Le vote du budget dans The West Wing (par M. Damien Connil)

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Le vote du budget dans The West Wing (par M. Damien Connil)

Voici la 18e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 7e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012 : Le Parlement aux écrans !

Au sein de ce opus, nous avons choisi de publier le bel article de M. Damien Connil à propos du vote du budget dans la série The West Wing.

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume VII :
Le Parlement aux écrans !

Ouvrage collectif
(Direction : Mathieu Touzeil-Divina)

– Sortie : automne 2013 / Prix : 39 €

  • ISBN : 979-10-92684-01-8
  • ISSN : 2259-8812


Présentation :

Le présent ouvrage est le fruit d’un colloque qui s’est déroulé à l’Université du Maine le 05 avril 2013 dans le cadre de la 2ème édition des « 24 heures du Droit ». Co-organisé par le Collectif L’Unité du Droit et le laboratoire Themis-Um (ea 4333), il est dédié à la mémoire du professeur Guy Carcassonne qui fut l’un des membres de son conseil scientifique et dont l’allocution de clôture est ici reproduite in extenso en hommage. Le colloque « Le Parlement aux écrans ! » (réalisé grâce au soutien de l’Assemblée Nationale ainsi qu’avec le concours des chaînes parlementaires Public Sénat & Lcp-An) s’est en effet proposé de confronter le droit parlementaire et ses acteurs à tous les écrans : de communication(s), informatiques, réels ou encore de fiction(s). Comment les délégués d’une Nation (en France mais aussi à l’étranger) sont-ils incarnés et / ou représentés dans et par les écrans ? Les médias leur sont-ils singuliers ? L’existence de chaînes à proprement parler « parlementaires » est-elle opportune et efficiente ? En particulier, comment y est gérée la question du pluralisme et de l’autonomie financière ? Comment le cinéma, la fiction et finalement aussi peut-être le grand public des citoyens perçoivent-ils le Parlement et ses acteurs, leurs rôles, leurs moyens de pression ? Y cède-t-on facilement à l’antiparlementarisme ? Comment y traite-t-on des enjeux et des phénomènes parlementaires historiques et / ou contemporains ? Quelle y est la « mise en scène » parlementaire ? Existe-t-il, même, un droit de ou à une télévision camérale ?

Telles sont les questions dont le présent colloque a traité avec la participation exceptionnelle du maestro Costa-Gavras, de parlementaires (dont le Président Delperee et la députée Karamanli), d’administrateurs des Chambres, de journalistes caméraux et directeurs de chaînes, d’universitaires renommés (dont les professeurs Benetti, Ferradou, Guglielmi, Hourquebie, Millard, de Nanteuil, Touzeil-Divina et Mmes Gate, Mauguin-Helgeson, Nicolas & Willman) ainsi que d’étudiants des Universités du Maine et de Paris Ouest.

« Les juristes (…) et les politistes s’intéressent à cette scène particulière [le Parlement] avec intelligence, distance et humour. Ils ne laissent jamais indifférents lorsqu’ils donnent un sens à l’action des politiques sur cette scène originale. Ils interprètent, c’est un trait des juristes, les positions des politiques et leur façon de se mouvoir entre eux devant les citoyens. Plus encore ils donnent à voir les relations que les écrans, la fiction, a et entretient avec une réalité qui ressemble, elle-même, à une scène. Il y a un effet de miroir et de lumières très original que le cinéma n’est pas / plus seul à donner. Pour le comprendre il faut lire l’ensemble des contributions de ce colloque original, intelligent et libre, et qui rend plus intelligent et plus libre ».   Costa-Gavras

Colloque réalisé et ouvrage publié avec le concours du Collectif L’Unité du Droit, du groupe SRC de l’Assemblée Nationale ainsi que du laboratoire juridique Themis-Um.

Quand le vote du budget se transforme en thriller
A propos de deux épisodes
de The West Wing

Damien Connil
Chargé de recherches (Cnrs) –
Université de Pau (Umr 7318 – Ie2ia)

Le vote du budget n’est pas, à première vue, le sujet parlementaire le plus télégénique. Pourtant, en s’appuyant sur la réalité et en présentant ce processus de manière très accessible, une série télévisée – The West Wing (A la Maison Blanche) – est parvenue, à travers deux de ses épisodes (les épisodes 7 et 8 de la saison 5[1]), à mettre en scène et à dramatiser cet évènement constitutionnel et parlementaire particulier qu’est l’adoption du budget. La série, qui raconte le fonctionnement quotidien de l’exécutif américain en mettant en scène le Président des Etats-Unis – un Président fictif, le Président Bartlet – et ses conseillers, transforme même l’élaboration du budget en un véritable thriller, un thriller budgétaire[2]. C’est, précisément, cette mise en scène du processus budgétaire qui mérite d’être examinée.

A titre liminaire, quelques précisions d’ordre général sont nécessaires. Aux Etats-Unis, de manière schématique, il appartient au Congrès de voter le budget tandis que le Président dispose, quant à lui, d’un droit de veto[3]. Plus précisément, en application du Budget and Accounting Act de 1921, le Président soumet au Congrès, le premier lundi de février de chaque année, un projet de budget. Assisté par l’Office of Management and Budget (Omb), le Président y détaille, notamment, les recettes et les dépenses envisagées ainsi qu’une estimation des emprunts et de la dette, des recommandations législatives et politiques ou encore une évaluation des performances économiques. A partir de ce projet, et depuis le Congresional Budget Act de 1974, le Congrès doit faire un choix : ou bien, il s’appuie sur la proposition du Président pour amender puis adopter le budget ; ou bien, le plus souvent, il élabore sa propre proposition de budget fédéral qu’il adopte sous la forme d’une concurrent resolution et qu’il élabore avec le Congressional Budget Office (Cbo) qui l’assiste. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’une loi mais d’une simple résolution conjointe qui échappe ainsi au veto présidentiel.

Le budget fédéral définitif est, quant à lui, adopté, dans un second temps, lorsque l’ensemble des dispositions législatives nécessaires et, en particulier, les différentes lois de répartition des crédits (appropiations bills) sont elles-mêmes votées et adoptées par les parlementaires pour former le budget ; c’est à cet ensemble législatif-là que le Président pourra, le cas échéant, opposer son veto.

Une difficulté – qui est également une nécessité – apparaît donc dans la procédure budgétaire américaine. Elisabeth Zoller l’a parfaitement soulignée : « au bout du compte, les deux pouvoirs doivent résoudre leurs différences et trouver des compromis sur le montant des dépenses à engager et sur les modifications à apporter à la législation fiscale ou sociale. Mais […] d’abord, ils s’affrontent»[4]. De très importantes négociations entre le Congrès et la Maison Blanche sont donc engagées : des négociations qui visent à obtenir soit un accord en vue de l’adoption définitive du budget fédéral avant le 1er octobre, date du début de l’année budgétaire aux Etats-Unis, soit un compromis en vue d’un budget provisoire, dans l’attente d’un accord définitif si l’année budgétaire a déjà commencé et qu’aucun accord définitif n’a, jusque-là, pu être obtenu.

Or, c’est précisément à ce moment-là de la procédure budgétaire – autrement dit, à ce moment de tension et d’opposition entre exécutif et législatif – que se situent les épisodes de The West Wing, ici, analysés. Il conviendra, dès lors, d’examiner la mise en scène de la procédure budgétaire proposée par la série A la Maison Blanche : d’abord, ce qu’elle traduit et ce qu’elle révèle des pouvoirs du Parlement et de ses rapports avec l’exécutif en matière budgétaire grâce à une mise en scène pédagogique (I) ; ensuite, ce qu’elle montre et ce qu’elle déforme de la réalité constitutionnelle et parlementaire à travers une mise en scène dramaturgique (II) ; enfin, ce qu’elle suggère et ce qu’elle provoque comme représentations de la vie institutionnelle en général et de l’élaboration du budget fédéral en particulier par une mise en scène constructive (III).

I. Une mise en scène pédagogique

Par les deux épisodes qu’elle consacre à la procédure budgétaire, la série A la Maison Blanche offre une véritable mise en image de ce moment constitutionnel et parlementaire si particulier qu’est l’élaboration du budget. Cependant, et c’est ce qui fait sa richesse pédagogique, la série ne se contente de porter à l’écran le processus budgétaire, elle en explique aussi les grandes lignes pour permettre au spectateur d’en comprendre tout à la fois les mécanismes et les enjeux.

Par exemple, les deux épisodes de la série expliquent, d’abord, les rôles respectifs du Président et du Congrès dans l’élaboration du budget. Une première discussion entre le Vice-Président et le Secrétaire général de la Maison Blanche permet de comprendre qu’il appartient au Congrès d’élaborer le budget et que le Président peut simplement y opposer son veto. C’est le Vice-Président qui présente cette répartition des compétences en prenant appui non seulement sur les dispositions de la Constitution mais aussi sur la volonté des Pères fondateurs. Il est, en particulier, fait référence à James Madison. Une seconde discussion, à la fin des deux épisodes, entre le Président Bartlet et le Président Haffley – le Président de la Chambre des Représentants – revient sur cette répartition des compétences entre le Président et le Congrès en soulignant, par la mise en scène, l’affrontement qui existe entre les deux pouvoirs. Le Président de la Chambre insiste : « la Constitution confie au Congrès le soin d’élaborer et d’adopter le budget » ; le Président Bartlet le coupe immédiatement pour lui rappeler que la Constitution donne, aussi, au Président un droit de veto.

La référence à la Constitution est donc présente et elle est même au cœur de l’intrigue. Le bras de fer entre le Congrès républicain et le Président démocrate ainsi que la répartition des compétences entre ces deux pouvoirs sont précisément le cœur de l’histoire qui nous est racontée[5]. C’est là une des caractéristiques de la série : l’élément constitutionnel est très souvent au cœur de la narration et le scénario l’intègre pour qu’il constitue un enjeu majeur de l’épisode et qu’il soit parfaitement compréhensible pour les spectateurs[6].

Ensuite, des éléments, plus techniques, relatifs au processus budgétaire, sont également expliqués et participent d’une mise en scène particulièrement pédagogique. La série permet, par exemple, de comprendre la pratique des continuing resolutions (des résolutions temporaires). Lorsque les négociations entre la Maison Blanche et le Congrès n’ont pu aboutir à l’adoption définitive du budget avant le début de la nouvelle année budgétaire (c’est-à-dire avant le 1er octobre), et pour permettre à l’Administration de fonctionner, une résolution temporaire est le plus souvent adoptée pour mettre en place un budget provisoire. Ce mécanisme – des continuing resolutions – est expliqué dans la série. Plusieurs scènes et, surtout, plusieurs conversations tout au long des deux épisodes, et entre différents personnages de la série, permettent aux spectateurs de saisir les grandes lignes du mécanisme et de comprendre qu’il s’agit de mesures temporaires adoptées le temps que les lois de crédits définitives soient elles-mêmes adoptées et qu’elles entrent en vigueur.

Un procédé explicatif récurrent de la série, que M. Winckler avait déjà observé, apparaît alors : « chacun [des personnages] a, à son tour, l’occasion de se faire la voix du spectateur (du citoyen) pour dire qu’il ne comprend pas ce qui se passe, et obtenir ainsi qu’on nous/qu’on le lui explique »[7]. De cette manière, les conversations entre les personnages d’A la Maison Blanche servent aussi bien le déroulement de l’intrigue que l’explication des mécanismes institutionnels qui sont parfois subtils mais dont la compréhension est néanmoins nécessaire aux spectateurs[8]. Un autre mécanisme, qui est lui aussi au cœur de l’intrigue (au point d’ailleurs de fournir le titre du second épisode), est également porté à l’écran et expliqué aux spectateurs : c’est ce que l’on appelle le shutdown. On l’a dit, lorsqu’un accord n’a pu être trouvé avant le début de l’année budgétaire, une résolution temporaire est, le plus souvent, adoptée. Mais, lorsqu’un accord ne peut même pas être trouvé en vue d’une simple résolution temporaire, l’Administration fédérale se trouve dans une situation particulièrement délicate qui est qu’elle ne peut plus fonctionner, faute de budget opérationnel, parce que, en application de la Constitution, « aucune somme ne sera prélevée sur le Trésor, si ce n’est en vertu de crédits ouverts par la loi »[9]. L’Administration se trouve alors dans l’obligation de fermer ses services : c’est le government shutdown.

Pour expliquer le mécanisme, la série utilise son procédé explicatif habituel mais au lieu d’être l’occasion d’une conversation entre deux personnages, l’un expliquant à l’autre la situation et ses enjeux, la mise en scène consiste à montrer le Secrétaire général de la Maison Blanche annonçant, au personnel de la Maison Blanche : le blocage des administrations fédérales, l’absence de budget opérationnel et, par conséquent, l’obligation pour l’ensemble du « personnel non-essentiel » de cesser le travail. L’aspect didactique de la scène se poursuit même avec une séance de questions-réponses sur la durée, l’étendue et les conséquences du shutdown ; des questions et des réponses qui permettent, en réalité, au spectateur de mieux comprendre ce qui se passe.

Plus encore, dans la suite de l’épisode, les conséquences du blocage sont également mises en évidence. Alors qu’habituellement dans la série, la Maison Blanche est un lieu plein d’activité, une véritable fourmilière avec des collaborateurs qui travaillent un peu partout et des couloirs très encombrés, l’épisode du shutdown montre, au contraire, un lieu extrêmement calme, presque désert avec des couloirs vides et des bureaux où seuls les plus proches collaborateurs du Président continuent de travailler, sans leurs assistants et avec des moyens visiblement réduits.

De la même manière, à l’extérieur de la Maison Blanche, par un procédé qui est lui-même intéressant puisqu’il s’agit des reportages des chaînes d’information que l’on voit à travers les écrans de télévision qui restent allumés dans les bureaux de la Maison Blanche ou dans les bureaux de la majorité au Congrès, sont montrés des touristes américains, venus à Washington pour visiter la ville, qui ne peuvent pas accéder à un certain nombre de Musées parce que ceux-ci sont fermés en raison du shutdown. Même le dîner officiel prévu avec le Premier ministre britannique se transforme, en raison du blocage, en un dîner, plus simple, préparé par la Première Dame elle-même, entre le Président, le Premier ministre et leurs épouses. L’explication du mécanisme, donnée dans un premier temps, est ainsi renforcée, ensuite, par la mise en image de ses conséquences.

La série propose donc une mise en scène particulièrement pédagogique en ce sens que, non seulement, elle met en images les mécanismes institutionnels et parlementaires nécessaires à la compréhension du processus budgétaire mais elle en offre également une explication in vivo, ce qui fait d’elle, aussi, un formidable instrument d’appréhension du droit constitutionnel. Cependant, et parce que la série reste une fiction et un divertissement, elle ne se contente pas d’une mise en scène purement pédagogique. Pour que le vote du budget se transforme véritablement en thriller budgétaire, il faut également que la mise en scène soit dramaturgique.

II. Une mise en scène dramaturgique

Pour les auteurs de la série, la mise en scène de la procédure budgétaire n’est peut-être, en réalité, qu’un prétexte dramaturgique.

D’ailleurs, l’extrême complexité du processus d’élaboration du budget fédéral est, à plusieurs reprises, soulignée. Joshua Lyman (le Secrétaire général adjoint de la Maison Blanche) affirme même, au début du premier épisode, que l’un des charmes de la procédure budgétaire est que, précisément, « personne n’y comprend rien ». Assez révélateur de l’effective complexité de la procédure, cela permet aussi – et, peut-être, surtout – aux auteurs de la série de ne pas développer certains aspects trop techniques du processus budgétaire.

En revanche, l’adoption du budget présente, en elle-même, un intérêt dramaturgique évident : dans un système institutionnel où il appartient au Congrès de voter le budget et au Président d’y opposer, s’il le souhaite, son veto et dans un contexte de gouvernement divisé (divided governement) où exécutif et législatif ne sont pas de la même couleur politique, rien n’illustre et ne cristallise plus et mieux les tensions qui opposent le Congrès républicain au Président démocrate que l’élaboration du budget fédéral. La « séparation des pouvoirs », titre original du premier épisode, se transforme ainsi à l’écran en un véritable « bras de fer » entre le Congrès et la Maison Blanche, pour reprendre le titre français du second épisode.

Plusieurs éléments participent à cette dramatisation de l’évènement.

Premièrement, le scénario lui-même sert la dramaturgie. Déjà, dans les épisodes qui précèdent ceux qui sont, ici, examinés, l’opposition entre le Président Bartlet et le Président Haffley avait été signalée et mise en évidence. Dès le début des deux épisodes consacrés au processus budgétaire, on comprend que les négociations durent depuis de nombreuses semaines, que des désaccords politiques majeurs persistent et, tout au long du premier épisode, les conseillers du Président s’exaspèrent de l’intransigeance des Républicains et des négociations qui ne permettent pas d’aboutir à un accord.

La tension atteint son paroxysme quand, à la toute fin du premier épisode, le Président Bartlet met fin, de façon spectaculaire, à une ultime réunion et déclare le blocage des Administrations. La dramaturgie est ici renforcée par le déroulement de l’intrigue sur deux épisodes grâce la fameuse accroche à la fin du premier (le cliffhanger), qui « oblige » le spectateur à regarder le second épisode pour connaître la fin de l’histoire. Le suspense est même accentué tout au long de ce second épisode parce que le spectateur ne sait pas comment tout cela va se terminer. Il est plongé dans une relative incertitude parce que la fébrilité de la Maison Blanche est mise en scène : les conseillers du Président s’interrogent eux-mêmes sur la stratégie à adopter, sur les solutions à envisager et sur les possibilités, plutôt réduites, qui s’offrent à eux. A tout cela, il faut encore ajouter les éléments classiques du film à suspense qui participent à la dramatisation de l’intrigue : la musique, les ralentis et les gros plans qui soulignent les tensions qui existent entre exécutif et législatif[10].

Deuxièmement, après le scénario, la dramaturgie de la série repose également sur une exagération de la réalité. Par la mise en image qu’elle propose du processus budgétaire, la série A la Maison Blanche offre un reflet de la réalité. Mais parce qu’il s’agit d’une mise en scène, elle en offre une image nécessairement déformée. Edgar Morin écrit que « le cinéma majore le réel »[11]. C’est exactement le cas ici aussi. La série s’appuie sur la réalité. Les tensions entre le Président démocrate, Jed Bartlet, et le républicain Haffley ne sont pas sans rappeler l’opposition très virulente qui existait au milieu des années 1990 entre le Président Clinton et le Congrès républicain et qui avait d’ailleurs conduit au plus long shutdown de l’histoire des Etats-Unis puisque l’Administration avait fermé ses services pendant 21 jours entre décembre 1995 et janvier 1996.

Parfois, la fiction se confond même avec la réalité. Les thèmes contemporains de la vie politique américaine réelle se retrouvent dans la série et, dans les épisodes qui sont consacrés à l’élaboration du budget, ce sont les principaux chevaux de bataille respectifs des démocrates et des républicains que l’on aperçoit et qui nourrissent les discussions : par exemple, l’éducation, les subventions agricoles et Medicaid, d’un côté ; les allègements d’impôts, la défense nationale et la sécurité intérieure, de l’autre.

La fiction va même plus loin dans la mesure où elle permet une forme d’idéalisation de la réalité. Le personnage de Josiah Bartlet en est l’illustration et Marjolaine Boutet l’a parfaitement remarqué : « Aaron Sorkin, démocrate convaincu, a en effet créé un président à la fois idéal et profondément humain jusque dans ses contradictions : prix Nobel d’Economie, érudit mais non coupé des réalités quotidiennes, […] animé d’un fort désir d’améliorer le sort des défavorisés et en même temps capable de se montrer ferme sur la scène internationale, autoritaire mais ouvert au dialogue, charismatique mais pas manipulateur. Jed Bartlet donne envie de croire que la politique peut changer le monde »[12]. Cette idéalisation de la réalité se retrouve dans les épisodes consacrés au processus budgétaire.

Mais surtout, la fiction peut aussi dépasser la réalité. La série aborde, ainsi, un nombre de situations constitutionnelles exceptionnelles bien plus importants que celles auxquelles un Président réel sera normalement confronté au cours de son mandat. La série présente des situations dramatiques ou pittoresques exacerbées. Ce procédé est connu et Sabine Chalvon-Demersay l’avait déjà observé à propos de la série Urgences[13] qui met en scène une médecine exagérée tout en s’appuyant sur « la précision technique de tout ce qui renvoie à la partie proprement médicale »[14]. Dans les deux épisodes consacrés au budget, la fiction dépasse la réalité lorsque le Président Bartlet prend la décision de se rendre, à pied, au Capitole pour rencontrer les chefs de file de la majorité, obtenir un compromis budgétaire et faire ainsi le premier pas vers un Congrès qui lui est pourtant hostile. On imagine mal le Président des Etats-Unis agir ainsi dans la réalité. The West Wing est donc bien une fiction, une mise en scène et une mise en scène dramaturgique, mais d’une réalité constitutionnelle et parlementaire. Or, par ses caractéristiques, parce qu’elle est tout à la fois pédagogique et dramaturgique, la série nous offre également une mise en scène particulièrement constructive en ce sens qu’elle participe aussi à la construction de notre imaginaire constitutionnel.

III. Une mise en scène constructive

Par les images qu’elle propose de la procédure budgétaire, la série A la Maison Blanche participe à la fabrication d’un certain nombre de représentations sociales quant à ce qu’est la présidence des Etats-Unis et ses relations avec le Congrès en matière budgétaire. Autrement dit, avec Denise Jodelet, la série participe d’une « forme de connaissance, socialement élaborée et partagée […] concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social »[15]. La série participe à la construction de notre imaginaire constitutionnel. Reste alors à savoir – au-delà des éléments déjà évoqués – de quelle manière cela se fait.

D’abord, la participation à une telle construction est possible parce que la série paraît vraisemblable. Certes, la réalité est exagérée ; certes, les situations sont dramatisées ; certes, les personnages sont idéalisés ; mais, l’ensemble paraît plausible, paraît réaliste.

Les sociologues, en particulier Jean-Pierre Esquenazi, ont bien montré que « l’opération représentationnelle caractéristique de la fiction consiste en l’ajustement d’une imitation et d’une invention : elle s’efforce d’imiter un monde réel qui est sa « base » et d’y insérer une narration inventée « saillante » »[16]. Or, le caractère vraisemblable de la série résulte précisément de cet ajustement entre le monde réel et le monde inventé.

Ensuite, les épisodes de la série participent également à la construction de notre imaginaire constitutionnel parce qu’ils nous permettent de voir ce que l’on ne peut, en principe, pas voir. The West Wing nous montre l’envers du décor et nous fait découvrir les coulisses du pouvoir[17]. C’est ainsi que l’on assiste, au gré des deux épisodes, à la préparation du budget, aux réunions des conseillers du Président et aux négociations entre la Maison Blanche et le Congrès. Le spectateur découvre en image ce qui se passe en amont et en coulisses de l’adoption du budget. De cette manière, il accède à une « scène » qui lui est, en principe, inaccessible : le bureau ovale, le QG de la majorité républicaine au Congrès et les lieux de réunion et de négociation. La série met en lumière les zones d’ombre de la vie institutionnelle et permet au spectateur d’imaginer la réalité et de passer, selon l’expression d’Edgar Morin, de « l’image à l’imaginaire »[18].

Enfin, la dimension constructive de la mise en scène du processus budgétaire dans la série A la Maison Blanche tient aussi aux caractéristiques des séries télévisées.

Par sa régularité, semaine après semaine, la série s’inscrit progressivement dans une forme de « ritualité familiale »[19] qui est d’autant plus forte qu’elle saisit naturellement le spectateur au domicile, c’est-à-dire dans sa propre vie quotidienne. De la même manière que les anthropologues, comme Georges Balandier ou Marc Abélès, ont pu observer que la télévision avait fait entrer dans les foyers des images médiatiques quotidiennes du politique[20], The West Wing offre des représentations régulières de la vie institutionnelle américaine et des rapports entre exécutif et législatif. Et, ce phénomène est même renforcé par le caractère saisonnier des séries télévisées qui permet de faire coïncider les évènements réels et la fiction. C’est assez peu significatif pour ce qui concerne les épisodes relatifs au budget[21] mais c’est, en revanche, beaucoup plus important quand il s’agit, par exemple, du discours sur l’état de l’Union ou de la rentrée solennelle de la Cour suprême.

Pédagogique, dramaturgique, constructive, la mise en scène du processus budgétaire proposée dans The West Wing est, à l’évidence, extrêmement riche pour qui cherche à comprendre le phénomène juridique dans son ensemble. Denys de Béchillon le disait déjà dans Qu’est-ce qu’une règle de droit ? :

« Le « vrai » Droit, objectif, se construit aussi avec des représentations, « fausses » ou pas. Nous avons donc besoin de comprendre ces dernières (et les modalités de leur construction sociale) si nous voulons saisir pleinement la réalité du Droit dont elles font leur objet »[22].


[1] « Separation of Powers » et « Shutdown ».

[2] En ce sens, v. M. Boutet, « Le Président des Etats-Unis, héros de séries télévisées. La figure présidentielle dans les séries américaines récentes », Le Temps des Médias, 2008, n°10, p. 156.

[3] V. Art. I. Sect. 8 de la Constitution des Etats-Unis : « The Congress shall have Power To lay and collect Taxes, Duties, Imposts and Excises, to pay the Debts and provide for the common Defence and general Welfare of the United States »et Art. I Sect. 9 : « No Money shall be drawn from the Treasury, but in Consequence of Appropriations made by Law ; and a regular Statement and Account of the Receipts and Expenditures of all public Money shall be published from time to time ». Sur l’ensemble du processus budgétaire, v. not., E. Zoller, « Les pouvoirs budgétaires du Congrès des Etats-Unis », RFFP, 2004, p. 267 (et les références citées) et B. Heniff Jr, M. S. Lynch et J. Tollestrup, « Introduction to the Federal Budget Process », CRS Report for Congress, R98-721.

[4] E. Zoller, art. préc., p. 277, nous soulignons.

[5] On peut toutefois noter que, contrairement à d’autres épisodes de la série, les dispositions elles-mêmes de la Constitution ne sont pas citées.

[6] Au fil des saisons et des épisodes, un nombre important d’éléments constitutionnels ont ainsi été évoqués : par exemple, l’Article I, Section 2 de la Constitution (« Mr. Willis of Ohio », épisode 6 de la saison 1) ; la protection des libertés individuelles (v. notamment « The Short List », épisode 9 de la saison 1) ; le discours sur l’état de l’Union (« He shall from time to time… », épisode 12 de la saison 1 ; « Bartlet’s Third State of the Union » et « The War at Home », épisodes 13 et 14 de la saison 2 ; « 100 000 airplanes », épisode 11 de la saison 3 ; « The Benign Prerogative » et « Slow News Day », épisodes 11 et 12 de la saison 5 ; « 365 days », épisode 12 de la saison 6) ; le veto législatif du Président (« On the Day Before », épisode 4 de la saison 3) ; le XXVe amendement (« Twenty Five », épisode 23 de la saison 5) et même la transition démocratique d’un Etat d’Europe de l’Est qui entraîne l’écriture d’une nouvelle Constitution (« The Wake Up Call », épisode 14 de la saison 6).

[7] M. Winckler, « Les coulisses du pouvoir », article paru in Le Monde Diplomatique en 2003 et désormais disponible sur http://martinwinckler.com/article.php3?id_article=39.

[8] S’agissant des continuing resolutions, la série met alors en scène un élément souvent méconnu du processus budgétaire et pourtant extrêmement important. En effet, en application de la Constitution, « aucune somme ne sera prélevée sur le Trésor, si ce n’est en vertu de crédits ouverts par la loi » (Art. I, Sect. 9 de la Constitution). Par conséquent, l’adoption des résolutions temporaires est nécessaire pour permettre à l’Administration fédérale de fonctionner lorsque le budget définitif n’est pas encore adopté au premier jour de l’année fiscale, le 1er octobre aux Etats-Unis. Cette pratique s’est progressivement banalisée (depuis l’entrée en vigueur du Congressional Budget Act, seuls trois budgets fédéraux ont été adoptés avant le début de l’année fiscale : 1989, 1995 et 1997) et, dans certains cas, des résolutions temporaires couvrent, en réalité, l’ensemble de l’année budgétaire (ce fut le cas, par exemple, pour l’année fiscale 2011). Une telle pratique n’est pas satisfaisante en ce qu’elle révèle des blocages institutionnels importants et en ce qu’elle limite l’action des pouvoirs publics – les CR ne permettant pas une mise en œuvre satisfaisante de l’action publique.

[9] Art. I, Sect. 9 de la Constitution.

[10] En ce sens, v. M. Boutet, « Le Président des Etats-Unis, héros de séries télévisées. La figure présidentielle dans les séries américaines récentes », Le Temps des Médias, 2008, n°10, p. 159-160 : « Les techniques de dramatisation des situations bien connues à Hollywood sont utilisées pour donner aux négociations sur le budget fédéral entre le Président et le Congrès – en réalité fastidieuses et techniques – des accents de thriller : les visages tendus sont filmés de près, la musique accentue les émotions, et la mise en scène souligne la lutte de pouvoir entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif ».

[11] E. Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Essai d’anthropologie, Ed. de Minuit, 1958, réédition Ed. Gonthier, 1965, p. 40.

[12] M. Boutet, « Le Président des Etats-Unis, héros de série télévisée. La figure présidentielle dans les séries américaines », Le Temps des Médias, 2008, n°10, p. 158. L’auteur indique également que « les premiers épisodes de The West Wing se présentent très clairement aux Américains comme ce qu’aurait pu être la politique des Démocrates au pouvoir à la fin des années 1990, sans le parfum de scandale et la force d’opposition d’un Congrès républicain »(Ibid. p. 158).

[13] Urgences [E.R.] (1994-2009).

[14] S. Chalvon-Demersay, « La confusion des conditions, Une enquête sur la série télévisée Urgences », Réseaux, 1999, n°95, p. 237 et s., spécialement p. 255-257.

[15] D. Jodelet, « Représentations sociales : un domaine en expansion », in D. Jodelet (dir.), Les représentations sociales, Puf, 1997, p. 53.

[16] J.-P. Esquenazi, La vérité de la fiction, éd. Hermès, 2009, p. 111.

[17] En ce sens, Charles Girard écrit que « ce sont les coulisses ou plutôt les couloirs du pouvoir exécutif, rarement visibles à l’écran, que la fiction prétend mettre au jour » (C. Girard, « The world can move or not, by changing some words » : La parole politique en fiction dans The West Wing », Revue de recherche en civilisation américaine [En ligne], 2/2010, disponible sur http://rrca.revues.org/index310.html, §24).

[18] E. Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Essai d’anthropologie, Ed. de Minuit, 1958, réédition Ed. Gonthier, 1965, p. 65.

[19] J.-P. Esquenazi, Les séries télévisées, l’avenir du cinéma ?, Armand Colin, 2010, p. 24-25.

[20] V. not., M. Abélès, Anthropologie de l’Etat, Ed. Payot, 2004, p.159 et s. et Le spectacle du pouvoir, Ed. de L’Herne, 2007 ainsi que G. Balandier, Le Détour. Pouvoir et Modernité, Ed. Fayard, 1985, spécialement
p. 104-108 et Le pouvoir sur scènes, Ed. Balland, 1992, spécialement p. 107-138.

[21] Le seul élément à noter est, ici, que ces deux épisodes ont été diffusés, pour la première fois aux Etats-Unis, au mois de novembre, c’est-à-dire après le début de l’année fiscale, à un moment où, en l’absence de budget fédéral définitif, il est effectivement nécessaire de recourir aux résolutions temporaires dans l’attente d’un compromis budgétaire complet.

[22] D. de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Ed. Odile Jacob, 1997, p. 152.


Nota Bene
:
le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

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Editions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit) administrator

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