Archive annuelle 16 février 2020

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

De la résistance collective dans la Casa de Papel (par Marie Koehl)

Voici la 53e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 27e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

L’extrait choisi est celui de l’article de Mme Marie KOEHL à propos de résistance collective dans la websérie La Casa de Papel. L’article est issu de l’ouvrage Lectures juridiques de fictions.

Cet ouvrage forme le vingt-septième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XXVII :
Lectures juridiques de fictions.
De la Littérature à la Pop-culture !

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina & Stéphanie Douteaud

– Nombre de pages : 190
– Sortie : mars 2020
– Prix : 29 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-38-4
/ 9791092684384

– ISSN : 2259-8812

De la résistance collective
dans la Casa de Papel

Marie Koehl
Docteure en droit privé, Université Paris Nanterre,
Membre du Collectif L’Unité du Droit

« La lutte contre les inégalités sociales est le grand dessein collectif qu’une nation devrait se donner[1] ». Cette citation d’un académicien français du XXe siècle constitue l’essence de la série Casa de Papel. La notion de « collectif », du latin collectivius, signifie « ce qui groupe, ce qui rassemble », « qui concerne un ensemble de personnes unies par une communauté d’intérêts ou impliquées par une action commune[2] ». Le jeu collectif n’est pas réservé aux seuls sportifs : en atteste l’objectif principal du Collectif L’Unité du Droit (Clud[3]) de relier les juristes entre eux[4]. Le collectif « relie » en effet les individus et c’est sur une communauté d’intérêts que repose ce lien[5].

Casa de Papel peut être perçue comme une allégorie sur la résistance et sur la nécessité d’inventer ensemble une autre organisation sociale. Au-delà de l’intrigue, de l’action et de l’esthétique de cette fiction, c’est un acte politique qui est donné à voir au spectateur. On peut y déceler un message sur l’importance de penser par soi-même, d’abandonner la passivité et de s’indigner contre l’oppression. L’indignation n’est-ce pas « le motif de base de la Résistance[6] » ? Dans notre monde actuel, les raisons de s’indigner sont nombreuses et diverses. La crise des migrants, les écarts grandissants entre les plus pauvres et les plus riches[7], l’état de la planète, la financiarisation, etc. Il nous appartient donc de veiller tous ensemble à ce que notre société reste une société dont nous soyons fiers, dans laquelle les inégalités sociales demeurent fermement combattues[8]. Chacun a ses motifs d’indignation fondant son engagement politique. Ceux des braqueurs de la série résident essentiellement dans l’arbitraire étatique et la faillibilité du système ultracapitaliste. L’histoire repose, en effet, sur la préparation et le déroulement d’un spectaculaire braquage au sein de la Banque d’Espagne[9] par un groupe de braqueurs répondant aux ordres d’un seul homme : le Professeur. Portant tous des combinaisons rouges et un masque de Dali, et affublés du nom d’une capitale, ils forment un tout indissociable, un véritable « collectif » poursuivant un but politique commun.

Si l’action collective est saisie par le droit qu’il appréhende pour protéger des intérêts variés (syndicats, associations, collectivité des salariés, action de groupe, etc.), elle est aussi parfois un projet commun de ses membres réalisé en dehors du cadre légal. Tel est le cas de l’action menée par l’équipe du Professeur. Le sujet se révèle d’une actualité brûlante. Les actions collectives se font nombreuses pour pallier la carence de l’Etat dans certains domaines : le mouvement des Indignés[10] et de Nuit debout[11], l’« affaire du siècle » en matière d’écologie[12], les Collectifs anti-mafia[13] en sont des exemples topiques. Aujourd’hui, ce sont les Gilets jaunes qui essaiment leurs revendications sociales, aussi bien dans les campagnes que dans les villes. Cette contestation collective citoyenne, née il y a tout juste un an, nous servira d’ailleurs de fil conducteur pour la lecture de la troisième partie de cette série éminemment engagée. En effet, il illustre la force du collectif de se soulever en faveur de l’égalité. Pour ce faire, il conviendra, d’abord, d’appréhender les raisons de la rébellion des braqueurs (I), tout en nous interrogeant sur nos propres préoccupations actuelles. Nous verrons, ensuite, les moyens de la révolte du groupe, fondée sur la non-violence (II). Pour, enfin, tenter de comprendre ce que cette lutte collective révèle, notamment en restaurant le lien social (III).

I. Les raisons : mettre au jour les abus de pouvoir

La révélation des dérives du pouvoir étatique. Les deux premières parties[14] de la série ont pour but de mettre en lumière la révolte contre la pensée productiviste et la course à la compétitivité et à l’argent. La troisième partie repose davantage sur l’opacité de l’Etat et la mise au jour des « scandales » du pouvoir. A différents égards, la série nous conduit à réfléchir sur le propre fonctionnement de notre Etat. En ce sens, le cri de colère des braqueurs est à rapprocher de celui du mouvement populaire des Gilets jaunes en France. La liste est longue pour illustrer les dysfonctionnements du système étatique et l’absence de confiance dans le système institutionnel et électoral français. Nombreuses sont les affaires qui révèlent une « voyoucratie » patente dans les dernières décennies : mises en examen d’un ancien président de la République pour financement illégal de campagne et recel de fonds publics, condamnations d’un ancien ministre de l’Economie et des finances et d’un maire levalloisien pour fraude fiscale, emplois fictifs, la « Françafrique », écoutes illégales d’opposants par la cellule de l’Elysée mitterrandienne, etc. Ces affaires d’Etat montrent « un mélange des genres entre réseau étatique et intérêts privés[15] ».

Dans la partie III de Casa de Papel, c’est ce même sentiment d’impunité des représentants de l’Etat qui est mis en avant. L’équipe des braqueurs a une arme fortement dissuasive à l’encontre des autorités : ils détiennent 24 mallettes rouges contenant les plus importants secrets d’Etat, aussi bien nationaux qu’internationaux, pouvant ainsi mettre à mal la réputation de nombreux gouvernements. L’un des éléments qui intrigue le spectateur réside d’ailleurs dans le contenu de ces mallettes, resté inconnu. Ce que l’on voit, en revanche, ce sont les abus à l’encontre des détenus. En effet, toujours dans un but d’une transparence et d’exemplarité accrue de l’Etat, l’un des principaux combats menés par le groupe est celui de la dénonciation de la torture des détenus par la police. L’équipe du Professeur révèle l’affaire Cortés dans laquelle il est question de traitements inhumains et dégradants sur le détenu Cortés, dit Rio, membre du groupe des braqueurs lors du premier braquage[16]. Afin qu’il livre à la police des informations sur Le Professeur, Rio a été détenu dans une cellule sans lumière de la taille d’un cercueil, en étant privé de sommeil et drogué. Résultant de « traitements inhumains délibérés provoquant de fortes graves et cruelles souffrances », la torture est fermement sanctionnée dans la réalité[17]. Sur un autre plan, ce message véhiculé par la série n’est pas sans rappeler certaines « dérives » qui touchent l’institution policière en France. Elles ne s’assimilent pas aux actes de « torture » vus dans la série car elles concernent des faits de violence instantanés sans extorsion d’aveux[18]. Mais ces affaires constituent une autre forme de dérive étatique manifestant une inégalité criante. D’autres abus de pouvoir, touchant les questions fiscale, sociale et démocratique, sont également mis au jour dans cette troisième partie.

Les questions fiscale, sociale et démocratique. Né d’une contestation contre la hausse du carburant, le mouvement des Gilets jaunes entend défendre l’égalité sociale et lutter contre l’injustice fiscale et l’arbitraire étatique. La question fiscale a, en effet, été le révélateur du mouvement avec notamment la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (Isf), remplacé par un impôt sur la fortune immobilière (Ifi), les cadeaux fiscaux faits aux actionnaires du Cac 40 et aux grandes entreprises, et « dans le même temps » l’augmentation de la Csg, frappant les pensions de retraite. L’incompréhension est d’autant plus importante que parallèlement à ces mesures, l’Etat réduit les services publics[19]. Le mouvement révèle le sentiment d’injustice et la volonté de protection des intérêts économiques d’une minorité. La révolte populaire a pris peu à peu de l’ampleur avec, ensuite, en toile de fond la question sociale et démocratique.

Le mouvement a conduit à mettre en exergue les déconstructions du monde du travail et à réfléchir aux solutions qui s’imposent. Le marché du travail est en tension : il évolue en opposant encore plus nettement, comme aux Etats-Unis, des lovely jobs, bien payés et protégés, d’un côté, et des emplois peu qualifiés, mal rémunérés, les bullshit jobs, de l’autre côté. Ces travailleurs d’un genre nouveau sont placés dans une situation de précarité qui résulte de l’exclusion de la qualité de salarié ou d’un fractionnement des périodes d’emploi par le recours au travail intérimaire, à durée déterminée et à temps partiel[20]. Le constat est aussi celui de la promotion des travailleurs indépendants mal protégés, ne pouvant compter sur la propriété (d’un fonds de commerce par exemple) et au service de leur unique donneur d’ordre, galvanisés par les potentialités qu’offrent les plateformes numériques[21]. La revendication des Gilets jaunes n’est donc pas tournée vers l’employeur mais vers l’Etat, ce ne sont plus alors les patrons qui ont été visés mais davantage les riches et les élites.

C’est ce sentiment d’injustice sociale, cette incertitude du lendemain, de ces nouveaux travailleurs et de ceux qui opèrent hors du modèle de l’emploi[22], qu’il convient d’apaiser. Certains en appellent ainsi de leurs vœux d’une volonté politique forte car « le marché du travail évolue sans intervention de l’homme, alors que les institutions qui l’organisent nécessitent, elles, cette intervention pour s’adapter. Cet aggiornamento imposerait assurément une reprise en main étatique, le déploiement de services publics qui ne sont d’ailleurs en rien contraires à un libre espace offert au marché, pour peu que l’on souhaite un marché juste et non juste le marché[23] ». Cependant, il ne semble pas que le Gouvernement ait pris cette voie : dès la fin du grand débat national, c’est davantage celle de la remise en cause des « 35 heures » pour « remettre les Français au travail[24] » ainsi que la réforme des retraites qui ont été prises.

Enfin, derrière le soulèvement des Gilets jaunes se niche immanquablement la question démocratique. Malgré l’hétérogénéité du groupe, les manifestants ont en commun, notamment, un désaveu des citoyens envers la classe politique. Pour y pallier, des propositions sont faites dans des « Cahiers de doléances » et un referendum d’initiative citoyenne est souhaité. Plus globalement, ils s’emparent de la question institutionnelle en remettant en cause le pouvoir présidentiel[25].

Dans la partie 3 de Casa de Papel, ces questions sociale et démocratique sont moins mises en relief que dans les parties précédentes mais elles sont tout au long des épisodes suggérées. Le lieu du braquage, la Banque d’Espagne, n’est d’ailleurs pas anodin. Plus encore, le réalisateur, Alex Pina, s’est fortement inspiré du mouvement des Indignés, rassemblant, en 2011 à la Puerta Del Sol à Madrid, des manifestants pacifistes contre l’austérité et le chômage. Comme le masque de certains d’entre eux, les Anonymous, le réalisateur a choisi pour ses braqueurs le masque de Dali, peintre excentrique du XXe siècle que l’on surnommait « Avida Dollars » en raison de son rapport particulier à l’argent. Ce symbole évoque donc l’acte politique derrière le braquage, à savoir l’idée de la nécessité de réinventer une autre organisation sociale et de démontrer la faillibilité du système capitaliste. Pour révéler les limites du pouvoir étatique et de la recherche incessante du profit, et afin d’être compris par le plus grand nombre, l’équipe du Professeur a choisi la voie pacifique.

II. Les moyens : appeler à une insurrection pacifique

Une insurrection organisée. A la différence de la série où le groupe est organisé et sous les ordres du Professeur, il y a une absence de structuration du mouvement des Gilets jaunes. On y observe, en effet, un désordre dans l’ordonnancement des idées et dans l’organisation générale. Il souffre de l’absence d’une ligne directrice claire et de représentants officiels, malgré l’émergence de quelques figures médiatiques. Il s’oppose en ce sens au mouvement des « coordinations » (Sncf, infirmières, etc.) des années 1980, lequel a prospéré en dehors des syndicats, mais où existait de véritables leaders.

Dans Casa de Papel, les braqueurs agissent de concert, de façon précise et méthodique, dans un but politique commun. Ils acceptent les règles du jeu dictées par le Professeur en associant leurs forces. Ils sont ainsi unis par-delà l’hétérogénéité du groupe où chacun poursuit un intérêt qui lui est propre. Le Professeur réalise, lui, le plan de son père, mort dans un braquage, quand Tokyo souhaite libérer celui qu’elle aime. Mais au fond, tous résistent ensemble au pouvoir, devenant les acteurs et maîtres des destins individuels et collectifs des « Autres ». Cette idée du « collectif » défendue par le réalisateur conduit ainsi le spectateur à s’insurger contre la politique de l’entre-soi.

Cette « désobéissance civile[26] » organisée se propage au-delà des murs de la Banque d’Espagne puisque des manifestations spontanées apparaissent rapidement en soutien à l’équipe.

Le droit de manifester porté à l’écran. Les scènes où l’on voit de nombreux manifestants, habillés comme les braqueurs et brandissant l’image du visage de Dali, en appui à leur action, sont certes courtes et rapides mais elles sont distillées tout au long de la série et dans quasiment chaque épisode, ne manquant pas, encore, de faire écho à l’actualité. Le mouvement des Gilets jaunes offre en effet un terrain nouveau d’analyse au droit de manifester[27]. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ». La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme protège également ce droit dans son article 9 : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». Le Code pénal ainsi que le Code de la sécurité intérieure[28] conditionnent le recours à la force aux principes d’absolue nécessité, de proportionnalité et de réversibilité. Par exemple, le Code pénal en son article 431-1 punit d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende « le fait d’entraver d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la liberté d’expression, du travail, d’association, de réunion ou de manifestation ». L’alinéa 3 de l’article précise qu’est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende l’entrave exercée « d’une manière concertée et à l’aide de coups, violences, voies de fait, destructions ou dégradations au sens du présent code ». En outre, en France, les citoyens doivent déclarer préalablement les manifestations sur la voie publique. Cette déclaration s’exerce en mairie ou en préfecture entre trois jours francs (48h à Paris) et quinze jours francs avant la date prévue. Depuis l’origine, le mouvement des Gilets jaunes est spontané et un certain nombre de manifestations n’a pas été déclaré, au risque pour les manifestants de se voir condamnés à une amende[29].

Malgré cet encadrement textuel, le mouvement a mis en lumière la multiplication des tensions et des incidents entre les forces de l’ordre et les participants aux manifestations. L’état des lieux d’une année de mobilisations spontanées peut effrayer : plusieurs centaines de blessés côté manifestants et côté forces de l’ordre, deux morts « indirects », des milliers d’interpellations, des gardes à vue, des procédures judiciaires, des biens détruits, des black blocs[30] présents régulièrement en marge des cortèges[31]. Un arsenal répressif lourd a, de ce fait, été mis en place rapidement afin de maintenir l’ordre lors des manifestations. De nombreuses Ong, dont Attac et Amnesty International[32], ont dénoncé le gazage et l’encerclement des manifestants pacifiques. De même, la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe invitait, en février dernier, les autorités françaises à « ne pas apporter de restrictions excessives à la liberté de réunion pacifique » et à « suspendre l’usage du lanceur de balle de défense », responsable de blessures et mutilations graves. La Haut-commissaire aux droits de l’homme de l’Onu a également enjoint la France à mener une enquête approfondie sur tous les cas d’usage excessif de la force survenus pendant les manifestations des Gilets jaunes.

Ce clivage entre forces de l’ordre et manifestants est notamment décrit dans le rapport remis à l’Assemblée nationale en janvier 2018 sur le maintien de l’ordre, par le Défenseur des droits. Il y reconnaît une « perte de confiance de la population à l’égard des forces de l’ordre », tout en pointant un véritable « malaise policier[33] ». D’un côté, la population s’insurge contre les dérives policières et la rupture d’égalité entre les manifestants et les forces de l’ordre face à la justice. Sur ce dernier point, la mise en cause individuelle de policiers s’avère complexe et peu de condamnations sont prononcées à leur encontre. Certains avocats préconisent donc à leurs clients des actions collectives, au tribunal administratif notamment, contre l’Etat, du fait de ses ordres dans le cadre du maintien de l’ordre[34].

De l’autre côté, les forces de l’ordre s’estiment « faire l’objet d’une violence croissante et inédite », et ne se sentent pas « soutenues par leur hiérarchie » ni « reconnues par la population, dans un contexte de fortes sollicitations professionnelles[35] ». Le rapport préconise alors diverses mesures comme le renforcement des exigences de formation et de contrôle en matière de maintien de l’ordre, d’information des manifestants afin de rendre l’action des forces de l’ordre plus compréhensible et l’accomplissement de missions de prévention. Ces préconisations faites dans une approche d’apaisement et de protection sont à privilégier, tout comme des soulèvements non-violents.

Le mouvement des Gilets jaunes évoque donc à bien des égards les grandes émeutes populaires. De la Révolution française à mai 1968, en passant par la période insurrectionnelle de la Commune de Paris de 1871 et les grèves de 1936, les droits ont souvent été conquis par des révoltes agitées. D’ailleurs, la violence du peuple ne naît-elle pas de la violence institutionnelle, celle qui entretient les dominations, de façon silencieuse ? On peut y voir d’une certaine manière, la violence étatique contre la violence sociale. En effet, « il faut comprendre la violence comme une regrettable conclusion de situations inacceptables pour ceux qui les subissent[36] ». Si la violence est compréhensible, elle n’est pas acceptable. Surtout, elle ne permet pas d’obtenir les résultats espérés.

Une insurrection non-violente. Dans la série, les différentes saisons offrent nombre de scènes violentes dans lesquelles les braqueurs utilisent la force pour faire respecter l’ordre parmi les otages. Ils n’hésitent pas à pointer leurs armes pour dissuader les otages de se révolter. Certaines scènes mettent parfois le spectateur dans une situation paradoxale : il est gêné, même embarrassé, de lire la peur dans le regard des otages et, dans le même temps, il se place du côté des braqueurs, espérant qu’aucun incident ne perturbe le déroulement de leur plan. Parfois, donc, l’équipe est dépassée par des événements inattendus et fait montre d’autorité. Toutefois, la série se veut pacifiste. C’est là même le cœur du scénario. Les braqueurs font preuve d’un sens moral : même s’ils enfreignent le droit en retenant des femmes et des hommes en otage, ils accomplissent leur plan pacifiquement. Une scène de cette troisième partie résume bien leur dessein. Il s’agit d’une vidéo envoyée par l’équipe du Professeur aux inspecteurs dans laquelle on voit des policiers pris en otage et attachés torse-nu délivrant un message pour le monde extérieur. De prime abord, la séquence parait violente et choquante en raison de l’humiliation qu’ils subissent. Néanmoins, les braqueurs font passer un message de non-violence en leur demandant de confirmer qu’ils ne subissent aucun sévices et en leur faisant chanter Bella Ciao, chant des résistants omniprésent dans les deux premières parties. Cette chanson populaire venue d’Italie est un marqueur fort de la série car elle est un hymne partisan de résistance au fascisme, devenue par la suite une déclaration de refus de toute forme d’oppression. Dans Casa de Papel, elle représente la révolte face à l’autorité financière et à l’opacité du pouvoir étatique. En cela, elle est un véritable message d’espoir. Sartre disait en ce sens qu’« il faut essayer d’expliquer pourquoi le monde de maintenant, qui est horrible, n’est qu’un moment dans le long développement historique, que l’espoir a toujours été une des forces dominantes des révolutions et des insurrections[37] ».

Cette insurrection pacifique et le message d’espoir qu’elle relaye permettent de dépasser les conflits par une compréhension mutuelle. Les représentants de l’Etat sont, dès lors, embarrassés par l’efficacité de cette voie de la non-violence prise par les braqueurs car elle suscite l’appui et la compréhension de ceux qui s’opposent à l’oppression[38]. En effet, Le Professeur rend sa démarche légitime en cherchant le soutien de l’opinion publique[39]. A cet effet, un jeu avec les médias se joue tout au long de la série.

Les médias et les réseaux sociaux, relais essentiels de l’information. En quête d’audiences, les médias cèdent parfois à la facilité des commentaires au détriment de la recherche de la vérité. Or, l’information est aussi « un champ de bataille où se joue l’exercice d’un droit fondamental : le droit de savoir[40] », lequel est « du faible au fort, l’arme pacifique de l’émancipation par la connaissance[41] ». Ainsi, durant le mouvement des Gilets jaunes, on peut aisément constater que certains médias ont « voulu vendre du papier » en pointant essentiellement les faits de violence pendant les manifestations. Dans une certaine mesure, cette stratégie a délégitimé les manifestations et décrédibilisé le mouvement. Dans la série, on observe également l’importance des médias, vrai relai de communication de l’équipe. Le Professeur a bien compris que pour être efficace, il faut agir en réseaux. Il se sert donc volontiers des médias et des nouvelles technologies de l’information pour faire passer son message. A l’instar des lanceurs d’alerte, il souhaite par le biais des chaînes d’information révéler les travers du pouvoir étatique. Sa méthode de communication se révèle être un succès puisque l’opinion publique lui est favorable au vu de la propagation de manifestations spontanées. Ce soutien se ressent jusque dans les zones reculées du pays puisque des agriculteurs, dans un coin semble-t-il isolé, viennent en aide au Professeur et à Lisbonne. La troisième partie rappelle donc au spectateur l’importance des médias et la puissance de l’immédiateté des réseaux sociaux, et sous-tend qu’une véritable démocratie nécessite incontestablement une presse indépendante.

Quoi qu’il en soit, le braquage aura au moins eu le mérite de porter aux yeux de tous le combat de ces braqueurs, auparavant délaissés par l’Etat.

III. Les résultats : rendre visibles « les oubliés »

La légitimité démocratique. L’embrasement populaire, à travers l’action des braqueurs et les manifestations devant la Banque d’Espagne, rappelle que le peuple est la source du pouvoir démocratique. Le « peuple » « ne s’appréhende plus comme une masse homogène, il s’éprouve plutôt comme une succession d’histoires singulières. […]. C’est pourquoi les sociétés contemporaines se comprennent de plus en plus à partir de la notion de minorité. La minorité n’est plus la « petite part » (devant s’incliner devant une « grande part ») : elle est devenue une des multiples expressions diffractées de la totalité sociale[42] ». Aujourd’hui, la seule légitimité démocratique par l’élection est remise en cause. L’élection a, en effet, une fonction plus réduite ne faisant que valider un mode de désignation des gouvernants et n’impliquant pas qu’un gouvernement soit au service de l’intérêt général. Partant, on assiste à l’apparition de nouvelles attentes citoyennes à voir s’instaurer un régime serviteur de l’intérêt général et, donc, à l’émergence de nouvelles figures démocratiques. Ces autres formes d’investissement politique se sont donc révélées, à la fois concurrentes et complémentaires à la figure du « peuple-électeur[43] ». Pour le dire autrement, il s’agit d’une réinvention de la démocratie qui ne saurait se limiter au droit de vote.

Les Gilets jaunes incarnent, eux-aussi, dans son sens pratique, l’idée de démocratie définie comme « l’action qui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de la vie publique et à la richesse la toute-puissance sur les vies[44] ». C’est, en somme, la victoire des « oubliés », devenus de véritables acteurs autonomes de leur propre histoire et non plus « sujets » d’une histoire politique[45]. Les actes de violence réalisés par des groupes irréductibles d’extrémistes ont souvent masqué le fait que la grande majorité des manifestants ont pourtant discuté pacifiquement des heures durant, souvent dans le froid et sous la pluie, de revendications variées. Oubliées également les scènes de fraternité observées sur les ronds-points ou dans les baraquements, rappelant que certains Gilets jaunes souhaitaient seulement sortir de l’isolement. L’on découvrait, notamment, à cette occasion l’isolement important des femmes : plus d’une femme majeure sur deux, vit seule en France[46]. De même, la rentabilité immédiate, les politiques ultra-libérales creusent les inégalités contre les solidarités collectives[47]. Et c’est parce que l’Etat a justement tourné le dos « au souci du commun[48] » que la révolte des oubliés[49] a tonné, créant un temps nouveau au dialogue.

L’arrêt du temps en faveur du dialogue. Le temps est un facteur primordial dans la série : les braqueurs doivent rester suffisamment longtemps dans la Banque pour fondre l’or, sans dépasser la limite fixée par le Professeur au risque d’une intervention des forces policières. Ce temps est surtout nécessaire au Professeur pour négocier avec les inspecteurs. En effet, le dialogue avec les autorités demeure encore le fil rouge de cette troisième partie. Les échanges se font vifs avec l’inspectrice, figure féminine puissante. A cet égard, bien que cela ne soit pas le message principal de la série, certaines scènes et certains personnages[50] conduisent le spectateur à réfléchir sur la société patriarcale. Les négociations se poursuivent également avec des représentants du gouvernement. Le Professeur parvient ainsi à changer la règle et la donne du jeu politique. Du reste, cet arrêt du temps diffère avec l’immédiateté de certaines décisions politiques. L’équipe de braqueurs laisse donc place à un autre temps : celui de la pensée et du dialogue.

C’est d’ailleurs le propre des soulèvements populaires que d’interrompre le temps. Le mouvement des Gilets jaunes en atteste une nouvelle fois avec le blocage du temps et de la circulation sur les ronds-points et aux péages occupés. Au-delà du temps gagné et du dialogue engagé, s’insurger permet aussi et surtout d’être libre à certains égards.

Révolte et liberté. Le soulèvement de ces minoritaires leur assure la liberté[51]. Pour Hannah Arendt, la liberté n’est pas d’abord un phénomène de la volonté intérieure, ce que l’on appelle le « libre-arbitre », mais est inhérente à l’action extérieure puisque « être libre et agir ne font qu’un[52] ». A cet égard, le politique est, selon elle, un espace pluriel de délibération, un espace de liberté[53]. Aussi, une comparaison avec la série peut une fois de plus être faite ici. Et ce notamment lorsque l’auteure rappelle que la polis grecque était autrefois une « forme de gouvernement » qui procurait aux hommes, une scène où ils pouvaient jouer, une sorte de théâtre où la liberté pouvait apparaître. Le groupe de braqueurs n’est autre que des femmes et des hommes vivant en communauté, à la fois avant le braquage pour le mettre en œuvre puis pendant. Les flashbacks, présents dans toutes les saisons et montrant la préparation du braquage, révèlent que rien n’est laissé au hasard. Regroupés tous ensemble dans une demeure isolée, les braqueurs sont comme des étudiants auxquels le Professeur donne les directives à suivre. Il les invite à réfléchir sur le sens de leurs actions et leurs conséquences. Quelle qu’en soit l’issue, l’enfermement collectif, durant des jours dans la vaste demeure puis au sein de la Banque d’Espagne, est finalement le prix à payer de leur liberté.

Mais toute révolution est-elle vraiment synonyme de liberté ? En d’autres termes, si toute révolte est menée au nom de la liberté, est-elle réellement toujours un processus menant à la liberté de ceux qui la poursuivent ? Si la question mérite d’être posée et débattue, une certitude demeure : cette révolte permet de rendre visible.

La visibilité des exclus. Dans un essai inédit[54], Hannah Arendt affirme qu’avant de conduire à un régime démocratique, la révolution a d’abord libéré tout un ensemble d’individus jusqu’ici invisibles. Ainsi, se manifeste dans l’acte même de la révolution le fait de rendre visible, de donner naissance à des individus jusqu’ici jamais réunis en un tout. L’auteure prend notamment acte du fait que la Révolution française a libéré les pauvres de l’invisibilité, en les faisant accéder à la vie publique : « un peuple frappé par la pauvreté et la corruption est soudain délivré non pas de la pauvreté mais de l’obscurité », et entend « pour la première fois que sa situation est discutée ouvertement et qu’il se trouve invité à participer à cette discussion[55] ». Cette pensée résonne donc parfaitement avec les colères actuelles et les ambitions du réalisateur de la série. En somme, la série invite à nous interroger sur la liberté que le peuple a de s’organiser par lui-même pour s’emparer de l’action politique.

C’est en filigrane, l’idée de l’importance de se soulever, pour n’importe qui, défendue par Michel Foucault[56]. Ce dernier résume-t-il : « a-t-on raison ou non de se révolter ? Laissons la question ouverte. On se soulève, c’est un fait ; et c’est par là que la subjectivité (pas celle des grands hommes, mais celle de n’importe qui) – quel qu’en soit le visage – s’introduit dans l’histoire et lui donne son souffle. Un délinquant met sa vie en balance contre des châtiments abusifs ; un fou n’en peut plus d’être enfermé et déchu ; un peuple refuse le régime qui l’opprime. Cela ne rend pas innocent le premier, ne guérit pas l’autre, et n’assure pas au troisième les lendemains promis ».

Mais cela le rend libre et visible. La série illustre bien l’idée que ce ne sont pas les « puissants » qui font le jeu démocratique mais bien les « n’importe qui[57] ». Les braqueurs dissimulent leur visage sous un masque de Dali, lequel devient un symbole jusqu’à être repris par une partie de la population qui soutient leur action. Leur combinaison rouge et leur masque marquent donc les esprits – entrant même dans notre propre réalité[58] – et les rendent visible aux yeux de tous. Il leur permet également de se fondre dans la masse des otages qui sont eux-aussi dotés dudit habit pour créer la confusion chez les forces d’intervention de la police.

Tous, otages et braqueurs confondus, forment une même et seule communauté et semble sur un pied d’égalité. L’important est que ces « n’importe qui » sont enfin visibles et entendus.

L’espoir d’un avenir nouveau. Bien que chaque épisode tienne le spectateur en haleine lui faisant espérer que le groupe réussisse à finir de transformer l’or tout en sortant de la Banque sans se faire arrêter, sur le fond le résultat du braquage importe peu. En creux, ce qui compte c’est le but commun poursuivi : inquiéter les « puissants » et montrer au peuple qu’une alternative au système existant est possible. Là réside l’intérêt de l’œuvre commune.

Derrière la défaite des Gilets jaunes se niche une victoire[59] car, malgré les scories que comporte ce mouvement, la couleur du gilet a permis de rendre visibles les invisibles[60] et surtout de croire[61] à un avenir nouveau[62]. Tout comme les braqueurs au visage de Dali.

Finalement, la résistance collective permet la réunion des forces pour briser l’immobilité, pour « inventer collectivement l’alternative » pour construire l’avenir[63]. Elle oblige à des remises en cause et ouvre des possibles.


[1] J. De Bourbon Busset.

[2]Collectif, G. Cornu, Vocabulaire juridique, Puf, Quadrige, 12e éd., 2018.

[3] La présentation de l’association est claire sur ce point : « Le Collectif L’Unité du Droit (Clud) a pour vocation de rassembler des universitaires convaincus du nécessaire rapprochement des droits et de leurs enseignements dans une unité et non dans leurs seules spécificités ». Ses membres sont « convaincus de (re) créer des liens entre spécialistes du Droit (dont privatistes et publicistes mais pas seulement) ainsi qu’entre praticiens et universitaires (et réciproquement) ».

[4] Si la réflexion sur l’Unité du Droit est le cœur de son action, le Clud permet un véritable soutien des Universitaires à l’égard des jeunes chercheurs comme en témoignent les Universités d’été et les nombreux ouvrages collectifs auxquels ces derniers peuvent participer.

[5] A. Sotiropoulou, « La collectivité », in Recueil de leçons de 24 heures, Agrégation de droit privé et de sciences criminelles de 2015, Lgdj, 2015, p. 321.

[6] S. Hessel, Indignez-vous !, Indigènes éditions, 2010.

[7] L’Ong Oxfam annonce dans son dernier rapport, le renforcement de l’écart entre les plus riches et les plus pauvres : en 2018, la fortune des milliardaires a augmenté de 12 % (augmentation de 900 milliards de dollars) tandis que la richesse des plus pauvres de la population mondiale (soit 3,8 milliards de personnes), baissait de 11 %. Par ailleurs, seulement 26 personnes possédaient en 2018 autant que la moitié la moins riche de la population mondiale : Rapport « Services publics ou fortunes privées ? », Oxfam International, janv. 2019, en ligne.

[8] S. Hessel, Indignez-vous !, Indigènes éditions, 2010, p. 9.

[9] Dans les deux premières parties de la série, le braquage se déroule dans l’Office de la Monnaie et du timbre.

[10] Mouvement de manifestations, non violent né sur la Puerta del Sol, en Espagne, à Madrid le 15 mai 2011, rassemblant des centaines de milliers de manifestants contre l’austérité.

[11] Ensemble de manifestations sur des places publiques, en France, ayant commencé le 31 mars 2016 sur la Place de la République à Paris, à la suite d’une manifestation contre la « loi Travail ».

[12] A la suite du « grand débat national » du printemps 2019, une vaste pétition écologique a circulé pour obliger l’Etat à prendre ses responsabilités face aux changements climatiques.

[13] Des Collectifs anti-mafia, dont le Collectif anti-mafia « Massimu Susini », ont vu le jour récemment en Corse à la suite de l’assassinat d’un jeune militant, Massimu Susini, en septembre 2019. Plus de 800 personnes étaient réunies, le 29 septembre, à l’Université de Corte pour débattre de l’emprise du grand banditisme sur l’île et dénoncer la défaillance de l’Etat à protéger les insulaires des assassinats, des menaces, des extorsions, des pressions diverses, des corruptions dont nombreux sont victimes.

[14] La série se divise en « Parties » sur Netflix.

[15] E. Plenel, La victoire des vaincus. A propos des gilets jaunes, La Découverte, 2019, p. 124.

[16] Braquage de la Fabrique nationale de la Monnaie et du Timbre : Partie 1 et 2 de la série.

[17] Code pénal, art. 222-1, al. 1er : « Le fait de soumettre une personne à des tortures ou à des actes de barbarie est puni de quinze ans de réclusion criminelle. ». Art. 222-2, al. 1er : « L’infraction définie à l’article 222-1 est punie de la réclusion criminelle à perpétuité lorsqu’elle précède, accompagne ou suit un crime autre que le meurtre ou le viol. ». La Cour de cassation est venue modifier sa jurisprudence dans un sens plus sévère lorsqu’elle a condamné la France pour torture dans le cadre de la garde à vue d’un étranger soupçonné de trafic de stupéfiants : « la Cour estime que certains actes autrefois qualifiés de « traitements inhumains et dégradants », et non de « torture », pourraient recevoir une qualification différente à l’avenir » (Cedh, grande ch., 28 juill. 1999, aff. 25803/94, Selmouni c/ France).

[18] Pour les affaires les plus médiatiques ces dernières années : Affaire Zyed et Bouna : le 27 octobre 2005, Zyed Benna et Bouna Traoré sont morts électrocutés dans le transformateur Edf où ils s’étaient réfugiés pour échapper aux policiers qui les poursuivaient. Trois semaines de révolte s’en s’ensuivirent et dix années de procédure judiciaire. Malgré certaines failles dans l’enquête, le tribunal correctionnel de Rennes a relaxé les deux policiers jugés pour « non-assistance à personnes en danger » ; Affaire « Théo » est une affaire judiciaire relative à l’arrestation et au viol allégué d’un homme de 22 ans, Théodore Luhaka, le 2 février 2017 ; Affaire « Benalla », mettant en cause un chargé de mission, coordinateur de différents services lors des déplacements officiels et privés du président de la République, accusé d’avoir usurpé la fonction de policier, et violenté un couple de manifestants, le 1er mai 2018, à Paris.

[19] La crise des hôpitaux publics et la grève récente des pompiers sont des exemples parmi d’autres. V. not. Rapport de l’Académie nationale de médecine (Anm), Rapport 19-02. L’hôpital public en crise : origines et propositions, du 12 fév. 2019, en ligne.

[20] L. Gamet, « Les Gilets jaunes et la question sociale », Dr. social, 2019, p. 564.

[21] C. Larrazet, « Régime des plateformes numériques, du non-salariat au projet de charte sociale », Dr. social, 2019, n° 2, p. 167 ; F. Champeaux, « L’occasion de déplacer les frontières du salariat », SSL 07 oct. 2019, n° 1877, p. 3 ; P. Lokiec, « De la subordination au contrôle », SSL 17 déc. 2018, n° 1841, p. 10 ; T. Pasquier et A. Chaigneau, « Capital, travail et entreprise numérique », in A. Jeammaud, M. Le Friand, P. Lokiec, C. Wolmark (dir.), A droit ouvert, Mélanges en l’honneur d’A. Lyon-Caen, Dalloz, 2018, p. 187 ; T. Pasquier, « Le droit social confronté aux défis de l’ubérisation », Dalloz IP/IT, n° 7, 2017, p. 368 ; B. Gomes, Le droit du travail à l’épreuve des plateformes numériques, sous dir. A. Lyon-Caen, Thèse Paris Nanterre, 2018. V. not. Les décisions de justice rendues au sujet des travailleurs des plateformes numériques : Take eat easy : Soc., 28 nov. 2018, n° 17-20.079 ; Uber : CA Paris, pôle 6, ch. 2, 10 janv. 2019, M. X c/ Uber.

[22] L. Gamet, « UberPop (†) », Dr. social, 2015, p. 929.

[23] L. Gamet, « Les Gilets jaunes et la question sociale », Dr. social, 2019, p. 564.

[24] Ch. Radé, « Gilets jaunes et chiffon rouge », Dr. social, 2019, p. 369.

[25] E. Plenel, La victoire des vaincus. A propos des gilets jaunes, La Découverte, 2019, p. 51.

[26] Terme créé par l’américain Henry David Thoreau en 1849 après avoir passé une nuit en prison pour avoir refusé de payer l’impôt électoral au gouvernement d’un Etat fédéral des Etats-Unis qui reconnaissait l’esclavage. La désobéissance civile est le refus de se soumettre à une loi injuste et à chercher à changer cette loi par des moyens non-violents : H.-D. Thoreau, La désobéissance civile, Gallmeister , coll. Totem, réed. 2017. Le philosophe rappelle le caractère non-violent de la révolte : « Si un millier d’hommes devaient s’abstenir de payer leurs impôts cette année, ce ne serait pas une initiative aussi brutale et sanglante que celle qui consisterait à les régler, et à permettre ainsi à l’Etat de commettre des violences et de verser le sang innocent. Cela définit, en fait, une révolution pacifique, dans la mesure où pareille chose est possible », spéc. p. 9.

[27]A. Coignac, « Droit de manifester : toujours une liberté ? », Dalloz Actualité 04 oct. 2019.

[28] CSI, art. L. 211-1 à L. 211-4 (Manifestations sur la voie publique) ; art. L. 211-9 à L. 211-10 (Attroupements).

[29] Les articles 431-3 et suivants du Code pénal prévoient les peines et amendes dans les hypothèses de participation délictueuse à un attroupement. L’article 431-9 du Code pénal punit également de six mois d’emprisonnement et de 7 500 € d’amende le fait d’avoir organisé une manifestation sur la voie publique n’ayant pas fait l’objet d’une déclaration préalable dans les conditions fixées par la loi ; d’avoir organisé une manifestation sur la voie publique ayant été interdite dans les conditions fixées par la loi ; d’avoir établi une déclaration incomplète ou inexacte de nature à tromper sur l’objet ou les conditions de la manifestation projetée.

[30] Le black bloc est un groupe d’individus sans hiérarchie, habillés de noir, masqués, qui justifient la violence contre les représentations de l’Etat par la violence intrinsèque de celui-ci.

[31] A. Coignac, « Droit de manifester : toujours une liberté ? », Dalloz Actualité 04 oct. 2019 : « Samedi 21 septembre, l’acte 45 des Gilets jaunes, la Marche pour le climat et la manifestation contre les retraites dans Paris se sont soldées par 158 gardes à vue selon la Préfecture. Selon le parquet, 90 personnes se sont vues notifier un rappel à la loi, parfois assorti d’une interdiction de paraître à Paris pendant six mois, en application de la loi anticasseurs du 10 avril 2019. ». Des médias relayent encore d’autres chiffres : le journaliste David Dufresne a recensé les cas documentés (vidéos, photos, certificats) de victimes des forces de l’ordre, via un fil Twitter intitulé « Allô Place Beauvau ». Le 23 septembre 2019, le décompte s’élevait, tous mouvements sociaux confondus, à 860 signalements dont deux décès. Sur le site Mediapart, la page « Allô Place Beauvau ? C’est pour un bilan provisoire » fait état des derniers chiffres officiels du Ministère de l’Intérieur, au 29 août 2019 : soit 2 448 blessés, 561 signalements déposés à l’Igpn (Inspection générale de la police nationale), 313 enquêtes judiciaires de l’Igpn, 8 enquêtes administratives, 15 enquêtes judiciaires de l’Iggn (Inspection générale de la gendarmerie nationale), 180 enquêtes transmises au Parquet, 1 9071 tirs de Lbd, 1 428 tirs de grenades lacrymogènes instantanées, 5 420 tirs de grenades de désencerclement, 474 gendarmes blessés et 1 268 policiers blessés.

[32] Dans une tribune du 3 mai 2019, Amnesty International se positionna pour l’interdiction du Lbd40 et des grenades lacrymogènes instantanées Gli-Fa utilisés par les forces de l’ordre pendant les manifestations des Gilets jaunes.

[33] « Le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie », Rapport du défenseur des droits, Décembre 2017, p. 1, en ligne.

[34] A. Coignac, « Droit de manifester : toujours une liberté ? », Dalloz Actualité 04 oct. 2019. L’auteure enquête auprès de nombreux acteurs (représentants des forces de l’ordre, avocats, universitaires pénalistes, journalistes). Il est notamment relaté l’interview d’une avocate : Maître Claire Dujardin constate que « les textes sont assez flous sur l’usage de la force et le concept de légitime défense, cela favorise des décisions comme le non-lieu dans l’affaire Rémi Fraisse (militant écologiste, tué en 2014 lors d’une manifestation contre le barrage de Sivens) ». Elle ajoute : « Je ne peux pas emmener mes clients pour quatre ans en instruction avec un fort risque de non-lieu à la fin. Ça les laisse en plus dans un statut de victime qui devient compliqué à gérer dans la vie ».

[35] « Le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie », Rapport du défenseur des droits, Décembre 2017, p. 8, en ligne.

[36]S. Hessel, Indignez-vous !, Indigènes éditions, 2010, p. 18.

[37] J.-P. Sartre, « Maintenant l’espoir… (III) », Le Nouvel Observateur, 24 mars 1980.

[38] Sur l’efficacité de la non-violence : S. Hessel, Indignez-vous !, Indigènes éditions, 2010, p. 20.

[39] V. supra l’article collectif : « Une lecture juridique au prisme du droit à la désobéissance » : « C’est précisément sur ce point décisif que le Professeur échafaude la légitimité de sa démarche pour s’en incarner en héraut. Il le répète sans cesse… l’opinion publique est la seule véritable arme, sa caution. Son soutien traduit et porte la voix indicible du peuple concret. Son rejet, a contrario, pointerait un acte criminel ».

[40] E. Plenel, La victoire des vaincus. A propos des gilets jaunes, La Découverte, 2019, p. 181.

[41]Ibid., p. 184.

[42] P. Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique de à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, Points, 2006, p. 14.

[43] Ibid., p. 108. L’auteur y décrit l’émergence des figures du « peuple-surveillant », du « peuple-véto » et du « peuple-juge » en contrepoint de celle d’un « peuple-électeur ».

[44] J. Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique, Paris, 2005, p. 105.

[45] E. Plenel, La victoire des vaincus. A propos des gilets jaunes, La Découverte, 2019, p. 13.

[46] L. Gamet, « Les Gilets jaunes et la question sociale », Dr. social, 2019, p. 564.

[47] La solidarité doit être revue à l’aune des défis auxquels sont confrontées les sociétés actuelles modernes : V. l’ouvrage collectif sous dir. S. Paugam, Repenser la solidarité. L’apport des sciences sociales, Puf, 2007, réed. 2011.

[48] E. Plenel, op. cit., p. 159.

[49] V. Dossier Mediapart, « Gilets jaunes : La révolte des oubliés ».

[50] Dans la saison un, Nairobi crie : « place au Matriarcat ! ». De même, les violences conjugales sont dénoncées à travers la violence de l’ex-mari de l’inspectrice. V. sur le féminisme dans la série, supra, la communication de Mme Stéphanie Willman-Bordat.

[51] « Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance il assure l’ordre ; par la résistance il assure la liberté » : Alain, Propos sur les pouvoirs, Paris, Gallimard, coll. Folio/essais, 2014, p. 162.

[52] H. Arendt, La Crise de la culture, « Qu’est-ce que la liberté ? », Folio, Gallimard, 2014 (1ère éd. 1989), p. 198.

[53] H. Arendt, La Crise de la culture, « Qu’est-ce que la liberté ? », Folio, Gallimard, 2014 (1ère éd. 1989), p. 190 : « la raison d’être de la politique est la liberté, et son champ d’expérience est l’action ».

[54] H. Arendt, La liberté d’être libre, Payot, 2019. Cet essai inédit a été retrouvé récemment dans le fonds Arendt de la Bibliothèque du Congrès à Washington. Ce texte a été probablement écrit à la fin des années 1960, au moment de la crise de Cuba, des révolutions en Amérique latine et de la décolonisation.

[55] H. Arendt, La liberté d’être libre, Payot, 2019.

[56] M. Foucault, « Inutile de se soulever ? », Le Monde, n° 10661, 11- 12 mai 1979, p. 1 et s., in Dits et Ecrits 1954-1988, t. III, Gallimard, Paris, texte 269, p. 790-794.

[57] V. aussi sur le « n’importe qui » : E. Plenel, La victoire des vaincus. A propos des gilets jaunes, La Découverte, 2019, p. 59.

[58] La diffusion de la série a engendré une commercialisation importante du costume rouge et du masque de Dali. Certaines images montrent même des Gilets jaunes portant le masque de Dali.

[59] D’où le titre évocateur de l’ouvrage d’Edwy Plenel sur le mouvement des Gilets jaunes : « La victoire des vaincus » : E. Plenel, La victoire des vaincus. A propos des gilets jaunes, La Découverte, 2019.

[60] E. Morin, « La couleur jaune d’un gilet a rendu visible les invisibles », Mediapart, 24 déc. 2018.

[61] « Si l’on ne croit à rien, si rien n’a de sens et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, alors tout est permis et rien n’a d’importance. Alors, il n’y a ni bien ni mal, et Hitler n’a eu tort, ni raison. […]. On a tous à créer en dehors des partis et des gouvernements des communautés de réflexions qui entameront le dialogue à travers les nations et qui affirmeront par leur vie et leurs discours que ce monde doit cesser d’être celui de policiers, de soldats et de l’argent pour devenir celui de l’homme et de la femme, du travail fécond et du loisir réfléchi » : A. Camus, « La crise de l’homme », conférence donnée à l’Université de Colombia (New York), 28 mars 1946, in A. Camus, Conférences et discours (1936-1958), Folio, 2017.

[62] Aujourd’hui le mouvement des Gilets jaunes fête ses un an mais s’est largement essoufflé. Toutefois, malgré l’absence de solution concrète aux attentes des manifestants et les frustrations qui vont de pair, le mouvement vit toujours et a permis à de nombreuses personnes de tisser des liens, de retrouver une fraternité longtemps oubliée. Plus encore, il leur a permis d’être entendus. Et l’engagement se poursuit pour certains autrement comme ce « Collectif citoyen Sélestat 2020 » crée en Alsace appelant les citoyens à rejoindre une liste citoyenne pour les municipales. V. l’article « Les gilets jaunes tentent d’entretenir la flamme », DNA 9 nov. 2019, p. 13.

[63] E. Plenel, La victoire des vaincus. A propos des gilets jaunes, La Découverte, 2019, p. 161.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

DivinAkamuraCosta ?

Deux auteurs du Collectif L’Unité du Droit ont symboliquement décidé, en ce 14 février 2020, jour de Saint-Valentin, de déclarer respectueusement leur flamme juridique à la chanteuse Aya Nakamura en rédigeant – en son hommage – un ouvrage (extrait d’un opus collectif sur les lectures juridiques de fictions et également publié aux Editions l’Epitoge du Collectif L’Unité du Droit).

Sérieusement ?
Du Droit chez Aya Nakamura ?
« Y’a pas moyen » vous dites-vous !

Et vous avez peut-être raison !

Le présent ouvrage, tiré à part collector des Editions L’Epitoge, publié dans le cadre des festivités dédiées aux 16 années du Collectif L’Unité du Droit, témoigne des habitudes de travail et de recherche(s) ainsi que de l’objet social même dudit Collectif : il est rédigé sur une forme parfois légère et enjouée tout en reposant, au fond, sur une analyse juridique rigoureuse et détaillée. Il se veut ainsi accessible sans renier sa vocation académique. Il a par ailleurs été conçu en binôme étroit et égalitaire par un professeur d’Université et par un doctorant.

L’opus est construit en trois parties qui interrogent respectivement (après avoir posé les enjeux de l’étude et son prétexte pédagogique au cœur du mouvement Droit & Littérature) : le droit administratif (I), le droit privé (II) et l’Unité du Droit (III) au cœur des chansons et des prises de position(s) de l’artiste Aya Nakamura ici décodée par deux juristes comme si – elle aussi – appartenait à la communauté juridique. Après cette lecture, « Y’a pas moyen Gaja ? », « J’veux du Sarl » et tant d’autres titres (vous faisant découvrir la chanteuse à travers les droits de la propriété intellectuelle, de l’espace ou encore des marchés publics) n’auront plus de secret pour vous ! Il paraîtrait même que la chanteuse serait hégélienne : « j’crois qu’c’est le concept » !

Prétexte(s) pédagogique(s). En adoptant le prisme de l’Unité du droit, en abordant la question du droit des femmes et celui des minorités qu’incarnent la chanteuse, en confrontant ses œuvres à des questions concrètes et contemporaines de droit (comme certaines des restrictions opérées en contentieux administratif et ici dénoncées), en faisant découvrir au lecteur des branches méconnues mais pourtant passionnantes (comme le droit de l’espace extra-atmosphérique), l’article fera réviser, réfléchir et apprendre. N’est-ce déjà pas si mal[7] ? Les auteurs de l’article et du présent ouvrage soutiennent en effet que l’étude du droit dans et par ou au moyen de la fiction classique comme contemporaine est un prétexte pédagogique permettant l’étude des disciplines académiques et des concepts et des notions juridiques en dehors de toute application positive. En d’autres termes, il s’agit d’une recherche juridique qui n’a d’autre fin qu’elle-même : le plaisir intellectuel de faire du droit. Par ailleurs, les auteurs ne moquent en aucun cas l’artiste, ses textes et ceux qui les écoutent. Ils ont conscience qu’ils jouent de fiction(s) eux-mêmes pour traiter de questions juridiques. Ils assument totalement le fait que le présent article n’est qu’une succession de prétextes pédagogiques à l’étude du / des droit(s) dans un cadre fictionnel et ce, au prisme de l’Unité du droit. Ils savent pertinemment qu’Aya Nakamura est une chanteuse mais ont décidé de l’envisager de manière fictive en juriste en analysant ses textes comme une doctrine juridique ou nakamurienne (sic) qui permettra d’interroger plusieurs pans du droit positif.

l’ouvrage a été publié avec le soutien
et en partenariat étroit avec le partenaire du Collectif L’Unité du Droit :
Curiosités Juridiques

Obsédés textuels. On dit parfois des juristes qu’ils sont des « obsédés textuels » et qu’ils réussissent à trouver sinon à voir du Droit partout y compris là où il n’y en aurait peut-être pas, de la même manière qu’un artiste verrait de l’art potentiel en tout chose. Il y a cependant aussi, à la seule lecture de l’intitulé de cette contribution, des juristes qui vont se sentir rétifs et réticents sinon frontalement hostiles à l’idée qu’on puisse rechercher et analyser des questions juridiques et politiques dans l’œuvre de Mme Aya Danioko dite Aya Nakamura, chanteuse – désormais internationale[1] et populaire – qui n’est effectivement ni juriste ni auteure de doctrine juridique reconnue comme telle.

Les auteurs de l’ouvrage
M. le pr. M. Touzeil-Divina & M. R. Costa

L’objet du droit, c’est l’activité humaine. Si l’on retient comme nous l’a appris le doyen Foucart[2] que « l’objet principal du droit est l’homme », alors il faut nécessairement que le juriste non seulement acte que toute activité humaine (y compris fictionnelle) est potentiellement un objet d’étude et d’application juridiques mais encore qu’il appartient au juriste, s’il veut rester connecté à la société dans laquelle il se trouve, de se préoccuper de tous les faits sociaux qui l’entourent. « Le juriste[3] (à nos yeux) est accompli lorsqu’il sait rester curieux et être attentif à celles et à ceux qui l’entourent. Le juriste n’est plus (ou ne devrait plus être) ce notable sciemment éloigné de la table du repas social. Il est (et doit être) ce commensal impliqué et soucieux des manifestations sociales ». Or, sur ce point, les faits sont indiscutables : Aya Nakamura est – depuis 2017 (avec la sortie de son premier album Journal intime) et singulièrement depuis que son deuxième opus éponyme (Nakamura) a été promu « disque de platine » en 2018 – un véritable phénomène de société[4]. Par ailleurs, la chanteuse est entrée en 2019 au classement des 500 artistes les plus écoutés de la planète ainsi qu’à celui des 50 personnalités françaises les plus influentes du monde, détrônant jusqu’à Edith Piaf de l’artiste française la plus écoutée dans certains pays étrangers.

Le juriste qui l’ignorerait ne vivrait ainsi pas dans son époque.

Droit & idées politiques dans des fictions modernes. Il est évident que toute fiction ne parle pas de droit. Certains supports fictionnels (ce qui est le cas des chansons) y sont en revanche plus propices et ce, précisément lorsqu’ils évoquent des phénomènes et des actions ou activités sociales.

En étant ainsi un reflet, un témoin, une citoyenne – parfois même engagée – dans ses textes, Aya Nakamura parle d’objets juridiques. Elle donne à jouer avec des images juridiques et judiciaires dès le titre de certaines pistes : La dot, Gangster, Gang (feat. Niska) ou encore Soldat. Puis dans les textes : « Ouais je sens t’as le seum, j’ai l’avocat » in Pookie, « A la Bonnie and Clyde, t’es validé […] Suis-moi, tu verras, ça d’viendra illégal » in La dot.

Droit(s) & Littérature(s). Dans un premier temps, plusieurs universitaires du mouvement Law & Literature[5]ont d’abord considéré les liens entre droit(s) et fiction(s) à travers les romans et le théâtre principalement. Depuis plusieurs années, ce sont les films de cinéma et les séries télévisées qui ont intégré ces études juridiques de fictions ce dont témoigne aisément tant pour les romans que pour les séries télévisées le présent ouvrage. La littérature classique comme la pop-culture sont donc bien au cœur de ces recherches tant juridiques que littéraires. Les chansons[6], en décrivant des réalités ou parfois des fictions courtes qui sont – en tout état de cause – des reflets de l’activité humaine rentrent donc également potentiellement dans cette analyse initiée par le mouvement Droit & Littérature.

On notera, et il est important de le souligner ici explicitement, qu’il existe encore dans l’Université française des collègues (qui ne se procureront pas d’eux-mêmes cet ouvrage jugé par eux sûrement insignifiant) qui considèrent encore non seulement qu’ils ont le monopole de ce qui mérite(rait) d’être étudié avec sérieux mais encore qui dénigrent celles et ceux – dont nous sommes – qui s’occupent de droit(s) dans des fiction(s) et ce, pour y mener des études juridiques (par eux niées). Il s’agirait, ont même dit certain.e, d’une utilisation détournée voire frauduleuse de l’argent public. Bien sûr que le présent article est – aussi – un divertissement. Bien sûr qu’il va parfois proposer des interprétations capillotractées dans le seul but d’intéresser un public estudiantin qui, de lui-même, n’aurait pas acquis un ouvrage juridique mais, précisément, tel est bien l’un des objectifs assumés par ses porteurs et notamment par le Collectif L’Unité du Droit organisateur : ne plus considérer les études de Droit comme nécessairement désagréables, techniques, surannées, déconnectées de la réalité et élitistes mais au contraire des études actionnées par des acteurs et des actrices de ce siècle à l’écoute de la société et de ses préoccupations et faisant venir à elles et à eux des étudiants qui auraient sinon été rebutés. Partant, les propositions ici faites ne sont pas que des élucubrations vides de sens.

Discours du Droit & sur le(s) droit(s). Interprétations réalistes. La présente contribution va donc rechercher dans les textes des chansons d’Aya Nakamura s’il existe – et c’est évidemment le parti pris annoncé – une ou plusieurs dimensions juridiques. Partant, on oscillera – sciemment et volontairement – entre de véritables positions juridiques que nous estimons percevoir chez l’artiste et ce, par exemple dans certains engagements en faveur des droit(s) des femmes mais aussi – ce dont on ne se privera pas – en dénichant parfois du droit là où la chanteuse n’en avait certainement pas volontairement mis ou perçu.

Cela dit, n’est-ce pas là – précisément – la force du pouvoir de l’interprétation juridique que de faire dire – parfois – à un texte ce que son auteur n’a pas nécessairement cru ou voulu ? Lorsqu’en 1962 le Général de Gaulle sachant parfaitement que l’article 89 de la Constitution rend impossible une révision de la norme fondamentale en proposant directement au peuple de procéder à un changement par voie référendaire, il interprète le Droit de façon singulièrement extensive, personnelle et largo sensu. Il est évident que les rédacteurs de 1958 ne voulaient pas que se réalise ce qui s’est pourtant accompli en 1962 mais l’interprétation juridique l’a matérialisé car – en droit comme en arts[8] – : « Fuori dell’interpretazione, non c’è norma » (hors de l’interprétation, il n’y a pas de norme) ! C’est donc en « interprètes réalistes » que nous allons vous proposer des lectures juridiques de l’œuvre d’Aya Nakamura essentiellement à partir de son album Nakamura (version jaune initiale et édition Deluxe de l’automne 2019) et ce, autour de trois temps que réunit l’Unité du Droit : en droit administratif (I), en droit privé de façon plus générale (II) ainsi que dans quelques matières dites de spécialité(s) juridique(s) (III). Partant, vous allez découvrir une Nakamura juriste et même spécialiste.

Voici la table des matières de l’ouvrage :

Introduction                                                                          

I. Aya & le droit administratif                       

     A. Oh ! Gaja !                                                                      

     B. Une nouvelle sélection administrative :
          la Sagaa                                                                           

     C. Nakamura, spécialiste du contentieux
          des contrats publics                                                 

II. Aya & le droit privé                                     

     A. Nakamura & le droit des personnes
          et de la famille                                                            

     B. Nakamura & le droit au respect
          de la vie privée                                                            

     C. Nakamura & le droit des sociétés                     

III. Aya & l’Unité du droit                                

     A. Nakamura & le droit aéronautique                  

     B. Nakamura & la propriété intellectuelle         

     C. Nakamura & la théorie du Droit                         

& Voila notre grand jeu de la Saint-Valentin :

Pour gagner un exemplaire COLLECTOR numéroté et dédicacé par les deux auteurs de l’ouvrage (n° 90 / 99), il vous suffit de retweeter le post émis ce 14 février 2020 par Curiosités juridiques ….

Le ou la gagnant.e sera choisi.e. au hasard ….


[1] On apprend même que l’artiste sera en vedette du mythique festival de Coachella en 2020.

[2] Foucart Emile-Victor Masséna, Eléments de droit public et administratif ; Paris, Videcoq ; 1834 ; Tome I.

[3] On reprend ici l’opinion qu’à défendue l’un des coauteurs de l’article in « Droit(s) & Série(s) télévisée(s) : mariage de, avec ou sans raison ? » in Jcp – édition générale ; n°8 ; 25 février 2019 (« libres propos »).

[4] Le présent article intègre a minima l’ensemble des titres de l’album Nakamura (2018 et édition Deluxe de 2019 avec ses cinq titres supplémentaires dont un remix).

[5] Parmi lesquels, l’un des moteurs de ce mouvement dont la collection « Unité du Droit » des Editions L’Epitoge a accueilli le très bel ouvrage suivant : Weisberg Richard, La parole défaillante ; Toulouse, L’Epitoge ; 2019.

[6] Ainsi que le Collectif L’Unité du Droit l’avait déjà abordé avec : Touzeil-Divina Mathieu & Hoepffner Hélène (dir.), Chansons & costumes « à la mode » juridique et française ; Le Mans, L’Epitoge ; 2015.

[7] On présentera ici ses excuses auprès du lecteur pour qui ces questions sont une évidence mais la récente altercation publique provoquée par une collègue procédurière qualifiant d’adolescents irresponsables et de juristes utilisant à tort les deniers publics au regard de sa vision nécessairement objective de l’Université a de quoi faire frémir.

[8] Ascarelli Tullio, « Giurisprudenza costituzionale e teoria dell’interpretazione » in Rivista di diritto processuale ; Anno XIII (1957), n°1-3, p. 10.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Jaurès en 2020 (par Mmes Mélina Elshoud & Marietta Karamani)

Voici la 51e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui de l’article de Mmes Marietta Karamanli & Mélina Elshoud publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).

Volume IV :
Jean Jaurès

& le(s) droit(s)

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes
Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz

– Nombre de pages : 232
– Sortie : mars 2020
– Prix : 33 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-44-5
/ 9791092684445
– ISSN : 2272-2963

Jaurès en 2020 :
entre instrumentalisation(s)
& héritage(s)

Marietta Karamanli & Mélina Elshoud
Députée de la 2e circonscription de la Sarthe
& Conseillère départementale de la Sarthe

Mesdames, Messieurs les Professeurs, Mesdames, Messieurs,

Vos contributions l’ont toutes très bien démontré : Jean Jaurès est bel et bien un acteur politique de notre temps, en ce sens que, nombreuses sont toujours les références à son travail, à sa pensée, à son action publique.

Parmi ces références, il est intéressant de constater que les discours des responsables politiques français lui réservent une place particulière, mais surtout grandissante ; certains commentateurs[1] ayant évoqué une « Jaurèsophilie » ou une « Jaurèsmania ».

Il n’y a pas de récente campagne électorale nationale française, et notamment présidentielle, qui échappe à une volonté d’appropriation, ou du moins à des manœuvres que nous qualifierons librement « d’assimilation » de la pensée de Jean Jaurès par les principaux courants politiques de notre vie nationale. Gilles Candar, un des meilleurs spécialistes de l’homme et de son œuvre – que nous saluons – a lui-même publié un long papier sur la campagne présidentielle de 2007 et la revendication par des partis de droite du tribun socialiste, un phénomène qu’il qualifie de « nouveau[2]», non pas dans son principe, mais dans son ampleur depuis le début de la Ve République.

En 2007, la droite scande « Je me sens l’héritier de Jaurès[3] » et la gauche conteste une « captation d’héritage[4]». Cette bataille mémorielle avait inspiré à Philippe Bilger cette question simple, bien qu’il la trouve lui-même « infiniment vulgaire[5]» : « A qui appartient Jaurès ? ».

Dans le cadre de cette intervention, nous n’avons pas cherché à répondre à cette question – non pas qu’elle soit mal posée car au contraire elle résume bien le « procès en légitimité[6] » qui est fait aujourd’hui à celui qui décide de citer Jaurès – mais parce que la réponse nous semble indubitable et donc dénuée d’intérêt : Jean Jaurès n’appartient à personne, ou plutôt, il appartient à tout le monde, en ce qu’il est, comme l’écrit Gilles Candar, « le patrimoine commun de l’humanité[7] ».

Nous avons eu à cœur toutes deux de faire œuvre d’analyse en soumettant à une démarche libre et contradictoire notre examen de la filiation revendiquée d’un homme, à la fois, acteur et décideur politique, et universitaire.

Nous avons souhaité, d’une part, mettre en exergue les motivations qui conduisent, quel que soit le bord politique, des responsables élus à se référer à Jaurès.

Nous avons souhaité, d’autre part, voir si ces citations correspondaient bien à la philosophie de Jaurès, mais non pas en passant chacune des assertions de nos responsables politiques à la moulinette critique de leur pertinence au regard des principes et propositions de Jean Jaurès – ce qui aurait demandé une grande familiarité avec l’œuvre de Jaurès que nous ne prétendons pas avoir et ce qui risquerait d’encourir le reproche d’une interprétation du passé à la lumière d’enjeux en opportunité du présent – mais, nous avons essayé de tirer des enseignements de la façon dont Jaurès lui-même a pu utiliser des références à une œuvre ou à un propos de ses prédécesseurs pour éclairer l’actualité politique contemporaine.

Evidemment, notre propos est « situé » c’est-à-dire que nous parlons d’une place particulière, élu-e-s toutes deux, avec des engagements partisans, et nous avons l’expérience de celles et ceux qui citent Jaurès avec parfois du talent mais surtout le souhait de trouver ou gagner une légitimité que donnerait l’Histoire en disant que lui, Jaurès, l’aurait ou pas, fait ou pensé.

Sans prétendre à l’exhaustivité, nous souhaiterions vous rappeler quelques exemples caractéristiques de cette « assimilation » politique des propos de Jean Jaurès.

En avril 2007, lors d’un meeting dans la région, Nicolas Sarkozy alors candidat à la Présidence de la République cite une trentaine de fois Jean Jaurès[8] déclarant qu’il s’en sent « l’héritier ». « Laissez dormir Jaurès » demande-t-il à la gauche d’aujourd’hui qui, selon lui, « n’aime pas le travail » contrairement à celle d’hier, et à la droite qu’il incarne et qui veut permettre à ceux qui veulent travailler plus pour gagner davantage de pouvoir le faire. Un peu plus tard, à l’occasion d’un meeting à Paris pour les législatives, François Fillon s’offusque[9] « Est-ce la faute des citoyens, si le parti de Jaurès et de Blum est devenu l’un des plus rétrogrades d’Europe ? ».

En janvier 2011, à Tours, Marine Le Pen évoque, lors du congrès de son mouvement, la pensée jaurésienne et déclare que Jaurès aurait dit en son temps « A celui qui n’a plus rien, la patrie est son seul bien », confirmant, selon elle, qu’il a été « lui aussi trahi par la gauche du FMI ». Cette référence n’est pas nouvelle puisqu’en 2007 déjà, son père Jean-Marie Le Pen avait fait valoir une pseudo filiation au patriotisme de Jaurès, et en 2009, cette citation avait orné les affiches de la campagne européenne de Louis Aliot et notamment à Carmaux, suppléée par la phrase « Jaurès aurait voté Front national ».

En 2012, à Toulouse, François Bayrou alors candidat à l’élection présidentielle et contestant le Président sortant, Nicolas Sarkozy, cite Jaurès, en reprenant son propos selon lequel « On doit les mener [les Français] sur le seul chemin qui soit le chemin de la République, on doit les mener vers les hauteurs […]. C’est trahir la République que de la tirer vers le bas[10] » !

Le 23 avril 2014, François Hollande, Président de la République, vient expliquer ses réformes à Carmaux et rappelle à cette occasion que Jaurès « enseignait la patience de la réforme, la constance de l’action, la ténacité de l’effort[11] ». En juillet 2014, Jean-Christophe Cambadélis en visite à Carmaux compare François Hollande, alors en difficulté face à sa propre majorité parlementaire et à l’opinion, à Jean Jaurès. Selon lui, les deux hommes partagent un destin commun ; ils auraient été de grands incompris de leur époque. Il déclare « Il est intéressant de constater que [Jean Jaurès], en son temps décrié, honni, vilipendé – on l’a même assassiné – soit devenu par la suite une figure de notre nation[12] ».

La même année, en juin, Manuel Valls, Premier ministre en visite au Centre des monuments nationaux pour inaugurer une exposition sur le centenaire de la mort de Jaurès, affirme que ce dernier aurait voté le « pacte de responsabilité », une mesure chère à François Hollande qui vise à alléger les charges sociales des entreprises s’engageant à embaucher, car il aurait été, selon lui, « de ceux qui veulent gouverner et qui veulent que la gauche gouverne dans la durée[13] ». En face, dans une tribune intitulée « Jaurès revient ! Ils ont changé de camps ! », Jean-Luc Mélenchon lui reproche de « Faire parler les morts pour endormir les vivants[14] ». Paradoxalement, il se soumet lui-même dans le reste de sa lettre à cet exercice délicat consistant à expliquer ce qu’aurait fait Jaurès s’il était encore vivant[15].

En juillet 2017, le même Jean-Luc Mélenchon, élu de son mouvement La France insoumise, aurait demandé au Président de l’Assemblée nationale la place dans l’hémicycle autrefois occupée par Jaurès[16].

Enfin, en mai 2017, quelques semaines avant, Emmanuel Macron, candidat à l’élection présidentielle en meeting à Albi, déclare que Jean Jaurès « n’est pas celui qu’on veut nous faire croireC’était un homme qui aimait la liberté beaucoup plus que ceux qui le citent à loisir aujourd’hui. C’était à ce titre un défenseur de l’entrepreneur ce qui surprend souvent […]. Il est en quelque sorte l’homme du « en même temps » que je porte aujourd’hui. Il n’était pas enfermé dans l’égalitarisme[17] ».

Autant d’égards et d’hommages peuvent surprendre[18].

Quatre motifs, qui peuvent se superposer et jouer ensemble, nous paraissent expliquer cet engouement au moins « facial » pour la place et la parole qu’incarne le philosophe et député que fut Jean Jaurès.

I.

La première raison est la conquête ou la reconquête en légitimité d’un électorat de gauche attaché à la tradition d’un socialisme français, indépendant, démocratique, exigeant quant aux finalités, et dépassant les appareils. Citer Jaurès c’est d’abord puiser dans l’imaginaire collectif de la gauche et renvoyer aux combats et aux idéaux de l’homme. De ce point de vue, on cite beaucoup Jaurès pour susciter de l’espoir et de l’effervescence. D’ailleurs, à gauche, chaque campagne nationale comprend son meeting à Toulouse, à Albi ou à Carmaux, lequel offre une occasion privilégiée de puiser dans l’œuvre de Jaurès : ce fut le cas pour François Hollande en 2012, pour Benoit Hamon et Jean-Luc Melenchon en 2017, ou encore pour Raphaël Glucksmann en 2019.

Toujours pour retrouver de la légitimité, on utilise aussi Jaurès comme « justification », comme pour dire qu’une mesure est « vraiment de gauche même si elle n’en a pas vraiment l’air ». Les propos précités de Jean-Christophe Cambadelis, de Manuel Valls ou de François Hollande, valorisant le pragmatisme de Jaurès et rappelant parfois l’impopularité de ses positions, peuvent facilement y trouver une raison d’être.

Enfin, et toujours dans cette volonté de légitimer ou justement de délégitimer, on cite Jaurès pour critiquer des politiques « pas assez de gauche ». Cette démarche a été beaucoup utilisée par La France insoumise ou le Front national pour fustiger les réformes prises sous le quinquennat de François Hollande, notamment dans l’objectif de s’adresser à un électorat ouvrier, qui constituait historiquement une base électorale du socialisme[19]. Les propos de Jaurès sur le protectionnisme, sur le travail, sur la patrie ont été beaucoup utilisés car ils servent des revendications sociales et donc une « une prolétarisation du discours[20] ».

II.

La deuxième raison est la volonté de rassemblement des candidats à l’élection présidentielle qui doivent dépasser leur camp et pour lequel la référence à Jaurès rend possible un ralliement au-delà du camp droite-gauche. Les propos tenus par les deux candidats qu’ont été successivement Nicolas Sarkozy ou Emmanuel Macron dans leur registre spécifique peuvent y trouver leur origine.

III.

La troisième raison s’apparente à une vision nationale dans laquelle la figure de Jaurès est consensuelle, même si marquée à gauche, une figure qui a fait la France au même titre que d’autres figures historiques et dont la mort au service de la paix transcende les différences et les oppositions mêmes violentes d’avant ! On cite Jaurès comme on cite de Gaulle, Aristote, Briand, etc. C’est un « marqueur » intéressant pour des partis qui veulent nourrir ou « se racheter » en quelque sorte une image républicaine.

IV.

Enfin, la quatrième raison tient moins au fond qu’à la forme : Jaurès rassemble car tout le monde lui reconnaît des qualités « politiques » essentielles.

Il est d’abord très bon orateur, surnommé Saint-Jean  Bouche d’Or. D’ailleurs, sa figure est souvent utilisée par des agences de communication, de management et de formation à la prise de parole en public et on le retrouve en librairie dans Convaincre comme Jaurès. Comment devenir un orateur d’exception[21].

Fondant son engagement sur des valeurs universelles – ses propos sur le courage, l’humanité ou l’optimisme sont ceux qui sont le plus cités par les élus de tous bords – il apparaît comme un homme de convictions tout autant que de consensus, un homme respectueux des traditions mais marquant par son originalité, et prouvant, s’il le faut, que ces qualités ne sont pas inconciliables.

Tout cela lui vaut d’être respecté et craint, admiré par ses soutiens et ses adversaires, faisant de lui un grand homme public. Citer Jaurès aujourd’hui pour un élu, c’est admettre de prendre en modèle un homme politique de son envergure.

Il s’agit là, nous semble-t-il d’une vision de Jaurès qualifiable de « patrimoniale » ; elle n’est, elle-même, pas exempte d’une vision partisane tendant à faire de Jaurès une référence évoquant davantage le passé de la France que son actualité. Cette vision peut être revendiquée à titre subsidiaire par les uns et les autres.

A l’évidence, certains responsables peuvent avoir un rapport personnel à l’auteur et acteur Jaurès pour l’avoir lu, avoir étudié son action et ses prises de positions sur le long terme, cela devient alors souvent plus intéressant.

A l’évidence aussi, certains responsables « font leur marché » dans une pensée qui reste vivante car elle pose des questions et tente de dessiner un chemin, mais les comparaisons s’arrêtent souvent sur un point, un sujet, une crise, et ils n’envisagent pas sa pensée comme un tout, un mouvement et c’est là que peuvent émerger des contre-sens majeurs.

La plupart de ces citations procèdent d’ailleurs, nous l’avons laissé percevoir, d’une logique de communication visant par une phrase à revendiquer une part de l’héritage sans même connaître les problématiques d’ensemble posées. On use de la légitimité de Jaurès pour en faire un « supporter » de renom.

Nombreuses sont, malheureusement, les références appartenant à cette dernière typologie de citations, utilisées non pas pour éclairer une vision et nourrir un débat, mais comme un argument d’autorité et un faire-valoir pour conforter une position que l’on veut indiscutable.

Ainsi, on constate avec désarroi que ceux qui mettent en avant l’intérêt porté au travail par Jaurès, le font au détriment de son souhait de mettre fin au salariat et de partager les moyens de production avec les travailleurs. Ceux qui mettent en avant le rôle et l’importance de la patrie pour Jaurès, oublient souvent sa conviction profonde que « le jour où un seul individu humain trouverait, hors de l’idée de patrie, des garanties supérieures pour son droit, pour sa liberté, pour son développement, ce jour-là l’idée de patrie serait morte[22] ».

Journalistes, universitaires, politiques ont souvent condamné les citations « tronquées » de Jaurès qui conduisent des responsables politiques à lui faire dire autre chose, comme François Fillon en 2007 dont l’article tronqué en faisait le défenseur du patronat[23], ou comme Marine Le Pen en 2011, citant une citation non référencée et en fait inexistante dans les écrits de Jaurès[24], ou qui conduisent à passer sous silence une partie de son propos, à l’image de Raphaël Glucksmann qui citait, à Toulouse, il y a quelques mois, Jaurès pour sa conviction dans le caractère réformateur du Parti socialiste, tout en taisant le fait que cette conviction tient à ce que le parti veut, à l’époque, nous citons, « abolir le salariat, résorber et supprimer tout le capitalisme[25] ».

Au cours de nos lectures, nous avons remis la main sur un texte de Jaurès, et plus précisément sur une conférence de philosophie qu’il donna à l’Université de Toulouse en 1893 sur « les idées politiques et sociales de Rousseau[26]», philosophe qu’il considère comme une de ses sources d’inspiration.

Nous l’avons trouvé intéressant car il donne une illustration de la façon dont Jaurès avait lui-même pu utiliser l’œuvre d’un de ses prédécesseurs au service d’une analyse de la politique contemporaine à laquelle il aimait se livrer, plus d’un siècle après.

Nous avons en effet tenté de voir si selon lui il était possible de juger les effets d’idées politiques énoncées pour changer un monde, alors même que ce monde a changé et peut encore être changé. Dans ce cours, Jaurès met en évidence quelques éléments significatifs de la pensée de Rousseau et établit une réelle continuité entre sa pensée socialiste et celle du philosophe des Lumières. Tout d’abord, il considère que Rousseau est au commencement de l’idée socialiste, je cite, « qui était en lui, par son désintéressement, son détachement personnel[27] ». Rousseau est un homme d’esprit « désintéressé », et c’est selon Jaurès, ce qui a donné de l’autorité à ses idées. Mais dans le même temps, c’est ce « désintéressement » qui l’a empêché, selon lui, d’être un « penseur d’action[28]» c’est à dire de « croire à la possibilité d’obtenir les transformations profondes exigées par le droit[29] ».

Le deuxième élément, c’est qu’il est un penseur de l’idéal de la liberté politique et de l’égalité sociale. Il pense les institutions comme régulant la société mais aussi comme pouvant enchaîner les individus. S’il se félicite des progrès, il connaît l’effet néfaste des passions qui se déchaînent. C’est ce qui nourrit chez lui la force de l’idée du Droit, notamment pour encadrer la question de la propriété individuelle, car il a ce mot fort : « la faiblesse humaine est disproportionnée au progrès humain[30] ». 

Dans son cours, Jaurès met en évidence la cohérence et la cohésion d’une pensée complète habitée par le souci de l’égalité et des solutions concrètes à y apporter, et dont le défaut majeur est pour Rousseau de ne pas avoir suffisamment « cru », nous citons Jaurès, « à sa chimère[31]! ».

Car Jaurès constate que Rousseau, qui a agi si puissamment sur la Révolution, ne croyait pas au succès possible de cette Révolution et, il confesse même qu’il n’est « pas sûr que pour cet homme concentré, fermé à certaines légèretés d’enthousiasme, la Révolution française n’eût pas été une nouvelle cause de désespoir[32]». Et, pourtant la liberté y a été acquise et persiste un siècle plus tard. Il constate aussi que si les clauses de son contrat social n’ont jamais été exposées, partout elles ont été facilement adoptées et reconnues. S’il n’y trouve pas de solution précise pour décliner son action politique, Jaurès puise dans Rousseau l’inspiration de la Justice, l’attachement au Droit, et il y puise aussi par expérience d’une Révolution que Rousseau n’a pas connue, l’optimisme et la conviction qu’un jour « la grandeur des événements répond à la grandeur de la pensée[33] ».

Ainsi si on veut établir une continuité, si ce n’est parfaite, du moins logique entre Jaurès et la politique d’aujourd’hui, on devrait rétablir un lien entre sa vision politique d’ensemble et son comportement et les enjeux du moment.

Comme l’a très justement écrit Gilles Candar, « la politique n’a de sens pour lui que rattachée à une conception générale de la vie et de l’humanité[34] ».

Ceux qui se revendiquent de Jaurès n’ont pas toujours eu la chance ou tout simplement le souhait de connaître « le socialisme des origines, qui avait une dimension internationale et portait un modèle de société[35] » comme le disait le socialiste et ancien Premier ministre Michel Rocard. Ce dernier insistait sur cette dimension essentielle : « Il y avait la conscience de porter une histoire collective, elle était notre ciment[36]».

A l’évidence, cet intérêt et ce désir n’existent pas toujours chez ceux qui le célèbrent ou lui empruntent un morceau d’intelligence ou de gloire. Ils n’existent pas chez ceux que Jaurès appelait les « hommes pratiques[37]» qui « emploient quelques mots humanitaires pour amorcer les suffrages du peuple, et qui, sous ces mots, ne mettent aucun sentiment ardent, aucune idée précise qui puisse inquiéter les privilégiés[38] ». Par ailleurs, la crise du socialisme démocratique actuelle dépasse largement la question des citations et de ceux qui les utilisent. 

Il faut néanmoins rappeler cette part manquante : citer Jaurès c’est peut-être en partie « du » Jaurès, mais c’est seulement en partie[39], sans le socialisme et la préoccupation de porter un regard sur un fait essentiel tel qu’il résumait la pensée de Rousseau : « Tout homme entrant dans l’ordre social doit y trouver l’égalité, en échange de la liberté dont il fait abandon[40] ».

Pour conclure, il nous semble que la pensée de Jaurès reste « dynamique » parce que ses propos peuvent faire écho à des évènements et questionnements contemporains variés posés par la mondialisation, par la recherche de la paix, par la paupérisation et la peur du déclassement qu’elle nourrit, par la montée des individualismes et des nationalismes, par le dérèglement climatique et la question de la décroissance, par le fonctionnement de nos institutions ou encore par la réglementation du droit du travail.

Nous ne prendrons qu’un exemple ; au moment où se discute la place et le rôle de la nature dans notre société et où l’avenir des territoires ruraux est interrogé, il est éclairant de relire une dernière fois Jaurès, que nous citons : « Demain, si comme l’espèrent tous les socialistes, un nouveau système social et le perfectionnement de tous les moyens de communication permettent aux hommes de se disséminer dans les campagnes au lieu de s’entasser dans des villes démesurées, l’humanité pourra revenir à un stade antérieur ; et ce sera pourtant un progrès immense, car pouvoir vibrer à la fois, par un double contact, de l’immense vie remuante des hommes et de l’immense vie paisible des choses, quelle plénitude et quelle joie[41] ! ».

Nous aimons à croire qu’il n’aurait pas vu d’un mauvais œil que ses idées soient reprises, citées, commentées, car il aimait nourrir le débat, enseigner pour cultiver, et partager ses sources d’inspiration et de questionnement. Il voulait nourrir des esprits libres, c’est ce qui justifiait aussi son amour et sa confiance dans la République.

Si le terme « instrumentalisation » renvoie à une connotation négative, elle ne désigne que le fait d’utiliser quelque chose ou quelqu’un comme un instrument, mais elle ne dit pas au service de quoi. Et il nous semble qu’utiliser Jaurès pour faire progresser les idées du socialisme, pour nourrir la réflexion politique et juridique comme aujourd’hui, pour « aller à l’idéal et comprendre le réel[42]», pour expliquer la complexité du monde tout en le rendant plus facile à vivre pour tous, pour exiger autre chose de nos modèles sociaux et économiques, pour faire vivre et démocratiser sa pensée, cet héritage ; pour toutes ces raisons au moins, utiliser Jaurès reste une belle façon de lui rendre hommage.


[1] Guguen Guillaume, « Ces politiques qui ne jurent plus que par Jean Jaurès » in Site du journal France 24 ; 2014 ; (https://www.france24.com/fr/20140730-centenaire-jaures-jean-assassinat-politique-france-ps-fn-sarkozy-valls-hollande-pen-melenchon) (consulté le 11/08/2019).

[2] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 1 ; [http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479] (consulté le 08/08/2019).

[3] Propos tenus par Nicolas Sarkozy en 2007 lors d’un meeting à Toulouse, et contestés par le Premier secrétaire du Parti socialiste de l’époque, François Hollande. V. « Cent ans après la mort de Jaurès, les politiques se disputent son héritage » in Site du Journal Le Parisien ; 2014 ;

[http://www.leparisien.fr/politique/videos-cent-ans-apres-la-mort-de-jaures-les-politiques-se-disputent-son-heritage-28-07-2014-4033231.php] (consulté le 08/08/2019).

[4] Ibid.

[5] Philippe Bilger, « A qui appartient Jaurès ? » in Blog de Philippe Bilger ; 2007 ;

[https://www.philippebilger.com/blog/2007/01/index.html] (consulté le 22/08/2019).

[6] A propos d’une autre querelle autour de la figure de Jaurès lors des élections régionales de 2015, V. « A Carmaux, Louis Aliot et Carole Delga s’opposent autour de la figure de Jaurès » in Site du Journal France 3 ; 2015 ; [https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/tarn/carmaux-louis-aliot-et-carole-delga-s-opposent-autour-de-la-figure-de-jaures-832303.html] (consulté le 12/08/2019).

[7] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 5 ; (http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479) (consulté le 08/08/2019).

[8] « 2007 : « je me sens l`héritier de Jaurès » (Sarkozy) » in Site du journal Challenges ; 2007 ; [https://www.challenges.fr/entreprise/2007-je-me-sens-l-heritier-de-jaures-sarkozy_387775] (consulté le 08/08/2019).

[9] Micoine Didier, « Fillon se fait le chantre de l’ouverture » in Site du journal Le Parisien ; 2007 ; [http://www.leparisien.fr/politique/fillon-se-fait-le-chantre-de-l-ouverture-15-06-2007-2008125323.php] (consulté le 08/08/2019).

[10] Guguen Guillaume, « Ces politiques qui ne jurent plus que par Jean Jaurès » in Site du journal France 24 ; (https://www.france24.com/fr/20140730-centenaire-jaures-jean-assassinat-politique-france-ps-fn-sarkozy-valls-hollande-pen-melenchon) 2014 ; (consulté le 11/08/2019).

[11] « Dans son hommage à Jaurès, Hollande demande « de la patience » aux Français » in Site du journal Le Parisien ; 2014 ; (http://www.leparisien.fr/politique/dans-son-hommage-a-jaures-hollande-demande-de-la-patience-aux-francais-23-04-2014-3789203.php) (consulté le 22/09/2019).

[12] Boni Marc (de), « Cambadélis tente une comparaison entre Hollande et Jaurès » in Site du Journal Le Figaro ; 2014 ; [http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2014/07/30/25002-20140730ARTFIG00069-cambadelis-tente-une-comparaison-entre-hollande-et-jaures.php] (consulté le 13/08/2019).

[13] Chazot Sylvain, « D’après Manuel Valls, Jean Jaurès aurait voté le pacte de responsabilité » in Site du journal Le Lab Europe 1 ; 2014 ; (https://lelab.europe1.fr/D-apres-Manuel-Valls-Jean-Jaures-aurait-vote-le-pacte-de-responsabilite-15227) (consulté le 09/08/2019).

[14] Mélenchon Jean-Luc, « Jaurès reviens ! Ils ont changé de camp ! » in Site du Journal du dimanche ; 2014 ; [https://www.lejdd.fr/Politique/Melenchon-Jaures-reviens-Ils-ont-change-de-camp-677766] (consulté le 22/08/2019).

[15] « Quand Hollande abdique le pouvoir des Français dans les mains des androïdes de la Commission européenne, Jaurès lui tire l’oreille […] Quand Hollande soutient le gouvernement Netanyahou, il se fâche » in ibid.

[16] Tronche Sébastien, « Où l’on apprend que Jean-Luc Mélenchon voulait le siège de Jaurès à l’Assemblée nationale » in Site du journal Le Lab Europe 1 ; 2017 ; [https://lelab.europe1.fr/ou-lon-apprend-que-jean-luc-melenchon-voulait-le-siege-de-jaures-a-lassemblee-nationale-3380561] (consulté le 22/08/2019).

[17] « Interview exclusive d’Emmanuel Macron : « Je suis un patriote réformateur » » in Site du journal La Dépêche ; 2017 ; (https://www.ladepeche.fr/article/2017/05/03/2567441-interview-exclusive-d-emmanuel-macron-je-suis-un-patriote-reformateur.html) (consulté le 22/08/2019). V. aussi Apel-Muller Patrick, « Comment Emmanuel Macron a kidnappé Jaurès » in Site du journal l’Humanité ; 2017 ; (https://www.humanite.fr/comment-emmanuel-macron-kidnappe-jaures-635748) (consulté le 22/08/2019).

[18] Il a été noté qu’aucun responsable politique national de l’extrême gauche (il en va ainsi des partis ou organisations politiques se réclamant du trotskysme) n’a cité ou n’a dit être inspiré par Jean Jaurès en 2007, en 2012 ou en 2017, pourtant Trotsky avait considéré en 1915 que Jaurès était bien un idéaliste démocrate même si la lutte des classes façon léniniste ne l’avait pas suffisamment gagné.

[19] Selon Florian Gougou, historien, cité par Le Figaro « les évolutions du vote des ouvriers sont portées par le renouvellement des générations » et « le recul du vote de gauche des ouvriers [est alimenté] par l’arrivée de nouvelles cohortes dans le champ électoral, qui n’ont jamais eu des habitudes de vote à gauche […] Ces nouvelles cohortes votent de plus en plus pour le Front national. Ce ne sont pas les mêmes ouvriers qui hier votaient pour la gauche qui aujourd’hui votent pour le FN » in site du Figaro ; 2014 ; (https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2014/07/31/01016-20140731ARTFIG00091-quand-le-front-national-reprend-jaures.php) (consulté le 23/08/2019).

[20] Nitkowski Octave, « Quand le Front national cite Jaurès » in Blog d’Octave Nitkowski ; 2014 ; [https://www.huffingtonpost.fr/octave-nitkowski/quand-le-front-national-cite-jean-jaures_b_4670481.html] (consulté le 17/08/2019) : « Le Front national à la sauce Marine Le Pen reprend non seulement, comme chacun le sait, des idées de gauche mais s’approprie désormais – chose nouvelle – l’imaginaire collectif de gauche ».

[21] Chanoir Yohann & Harlaut Yann, Convaincre comme Jean Jaurès : Comment devenir un orateur d’exception ; Paris, Eyrolles ; 2014.

[22] Jaurès Jean, Le socialisme et la vie : Idéalisme et matérialisme ; Paris : Editions Payot & Rivages ; 2011 ; p. 83.

[23] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 3 ; (http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479) (consulté le 08/08/2019).

[24] Chamayou Grégoire, « Marine Le Pen et la fausse citation de Jaurès » in Site du journal Libération ; 2011 ; (https://www.liberation.fr/france/2011/01/21/marine-le-pen-et-la-fausse-citation-de-jaures_708831) (consulté le 17/08/2019).

[25] Extrait du discours de Jean Jaurès prononcé au Congrès de la Sfio à Toulouse en 1908. V. « Raphaël Glucksmann falsifie Jean Jaurès pour son premier meeting » in Site du média agauche.org ; 2019 ; (https://agauche.org/2019/04/07/raphael-glucksmann-falsifie-jean-jaures-pour-son-premier-meeting/) (consulté le 23/08/2019).

[26] Jaurès Jean, « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » in Revue de Métaphysique et de Morale ; 1912 ; n°3, p. 371 et s.

[27] Jaurès Jean, « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » in Revue de Métaphysique et de Morale ; 1912 ; n°3, p. 371 et s., édition numérique réalisée par Bertrand Gibier, publiée sur le Site de l’Université de Québec à Chicoumi ;

[http://classiques.uqac.ca/classiques/jaures_jean/idees_politiques_Rousseau/idees_politiques_Rousseau.html] (consulté le 23/08/2019).

[28] Ibid.

[29] Ibid.

[30] Ibid.

[31] Ibid.

[32] Ibid.

[33] Ibid.

[34] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 3 ; (http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479) (consulté le 08/08/2019).

[35] Monod Jean-Claude, « Il y a du Ricœur dans Macron, le socialisme en moins » in Site du journal Libération ; 2017 ; (https://www.liberation.fr/debats/2017/10/23/il-y-a-du-ricoeur-dans-macron-le-socialisme-en-moins_1605122) (consulté le 23/08/2019).

[36] Ibid.

[37] Jaurès Jean, « La politique » in La Dépêche ; 23 janvier 1980.

[38] Ibid.

[39] Monod Jean-Claude, « Il y a du Ricœur dans Macron, le socialisme en moins » in Site du journal Libération ; 2017 ; (https://www.liberation.fr/debats/2017/10/23/il-y-a-du-ricoeur-dans-macron-le-socialisme-en-moins_1605122) (consulté le 23/08/2019).

[40] Jaurès Jean, « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » in Revue de Métaphysique et de Morale ; 1912 ; n°3, p. 371 et s., édition numérique réalisée par Bertrand Gibier, publiée sur le Site de l’Université de Québec à Chicoumi ;

[http://classiques.uqac.ca/classiques/jaures_jean/idees_politiques_Rousseau/idees_politiques_Rousseau.html] (consulté le 23/08/2019).

[41] Jaurès Jean, Le socialisme et la vie : Idéalisme et matérialisme ; Paris : Editions Payot & Rivages ; 2011 ; p. 66.

[42] Jaurès Jean, Le socialisme et la vie : Idéalisme et matérialisme ; Paris : Editions Payot & Rivages ; 2011 ; p. 137.


Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Eloge du Droit (par le professeur Dominique Rousseau)

Voici la 19e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 9e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

L’extrait choisi est celui de l’article du professeur Dominique Rousseau dans l’ouvrage suivant :

Volume IX :
Liberté(s) !
En Turquie ?
En Méditerranée !

Ouvrage collectif
(dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public)

Nombre de pages : 314
Sortie : juillet 2018
Prix : 33 €

ISBN  / EAN :
979-10-92684-33-9 / 9791092684339
ISSN : 2268-9893

Mots-Clefs : Turquie – Liberté d’expression – Université – Méditerranée – Justice – Libertés – droit constitutionnel – droit comparé –

Présentation :

Le présent ouvrage est un cri d’alarme(s) et de détresse(s) à destination de tous les citoyens, décideurs politiques et membres de la Communauté universitaire en France mais aussi et surtout autour du bassin méditerranéen. Matérialisé en urgence au mois de juin 2018 alors que la situation de plusieurs collègues turcs a attiré l’attention de nombreux réseaux académiques dont le Laboratoire Méditerranéen de Droit Public, il a été décidé d’offrir un témoignage d’amitié et de fraternité aux membres de la Communauté universitaire de Turquie, menacée de privation(s) de liberté(s) par le régime du Président Erdogan. En particulier, l’ouvrage est adressé à notre ami le professeur Ibrahim O. Kaboglu, directeur de l’équipe turque du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public. L’opus résolument tourné vers l’espoir, le Droit et les libertés, se compose de trois parties : la première revendique davantage de libertés d’expression(s) pour nos collègues turcs et offre au lecteur plusieurs points de vues comparés sur les libertés académiques en Méditerranée (Partie I). Par suite, le livre propose de façon militante et assumée des analyses et propositions en faveur du droit constitutionnel et des libertés en Turquie (Partie II) et en Méditerranée (Partie III). Comme l’espère le président Jean-Paul Costa dans son avant-propos, « puisse cet ouvrage collectif, cet hommage solidaire, dépasser le seul symbole ; puissent les témoignages de ces femmes et de ces hommes influer quelque peu sur le cours des choses ! Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre : il fallait en tout cas essayer ».

L’ouvrage comprend une trentaine de contributions auxquelles ont participé depuis plusieurs pays méditerranéens (Espagne, France, Italie, Liban, Maroc, Turquie, …) : le Président Costa, Mesdames et Messieurs les professeurs Afroukh, Basilien-Gainche, Bockel, Bonnet, Fontaine, Freixes, Gaillet, Groppi, Iannello, Larralde, Laval, Malaret, Marcou, Mathieu, Maus, Policastro, Prieur, Rousseau, Starck, Touzeil-Divina & Turk ainsi que Mmes Abderemane, Elshoud, Espagno-Abadie, Eude, Fassi de Magalhaes, Gaboriau, Kurt, Mestari, Perlo, Rota, Schmitz mais aussi MM. Altinel, Barrue-Belou, Degirmenci, Friedrich, Gelblat, Makki, Meyer, Ozenc & Sales.

L’image de première de couverture a été réalisée, à Beirut, par Mme Sara Makki. Le présent ouvrage a reçu le généreux soutien du Collectif l’Unité du Droit (Clud), du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public (Lmdp), de l’Association Française de Droit Constitutionnel (Afdc), de l’Association Internationale de Droit Constitutionnel (Aidc) & du Collège Supérieur du Droit de l’Université Toulouse 1 Capitole.

Eloge du Droit

Dominique Rousseau
Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne,
Directeur de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne

Dans certains milieux, il est très tendance de critiquer le droit. Il serait la cause de tous les maux : l’économie de marché qu’il légitimerait, la dissolution des liens sociaux qu’il provoquerait, l’individualisme qu’il sacraliserait, l’Etat qu’il affaiblirait, … Et partout en Europe, les gouvernements s’en prennent au droit et à ceux qui le portent, les universitaires-juristes et les magistrats. La Pologne réduit la compétence des juges constitutionnels, la Hongrie remet en cause le principe d’indépendance de la Justice et des universitaires, …

« Le droit, le droit, le droit ! Si le politique veut, le droit ne doit-il pas s’incliner ! Le droit n’est-il pas là pour fournir au politique les moyens d’accomplir sa volonté ! » Certains le pensent. Malheureusement. Car le droit, et en particulier la constitution est, disait Benjamin Constant, « la garantie de la liberté d’un peuple ». Quand des hommes s’assemblent, cette réunion produit toujours la nécessité de règles qui fondent leur vie commune et organisent leurs rapports ; qui, pour reprendre l’article 2 de la Déclaration de 1789, les constituent en « association politique ». Et, dans les sociétés contemporaines, le droit est le seul médium où enraciner les règles d’intégration sociale, où fonder la démocratie.

Pour passer, en effet, de la multitude à la société, il faut, toujours et partout, qu’arrive un récit fondateur, un récit qui raconte une histoire dans laquelle chacun puisse se reconnaître, un récit qui symboliquement dit l’ensemble. Or, le récit dans lequel les sociétés se constituent en tant que telles est, précisément, une constitution ! Ce n’est par hasard si, dans ces moments politiques purs que sont les révolutions, quand tout est rapport de forces politiques, barricades, violences, il est fait appel au droit par les révolutionnaires. Les hommes de 1789 répondent au discours de Louis XVI du 5 mai par la rédaction, deux mois plus tard, de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen ; les capitaines portugais de 1974 annoncent, aussitôt après avoir renversé le régime salazariste, la convocation d’une assemblée constituante comme les tunisiens après avoir chassé Ben Ali en 2011. Pas davantage un hasard si, après les attentats de janvier 2015, les mots entendus dans la marche du 11 janvier et qui disent l’idéal du moi collectif étaient des mots constitutionnels : « liberté d’expression », « liberté, égalité, fraternité », « liberté d’écrire et d’imprimer », toute expression qui renvoie explicitement aux articles pertinents de la Déclaration de 1789 ou à la devise de la République inscrite à l’article 2 de la constitution de 1958.

Pas un hasard parce qu’une constitution n’est pas seulement un texte « technique » ; elle est ce miroir magique qui fait advenir la figure du citoyen qu’elle expose dans ses valeurs. L’état de nature ne connait pas le citoyen mais l’être humain pris dans ses déterminations sociales – sexe, âge, profession, religion, revenus, … – qui font apparaître nécessairement les différences, les inégalités de fait dans la répartition du capital économique, culturel, symbolique. Si les sociétés en restaient à ce moment-là, elles produiraient une représentation d’elles-mêmes où l’inégalité des conditions aurait la place centrale en ce qu’elle fonderait et le principe de regroupement des hommes et le fondement légitime des règles. La fonction magique d’une constitution est, précisément, de faire passer de l’état de nature à l’état civil, de transformer les êtres humains en citoyens par la grâce des valeurs communes qu’elle énonce. Elle est ce miroir dans lequel l’égalité en droits construit la figure du citoyen. La force propre du droit, écrivait Pierre Bourdieu, est d’instituer, c’est-à-dire, de faire exister, de donner vie à ce qu’il nomme. Ainsi en est-il de la constitution qui nomme et en les nommant constitue – au sens premier du terme – le peuple.

Cette part du droit dans la construction du peuple est essentiel ; dans l’histoire et dans les philosophies politiques, une compréhension a-juridique sinon anti-juridique du peuple n’a jamais ouvert les chemins de la démocratie. Car si le peuple ne se construit pas par « un accord sur le droit » comme le dit Cicéron, sur quel lien symbolique va-t-il se constituer ? Par un accord sur le sang ? Par un accord sur la race ? Par un accord sur la religion – le peuple juif, le peuple musulman, le peuple chrétien, … ? Par un accord sur la personne du chef-incarnation-du-peuple ?

Eloge du droit donc. Attaquer le droit c’est attaquer la démocratie. Ce n’est pas le suffrage universel, ni les sondages, ni le référendum qui « agacent » les politiques ; c’est le Droit. Et les juges. Dans son ouvrage, L’invention du droit dans l’Occident, Aldo Schiavone montre avec justesse qu’à Rome le droit a été inventé en se séparant progressivement de la morale et de la religion, qu’il s’est inventé comme objet autonome par rapport à la religion, au politique et à la morale grâce aux magistrats. C’est lorsqu’il y a eu un corps de juristes qui a pensé les problèmes de la société en termes juridiques et non plus en terme moral, religieux ou politique que le droit est né, par la constitution d’un corps de magistrats comme producteurs du droit. Entre l’institution judiciaire, le droit et la démocratie, il y a un lien nécessaire.

Une pensée unique se diffuse ainsi dans toute l’Europe répétant à l’envi que les droits constitutionnels sont dangereux pour la démocratie oubliant que les détruire serait détruire une forme singulière d’organisation politique des sociétés : l’Etat de Droit. Les juristes distinguent, en effet, trois formes d’Etat. L’Etat de police d’abord, qui permet aux gouvernants de concentrer entre leurs mains le pouvoir de faire la loi, le pouvoir de faire exécuter la loi et le pouvoir de juger de son application selon leur seul bon vouloir et sans contrôle possible. L’Etat légal ensuite, qui soumet le pouvoir exécutif, l’administration et la justice au respect de la loi votée par le Parlement, loi qui, expression de la volonté générale, est incontestable et ne peut donc être jugée. L’Etat de Droit enfin. Ici, un débat se noue entre juristes. Pour les uns, la notion « Etat de Droit » est tautologique car tout Etat est nécessairement un Etat de Droit, avec un système normatif produit, appliqué et contrôlé par les autorités habilitées à ces différentes tâches. Pour d’autres, l’Etat de Droit ne peut pas être l’Etat de n’importe quelle loi ; les lois votées par le Parlement doivent être soumises au respect d’un Droit qui leur est supérieur et qui fonde en conséquence la légitimité d’un contrôle juridictionnel des lois.

Evidemment, par cette querelle juridique s’expriment plusieurs enjeux. Un enjeu politique puisque pour les premiers un Etat totalitaire, autoritaire ou fasciste peut être qualifié d’Etat de Droit dès lors qu’il a une constitution qui habilite les autorités à prendre les décisions alors que pour les seconds la qualification d’Etat de Droit dépend de la nature démocratique du Droit auquel l’Etat se soumet. Un enjeu philosophique dans la mesure où si un Droit s’impose à l’Etat, il convient de savoir quelle est la source de ce Droit, son contenu et sa nature. Certains vont chercher les réponses dans la Nature ; mais, disait Héraclite, elle aime à se cacher. D’autres vont les chercher dans un Dieu ; mais ses paroles sont souvent difficiles à décrypter. Plus simplement, il faut chercher ce Droit qui s’impose à l’Etat dans les déclarations des droits de l’homme écrites par les hommes et, pour les sociétés européennes, dans la Convention de 1950. Ces droits, écrivaient le doyen Vedel, sont immanents quand ils se font et transcendants quand ils sont faits. Ils sont le résultat des luttes sociales menées par quelques hommes pour tous les hommes.

Dans « Etat de Droit », il y a « Etat », c’est-à-dire, cette scène qui offre aux hommes la possibilité de « sortir » de leurs déterminations sociales, de ne plus se voir dans leurs différences sociales mais de se représenter comme des êtres de droit égaux entre eux. Sieyès le disait : du point de vue de la citoyenneté, les différences de sexe, d’âge, d’origine n’ont pas d’importance ; la qualité de citoyen est le schème par lequel les hommes peuvent se percevoir et se reconnaître comme des égaux. Le moment « Etat » est ainsi, dans la construction d’une société, le moment qui permet aux hommes de sortir du communautarisme « naturel » et de se percevoir dans une relation politique d’égalité. Mais il y a aussi « Droit », c’est-à-dire, cette scène qui empêche l’Etat de développer sa logique propre de forme organisatrice et totalisante de la société. Le moment « Droit » est celui qui garantit aux citoyens aussi bien le respect de la vie privée, la liberté d’aller et venir, l’inviolabilité du domicile que la faculté de s’exprimer et d’agir collectivement pour proposer des normes nouvelles.

L’homme n’est homme que par la conscience, conscience de lui-même et de lui-même parmi les autres. « Je est un autre » écrivait Rimbaud. Toutes les tragédies du XXe siècle ont pour cause l’oubli ou l’ignorance ou la destruction de la conscience de soi quand les hommes abdiquent ou sont contraints d’abdiquer leur moi dans un grand tout : le parti, l’Etat, la religion, la race, … Et ce qui fait la conscience humaine, c’est le sens critique, la tension permanente entre certitude et doute, c’est le fameux « Que sais-je ? » de Montaigne, l’interrogation continue sur les savoirs.

Les valeurs constitutionnelles expriment cette tension constitutive de la conscience humaine puisqu’elles sont des promesses que la misère de monde interroge sans cesse. L’égalité entre les hommes et les femmes, la liberté individuelle, la fraternité sont, entre autres, des valeurs constitutionnelles que l’exclusion, les injustices, l’arbitraire démentent quotidiennement. De cet écart entre les promesses constitutionnelles et la misère du monde naît la possibilité d’une critique de la positivité sociale, critique à l’autorité renforcée par le fait de pouvoir s’enraciner non dans un ailleurs idéologique mais directement dans les valeurs énoncées dans la constitution. Ainsi, les valeurs constitutionnelles permettent aux hommes de prendre conscience de leur statut de citoyen, c’est-à-dire, de sujets de droit autonomes, capables de s’autodéterminer, de maîtriser leur histoire, de la réfléchir, de la discuter et de la penser.

Dénoncer les droits constitutionnels serait enlever aux citoyens l’instrument qui les protège d’un Etat absolu. Sans ces droits, il resterait l’Etat, un monstre froid disait Nietzsche. A tous ceux qui envisagent de dénoncer les textes, les hommes et les institutions qui les portent, il convient de rappeler ce que déclaraient les hommes de 1789 : « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernants ».

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Le vote du budget dans The West Wing (par M. Damien Connil)

Voici la 18e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 7e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012 : Le Parlement aux écrans !

Au sein de ce opus, nous avons choisi de publier le bel article de M. Damien Connil à propos du vote du budget dans la série The West Wing.

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume VII :
Le Parlement aux écrans !

Ouvrage collectif
(Direction : Mathieu Touzeil-Divina)

– Sortie : automne 2013 / Prix : 39 €

  • ISBN : 979-10-92684-01-8
  • ISSN : 2259-8812


Présentation :

Le présent ouvrage est le fruit d’un colloque qui s’est déroulé à l’Université du Maine le 05 avril 2013 dans le cadre de la 2ème édition des « 24 heures du Droit ». Co-organisé par le Collectif L’Unité du Droit et le laboratoire Themis-Um (ea 4333), il est dédié à la mémoire du professeur Guy Carcassonne qui fut l’un des membres de son conseil scientifique et dont l’allocution de clôture est ici reproduite in extenso en hommage. Le colloque « Le Parlement aux écrans ! » (réalisé grâce au soutien de l’Assemblée Nationale ainsi qu’avec le concours des chaînes parlementaires Public Sénat & Lcp-An) s’est en effet proposé de confronter le droit parlementaire et ses acteurs à tous les écrans : de communication(s), informatiques, réels ou encore de fiction(s). Comment les délégués d’une Nation (en France mais aussi à l’étranger) sont-ils incarnés et / ou représentés dans et par les écrans ? Les médias leur sont-ils singuliers ? L’existence de chaînes à proprement parler « parlementaires » est-elle opportune et efficiente ? En particulier, comment y est gérée la question du pluralisme et de l’autonomie financière ? Comment le cinéma, la fiction et finalement aussi peut-être le grand public des citoyens perçoivent-ils le Parlement et ses acteurs, leurs rôles, leurs moyens de pression ? Y cède-t-on facilement à l’antiparlementarisme ? Comment y traite-t-on des enjeux et des phénomènes parlementaires historiques et / ou contemporains ? Quelle y est la « mise en scène » parlementaire ? Existe-t-il, même, un droit de ou à une télévision camérale ?

Telles sont les questions dont le présent colloque a traité avec la participation exceptionnelle du maestro Costa-Gavras, de parlementaires (dont le Président Delperee et la députée Karamanli), d’administrateurs des Chambres, de journalistes caméraux et directeurs de chaînes, d’universitaires renommés (dont les professeurs Benetti, Ferradou, Guglielmi, Hourquebie, Millard, de Nanteuil, Touzeil-Divina et Mmes Gate, Mauguin-Helgeson, Nicolas & Willman) ainsi que d’étudiants des Universités du Maine et de Paris Ouest.

« Les juristes (…) et les politistes s’intéressent à cette scène particulière [le Parlement] avec intelligence, distance et humour. Ils ne laissent jamais indifférents lorsqu’ils donnent un sens à l’action des politiques sur cette scène originale. Ils interprètent, c’est un trait des juristes, les positions des politiques et leur façon de se mouvoir entre eux devant les citoyens. Plus encore ils donnent à voir les relations que les écrans, la fiction, a et entretient avec une réalité qui ressemble, elle-même, à une scène. Il y a un effet de miroir et de lumières très original que le cinéma n’est pas / plus seul à donner. Pour le comprendre il faut lire l’ensemble des contributions de ce colloque original, intelligent et libre, et qui rend plus intelligent et plus libre ».   Costa-Gavras

Colloque réalisé et ouvrage publié avec le concours du Collectif L’Unité du Droit, du groupe SRC de l’Assemblée Nationale ainsi que du laboratoire juridique Themis-Um.

Quand le vote du budget se transforme en thriller
A propos de deux épisodes
de The West Wing

Damien Connil
Chargé de recherches (Cnrs) –
Université de Pau (Umr 7318 – Ie2ia)

Le vote du budget n’est pas, à première vue, le sujet parlementaire le plus télégénique. Pourtant, en s’appuyant sur la réalité et en présentant ce processus de manière très accessible, une série télévisée – The West Wing (A la Maison Blanche) – est parvenue, à travers deux de ses épisodes (les épisodes 7 et 8 de la saison 5[1]), à mettre en scène et à dramatiser cet évènement constitutionnel et parlementaire particulier qu’est l’adoption du budget. La série, qui raconte le fonctionnement quotidien de l’exécutif américain en mettant en scène le Président des Etats-Unis – un Président fictif, le Président Bartlet – et ses conseillers, transforme même l’élaboration du budget en un véritable thriller, un thriller budgétaire[2]. C’est, précisément, cette mise en scène du processus budgétaire qui mérite d’être examinée.

A titre liminaire, quelques précisions d’ordre général sont nécessaires. Aux Etats-Unis, de manière schématique, il appartient au Congrès de voter le budget tandis que le Président dispose, quant à lui, d’un droit de veto[3]. Plus précisément, en application du Budget and Accounting Act de 1921, le Président soumet au Congrès, le premier lundi de février de chaque année, un projet de budget. Assisté par l’Office of Management and Budget (Omb), le Président y détaille, notamment, les recettes et les dépenses envisagées ainsi qu’une estimation des emprunts et de la dette, des recommandations législatives et politiques ou encore une évaluation des performances économiques. A partir de ce projet, et depuis le Congresional Budget Act de 1974, le Congrès doit faire un choix : ou bien, il s’appuie sur la proposition du Président pour amender puis adopter le budget ; ou bien, le plus souvent, il élabore sa propre proposition de budget fédéral qu’il adopte sous la forme d’une concurrent resolution et qu’il élabore avec le Congressional Budget Office (Cbo) qui l’assiste. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’une loi mais d’une simple résolution conjointe qui échappe ainsi au veto présidentiel.

Le budget fédéral définitif est, quant à lui, adopté, dans un second temps, lorsque l’ensemble des dispositions législatives nécessaires et, en particulier, les différentes lois de répartition des crédits (appropiations bills) sont elles-mêmes votées et adoptées par les parlementaires pour former le budget ; c’est à cet ensemble législatif-là que le Président pourra, le cas échéant, opposer son veto.

Une difficulté – qui est également une nécessité – apparaît donc dans la procédure budgétaire américaine. Elisabeth Zoller l’a parfaitement soulignée : « au bout du compte, les deux pouvoirs doivent résoudre leurs différences et trouver des compromis sur le montant des dépenses à engager et sur les modifications à apporter à la législation fiscale ou sociale. Mais […] d’abord, ils s’affrontent»[4]. De très importantes négociations entre le Congrès et la Maison Blanche sont donc engagées : des négociations qui visent à obtenir soit un accord en vue de l’adoption définitive du budget fédéral avant le 1er octobre, date du début de l’année budgétaire aux Etats-Unis, soit un compromis en vue d’un budget provisoire, dans l’attente d’un accord définitif si l’année budgétaire a déjà commencé et qu’aucun accord définitif n’a, jusque-là, pu être obtenu.

Or, c’est précisément à ce moment-là de la procédure budgétaire – autrement dit, à ce moment de tension et d’opposition entre exécutif et législatif – que se situent les épisodes de The West Wing, ici, analysés. Il conviendra, dès lors, d’examiner la mise en scène de la procédure budgétaire proposée par la série A la Maison Blanche : d’abord, ce qu’elle traduit et ce qu’elle révèle des pouvoirs du Parlement et de ses rapports avec l’exécutif en matière budgétaire grâce à une mise en scène pédagogique (I) ; ensuite, ce qu’elle montre et ce qu’elle déforme de la réalité constitutionnelle et parlementaire à travers une mise en scène dramaturgique (II) ; enfin, ce qu’elle suggère et ce qu’elle provoque comme représentations de la vie institutionnelle en général et de l’élaboration du budget fédéral en particulier par une mise en scène constructive (III).

I. Une mise en scène pédagogique

Par les deux épisodes qu’elle consacre à la procédure budgétaire, la série A la Maison Blanche offre une véritable mise en image de ce moment constitutionnel et parlementaire si particulier qu’est l’élaboration du budget. Cependant, et c’est ce qui fait sa richesse pédagogique, la série ne se contente de porter à l’écran le processus budgétaire, elle en explique aussi les grandes lignes pour permettre au spectateur d’en comprendre tout à la fois les mécanismes et les enjeux.

Par exemple, les deux épisodes de la série expliquent, d’abord, les rôles respectifs du Président et du Congrès dans l’élaboration du budget. Une première discussion entre le Vice-Président et le Secrétaire général de la Maison Blanche permet de comprendre qu’il appartient au Congrès d’élaborer le budget et que le Président peut simplement y opposer son veto. C’est le Vice-Président qui présente cette répartition des compétences en prenant appui non seulement sur les dispositions de la Constitution mais aussi sur la volonté des Pères fondateurs. Il est, en particulier, fait référence à James Madison. Une seconde discussion, à la fin des deux épisodes, entre le Président Bartlet et le Président Haffley – le Président de la Chambre des Représentants – revient sur cette répartition des compétences entre le Président et le Congrès en soulignant, par la mise en scène, l’affrontement qui existe entre les deux pouvoirs. Le Président de la Chambre insiste : « la Constitution confie au Congrès le soin d’élaborer et d’adopter le budget » ; le Président Bartlet le coupe immédiatement pour lui rappeler que la Constitution donne, aussi, au Président un droit de veto.

La référence à la Constitution est donc présente et elle est même au cœur de l’intrigue. Le bras de fer entre le Congrès républicain et le Président démocrate ainsi que la répartition des compétences entre ces deux pouvoirs sont précisément le cœur de l’histoire qui nous est racontée[5]. C’est là une des caractéristiques de la série : l’élément constitutionnel est très souvent au cœur de la narration et le scénario l’intègre pour qu’il constitue un enjeu majeur de l’épisode et qu’il soit parfaitement compréhensible pour les spectateurs[6].

Ensuite, des éléments, plus techniques, relatifs au processus budgétaire, sont également expliqués et participent d’une mise en scène particulièrement pédagogique. La série permet, par exemple, de comprendre la pratique des continuing resolutions (des résolutions temporaires). Lorsque les négociations entre la Maison Blanche et le Congrès n’ont pu aboutir à l’adoption définitive du budget avant le début de la nouvelle année budgétaire (c’est-à-dire avant le 1er octobre), et pour permettre à l’Administration de fonctionner, une résolution temporaire est le plus souvent adoptée pour mettre en place un budget provisoire. Ce mécanisme – des continuing resolutions – est expliqué dans la série. Plusieurs scènes et, surtout, plusieurs conversations tout au long des deux épisodes, et entre différents personnages de la série, permettent aux spectateurs de saisir les grandes lignes du mécanisme et de comprendre qu’il s’agit de mesures temporaires adoptées le temps que les lois de crédits définitives soient elles-mêmes adoptées et qu’elles entrent en vigueur.

Un procédé explicatif récurrent de la série, que M. Winckler avait déjà observé, apparaît alors : « chacun [des personnages] a, à son tour, l’occasion de se faire la voix du spectateur (du citoyen) pour dire qu’il ne comprend pas ce qui se passe, et obtenir ainsi qu’on nous/qu’on le lui explique »[7]. De cette manière, les conversations entre les personnages d’A la Maison Blanche servent aussi bien le déroulement de l’intrigue que l’explication des mécanismes institutionnels qui sont parfois subtils mais dont la compréhension est néanmoins nécessaire aux spectateurs[8]. Un autre mécanisme, qui est lui aussi au cœur de l’intrigue (au point d’ailleurs de fournir le titre du second épisode), est également porté à l’écran et expliqué aux spectateurs : c’est ce que l’on appelle le shutdown. On l’a dit, lorsqu’un accord n’a pu être trouvé avant le début de l’année budgétaire, une résolution temporaire est, le plus souvent, adoptée. Mais, lorsqu’un accord ne peut même pas être trouvé en vue d’une simple résolution temporaire, l’Administration fédérale se trouve dans une situation particulièrement délicate qui est qu’elle ne peut plus fonctionner, faute de budget opérationnel, parce que, en application de la Constitution, « aucune somme ne sera prélevée sur le Trésor, si ce n’est en vertu de crédits ouverts par la loi »[9]. L’Administration se trouve alors dans l’obligation de fermer ses services : c’est le government shutdown.

Pour expliquer le mécanisme, la série utilise son procédé explicatif habituel mais au lieu d’être l’occasion d’une conversation entre deux personnages, l’un expliquant à l’autre la situation et ses enjeux, la mise en scène consiste à montrer le Secrétaire général de la Maison Blanche annonçant, au personnel de la Maison Blanche : le blocage des administrations fédérales, l’absence de budget opérationnel et, par conséquent, l’obligation pour l’ensemble du « personnel non-essentiel » de cesser le travail. L’aspect didactique de la scène se poursuit même avec une séance de questions-réponses sur la durée, l’étendue et les conséquences du shutdown ; des questions et des réponses qui permettent, en réalité, au spectateur de mieux comprendre ce qui se passe.

Plus encore, dans la suite de l’épisode, les conséquences du blocage sont également mises en évidence. Alors qu’habituellement dans la série, la Maison Blanche est un lieu plein d’activité, une véritable fourmilière avec des collaborateurs qui travaillent un peu partout et des couloirs très encombrés, l’épisode du shutdown montre, au contraire, un lieu extrêmement calme, presque désert avec des couloirs vides et des bureaux où seuls les plus proches collaborateurs du Président continuent de travailler, sans leurs assistants et avec des moyens visiblement réduits.

De la même manière, à l’extérieur de la Maison Blanche, par un procédé qui est lui-même intéressant puisqu’il s’agit des reportages des chaînes d’information que l’on voit à travers les écrans de télévision qui restent allumés dans les bureaux de la Maison Blanche ou dans les bureaux de la majorité au Congrès, sont montrés des touristes américains, venus à Washington pour visiter la ville, qui ne peuvent pas accéder à un certain nombre de Musées parce que ceux-ci sont fermés en raison du shutdown. Même le dîner officiel prévu avec le Premier ministre britannique se transforme, en raison du blocage, en un dîner, plus simple, préparé par la Première Dame elle-même, entre le Président, le Premier ministre et leurs épouses. L’explication du mécanisme, donnée dans un premier temps, est ainsi renforcée, ensuite, par la mise en image de ses conséquences.

La série propose donc une mise en scène particulièrement pédagogique en ce sens que, non seulement, elle met en images les mécanismes institutionnels et parlementaires nécessaires à la compréhension du processus budgétaire mais elle en offre également une explication in vivo, ce qui fait d’elle, aussi, un formidable instrument d’appréhension du droit constitutionnel. Cependant, et parce que la série reste une fiction et un divertissement, elle ne se contente pas d’une mise en scène purement pédagogique. Pour que le vote du budget se transforme véritablement en thriller budgétaire, il faut également que la mise en scène soit dramaturgique.

II. Une mise en scène dramaturgique

Pour les auteurs de la série, la mise en scène de la procédure budgétaire n’est peut-être, en réalité, qu’un prétexte dramaturgique.

D’ailleurs, l’extrême complexité du processus d’élaboration du budget fédéral est, à plusieurs reprises, soulignée. Joshua Lyman (le Secrétaire général adjoint de la Maison Blanche) affirme même, au début du premier épisode, que l’un des charmes de la procédure budgétaire est que, précisément, « personne n’y comprend rien ». Assez révélateur de l’effective complexité de la procédure, cela permet aussi – et, peut-être, surtout – aux auteurs de la série de ne pas développer certains aspects trop techniques du processus budgétaire.

En revanche, l’adoption du budget présente, en elle-même, un intérêt dramaturgique évident : dans un système institutionnel où il appartient au Congrès de voter le budget et au Président d’y opposer, s’il le souhaite, son veto et dans un contexte de gouvernement divisé (divided governement) où exécutif et législatif ne sont pas de la même couleur politique, rien n’illustre et ne cristallise plus et mieux les tensions qui opposent le Congrès républicain au Président démocrate que l’élaboration du budget fédéral. La « séparation des pouvoirs », titre original du premier épisode, se transforme ainsi à l’écran en un véritable « bras de fer » entre le Congrès et la Maison Blanche, pour reprendre le titre français du second épisode.

Plusieurs éléments participent à cette dramatisation de l’évènement.

Premièrement, le scénario lui-même sert la dramaturgie. Déjà, dans les épisodes qui précèdent ceux qui sont, ici, examinés, l’opposition entre le Président Bartlet et le Président Haffley avait été signalée et mise en évidence. Dès le début des deux épisodes consacrés au processus budgétaire, on comprend que les négociations durent depuis de nombreuses semaines, que des désaccords politiques majeurs persistent et, tout au long du premier épisode, les conseillers du Président s’exaspèrent de l’intransigeance des Républicains et des négociations qui ne permettent pas d’aboutir à un accord.

La tension atteint son paroxysme quand, à la toute fin du premier épisode, le Président Bartlet met fin, de façon spectaculaire, à une ultime réunion et déclare le blocage des Administrations. La dramaturgie est ici renforcée par le déroulement de l’intrigue sur deux épisodes grâce la fameuse accroche à la fin du premier (le cliffhanger), qui « oblige » le spectateur à regarder le second épisode pour connaître la fin de l’histoire. Le suspense est même accentué tout au long de ce second épisode parce que le spectateur ne sait pas comment tout cela va se terminer. Il est plongé dans une relative incertitude parce que la fébrilité de la Maison Blanche est mise en scène : les conseillers du Président s’interrogent eux-mêmes sur la stratégie à adopter, sur les solutions à envisager et sur les possibilités, plutôt réduites, qui s’offrent à eux. A tout cela, il faut encore ajouter les éléments classiques du film à suspense qui participent à la dramatisation de l’intrigue : la musique, les ralentis et les gros plans qui soulignent les tensions qui existent entre exécutif et législatif[10].

Deuxièmement, après le scénario, la dramaturgie de la série repose également sur une exagération de la réalité. Par la mise en image qu’elle propose du processus budgétaire, la série A la Maison Blanche offre un reflet de la réalité. Mais parce qu’il s’agit d’une mise en scène, elle en offre une image nécessairement déformée. Edgar Morin écrit que « le cinéma majore le réel »[11]. C’est exactement le cas ici aussi. La série s’appuie sur la réalité. Les tensions entre le Président démocrate, Jed Bartlet, et le républicain Haffley ne sont pas sans rappeler l’opposition très virulente qui existait au milieu des années 1990 entre le Président Clinton et le Congrès républicain et qui avait d’ailleurs conduit au plus long shutdown de l’histoire des Etats-Unis puisque l’Administration avait fermé ses services pendant 21 jours entre décembre 1995 et janvier 1996.

Parfois, la fiction se confond même avec la réalité. Les thèmes contemporains de la vie politique américaine réelle se retrouvent dans la série et, dans les épisodes qui sont consacrés à l’élaboration du budget, ce sont les principaux chevaux de bataille respectifs des démocrates et des républicains que l’on aperçoit et qui nourrissent les discussions : par exemple, l’éducation, les subventions agricoles et Medicaid, d’un côté ; les allègements d’impôts, la défense nationale et la sécurité intérieure, de l’autre.

La fiction va même plus loin dans la mesure où elle permet une forme d’idéalisation de la réalité. Le personnage de Josiah Bartlet en est l’illustration et Marjolaine Boutet l’a parfaitement remarqué : « Aaron Sorkin, démocrate convaincu, a en effet créé un président à la fois idéal et profondément humain jusque dans ses contradictions : prix Nobel d’Economie, érudit mais non coupé des réalités quotidiennes, […] animé d’un fort désir d’améliorer le sort des défavorisés et en même temps capable de se montrer ferme sur la scène internationale, autoritaire mais ouvert au dialogue, charismatique mais pas manipulateur. Jed Bartlet donne envie de croire que la politique peut changer le monde »[12]. Cette idéalisation de la réalité se retrouve dans les épisodes consacrés au processus budgétaire.

Mais surtout, la fiction peut aussi dépasser la réalité. La série aborde, ainsi, un nombre de situations constitutionnelles exceptionnelles bien plus importants que celles auxquelles un Président réel sera normalement confronté au cours de son mandat. La série présente des situations dramatiques ou pittoresques exacerbées. Ce procédé est connu et Sabine Chalvon-Demersay l’avait déjà observé à propos de la série Urgences[13] qui met en scène une médecine exagérée tout en s’appuyant sur « la précision technique de tout ce qui renvoie à la partie proprement médicale »[14]. Dans les deux épisodes consacrés au budget, la fiction dépasse la réalité lorsque le Président Bartlet prend la décision de se rendre, à pied, au Capitole pour rencontrer les chefs de file de la majorité, obtenir un compromis budgétaire et faire ainsi le premier pas vers un Congrès qui lui est pourtant hostile. On imagine mal le Président des Etats-Unis agir ainsi dans la réalité. The West Wing est donc bien une fiction, une mise en scène et une mise en scène dramaturgique, mais d’une réalité constitutionnelle et parlementaire. Or, par ses caractéristiques, parce qu’elle est tout à la fois pédagogique et dramaturgique, la série nous offre également une mise en scène particulièrement constructive en ce sens qu’elle participe aussi à la construction de notre imaginaire constitutionnel.

III. Une mise en scène constructive

Par les images qu’elle propose de la procédure budgétaire, la série A la Maison Blanche participe à la fabrication d’un certain nombre de représentations sociales quant à ce qu’est la présidence des Etats-Unis et ses relations avec le Congrès en matière budgétaire. Autrement dit, avec Denise Jodelet, la série participe d’une « forme de connaissance, socialement élaborée et partagée […] concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social »[15]. La série participe à la construction de notre imaginaire constitutionnel. Reste alors à savoir – au-delà des éléments déjà évoqués – de quelle manière cela se fait.

D’abord, la participation à une telle construction est possible parce que la série paraît vraisemblable. Certes, la réalité est exagérée ; certes, les situations sont dramatisées ; certes, les personnages sont idéalisés ; mais, l’ensemble paraît plausible, paraît réaliste.

Les sociologues, en particulier Jean-Pierre Esquenazi, ont bien montré que « l’opération représentationnelle caractéristique de la fiction consiste en l’ajustement d’une imitation et d’une invention : elle s’efforce d’imiter un monde réel qui est sa « base » et d’y insérer une narration inventée « saillante » »[16]. Or, le caractère vraisemblable de la série résulte précisément de cet ajustement entre le monde réel et le monde inventé.

Ensuite, les épisodes de la série participent également à la construction de notre imaginaire constitutionnel parce qu’ils nous permettent de voir ce que l’on ne peut, en principe, pas voir. The West Wing nous montre l’envers du décor et nous fait découvrir les coulisses du pouvoir[17]. C’est ainsi que l’on assiste, au gré des deux épisodes, à la préparation du budget, aux réunions des conseillers du Président et aux négociations entre la Maison Blanche et le Congrès. Le spectateur découvre en image ce qui se passe en amont et en coulisses de l’adoption du budget. De cette manière, il accède à une « scène » qui lui est, en principe, inaccessible : le bureau ovale, le QG de la majorité républicaine au Congrès et les lieux de réunion et de négociation. La série met en lumière les zones d’ombre de la vie institutionnelle et permet au spectateur d’imaginer la réalité et de passer, selon l’expression d’Edgar Morin, de « l’image à l’imaginaire »[18].

Enfin, la dimension constructive de la mise en scène du processus budgétaire dans la série A la Maison Blanche tient aussi aux caractéristiques des séries télévisées.

Par sa régularité, semaine après semaine, la série s’inscrit progressivement dans une forme de « ritualité familiale »[19] qui est d’autant plus forte qu’elle saisit naturellement le spectateur au domicile, c’est-à-dire dans sa propre vie quotidienne. De la même manière que les anthropologues, comme Georges Balandier ou Marc Abélès, ont pu observer que la télévision avait fait entrer dans les foyers des images médiatiques quotidiennes du politique[20], The West Wing offre des représentations régulières de la vie institutionnelle américaine et des rapports entre exécutif et législatif. Et, ce phénomène est même renforcé par le caractère saisonnier des séries télévisées qui permet de faire coïncider les évènements réels et la fiction. C’est assez peu significatif pour ce qui concerne les épisodes relatifs au budget[21] mais c’est, en revanche, beaucoup plus important quand il s’agit, par exemple, du discours sur l’état de l’Union ou de la rentrée solennelle de la Cour suprême.

Pédagogique, dramaturgique, constructive, la mise en scène du processus budgétaire proposée dans The West Wing est, à l’évidence, extrêmement riche pour qui cherche à comprendre le phénomène juridique dans son ensemble. Denys de Béchillon le disait déjà dans Qu’est-ce qu’une règle de droit ? :

« Le « vrai » Droit, objectif, se construit aussi avec des représentations, « fausses » ou pas. Nous avons donc besoin de comprendre ces dernières (et les modalités de leur construction sociale) si nous voulons saisir pleinement la réalité du Droit dont elles font leur objet »[22].


[1] « Separation of Powers » et « Shutdown ».

[2] En ce sens, v. M. Boutet, « Le Président des Etats-Unis, héros de séries télévisées. La figure présidentielle dans les séries américaines récentes », Le Temps des Médias, 2008, n°10, p. 156.

[3] V. Art. I. Sect. 8 de la Constitution des Etats-Unis : « The Congress shall have Power To lay and collect Taxes, Duties, Imposts and Excises, to pay the Debts and provide for the common Defence and general Welfare of the United States »et Art. I Sect. 9 : « No Money shall be drawn from the Treasury, but in Consequence of Appropriations made by Law ; and a regular Statement and Account of the Receipts and Expenditures of all public Money shall be published from time to time ». Sur l’ensemble du processus budgétaire, v. not., E. Zoller, « Les pouvoirs budgétaires du Congrès des Etats-Unis », RFFP, 2004, p. 267 (et les références citées) et B. Heniff Jr, M. S. Lynch et J. Tollestrup, « Introduction to the Federal Budget Process », CRS Report for Congress, R98-721.

[4] E. Zoller, art. préc., p. 277, nous soulignons.

[5] On peut toutefois noter que, contrairement à d’autres épisodes de la série, les dispositions elles-mêmes de la Constitution ne sont pas citées.

[6] Au fil des saisons et des épisodes, un nombre important d’éléments constitutionnels ont ainsi été évoqués : par exemple, l’Article I, Section 2 de la Constitution (« Mr. Willis of Ohio », épisode 6 de la saison 1) ; la protection des libertés individuelles (v. notamment « The Short List », épisode 9 de la saison 1) ; le discours sur l’état de l’Union (« He shall from time to time… », épisode 12 de la saison 1 ; « Bartlet’s Third State of the Union » et « The War at Home », épisodes 13 et 14 de la saison 2 ; « 100 000 airplanes », épisode 11 de la saison 3 ; « The Benign Prerogative » et « Slow News Day », épisodes 11 et 12 de la saison 5 ; « 365 days », épisode 12 de la saison 6) ; le veto législatif du Président (« On the Day Before », épisode 4 de la saison 3) ; le XXVe amendement (« Twenty Five », épisode 23 de la saison 5) et même la transition démocratique d’un Etat d’Europe de l’Est qui entraîne l’écriture d’une nouvelle Constitution (« The Wake Up Call », épisode 14 de la saison 6).

[7] M. Winckler, « Les coulisses du pouvoir », article paru in Le Monde Diplomatique en 2003 et désormais disponible sur http://martinwinckler.com/article.php3?id_article=39.

[8] S’agissant des continuing resolutions, la série met alors en scène un élément souvent méconnu du processus budgétaire et pourtant extrêmement important. En effet, en application de la Constitution, « aucune somme ne sera prélevée sur le Trésor, si ce n’est en vertu de crédits ouverts par la loi » (Art. I, Sect. 9 de la Constitution). Par conséquent, l’adoption des résolutions temporaires est nécessaire pour permettre à l’Administration fédérale de fonctionner lorsque le budget définitif n’est pas encore adopté au premier jour de l’année fiscale, le 1er octobre aux Etats-Unis. Cette pratique s’est progressivement banalisée (depuis l’entrée en vigueur du Congressional Budget Act, seuls trois budgets fédéraux ont été adoptés avant le début de l’année fiscale : 1989, 1995 et 1997) et, dans certains cas, des résolutions temporaires couvrent, en réalité, l’ensemble de l’année budgétaire (ce fut le cas, par exemple, pour l’année fiscale 2011). Une telle pratique n’est pas satisfaisante en ce qu’elle révèle des blocages institutionnels importants et en ce qu’elle limite l’action des pouvoirs publics – les CR ne permettant pas une mise en œuvre satisfaisante de l’action publique.

[9] Art. I, Sect. 9 de la Constitution.

[10] En ce sens, v. M. Boutet, « Le Président des Etats-Unis, héros de séries télévisées. La figure présidentielle dans les séries américaines récentes », Le Temps des Médias, 2008, n°10, p. 159-160 : « Les techniques de dramatisation des situations bien connues à Hollywood sont utilisées pour donner aux négociations sur le budget fédéral entre le Président et le Congrès – en réalité fastidieuses et techniques – des accents de thriller : les visages tendus sont filmés de près, la musique accentue les émotions, et la mise en scène souligne la lutte de pouvoir entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif ».

[11] E. Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Essai d’anthropologie, Ed. de Minuit, 1958, réédition Ed. Gonthier, 1965, p. 40.

[12] M. Boutet, « Le Président des Etats-Unis, héros de série télévisée. La figure présidentielle dans les séries américaines », Le Temps des Médias, 2008, n°10, p. 158. L’auteur indique également que « les premiers épisodes de The West Wing se présentent très clairement aux Américains comme ce qu’aurait pu être la politique des Démocrates au pouvoir à la fin des années 1990, sans le parfum de scandale et la force d’opposition d’un Congrès républicain »(Ibid. p. 158).

[13] Urgences [E.R.] (1994-2009).

[14] S. Chalvon-Demersay, « La confusion des conditions, Une enquête sur la série télévisée Urgences », Réseaux, 1999, n°95, p. 237 et s., spécialement p. 255-257.

[15] D. Jodelet, « Représentations sociales : un domaine en expansion », in D. Jodelet (dir.), Les représentations sociales, Puf, 1997, p. 53.

[16] J.-P. Esquenazi, La vérité de la fiction, éd. Hermès, 2009, p. 111.

[17] En ce sens, Charles Girard écrit que « ce sont les coulisses ou plutôt les couloirs du pouvoir exécutif, rarement visibles à l’écran, que la fiction prétend mettre au jour » (C. Girard, « The world can move or not, by changing some words » : La parole politique en fiction dans The West Wing », Revue de recherche en civilisation américaine [En ligne], 2/2010, disponible sur http://rrca.revues.org/index310.html, §24).

[18] E. Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Essai d’anthropologie, Ed. de Minuit, 1958, réédition Ed. Gonthier, 1965, p. 65.

[19] J.-P. Esquenazi, Les séries télévisées, l’avenir du cinéma ?, Armand Colin, 2010, p. 24-25.

[20] V. not., M. Abélès, Anthropologie de l’Etat, Ed. Payot, 2004, p.159 et s. et Le spectacle du pouvoir, Ed. de L’Herne, 2007 ainsi que G. Balandier, Le Détour. Pouvoir et Modernité, Ed. Fayard, 1985, spécialement
p. 104-108 et Le pouvoir sur scènes, Ed. Balland, 1992, spécialement p. 107-138.

[21] Le seul élément à noter est, ici, que ces deux épisodes ont été diffusés, pour la première fois aux Etats-Unis, au mois de novembre, c’est-à-dire après le début de l’année fiscale, à un moment où, en l’absence de budget fédéral définitif, il est effectivement nécessaire de recourir aux résolutions temporaires dans l’attente d’un compromis budgétaire complet.

[22] D. de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Ed. Odile Jacob, 1997, p. 152.


Nota Bene
:
le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Les auteures de la semaine : Mélanie Jaoul & Delphine Tharaud

Voici la 48e publication dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’une présentation de deux de nos auteures d’exception : Mmes Mélanie Jaoul & Delphine Tharaud, directrices de l’ouvrage Le tatouage & les modifications corporelles saisis par le Droit.

Mme Mélanie Jaoul, auteure aux Editions L’Epitoge

Présentation
de Mme Mélanie Jaoul

Profession :

Maîtresse de conférences en droit privé.

Thèmes de recherche(s) :

Droit des biens, droit patrimonial de la famille, droit des personnes et de la famille (et aussi un peu la pop culture…).

Quelle a été votre première collaboration / publication aux Editions L’Epitoge ?

Ma première publication aux éditions l’Epitoge c’est ma lecture féministe de la servante écarlate (in Lectures juridiques de fictions).

Y en a-t-il eu d’autres ?

Oui, Il va y en avoir une autre bientôt sur e consentement vis-à-vis du tatouage par effraction cutanée et autres actes de modifications corporelles dans les actes du colloque du tatouage et du droit. Mais j’espère qu’il y en aura bien d’autres.

Quelle est votre dernière publication ?

Mon article à la Revue juridique personne famille intitulé « D’un devoir de fidélité à un devoir de loyauté : le devoir de fidélité dans le mariage fait-il encore sens ? ».

Quelle sera votre future publication ?

J’ai des publications en droit et pop culture à venir avec deux articles intitulés « De Coruscant à la bordure extérieure, la terrible destinée des enfants » et « La filiation des super-héros ». En avril, un article sur « Sexe et genre : une identité en question, un régime en évolution » relatif à la loi de bioéthique. Et surtout un gros travail sur l’identité en droit des personnes et de la famille pour 2021.

Quelle est la publication dont vous êtes le.la plus fier.e / heureux.se ?

La réponse est difficile mais je dirais, pour des raisons humaines car j’ai une grande affection pour ma directrice de thèse, mon article dans ses Mélanges (« Les représentations juridiques dans l’œuvre de Lewis Carroll », in : Etudes en l’honneur Professeur M.-L. Mathieu, Comprendre : des mathématiques au droit, Bruylant, mars 2019, pp. 395-407).

Quel est – en droit – votre auteur.e préféré.e ?

Je crois que je n’aime pas assez le droit pour avoir vraiment un auteur ou une autrice préférée. Mais je dirais que je trouve toujours les écrits d’Alain Supiot passionnants, stimulants et éclairants.

Quel est – en littérature – votre auteur.e préféré.e ?

Apollinaire. Définitivement et irrémédiablement. Même si beaucoup d’autres auteurs comptent énormément pour moi, je reviens toujours à Apollinaire.

Quel est – en droit – votre ouvrage préféré ?

Aucun rires. Mais je dirais :
Irène Théry, La Distinction de sexe : Une nouvelle approche de l’égalité, Paris, Odile Jacob, 2007.

Quel est – en littérature – votre ouvrage préféré ?

Il y en a trop… Mais j’en choisis deux : L’absolu c’est Alcools d’Apollinaire. Et Le livre de ma mère d’Albert Cohen parce qu’il m’a marqué au plus profond de mon âme…

Mme Delphine Tharaud, auteure aux Editions L’Epitoge

Présentation
de Mme Delphine Tharaud

Profession :

Maîtresse de conférences HDR en droit privé.

Thèmes de recherche(s) :

Discrimination, égalité, droits de l’Homme, droit du travail

Quelle a été votre première collaboration / publication aux Editions L’Epitoge ?

La publication des actes du colloque sur Tatouage et Droit.

Y en a-t-il eu d’autres ?

Non, mais j’espère qui il en aura d’autres !

Quelle est votre dernière publication ?

Un commentaire d’arrêt sur les différences de traitement entre femmes et hommes dans le calcul de pensions (« Complément de pension contributive, de l’art délicat de compenser sans discriminer », Lexbase hebdo éd. Soc., n°809, 16 janvier 2020).

Quelle sera (en 2020, 21, etc.) votre future publication ?

J’ai plusieurs publications en attente ce qui rend difficile la réponse à la question. Selon la rapidité des éditeurs concernés : une contribution sur l’égalité entre les sexes dans Star Wars, une contribution sur les discriminations dans l’œuvre de Jean Mouly dans le cadre des Mélanges qui vont lui être consacrés, un ouvrage collectif codirigé avec Caroline Boyer-Capelle intitulé Dictionnaire juridique de l’égalité et de la non-discrimination.

Quelle est la publication dont vous êtes le.la plus fier.e / heureux.se ?

La publication du Dictionnaire juridique de l’égalité et de la non-discrimination. Cela fait 10 ans que j’ai le projet et deux ans que nous travaillons intensément sur l’ouvrage avec Caroline Boyer-Capelle. Nous avons mobilisé plus de 70 auteurs pour rédiger plus de 200 entrées.

Quel est – en droit – votre auteur.e préféré.e ?

Ronald Dworkin qui m’a été d’une aide précieuse durant ma thèse.

Quel est – en littérature – votre auteur.e préféré.e ?

Marguerite Duras et Oscar Wilde.

Quel est – en droit – votre ouvrage préféré ?

Soi-même comme un autre de Paul Ricoeur (même si c’est plus de la philosophie que du droit, j’en conviens).

Quel est – en littérature – votre ouvrage préféré ?

Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde.

Cet ouvrage forme le trente-troisième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XXXIII :
Le tatouage et les modifications corporelles saisis par le droit

Ouvrage collectif sous la direction de
Mélanie Jaoul & Delphine Tharaud

– Nombre de pages : 232

– Sortie : printemps 2020

– Prix : 39 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-45-2
/ 9791092684452

– ISSN : 2259-8812

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

L’affaire Pagès (par le pr. K. Weidenfeld)

Voici la 44e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait des 8e & 9e livres de nos Editions dans la collection « Académique » :

les Mélanges en l’honneur
du professeur Jean-Louis Mestre.

Mélanges qui lui ont été remis
le 02 mars 2020

à Aix-en-Provence.

Vous trouverez ci-dessous une présentation desdits Mélanges.

Ces Mélanges forment les huitième & neuvième
numéros issus de la collection « Académique ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volumes VIII & IX :
Des racines du Droit

& des contentieux.
Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre

Ouvrage collectif

– Nombre de pages : 442 & 516

– Sortie : mars 2020

– Prix : 129 € les deux volumes.

ISBN / EAN unique : 979-10-92684-28-5 / 9791092684285

ISSN : 2262-8630

Mots-Clefs :

Mélanges – Jean-Louis Mestre – Histoire du Droit – Histoire du contentieux – Histoire du droit administratif – Histoire du droit constitutionnel et des idées politiques – Histoire de l’enseignement du Droit et des doctrines

Présentation :

Cet ouvrage rend hommage, sous la forme universitaire des Mélanges, au Professeur Jean-Louis Mestre. Interrogeant les « racines » du Droit et des contentieux, il réunit (en quatre parties et deux volumes) les contributions (pour le Tome I) de :

Pr. Paolo Alvazzi del Fratte, Pr. Grégoire Bigot, M. Guillaume Boudou,
M. Julien Broch, Pr. Louis de Carbonnières, Pr. Francis Delpérée,
Pr. Michel Ganzin, Pr. Richard Ghevontian, Pr. Eric Gojosso,
Pr. Nader Hakim, Pr. Jean-Louis Halpérin, Pr. Jacky Hummel,
Pr. Olivier Jouanjan, Pr. Jacques Krynen, Pr. Alain Laquièze,
Pr. Catherine Lecomte, M. Alexis Le Quinio, M. Hervé Le Roy,
Pr. Martial Mathieu, Pr. Didier Maus, Pr. Ferdinand Melin-Soucramanien, Pr. Philippe Nélidoff, Pr. Marc Ortolani, Pr. Bernard Pacteau,
Pr. Xavier Philippe, Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso,
Pr. Hugues Richard, Pr. André Roux, Pr. Thierry Santolini, M. Rémy Scialom, M. Ahmed Slimani, M. Olivier Tholozan,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Michel Verpeaux,

… et pour le Tome II :

M. Stéphane Baudens, M. Fabrice Bin, Juge Jean-Claude Bonichot,
Pr. Marc Bouvet, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Christian Bruschi,
Prs. André & Danielle Cabanis, Pr. Chistian Chêne, Pr. Jean-Jacques Clère, Mme Anne-Sophie Condette-Marcant, Pr. Delphine Costa,
Mme Christiane Derobert-Ratel, Pr. Bernard Durand, M. Sébastien Evrard, Pr. Eric Gasparini, Père Jean-Louis Gazzaniga, Pr. Simon Gilbert,
Pr. Cédric Glineur, Pr. Xavier Godin, Pr. Pascale Gonod,
Pr. Gilles-J. Guglielmi, Pr. Jean-Louis Harouel, Pdt Daniel Labetoulle,
Pr. Olivier Le Bot, Pr. Antoine Leca, Pr. Fabrice Melleray,
Mme Christine Peny, Pr. Laurent Pfister, Pr. Benoît Plessix,
Pr. Jean-Marie Pontier, Pr. Thierry S. Renoux, Pr. Jean-Claude Ricci,
Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli, Mme Solange Ségala,
Pdt Bernard Stirn, Pr. Michael Stolleis, Pr. Arnaud Vergne,
Pr. Olivier Vernier & Pr. Katia Weidenfeld.

Mélanges placés sous le parrainage du Comité d’honneur des :

Pdt Hélène Aldebert, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Sabino Cassese, Pr. Francis Delpérée, Pr. Pierre Delvolvé, Pr. Bernard Durand,
Pr. Paolo Grossi, Pr. Anne Lefebvre-Teillard, Pr. Luca Mannori,
Pdt Jean Massot, Pr. Jacques Mestre, Pr. Marcel Morabito,
Recteur Maurice Quenet, Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli,
Pr. André Roux, Pr. Michael Stolleis & Pr. Michel Troper.

Mélanges réunis par le Comité d’organisation constitué de :

Pr. Jean-Philippe Agresti, Pr. Florent Blanco, M. Alexis Le Quinio,
Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso, Mme Solange Ségala,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Katia Weidenfeld.

Ouvrage publié par et avec le soutien du Collectif L’Unité du Droit
avec l’aide des Facultés de Droit
des Universités de Toulouse et d’Aix-Marseille
ainsi que l’appui généreux du
Centre d’Etudes et de Recherches d’Histoire
des Idées et des Institutions Politiques (Cerhiip)
& de l’Institut Louis Favoreu ; Groupe d’études et de recherches sur la justice constitutionnelle (Gerjc) de l’Université d’Aix-Marseille.

L’affaire Pagès (1939-1943).
Quand le Conseil d’Etat
appliquait le Code civil

Katia Weidenfeld
Agrégée des facultés de droit,
Ecole nationale des chartes

– Psl – Centre Jean Mabillon

La décision Sieur Pages du Conseil d’Etat du 19 février 1943 – qui consacre l’autorité du mari en lui permettant de s’opposer utilement à l’exercice d’une fonction publique par son épouse- est généralement traitée comme un accident de l’histoire jurisprudentielle. Tranchant avec un récit institutionnel qui se plaît à commémorer le rôle déterminant du Conseil d’Etat dans l’affirmation du principe d’égalité entre les hommes et les femmes, elle est souvent passée sous silence[1]. Lorsqu’elle est évoquée, elle est volontiers présentée comme un arrêt de circonstance, trahissant les stigmates d’une époque plus que la volonté d’une construction juridique[2].

Les archives retraçant la genèse de cette décision contrastent cependant avec cette analyse : elles révèlent la portée de principe que les membres du Conseil entendaient lui donner. L’arrêt Pagès est en effet dépourvu de toute portée pratique : lorsqu’il est délibéré, la situation de l’épouse du requérant était réglée depuis longtemps, à son détriment d’ailleurs. Et la solution retenue par le Conseil d’Etat n’était susceptible d’apporter aucune lumière pour régler la situation future des autres fonctionnaires éventuellement placées dans une situation identique. En 1945, le professeur Marcel Waline le déplore d’ailleurs : s’il approuve le sens de cette décision, au nom de la « fonction sociale » attachée au « pouvoir du mari de s’opposer à l’activité professionnelle qui écarterait sa femme du foyer », il regrette ainsi avec véhémence que la décision du Conseil d’Etat ne précise pas « par quel procédé le secrétaire d’Etat aurait pu mettre fin aux fonctions de l’intéressée[3] ».

L’adoption de la décision Pagès par l’Assemblée du contentieux[4], et non, comme le mentionne à tort le Recueil Lebon, par la Section du contentieux, traduit d’ailleurs clairement la force solennelle que ses auteurs entendaient lui donner. Mais cette solennité ne semble pas principalement liée à la résonnance idéologique de la décision. Il ne s’agissait sans doute pas principalement pour le Conseil d’Etat d’afficher son adhésion au retour à un mythique ordre ancien, valorisant le rôle domestique de la femme, que le gouvernement avait, d’ailleurs, largement perdu de vue en février 1943[5]. L’importance de l’arrêt tenait sans doute plutôt à son inscription dans un dialogue avec les juridictions judiciaires qui avaient également été amenées à se prononcer sur cette affaire.

L’affaire Pagès – qui dura près de quatre ans – fit en effet intervenir trois juridictions. Elle emmène aux confins du droit administratif, là où le droit public s’entremêle au Code civil et où le Palais-Royal est à l’unisson de celui de la Cité. En rompant ostensiblement le lien d’équivalence entre dualité juridique et dualité juridictionnelle, elle ramène sur des terres que les travaux du professeur Jean-Louis Mestre ont intensément scrutées et vers lesquelles il a ouvert de multiples chemins. Par ce diverticule, je voudrais rendre hommage au Maître célébré par ces Mélanges.

I. La guerre des époux Pagès

Au sein du couple Pagès, les hostilités judiciaires débutent le 25 avril 1939. Mais la décision du Conseil d’Etat intervient bien après la résolution du conflit, comme à contretemps.

A. Le conflit (avril 1939-14 juillet 1941)

Quelques mois avant la déclaration de guerre à l’Allemagne, Robert Pagès, expert-comptable, signifie par acte d’huissier à celle qu’il a épousée une dizaine d’années auparavant, Thérèse Marie Charlotte Bouhaye, une mise en demeure de démissionner de son emploi au sein de l’administration des postes, télégraphes et téléphones pour se consacrer entièrement aux soins du ménage. Comme il l’expliquera plus tard, M. Pagès reproche avant tout à sa femme de ne rentrer au domicile qu’à la nuit tombée, fatiguée et amaigrie par de longs trajets, et d’avoir refusé « d’accepter d’autres enfants » que leur fille unique, née en 1930[6].

On ignore pour quelle raison cette opposition ne se manifeste qu’en 1939, alors que T. Bouhaye est employée des Postes depuis plus de dix ans. Mais il est vraisemblable que la réforme du statut de la femme mariée, qui avait finalement abouti après la victoire du Front Populaire, ait paradoxalement joué un rôle. Ce texte et les débats qui l’ont précédé ont en effet été l’occasion de rappeler une disposition tombée en désuétude s’agissant des employées d’administration. Décevant les espoirs des féministes, la loi du 18 février 1938 avait en effet maintenu l’autorité maritale et reconnu à l’époux le droit de s’opposer à l’exercice d’une profession séparée par sa femme[7]. Ce pouvoir n’était pas nouveau dans son principe[8]. Mais son application s’était faite rare[9] dans une France qui se distinguait par une forte participation des femmes mariées au marché du travail[10].

Mme Pagès tente dans un premier temps de résister à l’injonction de son mari et saisit le Tribunal civil de la Seine pour lui faire apprécier le bien-fondé de l’opposition à son activité professionnelle. Par un jugement du 27 novembre 1939, rendu en Chambre du conseil, le Tribunal fait droit à la demande de Mme Pagès et lui accorde l’autorisation de continuer à exercer son emploi[11].

Mais M. Pagès fait appel. Le conseiller Werquin[12] est chargé de l’affaire. Présidée par Vuchot[13], la Cour d’appel de Paris infirme la solution de première instance. Quelques mois après que la loi du 11 octobre 1940 a interdit le recrutement des femmes mariées dans les services publics, l’arrêt du 7 décembre 1940 prescrit à Mme Pagès de cesser son emploi « dans le plus bref délai permis par les règlements administratifs ». Il invite néanmoins les époux à faire preuve de « bonne volonté à consentir les sacrifices réciproquement nécessaires (…) dans le but de resserrer des liens qui tendent, malheureusement, à se relâcher, d’atténuer, chacun en ce qui le concerne, les particularités de caractère qui heurtent manifestement le conjoint » ; la Cour exhorte même le mari, avant « de mettre à exécution la décision qu’il a librement prise dans l’intérêt de la famille, d’attendre que l’effort de compréhension et d’adaptation mutuelle ait porté ses fruits[14] ».

Ce conseil ne sera pas suivi par M. Pagès. En effet, quelques semaines après avoir reçu l’arrêt, il le signifie à la direction du personnel des Postes et, dès le 11 mars 1941, il écrit au Secrétaire général des postes, télégraphes et téléphones, l’ingénieur en chef des Postes Vincent Di Pace[15], pour se scandaliser que l’arrêt soit resté « inerte ». Il le somme de lui indiquer « à quelle date Mme Pagès cesserait ses fonctions ».

L’administration ne s’empresse cependant pas de régler la situation de Mme Pagès. Comme dans de nombreux services, la tentative de Vichy de mettre le droit à l’unisson d’une idéologie prônant le retour des femmes aux foyers se heurte aux contraintes démographiques[16]. La direction des Postes est alors certainement bien plus occupée à prévenir le risque de pénurie de main d’œuvre – les auxiliaires temporaires recrutées dans l’urgence en 1939-1940 et souvent retors[17] avaient commencé à être licenciées en juillet 1940 mais dès le printemps 1941, la réembauche de personnels féminins était à nouveau nécessaire[18]– qu’à se délester de personnels bien formés et zélés. Les fonctions précises occupées par Mme Pagès, dont le dossier ne paraît pas avoir été conservé par l’administration des Postes, ne sont pas mentionnées, mais celle-ci avait au moins le grade de commis[19].

Par la plume de son directeur du personnel, le Secrétariat général répond le 7 avril à M. Pagès « qu’on était disposé à accepter la demande que l’intéressée formulerait en ce sens, mais qu’il n’appartenait pas à l’administration de prononcer d’office sa mise en disponibilité ». Le 28 mai, la dame Pagès jette l’éponge et demande à l’administration « l’autorisation de cesser son service le 1er juillet 1941 ».

Aucune suite immédiate n’est cependant donnée à ce courrier et l’intéressée continue encore à travailler quelques semaines. Manifestement excédé, le mari saisit directement le Secrétaire d’Etat aux communications, Jean Berthelot, les 11 et 12 juillet 1941, d’« une succession de lettres », invoquant un « préjudice considérable » et exigeant qu’il soit sans délai mis fin aux fonctions de sa femme. Le 26 juillet, le Secrétariat d’Etat confirme l’analyse du Secrétariat général et précise que Mme Pagès a toutefois obtenu un congé sans solde de deux mois à compter du 14 juillet.

M. Pagès ne s’en satisfait cependant pas. Représenté par Me Bernard Auger, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation qui semblait s’être quelque peu spécialisé dans les droits des femmes[20], il saisit, le 4 août 1941, le Conseil d’Etat d’un recours en annulation contre le refus de l’administration de mettre fin aux fonctions de son épouse. Le 10 octobre, le congé sans solde de Mme Pages est prorogé sans limitation de durée.

B. Une vieille affaire

Le dossier a donc perdu tout intérêt pratique lorsque la section du contentieux – revenue à Paris depuis quelques mois- décide, le 13 octobre 1942, de renvoyer son examen devant l’Assemblée. Dans son dernier mémoire, daté du 30 avril 1942, le requérant fait d’ailleurs état de la « satisfaction qu’il a obtenue du fait de la mise de Madame Pagès en congé illimité[21] ». Et l’intéressée ne s’est même pas présentée au secrétariat général de la préfecture de la Seine pour prendre connaissance de la requête, comme elle y avait été invitée. Pour les époux Pagès, l’affaire est close.

Depuis le retour au pouvoir de Laval, le gouvernement de Vichy avait également abandonné l’ambition de résister à la « pente des temps[22] » et de ramener de manière systématique les femmes dans leurs foyers. L’acte dit loi du 12 septembre 1942 avait ainsi abrogé la loi d’octobre 1940 et admis, formellement, le recrutement des femmes mariées dans les emplois publics où elles étaient plus nécessaires que jamais. Pour le gouvernement, la valeur symbolique du pouvoir du mari de faire obstacle à l’activité professionnelle de sa femme s’était fortement érodée[23].

Aux yeux de la haute juridiction administrative, en revanche, le dossier Pagès n’avait pas perdu de son éclat. Celle-ci se prononce en effet le 19 février 1943 dans sa formation la plus solennelle. Présidée par le vice-président du Conseil d’Etat, Alfred Porche, elle est composée des hommes situés au cœur de l’institution[24]. Si plusieurs avaient bénéficié d’une récente promotion, la plupart y avaient déjà conquis des places élevées sous la IIIe République. A titre d’illustration de cette continuité institutionnelle, on peut noter que les cinq membres les plus hauts placés de l’Assemblée du contentieux de 1943 avaient déjà délibéré sur l’arrêt Delle Bobard aux conclusions Latournerie du 3 juillet 1936, par lequel le Conseil d’Etat avait admis que l’aptitude légale des femmes aux fonctions publiques puisse être limitée par les nécessités propres à chaque administration[25].

L’arrêt Pagès confirme l’impossibilité pour l’épouse de résister au vœu de son mari et annule les refus de l’administration de mettre fin aux fonctions de la fonctionnaire des Postes. Rendu d’ailleurs (comme beaucoup – toutes ? – de décisions de la même époque) sur un papier à en-tête de la « République française », cette décision s’inscrit dans la continuité d’une politique jurisprudentielle qui n’avait pas favorisé la progression de l’emploi féminin. L’originalité de la décision Pagès n’est donc pas là : elle est avant tout de soumettre les fonctionnaires et leur administration d’emploi au Code civil.

II. L’article 216 du Code civil à l’orée du droit public

Les trois juridictions qui se sont prononcées dans l’affaire Pagès se sont en effet fondées sur un seul et même texte, l’article 216 du Code civil dans ses dispositions issues de la loi du 18 février 1938[26].

Si les juridictions civiles et le Conseil d’Etat appliquent le même article 216 du Code civil, leurs réponses vont cependant porter sur des implications différentes du texte.

A. Une loi si peu émancipatrice

Les premières ne se prononcent ainsi pas expressément sur le champ d’application de la loi du 18 février 1938. Ni le Tribunal de la Seine, ni la Cour d’appel de Paris ne doutent que le fait d’être employée des postes est une « profession » au sens de l’article 216 du Code civil. La réponse (affirmative) leur paraît sans doute évidente : avec la révolution administrative, l’employée d’administration, dont le prototype est la sténo-dactylographe, est en effet devenue la figure emblématique du travail féminin au XXe siècle[27]. Ni les commentateurs civilistes[28], ni les parlementaires[29] ne semblent d’ailleurs avoir relevé la difficulté.

Est également traitée par prétérition la question de la date à laquelle le mari pouvait s’opposer à l’exercice par sa femme d’une profession séparée. Au cours des débats parlementaires, la possibilité pour le mari de faire obstacle à une activité professionnelle à laquelle il avait précédemment consenti, fût-ce implicitement, avait suscité d’importants débats. Dans leur majorité, les parlementaires considéraient, comme Maurice Viollette, ministre d’Etat du cabinet Chautemps, que « le mari est lié par l’autorisation expresse ou tacite qu’il a donnée[30] ». Mais comme l’avait prévu avec clairvoyance le sénateur (docteur en droit et avocat) Edmond Leblanc, il aurait fallu « l’écrire dans un texte et pas seulement le dire en séance parce que (…) les tribunaux ne font guère état de ce que nous disons ici[31] ! ». Ni le Tribunal ni la Cour ne relèvent ainsi la tardiveté de l’opposition formulée par le mari qui, d’ailleurs, n’était pas invoquée par la dame Pagès. Cette solution, qui était appuyée par une partie de la doctrine civiliste[32], conduisait, en pratique, à un recul des droits des femmes par rapport au système de l’autorisation a priori qui prévalait avant 1938 : la logique de celui-ci était en effet que le mari devait exprimer son consentement antérieurement à l’exercice de la profession.

Mais c’est sur un autre terrain encore que la loi sur la capacité de la femme mariée de 1938 se révélait avoir des effets très éloignés de l’ambition « émancipatrice » dont elle était théoriquement porteuse[33]. Pour octroyer l’autorisation de travailler à Mme Pagès, le Tribunal de la Seine – qui se prononce pendant la « drôle de guerre »- avait relevé que l’opposition de son mari n’était pas conforme à l’intérêt du ménage et de la famille. Après avoir constaté que la fille du couple était « élevée par sa grand-mère paternelle à la campagne, à l’abri des dangers de la guerre »comme du besoin matériel, il avait considéré que la prévention de M. Pagès, lequel faisait feu de tout bois pour entretenir une « atmosphère de crise (…) dans les rapports entre les époux », était « essentiellement arbitraire et injustifiée ». Lorsqu’elle rend sa décision, après l’armistice, la Cour ne remet pas en cause cette appréciation des faits. C’est au motif d’une erreur sur l’étendue du contrôle exercé par le juge civil que le jugement de première instance est infirmé. Aux yeux de la Cour d’appel, « le problème, en effet, n’est pas de rechercher si la solution proposée par le mari est la meilleure pour assurer le maintien de la vie commune, mais simplement de dire si le mari s’est laissé inspirer par des considérations autres que celles de l’intérêt du ménage ou de la famille ». Il ne peut être passé outre l’opposition du mari que « dans le cas où ce dernier se serait laissé guider par des mobiles abusivement autoritaires ou vexatoires » car « la décision appartient toujours au mari », le juge ne pouvant pallier le défaut d’autorisation maritale qu’en cas d’abus ou, en termes publicistes, de détournement de pouvoir.

Cette interprétation est accueillie avec d’importantes réserves par tous les commentateurs de l’arrêt. Elle maintient en effet la femme dans une incapacité plus grande encore que celle issue du régime antérieur à la loi de 1938[34]. Depuis le milieu du XIXe siècle[35], les juges s’étaient reconnus compétents pour autoriser une activité professionnelle lorsque la décision prise par le mari, sans présenter de caractère abusif, ne correspondait néanmoins pas, selon eux, à l’intérêt du ménage. L’avocat Boitard refuse même d’admettre que l’arrêt, difficile à justifier juridiquement, serait « une décision prétorienne mais heureuse, bien dans la ligne de la politique familiale actuelle[36] ». Le Petit Parisien – qui s’est alors rallié au gouvernement de Vichy – intitule avec ironie l’article consacré à la dame Pagès : « La femme est toujours mineure[37] », raillant ainsi cette application à front renversé de la loi de 1938 qui était généralement présentée comme octroyant la majorité à l’épouse.

B. Un double inversé de la décision Blanco ?

A ce concert de critiques, le Conseil d’Etat aurait d’autant plus facilement pu joindre sa voix que cela l’aurait conduit à confirmer la position gouvernementale. Ce n’est cependant pas la voie choisie. A la défense du gouvernement – le Secrétaire général des postes, qui gère l’essentiel de cette affaire, tant du point de vue administratif que contentieux, est toujours Di Pace-, la haute juridiction préfère la solidarité avec la Cour d’appel.

Ainsi, alors que la question n’était pas discutée par l’administration, le Conseil d’Etat commence, explicitement cette fois, par faire cause commune avec les juridictions judiciaires dans leur interprétation du champ d’application de l’article 216 du Code civil. La faculté reconnue au mari de s’opposer à ce que sa femme exerce une profession séparée « a une portée générale et s’étend aux fonctions publiques comme aux emplois privés », précise ainsi l’arrêt.

Cette formulation, qui revendique l’application par le juge administratif des dispositions du Code civil, contraste singulièrement avec celle forgée dans les premières années de la troisième République autour, notamment, de la décision Blanco[38]. Si, on le sait bien[39], le lien établi par le Tribunal des conflits entre la compétence juridictionnelle et le droit appliqué recueillait une tradition née sous le second Empire, notamment avec les arrêts Lapeyre[40] et Rothschild[41], il sert, sous la troisième République, d’ « acte de baptême » au droit administratif[42].

Le succès de la décision Blanco ne doit pas seulement à la référence faite au service public et à l’indépendance qu’elle accordait aux titulaires du pouvoir exécutif[43]. La justice administrative républicaine a également puisé dans l’éviction du Code civil une légitimité nouvelle, permettant d’éclipser le soupçon de promiscuité avec l’administration qui avait failli lui coûter son existence. Dès 1883, le commissaire du gouvernement Le Vavasseur de Precourt[44] exprime clairement cette fonction ; la raison d’être de la juridiction administrative peut ainsi être présentée comme purement technique, liée à l’application d’un droit distinct des règles civiles : « Si en matière de dommages causés par les travaux publics, le Code civil eût dû être appliqué, le législateur de l’an VIII n’aurait eu aucune raison pour attribuer compétence au sujet de ces dommages à la juridiction administrative. Comment, en effet, justifie-t-on l’existence d’une juridiction administrative distincte de l’autorité judiciaire ? On la justifie historiquement en en rattachant la création au principe de la séparation des pouvoirs ; mais on la justifie aussi, pratiquement, par ce motif que le caractère des lois administratives est différent du caractère des lois civiles (…) ».

Certes, l’arrêt Pagès est loin d’être le premier à faire une application directe d’articles du Code civil[45]. Certaines dispositions étaient utilisées de manière traditionnelle et régulière par le juge administratif[46]. Mais il s’agissait souvent de dispositions techniques (intérêt ou prescription) et on peine à trouver des rédactions aussi affirmatives que celles de la décision de 1943. En outre, à l’égard des agents des services publics, le Code civil semble, dans l’entre-deux-guerres, encore utilisé comme un marqueur de la compétence juridictionnelle par le Conseil d’Etat[47].On peut ainsi penser que l’arrêt Sieur Pagès a été conçu par ses rédacteurs comme un double inversé de la décision Blanco, permettant de mettre symboliquement le juge administratif de l’Etat français à distance de l’institution républicaine.

C. Les femmes fonctionnaires : entre statut et contrat

La deuxième question posée au Conseil d’Etat était beaucoup plus délicate et elle est tranchée par la décision, sans être motivée. C’est pourtant sur ce point que s’était concentrée la défense du Secrétaire général des postes, télégraphes et téléphones[48] : celui-ci n’avait en effet pas récusé la possibilité pour le mari de s’opposer à l’emploi public de sa femme ; il avait seulement défendu que ce veto, même validé par le juge judiciaire, n’était pas directement opposable à l’administration. A l’égard des tiers, l’effet de l’interdiction maritale était en effet prévu par l’alinéa 4 de l’article 216 du Code civil dans les termes suivants : « L’opposition valable du mari est une cause de nullité des engagements professionnels contractés par la femme ». Or, faisait valoir l’administration, « s’agissant de fonctionnaires – à la catégorie desquels appartient Mme Pagès – il ne peut plus être question d’engagements contractuels ».

L’argument faisait écho à la thèse défendue quelques années auparavant par Achille Mestre. Interrogé par le quotidien Le Temps sur la possibilité pour le nouveau chef du gouvernement du Front Populaire, Léon Blum, de nommer une femme ministre sans l’autorisation de son mari, le professeur de droit administratif avait répondu par un syllogisme : « Le poste de ministre est une fonction publique. Or, la fonction publique ne comporte pas de contrat. Donc, la femme mariée peut être ministre sans autorisation du mari ». Explicitant son raisonnement, il précisait que le Code civil ne prévoyait qu’une incapacité contractuelle alors que la fonction publique, « hors du commerce (…) échappe au régime des contrats[49] ».

Dans le contexte de l’arrêt Sieur Pagès, cette position avait encore marqué un point : en ancrant – après des discussions débutées en 1871- les fonctionnaires dans une logique statutaire, l’acte dit loi du 14 septembre 1941 avait clairement fait le choix de l’exorbitance pour les agents[50] – au moins pour ceux relevant de la catégorie des fonctionnaires, dont était la dame Pagès. Le Secrétaire général, qui n’était pas juriste de formation, pensait sans doute séduire la haute juridiction qui avait guidé la rédaction du statut[51] en faisant grand cas de la qualification du lien unissant un fonctionnaire à l’administration : « la situation du fonctionnaire n’a point, en effet, -il n’est pas besoin d’insister sur ce point unanimement reconnu aujourd’hui en jurisprudence comme en doctrine- de caractère contractuel ; elle est de caractère essentiellement réglementaire ; la loi du 14-9-41 est formelle à cet égard (…). On est ici en présence d’une situation administrative qui, normalement, ne peut prendre fin que par des procédés administratifs à mettre en jeu par l’administration dans les conditions prévues par les règlements ». Et de citer Gaston Jeze plaidant pour une « fonction publique, ‘organisée non point pour le fonctionnaire, mais pour la satisfaction la meilleure possible des besoins communs ».

Mais le Conseil d’Etat ne s’embarrasse pas de ces distinctions théoriques[52] dont il n’avait jamais été friand[53]. Il eût d’ailleurs été pour le moins paradoxal qu’une institution qui se considérait comme un pilier de la révolution nationale freine, au nom d’un statut rédigé sous ses auspices, les effets d’une autorité maritale destinée, au moins en théorie, à protéger la famille. Si elle n’emploie pas le vocabulaire civiliste de l’opposabilité, la haute juridiction impose à l’administration de prendre en compte le veto marital. Saisi par le mari, « le secrétaire d’Etat aux Communications ne pouvait plus, dès lors, maintenir la dame Pagès dans son emploi », assène le Conseil d’Etat ; la protection des intérêts publics pouvait justifier « de prendre toutes mesures utiles au cas où le départ immédiat de celle-ci aurait été de nature à nuire à une bonne marche du service public », mais la marge de manœuvre administrative s’arrêtait à cette faculté de différer – légèrement – la fin des fonctions. Pour le reste, la femme mariée fonctionnaire restait soumise à la puissance de son mari, sans que l’autorité administrative y fasse écran.

Les décisions de la Cour d’appel de Paris, d’une part, et du Conseil d’Etat, d’autre part, s’inscrivent dans des contextes politiques assez différents. En décembre 1940, l’arrêt de la Cour d’appel de Paris conforte les efforts du régime de Vichy pour valoriser la puissance maritale. Celui du Conseil d’Etat, en février 1943, ne peut en revanche être lu comme inspiré par une volonté de complaire au gouvernement de l’Etat français : d’une part, la haute juridiction annule la décision prise par celui-ci ; d’autre part, l’arrêt réaffirme, avec solennité, un attachement à des valeurs de la révolution nationale que les autorités étatiques avaient largement récusées. Mais si l’arrêt Sieur Pagès traduit ainsi une imprégnation idéologique propre à l’institution, il est surtout remarquable par sa volonté d’afficher solennellement l’harmonie des juges.

Dans leur appréhension de l’affaire Pagès, le Conseil d’Etat et la Cour d’appel de Paris paraissent en effet à l’unisson. Les deux juridictions partagent un texte – l’article 216 du Code civil – et un certain détachement à l’égard de la doctrine universitaire républicaine. Leurs décisions s’efforcent également de restreindre les interférences des autorités étatiques – le juge, pour la juridiction civile, l’administration, pour la juridiction administrative – dans la conduite des affaires familiales pour maintenir une place éminente au chef de famille dont l’autorité ne devait souffrir ni contrôle judiciaire, ni pesanteur administrative. Les connexions sociologiques au sein des mondes judiciaires parisiens sous l’Occupation restent malheureusement mal connues. Mais le dialogue entretenu par la haute juridiction administrative avec la Cour d’appel de Paris à l’occasion de l’affaire Pagès invite à s’interroger sur leur existence.


[1] Voir en dernier lieu J.-M. Sauve, « Allocution introductive au colloque du 14 novembre 2017 », Jcp A, 20 juillet 2018, n°29, p. 2212.

[2] G. thuillier, Les femmes dans l’administration depuis 1900, Puf, Paris, 1988, p. 78 et s.

[3] D., 1945, p. 60.

[4] Le Recueil Lebon (1943, p. 44) indique qu’il s’agit d’un arrêt de section, mais il s’agit d’une erreur, comme le confirment la minute et le procès-verbal de la décision, Archives nationales, 20010327/30 et AL/4980.

[5] M. O. Baruch, Servir l’Etat français. L’administration en France de 1940 à 1944, Fayard, Paris, 1997, p. 110 et s.

[6] Archives Nationales, AL/5800 n°71620.

[7] J.-L. Halperin, Histoire du droit privé français, Paris, Puf, 1996, p. 214 et s ; C. Bard, Les filles de Marianne. Histoire des féminismes 1914-1940, Paris, Fayard, 1995, p. 361 et s.

[8] Dans le régime antérieur, le principe était celui de l’autorisation, expresse ou tacite, du mari à l’exercice d’une profession par son épouse. Mais la différence pouvait apparaître purement « verbale et spectaculaire », P. Voirin, « Commentaire de la loi du 22 septembre 1942 », Rtd civ., 1943, p. 76.

[9] Le sénateur Edmond Leblanc, qui défend une version stricte du droit de veto du mari, évoque essentiellement le cas des femmes employées par les « entrepreneurs de spectacles immoraux » scandaleuses et admet que l’autorisation est, par principe, acquise pour une femme médecin ou avocat, séance du 19 mars 1937, Journal officiel Débats, Sénat, p. 356.

[10] D. Gardey, La dactylographe et l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau (1890-1930), Paris, Belin, 2001, p. 259.

[11] 27 novembre 1939, Gaz. Pal. 1941, I, 11.

[12] Il semble s’agir du même magistrat Werquin qui, à la Libération, fera l’objet d’une mise à la retraite d’office en raison de sa participation au fonctionnement et au recrutement des sections spéciales. Cette mesure sera finalement annulée par le Conseil d’Etat (CE, 4 juin 1947, Werquin, Rec. T. 604). Un article de La Défense (édition du 19 mars 1948), organe de presse de la section française communiste du Secours rouge international, s’élève violemment à cette occasion contre la politique contentieuse du Conseil d’Etat en matière d’épuration administrative.

[13] Vuchot sera membre en 1945 de la commission d’instruction de la Haute cour chargée du procès de Vichy, F. Kupferman, Le procès de Vichy : Pucheu, Petain, Laval, éditions Complexe, Paris, 2006, p. 53.

[14] 7 novembre 1940, Gaz. Pal. 1941, I, 12.

[15] Acte dit décret de l’Etat français du 20 décembre 1940, Bulletin Officiel des Postes, Télégraphes et Téléphones, n°1 page 2 du 10 janvier 1941.

[16] M.-O. Baruch, op. cit., p. 113.

[17] Archives nationales, Note du 7 mars 1940, F/90/21683.

[18] F. Rouquet, « Le sort des femmes sous le gouvernement de Vichy », Lien social et politiques, n°36, p. 61 et s.

[19] Mme Pagès est en effet qualifiée sans hésitation de « fonctionnaire » pour l’application de l’acte dit loi du 14 septembre 1941, alors que, dans l’administration des Postes, une note préconisait de ranger dans la catégorie des employés les « dames employées, dames dactylographes, assistantes-receveuses, [et] gérantes de cabine téléphonique » (Archives nationales, F/90/21684).

[20] Son article « Les femmes devant le fisc » inaugure ainsi la revue l’Information féminine, fondée par Marcelle Kraemer-Bach en 1927.

[21] Archives nationales, AL/5800, n°71620.

[22] S. Verdeau, L’accession des femmes aux fonctions publiques, Imprimerie moderne Paillès et Chataigner, Toulouse, 1942, p. 179.

[23] M. Bordeaux, La victoire de la famille dans la France défaite. Vichy (1940-1944), Paris, Flammarion, 2002, p. 160 et s.

[24] Y siègent, outre le vice-président, le président de la section du contentieux, Rouchon-Mazerat, les présidents des sous-sections, Durand, Rousselier, Blondeau, Josse, Latournerie, Bouffandeau, Gelinet, Dulery, les conseillers d’Etat Bonifas, Comolet, Tirman, Canet, Bouët et le maître des requêtes rapporteur Despres. Leonard occupe le pupitre du commissaire du gouvernement.

[25] Sur cette lecture, symétrique à celle présentée par les Grands arrêts de la jurisprudence administrative, cf. K. Weidenfeld, « Commentaire de l’arrêt Dlle Bobard », Les Grands arrêts politiques de la jurisprudence administrative, éd. T. Perroud ; Dalloz, 2019.

[26] Ces dispositions seront transférées à l’article 223 du Code civil par l’acte du 22 septembre 1942, validé par ordonnance du 9 octobre 1945.

[27] D. Gardey, « Du veston au bas de soie : identité et évolution du monde des employés de bureau, 1890-1930 », Le Mouvement social, avril-juin 1996, no 175, p. 72 et s.

[28] P.ex. E. Darrouzet, L’exercice d’une profession par la femme mariée, Thèse pour le doctorat, Paris, Sirey, 1940 ; R. Aynes, La loi du 18 février 1938 sur la capacité de la femme mariée, Thèse pour le doctorat, Paris, 1939 ; R. Vuichoud, L’application de la loi du 18 février 1938 sur la capacité de la femme mariée, Thèse pour le doctorat, Paris, éditions Domat-Montchretien, 1941 ; S. Grinberg et O. Simon, Les droits nouveaux de la femme mariée : commentaire pratique et théorique de la loi du 18 février 1938, Paris, Sirey, 1938.

[29] La question n’est semble-t-il pas abordée dans les débats.

[30] 17 mars 1938, Jorf Débats, Sénat, p. 358.

[31] Ibid., p. 357.

[32] E. Darrouzet, op. cit., p. 81 et s.

[33] E. Darrouzet, op. cit.,p. 8 et s.

[34] R. Vuichoud, op. cit., p. 63 et s. Voir aussi la note rapide qui accompagne la publication du jugement et de l’arrêt à la Gazette du Palais, 1941 (op. cit.).

[35] Cour d’appel de Paris, 24 octobre 1844, S. 1844, 2, 581 ; Cour d’appel de Paris, 3 janvier 1868, D. 1868, 2, 28.

[36] S. 1943, 2, 13.

[37] Article d’Edmond Turgis, édition du 7 janvier 1941.

[38] TC, 8 février 1873, p. 61 : « la responsabilité qui peut incomber à l’Etat dans ce cas ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil pour les rapports de particulier à particulier ». On peut aussi citer, pour l’exclusion expresse de l’article 1384 du Code civil, TC, 17 janvier 1874, Ferrandini et Ribetti, p. 70. Et, pour le cas symétrique, la décision TC, 11 décembre 1880, p. 1000 qui renvoie à l’autorité judiciaire le soin d’apprécier la responsabilité d’un préfet lorsque celle-ci n’est recherchée que sur le fondement de l’article 1382 du Code civil.

[39] G. Bigot, L’autorité judiciaire et le contentieux de l’administration. Vicissitudes d’une ambition (1800-1872), Lgdj, Paris, 1999, spéc. p. 481 et s.

[40] Pour attribuer à l’autorité judiciaire le jugement de la responsabilité de l’Etat locataire de bâtiments utilisés comme caserne par un escadron de cavalerie, le premier Tribunal des conflits se fonde ainsi sur la nécessité d’appliquer l’article 1733 du Code civil (relatif à la responsabilité du locataire à l’égard de son propriétaire), TC, 23 mai 1851, Lapeyre, p. 377.

[41] L’arrêt Rothschild, rendu sur conflit, pare d’un nouvel argument la compétence de la juridiction administrative lorsque la responsabilité de l’Etat agissant dans le cadre d’un service public était mise en cause : l’impossibilité de l’apprécier au regard des dispositions du seul droit civil, CE, 6 décembre 1855, Rec. 705.

[42] G. Bigot, Les mythes fondateurs du droit administratif, Rfda, 2000, p. 527.

[43] J.-C. Ricci, « La difficile affirmation du juge administratif (1840-1873). Variations autour des arrêts Rothschild et Blanco », dans ce même volume.

[44] Conclusions sous CE, 11 mai 1883, Sieur et dame Chamboredon et sieur Brahic c/ Compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée, Rec. 481.

[45] X. Mondesert, « Le Code civil et le juge administratif », Centre de Recherches des Droits Fondamentaux, n°4, 2005, p. 179.

[46] Les articles 1153 et 1154 du Code civil, sur les intérêts moratoires et la capitalisation des intérêts, font ainsi l’objet d’une jurisprudence abondante dès 1856-1857, Tables du recueil Lebon 1849-1858, p. 435.

[47] Ainsi, lorsqu’à l’occasion d’un licenciement, une indemnité de rupture est réclamée sur le fondement de l’article 1780 du Code civil, celui-ci récuse sa compétence, CE, 6 mai 1921, Sieur Mourgues, Rec. 450 ; CE, 30 janvier 1924, Sieur Segaud, Rec. 118.

[48] Mémoire du 7 avril 1942, Archives nationales, AL/5800 n°71.620.

[49] Le Temps, 1er juin 1936, p. 6.

[50] G. Thuillier, « Le statut des fonctionnaires de 1941 », La Revue administrative, 1979, n° 191, p. 480 et s.

[51] Le président Josse qui participait à la délibération de l’Assemblée du contentieux avait notamment rapporté sur le projet de statut devant l’Assemblée générale du Conseil d’Etat. M.-O. Baruch, « Le Conseil d’Etat sous Vichy », La Revue administrative, numéro spécial, 1998, p. 57 et s.

[52] P.-Y. Moreau, « Contrer le contrat. Léon Duguit et Maurice Hauriou, inventeurs du statut des fonctionnaires », Rdp, 2016, n°4, p. 1063 et s.

[53] CE, 7 août 1909, Winkell et Rosier, Rec. 826.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Le numérique : un défi pour le droit constitutionnel (par les professeurs Bonnet & Türk)

Voici la 73e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 9e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

L’extrait choisi est celui de l’article des professeurs Julien Bonnet & Pauline Türk dans l’ouvrage suivant :

Volume IX :
Liberté(s) !
En Turquie ?
En Méditerranée !

Ouvrage collectif
(dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public)

Nombre de pages : 314
Sortie : juillet 2018
Prix : 33 €

ISBN  / EAN :
979-10-92684-33-9 / 9791092684339
ISSN : 2268-9893

Mots-Clefs : Turquie – Liberté d’expression – Université – Méditerranée – Justice – Libertés – droit constitutionnel – droit comparé –

Présentation :

Le présent ouvrage est un cri d’alarme(s) et de détresse(s) à destination de tous les citoyens, décideurs politiques et membres de la Communauté universitaire en France mais aussi et surtout autour du bassin méditerranéen. Matérialisé en urgence au mois de juin 2018 alors que la situation de plusieurs collègues turcs a attiré l’attention de nombreux réseaux académiques dont le Laboratoire Méditerranéen de Droit Public, il a été décidé d’offrir un témoignage d’amitié et de fraternité aux membres de la Communauté universitaire de Turquie, menacée de privation(s) de liberté(s) par le régime du Président Erdogan. En particulier, l’ouvrage est adressé à notre ami le professeur Ibrahim O. Kaboglu, directeur de l’équipe turque du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public. L’opus résolument tourné vers l’espoir, le Droit et les libertés, se compose de trois parties : la première revendique davantage de libertés d’expression(s) pour nos collègues turcs et offre au lecteur plusieurs points de vues comparés sur les libertés académiques en Méditerranée (Partie I). Par suite, le livre propose de façon militante et assumée des analyses et propositions en faveur du droit constitutionnel et des libertés en Turquie (Partie II) et en Méditerranée (Partie III). Comme l’espère le président Jean-Paul Costa dans son avant-propos, « puisse cet ouvrage collectif, cet hommage solidaire, dépasser le seul symbole ; puissent les témoignages de ces femmes et de ces hommes influer quelque peu sur le cours des choses ! Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre : il fallait en tout cas essayer ».

L’ouvrage comprend une trentaine de contributions auxquelles ont participé depuis plusieurs pays méditerranéens (Espagne, France, Italie, Liban, Maroc, Turquie, …) : le Président Costa, Mesdames et Messieurs les professeurs Afroukh, Basilien-Gainche, Bockel, Bonnet, Fontaine, Freixes, Gaillet, Groppi, Iannello, Larralde, Laval, Malaret, Marcou, Mathieu, Maus, Policastro, Prieur, Rousseau, Starck, Touzeil-Divina & Türk ainsi que Mmes Abderemane, Elshoud, Espagno-Abadie, Eude, Fassi de Magalhaes, Gaboriau, Kurt, Mestari, Perlo, Rota, Schmitz mais aussi MM. Altinel, Barrue-Belou, Degirmenci, Friedrich, Gelblat, Makki, Meyer, Ozenc & Sales.

L’image de première de couverture a été réalisée, à Beirut, par Mme Sara Makki. Le présent ouvrage a reçu le généreux soutien du Collectif l’Unité du Droit (Clud), du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public (Lmdp), de l’Association Française de Droit Constitutionnel (Afdc), de l’Association Internationale de Droit Constitutionnel (Aidc) & du Collège Supérieur du Droit de l’Université Toulouse 1 Capitole.

Le numérique :
un défi pour le droit constitutionnel

Julien Bonnet & Pauline Türk
Professeurs de droit public,
aux Universités de Montpellier & de Nice Côte d’Azur (Cercop & Cerdacff)

La question du numérique est au cœur du présent ouvrage. Tel un fil conducteur invisible, le numérique relie la succession d’événements qui ont conduit, malheureusement, à la mise en cause de nos collègues turcs, mais ont facilité en retour la mobilisation et les réactions de soutien. En arrière-plan, la question du numérique, et plus particulièrement de l’accès à Internet, est progressivement devenu un enjeu majeur en Turquie. Comme le rappelait le Commissaire aux droits de l’homme il y a quelques mois, le blocage de sites Internet par les organes de l’Etat s’est considérablement banalisé[1]. Des lois récentes ont même conféré au Haut Conseil de l’audiovisuel des pouvoirs étendus de contrôle des contenus mis en ligne. Le numérique est ainsi, en Turquie comme ailleurs, l’objet d’une ambivalence permanente. D’un côté, il ouvre de nouveaux espaces de libertés et constitue un formidable outil de renouvellement théorique et normatif du droit constitutionnel. Mais, en même temps, il peut être un instrument de limitation de l’exercice des droits et libertés, qu’il peut restreindre ou menacer. En élargissant une réflexion menée par ailleurs[2], il convient de cerner la manière dont le droit constitutionnel, en tant que science de l’organisation du pouvoir politique et de la garantie des droits et libertés, est confronté aux défis posés par le numérique. Ces nouvelles technologies de l’information et des télécommunications, s’appuyant sur des données informatisées, chiffrées et codées, se sont en effet rapidement développées et ont fait irruption dans tous les secteurs d’activité.

Rappelons que le réseau Internet, ouvert au public en 1996, a franchi, en 2018, la barre des 4 milliards d’usagers (plus de 50% de la population mondiale) répartis sur les cinq continents[3]. Les réseaux sociaux sont fréquentés par 37% de la population mondiale et par 56% de la population française, principalement via un smartphone. 60% des internautes français ont déjà effectué un achat en ligne, 25% utilisent le réseau pour leur recherche d’emploi, 70 % pour accéder à l’information et à la culture, 30% pour suivre des débats politiques. Au sein de l’Union européenne, 71% des internautes fournissent sans protection leurs données personnelles en ligne[4]. De nouveaux outils numériques facilitent les comparaisons, les statistiques, les prévisions, les calculs de probabilité, les évaluations, sur tous les sujets, économiques et politiques. Les acteurs, les offres de service, les sources d’information, les forums de discussion se sont démultipliés, favorisant les échanges horizontaux, sans hiérarchie. Et si tous les individus ne sont pas des internautes réguliers, peu d’entre eux échappent aux effets de la révolution numérique, qui touche tous les secteurs d’activités, y compris la gestion des services publics et l’administration de l’Etat. Du réseau Internet à la téléphonie, des écrans aux « objets connectés » les plus divers, l’explosion du numérique a ouvert une ère post-moderne marquée par la dématérialisation, la multiplication, l’accélération et l’internationalisation des échanges sous toutes leurs formes, aux incidences économiques, sociales, politiques et géostratégiques de plus en plus fortes.

La révolution numérique bouleverse des pans entiers du droit, phénomène désormais largement étudié. Mais ses conséquences sur le droit constitutionnel, plus particulièrement, sont encore peu explorées. Les enjeux sont pourtant nombreux et importants, au regard du double mouvement permanent de déconstruction/reconstruction qui affecte plusieurs fondements de la discipline. Sont ainsi concernés des concepts classiques tels que, par exemple, la souveraineté de l’Etat, la puissance publique source de la normativité, la hiérarchie des normes, le régime représentatif ou encore la citoyenneté et ses modes d’expression. Sont aussi impliqués les processus politiques et démocratiques de décision et de désignation des gouvernants, et les modalités d’exercice et de protection de certaines libertés fondamentales. Le droit constitutionnel ne fait pas que subir ou s’adapter aux effets de la révolution numérique : il tente, depuis quelques années, de se saisir du phénomène pour l’encourager, le protéger, l’utiliser, l’encadrer ou le réglementer.

Le numérique met ainsi à l’épreuve le droit constitutionnel : en se fondant sur l’existant et en se projetant sur son potentiel, le numérique soumet le droit constitutionnel à plusieurs défis, qui concernent autant l’adaptation des objets de la science constitutionnelle que la modernisation de ses méthodes. Quatre principaux défis se présentent, en Turquie comme ailleurs.

I. Réinventer la souveraineté et la démocratie

La révolution numérique produit des effets sur l’autorité souveraine des Etats, sur les modes de gouvernement et sur les processus démocratiques. Au niveau international, cela suscite autant de perspectives que de crispations. Sur le plan interne, cela se traduit d’ores et déjà par des innovations dont les résultats ne sont pas encore pleinement convaincants.

L’Etat et son autorité, d’abord, sont confrontés au développement des technologies du numérique, et notamment d’Internet, qui favorisent le dialogue et les échanges, grâce à des connexions libres, instantanées, interactives et transnationales, et contribuent à la dilution des frontières, au rapprochement des sociétés humaines, à la construction de nouveaux espaces de construction et d’expression des opinions publiques. Le numérique facilite la comparaison permanente des systèmes constitutionnels et des pratiques politiques grâce aux sites institutionnels, aux plateformes wiki et aux blogs, aux outils d’information et de classification, aux bases de données et de jurisprudence, aux moteurs de recherche, à l’image du « Constitute project », du forum de Venise ou de la base de données Codices. Ces technologies pourraient ainsi favoriser la convergence, voire la standardisation des pratiques, participant d’un double phénomène d’internationalisation et de « globalisation » du droit constitutionnel.

Après le principe de l’autonomie constitutionnelle des Etats, c’est le concept classique de souveraineté de l’Etat qui se trouve mis à l’épreuve. Assimilée à l’exercice d’un pouvoir de commandement suprême et indépendant dans le cadre de frontières délimitées, cette conception classique, déjà fragilisée, est bousculée par les conséquences de la révolution numérique et par la montée en puissance des réseaux[5]. D’autant que, précisément, la conception hiérarchique, pyramidale et unilatérale du pouvoir de contrainte de l’Etat se heurte aux modes de régulation des espaces numériques[6]. Associant aux techniciens et aux autorités étatiques le secteur privé, la société civile et les utilisateurs, ils reposent largement sur la soft law et contribuent à la multiplication des sources et des formes de normativité.

Ces évolutions conduisent à d’inquiétants phénomènes de repli et à la revendication, par certains Etats, d’une « souveraineté numérique » présentée comme nécessaire à la défense de leurs intérêts fondamentaux et de leurs pouvoirs régaliens[7]. Certes, les Etats ont à protéger leurs intérêts politiques, diplomatiques, économiques, de défense et de sécurité, et doivent garantir le respect du droit, de l’ordre public et des libertés. Mais l’affirmation de leurs droits souverains peut aussi traduire une volonté de prise de contrôle, préjudiciable aux principes libéraux qui structurent les réseaux. La réflexion sur le concept énigmatique et controversé de « souveraineté numérique » est cependant plus ouverte, puisqu’elle renvoie à la maîtrise, non seulement par les Etats, mais aussi par les entreprises, par les communautés d’utilisateurs, voire par les individus, de leur destin dans un monde numérique[8]. Elle soulève, pour certains, la question de la capacité à s’autogouverner, à s’auto-déterminer, à choisir ou à consentir aux règles auxquels on se soumet, dans le monde numérique. Elle est définie, par d’autres, comme le pouvoir de commander et de se faire obéirsur les réseaux, et serait ainsi appropriée par les grandes multinationales américaines, notamment les « Gafa »[9], qui tendent à se substituer aux Etats dans un nombre croissant de domaines. La souveraineté numérique devrait se reconquérir, à l’échelle européenne, grâce à une politique industrielle ambitieuse, à la réforme des modes de gouvernance des réseaux, afin de clarifier les objectifs et les processus décisionnels, et de « reprendre le contrôle sur les algorithmes[10] ».

Ce sont, d’ailleurs, les failles du système de gouvernance des espaces numériques, mises en évidence par certains scandales récents, qui conduisent à s’interroger sur la perspective d’une transposition aux instances internationales de régulation des principes du constitutionnalisme (légitimité, représentativité, responsabilité, transparence). La réflexion sur une potentielle « Constitution de l’Internet », par exemple, porte l’hypothèse d’une « constitutionnalisation » des principes, droits et des devoirs attachés à la communication numérique (principe de neutralité, ouverture, liberté de l’internet)[11], auxquels la communauté unifiée des concepteurs et des utilisateurs accepterait de se soumettre.

Les processus d’expression de la souveraineté et de construction du débat démocratique sont également bouleversés par l’irruption des technologies numériques. La démocratie connectée (e-democracy) ouvre de nouvelles perspectives pour l’exercice des droits civils et politiques (droit de pétition, vote électronique, consultations publiques, appels à contribution, comptes-rendus électroniques en temps réel…)[12]. Déjà étudiées dans le champ de la science politique, ces innovations ont des conséquences politiques et normatives qui relèvent désormais pleinement du droit constitutionnel, dans le cadre d’une réflexion déjà internationalisée[13]. Les citoyens sont appelés à contribuer directement aux processus constituants (élaboration de projets de Constitution de l’Union européenne en 2004, en Islande en 2011[14], ou au Sri Lanka à partir de 2016[15]) et aux processus législatifs (expérience de co-écriture de la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 en France[16], droit d’amendement citoyen, plateformes e-parlement d’appel à contribution aux études d’impact, à l’évaluation des lois, ou à la simplification des lois, initiative législative populaire à l’échelle nationale ou européenne…). Rendu matériellement possible grâce aux plateformes numériques et aux réseaux sociaux, le « crowdsourcing », méthode de production participative issue du marketing, permet de valoriser les idées et expériences du plus grand nombre dans les processus décisionnels et réanime l’idéal de la démocratie directe[17]. Les « citoyens » (dont l’âge et la nationalité ne sont d’ailleurs pas vérifiés, le plus souvent, sur les plateformes numériques concernées) sont, selon les cas, informés, consultés ou véritablement associés aux processus, ce qui diminue le poids des considérations partisanes, dans le cadre de forums où le débat n’est pas non plus confisqué par les « sachants ». Ils peuvent être appelés à proposer la loi ou à l’enrichir, à la valider ou à l’évaluer. Ils peuvent aussi contribuer au contrôle de l’action du gouvernement ou de la gestion des services publics[18]. Cette logique collaborative peut aider à reconnecter les élus aux citoyens, à mieux légitimer les processus décisionnels en faisant appel à l’expérience du terrain, à l’expertise des praticiens et des usagers, à la diversité des points de vue. Le rôle des corps intermédiaires, des médias traditionnels, des partis politiques, doit être adapté. En multipliant les outils de communication, d’expression, de mobilisation politique, en modifiant les rapports gouvernants-gouvernés, l’outil numérique fait évoluer la manière de participer à la vie politique pour les citoyens et la manière de « faire » de la politique pour les gouvernants. Cet outil peut être considéré, à de multiples égards, comme un atout pour nos démocraties, un outil permettant de la revivifier.

Pour autant, quels qu’en soient l’intérêt et le potentiel, l’outil numérique soulève aussi des interrogations et des inquiétudes. Certaines expériences déjà menées suscitent quelques réserves, au vu de leur résultat discutable, de leur apport limité ou de leurs effets pervers ou contre-productifs. Le processus de co-écriture de la Constitution islandaise, par exemple, est un échec, les causes de sa défaillance ayant pu être utilement identifiées : impréparation et improvisation, complexité et illisibilité des procédures, concurrence entre la classe politique et les citoyens (entre la méthode représentative et la méthode participative), confrontation des institutions concernées (organe constitutionnel élu, cour suprême, parlement, les experts, les partis politiques et même la communauté universitaire), insuffisant relais des médias, poids des lobbys. De même, en matière de co-écriture de la loi, les résultats concrets des mécanismes participatifs sont assez faibles et le manque de représentativité des « citoyens numériques » peut être critiqué[19]. Certains dénoncent le mirage du « clicktivism », qui limite finalement l’engagement politique à un click de soutien seulement virtuel et fugace. D’autres s’inquiètent d’un phénomène paradoxal d’inclusion/exclusion, pour des raisons matérielles ou sociologiques, de certaines catégories de la population de la citoyenneté numérique[20]. Le risque du cloisonnement, l’enfermement de la réflexion par un phénomène d’entre-soi favorisé par les réseaux sociaux, la sélection des informations opérée par les algorithmes, le court-circuitage des institutions de gouvernement et d’information traditionnelles au profit d’autres acteurs dont la légitimité et la compétence ne sont pas garanties ni contrôlées, figurent au nombre des motifs d’inquiétudes. Les technologies numériques n’étant qu’un outil, c’est la façon dont elles vont être utilisées, développées et encadrées qui déterminera, dans l’avenir, leurs effets bénéfiques ou délétères, à moyen et long terme, sur la démocratie.

II. Repenser la normativité

Dès lors que le numérique renouvelle les modes de production du droit, le cadre théorique et juridique des caractéristiques de la norme est nécessairement affecté. Si plusieurs dimensions sont d’ores et déjà envisageables, la plus évidente renvoie aux nouveaux registres de légitimité de la norme qui découlent de l’usage du numérique. En effet, les nouveaux processus numériques d’élaboration de la norme renouvellent les débats constitutionnels sur l’élaboration de la Constitution et de la loi. D’autant qu’il n’est pas exclu que ces processus numériques de participation soient, dans un avenir proche, obligatoirement intégrés à l’ensemble des procédures d’adoption des textes constitutionnels et législatifs. Certes, le droit constitutionnel s’était déjà saisi de ces aubes normatives où le jeu politique rencontre le droit. Mais le numérique transforme les modalités de ces processus, les enrichit de la possibilité d’une participation plus importante des individus, et en définitive permet d’envisager une présence fréquente et active du peuple réel. Mais le numérique n’est pas seulement une nouvelle technique d’ingénierie constitutionnelle qui nécessiterait d’amender les ouvrages de droit parlementaire. Plus qu’un vague gadget technologique qui permettrait d’obtenir plus rapidement un résultat similaire, le numérique génère un objet inédit qui renouvelle les registres de légitimité de la norme. Dans l’absolu, l’usage du numérique renverse les obstacles pratiques et temporels qui rendaient impossible la présence institutionnelle du peuple réel. Sous réserve d’adaptations techniques mineures, l’ensemble des citoyens et des individus vivant sur un territoire donné pourrait demain accéder à des outils de participation politique. Ainsi, les registres de légitimité des normes issues de ce type de processus relèveraient davantage d’une approche procédurale et consensuelle de la démocratie. De même, la possibilité pour le numérique de rapprocher la population locale du pouvoir décisionnel, qu’il soit politique ou administratif, renforcerait la logique de proximité et de la démocratie locale.

Le numérique renforce également, du moins potentiellement, les gages de qualité de la norme. En amont, les dispositifs de consultation via le numérique peuvent élargir les consultations ponctuelles effectuées par les commissions parlementaires ou le rapporteur. En aval, le contrôle de l’application des lois et l’évaluation de la législation et des politiques publiques s’enrichiront d’enquêtes à grande échelle auprès des citoyens, d’un public ciblé ou d’un secteur professionnel particulier.

En outre, le numérique renouvelle de nombreuses questions touchant aux rapports entre les systèmes normatifs, avec en particulier la question récurrente du niveau normatif pertinent pour prévenir un risque pour les droits et libertés ou pour réglementer un secteur d’activité. Le numérique rend en effet insaisissable la norme applicable, en défiant les règles classiques de la territorialité du droit international public ou privé et en suscitant la concurrence accrue des normes produites par le secteur privé. Bien que le problème reste entier, des solutions sont proposées ou ont déjà été amorcées, comme l’adoption d’un traité international sur les réseaux, la création d’un mécanisme international de régulation, ou l’approfondissement des réseaux internationaux et européens de régulateurs.

Enfin, grâce aux méta-données, le fameux « big data », le numérique offre une compréhension approfondie du processus normatif et de la norme elle-même, voire l’anticipation du sens de la norme. Grâce au traitement automatisé à grande échelle des données du droit constitutionnel, des décisions des juges, des textes, des débats parlementaires, le numérique permet d’envisager une analyse exhaustive, dépassant ainsi l’approche sélective de l’exemple choisi par l’observateur. En ce qui concerne plus particulièrement la jurisprudence, la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique oblige les juridictions judiciaires et administratives à mettre à la disposition du public. Un objectif de prédiction est également poursuivi, l’analyse en « big data » de la jurisprudence permettra en effet d’établir des probabilités sur l’issue du litige. Cependant, la démarche a ses limites[21] et le risque est grand de transformer la norme jurisprudentielle en une version réduite à des occurrences dénuées de pertinence, à une représentation numérique de la norme incapable de traduire le véritable sens de la décision du juge, ses non-dits et ses implications. Outre la « justice prédictive », d’autres enjeux, concernent le fonctionnement de la justice à l’ère numérique, parmi lesquels la dématérialisation des procédures, comme l’illustrent en France les décrets du 2 novembre 2016 « justice administrative de demain » (Jade) et « téléprocédures »[22], ou en Turquie l’utilisation de sms comme moyen de communication, notamment pour prévenir des dates d’audience, afin d’alléger et d’accélérer les procédures, et de réaliser de substantielles économies de frais d’envoi[23].

III. Interroger les droits et libertés

Les interactions entre les technologies du numérique et le droit constitutionnel se manifestent particulièrement en matière d’exercice des droits et libertés fondamentaux, qu’il s’agisse évidemment des libertés de communication et d’information ou de la protection de la vie privée et des données personnelles. Le perfectionnement de la géolocalisation, l’exploitation commerciale du « big data », les nouvelles techniques de surveillance et de fichage, les dérives possibles dans l’utilisation des données personnelles et de santé, la montée en puissance des réseaux sociaux ou la cybercriminalité sont autant de défis posés à la garantie des libertés. L’outil numérique peut être mobilisé au service de la protection de l’ordre et de la sécurité publics autant qu’il peut être vecteur d’atteintes aux droits, comme l’ont illustré la loi Renseignement du 24 juillet 2015 ou les révélations relatives aux politiques de surveillance généralisée développées par certains services.

Le numérique constituant un nouvel espace d’exercice des droits et libertés, à la lisière de l’espace public et de l’espace privé, il oblige à réaménager les modalités de garanties ainsi que le contenu de ces droits et libertés, voire d’en créer de nouveaux[24]. Outre la redéfinition des contours de la liberté de réunion, de la liberté d’expression et de communication, le droit à l’information et à la participation, par exemple, peut être approfondi. La protection du droit d’auteur, de la vie privée, de la dignité, par exemple, doit être adaptée. D’autres droits, tels le droit à l’instruction ou le droit au secret du vote peuvent être affectés par les nouvelles technologies du numérique. Les droits économiques et sociaux sont également concernés, à l’image du phénomène d’« uberisation », dont le Conseil constitutionnel a été saisi à plusieurs reprises[25], ou des enjeux relatifs aux droits des travailleurs ou au secret des affaires. La conciliation de la liberté d’entreprendre, de la liberté du commerce et de l’industrie et du droit de propriété doit être repensée. Sans nul doute, l’irruption de problématiques numériques dans le contentieux des droits et libertés interroge le rôle du droit et du juge, confrontés à des évolutions techniques complexes qui supposent une expertise particulière. D’autant que la révolution numérique fait apparaître des droits de nouvelle génération, tel le droit à l’oubli et le droit au déréférencement, la liberté d’accès à Internet, ou le droit d’accès aux données en open data, dont les fondements et contours doivent être précisés.

Alors que l’individu s’aventure dans un monde déterritorialisé, la protection des libertés doit s’appuyer sur des principes juridiques identifiés et clairement réaffirmés, et sur une large palette d’outils de régulation[26]. Le juge a un rôle majeur à jouer, aux côtés des autorités indépendantes spécialement compétentes, telles la Cnil, forte de son expertise technique et juridique, ou, dans leurs domaines respectifs, le Csa ou la Hadopi. Afin de mettre en lumière les nouvelles dimensions numériques des libertés individuelles et publiques constitutionnellement protégées, la jurisprudence constitutionnelle est « constructive et évolutive », permettant d’accompagner la « consécration de nouvelles dimensions des droits et libertés fondamentaux, voire de nouveaux droits à part entière[27] ». Ainsi, la liberté d’accéder à Internet, proclamée par le Conseil constitutionnel en 2009[28], pourrait se transformer en droit opposable. La portée et les limites du droit d’accès à l’information sur internet, en lien avec le principe de transparence, sont progressivement précisées[29]. Dans l’attente d’une éventuelle inscription de la protection des données personnelles dans le texte de la Constitution[30], le principe fait l’objet, avec le droit à la vie privée, d’une jurisprudence nourrie[31]. Et l’on suppose un prochain positionnement du Conseil constitutionnel sur le droit au déréférencement, prolongement technique du droit à l’oubli, reconnu par la Cour de Justice de l’Union européenne depuis 2014. Celle-ci joue un rôle majeur, s’appuyant sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union et sur la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme pour protéger les intérêts des utilisateurs européens, dans un contexte tendu par l’affaire Snowden. Elle bataille pour garantir un haut niveau de protection des données personnelles (invalidation du Safe Harbor[32]), et veille à la protection de la vie privée des internautes qui utilisent les services de compagnies américaines (enjeux du « Privacy Schield », accord Ue-Eu sur la protection des données entré en vigueur le 1er août 2016, et du Rgpd, Règlement général de protection des données dans l’Ue entré en vigueur en mai 2018)[33], en liaison avec la Cnil et le réseau des Cnil européennes (G29). Car en matière de gouvernance du monde numérique comme en matière de protection des droits et libertés, c’est aussi et surtout à l’échelon de l’Union européenne que les problématiques peuvent être utilement traitées.

La Cour européenne des droits de l’homme, également, s’est saisie de la problématique numérique, sous l’angle de l’article 10 de la Convention protégeant la liberté d’expression, ou de l’article 8 relatif à la vie privée. Sa jurisprudence éclaire les conditions dans lesquelles les Etats parties, parmi lesquels la Turquie, peuvent réglementer les technologies numériques en lien avec, par exemple, la protection des données personnelles, l’accès à la justice, la saisie de documents informatiques, la conservation d’empreintes génétiques et digitales, ou encore les politiques de vidéosurveillance[34]. La Cour contribue également à la reconnaissance de l’accès aux technologies numériques comme un droit emergent (Cedh 19 janvier 2016 Kalda/Estonie, req. 17429/10 § 52), jurisprudence qui donne corps juridiquement à des recommandations du Conseil des ministres du Conseil de l’Europe affirmant la nécessité d’un internet « disponible, accessible et d’un coût abordable pour toutes les catégories de population, sans discrimination[35]».

La Turquie est concernée, en tant qu’Etat partie à la Convention soumis à l’autorité de chose interprétée par la Cour, mais également parce qu’elle a directement fait l’objet de décisions de condamnation pour cause de blocages de sites internet dépourvus de base légale. Par exemple, la Cour a jugé que la mesure de blocage total et prolongé de l’accès à Youtube ordonnée par le tribunal d’instance pénal d’Ankara en 2008 avait affecté le droit de trois enseignants de différentes universités turques de recevoir et de communiquer des informations et des idées, ceci sans base légale suffisante compte tenu de l’intérêt particulier, notamment en matière politique et sociale, des informations disponibles sur le site inaccessible. La Cour constate que « le contrôle juridictionnel du blocage de l’accès aux sites Internet ne réunit pas les conditions suffisantes pour éviter les abus : le droit interne ne prévoit aucune garantie pour éviter qu’une mesure de blocage visant un site précis ne soit utilisée comme moyen de blocage général » et conclut à la violation de l’article 10 Cedh[36]. La Cour considère plus généralement qu’ « Internet est aujourd’hui devenu l’un des principaux moyens d’exercice par les individus de leur droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées : on y trouve des outils essentiels de participation aux activités et débats relatifs à des questions politiques ou d’intérêt public. (…) Par ailleurs, en ce qui concerne l’importance des sites internet dans l’exercice de la liberté d’expression, (…) grâce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information » (…) La possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression ». Autre exemple, la Turquie a aussi été condamnée pour violation de la liberté d’expression à raison d’une décision en référé d’un tribunal de bloquer l’accès, depuis la Turquie, à un site internet dont le propriétaire était pénalement poursuivi pour outrage à la mémoire d’Ataturk. Or la mesure aboutissait à verrouiller l’accès aux autres sites hébergés par le serveur Google Sites, dont le site personnel du requérant, qui a donc obtenu gain de cause[37]. Bien évidemment, la Turquie n’est pas, loin s’en faut, le seul Etat mis en cause pour des blocages de sites, sur lesquels la Cour européenne exerce désormais un contrôle vigilant, au bénéfice de la liberté d’expression.

IV. Transformer les discours des acteurs 

En adoptant un regard transversal, le support et le contenu du discours des acteurs du droit constitutionnel sont transformés par le numérique. L’analyse approfondie du phénomène ne pourra se faire, à terme, sans un dépassement du droit positif et un croisement des disciplines, par exemple avec les enseignements de la sociologie institutionnelle et de la sociologie de la communication. Certains constats peuvent d’ores et déjà être dressés.

De manière générale, l’avènement du numérique impose une technicisation du discours des acteurs du droit constitutionnel.« Big data », « open data », « crowdsourcing », « tweet », « ubérisation », algorithme, autant de termes dont la présence dans une réflexion de droit constitutionnel était inimaginable il y a seulement dix ans. A titre d’illustration, les nombreuses questions prioritaires de constitutionnalité relatives à l’entreprise « Uber » ont nécessairement contraint le Conseil constitutionnel à analyser les dispositifs technologiques à l’origine du débat juridique et constitutionnel avec les chauffeurs de taxis. De même, les impératifs de sécurité numérique sont désormais omniprésents sur toutes questions touchant, par exemple, à la protection des données ou au vote électronique. Le règlement juridique de ces questions suppose avant tout de les comprendre, et implique donc pour le droit constitutionnel d’intégrer un aspect technologique à sa réflexion.

Le numérique a également transformé le rythme et l’impact de la communication politique. Grâce aux sites internet et aux réseaux sociaux, dont sont dotées désormais toutes les institutions de la République et tout homme ou femme politique, un système direct et décentralisé de production du message est désormais à l’œuvre. Par-delà le parti politique, sans devoir emprunter le filtrage des médias traditionnels, une institution ou un responsable politique peut s’adresser directement à un public extrêmement large. Le nombre exponentiel d’utilisateurs des réseaux sociaux, tout particulièrement chez les jeunes, dévoile tout le potentiel futur du numérique comme moyen principal d’information et d’échange sur la politique[38]. Les campagnes politiques sont dès lors particulièrement concernées par le numérique, à l’image de l’usage tout aussi choquant qu’efficace de son compte Twitter par le candidat Trump lors des dernières élections présidentielles aux Etats-Unis. La France connaît également l’effet à double tranchant de la réduction du débat politique à quelques signes, comme l’avait d’ailleurs laissé augurer dès 2012 un tweet de la compagne du Président de la République dans l’entre-deux tours des législatives.

On remarque également une évolution des rapports entre les pouvoirs publics liée à l’outil numérique[39], du fait de l’accélération et de la démultiplication des échanges publics, via des communiqués ou des tweets provenant des comptes officiels d’institutions (Elysée, Csa, Csm par exemple), comme certaines affaires récentes l’ont montré.

Signe d’une véritable évolution, il est plus surprenant de constater que les institutions juridictionnelles de la République développent de manière grandissante sur Internet et les réseaux sociaux un discours numérique, en marge de la décision de justice. Mise en ligne de commentaires officiels, dossiers thématiques, communiqués, notes d’information, sélections de décision, vidéos, mais également utilisation grandissante de Twitter et Facebook : le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat et la Cour de cassation ne se contentent plus de motiver leurs décisions, ils communiquent. Le juge constitutionnel turc fait de même sur son site Internet, avec notamment des communiqués de presse sur la vie de l’institution ou les décisions importantes, des rapports annuels ou des dossiers thématiques Au-delà d’une adaptation évidente à la modernité visant à assurer une visibilité des institutions concernées, l’émergence de la communication institutionnelle des juges sur le réseau n’est pas sans risque. Outre l’inévitable effet déformant de toute communication, les juridictions pourraient se banaliser en renonçant totalement à l’autorité de leur silence, sans compter les risques de la personnalisation de la communication institutionnelles des juges par la mise en avant de leurs plus-hauts responsables. Sont ainsi révélatrices à cet égard les offensives institutionnelles menées par la Cour de cassation depuis fin 2015 grâce à une communication particulièrement intense sur le site Internet et le compte Twitter de l’institution. Le constat peut être élargie au cas de la Cour européenne des droits de l’homme, également connectée, et présente aussi bien sur Youtube que sur Twitter depuis 2015.

Enfin, le discours de la doctrine, de manière générale et en particulier en droit constitutionnel, s’est également transformé sous l’effet du numérique. Ce nouvel outil affecte en effet la pédagogie de l’enseignement ainsi que les méthodes de la recherche, au profit de la comparaison des droits[40], l’utilisation généralisée des bases de données, ou l’approfondissement des techniques numériques de recherche permettant l’exploitation du « big data ». Avec des perspectives prometteuses, mais peut-être, aussi, quelques effets pervers au regard des risques de réduire la part d’analyse et de critique au profit de la promotion de résultats exhaustifs et statistiques. La mise en valeur et la visibilité du discours doctrinal sont également concernées. Les revues électroniques et blogs juridiques se sont multipliés, les universitaires interviennent sur les sites Internet spécialisés et grand public. Les comptes Twitter et Facebook de la doctrine, individuels ou institutionnels, permettent de diffuser la connaissance, de promouvoir la recherche, ou plus largement de susciter l’intérêt de l’auditoire et en particulier des médias.

Les défis, on le voit, sont nombreux, et le numérique, loin de limiter ses effets à un monde virtuel, bouleverse les conditions dans lesquelles la science constitutionnelle se déploie, le droit constitutionnel s’élabore et produit ses effets, phénomènes qui touchent la Turquie comme les autres Etats confrontés à ce changement civilisationnel.


[1] « Le blocage arbitraire d’internet porte atteinte à la liberté d’expression », 26 septembre 2017( https://www. coe.int/be/web/commissioner/-/arbitrary-internet-blocking-compromets-freed-of-expression).

[2] Les auteurs tiennent à remercier le professeur Dominique Rousseau, le Conseil constitutionnel et les éditions Lextenso pour leur aimable autorisation d’avoir pu reprendre l’essentiel de la contribution suivante : J. Bonnet, P. Türk, « Le numérique : un défi pour le droit constitutionnel » in Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 57, 2017, p. 13 et s.

[3] Les taux de pénétration restent cependant variables : 81% dans les pays développés, 40% dans les pays en développement et 15% dans les pays les moins avancés, où persistent des zones de « désert numérique ».

[4] Voir statistiques établies par l’Uit, Eurostat et l’Unesco.

[5] P. Türk , « La souveraineté des Etats à l’épreuve d’Internet » in Rdp, n° 6, 2013, p. 1489.

[6] B. Barraud, Repenser la pyramide des normes à l’ère des réseaux, L’Harmattan, 2002.F. Ost et M. Van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2002.

[7] P. Türk et C. Vallar (dir.), La souveraineté numérique. Le concept, les enjeux, Mare&Martin, 2018.

[8] A. Blandin- Obernesser (dir.), Droits et souveraineté numérique en Europe, Bruylant, 2016 ; La souveraineté numérique, le concept, les enjeux, Mare&Martin, à paraître 2017 ; P. Bellanger, La souveraineté numérique, Stock, 2014.

[9] Soit Google, Apple, Facebook et Amazon, acronyme classique désormais, auxquels s’ajoutent Microsoft et les Natu, c’est-à-dire Netflix, Air Bnb, Telsa et Uber.

[10] « Démocratiser la gouvernance de l’Internet », Rapport d’information du Sénat, n° 696, 2014.

[11] B. Benhamou, « Architecture et Gouvernance de l’Internet » in Revue Esprit, mai 2006 ; J. Nocetti, « Internet, gouvernance et démocratie » in Politique étrangère, Vol 76, n° 4, 2011 ; A. Bamde, L’architecture normative du réseau Internet, L’harmattan, 2014.

[12] H. Oberdorff, La démocratie à l’ère numérique, Pug, 2010, 208 p ; T. Shulga-Morskaya, La démocratie électronique : une notion en construction, Thèse Bordeaux, 2017, 591 p. ; P. Türk , « La citoyenneté à l’ère numérique » in Rdp, n° 3, juin 2018.

[13] Voir conférence mondiale des Nations unies et de l’Union interparlementaire en 2012 sur l’utilisation des technologies du numérique au service des principes représentatif, de transparence, de responsabilité, d’efficacité et de lisibilité des travaux parlementaires.

[14] E. Sales, « La transformation de l’écriture de la Constitution, l’exemple islandais » in Nccc, n° 57, 2017, p. 45. Les experts de la commission de Venise ont souligné « l’attention particulière portée à la participation active des citoyens au processus constituant, y compris par le recours aux technologies de communication moderne », qui « a suscité beaucoup d’intérêt et d’enthousiasme au niveau interne et à l’échelle internationale », Conclusion de l’avis sur le projet de nouvelle constitution islandaise n° 702/2012 du 11 mars 2013.

[15] J. Bouissou, « Les sri-lankais rédigent leur nouvelle constitution sur internet », Le Monde, 1er février 2016.

[16] A. Vidal-Naquet, « La transformation de l’écriture de la loi : l’exemple de la loi pour une République numérique » in Nccc, n° 57, 2017.

[17] A. Lepage, L’opinion numérique : Internet, un nouvel esprit public, Dalloz, 2006 ; L. Sheer, La démocratie virtuelle, Flammarion, 1993.

[18] Espaces participatifs de contribution aux travaux de commission d’enquête, Cf. commission d’enquête du Sénat sur la compensation des atteintes à la biodiversité, en 2017, ou sur le détournement du crédit d’impôt recherche de son objet, en 2015.

[19] L’expérience française, au sein des assemblées, montre aussi que les appels à contributions citoyennes suscitent surtout l’intérêt de citoyens dont les profils type peuvent être identifiés : spécialistes, experts ayant un avis déjà forgé, souvent critique ; personnes qui témoignent subjectivement d’une expérience personnelle ; employés de groupes d’intérêts rémunérés pour exercer une veille législative et une activité de lobbying.

[20] L’âge, la catégorie socio-professionnelle et la situation géographique sont à cet égard des discriminants de l’investissement en matière de démocratie numérique.

[21] A. Garapon, « Les enjeux de la justice prédictive » in JcpG, 2017, n° 1, p. 47 ; B. Dondero, « Justice prédictive : la fin de l’aléa judiciaire ? », Dalloz, 2017, n° 10, p. 532.

[22] F. Poulet, « La justice administrative de demain selon les décrets du 2 novembre 2016. Quelles avancées. Quels reculs ? » in Ajda 2017, p. 279.

[23] Rapport du Conseil de l’Europe, « L’utilisation des technologies de l’information dans les tribunaux en Europe », Etudes de la Cepej, n° 24, 2016.

[24]Droit à l’autodétermination informationnelle, droit d’accès à internet, droit à l’oubli ou au déréférencement par exemple, voir « Les Métamorphoses des droits fondamentaux à l’ère du numérique » in Revue Politeia, numéro 31, 2017, p. 157 à 287 ; C. Paul et C Ferhal-Schuhl, « Numérique et libertés, un nouvel âge démocratique », rapport n° 3119, octobre 2015 ; Etude annuelle du Conseil d’Etat, « Le numérique et les droits fondamentaux », Doc. Fr. 2014.

[25] C. Const., n° 2015-468/469/472 Qpc du 22 mai 2015, Société Uber France sas et autres.

[26] E. Geffray, « Droits fondamentaux et innovation : quelle régulation à l’ère numérique ? » in Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 52, 2016, p. 7.

[27] I. Falque Pierrotin, « La constitution et l’Internet » in Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel,
n° 36, 2012, p.37.

[28] C. Const., 2009-580 Dc, 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, L. Marino, « Le droit d’accès à l’internet, nouveau droit fondamental », Dalloz, Sirey, 10 septembre 2009, p. 2045.

[29] C. Const., 2010-45 Qpc, 6 octobre 2010, M. Mathieu P ; C. Const., 2013-370 Qpc, 28 février 2014, M. Marc S. et autre ; C. Const., 2014-395 Qpc, 7 mai 2014, Fédération environnement durable et autres.

[30] Sur ces enjeux, Cf. « Redécouvrir le préambule de la Constitution », Rapport du Comité présidé par Simone Veil, La documentation française, 2009, p. 69.

[31] C. Const., 2015-713 Dc, 23 juillet 2015, Loi relative au renseignement ; E. Derieux, « Vie privée et données personnelles-Droit à la protection et « droit à l’oubli » face à la liberté d’expression » in Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 48, 2015, p. 21. D. Dechenaud, Le droit à l’oubli numérique : données nominatives, approches comparées, Larcier, 2015.

[32] Cjue, 6 octobre 2015, affaire C 362/14, Maximilian Schrems / Data Protection Commissione ; Cjue, 14 mai 2014, C 131-12 Google Spain SL et Google Inc. contre Agencia Española de Protección de Datos (Aepd) et Mario Costeja González ; Cjue, 8 avril 2014, C. 293-12 Digital Rights Ireland Ltd contre Minister for Communications, Marine and Natural Resources et autres et Kärntner Landesregierung.

[33] Voir, dans un contexte de transfert et de stockage extra-territorialisé des données, les enjeux en termes de souveraineté et d’équivalence des protections du Microsoft Ireland case, Cf. United States Court of Appeals for the Second Circuit, 14 juillet 206, Microsoft Corp. v. United States.

[34] Pour une revue de la jurisprudence utile, voir S. Turgis, « Strasbourg à l’ère du numérique : la pratique développée par la Cour européenne des droits de l’homme autour de l’accès au droit par internet » in Rtdh,
n° 96/2013, p. 755 ; N . Le Bonniec, « La Cour européenne des droits de l’homme face aux nouvelles technologies de l’information et de la communication numériques » in Rdlf, 2018, Chron 5.

[35] Recommandation du Comité des ministres aux Etats membres sur la liberté d’internet du 16 avril 2016 (CM/Rec(2016)5).

[36] Cedh 1er décembre 2015 Cenzig et a. / Turquie, req. n° 48226/10.

[37]Cedh 18 décembre 2012 Ahmet Yildirim / Turquie, req. 3111/10.

[38] J. Boyadjan, Analyser les opinions politiques sur internet : enjeux théoriques et défis méthodologiques, Dalloz, 2016 ; V. Serfaty, L’internet en politique : des Etats-Unis à l’Europe, Collection Sociologie politique européenne, 2003.

[39] E. Sales (dir.), Le numérique au service du renouvellement de la vie politique, Institut Universitaire Varenne, 2018.

[40] V. par ex. constituteproject.org, ipu.org.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

L’eau & la forêt : pistes pour une interaction en droit international (par Raphaël Maurel)

Voici la 12e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 10e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

L’extrait choisi est celui de l’article de M. Raphaël Maurel dans l’ouvrage L’Arbre, l’Homme & le(s) droit(s).

Cet ouvrage est le dixième issu de la collection
« Revue Méditerranéenne de Droit Public (RM-DP) ».

Volume X :
L’Arbre, l’Homme
& le(s) droit(s)

ouvrage célébrant le 65e anniversaire
de la parution de L’Homme qui plantait des arbres
de Jean Giono & réalisé en hommage
au professeur Jean-Claude Touzeil.

Nombre de pages : 374
Sortie : avril 2019
Prix : 39 €

-ISBN  / EAN :
979-10-92684-34-6 / 9791092684346

-ISSN :
2268-9893

L’eau & la forêt :
pistes pour une interaction
en droit international

Raphaël Maurel
Doctorant en droit international public,
Université Clermont Auvergne,
membre du Centre Michel de l’Hospital 

(cmh – ea 4232), Collectif l’Unite du Droit[1]

La présente contribution s’insère dans une thématique générale originale, voire provocatrice pour le juriste : « Un droit à l’eau pour les arbres ? ». Se poser cette question semble, de prime abord, revenir à admettre l’hypothèse selon laquelle l’arbre serait doté d’une forme de personnalité juridique, laquelle lui permettrait de disposer en son nom-propre d’un certain nombre de droits – ici, celui d’accéder à une eau suffisamment saine pour que son développement soit assuré. Cette possibilité juridique n’est pas admise en droit français, mais n’est pas exclue, s’agissant des forêts, dans d’autres ordres juridiques[2]. Elle ne constitue néanmoins pas la seule manière d’envisager une éventuelle interaction entre ces deux éléments dans l’ordre juridique international, laquelle serait fondée sur le lien biologique existant entre eux.

La forêt, dont la définition ne se réduit pas à une somme d’arbres mais évoque un écosystème complet, est regardée, dans la culture populaire comme scientifique, comme un élément vital pour l’Homme. Certaines croyances vont par ailleurs jusqu’à voir dans l’arbre et la forêt des objets ou êtres vivants sacrés[3], devant bénéficier d’une protection maximale. Outre la contribution des arbres à la transformation du CO2 en oxygène, dont il n’est pas indispensable de rappeler la nécessité pour l’homme, la communauté scientifique considère tout aussi unanimement que la forêt est essentielle à la préservation d’une eau saine[4]. Cette dernière étant également un impératif vital pour l’Homme, un dispositif de protection s’impose logiquement – tel est le sens des actions menées, par exemple, en faveur de la protection de la forêt de Marsabit, au Kenya[5]. Si un lien scientifique existe donc entre l’eau et la forêt, les liens juridiques entre protection de la forêt et droit à une eau saine – c’est-à-dire, principalement, non polluée[6] – ne sont pas clairs, voire sont inexistants. Cette contribution propose ainsi d’analyser succinctement, sous l’angle du droit international et en assumant un angle prospectif, les liens possibles entre ces deux objets juridiques si distincts mais si biologiquement proches, afin de déterminer si un schéma de protection commun pourrait se dessiner et dans quelle mesure la forêt pourrait jouir d’un « droit à l’eau ».

Le droit international relatif à l’eau et le droit international relatif à la forêt, pour autant que ce dernier existe en droit positif[7], relèvent tous deux de l’ensemble « droit de l’environnement » et leurs objets sont identifiés comme des ressources autonomes à protéger. Malgré cela, les deux domaines sont matériellement distincts. Des liens sont donc à tout le moins envisageables en droit positif. Mais sont-ils souhaitables ? En d’autres termes, est-il réellement utile de rechercher l’existence de tels liens et, s’ils font défaut, est-il souhaitable de chercher à les établir ? Nicolas Haupais souligne, à propos de l’étude du paysage en droit international, que « ce qui peut souvent arriver de mieux à un paysage, c’est qu’on ne se préoccupe pas de lui. Peut-être qu’une protection internationale n’aboutit en réalité qu’à une protection platonique, ineffective[8] ». Assurément, l’étude des interactions possible entre l’eau et la forêt est également un « tout petit sujet du droit international[9] » ; mais l’évolution de l’humanité et ses conséquences sur son environnement naturel et vital font qu’il devient essentiel de se préoccuper de la forêt. Si le droit international protège de plus en plus l’eau, ou plutôt la relation de l’Homme avec l’eau, en particulier au sein des systèmes régionaux de sauvegarde des droits de l’Homme, il n’est pas déraisonnable d’imaginer un régime juridique visant à garantir l’existence d’une ressource tout aussi vitale : la forêt. Plus encore et sans verser dans un discours militant pour autant, une telle démarche pourra apparaître utile aux yeux de ceux qui estiment, dans un contexte de déforestation croissante et d’émergence du sujet sur la scène médiatique internationale[10], qu’il est urgent de mieux protéger la forêt et qui rechercheront des arguments juridiques susceptibles d’être mobilisés à cet effet.

Pour développer ces éléments, l’on peut commencer par analyser l’émergence parallèle de normes relatives à l’eau et à la forêt pour en distinguer les différences structurelles et dénominateurs communs : c’est en effet de la recherche des éventuelles interactions existantes qu’il faut partir (I). Ce n’est qu’ensuite qu’il sera possible d’aborder quelques options juridiques, esquissées plus haut, qui pourraient ouvrir la voie à une interaction plus importante entre ces deux objets vitaux pour la planète – et l’Homme (II).

I. La distinction de l’eau et de la forêt en droit international

La protection de l’eau (A) et celle de la forêt (B) constituent, en droit international, deux objectifs bien distincts dont il est intéressant de retracer les grandes lignes. C’est en tentant de reconstituer sur un plan historique le développement des normes internationales relatives à ces deux éléments – au sens physique – que l’absence d’interaction entre eux apparaît de manière évidente.

A. Le droit international relatif à l’eau,
une branche du droit des espaces à vocation économique

La recherche d’une définition de l’eau en droit international conduira d’abord le néophyte à une surprise. L’on serait à première vue enclin à distinguer deux « types » d’eau. L’eau de mer d’une part, dont on ne doute pas qu’elle relève au moins en partie du droit international, en particulier au regard des débats autour des drames en cours sur la Méditerranée qui amènent à affirmer que « [l]a mare nostrum est devenue mare mortum[11] ». L’eau douce ou intérieure d’autre part, désignant les rivières, fleuves ou lacs situés dans les terres. Pourtant, la réalité du droit international est bien plus complexe. Le droit de la mer, largement codifié par la Convention de Montego Bay de 1982[12], prévoit des zones sous souveraineté nationale et diverses zones spécifiques à côté de la « haute mer » qui, seule, jouit réellement d’un statut international. Le régime des eaux intérieures n’est pour sa part pas uniforme ; par exemple, certains lacs internationaux jouissent d’un statut particulier, à l’instar de certains fleuves[13]. Le dictionnaire de droit international dirigé par Jean Salmon ne recense ainsi pas moins de dix-sept catégories d’eaux en droit international[14]. Si certaines se recoupent, d’autres catégories revêtent plusieurs sens[15].

Le droit international relatif à l’eau – ou plutôt aux eaux – apparaît donc multiple et complexe. Toutefois, une unité rassemble les règles qui le composent : au-delà du fait qu’il s’agit de droits des espaces, ces règles ont essentiellement été dégagées dans une perspective économique. Les grands principes juridiques régissant ces espaces s’articulent en effet autour de la liberté de navigation, de la liberté de pêche ou encore de l’exploitation des ressources telles que le gaz ou le pétrole. Il en ressort que l’eau est avant tout considérée comme une route – commerciale – en droit international et en relations internationales. Le fait que l’expression « fleuve international » ait été remplacée par celle de « voie d’eau internationale » dans la Convention de Barcelone de 1921, pour ne prendre que cet exemple, est l’une des manifestations de cette réalité[16]. Même la lutte contre la piraterie, source d’antiques règles coutumières en mer[17], peut être analysée comme nécessaire au bon déroulement des relations commerciales.

Néanmoins, les considérations modernes relatives à la pollution des eaux ont invité les Etats à repenser cette branche de droit sous l’angle environnemental[18], incluant par la même occasion dans le spectre d’analyse le droit international économique et relatif aux entreprises multinationales. Encore plus récemment et au-delà des questions de navigation et d’environnement, un « droit international de l’eau » a même pu être identifié comme grille d’analyse des systèmes de protection de l’eau en tant que ressource[19]. Le droit international relatif à l’eau a donc, ces deux derniers siècles, très largement évolué dans un sens qui permet aujourd’hui d’envisager une relation juridique avec la protection de la végétation, ressource naturelle elle aussi menacée – par exemple par la pollution. Pourtant, la doctrine ne fait jusqu’ici pas le lien entre forêt et eau.

Une évolution notable de la substance de la prise en compte de l’eau en droit international est enfin à l’œuvre depuis quelques décennies. D’une part, les Etats ont, dans le cadre du droit international du patrimoine, élaboré des règles protégeant non pas l’eau (de mer) elle-même, mais ce qu’elle contient[20]. Ensuite et surtout, l’on peut constater le développement récent d’un « droit à l’eau », considéré comme un droit économique et social de l’homme, fondé sur le fait que l’eau potable est un besoin vital pour l’Homme[21]. Ce droit, dont les prémices remontent aux années 1970[22], relève pour l’instant majoritairement du registre déclaratoire[23], malgré sa mention anecdotique au sein de quelques conventions relatives aux droits de l’homme[24] et, parfois, sa consécration en droit interne – par la loi ou plus rarement en tant que norme constitutionnelle comme en Egypte[25], en Rdc[26] ou dans une dizaine d’autres Etats[27]. La jurisprudence internationale est aussi, parfois, amenée à connaître de la question. Dans une affaire portée devant le Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi), le Tribunal arbitral a ainsi ouvert la voie à une reconnaissance du droit à l’eau en tant que principe général du droit international[28]. Pour sa part, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a considéré en 2010 que le droit à l’eau en quantité suffisante et en qualité adéquate constituait un élément du droit à la vie digne, protégé par la Convention américaine relative aux droits de l’homme de 1969[29]. Ces reconnaissances, qui se multiplient à mesure que les problématiques liées à l’accès à l’eau s’accélèrent, laissent à penser que cet ensemble normatif prend progressivement de l’ampleur et constituera sans doute, dans l’avenir, une branche incontournable du droit international.

Nonobstant cette indéniable évolution récente vers un droit à l’eau, le droit international relatif à l’eau reste très majoritairement, quantitativement, un droit de l’eau empreint de considérations économiques. Cela ne doit pas étonner, puisque malgré la prise en compte de l’impact néfaste de l’Homme sur l’eau et l’action normative en découlant, environ 90% des échanges commerciaux physiques passent aujourd’hui par la mer[30].

B. Le droit international forestier,
un projet normatif lié au droit de l’environnement

A l’inverse de l’eau, la forêt ne peut se prévaloir d’une longue tradition de droit international la concernant.

Comme le résume Stéphane Doumbe-Bille : « [s]chématiquement, on peut dire que jusqu’à la conférence de Rio en 1992, il n’y avait rien ; qu’après Rio il y a bien peu[31] ». S’il est vrai que la Conférence des Nations unies pour l’environnement et le développement, tenue à Rio en 1992, a marqué un tournant dans la conception internationale de la forêt, ses conséquences sont relativement décevantes.

Avant 1992, plusieurs instruments mentionnaient la forêt, d’abord en la protégeant par (lointain) ricochet comme habitat d’espèces sauvages visées par accord[32]. Mais la forêt était toujours évoquée ou protégée de manière accessoire, à l’occasion de l’adoption d’un instrument dédié à une problématique spécifique différente[33]. En d’autres termes, la forêt n’avait pas d’existence autonome en tant que notion juridique objet d’un régime international spécifique, à la différence de la mer ou du fleuve. Il faut néanmoins mentionner l’existence de plusieurs accords internationaux sur les bois tropicaux[34], dont le premier est antérieur à 1992. Ceux-ci concernent principalement le bois sous un angle commercial et non l’écosystème général de la forêt ; un point commun peut ici être identifié avec le droit international relatif à l’eau. Certains auteurs analysent d’ailleurs la forêt sous un angle exclusivement économique, rappelant que « les forêts sont d’abord des richesses économiques et géostratégiques, en particulier parce qu’elles produisent l’« or blanc » qu’est le papier, matière première support de l’information mondiale[35] ». Mais il serait aventureux de se contenter d’une analyse économique de la forêt, celle-ci étant en réalité principalement évoquée sous l’angle du développement durable.

A la suite de la Conférence de Rio, la question de la forêt a été à l’ordre du jour d’autres Conférences internationales relatives à l’environnement, comme celles de Kyoto en 1998 et de Johannesburg en 2002. Ces « événements, tout en n’aboutissant qu’à des déclarations sur les forêts et non à un véritable droit international forestier, ont influencé radicalement la perception et les pratiques forestières, au Nord comme au Sud, au point d’entraîner des modifications sensibles dans les législations nationales[36] ». La doctrine s’accorde ainsi pour dire que le droit international forestier est né en 1992 avec Rio[37], sans toutefois s’accorder réellement sur sa valeur ni son contenu. Du point de vue du droit positif, quand bien même elle aurait invité les Etats à adopter des législations protectrices, la Déclaration de Rio n’est pas contraignante et n’a pas été objectivement suivie de conventions à ce propos – malgré l’inclusion des perspectives de développement durable dans les deux derniers accords sur les bois tropicaux. Dans la mesure où la Déclaration n’a pas été suivie de conventions créant des obligations claires, il faut admettre que le droit international forestier demeure, à l’heure actuelle, un projet normatif composé de la somme des normes – contraignantes ou non – relatives aux forêts collectées dans d’autres traités. Comme le relève un auteur précité, ces instruments se concentrent « sur des aspects thématiques tels que : le commerce international du bois et des produits forestiers, le changement climatique, l’érosion des sols, la désertification, etc. Les aspects clés devant concourir à la protection de la diversité biologique et forestière sont occultés. La divergence des intérêts et le manque de volonté politique n’ont pas permis aux gouvernements d’adopter un instrument juridique contraignant pour assurer la protection internationale des forêts[38] ». La Déclaration de New York sur les forêts, adoptée en 2014 en prévision de la COP21, n’a pas fondamentalement changé la donne[39].

D’un autre côté, les forêts peuvent incidemment, en tant que composantes de l’environnement, être protégées par certains systèmes régionaux de protection des droits de l’homme. La Cour européenne des droits de l’homme offre ainsi une protection de l’environnement par ricochet, par l’intermédiaire du droit au respect de la vie privée et familiale (article 8 de la Convention)[40]. Si cette protection a des limites, la Cour a eu l’occasion, dans l’affaire Kyrtatos c. Grèce, de préciser qu’une violation de l’article 8 aurait pu être retenue « si, par exemple, les dommages à l’environnement dénoncés avaient occasionné la destruction d’une zone forestière à proximité de la maison des requérants, situation qui aurait pu affecter plus directement leur propre bien-être[41]». La forêt semble ainsi jouir d’une protection plus importante qu’un marais – quand bien même celui-ci accueillerait des espèces protégées – sous l’angle de l’article 8, ce qui ne paraît pas, au regard de la jurisprudence de la Cour, d’une logique incontestable[42]. Cette solution est néanmoins totalement centrée sur l’homme, et non sur la forêt.

Il ressort de ces éléments que la forêt n’est que très peu protégée en droit international. L’eau, quant à elle, fait d’une part l’objet d’un nombre bien plus important de normes – dont la plupart ne la protège pas mais régule son utilisation dans des buts économiques –, et, d’autre part bénéficie d’une protection supérieure, bien que cette dernière soit souvent relative à ce qui se trouve dans l’eau et non à l’eau elle-même.

II. Pour la reconnaissance d’un lien juridique entre l’eau et la forêt en droit international

Dans ce second temps plus prospectif, il s’agit de rechercher, sur la base des éléments dégagés jusqu’ici, si un lien entre l’eau et la forêt serait susceptible de garantir une meilleure protection de la forêt, et plus spécifiquement un droit à l’eau pour la forêt. Ce lien ne saurait, à première vue, être d’emblée juridique, sans quoi il existerait probablement déjà : il est d’abord nécessairement logique. Néanmoins, l’existence d’un lien entre ces éléments peut entraîner des conséquences juridiques ; ce sont celles-ci qui sont recherchées. A cet égard, il est possible de réfléchir successivement aux conséquences de la reconnaissance d’un lien analogique (A) puis téléologique (B) entre la protection de l’eau et la protection de la forêt en droit international.

A. Première piste : l’analogie entre protection de l’eau et protection de la forêt

Cette première piste repose sur une idée simple : la forêt, comme l’eau, devrait être reconnue comme une res communis ou une res nullius de l’humanité et être protégée à ce titre.

L’Assemblée du Conseil de l’Europe considère de longue date que l’eau « est, juridiquement, res communis[43] », c’est-à-dire un objet ou un bien ne pouvant faire l’objet d’une appropriation. Si une telle solution a également été plaidée à l’égard des animaux[44], dans le discours doctrinal actuel, seuls la mer, l’espace extra-atmosphérique et l’Antarctique sont considérés comme res communis[45]. L’eau terrestre est plutôt considérée comme res nullius, c’est-à-dire comme une partie détachable et exploitable de la res communis, car son utilisation implique une forme d’appropriation – via des bassins hydrauliques par exemple –, même si cette qualification ne fait pas l’unanimité[46] et que la mer elle-même est parfois considérée comme une res nullius en devenir[47]. Sans entrer dans le détail de considérations techniques ou historiques quant à ces notions, il suffit de constater que tant ce statut que celui de res nullius permet une protection – dont l’efficacité est certes contestable, mais une protection tout de même. Il faut cependant reconnaître qu’il est difficile, sur le plan logique, d’étendre l’une ou l’autre qualification à la forêt par analogie : celle-ci peut en réalité être appropriée, sur le plan physique, ce qui est plus difficile pour la mer. La notion de patrimoine commun pourrait alors être utilement invoquée ; celle-ci, en effet, « repose davantage sur une volonté commune d’empêcher toute appropriation privative, que sur une impossibilité d’appropriation de fait[48] ». Tel est le cas des forêts classées et protégées par le Comité du patrimoine mondial de l’Unesco[49]. Ce régime n’empêche pas la déforestation massive par ailleurs : un régime universel est nécessaire. Il apparaît en outre que la notion de « patrimoine » est, dans le discours médiatique et du droit international, trop souvent associée à des éléments importants mais non indispensables à la survie de l’espèce humaine. Or, la forêt, au même titre que l’eau et l’air, lui est absolument vitale.

La notion de « bien commun », inexistante en droit international, est parfois utilisée dans un sens voisin au niveau national. Tel est par exemple le cas au Brésil, où la forêt est considérée par la loi, depuis les années 1930, comme un « bien commun de tous les habitants du pays[50] ». Mais ce statut semble aujourd’hui bien insuffisant : il suffit d’observer l’accélération de la déforestation de la forêt amazonienne brésilienne pour s’en convaincre. Le lien avec le manque d’eau potable dans le pays, rapporté par les médias, est connu : la déforestation accélère le dégagement de CO2 et la pollution, et en conséquence, l’effet de serre, et la sécheresse[51]. La situation, dont les prises de position du nouveau Président ne font que suggérer qu’elle devrait empirer[52], est telle que la solution ne semble plus être qu’internationale. En effet, au-delà d’une hypothétique ingérence environnementale internationale voire d’une intervention armée à laquelle le Brésil semble être préparé depuis des années, l’Etat « craint également que, sur le modèle de l’Antarctique, l’Amazonie ne soit internationalisée, au nom de sa préservation[53] ».

La notion de bien commun propre à certains droits internes ne semble donc pas toujours satisfaisante ni suffisante à protéger la forêt. La notion de « bien public » récemment utilisée en Slovénie pour constitutionnaliser le caractère non marchandisable de l’eau ne semble, à cet égard, pas plus permettre d’éviter ces possibles travers[54]. Par analogie avec l’eau, une qualification de res communis ou de res nullius, bien que partiellement insatisfaisante, ouvrirait probablement la voie à une protection plus importante de la forêt. Une telle analogie ne semble pas inenvisageable au niveau international, même si la démarche privilégiée par la Déclaration de Rio est l’absence d’internationalisation[55]. Il arrive fréquemment que les Etats associent eux-mêmes l’eau et la forêt lorsqu’il est question de ressources à protéger. La position officielle du Canada révèle ainsi que « [l]’eau à l’état naturel peut se comparer à d’autres ressources naturelles comme les arbres de la forêt, les poissons dans la mer ou les minéraux du sol. Même si toutes ces choses peuvent être transformées en articles commerciaux par la récolte, la pêche ou l’extraction, elles demeurent, jusqu’à ce que cette étape cruciale soit franchie, des ressources naturelles[56] ».

Mais quand bien même le statut de ressources naturelles serait accompagné d’un dispositif juridique suffisamment protecteur pour garantir que les forêts – ou plutôt certaines forêts – disposent d’une eau saine, le raisonnement par analogie a ses limites : s’il peut permettre une protection renforcée de la forêt, il n’apparaît pas en mesure de lui garantir un « droit à l’eau ».

B. Deuxième piste :
le lien téléologique entre la protection de l’eau et la protection de la forêt

Une deuxième piste peut être suivie à partir d’une autre proposition, selon laquelle la finalité d’un droit peut amener à protéger un autre objet. Alors que la consécration d’une protection par analogie ne constitue finalement qu’une faible interaction intellectuelle entre les deux objets « eau » et « forêt », un raisonnement téléologique implique une interaction logique plus avancée. Ainsi peut-on envisager l’hypothèse selon laquelle la finalité du droit à l’eau pourrait impliquer un droit de la forêt à l’eau.

Cette perspective part du constat selon lequel la finalité du droit à l’eau est de garantir l’existence du vivant. Or, l’arbre, composante de la forêt, est un être vivant ; tout comme les végétaux et les animaux qui y vivent – soit l’intégralité de ses composantes à l’exception des minéraux. Il n’y alors qu’un pas à franchir pour admettre que la forêt peut être considérée comme un être vivant. Dans ce cas, l’attribution d’une personnalité juridique pourrait lui permettre…d’exiger une eau saine en son nom propre.

Sans aller jusqu’à une personnification complète, tel est d’ores et déjà le cas s’agissant d’autres êtres vivants. Des accords prévoient ainsi que certains animaux ont droit – ou devraient avoir droit – à une eau saine. Ainsi le Conseil de l’Europe a-t-il estimé dès les années 1980 que « [t]ous les animaux devraient disposer en permanence d’eau potable non contaminée. L’eau est un vecteur de micro-organismes, et c’est pourquoi elle devrait être fournie de façon à minimiser les risques de contamination[57] ». Sans refléter une bienveillance angélique excessive à l’égard des animaux, puisqu’il s’agit d’animaux destinés à la recherche expérimentale, ces lignes directrices fixent un cadre non contraignant qui a pu être repris et renforcé par l’Union européenne. La directive 2010/63/EU prévoit en effet que « [t]ous les animaux doivent disposer en permanence d’eau potable non contaminée[58] ». Bien que ces dispositions s’inscrivent dans le cadre de la recherche scientifique et visent essentiellement à garantir sa qualité, elles pourraient être étendues à l’activité – au moins scientifique – en forêt et constituer la base d’une obligation contraignante de ne pas polluer les eaux qui y coulent.

La seconde hypothèse, plus engageante sur le plan philosophique, est d’accorder une personnalité juridique aux arbres – ce qui pourrait fonder un droit propre à l’eau. Celle-ci n’est pas nouvelle. Dès 1972, le désormais célèbre article de Christopher D. Stone le proposait déjà[59]. Si la proposition a été reprise en France par Jean-Pierre Marguenaud à propos des animaux[60], la doctrine a globalement envisagé la question sous l’angle axiologique voire politique plutôt que sous l’angle de la technique juridique[61]. Pourtant, à « la lecture des arguments de ces deux auteurs, force est de constater qu’il ne demeure pas d’obstacle juridique décisif à la reconnaissance de la personnalité juridique des animaux ou de l’environnement. Le choix apparaît bien davantage moral et philosophique que strictement juridique[62] ». Certains Etats ne s’en sont d’ailleurs pas privés. La Constitution de l’Equateur dispose non seulement que « [n]ature shall be the subject of those rights that the Constitution recognizes for it[63] », mais prévoit en outre un chapitre 7 intitulé « droits de la nature » selon lequel « [n]ature, or Pachamama, where life is reproduced and occurs, has the right to integral respect for its existence and for the maintenance and regeneration of its life cycles, structure, functions and evolutionary processes[64] ». La nature dispose enfin d’un droit à la « restauración », que l’on peut traduire par un droit à la restauration ou à la régénération en cas d’atteinte[65]. Plus récemment, la Nouvelle-Zélande a légiféré pour accorder la qualité d’être vivant et une personnalité juridique à un fleuve sacré : « Te Awa Tupua is a legal person and has all the rights, powers, duties, and liabilities of a legal person[66] ». La solution s’est ensuite étendue à l’Inde, cette fois-ci par l’intermédiaire jurisprudentiel : « [l]es suites furent retentissantes : le Gange, et son affluent la Yamuna, sont dorénavant des entités juridiques vivantes qui ont « les mêmes droits que les êtres humains », tout comme les glaciers de l’Himalaya Gangotri et Yamunotri, sources de ces deux fleuves sacrés[67] ».

Même si la décision de la High Court[68] a été suspendue par la Cour Suprême indienne en attendant une solution au fond[69], d’autres exemples montrent que de telles solutions se répandent peu à peu à travers le monde[70].

Techniquement, la possibilité anthropomorphique[71] d’accorder à la forêt une person-nalité juridique lui permettant de jouir de droits n’est donc pas iconoclaste, même si les systèmes européens ne sont pas coutumiers de ces choix basés, au moins en partie, sur des orientations religieuses ou des croyances. Dans les trois cas mentionnés, la nature ou le fleuve jouissaient en effet d’un statut sacré que le droit positif est venu confirmer – ou consacrer. Toutefois, il est loisible de se demander si l’Homme ne devrait pas plus « croire » dans la nature et admettre que, biologiquement, il a un besoin vital qu’elle demeure saine. Une reconnaissance d’une personnalité juridique à la forêt lui permettrait alors d’exiger, par la voie de gardiens – peut-être les gardes champêtres en voie de disparition depuis 1958 en France ? – une eau saine pour son développement, et par ricochet la bonne santé de l’humanité.


[1] L’auteur remercie chaleureusement Mmes Marie Duclaux de l’Estoille, María Lorenzo Martinez, M. le Professeur Valère Ndior et M. Sacha Robin pour leurs relectures attentives et leurs suggestions.

[2] Voir infra, II.B.

[3] Hayao Miyazaki s’est d’ailleurs inspiré de ces croyances dans ses œuvres, en particulier pour réaliser la forêt de Princesse Mononoké (Studio Ghibli, 1997). Il n’est pas anodin, à ce propos, que Miyasaki se soit déclaré admiratif du travail de Frédéric Back…réalisateur du court-métrage oscarisé L’homme qui plantait des arbres (1987). Voir sur ce point Fournier Mauricette, « La forêt de Princesse Mononoké d’Hayao Miyazaki : une contribution poétique à la prise de conscience environnementale » in Decaulne Armelle (dir.), Arbres et Dynamiques, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2013, p. 203 et s.

[4] La forêt permet une infiltration complète des eaux de pluie, le stockage d’autres types de précipitations comme le brouillard ; elle est également essentielle à la préservation et à la stabilité des sols des bassins versants.

[5] L’Agence Française de Développement finance ainsi un ambitieux projet visant à fournir aux habitants de la région des points d’eau potable à l’extérieur de cette forêt, qui est la principale source d’eau, et à les inciter à économiser ses ressources en bois. Voir l’exposé du projet sur le site de l’organisme : https://www.afd.fr/fr/kenya-quand-la-foret-veille-sur-leau.

[6] Le choix de définir une eau « saine » comme une « eau non polluée » peut naturellement faire débat. Par commodité, cette équation schématique sera retenue malgré la conscience que la question est éminemment plus complexe, notamment au regard des sciences de la terre.

[7] Voir infra, I.B.

[8] Haupais Nicolas, « Le paysage du droit international public » in « Cependant, j’ai besoin d’écrire… ». Liber Amicorum en l’honneur de Serge Sur, Paris, Pedone, 2014, p. 121.

[9] Idem.

[10] En particulier, l’élection du Président brésilien Jair Bolsonaro en 2018 suscite de vives inquiétudes quant à l’avenir des forêts brésiliennes, dont la destruction pourrait s’accélérer. Voir infra, note 52.

[11] Miron Alina, Taxil Bérangère, « Requiem pour l’Aquarius. Les sauvetages en mer, entre instrumentalisation et criminalisation », La Revue des droits de l’homme, n°15, 2019, §1. Consultable en ligne à l’adresse : http://journals.openedition.org/revdh/5941.

[12] Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, Montego Bay, 10 décembre 1982, Rtnu, vol. 1834, 1994, p. 36.

[13] Voir par exemple Cazala Julien, « Le droit international de l’eau et les différends relatifs au Tigre et à l’Euphrate » in Boisson de chazournes Laurence, Salman Mohamed Ahmed, Les ressources en eau et le droit international, Académie de droit international, Leiden/Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2005, p. 544 et s.

[14] Salmon Jean (dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 404, entrée « Eaux ». Par exemple : eaux adjacentes, eaux archipélagiques, eaux de surface, eaux douces, eaux intérieures de surface, eaux neutres, eaux surjacentes, eaux transfrontières…

[15] Par exemple, les eaux superficielles sont des eaux de surface ; mais les eaux surjacentes peuvent revêtir plusieurs sens.

[16] Voir sur ce point Daillier Patrick, Forteau Mathias, Pellet Alain, Droit international public (Ngyuen Quoc Dinh †), Paris, Lgdj, 8e éd., 2009, p. 1370.

[17] La criminalisation de la piraterie en mer serait intervenue sous l’Empire romain ; voir Sestier Jules M., La piraterie dans l’Antiquité, Paris, Librairie de A. Marescq ainé, 1880, p. 276 ; Senly André, La piraterie, Paris, Arthur Rousseau Editeur, 1902, p. 23.

[18] Aurescu Bogdan, Pellet Alain (dir.), Actualité du droit des fleuves internationaux, Paris, Pedone, 2010.

[19] Sfdi, L’eau en droit international. Colloque d’Orléans, Paris, Pedone, 2011 ; Brown Weiss Edith, « The Evolution of International Water Law », Rcadi, 2007, vol. 331, p. 163 et s.

[20] Voir par exemple la Convention sur la protection du patrimoine culturel subaquatique, Paris, 6 novembre 2001, Unesco, Conférence Générale, 31e session, doc. 31 C/64 du 31 octobre 2001, et à son propos Scovazzi Tullio, « La Convention sur la protection du patrimoine culturel subaquatique », AFDI, vol. 48, 2002, p. 579. La France, qui est considérée comme un expert mondial en matière de protection du patrimoine culturel subaquatique, ne l’a ratifiée qu’en 2013. Certaines de ses réticences, liées à une interprétation selon laquelle certaines protections entreraient en contradiction avec les grandes libertés garanties par la Convention de Montego Bay, sont partagées par de nombreux Etats, puisque seuls 60 Etats sont Parties à cet instrument en janvier 2019. Voir également BORIES Clémentine, « La protection du patrimoine culturel subaquatique » in Forteau Mathias, Thouvenin Jean-Marc, Traité de droit international de la mer, Paris, Pedone, Cedin, 2017, p. 891.

[21] Voir en particulier Coulee Frédérique, « Le droit à l’eau dans le contexte international. Brèves remarques à propos d’un droit économique émergent » in Droit international et culture juridique, Mélanges offerts à Charles Leben, Paris, Pedone, 2015, p. 57 et s.

[22] Dupont-Rachiele Jérôme, Prevost Daniel, Raymond Sébastien, « L’eau : un droit pour tous ou un bien pour certains », RQDI, vol. 17.1, 2004, p. 62 et s.

[23] Voir en particulier la résolution 54/175 de l’Assemblée générale des Nations unies du 17 décembre 1999 relative au droit au développement, et plus généralement Dubuy Mélanie, « Le droit à l’eau potable et à l’assainissement et le droit international », Rgdip, vol. 116, n°2, 2012, p. 275 et s. ; spéc. p. 295 et s.

[24] Aux termes de l’article 24.2 de la Convention relative aux droits de l’enfant, « [l]es Etats parties […] prennent les mesures appropriées pour : […] c) Lutter contre la maladie et la malnutrition, y compris dans le cadre de soins de santé primaires, grâce notamment à l’utilisation de techniques aisément disponibles et à la fourniture d’aliments nutritifs et d’eau potable, compte tenu des dangers et des risques de pollution du milieu naturel » (Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies par la résolution 44/25 du 20 novembre 1989, Rtnu, vol. 1577, 1999, p. 3).

[25] Constitution amendée de la République arabe d’Egypte, 15 janvier 2014, article 79 : « [t]out citoyen a droit à une alimentation saine et suffisante et de l’eau potable ». L’article 68 de la défunte Constitution de la Seconde République du 26 décembre 2012 prévoyait que « le droit à une habitation convenable, une eau potable et une alimentation saine est garanti ».

[26] Constitution de la République Démocratique du Congo, telle que modifiée par la Loi n° 11/002 du 20 janvier 2011 portant révision de certains articles de la Constitution de la République Démocratique du Congo du 18 février 2006, article 48 : « [l]e droit à un logement décent, le droit d’accès à l’eau potable et à l’énergie électrique sont garantis ».

[27] Une brève analyse de ces Constitutions est présentée par Coulee Frédérique, « Le droit à l’eau dans le contexte international. Brèves remarques à propos d’un droit économique émergent », op. cit. note 21, p. 65 .

[28] Cirdi, Saur International S.A. c. République argentine, affaire n° ARB/04/4, sentence du 6 juin 2012, §330 : « [e]n réalité, les droits de l’homme en général, et le droit à l’eau en particulier, constituent l’une des diverses sources que le Tribunal devra prendre en compte pour résoudre le différend car ces droits sont élevés au sein du système juridique argentin au rang de droits constitutionnels, et, de plus, ils font partie des principes généraux du droit international ».

[29] Cidh, Communauté Xákmok Kásek c. Paraguay, 24 août 2010, §§ 194 et196.

[30] Forteau Mathias, Thouvenin Jean-Marc, « Introduction » in Forteau Mathias, Thouvenin Jean-Marc, Traité de droit international de la mer, op. cit. note 20, p. 24.

[31] Doumbe-Bille Stéphane, « Le cadre juridique international relatif aux forêts – Etat de développement » in Cornu Marie, Fromageau Jérôme, Le droit de la forêt au XXIe siècle. Aspects internationaux, L’Harmattan, 2004, p. 124.

[32] Ainsi, la « Convention de Paris du 19 mars 1902 relative à la protection des oiseaux pour l’agriculture est la première Convention internationale dont l’objectif est de protéger les espèces sauvages, leurs habitats et par ricochet la forêt » (Houedanou Sessinou Emile, La gestion transfrontalière des forêts en Afrique de l’Ouest, Paris, L’Harmattan, Collection « Etudes africaines », 2015, p. 39).

[33] L’auteur cité dans la note précédente dresse une liste de ces conventions pour aboutir à cette conclusion ; voir ibid., p. 39.

[34] Accord international de 1983 sur les bois tropicaux, Genève, 18 novembre 1983, Rtnu, vol. 1393, 1996, p. 76 ; Accord international de 1994 sur les bois tropicaux, Genève, 26 janvier 1994, Rtnu, vol. 1955, 2001, p. 81 ; Accord international de 2006 sur les bois tropicaux, Genève, 27 janvier 2006, Rtnu, vol. 2797, 2011, p. 75.

[35] D’antin de Vaillac Dominique, « La forêt comme objet de relations internationales ? », AFRI, 2005, vol. 6, 927.

[36] Ibid., p. 925.

[37] De Rezende Menezes Quênida, « Le droit international peut-il sauver les dernières forêts de la planète ? », Paris, L’Harmattan, 2013, p. 165.

[38] Houedanou Sessinou Emile, La gestion transfrontalière des forêts en Afrique de l’Ouest, op. cit. note 32, p. 199. Voir également l’exposé très clair, bien qu’un peu daté de Doumbe-Bille Stéphane, « Le cadre juridique international relatif aux forêts – Etat de développement », op. cit. note 31, p. 121 et s.

[39] Pour un résumé de ses apports et du contexte de son adoption, voir Mekouar Mohamed Ali, « La Déclaration de New York sur les forêts du 23 septembre 2014 : quelle valeur ajoutée ? », Revue juridique de l’environnement, vol. 40, n° 2015/3, p. 463 et s.

[40] Voir en particulier Cedh, López Ostra c. Espagne, 9 décembre 1994, requête n°16798/90, §51 : « [i]l va pourtant de soi que des atteintes graves à l’environnement peuvent affecter le bien-être d’une personne et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée et familiale, sans pour autant mettre en grave danger la santé de l’intéressée ».

[41] Cedh, Kyrtatos c. Grèce, 22 mai 2003, requête n° 41666/98, § 53. Dans les faits, des aménagements urbains avaient détruit le marais adjacent à la propriété des requérants, qui arguaient notamment que le site dans lequel est situé leur domicile avait perdu toute sa beauté et que la destruction avait causé un dommage à l’environnement, en particulier aux oiseaux et espèces protégées vivant dans le marais.

[42] Sur cette question, voir Michallet Isabelle, « Cour européenne des droits de l’homme et biodiversité » in Robert Loïc (dir.), L’Environnement et la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 94 et s.

[43] Assemblée consultative du Conseil de l’Europe, Rapport sur la lutte contre la pollution des eaux douces en Europe, 1965, IIIe partie, chapitre 1.

[44] Voir la présentation de l’idée par Camproux-Duffrene Marie-Pierre, « Plaidoyer civiliste pour une meilleure protection de la biodiversité. La reconnaissance d’un statut juridique protecteur de l’espèce animale », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol. 60, n° 2018/1, p. 4 et s.

[45] Kolb Robert, Théorie du droit international, 2e édition, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 67.

[46] Haupais Nicolas, « Le paysage du droit international public », op. cit. note 8, p. 666.

[47] Certains auteurs considèrent en effet que « l’évolution récente montre que dès que [les Etats côtiers] ont les capacités techniques ou l’autorité politique nécessaires, ils s’étendent vers le large au détriment de la haute mer ; amputée des zones économiques exclusives, des plateaux continentaux, celle-ci semble plus proche d’une res nullius éphémère dans l’attente du partage des océans » (Charpentier Jean, « La communauté internationale : mythe ou réalité ? » in L’homme dans la société internationale. Mélanges en hommage au Professeur Paul Tavernier, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 39, renvoyant notamment à Dupuy René-Jean, « Droit de la mer et Communauté internationale » in Mélanges offerts à Paul Reuter. Le droit international : unité et diversité, Paris, Pedone, 1979, p. 221 et s.).

[48] Lambert-Habib Marie-Laure, Le commerce des espèces sauvages : entre droit international et gestion locale. Réflexions sur la C.I.T.E.S. (Convention de Washington sur le commerce international des espaces de faune et de flore sauvages menacés d’extinction), Paris, L’Harmattan, 2000, p. 331.

[49] L’Unesco s’efforce, depuis sa 25e session en 2001, d’être leader dans la protection mondiale des forêts. En partie grâce à la création du Programme des forêts du patrimoine mondial, le nombre de sites forestiers du patrimoine mondial est actuellement de 107, couvrant un total de 75 millions d’hectares – soit 1,5 fois la taille de la France. Ce chiffre apparaît néanmoins bien dérisoire dans la mesure où la déforestation détruirait 13 millions d’hectares chaque année.

[50] Voir Leme Machado Paulo Affonso, « Les nouveautés dans la législation brésilienne sur la protection des forêts », Revue juridique de l’environnement, vol. 40, n° 2015/1, p. 60.

[51] Par exemple, « Le manque d’eau potable, un paradoxe au Brésil », Le Journal du Dimanche en ligne, 29 novembre 2015, consultable à l’adresse : https://www.lejdd.fr/International/Ameriques/Le-manque-d-eau-potable-un-paradoxe-au-Bresil-761955.

[52] Selon les médias, Jair Bolsonaro envisage la reprise des travaux de rénovation de la BR-319, une autoroute traversant l’Amazonie, et prévoit de faciliter l’implantation d’activités économiques dans des zones pour l’instant protégées par la loi ou les collectivités locales. La fusion des ministères de l’Environnement et de l’Agriculture semble aller dans ce sens. Voir Donada Emma, « Quel est le programme de Jair Bolsonaro pour l’Amazonie ? », Libération en ligne, 12 octobre 2018, consultable en ligne à l’adresse : https://www.liberation.fr/checknews/2018/10/12/quel-est-le-programme-de-jair-bolsonaro-pour-l-amazonie_1684630.

[53] Geslin Albane, « Etats et sécurité environnementale, états de l’insécurité environnementale : de la recomposition normative des territoires à l’esquisse d’un droit de l’anthropocène » in Tercinet Josiane (dir.), Etats et sécurité internationale, Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 92.

[54] Naim-Gesbert Eric, « Voyage aux confins du droit de l’environnement » in Touzeil-Divina Mathieu, Hoepffner Hélène (dir.), Droit(s) du Bio, Toulouse, Boulogne et Pau, Editions l’Epitoge, coll. l’Unité du Droit, vol. XXIII, octobre 2018, p. 169.

[55] D’Antin de Vaillac Dominique, « La forêt comme objet de relations internationales ? », op. cit. note 35, p. 929.

[56] Ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, « Les prélèvements massifs d’eau et considérations », Washington D.C., Ambassade du Canada, 1999, extrait cité et analysé par dupont-Rachiele Jérôme, Prevost Daniel, Raymond Sébastien, « L’eau : un droit pour tous ou un bien pour certains », op. cit. note 22, p. 68. Voir ibid. l’étude de l’ambiguïté de cette position dans le cadre du Gats.

[57] Lignes directrices relatives à l’hébergement et aux soins des animaux, annexe A à la Convention européenne sur la protection des animaux vertébrés utilisés à des fins expérimentales ou à d’autres fins scientifiques du 18 mars 1986, STE, n°123, 15 juin 2006, article 4.7.1.

[58] Directive 2010/63/EU relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques, Annexe III. Exigences relatives aux établissements et exigences relatives aux soins et à l’hébergement des animaux, Joue du 20 octobre 2010, L 276, article 3.5.a).

[59] Stone Christopher D., « Should Trees Have Standing? Toward legal Rights for natural Objects », Southern California Law Review, vol. 45, n° 1972/2, p. 450 et s.

[60] Marguenaud Jean-Pierre, « La personnalité juridique des animaux », Dalloz, 1998, p. 205.

[61] Betaille Julien, « La doctrine environnementaliste face à l’exigence de neutralité axiologique : de l’illusion à la réflexivité », Revue juridique de l’environnement, hors-série, n° 2016/HS16, p. 45.

[62] Betaille Julien, Les conditions juridiques de l’effectivité de la norme en droit public interne : illustrations en droit de l’urbanisme et en droit de l’environnement, Thèse de droit public soutenue le 7 décembre 2012, Université de Limoges, p. 518. Voir ibid. p. 519 et s. pour une analyse des arguments des tenants et opposants de la proposition, qu’il conclut en demi-teinte : l’institution nécessaire de « guardians » ou représentants capables d’exprimer la volonté de la nature – en la personnifiant – ne serait pas très différente de la capacité contentieuse actuelle des associations de protection de l’environnement.

[63] Constitution de la République d’Equateur, 20 octobre 2008, article 10.

[64] Ibid., article 71.

[65] Ibid., article 72.

[66] Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Act 2017 n°7, Royal assent 20 March 2017, article 14.1.

[67] Naim-Gesbert Eric, « Etres et choses en droit de l’environnement : l’appel du sacré », Revue juridique de l’environnement, vol. 42, n° 2017/3, p. 406.

[68] High Court of Uttarakhand, Mohd Salim v. State of Uttarakhand & others, No.126 of 2014, 20 march 2017.

[69] O’Donnell Erin L, Talbot-Jones Julia, « Creating legal rights for rivers : lessons from Australia, New Zealand, and India », Ecology and Society, vol. 23-7, 2018, p. 10 , spéc. l’instructif tableau comparatif, sous l’angle juridique, des trois cas analysés p. 11. Mais cette suspension intervenue en juillet 2017 ne semble pas impliquer en tant que telle la remise en cause de l’attribution de la personnalité juridique au fleuve. Les « gardiens » imposés par la High Court (l’Etat de Uttarakhand, ou plus précisément le « Chief Secretary of the State of Uttarakhand and the Advocate General of the State of Uttarakhand » nommément désignés par la Cour) ont en effet eu temporairement gain de cause en montrant que les contours de leur responsabilité n’était pas claire, ces rivières s’étendant au-delà des frontières de l’Etat (notamment au Bangladesh). Voir également O’Donnell Erin L, « At the Intersection of the Sacred and the Legal : Rights for Nature in Uttarakhand, India », Journal of Environmental Law, Vol. 30-1, 2018, p. 135 et s.

[70] Naim-Gesbert Eric, « Voyage aux confins du droit de l’environnement », op. cit. note 54, p. 170.

[71] La doctrine critique ainsi une « anthropomorphisation juridique de la nature » : Serrurier Enguerrand, La résurgence du droit au développement. Recherche sur l’humanisation du droit international, Thèse de droit public soutenue le 5 octobre 2018, Université Clermont Auvergne, p. 483 et s. ; l’expression est mentionnée p. 483.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

La Servante écarlate ou quand le féminisme devient un produit marketing qui perd de son essence (par Mélanie Jaoul)

Voici la 11e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 27e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

L’extrait choisi est celui de l’article de Mme Mélanie JAOUL à propos du/de féminisme(s) dans la websérie La Servante écarlate. L’article est issu de l’ouvrage Lectures juridiques de fictions.

Cet ouvrage forme le vingt-septième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XXVII :
Lectures juridiques de fictions.
De la Littérature à la Pop-culture !

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina & Stéphanie Douteaud

– Nombre de pages : 190
– Sortie : mars 2020
– Prix : 29 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-38-4
/ 9791092684384

– ISSN : 2259-8812

La Servante écarlate
ou quand le féminisme devient un produit marketing
qui perd de son essence[1]

Mélanie Jaoul
Maîtresse de conférences en droit,
Membre du Laboratoire de droit privé (Ea 707)
à l’Université de Montpellier,

Chercheuse associée au Centre de recherche
sur les mutations sociales et les Mutations du Droit (Cermud) à la Faculté des Affaires internationales du Havre, Clud

« Nous voulions juste un monde meilleur. Meilleur ne signifie jamais meilleur pour tout le monde. Ça signifie toujours pire pour certains ». Cette phrase du commandant Waterford constitue la quintessence de la dystopie de la Servante écarlate. La série basée sur le roman éponyme écrit par Margaret Atwood ne peut qu’être une œuvre nécessairement militante de la cause des femmes. Opérer une lecture féministe de La Servante écarlate semble, de prime abord, une tâche évidente tant les réactions suscitées par la série semblent militer de son féminisme. En effet, les féministes du monde entier se sont saisies du symbole qu’est la tenue de La Servante écarlate afin de manifester dans les pays où le droit à l’interruption volontaire de grossesse n’est pas garanti voire refusé. Parce que porter la cape rouge et les ailes blanches des servantes permet, par le fort impact visuel de la tenue dans un monde d’hommes aux costumes sombres, de marquer sa désapprobation sans avoir à manifester ou mener des actions qui pourraient être lourdement réprimées, le symbole ne pouvait qu’être adopté. Ainsi, aux Etats-Unis, les servantes du Texas furent les premières à manifester contre les politiques natalistes en se revêtant de la fameuse cape rouge. Le symbole fut repris partout : dans l’Ohio, la Floride, le New-Hampshire… Au-delà même des frontières américaines, le phénomène a pris en Irlande lors de la lutte pour l’accès à l’interruption volontaire de grossesse, en Pologne ou plus récemment encore en Argentine. Si le symbole essaime ainsi au travers des luttes féministes dans le monde, c’est bien la preuve que La Servante écarlate est une série féministe. Pourtant, je vais me placer dans un registre dans lequel on ne m’attend pas : la lecture féministe de la servante écarlate est possible, plausible et même crédible. Pourtant, je vais tenter de vous montrer que cette lecture doit être nuancée. La Servante écarlate, par certains aspects, passe à côté du féminisme voire le sacrifie sur l’autel de l’esthétisation de la violence et de l’essentialisation de la maternité.

Quoi ? La Servante écarlate traitresse à ses sœurs ? Qu’ouïe-je ? Je ne suis pas la seule à pondérer le propos féministe affiché. L’autrice du livre éponyme a toujours refusé de qualifier celui-ci de livre féministe et lui préfère l’expression « d’aventure humaine mettant en lumière des femmes ». Le réalisateur de la série et ses actrices ne sont d’ailleurs pas plus à l’aise avec le F-word (à savoir le féminisme). Dans de nombreuses interviews, ils réfutent la qualification de féministe de la série ou la reconnaissent à demi-mot lui préférant l’étiquette d’humaniste. Il faut dire que si après l’affaire Weinstein, les hashtags #MeToo et #Time’sup, le féminisme peut être perçu comme un objet « marketing[2] », les promoteurs de la série ont peur qu’une telle étiquette conduise à un rejet de la série par une partie du public. L’équilibre est alors précaire entre le désir de « surfer » sur la vague, la déferlante féministe et en même temps, ne pas effrayer la grande majorité d’une population au mieux indifférente au féminisme, au pire clairement réfractaire à ce dernier.

Au-delà de ces considérations, il nous faut entrer dans le vif du sujet et nous intéresser à la série en elle-même. Pour comprendre de quoi nous parlons et comment la société patriarcale de Gilead a pu voir le jour, il convient de planter le décor. Gilead est une société qui se constitue dans un monde – lequel n’est pas sans faire écho au nôtre – où l’environnement est devenu hostile en raison de la folie consumériste des hommes, où les terres sont polluées notamment par des déchets radioactifs, où le chômage est massif et où la population connait un taux de fertilité si bas que les enfants sont considérés comme un miracle et enfin où c’est la survie même de l’espèce humaine qui semble en jeu. Dans ce contexte, un groupuscule masculiniste et religieux, les fils de Jacob, après des années à œuvrer et recruter dans l’ombre, a fomenté un coup d’état permettant d’établir Gilead dans une grande partie de ce qui fut les Etats-Unis d’Amérique[3]. Cette société, dans une lecture littérale de la bible, réduit les femmes à leur condition de reproductrices/femmes au foyer et purge la société des traitres au genre[4], des personnes ayant un engagement dans un culte autre que le culte gileadien[5], des médecins et personnels soignants ayant permis aux femmes de gérer leur capacité reproductrice[6] et enfin, des antifemmes que sont les féministes… L’héroïne June, rebaptisée Offred-Defred[7], est séparée de sa fille Hannah, laquelle est confiée à une famille « respectable » parmi l’élite gileadienne et devient une servante écarlate, affectée auprès du Commandant Fred Waterford et de son épouse, Serena afin de leur donner un enfant. C’est au travers de son histoire et ses pensées que l’on voit se dérouler le sombre destin des femmes de Gilead. Il est d’ailleurs important de souligner que les deux femmes en question ont un passé pré-gileadien lié au féminisme : June est la fille d’une activiste féministe et a toujours fréquenté ce milieu sans s’y fondre, en regardant la lutte féministe comme dépassée ; Serena était une féministe[8] qui a rencontré la foi et a forgé, construit et pensé Gilead avec sa plume. Quelle ironie du sort ! Comment ne pas alors penser aux célèbres mots de Simone de Beauvoir : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question[9] ». La série, à l’instar du livre, me donne le sentiment qu’il s’agit plus d’une histoire qui met en lumière « le basculement » – grâce aux flash-back – qu’une histoire de la lutte féministe contre le patriarcat au pouvoir. Ce qui est édifiant, c’est qu’au travers de ces retours en arrière, le téléspectateur ou la téléspectatrice peut faire le lien avec des actualités de son propre quotidien : dans les faits divers et les actualités qui nous rappellent sans cesse que les femmes ont beau représenter la moitié de l’humanité, elles sont discrimininées, violées, privées de la libre disposition de leurs corps, réifiées, essentialisées, réduites en esclaves, torturées, tuées juste parce qu’elles sont femmes. Les petits renoncements à se révolter contre les « petites » discriminations qui deviennent de plus en plus massives jusqu’au point de non-retour. Et de dire, attention vous pensez que vous n’êtes pas concernés par ces atteintes mais un jour, toute la société basculera et vous avec. Personne n’est épargné sous son œil. C’est là, le cœur de cette dystopie !

La série parce qu’elle nous conduit à prendre fait et cause pour les femmes, à réfléchir à notre propre fonctionnement et à nous alerter sur le risque de convergence du réel et de la fiction, semble constituer sans nul doute une œuvre féministe. Aussi, dans un premier temps, nous verrons que le message féministe est porté à l’écran, nous interrogeant en tant qu’individus sur la place des femmes dans notre propre monde. En mettant le spectateur face à un monde fondé sur le patriarcat, il oblige celui-ci à adopter une posture féministe. Cependant, il ne faut pas être dupe. Le féminisme inhérent à la démarche évoquée n’est pas absolu. Nous verrons, dans un second temps, que la deuxième saison – celle totalement pensée par les scénaristes et les réalisateurs[10] – le message féministe se trouve parfois sacrifié ou, à tout le moins brouillé. Aussi à la question du féminisme de la série notre réponse sera oui, mais…

I. Le message féministe porté à l’écran

La Servante écarlate, dans son principe, est résolument féministe et nous allons aborder, très rapidement, différents points qui le démontrent. La série met en avant des thèmes récurrents du combat féministe et au travers de cette utopie pessimiste qui exacerbe les travers de notre présent, elle pousse le spectateur à s’interroger et à vouloir défendre la cause des femmes. Deux principaux axes seront développés – bien qu’ils soient plus nombreux. D’une part, la série permet de mettre en exergue que la domination masculine est nécessairement systémique et que le système entraîne l’adhésion des dominants mais aussi des dominées[11] (A). D’autre part, La Servante écarlate met en lumière un phénomène encore tabou dans notre société et qui au travers de « la cérémonie » est poussée à son paroxysme, à savoir la culture du viol (B).

A. La domination masculine est nécessairement systémique

D’abord, La Servante écarlate par l’organisation qu’elle présente dans la société de Gilead permet de mettre en exergue la discrimination systémique des femmes (et des minorités) dans une société patriarcale, laquelle se construit sur des assignations de genre très fortes.

La société de Gilead repose sur une organisation où le rôle de chacun est déterminé par une donnée de genre (homme-femme) et une donnée socio-économique. Dans cette société, les hommes sont les seuls à pouvoir travailler, à posséder un compte bancaire, à être propriétaires, à lire et écrire, à sortir seuls. Le pouvoir est concentré entre leurs mains au sein d’un cénacle très restreint de commandants. S’il y a une hiérarchie entre les hommes[12], elle tient à leur place dans l’organisation des fils de Jacob et de leur milieu socio-économique[13]. Dans la société gileadienne, tous les hommes ont un rôle à jouer et sont considérés comme supérieurs aux femmes. Ainsi, à l’exception des tantes qui ont un statut spécifique, toutes les femmes y compris les épouses sont contraintes à n’avoir que les activités propres à leur « caste » dont la liste a été établie par des hommes et dont l’exercice se fait toujours sous le regard vigilant des hommes. Les femmes qui, avant l’ère gileadienne, avaient conquis l’égalité sont à nouveau projetées et cadenassées dans la sphère privée. Tout espace de liberté est alors contraint et exclu du fait de l’organisation mise en place. C’est une société patriarcale qui a été mise en place laquelle se fonde sur le mythe viriliste ou de la virilité[14] et prône la supériorité du masculin sur le féminin. Pour les théoriciens du régime en place, la vocation « naturelle » de la femme est d’être soumise et de procréer quand celle de l’homme serait celle de gouverner et de créer. Les penseurs du régime portent donc au pinacle l’essentialisation primordiale des sexes. Dans cette perspective, ils ont pris des mesures pour contraindre le corps des femmes et organiser leur temps dans le but de leur permettre d’accomplir leur « fonction ».

Dans la société gileadienne, les femmes sont pour leur part organisées en fonction des tâches auxquelles leur « genre » et les circonstances, les destinent[15]. On trouve ainsi sept catégories de femmes dans la construction de Gilead, chacune est soumise à un corps de règles qui lui est propre. On trouve ainsi les épouses[16], les servantes écarlates[17], les Marthas[18], les éconofemmes[19], les Jézebels[20], les tantes[21] et les antifemmes[22]. Chacune de ces catégories a un rôle précis qui est fonction des utilités que leur reconnait le pouvoir de Gilead : tenir le foyer, faire les tâches domestiques, exploiter leur force de travail quand aucune de ces trois tâches de l’essence de la femme ne lui sont reconnues. Cette construction en caste est renforcée par un corpus juridique applicable aux femmes, corpus qui règle l’ensemble de leurs actes et de leurs pensées (ou du moins est-ce l’objectif poursuivi).

Le premier aspect est de déconstruire l’identité individuelle « des » femmes – perçues comme des individus dotés de droits – pour les faire entrer dans la robe de « la » femme – comme catégorie naturellement inférieure aux hommes. Ainsi, chacune de ces catégories se voit assigner une tenue d’une couleur spécifique, comme un uniforme. Ces tenues ont une double fonction. La première, évidente, est de pouvoir identifier à quelle catégorie appartient la femme, dépersonnaliser sa porteuse et contrôler l’adéquation de son comportement à sa caste. La seconde est plus insidieuse. Les tenues ont été pensées de manière fonctionnelle : couvrantes, elles ont pour but a minima de désexualiser leur porteuse afin que cette dernière soit « décente ». Ainsi, toutes les catégories de femmes sont soumises à des règles de pudeur : bras, gorge et cheveux couverts, longueur de jupe qui couvre les jambes, pantalons proscrits et réservés aux hommes, pas de sous-vêtements qui évoquent la luxure[23] et enfin, proscription des talons et du maquillage. Ainsi, les femmes doivent se reconcentrer sur la fonction qui est la leur : la maternité. Toute la vie de l’ensemble des catégories de femmes est, comme nous le verrons, tournée exclusivement vers cette aspiration.

Les servantes écarlates sont celles dont la dépersonnification va le plus loin. En effet, ces dernières sont vêtues d’une tenue rouge le recouvrant intégralement et d’un bonnet blanc cachant leurs cheveux sur lequel elles portent « leurs ailes » afin de masquer leur visage à d’autres yeux que le couple qu’elles servent. Leur uniforme les rend toutes presque identiques et ce n’est qu’en étant près que l’on peut voir leur visage, elles n’ont pas le droit de regarder dans les yeux les gens, doivent opter pour une posture d’humilité… Ces femmes sont pucées à l’oreille comme du bétail et dans la série, les scénaristes ont mis en avant l’aspect « marchandise » des servantes, Gilead ayant fait de la fécondité « sa première ressource nationale[24] ». La perte de personnalité va au-delà même de leur tenue puisque l’on va jusqu’à les priver de tout élément identifiant à commencer par leur prénom. En effet, elles sont renommées « de » suivi du nom du commandant auquel elles ont été assignées[25]. La dépersonnification aboutit à son absolu : la réification. Sont assignées à cette catégorie les femmes qui ont prouvé, par une maternité avant l’ère Gileadienne, leur capacité reproductrice mais qui l’avaient fait dans le pêché : secondes épouses, concubines, lesbiennes, mères porteuses… Elles sont alors destinées à devenir les génitrices des enfants de couples de commandants dont les épouses sont stériles[26].

Cette organisation de castes s’accompagne de divers éléments pour asservir les femmes et les réduire au rang d’incapables. Après avoir privé les femmes de la possibilité de travailler, de posséder un compte, le pouvoir de Gilead a privé les femmes du droit de lire ou d’écrire. Ainsi, les pictogrammes ont remplacé l’intégralité des écritures et seuls les hommes lisent. D’ailleurs, lorsque Serena Joy – pourtant la tête pensante ayant créé Gilead – lit la bible pour demander à ce que les épouses et leurs filles aient au moins le droit de lire les saintes écritures, elle sera battue et amputée. Cet interdit à l’éducation a pour but de ne plus permettre aux femmes d’accéder à la culture, à des pensées complexes qui les conduiraient à se distancier de leur rôle biologique et à remettre en cause l’autorité des hommes. On le voit, il y a une soumission des femmes qui n’ont d’ailleurs pas le droit d’exprimer une opinion qui leur soit propre : la série montre, par exemple, le malaise de l’assemblée lorsque Serena prend la parole lors du diner pour la délégation mexicaine… Elles ne peuvent sortir de leur maison que par deux ou sous l’autorité de l’homme du foyer – dans le respect des règles de Gilead – avec un laisser-passer. Privées de lecture et donc d’autonomie, privées d’individualité, les femmes ne sont que l’ombre de l’homme de leur maison. Il n’est pas que les servantes, les Marthas ou les Jézébels pour être considérées comme des biens. La société gileadienne a fait de toute femme la propriété d’un maître, une esclave. Tout est fait afin de les rendre dépendantes des hommes et de les empêcher de prendre une place qui doit leur revenir.

Ces interdits sont accompagnés d’un discours qui fait écho à ceux que les spectateurs et spectatrices peuvent lire sur certains réseaux sociaux. Ainsi, le commandant Waterford explique à June que « les hommes ont fait peser trop de poids sur les épaules des femmes », que « les femmes ont dû sacrifier leur maternité sur l’autel d’une réussite », que « les femmes n’étaient pas heureuses car utilisées comme des objets sexuels, jamais assez belles ou intelligentes… » ou encore que « les femmes étaient libres mais pas libérées » mais qu’elles « n’étaient pas respectées, elles étaient victimes de viols, d’agression » etc… De nombreux dialogues tendent donc à expliquer aux femmes que l’abandon de liberté que Gilead exigent d’elles est pour leur bien en plus d’être pour le bien de la société. Et certaines le ressentent ainsi. Ne voit-on pas le binôme de Defred dire qu’avant elle se prostituait et était une junkie et qu’elle n’allait pas laisser cette dernière tout ruiner alors qu’on la traitait bien[27] ?

Ce système fonctionne parce que les femmes aussi « jouent le jeu » pour différents motifs : certaines par adhésion à l’idéologie, certaines – comme Serena – parce qu’elles sont persuadées que cela ne s’appliquera pas à elles, d’autres parce qu’elles arrivent à en tirer un pouvoir. Mais cette adhésion est elle-même le fruit de la société patriarcale et des biais de pensée auquel on adhère sans même y penser. La plupart des femmes (et des individus) n’adhèrent pas fondamentalement mais la crainte pour sa sécurité et/ou celle de ses proches finit de phagocyter toute résistance. Si la résistance semble vaine ou pire dangereuse alors la grande majorité silencieuse accepte et permet la réalisation complète du stéréotype. C’est un système qui s’autonourrit.

Et c’est cela qui surprend le plus le spectateur, celui qui ne baigne pas forcément dans un terreau féministe. Le spectateur est choqué de se dire que les femmes concourent à la société de Gilead et que certaines sont du côté des hommes, certaines viennent même asseoir leur domination sur les femmes. N’est-ce pas Serena qui a voulu et pensé cette société ? N’est-elle pas celle qui est montrée manipulant son époux afin de garder une once de pouvoir – jusqu’au moment où sa créature lui échappe ? Tante Lydia et ses sœurs sont celles qui permettent que le système fonctionne par leur organisation, profitant au passage de cette mission pour s’élever au-dessus de la condition des femmes[28] ? Les commandantes ne sont-elles pas complices de l’exploitation des servantes pour réaliser leur désir de maternité ? C’est là que l’on voit l’influence des grandes œuvres des sociologues féministes et spécialistes des gender studies. Ces études ont mis en exergue que le système misogyne et patriarcal de la société pouvait essaimer parce qu’il repose sur un conditionnement de l’ensemble de la société : hommes comme femmes. Notre société – et celle de Gilead – éduque ses membres dans l’idée qu’il existe des assignations de genre très fortes inhérentes à la différence de sexes, des différences qui correspondent à notre nature profonde. Aux femmes, la maternité et le pouvoir de régir le foyer ; aux hommes, les moyens de subsistances et le pouvoir de régir la société. Ainsi, lutter contre les stéréotypes de genre et les assignations qui leur sont rattachées, c’est être une anti-femme, un traitre à son genre. L’ordre voilà à quoi aspirent les masses. L’ordre et le sentiment d’avoir une place.

B. La culture du viol[29], un fondement de la société moderne

La violence est omniprésente même dans les scènes les plus anodines du quotidien et aucune catégorie de personnes n’y échappe vraiment. Les femmes, comme souvent, plus que d’autres mais les minorités y sont toutes malmenées. Mais l’un des éléments qui heurte est le fait que la société de Gilead ait institutionnalisé le viol comme fondement de sa société. Ce renversement de valeur a pour effet de pousser à son paroxysme ce qui est identifié par certaines féministes sous le nom de culture du viol. La culture du viol est un concept sociologique forgé par le courant du féminisme radical américain[30] dès les années 70. La culture du viol c’est l’idée que dans une société donnée, les individus minimisent voire encouragent le viol – par exemple en incriminant le comportement des victimes – par le fait de véhiculer l’idée de femmes respectables et d’autres qui le seraient moins, par l’absence de réponses institutionnelles visant à condamner des viols et violences sexuelles voire à les approuver dans une logique globale de domination… Dans sa forme la plus polarisée, celle mis en avant dans La Servante écarlate, la culture du viol se manifeste par le fait que les femmes sont la propriété des hommes qui leur refusent tout respect ainsi que le droit de contrôle et de maîtrise de leur propre corps. La culture du viol est alors justifiée par la survie de l’espèce qui est en jeu du fait du taux de natalité extrêmement faible de la société.

Dans l’univers dystopique de Gilead, la société est en mal d’enfants et va asservir les femmes dotées d’un utérus et d’ovocytes fonctionnel au profit de ceux qui dans la classe dirigeante n’ont pas eu cette chance. Ce paradigme est surprenant. On pourrait se dire qu’au contraire les femmes pouvant donner la vie, dans une société organisée autour des enseignements de la bible, seraient portées au pinacle. Mais cela n’est pas le cas… Parce qu’il y a des femmes respectables, celles qui l’étaient avant l’avènement de Gilead, et d’autres qui ne le sont pas, le bienfait de la maternité ne peut pas échoir à n’importe quelle femme. Et si la nature a donné ce bienfait à une femme qui n’est pas digne, la société de Gilead confiera le miraculeux enfant à un couple qui lui en sera digne[31]. En effet, parce que la majorité des femmes ne peuvent plus se reproduire – pour rappel les hommes ne peuvent avoir de souci de fertilité – elles sont jalousées, enviées, convoitées. Là encore les femmes sont toutes réduites à la maternité[32] : à la vivre quand elles peuvent enfanter, à se renier et à être prêtes à tout subir pour accéder à celle-ci quand elles ne peuvent enfanter. Aucune femme ne vit sa féminité dans le rejet de la maternité tant la société et l’urgence climatique et démographique semble annihiler le désir d’être nullipare. Ainsi, le désir de maternité, dans ses accents survivalistes, conduit chaque personnage femme à y aspirer de tout son être, à s’en rendre malade, à s’infliger le pire – la cérémonie est, dans une moindre mesure, une souffrance aussi pour les épouses, à accepter d’aliéner sa liberté et son individualité. En réalité, ce désir est, là encore, instrumentalisé par les hommes. En effet, les hommes au pouvoir conscient de l’impossibilité de concilier avec les règles bibliques l’existence de concubines à côté des épouses afin d’avoir des enfants, ont trouvé le moyen de rendre cela « acceptable ». C’est ainsi que se fondant sur le passage biblique, ils créent tout un système de cérémonies où épouses et servantes sont liées et permettent par le jeu du rituel d’autoriser les commandants de connaître charnellement d’autres femmes que leurs épouses.

Chaque mois, dans la chambre conjugale, la tête entre les cuisses de l’épouse, la servante est violée. Purement et simplement. Le commandant après avoir lu la bible devant toute la maisonnée, viole pour ensemencer la servante « Béni soit le fruit – Que le seigneur ouvre » en regardant son épouse. La servante est violée et ne sert que de moyen pour le couple d’accéder à la parentalité. La « commandante » collabore donc bon gré, mal gré à cette cérémonie qui ritualise et poétise le viol de femmes. C’est là que la réification de ces femmes est fondamentale : comment supporter autrement de voir l’homme que l’on aime coucher avec une autre femme et de surcroit, par sa propre faute, sa propre incapacité à lui donner un enfant. La nécessaire déshumanisation à l’extrême est le corollaire indispensable pour endurer cela dans une société où la femme a failli à son rôle naturel en échouant à la maternité. Les épouses paient ainsi leur incapacité à enfanter – puisque les hommes ne peuvent être stériles – et les servantes d’avoir eu une vie indigne selon les critères de Gilead. D’ailleurs, dans le centre rouge où l’on « forme » ces dernières, il y a un épisode où les femmes qui ont été violées doivent reconnaître que c’est de leur faute et où les autres femmes scandent que ce qui leur est arrivé est de leur faute. Le viol est alors présenté comme l’outil indispensable et le remède nécessaire à une société qui se meurt. Les Tantes le valorisent comme un acte supérieur d’amour et d’humanité…

Cette réification, cette culture du viol est développée avec son corollaire : les violences gynécologiques et obstétricales. Ainsi, chaque mois, la servante est examinée par un médecin au centre rouge pour définir si elle est en fertilité et la cérémonie n’a lieu qu’à cette condition. Lorsqu’enfin, elle tombe enceinte, on parle aux parents comme si elle n’existait pas. Elle n’est que l’enveloppe charnelle qui porte leur enfant… C’est une gestation pour autrui dans ce qu’elle a de plus horrible, subie, non consentie…

Ces quelques éléments, qui ne manquent pas de faire écho à des faits dans notre quotidien poussent à réfléchir à la cause des femmes ici et maintenant. De manière incidente, des personnes qui ne s’étaient jamais interrogées sur la question des rôles assignés au genre, à la place de la femme, à la lutte féministe alors que les droits semblent acquis en viennent à regarder les actualités sous un nouveau jour. Le fait de ressentir l’horreur de Gilead conduit le spectateur à ne jamais vouloir qu’une telle régression des droits des femmes et des « minorités » ne survienne. La dystopie n’est pas en soi féministe – d’ailleurs le féminisme n’est pas le sujet – mais conduit à penser le féminisme et a, comme les faits l’ont montré, créé des vocations.

II. Un traitement non féministe du sujet

Si la série « La Servante écarlate » nous conduit à réfléchir au féminisme, à la place des femmes dans la société et aux inégalités présentes ou potentielles, le traitement qui en est fait ne nous paraît pas féministe. Quelques aspects vont d’ailleurs heurter un public averti sur les questions féministes.

Dans un premier temps, c’est la compréhension du féminisme – au-delà de sa pluralité – qui nous questionne. Comment ne pas déplorer qu’il n’y ait pas ou si peu de sororité qui pourtant est de l’essence du féminisme. Le combat féministe s’inscrit dans une longue histoire de luttes collectives, de femmes qui se sont unies pour faire reconnaître leurs droits civiques et sociaux tant sur le plan collectif qu’individuel. Dans la série, cela ne semble pas exister. Cela nous conduit à évoquer la méconnaissance de l’essence du féminisme (A). Dans un second temps, c’est le regard du réalisateur qui interroge. Entre autres questions, comment ne pas être gênée par l’essentialisation à l’extrême de la maternité et l’absence de rejet de l’enfant -fruit du viol ? Comment ne pas trouver ambigu la façon dont la question des personnes homosexuelles est finalement traitée a minima et celle des personnes transgenres tout simplement éludée ? Comment ne pas être tout simplement choquée par l’esthétisation malsaine et au-delà de l’utile des violences faites aux femmes ? Ces différents éléments nous conduisent à considérer qu’il y a une forme de « male gaze » sous-jacent, insidieux dans le traitement de ces thématiques (B).

A. La méconnaissance de l’histoire
et du fonctionnement des mouvements féministes

La série, en tant que dystopie, est supposée s’inscrire dans notre monde et à ce titre, s’inscrit dans notre histoire et dans celle de la lutte entre les sexes. Ce paradigme permet aux téléspectateurs de pouvoir se projeter et gommer les frontières entre la réalité et la fiction. C’est cette proximité qui place le spectateur dans une situation d’empathie et en a fait plus qu’un objet télévisuel, un phénomène de société.

La série est basée sur un ouvrage écrit dans les années 80, à une époque où le féminisme vivait sa deuxième vague[33] mais n’avait pas vécu ni sa troisième vague, ni la déferlante #Metoo que certaines qualifient de quatrième vague[34]. La seconde vague est connue pour avoir conceptualisé la notion de patriarcat, lequel se définit comme l’organisation familiale et sociale basée sur l’autorité du père et, ce faisant a permis de développer le concept de sexisme et l’analyse des discriminations fondées sur le sexe. La série reprend les codes alors incorporés par l’autrice, en les modernisant et y intégrant les concepts de la troisième vague[35] ainsi que les problématiques environnementales, technologiques et politiques qui sont les nôtres. C’est donc une série qui est supposée se situer à un moment charnière du combat entre d’une part, les féministes et d’autre part, les réactionnaires. Image clivée et clivante d’une société où la masse silencieuse des gens qui ne sont ni l’un, ni l’autre ne semble pas avoir voix au chapitre. Dans la série, c’est l’idéologie différentialiste qui l’a emporté et les hommes ont mis en place une phallocratie où ils sont l’alpha et l’omega. L’idéologie différentialiste postule d’une différence naturelle incommensurable entre les hommes et les femmes, laquelle serait fondée sur les différences anatomiques et physiologiques entre les sexes. Si cette idéologie a eu son succès au siècle des lumières et a, aujourd’hui encore, ses partisans, les femmes (et les hommes) luttant pour l’égalité entre les sexes n’ont eu de cesse de la battre en brèche[36]. La société dystopique pensée par l’autrice et reprise dans la série a construit son idéologie sur ce schéma qui exacerbe les qualités attachées aux hommes (virilité, pouvoir, fraternité, honneur) et aux femmes (douceur, soumission, organisation ménagère et maternité).

La série nous place alors après l’échec de l’idéologie féministe. Les féministes ou « antifemmes » sont alors montrées comme la cause du malheur non seulement des femmes mais de la société. Le féminisme – ou plutôt les féminismes[37] tant celui-ci est composé de différents courants – peut alors se définir comme les « combats en faveur des droits des femmes et de leurs libertés de penser et d’agir. Cette lutte comprend une large critique de la subordination et de la domination des femmes, mais aussi des normes de genre[38] ». Cependant, le féminisme que met en lumière « la servante écarlate » interroge et semble tomber dans une forme de caricature du féminisme. Caricature des féministes d’abord, caricature de la lutte féministe ensuite.

Dans la série, la mère de June est une caricature personnifiée du féminisme. Celle-ci est présentée comme une militante de toujours, une femme de conviction qui participait à des manifestations, qui procédait à des interruptions de grossesses et organisait la lutte. Une militante tant dans la parole que dans ses actes. Au cours des flashbacks de June, on la voit plusieurs fois s’insurger contre sa fille « si soumise » à son conjoint, si peu investie dans la lutte féministe et tenir des propos « anti-hommes » tant à l’endroit du géniteur de sa fille que son époux mais plus largement de tous les hommes. Par ailleurs, la mère de June apparaît par deux fois aussi au sein du centre rouge : dans une vidéo supposée démontrer l’horreur que sont les antifemmes en les montrant en train de manifester et dans une vidéo où on la voit travailler dans une colonie. Cette caricature de la féministe et avec elle, des injonctions sur ce que le combat féministe est, se voit renforcer quand on découvre que la mère de June a subi le rejet de ses propres sœurs d’armes qui l’ont qualifiée de « nataliste » quand elle a voulu être mère. La vision du féminisme est alors manichéenne : ce sont des femmes qui rejettent les hommes, une lutte pour la domination des femmes sur les hommes, c’est un dogme qui affronte un autre dogme. Ainsi, la figure de « la » féministe, monolithique, est campée telle que l’attend le public, dans la vision que d’aucun appellerait « chienne de garde », anti-hommes et justifiant – de manière sous-jacente – la réaction vigoureuse de certains hommes, du mouvement des fils de Jacob. Cette vision manichéenne reproduit les stéréotypes véhiculés par les opposants des féministes. Pourtant, les féminismes – à l’exception de très rares courants – ne poursuivent pas la fin du patriarcat au profit du matriarcat mais la simple égalité entre les individus au-delà des questions de genre. Le féminisme vise tant à réhabiliter les femmes et le féminin, à permettre l’indifférenciation ou la neutralité du genre afin d’échapper aux stéréotypes négatifs et à l’enfermement dans l’idée d’une spécificité rattachée à son genre. Nulle domination, un simple droit à l’indifférence et à l’autonomie personnelle. Etre pro-femmes ne signifie pas être anti-hommes ou une quelconque misandrie.

A cette vision dévoyée des féministes, s’ajoute une absence totale de sororité dans la lutte féministe au cœur de la série. Au terme de la première saison, on l’attend puisque cette dernière s’achève sur « pourquoi nous ont-ils donnés des uniformes s’ils ne voulaient pas une armée ? » Les attentes pour la saison 2 étaient fortes surtout pour ceux qui avaient lus le livre et son épilogue. Pourtant, l’espoir est réduit à néant assez vite. Il n’y a aucun combat collectif des femmes, pourtant de l’essence du féminisme ; il n’y a aucune sororité. Les actions menées sont toujours individuelles et conduisent nécessairement à l’échec et à plus de violence. Pourtant, la sororité est de l’essence du féminisme et l’organisation en castes, subissant la violence et un traitement liberticide et mortifère était le terrain idéal de son émergence. L’historienne Arlette Farge avait fait la démonstration que la solidarité féminine qui s’était développée dans les années 1970 avait butée par la suite sur les clivages de classes et l’individualisme de la société. La sororité semble alors mal s’accorder avec l’individualisme[39] dans un monde où les femmes sont confrontées à la question sociale. Mais dans La Servante écarlate, nulle individualité, nulle question sociale. Les femmes sont asservies dans une caste, asservie dans un code de conduite qui tend à gommer leur individualité. Cette configuration, qui rappelle celle des travailleuses, aurait pu être le siège d’une lutte collective qui ne vient jamais. Les scénaristes sont alors restés coincé dans une certaine vision du féminisme, très en vogue aux Etats-Unis et qui phagocyte toute autre perspective : un féminisme individualiste. Si ce féminisme, non militant, peut fonctionner à titre individuel dans une société démocratique et capitaliste, il est alors voué à l’échec dans un système tel que celui de Gilead.

B. Entre male gaze et misogynie intériorisés

La série est problématique au-delà de sa méconnaissance de l’histoire du féminisme par le traitement visuel et scriptural qu’il fait des femmes. Nous évoquerons rapidement trois points qui sont, selon nous, symptomatiques de l’absence de féminisme de la série. Tout d’abord, on peut avoir le sentiment que le point de vue de la série, la façon de filmer est très symptomatique d’un regard masculin hétéronormé et peut tomber dans ce que l’on qualifie de « male gaze ». Ensuite, et c’est dans la continuité, nous verrons que l’essentialisation de la maternité est clairement problématique. Enfin, nous nous focaliserons sur l’esthétisation extrême de la violence faite aux femmes, laquelle va au-delà de ce qui est utile à l’intrigue et créé une attente perverse chez le spectateur.

Le premier point qui milite du manque de féminisme est le point de vue adopté par les showrunners de la série qui participe de ce que l’on appelle le male gaze. Le male gaze ou « regard masculin » est un concept théorisé par Laura Mulvey[40] en 1975. Derrière cette expression se cache l’idée que le regard dominant dans la pop-culture, et notamment dans le cinéma, est celui d’un homme hétérosexuel. Ce regard impacte spécialement le traitement qui est fait de la femme et des stéréotypes – largement sexués – qui lui sont attachés mais également la vision de la « sexualité » avec, notamment l’invisibilisation des « minorités » sexuelles. Le male gaze se définit alors comme la propension qu’ont les hommes hétérosexuels, dans le septième art et les médias en général, à sexualiser les femmes et à en faire des objets. La série se prête à cette réification puisqu’elle campe un monde où les femmes sont des objets mais pour autant, le traitement du sujet tombe dans cet écueil. Plusieurs éléments sont en question. Il est étonnant de voir que l’héroïne de la série, June, est toujours vue par le prisme de ses relations amoureuses et de ses relations aux hommes. La série oscille entre June et son mari, June et son amant, June et son commandant. Elle se bat pour son mari, elle reste et ne vit que pour son amant, elle se languit de ses rendez-vous avec le commandant avec tout ce que cela implique dans la psyché du personnage en termes d’injonctions contradictoires. D’ailleurs, l’histoire de la deuxième saison est assez focus sur l’histoire d’amour qu’elle vit au détriment de la lutte contre Gilead à laquelle on pouvait s’attendre.

Un des autres aspects qui interroge sur l’éventuel male gaze tient au traitement de la sexualité et notamment une certaine forme d’invisibilisation des homosexuels. Si l’homosexualité est évoquée notamment au travers de Moira, la meilleure amie de June et d’Emily, toutes deux servantes, elle l’est à la marge. Si dans la première saison, les deux femmes semblent des figures fortes, la seconde saison en fait des personnages secondaires, effacés, simples objets de tortures et jamais acteurs de changement. Moira, lesbienne et militante féministe, insoumise et passionaria devient finalement un personnage secondaire… Devenue Ruby au Jézabel, c’est une femme brisée qui certes parvient à s’enfuir au Canada mais qui s’efface au profit de Luke. Alors qu’elle fut servante et Jézebel, qu’elle fut avant ça une féministe militante, on la découvre passive : ce n’est pas elle qui se bat contre Gilead mais le mari de June… D’aucuns seront surpris que la lutte contre Gilead soit menée non par les femmes qui ont subi de l’intérieur mais des hommes hétéros, naturels moteurs de la résistance. Cette transformation est aussi criante chez Emily. Cette universitaire est mariée avec une femme canadienne et a un fils, tous deux passés au Canada mais qu’elle n’a pu accompagner, Gilead ne reconnaissant pas leur union. Elle est donc très logiquement emprisonnée et devient servante. Si Emily est une résistante du réseau Mayday dans la première saison, initiant June, elle va complétement s’effacer et s’étioler dans la deuxième saison où elle subit un destin fait de douleurs : excisée pour avoir eu une histoire avec une Martha, envoyée aux colonies, réaffectée à un commandant sadique… D’ailleurs, la seule mère dont la parentalité n’est quasi jamais évoquée – hormis l’épisode de la séparation – est celle d’Emily. Comme si l’on ne pouvait montrer l’homoparentalité à l’écran… Les figures lesbiennes sont donc, au final, très peu positives et au mieux invisibilisées comme homosexuelles, réduites à leur seule identité de femmes. Les hommes homosexuels ont pour leur part fait l’objet d’une épuration pure et simple et ne sont mentionnés que morts, pendus au mur. Au-delà de son évocation, comme comportement prohibé, l’homosexualité n’est jamais montrée. Si l’hétérosexualité est très présente au travers de la relation de June, au travers des soirées au Jézabel, au travers des flashbacks de Serena, l’homosexualité n’apparaît nulle part[41]. L’absence de représentation de l’homosexualité est probablement liée au nécessaire secret dans le monde de Gilead mais dans une série qui ne nous épargne aucun moment de sexualité qu’elle soit consentie ou subie, cette absence est à tout le moins surprenante et certains pourraient y voir une forme d’hétérocentrisme.

Le second point qui peut heurter dans la série est une essentialisation de la maternité tant dans le discours – qui pourrait être le résultat de la vision gileadienne – que dans l’image. Dans le discours d’abord. La maternité est le moteur de toutes les femmes et toutes sont vues au travers de ce prisme. Les épouses acceptent l’adultère et la cérémonie, de s’effacer en raison de leur désir irrépressible d’enfant. D’ailleurs, nombre de scènes montrent les épouses, dont la servante est enceinte, mimer des simulacres de grossesses alors qu’il s’agit d’une gestation pour autrui (forcée) et les autres épouses jouer le jeu. Les réalisateurs, au travers de Serena, mettent en avant ce que ce besoin d’être mère, irrépressible et absolu, va la conduire à toutes les extrémités, à des crises d’angoisse et de pleurs, à jalouser les autres épouses et même sa servante enceinte… Au gré des scènes, on constate aussi que les servantes semblent aussi aspirer à la grossesse, non seulement pour les « privilèges » que cela leur confère temporairement. Mais le plus effarant est que finalement, aucune des femmes pourtant violées et aucune mère d’intention ne rejettent leur enfant. Au contraire, les servantes ont un amour inconditionnel pour le fruit de leur viol. Aucune femme, contrairement à ce que l’on a pu constater dans ces cas dans la réalité[42], ne rejette cet enfant[43]. Tout au plus, on montre une servante qui a souhaité se suicider alors qu’elle était enceinte et que l’on a enchaînée afin de préserver l’enfant à venir. La figure maternelle toujours sublimée et le lien charnel exacerbé : l’exemple de Janine qui sans avoir vu sa fille Charlotte plus de quelques semaines est la seule à pouvoir la sauver face à sa mystérieuse maladie alors que sa mère adoptive n’arrive pas à être maternelle. Cette vision de la maternité comme un absolu, comme un instinct primaire est incompatible avec une conception féministe. En effet, de nombreuses autrices féministes ont depuis près de cinq décennies exploré la question de la maternité. Nombre d’entre elles ont mis en exergue que l’instinct maternel n’est pas inné et qu’il relève d’un construit. Plus encore, toutes les femmes ne désirent pas être mères et veulent rester nullipares[44] ou, si elles ont enfanté, ressentent un fort regret d’être devenues mères[45]. Même June n’est finalement perçue là encore non pas dans son individualité de femme mais dans sa maternité allant jusqu’à renoncer à la liberté pour tenter de sauver sa fille ainée, comme si aucune action en ce sens n’était possible à l’extérieur… Ce geste ne s’explique alors que par la figure de la mère qui fera toujours passer l’enfant avant elle-même au détriment même de son instinct de survie. La façon même de filmer la maternité est elle-même toujours comme nimbée de lumière, de douceur, d’amour… presque virginale. Alors même que les accouchements se font dans la douleur comme le prescrit la Bible, la façon de filmer laisse un sentiment étrange d’absolu et de beauté : pas de fluides, une fatigue effacée dès que survient l’enfant. Cet amour absolu est toujours figuré à l’écran par des images beaucoup moins sombres que le reste de la série, filmé avec une lumière presque laiteuse, laissant le sentiment que la maternité est un cocon.

Enfin, le dernier point que nous évoquerons rapidement est la sublimation de la violence gratuite. Entendons-nous bien : mettre à l’écran des scènes de violences faites aux femmes n’est pas en soi le problème puisque c’est le thème même de la dystopie. Si la saison un nous offre un panel de viols et violences qui sont difficiles à regarder mais se justifient par rapport à l’intrigue, ce n’est pas le cas de la seconde saison. Bon nombre de scènes dans la saison deux qui montrent des viols et des violences faites aux femmes n’apportent absolument rien à l’intrigue. Le scénario semble d’ailleurs faire une accumulation de telles scènes jusqu’à la saturation, le tout avec une esthétique visuelle extrême. Le spectateur est alors placé dans un paradoxe : l’horreur de ce qu’il voit le glace mais, dans un même mouvement, il voit une scénographie avec une très forte esthétique. A cela s’ajoute un aspect scénaristique qui, lorsque l’on a une lecture féministe, met profondément mal à l’aise : le storytelling pousse le spectateur dans une posture d’attente voyeuriste : il en vient à souhaiter les violences. En effet, à chaque épisode, les héroïnes entreprennent une action dont on espère qu’elle va réussir mais dont on sait qu’elle est vouée à l’échec et qu’elle va générer plus de violence. Le spectateur est alors tenu en haleine et veut voir, de manière un peu malsaine, comment le régime de Gilead va traiter l’héroïne…

Le féminisme affiché nous semble alors un peu loin !


[1] Cet article a été rédigé sur la base des deux premières saisons de la série Ocs La Servante écarlate.

[2] Plus qu’un objet marketing, c’est un « pinkwashing » (coloration en rose) d’un discours marketing.

[3] Dans cette ascension du pouvoir de Gilead et son traitement, la spectatrice que je suis n’a pu s’empêcher de faire un parallèle avec le discours « masculiniste » décrypté dans les soutiens du président Donald Trump. Lire M. Kimmel, Angry White Men : American Masculinity at the End of an Era, Nation Books, New-York, 2015.

[4] A savoir les personnes homosexuelles et les personnes transgenres.

[5] Religieux de toutes confessions.

[6] Sont ainsi exécutés et pendus au mur tous ceux qui ont de près ou de loin – dès lors qu’il ne s’agit pas de femmes fertiles qui seront destinées au corps des servantes écarlates – procédés à des Ivg, stérilisations et promu la contraception.

[7] Pour marquer son appartenance.

[8] Ainsi, au cours d’un épisode est évoquée son arrestation comme activiste, ce qui plonge son époux Fred dans l’embarras face à la délégation mexicaine.

[9] S. de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, 1949.

[10] En effet, si la première saison est le calque quasi parfait du roman, il a fallu imaginer une suite qui s’insère entre les aventures connues de June qui portent sur quelques mois et l’épilogue du livre dans une société post-gileadienne (qui n’est même pas certaine que Gilead ait vraiment existé).

[11] J’applique ici la règle de la majorité (les femmes opprimées) sans exclure les autres types de personnes dominées.

[12] Commandants, gardiens de la foi, les yeux et les anges.

[13] On ne peut que constater que c’est une société dirigée par des hommes blancs que l’on n’est pas loin de comparer aux rednecks et conservateurs américains.

[14] Sur l’histoire de la virilité : A. Corbin, J.-J. Courtine et G. Vigarello [dir.], Histoire de la virilité, Paris, Le Seuil, 2011 (3 volumes) ; O. Gazalé, Le mythe de la virilité, Un piège pour les deux sexes, Laffont, 2017.

[15] Cette organisation n’est pas sans rappeler les réflexions sur la place des femmes au sein du corps des travailleurs et des réflexions des premières féministes anticapitalistes.

[16] Vêtues de vert dans la série mais en bleu dans la série, qui restent à la maison et soutiennent les commandants.

[17] Vêtues d’une tenue rouge le recouvrant intégralement et d’un bonnet blanc cachant leurs cheveux sur lequel elles portent « leurs ailes » pour masquer leur visage à l’extérieur.

[18] Vêtues d’une tenue gris-vert et en vert dans le livre, s’occupent des tâches domestiques dans les maisons. Ce sont des femmes non fertiles et qui n’ont pas de mari et qui ne causent aucun trouble à la société.

[19] Vêtues de gris dans la série et d’une tenue tricolore bleue-vert-rouge (pour figurer qu’elles ont pour objet d’accomplir les trois fonctions dévolues aux précédentes catégories), sont situées au bas de l’échelle sociale et mariées à des hommes pauvres. Elles font parties de la classe ouvrière. Mariées avant l’avènement de Gilead, elles peuvent rester avec leurs époux car leurs comportements ayant été jugés convenables. Si elles ont des enfants, elles peuvent les conserver avec leurs époux et les élever. Elles sont à la fois épouses, servantes et Marthas.

[20] Les Jézebels sont des femmes qui ne sont pas supposées exister à Gilead : au cœur même du pouvoir, là où toutes femmes même les épouses sont interdites, il y a une maison close « le Jézebel » où des antifemmes ont eu le choix entre devenir des prostituées pour le plaisir des commandants et de leurs invités ou les colonies.

[21] Vêtues d’une tenue militaire, elles ont en charge de suivre les servantes. Elles ont un statut spécifique. Elles veillent sur le cheptel de ventres, les « forment » (comprenez les cassent psychologiquement pour en faire des femmes dociles, au moyen de la torture et si besoin de la mutilation), suivent les grossesses et les naissances, contrôlent les servantes et à l’occasion les épouses ainsi que les Jézebels. Elles portent une arme, ont un statut supérieur à celui des anges qui leur marquent de la déférence et du respect et contrairement aux autres femmes, elles ont le droit de lire et écrire.

[22] Ce sont les femmes que Gilead ne veut pas en son sein ou ne peut pas réhabiliter, utiliser : handicapées, féministes, les femmes trop âgées, rebelles, religieuses, condamnées par la cour de justice gileadienne… Ces femmes nettoient aux colonies les terres radioactives jusqu’à que mort s’en suive.

[23] Dans une lecture littérale de l’ancien testament, la sexualité ne doit pas être source de plaisir et ne doit remplir qu’un rôle procréatif.

[24] Ainsi, lorsque June arrive au centre rouge, avant de la pucer, Tante Lydia lui explique qu’elle est une denrée trop précieuse pour être perdue et qu’il est important pour eux de toujours savoir où elle est. Un flashback de Serena Joy, lors de la visite de l’ambassadrice mexicaine en vue de venir acheter des servantes, permet de se rendre compte que c’est elle qui a eu l’idée de marchandiser les femmes fertiles. L’ambassadrice mexicaine lui demande si, quand elle avait écrit ses livres, elle avait « une société où les femmes ne pourraient pas lire son livre… ni rien d’autre d’ailleurs ». Ainsi, à ce moment, on la voit dans un de ses souvenirs, dire à son mari qu’il faudrait ériger la fécondité comme ressource nationale et qu’elle va écrire un second livre sur le thème même si elle ne l’envisageait pas jusqu’ici.

[25] Dès qu’elles ont donné un enfant à la famille à laquelle elles sont assignées, l’épouse peut choisir de conserver la servante jusqu’au sevrage du nouveau-né ou décider de s’en séparer dès ce moment. A compter de ce moment, la servante est alors assignée à une autre famille et prendra le nom de son nouveau commandant. Il en va de même si elle échoue trop longtemps à donner une progéniture à la famille.

[26] Lorsque les commandants n’ont pas eu de progéniture avec leurs épouses, celles-ci sont alors considérées comme stériles car à Gilead, les hommes ne sont pas stériles. La stérilité est la faute des femmes et il s’agit là d’un tabou de la société gileadienne.

[27] Comment ne pas penser alors au Discours de la servitude volontaire de La Boétie ? C’est ce que l’on appelle aussi le concept de misogynie intériorisée ou sexisme intégré (que l’on peut trouver sous le nom de « sexisme bienveillant) : C. Edgard-Rosa, Les gros mots, Abécédaire joyeusement moderne du féminisme, 2016. Sur le sujet de la misogynie, lire A. Gargam et B. Lançon, Histoire de la misogynie de l’Antiquité à nos jours, 2013 ; M. Daumas, Qu’est-ce que la misogynie ?, Arkhê, 2017.

[28] Leur origine est d’ailleurs mystérieuse. On ne voit aucun flashback et on se demande comment des femmes peuvent se transformer en de tels bourreaux pour leurs congénères. L’esthétique et l’imagerie de la série conduisent le spectateur à faire un parallèle entre ces femmes et les gardiennes des camps de concentration nazis. Comment ne pas penser à Ilse Koch plus connue sous le nom de la chienne de Buchenwald quand on voit la figure de Tante Lydia ?

[29] « Attitudes et croyances généralement fausses, mais répandues et persistantes, permettant de nier et de justifier l’agression sexuelle masculine contre les femmes » : K. A. Lonsway et L. F. Fitzgerald, « Rape Myths » In Review. Psychology of Women Quarterly, vol. 18, Urbana–Champaign, University of Illinois, Department of Psychology, juin 1994.

[30] S. Griffin, N. Connell et C. Wilson.

[31] C’est donc la conséquence de l’échelle de valeur mise en place dans cette société.

[32] Le prisme de la maternité qui conditionne toute femme se retrouve malheureusement aussi dans le regard du réalisateur comme nous verrons dans la seconde partie.

[33] La première vague du féminisme (Angleterre, années 1870) a pour objectif principal de réformer les institutions afin que les hommes et les femmes soient égaux devant la loi. La deuxième vague du féminisme est née à la fin des années 1960 avec les mouvements tels que la Women’s Lib et le Mouvement de Libération des Femmes (Mlf). Les revendications touchent à la liberté des femmes à disposer de leur corps (contraception, Ivg, liberté sexuelle) et la lutte contre le patriarcat (théorisé pour la première fois) et la construction de nouveaux rapports sociaux de genre.

[34] C. Delaume, Mes biens chères sœurs, Seuil, 2018.

[35] La troisième vague est apparue dans les années 1990 et met en exergue que l’on ne saurait analyser la situation qu’à l’aune du genre. Initié par des féministes issues de groupes minoritaires et des minorités ethno-culturelles, la troisième vague développe et théorise ce que l’on appelle le féminisme intersectionnel qui prend non seulement en compte les discriminations fondées sur le genre mais aussi celles fondées sur d’autres éléments qui font que les personnes sont doublement marginalisées ou stigmatisées : « race », religion, handicap, économique, orientation sexuelle…

[36] On peut ainsi citer par exemple, dès le XVIIe des auteurs comme M. Le Jars de Gournay, Egalité des hommes et des femmes, 1622 ou encore F. Poullain De La Barre, De l’égalité des deux sexes, 1673.

[37] Sur l’histoire de la lutte féministe, voir not. Bonnie J. Morris et D-M. Withers, La révolution féministe, La lutte pour la libération des femmes, 1966-1988, préf. R. Gay, Hugo Image, 2018.

[38] F. Rochefort, Histoire mondiale des féminismes, Puf, coll. Que sais-je ?, 2018.

[39] C. Delaume, op. cit. : développe l’idée selon laquelle la sororité est née avec la vague post affaire Weinstein grâce à l’émergence des réseaux.

[40] L. Mulvey, « Visual pleasure and narrative cinema », in Screen, Volume 16, n° 3, 1975, publié dans CinémAction n° 67, 1993 pour la traduction française. Voir également L. Mulvey, « Repenser « Plaisir visuel et Cinéma narratif » à l’ère des changements de technologie », in Lignes de fuite, en actes : http://www.lignes-de-fuite.net/article.php3?id_article=173.

[41] La seule scène lesbienne se déroule au Canada avec Moira et semble presque honteuse, pas très positive…

[42] B. Bayle, « Les enfants du viol et de l’inceste. Maternité et traumatisme sexuel », in L’enfant à naître. Identité conceptionnelle et gestation psychique, sous la direction de Bayle Benoît Eres, 2005, p. 63 et s.

[43] Pourtant, les mères d’enfants issus d’un viol, lorsqu’elles gardent l’enfant et ne l’abandonnent pas, montrent souvent un comportement violent à leur endroit : lire par exemple sur la question dans les conflits où le viol est utilisé comme arme de guerre : M-O. Godard et M.-J. Ukeye, « Enfants du viol : questions, silence et transmission » in Le Télémaque 2012/2, n° 42, p. 117 à 129 ; F. Sironi, Psychopathologie des violences collectives. Essai de psychologie géopolitique clinique, Paris, Odile Jacob, 2007.

[44] La docteure en psychologie Edith Vallée, qui étudie le non-désir d’enfant, explique à ce sujet que « L’injonction à faire des enfants pour que la société se renouvelle reste un inconscient collectif archaïque qui perdure car il est profond. Les femmes childfree perturbent l’ordre du monde […] elles bouleversent ce qui était attendu d’elles ».

[45] O. Donath, « Je n’aurais pas dû avoir d’enfants… » : une analyse sociopolitique du regret maternel, in Sociologie et sociétés, n° 49, p. 179 à 201.


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