Voici la 11e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 27e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.
L’extrait choisi est celui de l’article de Mme Mélanie JAOUL à propos du/de féminisme(s) dans la websérie La Servante écarlate. L’article est issu de l’ouvrage Lectures juridiques de fictions.
Cet ouvrage forme le vingt-septième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :
Volume XXVII :
Lectures juridiques de fictions.
De la Littérature à la Pop-culture !
Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina & Stéphanie Douteaud
– Nombre de pages : 190
– Sortie : mars 2020
– Prix : 29 €
– ISBN / EAN : 979-10-92684-38-4
/ 9791092684384
– ISSN : 2259-8812
La Servante écarlate
ou quand le féminisme devient un produit marketing
qui perd de son essence[1]
Mélanie Jaoul
Maîtresse de conférences en droit,
Membre du Laboratoire de droit privé (Ea 707)
à l’Université de Montpellier,
Chercheuse associée au Centre de recherche
sur les mutations sociales et les Mutations du Droit (Cermud) à la Faculté des Affaires internationales du Havre, Clud
« Nous voulions juste un monde meilleur. Meilleur ne signifie jamais meilleur pour tout le monde. Ça signifie toujours pire pour certains ». Cette phrase du commandant Waterford constitue la quintessence de la dystopie de la Servante écarlate. La série basée sur le roman éponyme écrit par Margaret Atwood ne peut qu’être une œuvre nécessairement militante de la cause des femmes. Opérer une lecture féministe de La Servante écarlate semble, de prime abord, une tâche évidente tant les réactions suscitées par la série semblent militer de son féminisme. En effet, les féministes du monde entier se sont saisies du symbole qu’est la tenue de La Servante écarlate afin de manifester dans les pays où le droit à l’interruption volontaire de grossesse n’est pas garanti voire refusé. Parce que porter la cape rouge et les ailes blanches des servantes permet, par le fort impact visuel de la tenue dans un monde d’hommes aux costumes sombres, de marquer sa désapprobation sans avoir à manifester ou mener des actions qui pourraient être lourdement réprimées, le symbole ne pouvait qu’être adopté. Ainsi, aux Etats-Unis, les servantes du Texas furent les premières à manifester contre les politiques natalistes en se revêtant de la fameuse cape rouge. Le symbole fut repris partout : dans l’Ohio, la Floride, le New-Hampshire… Au-delà même des frontières américaines, le phénomène a pris en Irlande lors de la lutte pour l’accès à l’interruption volontaire de grossesse, en Pologne ou plus récemment encore en Argentine. Si le symbole essaime ainsi au travers des luttes féministes dans le monde, c’est bien la preuve que La Servante écarlate est une série féministe. Pourtant, je vais me placer dans un registre dans lequel on ne m’attend pas : la lecture féministe de la servante écarlate est possible, plausible et même crédible. Pourtant, je vais tenter de vous montrer que cette lecture doit être nuancée. La Servante écarlate, par certains aspects, passe à côté du féminisme voire le sacrifie sur l’autel de l’esthétisation de la violence et de l’essentialisation de la maternité.
Quoi ? La Servante écarlate traitresse à ses sœurs ? Qu’ouïe-je ? Je ne suis pas la seule à pondérer le propos féministe affiché. L’autrice du livre éponyme a toujours refusé de qualifier celui-ci de livre féministe et lui préfère l’expression « d’aventure humaine mettant en lumière des femmes ». Le réalisateur de la série et ses actrices ne sont d’ailleurs pas plus à l’aise avec le F-word (à savoir le féminisme). Dans de nombreuses interviews, ils réfutent la qualification de féministe de la série ou la reconnaissent à demi-mot lui préférant l’étiquette d’humaniste. Il faut dire que si après l’affaire Weinstein, les hashtags #MeToo et #Time’sup, le féminisme peut être perçu comme un objet « marketing[2] », les promoteurs de la série ont peur qu’une telle étiquette conduise à un rejet de la série par une partie du public. L’équilibre est alors précaire entre le désir de « surfer » sur la vague, la déferlante féministe et en même temps, ne pas effrayer la grande majorité d’une population au mieux indifférente au féminisme, au pire clairement réfractaire à ce dernier.
Au-delà de ces considérations, il nous faut entrer dans le vif du sujet et nous intéresser à la série en elle-même. Pour comprendre de quoi nous parlons et comment la société patriarcale de Gilead a pu voir le jour, il convient de planter le décor. Gilead est une société qui se constitue dans un monde – lequel n’est pas sans faire écho au nôtre – où l’environnement est devenu hostile en raison de la folie consumériste des hommes, où les terres sont polluées notamment par des déchets radioactifs, où le chômage est massif et où la population connait un taux de fertilité si bas que les enfants sont considérés comme un miracle et enfin où c’est la survie même de l’espèce humaine qui semble en jeu. Dans ce contexte, un groupuscule masculiniste et religieux, les fils de Jacob, après des années à œuvrer et recruter dans l’ombre, a fomenté un coup d’état permettant d’établir Gilead dans une grande partie de ce qui fut les Etats-Unis d’Amérique[3]. Cette société, dans une lecture littérale de la bible, réduit les femmes à leur condition de reproductrices/femmes au foyer et purge la société des traitres au genre[4], des personnes ayant un engagement dans un culte autre que le culte gileadien[5], des médecins et personnels soignants ayant permis aux femmes de gérer leur capacité reproductrice[6] et enfin, des antifemmes que sont les féministes… L’héroïne June, rebaptisée Offred-Defred[7], est séparée de sa fille Hannah, laquelle est confiée à une famille « respectable » parmi l’élite gileadienne et devient une servante écarlate, affectée auprès du Commandant Fred Waterford et de son épouse, Serena afin de leur donner un enfant. C’est au travers de son histoire et ses pensées que l’on voit se dérouler le sombre destin des femmes de Gilead. Il est d’ailleurs important de souligner que les deux femmes en question ont un passé pré-gileadien lié au féminisme : June est la fille d’une activiste féministe et a toujours fréquenté ce milieu sans s’y fondre, en regardant la lutte féministe comme dépassée ; Serena était une féministe[8] qui a rencontré la foi et a forgé, construit et pensé Gilead avec sa plume. Quelle ironie du sort ! Comment ne pas alors penser aux célèbres mots de Simone de Beauvoir : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question[9] ». La série, à l’instar du livre, me donne le sentiment qu’il s’agit plus d’une histoire qui met en lumière « le basculement » – grâce aux flash-back – qu’une histoire de la lutte féministe contre le patriarcat au pouvoir. Ce qui est édifiant, c’est qu’au travers de ces retours en arrière, le téléspectateur ou la téléspectatrice peut faire le lien avec des actualités de son propre quotidien : dans les faits divers et les actualités qui nous rappellent sans cesse que les femmes ont beau représenter la moitié de l’humanité, elles sont discrimininées, violées, privées de la libre disposition de leurs corps, réifiées, essentialisées, réduites en esclaves, torturées, tuées juste parce qu’elles sont femmes. Les petits renoncements à se révolter contre les « petites » discriminations qui deviennent de plus en plus massives jusqu’au point de non-retour. Et de dire, attention vous pensez que vous n’êtes pas concernés par ces atteintes mais un jour, toute la société basculera et vous avec. Personne n’est épargné sous son œil. C’est là, le cœur de cette dystopie !
La série parce qu’elle nous conduit à prendre fait et cause pour les femmes, à réfléchir à notre propre fonctionnement et à nous alerter sur le risque de convergence du réel et de la fiction, semble constituer sans nul doute une œuvre féministe. Aussi, dans un premier temps, nous verrons que le message féministe est porté à l’écran, nous interrogeant en tant qu’individus sur la place des femmes dans notre propre monde. En mettant le spectateur face à un monde fondé sur le patriarcat, il oblige celui-ci à adopter une posture féministe. Cependant, il ne faut pas être dupe. Le féminisme inhérent à la démarche évoquée n’est pas absolu. Nous verrons, dans un second temps, que la deuxième saison – celle totalement pensée par les scénaristes et les réalisateurs[10] – le message féministe se trouve parfois sacrifié ou, à tout le moins brouillé. Aussi à la question du féminisme de la série notre réponse sera oui, mais…
I. Le message féministe porté à l’écran
La Servante écarlate, dans son principe, est résolument féministe et nous allons aborder, très rapidement, différents points qui le démontrent. La série met en avant des thèmes récurrents du combat féministe et au travers de cette utopie pessimiste qui exacerbe les travers de notre présent, elle pousse le spectateur à s’interroger et à vouloir défendre la cause des femmes. Deux principaux axes seront développés – bien qu’ils soient plus nombreux. D’une part, la série permet de mettre en exergue que la domination masculine est nécessairement systémique et que le système entraîne l’adhésion des dominants mais aussi des dominées[11] (A). D’autre part, La Servante écarlate met en lumière un phénomène encore tabou dans notre société et qui au travers de « la cérémonie » est poussée à son paroxysme, à savoir la culture du viol (B).
A. La domination masculine est nécessairement systémique
D’abord, La Servante écarlate par l’organisation qu’elle présente dans la société de Gilead permet de mettre en exergue la discrimination systémique des femmes (et des minorités) dans une société patriarcale, laquelle se construit sur des assignations de genre très fortes.
La société de Gilead repose sur une organisation où le rôle de chacun est déterminé par une donnée de genre (homme-femme) et une donnée socio-économique. Dans cette société, les hommes sont les seuls à pouvoir travailler, à posséder un compte bancaire, à être propriétaires, à lire et écrire, à sortir seuls. Le pouvoir est concentré entre leurs mains au sein d’un cénacle très restreint de commandants. S’il y a une hiérarchie entre les hommes[12], elle tient à leur place dans l’organisation des fils de Jacob et de leur milieu socio-économique[13]. Dans la société gileadienne, tous les hommes ont un rôle à jouer et sont considérés comme supérieurs aux femmes. Ainsi, à l’exception des tantes qui ont un statut spécifique, toutes les femmes y compris les épouses sont contraintes à n’avoir que les activités propres à leur « caste » dont la liste a été établie par des hommes et dont l’exercice se fait toujours sous le regard vigilant des hommes. Les femmes qui, avant l’ère gileadienne, avaient conquis l’égalité sont à nouveau projetées et cadenassées dans la sphère privée. Tout espace de liberté est alors contraint et exclu du fait de l’organisation mise en place. C’est une société patriarcale qui a été mise en place laquelle se fonde sur le mythe viriliste ou de la virilité[14] et prône la supériorité du masculin sur le féminin. Pour les théoriciens du régime en place, la vocation « naturelle » de la femme est d’être soumise et de procréer quand celle de l’homme serait celle de gouverner et de créer. Les penseurs du régime portent donc au pinacle l’essentialisation primordiale des sexes. Dans cette perspective, ils ont pris des mesures pour contraindre le corps des femmes et organiser leur temps dans le but de leur permettre d’accomplir leur « fonction ».
Dans la société gileadienne, les femmes sont pour leur part organisées en fonction des tâches auxquelles leur « genre » et les circonstances, les destinent[15]. On trouve ainsi sept catégories de femmes dans la construction de Gilead, chacune est soumise à un corps de règles qui lui est propre. On trouve ainsi les épouses[16], les servantes écarlates[17], les Marthas[18], les éconofemmes[19], les Jézebels[20], les tantes[21] et les antifemmes[22]. Chacune de ces catégories a un rôle précis qui est fonction des utilités que leur reconnait le pouvoir de Gilead : tenir le foyer, faire les tâches domestiques, exploiter leur force de travail quand aucune de ces trois tâches de l’essence de la femme ne lui sont reconnues. Cette construction en caste est renforcée par un corpus juridique applicable aux femmes, corpus qui règle l’ensemble de leurs actes et de leurs pensées (ou du moins est-ce l’objectif poursuivi).
Le premier aspect est de déconstruire l’identité individuelle « des » femmes – perçues comme des individus dotés de droits – pour les faire entrer dans la robe de « la » femme – comme catégorie naturellement inférieure aux hommes. Ainsi, chacune de ces catégories se voit assigner une tenue d’une couleur spécifique, comme un uniforme. Ces tenues ont une double fonction. La première, évidente, est de pouvoir identifier à quelle catégorie appartient la femme, dépersonnaliser sa porteuse et contrôler l’adéquation de son comportement à sa caste. La seconde est plus insidieuse. Les tenues ont été pensées de manière fonctionnelle : couvrantes, elles ont pour but a minima de désexualiser leur porteuse afin que cette dernière soit « décente ». Ainsi, toutes les catégories de femmes sont soumises à des règles de pudeur : bras, gorge et cheveux couverts, longueur de jupe qui couvre les jambes, pantalons proscrits et réservés aux hommes, pas de sous-vêtements qui évoquent la luxure[23] et enfin, proscription des talons et du maquillage. Ainsi, les femmes doivent se reconcentrer sur la fonction qui est la leur : la maternité. Toute la vie de l’ensemble des catégories de femmes est, comme nous le verrons, tournée exclusivement vers cette aspiration.
Les servantes écarlates sont celles dont la dépersonnification va le plus loin. En effet, ces dernières sont vêtues d’une tenue rouge le recouvrant intégralement et d’un bonnet blanc cachant leurs cheveux sur lequel elles portent « leurs ailes » afin de masquer leur visage à d’autres yeux que le couple qu’elles servent. Leur uniforme les rend toutes presque identiques et ce n’est qu’en étant près que l’on peut voir leur visage, elles n’ont pas le droit de regarder dans les yeux les gens, doivent opter pour une posture d’humilité… Ces femmes sont pucées à l’oreille comme du bétail et dans la série, les scénaristes ont mis en avant l’aspect « marchandise » des servantes, Gilead ayant fait de la fécondité « sa première ressource nationale[24] ». La perte de personnalité va au-delà même de leur tenue puisque l’on va jusqu’à les priver de tout élément identifiant à commencer par leur prénom. En effet, elles sont renommées « de » suivi du nom du commandant auquel elles ont été assignées[25]. La dépersonnification aboutit à son absolu : la réification. Sont assignées à cette catégorie les femmes qui ont prouvé, par une maternité avant l’ère Gileadienne, leur capacité reproductrice mais qui l’avaient fait dans le pêché : secondes épouses, concubines, lesbiennes, mères porteuses… Elles sont alors destinées à devenir les génitrices des enfants de couples de commandants dont les épouses sont stériles[26].
Cette organisation de castes s’accompagne de divers éléments pour asservir les femmes et les réduire au rang d’incapables. Après avoir privé les femmes de la possibilité de travailler, de posséder un compte, le pouvoir de Gilead a privé les femmes du droit de lire ou d’écrire. Ainsi, les pictogrammes ont remplacé l’intégralité des écritures et seuls les hommes lisent. D’ailleurs, lorsque Serena Joy – pourtant la tête pensante ayant créé Gilead – lit la bible pour demander à ce que les épouses et leurs filles aient au moins le droit de lire les saintes écritures, elle sera battue et amputée. Cet interdit à l’éducation a pour but de ne plus permettre aux femmes d’accéder à la culture, à des pensées complexes qui les conduiraient à se distancier de leur rôle biologique et à remettre en cause l’autorité des hommes. On le voit, il y a une soumission des femmes qui n’ont d’ailleurs pas le droit d’exprimer une opinion qui leur soit propre : la série montre, par exemple, le malaise de l’assemblée lorsque Serena prend la parole lors du diner pour la délégation mexicaine… Elles ne peuvent sortir de leur maison que par deux ou sous l’autorité de l’homme du foyer – dans le respect des règles de Gilead – avec un laisser-passer. Privées de lecture et donc d’autonomie, privées d’individualité, les femmes ne sont que l’ombre de l’homme de leur maison. Il n’est pas que les servantes, les Marthas ou les Jézébels pour être considérées comme des biens. La société gileadienne a fait de toute femme la propriété d’un maître, une esclave. Tout est fait afin de les rendre dépendantes des hommes et de les empêcher de prendre une place qui doit leur revenir.
Ces interdits sont accompagnés d’un discours qui fait écho à ceux que les spectateurs et spectatrices peuvent lire sur certains réseaux sociaux. Ainsi, le commandant Waterford explique à June que « les hommes ont fait peser trop de poids sur les épaules des femmes », que « les femmes ont dû sacrifier leur maternité sur l’autel d’une réussite », que « les femmes n’étaient pas heureuses car utilisées comme des objets sexuels, jamais assez belles ou intelligentes… » ou encore que « les femmes étaient libres mais pas libérées » mais qu’elles « n’étaient pas respectées, elles étaient victimes de viols, d’agression » etc… De nombreux dialogues tendent donc à expliquer aux femmes que l’abandon de liberté que Gilead exigent d’elles est pour leur bien en plus d’être pour le bien de la société. Et certaines le ressentent ainsi. Ne voit-on pas le binôme de Defred dire qu’avant elle se prostituait et était une junkie et qu’elle n’allait pas laisser cette dernière tout ruiner alors qu’on la traitait bien[27] ?
Ce système fonctionne parce que les femmes aussi « jouent le jeu » pour différents motifs : certaines par adhésion à l’idéologie, certaines – comme Serena – parce qu’elles sont persuadées que cela ne s’appliquera pas à elles, d’autres parce qu’elles arrivent à en tirer un pouvoir. Mais cette adhésion est elle-même le fruit de la société patriarcale et des biais de pensée auquel on adhère sans même y penser. La plupart des femmes (et des individus) n’adhèrent pas fondamentalement mais la crainte pour sa sécurité et/ou celle de ses proches finit de phagocyter toute résistance. Si la résistance semble vaine ou pire dangereuse alors la grande majorité silencieuse accepte et permet la réalisation complète du stéréotype. C’est un système qui s’autonourrit.
Et c’est cela qui surprend le plus le spectateur, celui qui ne baigne pas forcément dans un terreau féministe. Le spectateur est choqué de se dire que les femmes concourent à la société de Gilead et que certaines sont du côté des hommes, certaines viennent même asseoir leur domination sur les femmes. N’est-ce pas Serena qui a voulu et pensé cette société ? N’est-elle pas celle qui est montrée manipulant son époux afin de garder une once de pouvoir – jusqu’au moment où sa créature lui échappe ? Tante Lydia et ses sœurs sont celles qui permettent que le système fonctionne par leur organisation, profitant au passage de cette mission pour s’élever au-dessus de la condition des femmes[28] ? Les commandantes ne sont-elles pas complices de l’exploitation des servantes pour réaliser leur désir de maternité ? C’est là que l’on voit l’influence des grandes œuvres des sociologues féministes et spécialistes des gender studies. Ces études ont mis en exergue que le système misogyne et patriarcal de la société pouvait essaimer parce qu’il repose sur un conditionnement de l’ensemble de la société : hommes comme femmes. Notre société – et celle de Gilead – éduque ses membres dans l’idée qu’il existe des assignations de genre très fortes inhérentes à la différence de sexes, des différences qui correspondent à notre nature profonde. Aux femmes, la maternité et le pouvoir de régir le foyer ; aux hommes, les moyens de subsistances et le pouvoir de régir la société. Ainsi, lutter contre les stéréotypes de genre et les assignations qui leur sont rattachées, c’est être une anti-femme, un traitre à son genre. L’ordre voilà à quoi aspirent les masses. L’ordre et le sentiment d’avoir une place.
B. La culture du viol[29], un fondement de la société moderne
La violence est omniprésente même dans les scènes les plus anodines du quotidien et aucune catégorie de personnes n’y échappe vraiment. Les femmes, comme souvent, plus que d’autres mais les minorités y sont toutes malmenées. Mais l’un des éléments qui heurte est le fait que la société de Gilead ait institutionnalisé le viol comme fondement de sa société. Ce renversement de valeur a pour effet de pousser à son paroxysme ce qui est identifié par certaines féministes sous le nom de culture du viol. La culture du viol est un concept sociologique forgé par le courant du féminisme radical américain[30] dès les années 70. La culture du viol c’est l’idée que dans une société donnée, les individus minimisent voire encouragent le viol – par exemple en incriminant le comportement des victimes – par le fait de véhiculer l’idée de femmes respectables et d’autres qui le seraient moins, par l’absence de réponses institutionnelles visant à condamner des viols et violences sexuelles voire à les approuver dans une logique globale de domination… Dans sa forme la plus polarisée, celle mis en avant dans La Servante écarlate, la culture du viol se manifeste par le fait que les femmes sont la propriété des hommes qui leur refusent tout respect ainsi que le droit de contrôle et de maîtrise de leur propre corps. La culture du viol est alors justifiée par la survie de l’espèce qui est en jeu du fait du taux de natalité extrêmement faible de la société.
Dans l’univers dystopique de Gilead, la société est en mal d’enfants et va asservir les femmes dotées d’un utérus et d’ovocytes fonctionnel au profit de ceux qui dans la classe dirigeante n’ont pas eu cette chance. Ce paradigme est surprenant. On pourrait se dire qu’au contraire les femmes pouvant donner la vie, dans une société organisée autour des enseignements de la bible, seraient portées au pinacle. Mais cela n’est pas le cas… Parce qu’il y a des femmes respectables, celles qui l’étaient avant l’avènement de Gilead, et d’autres qui ne le sont pas, le bienfait de la maternité ne peut pas échoir à n’importe quelle femme. Et si la nature a donné ce bienfait à une femme qui n’est pas digne, la société de Gilead confiera le miraculeux enfant à un couple qui lui en sera digne[31]. En effet, parce que la majorité des femmes ne peuvent plus se reproduire – pour rappel les hommes ne peuvent avoir de souci de fertilité – elles sont jalousées, enviées, convoitées. Là encore les femmes sont toutes réduites à la maternité[32] : à la vivre quand elles peuvent enfanter, à se renier et à être prêtes à tout subir pour accéder à celle-ci quand elles ne peuvent enfanter. Aucune femme ne vit sa féminité dans le rejet de la maternité tant la société et l’urgence climatique et démographique semble annihiler le désir d’être nullipare. Ainsi, le désir de maternité, dans ses accents survivalistes, conduit chaque personnage femme à y aspirer de tout son être, à s’en rendre malade, à s’infliger le pire – la cérémonie est, dans une moindre mesure, une souffrance aussi pour les épouses, à accepter d’aliéner sa liberté et son individualité. En réalité, ce désir est, là encore, instrumentalisé par les hommes. En effet, les hommes au pouvoir conscient de l’impossibilité de concilier avec les règles bibliques l’existence de concubines à côté des épouses afin d’avoir des enfants, ont trouvé le moyen de rendre cela « acceptable ». C’est ainsi que se fondant sur le passage biblique, ils créent tout un système de cérémonies où épouses et servantes sont liées et permettent par le jeu du rituel d’autoriser les commandants de connaître charnellement d’autres femmes que leurs épouses.
Chaque mois, dans la chambre conjugale, la tête entre les cuisses de l’épouse, la servante est violée. Purement et simplement. Le commandant après avoir lu la bible devant toute la maisonnée, viole pour ensemencer la servante « Béni soit le fruit – Que le seigneur ouvre » en regardant son épouse. La servante est violée et ne sert que de moyen pour le couple d’accéder à la parentalité. La « commandante » collabore donc bon gré, mal gré à cette cérémonie qui ritualise et poétise le viol de femmes. C’est là que la réification de ces femmes est fondamentale : comment supporter autrement de voir l’homme que l’on aime coucher avec une autre femme et de surcroit, par sa propre faute, sa propre incapacité à lui donner un enfant. La nécessaire déshumanisation à l’extrême est le corollaire indispensable pour endurer cela dans une société où la femme a failli à son rôle naturel en échouant à la maternité. Les épouses paient ainsi leur incapacité à enfanter – puisque les hommes ne peuvent être stériles – et les servantes d’avoir eu une vie indigne selon les critères de Gilead. D’ailleurs, dans le centre rouge où l’on « forme » ces dernières, il y a un épisode où les femmes qui ont été violées doivent reconnaître que c’est de leur faute et où les autres femmes scandent que ce qui leur est arrivé est de leur faute. Le viol est alors présenté comme l’outil indispensable et le remède nécessaire à une société qui se meurt. Les Tantes le valorisent comme un acte supérieur d’amour et d’humanité…
Cette réification, cette culture du viol est développée avec son corollaire : les violences gynécologiques et obstétricales. Ainsi, chaque mois, la servante est examinée par un médecin au centre rouge pour définir si elle est en fertilité et la cérémonie n’a lieu qu’à cette condition. Lorsqu’enfin, elle tombe enceinte, on parle aux parents comme si elle n’existait pas. Elle n’est que l’enveloppe charnelle qui porte leur enfant… C’est une gestation pour autrui dans ce qu’elle a de plus horrible, subie, non consentie…
Ces quelques éléments, qui ne manquent pas de faire écho à des faits dans notre quotidien poussent à réfléchir à la cause des femmes ici et maintenant. De manière incidente, des personnes qui ne s’étaient jamais interrogées sur la question des rôles assignés au genre, à la place de la femme, à la lutte féministe alors que les droits semblent acquis en viennent à regarder les actualités sous un nouveau jour. Le fait de ressentir l’horreur de Gilead conduit le spectateur à ne jamais vouloir qu’une telle régression des droits des femmes et des « minorités » ne survienne. La dystopie n’est pas en soi féministe – d’ailleurs le féminisme n’est pas le sujet – mais conduit à penser le féminisme et a, comme les faits l’ont montré, créé des vocations.
II. Un traitement non féministe du sujet
Si la série « La Servante écarlate » nous conduit à réfléchir au féminisme, à la place des femmes dans la société et aux inégalités présentes ou potentielles, le traitement qui en est fait ne nous paraît pas féministe. Quelques aspects vont d’ailleurs heurter un public averti sur les questions féministes.
Dans un premier temps, c’est la compréhension du féminisme – au-delà de sa pluralité – qui nous questionne. Comment ne pas déplorer qu’il n’y ait pas ou si peu de sororité qui pourtant est de l’essence du féminisme. Le combat féministe s’inscrit dans une longue histoire de luttes collectives, de femmes qui se sont unies pour faire reconnaître leurs droits civiques et sociaux tant sur le plan collectif qu’individuel. Dans la série, cela ne semble pas exister. Cela nous conduit à évoquer la méconnaissance de l’essence du féminisme (A). Dans un second temps, c’est le regard du réalisateur qui interroge. Entre autres questions, comment ne pas être gênée par l’essentialisation à l’extrême de la maternité et l’absence de rejet de l’enfant -fruit du viol ? Comment ne pas trouver ambigu la façon dont la question des personnes homosexuelles est finalement traitée a minima et celle des personnes transgenres tout simplement éludée ? Comment ne pas être tout simplement choquée par l’esthétisation malsaine et au-delà de l’utile des violences faites aux femmes ? Ces différents éléments nous conduisent à considérer qu’il y a une forme de « male gaze » sous-jacent, insidieux dans le traitement de ces thématiques (B).
A. La méconnaissance de l’histoire
et du fonctionnement des mouvements féministes
La série, en tant que dystopie, est supposée s’inscrire dans notre monde et à ce titre, s’inscrit dans notre histoire et dans celle de la lutte entre les sexes. Ce paradigme permet aux téléspectateurs de pouvoir se projeter et gommer les frontières entre la réalité et la fiction. C’est cette proximité qui place le spectateur dans une situation d’empathie et en a fait plus qu’un objet télévisuel, un phénomène de société.
La série est basée sur un ouvrage écrit dans les années 80, à une époque où le féminisme vivait sa deuxième vague[33] mais n’avait pas vécu ni sa troisième vague, ni la déferlante #Metoo que certaines qualifient de quatrième vague[34]. La seconde vague est connue pour avoir conceptualisé la notion de patriarcat, lequel se définit comme l’organisation familiale et sociale basée sur l’autorité du père et, ce faisant a permis de développer le concept de sexisme et l’analyse des discriminations fondées sur le sexe. La série reprend les codes alors incorporés par l’autrice, en les modernisant et y intégrant les concepts de la troisième vague[35] ainsi que les problématiques environnementales, technologiques et politiques qui sont les nôtres. C’est donc une série qui est supposée se situer à un moment charnière du combat entre d’une part, les féministes et d’autre part, les réactionnaires. Image clivée et clivante d’une société où la masse silencieuse des gens qui ne sont ni l’un, ni l’autre ne semble pas avoir voix au chapitre. Dans la série, c’est l’idéologie différentialiste qui l’a emporté et les hommes ont mis en place une phallocratie où ils sont l’alpha et l’omega. L’idéologie différentialiste postule d’une différence naturelle incommensurable entre les hommes et les femmes, laquelle serait fondée sur les différences anatomiques et physiologiques entre les sexes. Si cette idéologie a eu son succès au siècle des lumières et a, aujourd’hui encore, ses partisans, les femmes (et les hommes) luttant pour l’égalité entre les sexes n’ont eu de cesse de la battre en brèche[36]. La société dystopique pensée par l’autrice et reprise dans la série a construit son idéologie sur ce schéma qui exacerbe les qualités attachées aux hommes (virilité, pouvoir, fraternité, honneur) et aux femmes (douceur, soumission, organisation ménagère et maternité).
La série nous place alors après l’échec de l’idéologie féministe. Les féministes ou « antifemmes » sont alors montrées comme la cause du malheur non seulement des femmes mais de la société. Le féminisme – ou plutôt les féminismes[37] tant celui-ci est composé de différents courants – peut alors se définir comme les « combats en faveur des droits des femmes et de leurs libertés de penser et d’agir. Cette lutte comprend une large critique de la subordination et de la domination des femmes, mais aussi des normes de genre[38] ». Cependant, le féminisme que met en lumière « la servante écarlate » interroge et semble tomber dans une forme de caricature du féminisme. Caricature des féministes d’abord, caricature de la lutte féministe ensuite.
Dans la série, la mère de June est une caricature personnifiée du féminisme. Celle-ci est présentée comme une militante de toujours, une femme de conviction qui participait à des manifestations, qui procédait à des interruptions de grossesses et organisait la lutte. Une militante tant dans la parole que dans ses actes. Au cours des flashbacks de June, on la voit plusieurs fois s’insurger contre sa fille « si soumise » à son conjoint, si peu investie dans la lutte féministe et tenir des propos « anti-hommes » tant à l’endroit du géniteur de sa fille que son époux mais plus largement de tous les hommes. Par ailleurs, la mère de June apparaît par deux fois aussi au sein du centre rouge : dans une vidéo supposée démontrer l’horreur que sont les antifemmes en les montrant en train de manifester et dans une vidéo où on la voit travailler dans une colonie. Cette caricature de la féministe et avec elle, des injonctions sur ce que le combat féministe est, se voit renforcer quand on découvre que la mère de June a subi le rejet de ses propres sœurs d’armes qui l’ont qualifiée de « nataliste » quand elle a voulu être mère. La vision du féminisme est alors manichéenne : ce sont des femmes qui rejettent les hommes, une lutte pour la domination des femmes sur les hommes, c’est un dogme qui affronte un autre dogme. Ainsi, la figure de « la » féministe, monolithique, est campée telle que l’attend le public, dans la vision que d’aucun appellerait « chienne de garde », anti-hommes et justifiant – de manière sous-jacente – la réaction vigoureuse de certains hommes, du mouvement des fils de Jacob. Cette vision manichéenne reproduit les stéréotypes véhiculés par les opposants des féministes. Pourtant, les féminismes – à l’exception de très rares courants – ne poursuivent pas la fin du patriarcat au profit du matriarcat mais la simple égalité entre les individus au-delà des questions de genre. Le féminisme vise tant à réhabiliter les femmes et le féminin, à permettre l’indifférenciation ou la neutralité du genre afin d’échapper aux stéréotypes négatifs et à l’enfermement dans l’idée d’une spécificité rattachée à son genre. Nulle domination, un simple droit à l’indifférence et à l’autonomie personnelle. Etre pro-femmes ne signifie pas être anti-hommes ou une quelconque misandrie.
A cette vision dévoyée des féministes, s’ajoute une absence totale de sororité dans la lutte féministe au cœur de la série. Au terme de la première saison, on l’attend puisque cette dernière s’achève sur « pourquoi nous ont-ils donnés des uniformes s’ils ne voulaient pas une armée ? » Les attentes pour la saison 2 étaient fortes surtout pour ceux qui avaient lus le livre et son épilogue. Pourtant, l’espoir est réduit à néant assez vite. Il n’y a aucun combat collectif des femmes, pourtant de l’essence du féminisme ; il n’y a aucune sororité. Les actions menées sont toujours individuelles et conduisent nécessairement à l’échec et à plus de violence. Pourtant, la sororité est de l’essence du féminisme et l’organisation en castes, subissant la violence et un traitement liberticide et mortifère était le terrain idéal de son émergence. L’historienne Arlette Farge avait fait la démonstration que la solidarité féminine qui s’était développée dans les années 1970 avait butée par la suite sur les clivages de classes et l’individualisme de la société. La sororité semble alors mal s’accorder avec l’individualisme[39] dans un monde où les femmes sont confrontées à la question sociale. Mais dans La Servante écarlate, nulle individualité, nulle question sociale. Les femmes sont asservies dans une caste, asservie dans un code de conduite qui tend à gommer leur individualité. Cette configuration, qui rappelle celle des travailleuses, aurait pu être le siège d’une lutte collective qui ne vient jamais. Les scénaristes sont alors restés coincé dans une certaine vision du féminisme, très en vogue aux Etats-Unis et qui phagocyte toute autre perspective : un féminisme individualiste. Si ce féminisme, non militant, peut fonctionner à titre individuel dans une société démocratique et capitaliste, il est alors voué à l’échec dans un système tel que celui de Gilead.
B. Entre male gaze et misogynie intériorisés
La série est problématique au-delà de sa méconnaissance de l’histoire du féminisme par le traitement visuel et scriptural qu’il fait des femmes. Nous évoquerons rapidement trois points qui sont, selon nous, symptomatiques de l’absence de féminisme de la série. Tout d’abord, on peut avoir le sentiment que le point de vue de la série, la façon de filmer est très symptomatique d’un regard masculin hétéronormé et peut tomber dans ce que l’on qualifie de « male gaze ». Ensuite, et c’est dans la continuité, nous verrons que l’essentialisation de la maternité est clairement problématique. Enfin, nous nous focaliserons sur l’esthétisation extrême de la violence faite aux femmes, laquelle va au-delà de ce qui est utile à l’intrigue et créé une attente perverse chez le spectateur.
Le premier point qui milite du manque de féminisme est le point de vue adopté par les showrunners de la série qui participe de ce que l’on appelle le male gaze. Le male gaze ou « regard masculin » est un concept théorisé par Laura Mulvey[40] en 1975. Derrière cette expression se cache l’idée que le regard dominant dans la pop-culture, et notamment dans le cinéma, est celui d’un homme hétérosexuel. Ce regard impacte spécialement le traitement qui est fait de la femme et des stéréotypes – largement sexués – qui lui sont attachés mais également la vision de la « sexualité » avec, notamment l’invisibilisation des « minorités » sexuelles. Le male gaze se définit alors comme la propension qu’ont les hommes hétérosexuels, dans le septième art et les médias en général, à sexualiser les femmes et à en faire des objets. La série se prête à cette réification puisqu’elle campe un monde où les femmes sont des objets mais pour autant, le traitement du sujet tombe dans cet écueil. Plusieurs éléments sont en question. Il est étonnant de voir que l’héroïne de la série, June, est toujours vue par le prisme de ses relations amoureuses et de ses relations aux hommes. La série oscille entre June et son mari, June et son amant, June et son commandant. Elle se bat pour son mari, elle reste et ne vit que pour son amant, elle se languit de ses rendez-vous avec le commandant avec tout ce que cela implique dans la psyché du personnage en termes d’injonctions contradictoires. D’ailleurs, l’histoire de la deuxième saison est assez focus sur l’histoire d’amour qu’elle vit au détriment de la lutte contre Gilead à laquelle on pouvait s’attendre.
Un des autres aspects qui interroge sur l’éventuel male gaze tient au traitement de la sexualité et notamment une certaine forme d’invisibilisation des homosexuels. Si l’homosexualité est évoquée notamment au travers de Moira, la meilleure amie de June et d’Emily, toutes deux servantes, elle l’est à la marge. Si dans la première saison, les deux femmes semblent des figures fortes, la seconde saison en fait des personnages secondaires, effacés, simples objets de tortures et jamais acteurs de changement. Moira, lesbienne et militante féministe, insoumise et passionaria devient finalement un personnage secondaire… Devenue Ruby au Jézabel, c’est une femme brisée qui certes parvient à s’enfuir au Canada mais qui s’efface au profit de Luke. Alors qu’elle fut servante et Jézebel, qu’elle fut avant ça une féministe militante, on la découvre passive : ce n’est pas elle qui se bat contre Gilead mais le mari de June… D’aucuns seront surpris que la lutte contre Gilead soit menée non par les femmes qui ont subi de l’intérieur mais des hommes hétéros, naturels moteurs de la résistance. Cette transformation est aussi criante chez Emily. Cette universitaire est mariée avec une femme canadienne et a un fils, tous deux passés au Canada mais qu’elle n’a pu accompagner, Gilead ne reconnaissant pas leur union. Elle est donc très logiquement emprisonnée et devient servante. Si Emily est une résistante du réseau Mayday dans la première saison, initiant June, elle va complétement s’effacer et s’étioler dans la deuxième saison où elle subit un destin fait de douleurs : excisée pour avoir eu une histoire avec une Martha, envoyée aux colonies, réaffectée à un commandant sadique… D’ailleurs, la seule mère dont la parentalité n’est quasi jamais évoquée – hormis l’épisode de la séparation – est celle d’Emily. Comme si l’on ne pouvait montrer l’homoparentalité à l’écran… Les figures lesbiennes sont donc, au final, très peu positives et au mieux invisibilisées comme homosexuelles, réduites à leur seule identité de femmes. Les hommes homosexuels ont pour leur part fait l’objet d’une épuration pure et simple et ne sont mentionnés que morts, pendus au mur. Au-delà de son évocation, comme comportement prohibé, l’homosexualité n’est jamais montrée. Si l’hétérosexualité est très présente au travers de la relation de June, au travers des soirées au Jézabel, au travers des flashbacks de Serena, l’homosexualité n’apparaît nulle part[41]. L’absence de représentation de l’homosexualité est probablement liée au nécessaire secret dans le monde de Gilead mais dans une série qui ne nous épargne aucun moment de sexualité qu’elle soit consentie ou subie, cette absence est à tout le moins surprenante et certains pourraient y voir une forme d’hétérocentrisme.
Le second point qui peut heurter dans la série est une essentialisation de la maternité tant dans le discours – qui pourrait être le résultat de la vision gileadienne – que dans l’image. Dans le discours d’abord. La maternité est le moteur de toutes les femmes et toutes sont vues au travers de ce prisme. Les épouses acceptent l’adultère et la cérémonie, de s’effacer en raison de leur désir irrépressible d’enfant. D’ailleurs, nombre de scènes montrent les épouses, dont la servante est enceinte, mimer des simulacres de grossesses alors qu’il s’agit d’une gestation pour autrui (forcée) et les autres épouses jouer le jeu. Les réalisateurs, au travers de Serena, mettent en avant ce que ce besoin d’être mère, irrépressible et absolu, va la conduire à toutes les extrémités, à des crises d’angoisse et de pleurs, à jalouser les autres épouses et même sa servante enceinte… Au gré des scènes, on constate aussi que les servantes semblent aussi aspirer à la grossesse, non seulement pour les « privilèges » que cela leur confère temporairement. Mais le plus effarant est que finalement, aucune des femmes pourtant violées et aucune mère d’intention ne rejettent leur enfant. Au contraire, les servantes ont un amour inconditionnel pour le fruit de leur viol. Aucune femme, contrairement à ce que l’on a pu constater dans ces cas dans la réalité[42], ne rejette cet enfant[43]. Tout au plus, on montre une servante qui a souhaité se suicider alors qu’elle était enceinte et que l’on a enchaînée afin de préserver l’enfant à venir. La figure maternelle toujours sublimée et le lien charnel exacerbé : l’exemple de Janine qui sans avoir vu sa fille Charlotte plus de quelques semaines est la seule à pouvoir la sauver face à sa mystérieuse maladie alors que sa mère adoptive n’arrive pas à être maternelle. Cette vision de la maternité comme un absolu, comme un instinct primaire est incompatible avec une conception féministe. En effet, de nombreuses autrices féministes ont depuis près de cinq décennies exploré la question de la maternité. Nombre d’entre elles ont mis en exergue que l’instinct maternel n’est pas inné et qu’il relève d’un construit. Plus encore, toutes les femmes ne désirent pas être mères et veulent rester nullipares[44] ou, si elles ont enfanté, ressentent un fort regret d’être devenues mères[45]. Même June n’est finalement perçue là encore non pas dans son individualité de femme mais dans sa maternité allant jusqu’à renoncer à la liberté pour tenter de sauver sa fille ainée, comme si aucune action en ce sens n’était possible à l’extérieur… Ce geste ne s’explique alors que par la figure de la mère qui fera toujours passer l’enfant avant elle-même au détriment même de son instinct de survie. La façon même de filmer la maternité est elle-même toujours comme nimbée de lumière, de douceur, d’amour… presque virginale. Alors même que les accouchements se font dans la douleur comme le prescrit la Bible, la façon de filmer laisse un sentiment étrange d’absolu et de beauté : pas de fluides, une fatigue effacée dès que survient l’enfant. Cet amour absolu est toujours figuré à l’écran par des images beaucoup moins sombres que le reste de la série, filmé avec une lumière presque laiteuse, laissant le sentiment que la maternité est un cocon.
Enfin, le dernier point que nous évoquerons rapidement est la sublimation de la violence gratuite. Entendons-nous bien : mettre à l’écran des scènes de violences faites aux femmes n’est pas en soi le problème puisque c’est le thème même de la dystopie. Si la saison un nous offre un panel de viols et violences qui sont difficiles à regarder mais se justifient par rapport à l’intrigue, ce n’est pas le cas de la seconde saison. Bon nombre de scènes dans la saison deux qui montrent des viols et des violences faites aux femmes n’apportent absolument rien à l’intrigue. Le scénario semble d’ailleurs faire une accumulation de telles scènes jusqu’à la saturation, le tout avec une esthétique visuelle extrême. Le spectateur est alors placé dans un paradoxe : l’horreur de ce qu’il voit le glace mais, dans un même mouvement, il voit une scénographie avec une très forte esthétique. A cela s’ajoute un aspect scénaristique qui, lorsque l’on a une lecture féministe, met profondément mal à l’aise : le storytelling pousse le spectateur dans une posture d’attente voyeuriste : il en vient à souhaiter les violences. En effet, à chaque épisode, les héroïnes entreprennent une action dont on espère qu’elle va réussir mais dont on sait qu’elle est vouée à l’échec et qu’elle va générer plus de violence. Le spectateur est alors tenu en haleine et veut voir, de manière un peu malsaine, comment le régime de Gilead va traiter l’héroïne…
Le féminisme
affiché nous semble alors un peu loin !
[1] Cet article a été rédigé sur la base des deux premières saisons de la série Ocs La Servante écarlate.
[2] Plus qu’un objet marketing, c’est un « pinkwashing » (coloration en rose) d’un discours marketing.
[3] Dans cette ascension du pouvoir de Gilead et son traitement, la spectatrice que je suis n’a pu s’empêcher de faire un parallèle avec le discours « masculiniste » décrypté dans les soutiens du président Donald Trump. Lire M. Kimmel, Angry White Men : American Masculinity at the End of an Era, Nation Books, New-York, 2015.
[4] A savoir les personnes homosexuelles et les personnes transgenres.
[5] Religieux de toutes confessions.
[6] Sont ainsi exécutés et pendus au mur tous ceux qui ont de près ou de loin – dès lors qu’il ne s’agit pas de femmes fertiles qui seront destinées au corps des servantes écarlates – procédés à des Ivg, stérilisations et promu la contraception.
[7] Pour marquer son appartenance.
[8] Ainsi, au cours d’un épisode est évoquée son arrestation comme activiste, ce qui plonge son époux Fred dans l’embarras face à la délégation mexicaine.
[9] S. de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, 1949.
[10] En effet, si la première saison est le calque quasi parfait du roman, il a fallu imaginer une suite qui s’insère entre les aventures connues de June qui portent sur quelques mois et l’épilogue du livre dans une société post-gileadienne (qui n’est même pas certaine que Gilead ait vraiment existé).
[11] J’applique ici la règle de la majorité (les femmes opprimées) sans exclure les autres types de personnes dominées.
[12] Commandants, gardiens de la foi, les yeux et les anges.
[13] On ne peut que constater que c’est une société dirigée par des hommes blancs que l’on n’est pas loin de comparer aux rednecks et conservateurs américains.
[14] Sur l’histoire de la virilité : A. Corbin, J.-J. Courtine et G. Vigarello [dir.], Histoire de la virilité, Paris, Le Seuil, 2011 (3 volumes) ; O. Gazalé, Le mythe de la virilité, Un piège pour les deux sexes, Laffont, 2017.
[15] Cette organisation n’est pas sans rappeler les réflexions sur la place des femmes au sein du corps des travailleurs et des réflexions des premières féministes anticapitalistes.
[16] Vêtues de vert dans la série mais en bleu dans la série, qui restent à la maison et soutiennent les commandants.
[17] Vêtues d’une tenue rouge le recouvrant intégralement et d’un bonnet blanc cachant leurs cheveux sur lequel elles portent « leurs ailes » pour masquer leur visage à l’extérieur.
[18] Vêtues d’une tenue gris-vert et en vert dans le livre, s’occupent des tâches domestiques dans les maisons. Ce sont des femmes non fertiles et qui n’ont pas de mari et qui ne causent aucun trouble à la société.
[19] Vêtues de gris dans la série et d’une tenue tricolore bleue-vert-rouge (pour figurer qu’elles ont pour objet d’accomplir les trois fonctions dévolues aux précédentes catégories), sont situées au bas de l’échelle sociale et mariées à des hommes pauvres. Elles font parties de la classe ouvrière. Mariées avant l’avènement de Gilead, elles peuvent rester avec leurs époux car leurs comportements ayant été jugés convenables. Si elles ont des enfants, elles peuvent les conserver avec leurs époux et les élever. Elles sont à la fois épouses, servantes et Marthas.
[20] Les Jézebels sont des femmes qui ne sont pas supposées exister à Gilead : au cœur même du pouvoir, là où toutes femmes même les épouses sont interdites, il y a une maison close « le Jézebel » où des antifemmes ont eu le choix entre devenir des prostituées pour le plaisir des commandants et de leurs invités ou les colonies.
[21] Vêtues d’une tenue militaire, elles ont en charge de suivre les servantes. Elles ont un statut spécifique. Elles veillent sur le cheptel de ventres, les « forment » (comprenez les cassent psychologiquement pour en faire des femmes dociles, au moyen de la torture et si besoin de la mutilation), suivent les grossesses et les naissances, contrôlent les servantes et à l’occasion les épouses ainsi que les Jézebels. Elles portent une arme, ont un statut supérieur à celui des anges qui leur marquent de la déférence et du respect et contrairement aux autres femmes, elles ont le droit de lire et écrire.
[22] Ce sont les femmes que Gilead ne veut pas en son sein ou ne peut pas réhabiliter, utiliser : handicapées, féministes, les femmes trop âgées, rebelles, religieuses, condamnées par la cour de justice gileadienne… Ces femmes nettoient aux colonies les terres radioactives jusqu’à que mort s’en suive.
[23] Dans une lecture littérale de l’ancien testament, la sexualité ne doit pas être source de plaisir et ne doit remplir qu’un rôle procréatif.
[24] Ainsi, lorsque June arrive au centre rouge, avant de la pucer, Tante Lydia lui explique qu’elle est une denrée trop précieuse pour être perdue et qu’il est important pour eux de toujours savoir où elle est. Un flashback de Serena Joy, lors de la visite de l’ambassadrice mexicaine en vue de venir acheter des servantes, permet de se rendre compte que c’est elle qui a eu l’idée de marchandiser les femmes fertiles. L’ambassadrice mexicaine lui demande si, quand elle avait écrit ses livres, elle avait « une société où les femmes ne pourraient pas lire son livre… ni rien d’autre d’ailleurs ». Ainsi, à ce moment, on la voit dans un de ses souvenirs, dire à son mari qu’il faudrait ériger la fécondité comme ressource nationale et qu’elle va écrire un second livre sur le thème même si elle ne l’envisageait pas jusqu’ici.
[25] Dès qu’elles ont donné un enfant à la famille à laquelle elles sont assignées, l’épouse peut choisir de conserver la servante jusqu’au sevrage du nouveau-né ou décider de s’en séparer dès ce moment. A compter de ce moment, la servante est alors assignée à une autre famille et prendra le nom de son nouveau commandant. Il en va de même si elle échoue trop longtemps à donner une progéniture à la famille.
[26] Lorsque les commandants n’ont pas eu de progéniture avec leurs épouses, celles-ci sont alors considérées comme stériles car à Gilead, les hommes ne sont pas stériles. La stérilité est la faute des femmes et il s’agit là d’un tabou de la société gileadienne.
[27] Comment ne pas penser alors au Discours de la servitude volontaire de La Boétie ? C’est ce que l’on appelle aussi le concept de misogynie intériorisée ou sexisme intégré (que l’on peut trouver sous le nom de « sexisme bienveillant) : C. Edgard-Rosa, Les gros mots, Abécédaire joyeusement moderne du féminisme, 2016. Sur le sujet de la misogynie, lire A. Gargam et B. Lançon, Histoire de la misogynie de l’Antiquité à nos jours, 2013 ; M. Daumas, Qu’est-ce que la misogynie ?, Arkhê, 2017.
[28] Leur origine est d’ailleurs mystérieuse. On ne voit aucun flashback et on se demande comment des femmes peuvent se transformer en de tels bourreaux pour leurs congénères. L’esthétique et l’imagerie de la série conduisent le spectateur à faire un parallèle entre ces femmes et les gardiennes des camps de concentration nazis. Comment ne pas penser à Ilse Koch plus connue sous le nom de la chienne de Buchenwald quand on voit la figure de Tante Lydia ?
[29] « Attitudes et croyances généralement fausses, mais répandues et persistantes, permettant de nier et de justifier l’agression sexuelle masculine contre les femmes » : K. A. Lonsway et L. F. Fitzgerald, « Rape Myths » In Review. Psychology of Women Quarterly, vol. 18, Urbana–Champaign, University of Illinois, Department of Psychology, juin 1994.
[30] S. Griffin, N. Connell et C. Wilson.
[31] C’est donc la conséquence de l’échelle de valeur mise en place dans cette société.
[32] Le prisme de la maternité qui conditionne toute femme se retrouve malheureusement aussi dans le regard du réalisateur comme nous verrons dans la seconde partie.
[33] La première vague du féminisme (Angleterre, années 1870) a pour objectif principal de réformer les institutions afin que les hommes et les femmes soient égaux devant la loi. La deuxième vague du féminisme est née à la fin des années 1960 avec les mouvements tels que la Women’s Lib et le Mouvement de Libération des Femmes (Mlf). Les revendications touchent à la liberté des femmes à disposer de leur corps (contraception, Ivg, liberté sexuelle) et la lutte contre le patriarcat (théorisé pour la première fois) et la construction de nouveaux rapports sociaux de genre.
[34] C. Delaume, Mes biens chères sœurs, Seuil, 2018.
[35] La troisième vague est apparue dans les années 1990 et met en exergue que l’on ne saurait analyser la situation qu’à l’aune du genre. Initié par des féministes issues de groupes minoritaires et des minorités ethno-culturelles, la troisième vague développe et théorise ce que l’on appelle le féminisme intersectionnel qui prend non seulement en compte les discriminations fondées sur le genre mais aussi celles fondées sur d’autres éléments qui font que les personnes sont doublement marginalisées ou stigmatisées : « race », religion, handicap, économique, orientation sexuelle…
[36] On peut ainsi citer par exemple, dès le XVIIe des auteurs comme M. Le Jars de Gournay, Egalité des hommes et des femmes, 1622 ou encore F. Poullain De La Barre, De l’égalité des deux sexes, 1673.
[37] Sur l’histoire de la lutte féministe, voir not. Bonnie J. Morris et D-M. Withers, La révolution féministe, La lutte pour la libération des femmes, 1966-1988, préf. R. Gay, Hugo Image, 2018.
[38] F. Rochefort, Histoire mondiale des féminismes, Puf, coll. Que sais-je ?, 2018.
[39] C. Delaume, op. cit. : développe l’idée selon laquelle la sororité est née avec la vague post affaire Weinstein grâce à l’émergence des réseaux.
[40] L. Mulvey, « Visual pleasure and narrative cinema », in Screen, Volume 16, n° 3, 1975, publié dans CinémAction n° 67, 1993 pour la traduction française. Voir également L. Mulvey, « Repenser « Plaisir visuel et Cinéma narratif » à l’ère des changements de technologie », in Lignes de fuite, en actes : http://www.lignes-de-fuite.net/article.php3?id_article=173.
[41] La seule scène lesbienne se déroule au Canada avec Moira et semble presque honteuse, pas très positive…
[42] B. Bayle, « Les enfants du viol et de l’inceste. Maternité et traumatisme sexuel », in L’enfant à naître. Identité conceptionnelle et gestation psychique, sous la direction de Bayle Benoît Eres, 2005, p. 63 et s.
[43] Pourtant, les mères d’enfants issus d’un viol, lorsqu’elles gardent l’enfant et ne l’abandonnent pas, montrent souvent un comportement violent à leur endroit : lire par exemple sur la question dans les conflits où le viol est utilisé comme arme de guerre : M-O. Godard et M.-J. Ukeye, « Enfants du viol : questions, silence et transmission » in Le Télémaque 2012/2, n° 42, p. 117 à 129 ; F. Sironi, Psychopathologie des violences collectives. Essai de psychologie géopolitique clinique, Paris, Odile Jacob, 2007.
[44] La docteure en psychologie Edith Vallée, qui étudie le non-désir d’enfant, explique à ce sujet que « L’injonction à faire des enfants pour que la société se renouvelle reste un inconscient collectif archaïque qui perdure car il est profond. Les femmes childfree perturbent l’ordre du monde […] elles bouleversent ce qui était attendu d’elles ».
[45] O. Donath, « Je n’aurais pas dû avoir d’enfants… » : une analyse sociopolitique du regret maternel, in Sociologie et sociétés, n° 49, p. 179 à 201.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
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