto », ils en oublieraient presque ce qui le précède immédiatement : « 7. – S’ils ne s’accordent pas, qu’ils exposent leur cause au comice ou au forum avant midi. Pendant l’exposé que tous deux soient présents. 8. – Après midi, adjuge l’objet du litige à celui qui est présent[41]».

La nuit, intempesta, n’est donc pas le moment adéquat pour juger, qui se situe l’après-midi, tandis que les plaidoiries ont lieu le matin.

Pourtant, la nuit, en tant qu’elle permettrait la dissimulation, perd sa protection lorsque la sécurité prend le pas sur la liberté. Il faut voir là une référence à l’état d’urgence qui, en vertu de la loi de 1955, de nombreuses fois amendée ces dernières années, permet de réaliser des perquisitions administratives de nuit. Par chance, nous n’avons pas encore affaire aux perquisitions domiciliaires réalisées par l’autorité militaire dans le cadre de l’état de siège (Art. L. 2121-7 du code de la défense).

Chaque chose en son temps donc. D’une certaine manière, l’heure est la revendication de ceux qui regrettent la négation de la nuit et qui prônent en conséquence la protection des composantes de la nuit comme l’obscurité et le sommeil, à travers une sorte de droit à la nuit.

B. L’émergence progressive d’un droit à la nuit

Au début de la IIe République, en 1848, Auguste Vitu écrivait : « Paris ne vit guère le jour, et la vraie vie ne commence pour lui qu’au lever de l’étoile du berger, je veux dire à l’heure où l’on allume le gaz »[42]. De nos jours, la tendance n’est plus à l’éclairage dispendieux de nos villes. Au contraire, l’extinction de l’éclairage public dans la nuit urbaine, ou nuit profonde (de 1h à 4 ou 5h du matin), est une tendance qui tend à se propager. A titre d’exemple, aux alentours, près d’un tiers des 37 communes de la métropole toulousaine se sont engagées dans cette voie.

Il nous semble que cela témoigne de la quête grandissante d’un « droit à » la nuit, d’un retour à la nuit, de la cessation de la négation de la nuit.

Il s’agirait d’un droit au respect des composantes de la nuit, un retour à la nature. S’il s’agissait d’un droit fondamental, il pourrait se rattacher aux droits dits de troisième génération, c’est-à-dire d’un droit collectif, exercé au stade du groupe, « mais qui peuvent se concrétiser par une action en justice individuelle ou collective »[43].

En effet, c’est dans le prolongement du droit à un environnement sain que l’on peut situer la revendication de l’extinction de l’éclairage public, au nom notamment de la biodiversité, au nom également d’une sorte de droit à ne pas subir les nuisances d’une lumière artificielle excessive. La ville lumière ne fait plus l’unanimité dans sa continuité et son absoluité. C’est là la question de la lutte actuelle contre la pollution lumineuse Sera étudiée ainsi le retour à la première des composantes de la nuit : l’obscurité.

En outre, le droit à la nuit pourrait recouvrir un deuxième droit : le droit au sommeil[44]. Ce droit au sommeil a failli figurer officiellement dans notre Charte de l’environnement. Hélas, les débats ont eu raison de lui. Celui-ci ne peut dès lors qu’être indirectement garanti.

Pour dormir paisiblement, au moins deux éléments sont nécessaires : la tranquillité publique et le droit à un logement.

D’une part, le droit à la tranquillité est composite : composante de l’ordre public d’un côté, il relève des pouvoirs de police administrative[45], mais protégé par l’infraction de tapage de l’autre, il relève de la police judiciaire[46]. Par ailleurs, les règles urbanistiques tendent à prévenir au mieux les troubles liés au bruit, le bruit étant considéré comme une source de nuisance pour les personnes et pour l’environnement[47].

D’autre part, le droit à un logement constitue l’autre versant de cette hypothèse de droit au sommeil. Si le droit au logement est censé découler des alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946, il a attendu de nombreuses années pour se voir concrétiser. Même l’institution du droit au logement opposable (Dalo) en 2007 n’a pas eu les effets escomptés pour donner un logement à chacun. Des modifications ont été apportées par la loi Alur de 2014 visant à le renforcer encore. Pourtant la pauvreté croissante et le phénomène d’exclusion ne cessent d’engendrer des situations de précarité auxquelles seules des solutions d’urgence sont proposées. Dans les situations sans cesse dénoncées pour leur détérioration galopante, il y a évidemment celle des détenus des prison françaises.

En somme, si l’on ne peut dégager un régime juridique commun aux droits de la nuit, il n’en reste pas moins que la nuit est d’ores et déjà tapissée de droits objectifs et tend encore à renforcer les droits subjectifs. En définitive, loin de représenter une zone de non-droit, on peut souscrire à la belle citation de Carbonnier selon laquelle : même adaptée, « permanente autant que générale, la règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais »[48].


[1] Trésor de la langue française, en ligne : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.

[2] Mauss Marcel, « Essai sur les variations saisonnières. Etude de morphologie sociale », L’Année sociologique, 1904, p. 39-132, cité par Carbonnier Jean, « Nocturne » in Flexible Droit, Lgdj, Paris : Lgdj, 2001, 5e éd., p. 61.

[3] Cedh, n° 8810/03, 17 juin 2008, Karaduman et autres c. Turquie.

[4] Gwiazdzinski Luc, Nuits d’Europe. Pour des villes accessibles et hospitalières, Presses de l’Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, 2007, p. 30.

[5] Gwiazdzinski Luc, La Nuit, dernière frontière de la ville, L’Aube, 2005, p. 101.

[6] Wiesel Elie, La Nuit, Paris : Les Editions de Minuit, 2007, 199 p.

[7] Montandon Alain, Promenades nocturnes, L’Harmattan, 2009, p. 7.

[8] Ibid., p. 11.

[9] Ibidem.

[10] Ibid., p. 11.

[11] Ibidem.

[12] Ibid., p. 17.

[13] Sur le sujet, V. Touzeil-Divina Mathieu, Sweeney Morgan, Droit(x) au(x) Sexe(s), Editions de L’Epitoge, 2017, 284 p.

[14] Gwiazdzinski Luc, Nuits d’Europe. Pour des villes accessibles et hospitalières, Presses de l’Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, 2007, p. 42.

[15] Ibid.p. 43

[16] Baudelaire Charles, « L’invitation au voyage » in Les Fleurs du mal, 1857.

[17] V. Marguenaud Jean-Pierre, « La nuit en procédure pénale » in Les droits et le Droit. Mélanges dédiés à Bernard Bouloc, 2006, p. 722 et s.

[18] V. Gauriau Bernard, « Contribution à l’histoire du travail de nuit » in Aux confins du droit. Mélanges en l’honneur du Professeur X. Martin, Ed. Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers, 2016, p. 195 et s.

[19] Http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/12/11/limitation-des-nuits-a-l-assemblee-

nationale_4532957_4355770.html.

[20] Cette typologie est adaptée mais très inspirée de celle proposée par David Alfroy : Alfroy David, « Du droit de la nuit aux droits à la nuit », Rrj-Droit prospectif, 2007, p. 1057 et s.

[21] Art. L. 331-3 du Code de l’action sociale et des familles.

[22] Art. A26-3 du Livre des procédures fiscales.

[23] Art. 706-35 du Code de procédure pénale.

[24] Art. 251-7 du code minier.

[25] Cf. infra la contribution de Solène Alloui sur cette disposition.

[26] Cass. Crim. 8 décembre 1871.

[27] « La maison de toute personne habitant le territoire français, est un asile inviolable. – Pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inondation, ou de réclamation faite de l’intérieur de la maison. – Pendant le jour, on peut y entrer pour un objet spécial déterminé ou par une loi, ou par un ordre émané d’une autorité publique ».

[28] On trouve un principe analogue en droit anglais dans l’adage : « A man’s house is his castle ».

[29] Crépuscule standard : Soleil à 0° sous l’horizon (le haut du disque tangente l’horizon) ; crépuscule civil : Soleil à 6° sous l’horizon ; crépuscule nautique : Soleil à 12° sous l’horizon ; crépuscule astronomique : Soleil à 18° sous l’horizon.

[30] L’accès des agents habilités aux abattoirs n’est possible en principe qu’entre 8 et 20 heures ou durant les heures d’activité du lieu (art. L. 231-2-1 du code rural et de la pêche maritime).

[31] Préférons cette appellation pour ne pas le limiter au droit privé du travail.

[32] Soit « l’heure temps moyen de Paris, retardée de neuf minutes vingt et une secondes ».

[33] Http://droitromain.upmf-grenoble.fr/Francogallica/twelve_fran.html.

[34] Carbonnier Jean, op.cit., p. 62.

[35] Ibid.

[36] Pothier, Traité de la procédure civile, reproduit par Dupin, in Œuvres de Pothier, tome 9, Bechet Aîné, 1824, p. 6.

[37] Article 307 du Code de procédure pénale.

[38] Cedh, n° 59335/00, 19 octobre 2004, Makhfi c. France.

[39] « Tout accusé a droit notamment à : b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ».

[40] Chevreau Emmanuelle, « « La règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais » » in Verdier Raymond (dir.), Jean Carbonnier. L’homme et l’œuvre, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2012.

[41] Http://droitromain.upmf-grenoble.fr/Francogallica/twelve_fran.html.

[42] Vitu Auguste, Les Bals d’hiver. Paris masqué [1848] in Montandon Alain (éd.), Paris au bal, Paris, Champion, 2000, p. 424.

[43] Bioy Xavier, Droits fondamentaux et libertés publiques, 4e éd., Lgdj, p. 60.

[44] Cf. infra la contribution de M. Frédéric Balaguer.

[45] Art. L. 2212-2 Cgct.

[46] Art. R. 623-2 c. pén.

[47] V. art. L. 571-1 et suivants du code de l’environnement.

[48] Carbonnier Jean, « Nocturne » in Flexible droit, 10e éd., 2001, p. 61.

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