Des sauveurs, des dictateurs et des porcs : une lecture féministe de la Casa de Papel (par Stéphanie Willman Bordat)

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Des sauveurs, des dictateurs et des porcs : une lecture féministe de la Casa de Papel (par Stéphanie Willman Bordat)

Voici la 39e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 27e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

L’extrait choisi est celui de l’article de Mme Stéphanie WILLMAN BORDAT à propos du/de féminisme(s) dans la websérie La Casa de papel. L’article est issu de l’ouvrage Lectures juridiques de fictions.

Cet ouvrage forme le vingt-septième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XXVII :
Lectures juridiques de fictions.
De la Littérature à la Pop-culture !

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina & Stéphanie Douteaud

– Nombre de pages : 190
– Sortie : mars 2020
– Prix : 29 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-38-4
/ 9791092684384

– ISSN : 2259-8812

Des sauveurs,
des dictateurs et des porcs :
une lecture féministe
de la Casa de Papel

Stéphanie Willman Bordat
Associée fondatrice Mra
Mobilising for Rights Associates,
diplômée en droit public (Paris I), Clud, Lm-Dp

L’un des défis de faire une lecture féministe de La Casa de Papel consistait à choisir une approche. De quel féminisme parler, vu son caractère évolutif et la multiplicité des féminismes en temps et en espace ? La nature mondiale de cette tâche a aussi suscité réflexion – comment une avocate des droits humains, d’origine américaine, de double formation en common law et en droit civil, travaillant au Maroc, devrait-elle évaluer une série télévisée espagnole lors d’un colloque en France ?

Au final, j’ai décidé d’analyser la série selon le contexte qui lui est propre, c’est-à-dire avec un œil aux normes espagnoles en ce qui est droits des femmes, reflétées dans ses engagements internationaux ainsi que dans sa législation nationale. En ce sens, mon intervention ciblera deux aspects :

Le premier s’agit de la présence dans la série des stéréotypes fondés sur le genre et la manière de les aborder, avec un examen non seulement des images véhiculées des femmes, mais également des masculinités. Au cours de la série ces stéréotypes sont désignés, amplifiés, exagérés, satirisés, confrontés, contestés, dénoncés, et résistés.

Le deuxième aspect s’agit de la présence dans la série des questions pertinentes sur le statut de la femme, sujet de débats actuels en Espagne, et à quelle mesure la série soulève certaines réalités dans la vie des femmes. Il y en a deux qui se dégagent : la participation des femmes aux positions de leadership et les violences faites aux femmes. Les deux font l’objet de critiques de la part des instances des Nations Unies lors de leurs examens des droits des femmes en Espagne[1].

I. Leadership

Concernant l’inclusion politique des femmes, dans les classements mondiaux l’Espagne démontre un écart considérable entre les sexes[2], en partie en raison de l’article 57 de la Constitution qui fait de l’Espagne l’une des rares monarchies européennes à être toujours discriminatoire à l’égard des femmes dans la ligne de succession, établissant que « la succession au trône suivra l’ordre régulier de primogéniture et de représentation… au même degré, l’homme à la femme[3] ». Le pays en a même fait une exception à son application de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[4]. En matière d’emploi, la promotion des femmes aux postes de direction est inférieure à la moyenne de l’Union européenne[5]. Les dispositions de l’article 67 de la Loi organique 3/2007 du 22 mars sur l’égalité effective des femmes et des hommes « favorisent l’égalité effective entre les hommes et les femmes » au sein des forces de sécurité[6].Or, les femmes ne représentent actuellement que 13% des agents de police, avec un nombre minime des femmes commissaires ou inspectrices[7].

A. La juxtaposition El Profesor-Raquel : un accueil différencié

La juxtaposition El Profesor-Raquel Murillo nous permet d’examiner l’accueil réservé aux femmes leaders. Car l’intégration numérique des femmes dans des postes de décision n’est pas en soi suffisante ; il faut aussi se poser des questions sur les conditions dans lesquelles elles se trouvent et le traitement qui leur est accordé dans le milieu du travail.

Dans le jeu d’échecs entre Raquel et le Profesor, chacun se trouve dans son QG, presque en huis clos, lui dans son hangar et elle dans la tente de police, assis avec leurs casques, en train de diriger leurs équipes. Mais les similitudes s’arrêtent là, car les réactions que chacun reçoit de son entourage respectif diffèrent considérablement.

Dans sa première conversation avec Raquel au téléphone, il lui dit, « Appelez-moi Profesor, c’est comme ça que tout le monde m’appelle[8] ». C’est lui l’enseignant des autres braqueurs, dans une salle de classe, le cerveau de l’opération, l’expert, qui est respecté, et donne des ordres seul, tranquillement à partir d’une salle isolée. A lui et à son plan, les autres font entièrement confiance. Comme l’a dit Tokyo, il était « mon ange gardien venu pour me sauver[9] ».

La nature satirique de cette représentation, qui se révèle au fil de l’histoire, est illustrée par le faux nom qu’il se donne auprès de Raquel : Salva. Court pour Salvador, ce nom est dérivé du verbe latin « salvare », qui signifie « le sauveur, celui qui sauve ». En réalité, son vrai nom est Sergio, dérivé du latin « Servus/Sergĭus », qui signifie « serviteur, esclave[10] ».

Raquel, en revanche, est décrite comme « une femme dans un monde d’hommes[11] ». Malgré ses qualifications de criminologue et sa force de caractère[12], elle se trouve dans un environnement de travail assez hostile, où elle se heurte en permanence à des attitudes machistes et des insultes genrées de l’entourage dans la tente. Quand elle s’apprête à rentrer dans la Fabrique pour parler avec les otages, Angel, de grade inférieur, lui dit, « Je ne te permettrai pas[13] », alors que lui il y était déjà rentré.

Elle doit faire face aux ingérences et aux tentatives de saper son autorité de la part du Colonel Prieto du service de renseignement, qui lui lance régulièrement des remarques devant tout le monde, souvent insinuant des faiblesses liées aux hormones, par exemple, « Ne soyez pas si défensive. Je suis là pour vous aider. Je sais que ce n’est pas le meilleur moment pour vous[14] »…

Même la presse décortique sa vie personnelle et présume un impact sur ses capacités, avec un reportage télévisé où l’on juge que, « Je ne sais pas si elle est prête pour une affaire de cette envergure … Le problème est qu’elle vient de porter plainte pour abus physique … il s’agit de sa stabilité mentale. Elle est probablement sous traitement, instable[15] »…

Raquel se trouve donc obligée de rappeler à plusieurs reprises à ses collègues dans la tente, « C’est moi qui donne les ordres, pas toi[16] » et « C’est moi qui dirige[17] ».

De plus, Raquel résiste et conteste ces attaques en rendant la pareille à Prieto. « Si vous êtes en train de faire référence à mes règles, c’est pas le cas. Mais merci d’avoir demandé », et « Ecoutez, je ne sais pas si vous êtes misérable ou juste stupide[18] ». Ou, à une reprise, quand il lui dit, « Je comprends qu’à un certain âge les hormones prennent le contrôle », elle réplique, « Ça doit être merdique d’être ici et de vous croire le meilleur mais incapable de prendre des décisions[19] ».

B. La juxtaposition Berlin-Nairobi : la nature du leadership

Passons maintenant à la question, quelle est la nature des décisions à prendre ? Car, si on souhaite intégrer les femmes dans les postes de pouvoir, ce n’est pas uniquement pour avoir une place à la table, mais pour transformer la nature même de la table et les décisions qui y sont prises.

La juxtaposition Berlin-Nairobi permet d’examiner la nature du leadership, et de faire des contrastes sur la forme ainsi que sur le fond des styles de leadership qui sont codés selon le genre.

Ici il ne s’agit pas de soutenir un point de vue binaire ou biologiquement essentialiste sur les hommes ou les femmes, mais de faire référence à un codage culturel qui peut ou non avoir un fondement dans la réalité.

Berlin. Selon le rapport psychologique de la prison, il est « un narcissique égocentrique, avec des illusions de grandeur, un mégalomane, avec un besoin pathologique de faire bonne impression[20] ». Tant par les autres, tant par lui-même, il est décrit comme sexiste et misogyne, exigeant une audience en permanence.

Sa philosophie du leadership se résume ainsi : « Tout ce que vous avez à faire est d’obéir[21] » et « Ici ce n’est pas une démocratie[22] ». Il donne l’ordre à Denver de tuer Monica pour défendre son autorité et sa réputation[23]. Il se plaint que « il faut comprendre à quel point c’est difficile de maintenir l’ordre ici…si vous ne mettez pas un cadavre sur la table on ne vous respecte pas[24] ».

Loin d’une approche participative, quand les autres braqueurs contestent son expulsion violente de Tokyo, il répond, « Je vais l’ajouter à la boite à suggestions. Mais ce sera inutile, car ceci est un patriarcat[25] » ! Finalement, on peut qualifier le leadership de Berlin comme souffrant de délires. Même en perdant le pouvoir au profit de Nairobi, Berlin prétend le maintenir, malgré sa détention, en disant qu’il va « respecter (son) coup » et même que, » l’idée de servir une femme qui est une déesse m’excite[26] ». Ce style de leadership est contesté et dénoncé tout au long de la série par les autres braqueurs. Nairobi en particulier ne cesse de traiter Berlin de « connard », de « putain de merde », et « un braqueur avant un être humain », chose qui n’est pas possible pour elle[27]. Elle essaie d’intervenir à plusieurs reprises dans des conflits armés entre les autres braqueurs, pour lui dire, « Ne sois pas un connard, ce n’est pas un film de Tarantino, pose les armes[28] ».

De même, Rio demande à Berlin après une de ses diatribes, « Quelle merde as-tu dans la tête ? Comment diable le professeur a-t-il pu te mettre aux commandes[29] » ?

La proclamation de patriarcat de Berlin se retourne très vite contre lui quand Nairobi lui frappe à la tête pour l’assommer en disant, « A partir de maintenant je suis aux commandes. Que le matriarcat commence[30] » !

Nairobi. Dans un contraste de philosophie, déjà quand Nairobi avait démarré l’impression de l’argent, elle a appelé à son équipe de travailler avec « de la joie, la fête, l’excitation[31] » ! Les otages avec elle sourient en travaillant[32] et le doyen de la Fabrique, Señor Torres, déclare, « Je n’ai jamais eu un meilleur patron que vous Mademoiselle Nairobi[33] ». Quand elle prend le contrôle du groupe plus tard, elle définit son leadership en disant, « Je vous garantis que je n’ai menti à personne »,[34] et « je tiens mes promesses[35] ».

Le matriarcat ne dure pourtant que deux épisodes. Frustrée, Nairobi reproche aux otages après leur tentative ratée d’évasion : « J’ai essayé de vous donner ce que je vous avais promis. De vous libérer de Berlin … je suis gentille. J’ai été gentille. Et le monde me crache au visage. J’ai essayé de vous donner de l’espace. Et vous m’avez baisée ! … Vous ne me comprenez pas. Que-ce que je dois faire pour avoir du respect ? Vous couper l’oreille[36] » ?

Suivi d’un Berlin qui revient en déclarant, « l’utopie de collaboration a échoué[37] ».

En plus de ces questions de style de leadership, la série met en scène une différence d’opinion de fond sur l’usage de la violence ou non. Alors que ce conflit autour de « pas de sang » s’opposait le camp pro-violence – Berlin, le service de renseignement – au camp non-violence – Raquel, Le Profesor et les autres braqueurs, le codage selon le genre sur la question est illustré à travers la juxtaposition entre Raquel et Colonel Prieto dans la gestion de l’affaire.

Une fois que Raquel a été démise de ses fonctions et Colonel Prieto en charge, il refuse d’envoyer un médecin pour sauver la vie de Moscou[38], au contraire de Raquel qui dans un épisode précédent avait envoyé une équipe médicale pour sauver Arturo. Prieto a décidé d’arrêter les négociations et lancer une intervention armée pour mettre fin à la prise d’otages, sur des justifications qui ressemblent à celles de Berlin, basées sur des soucis de fierté et de réputation : « Nous sommes la risée du monde » et « s’ils s’échappent ce serait un déshonneur pour notre pays[39] ». Finalement, quand la machine militaire des forces armées se lance pour rentrer, il insiste qu’« il n’y a aucun ordre pour que l’un d’entre eux sorte vivant[40] ».

Face à cette approche musclée, Raquel démissionne deux fois, au début et à la fin de la série, en raison des différences d’opinion avec le service de renseignement, ce dernier présenté comme débordant de testostérone et voulant utiliser les violences pour faire sortir les otages : « Je ne peux pas diriger avec ces singes qui forcent l’entrée ». La première fois, son patron lui demande de revenir spécifiquement car elle est « la seule personne qui peut résoudre cette situation sans violence[41] ». A la fin de la deuxième saison, Raquel quitte définitivement la police après avoir déclaré à la presse qu’elle « désapprouvait la manière dont les services de renseignements avaient géré la crise[42] ».

II. Violences à l’égard des femmes fondées sur le genre

La deuxième question des droits des femmes d’actualité aujourd’hui en Espagne et abordée dans la série est celle des violences faites aux femmes.

L’arsenal juridique en Espagne sur la question est souvent considéré comme l’un des plus novateurs et progressistes au niveau mondial. Le Code de la Violence de genre et domestique[43] réunit une multitude de textes différents, y compris la Loi organique 1/2004 relative aux mesures de protection intégrale contre la violence de genre[44], et la Loi 27/2003 régissant l’ordonnance de protection des victimes de la violence de genre[45].

Ces lois établissent un cadre juridique détaillé pour la protection, la prévention, la poursuite et la sanction de la violence commise par un partenaire intime ou un ex-partenaire. Malgré ces avancés, des lacunes législatives et des défis de mise en application des dispositions existantes persistent, et la Casa de Papel illustre cette réalité dans deux domaines – celui des ordonnances de protection pour les femmes victimes de violence, et celui des violences sexuelles.

A. Ordonnances de protection

En 2018 en Espagne, il y avait 125 223 plaintes pour violence de genre, avec 47 femmes tuées – 7 de l’ex-partenaire, 30 de leur partenaire et 10 en phase de séparation. Cette même année il y avait 29 267 ordonnances de protection engagées, 19 934 adoptées et 8 781 refusées[46]. L’ordonnance de protection est une procédure judiciaire simple et rapide qui, dans les cas où il existe des indications de violence de genre au sein de la famille et une situation objective de risque pour la victime, cette dernière peut obtenir devant le tribunal spécialisé en violences faites aux femmes, un statut de protection complète comprenant des mesures civiles, pénales et de protection sociale. Parmi les mesures possibles, un ordre d’éloignement, c’est-à-dire d’interdire l’agresseur de rentrer en contact avec la victime ou de se rapprocher d’elle d’une certaine distance, d’interdiction de rentrer dans la résidence de la victime, et un régime de garde, de visites, et de communication avec les enfants[47].

Pour raison de violences conjugales, Raquel a eu une ordonnance de protection délivrée contre son ex-mari, lui interdisant de rentrer dans la maison et limitant les visites avec leur fille tous les quinze jours. Comme il est souvent le cas, dans la série les réactions des autres aux affaires de violences conjugales sont misogynes – hostiles vis-à-vis de la victime – et empathique envers les agresseurs.

D’un côté, l’ex-mari est « agent de police, le mec le plus populaire à la station[48] ». De l’autre côté, non seulement personne ne croyait Raquel quand elle a déposé plainte, de plus elle est considérée comme fautive.

Colonel Prieto dit à Raquel, devant tout le monde, qu’« ils pensent que les accusations (contre son ex-mari) sont fausses » car « certaines femmes ne tournent pas toujours la page[49] ». L’ex-mari accuse Raquel de lui avoir « bousillé [sa] vie[50] ».

Il faut ensuite confronter cette volonté de fournir une protection aux femmes victimes de violences et le manque d’application de ces ordonnances dans la réalité. En 2015, 8 des 60 victimes mortelles des violences de genre avaient procuré des ordonnances de protection[51]. En 2012, les tribunaux des violences à l’égard des femmes ont traité 2034 cas de violations de ces ordonnances, ce qui représente 6,2% du total de leurs activités[52].

Ce point aussi est illustré dans l’histoire. La violation d’une ordonnance de protection constitue un délit selon le code pénal espagnol et est passible d’une peine de prison et/ou une amende[53].

Or, à plusieurs reprises tout au long de la série il y a violation de l’ordonnance de protection avec impunité. A une occasion l’ex-mari vient à la maison et rit quand Raquel essaie de le mettre en état d’arrestation. Il participe à l’enquête sur la prise d’otages, se trouvant dans la proximité de, et à une occasion seule avec, Raquel, sous prétexte qu’il est soi-disant, « le meilleur à son boulot ». Ceci en dépit du fait que tout contact entre la victime et l’agresseur constitue une violation de la décision de protection, indépendamment de la personne qui a provoqué le contact[54].

Le comble de l’incapacité et / ou le manque de volonté de la police de faire respecter les ordonnances de protection pour protéger les femmes des violences est illustré dans la tente de police même. Malgré le fait qu’il est entouré d’une brigade entière de police, l’ex-mari persiste à insulter et à menacer Raquel sans réaction aucune de la police, malgré les divers protocoles en vigueur les obligeant à intervenir. Raquel est obligée elle-même d’enjoindre les policiers d’éloigner son ex-mari ou elle le fera arrêter[55].

En fin du compte, c’est l’utilisation de chantage sur la garde de sa fille qui force Raquel à révéler l’adresse du hangar où se trouve le Profesor. Le Colonel Prieto la menace avec la perte de sa fille, en montrant une demande de la garde de la part de l’ex-mari, une demande qui sera accordée si Raquel est accusée de complicité avec les braqueurs.» S’il est vraiment l’agresseur que vous dites qu’il est, votre fille sera en danger… Choisissez, votre fille ou un mec que vous ne connaissiez pas la semaine dernière[56] ».

La menace n’est pas anodine. Une vingtaine d’enfants auraient été tués par leur père lors des visites entre 2008 et 2014 dans des dossiers impliquant des demandes répétées de protection ou d’annulation du droit de visite[57]. Dans l’affaire très médiatisée de Angela González Carreño contre l’Espagne devant le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, une fillette de 7 ans avait été assassinée par son père lors d’une visite autorisée par décision judiciaire. La mère avait demandé à maintes reprises que des mesures d’éloignement soient prises contre son mari. Le Comité dans sa décision a constaté que les autorités espagnoles n’avaient pas procédé à une évaluation exhaustive du risque pour l’enfant et n’ont pas rempli leurs obligations de diligence en vertu de la Convention[58].

B. Agressions sexuelles et définitions de consentement

Une deuxième question d’actualité en Espagne à propos des violences faites aux femmes est celle du viol et de la définition du consentement aux relations sexuelles.

Le Code pénal espagnol[59] est assez archaïque en la matière, faisant une distinction entre le viol comme l’atteinte à la liberté sexuelle en recourant à la violence ou à l’intimidation[60], et des atteintes sans violence ni intimidation mais pourtant sans le consentement, qui sont classifiées comme du simple abus sexuel avec des peines plus légères[61].

Cette définition a été sujet d’un vif débat en Espagne dans l’affaire « La Manada » – « La meute », dans laquelle, lors de l’édition 2016 de la course au taureau de Pampelune, cinq hommes ont agressé sexuellement une jeune femme. Les juges ont statué que les hommes n’étaient pas coupables de viol, mais plutôt du crime moins sévère d’abus sexuel, au motif que, alors que l’absence de consentement était visible sur les vidéos enregistrées par les agresseurs sur leurs téléphones, il n’y avait pas de violence ou intimidation car on ne voyait pas la victime lutter physiquement pour s’opposer à ce qui se passait[62].

Suite à cette affaire, en juillet 2018 des modifications ont été proposées au Code pénal pour éliminer cette distinction et selon lesquelles tout acte sexuel sans consentement exprès sera considéré comme viol[63]. Malheureusement, des problèmes politiques actuels mettent en doute le futur de ces réformes[64], qui auraient aligné l’Espagne avec d’autres pays ayant fait des réformes récentes en ce sens, telles l’Irlande, l’Islande et la Suède. Dans cette nouvelle approche législative, consentir n’est pas l’absence d’un « non », mais plutôt la présence d’un « oui » libre et éclairé.

Dans La Casa de Papel, ce débat sur la définition du viol et du consentement aux relations sexuelles est incarné dans la juxtaposition des relations entre Monica et Denver d’un côté, et entre Ariadna et Berlin de l’autre. Ce qui est intéressant à remarquer, c’est que tout au long de la série, il y a des scènes consécutives mettant en opposition ces deux binômes à ces questions.

La comparaison débute quand Nairobi – qui à plusieurs reprises confronte Berlin sur son traitement des femmes en général, le traitant « d’ordure », de « porc[65] », – lui reprochant son exploitation d’Ariadna : « fils de pute, il n’y a rien de plus méprisable que de baiser un otage ». Et puis elle se tourne vers Denver, qui dit quant au sujet de sa relation avec Monica, « Je ne l’ai pas forcée ». A quoi Nairobi réplique, « Tu ne connais pas le syndrome de Stockholm ?… Elle a très peur. Qu’est-ce qui cloche chez vous tous[66] » ?

Chacun des deux binômes démarre avec une danse, et c’est en opposant ces deux scènes que nous pouvons commencer à décortiquer deux narratifs contrastés.

Dans la première scène, Ariadna demande à Berlin de se parler en privé :

« Berlin : La seule chose qui pouvait remonter le moral de Mussolini était le sexe, alors il avait une prostituée.

Ariadna : Je pourrais vous aider à résoudre ce problème.

Berlin : Pensez-vous que je pourrais être avec une fille qui me soit venue contre sa volonté ? Si je pouvais sentir son dédain ?

Ariadna : Je le veux vraiment. Essaye-moi.

Berlin : Je ne sais même pas si je te veux. Danse un peu ».

Tokyo en tant que narratrice le dit clairement, « Pour Ariadna, avoir des relations sexuelles avec le braqueur principal était le moyen le plus sûr de se sauver la vie[67] ». On voit donc ici, alors que c’est elle qui a proposé la « relation », le « oui » n’est pas libre et éclairé, et il n’y a donc pas de consentement. D’autant plus qu’elle prend des tranquillisants pour supporter Berlin, et « la dose que je prends m’a neutralisée[68] ».

On constate aussi dans cet échange que Berlin a une compréhension assez tordue du viol. Sa prétendue opposition ne découle pas d’un respect de l’intégrité physique et morale de la femme, mais d’une préoccupation égoïste pour sa propre personne de ne pas vouloir se sentir détesté.

De son coté, Monica également initie le contact sexuel avec Denver[69]. Dans une scène légère, en net contraste avec la précédente entre Berlin et Ariadna, c’est elle qui lui demande de danser pour elle, ce qu’il fait de manière vivante en style Elvis[70].

Cependant, deux épisodes plus tard Denver est très perturbé par les dires de Nairobi comme quoi Monica souffrirait du syndrome de Stockholm, et affirme à son père, « Je ne l’ai jamais forcé, je jure[71] » ! En conséquent, Denver dit à Monica, « Tu es ici contre ton gré. Tu as le syndrome de Stockholm ». Malgré le fait qu’elle le nie en disant, « C’est la chose la plus stupide que je n’ai jamais entendu », il met fin à leur relation[72].

En contraste, tout de suite après, dans une scène parallèle, Berlin déclare à Ariadna, « Je veux connaitre tout sur toi, chaque minute… Tout ce qui compte c’est que je vais vivre à l’intérieur de ta tête pour toujours ». Il la force à danser avec lui et, alors que clairement elle est traumatisée et ne veut pas, elle ne place pas un mot[73]. L’absence de non ne constitue pas le consentement.

Monica, par contre, à plusieurs reprises affirme son oui à Denver de manière claire et explicite. En sauvant Denver d’un Arturo armé[74], dans ses affirmations qu’elle va partir avec lui et que « je veux être avec toi[75] », et dans la dernière fusillade quand elle prend des armes à ses côtés[76].

La juxtaposition finale a lieu de manière explicite dans la conversation dans les toilettes entre Monica et Ariadna :

« Ariadna : Monica, est-ce que Denver t’a forcé ?

Monica : Non

Ariadna : Pourquoi es-tu avec lui ?

Monica : Parce que je l’aime. Je sais que cela peut paraître ridicule. Vous pensez peut-être que c’est fou mais c’est réel … Il m’aime vraiment. Et toi, tu es avec Berlin ?

Ariadna (secoue la tête) : Juste pour survivre. Je pensais qu’ils tuaient des gens. Et qu’ils t’avaient tué aussi. Je pensais que je me sauvais. Berlin me dégoûte, il me rend malade. Et maintenant, le connard pense que j’ai des sentiments pour lui, que nous vivons une histoire d’amour. Il veut que je l’épouse quand nous sortirons, que je prenne soin de lui. Il est malade … Il m’a foutu la vie en l’air. Je prends quatre tranquillisants par jour juste pour pouvoir supporter sa présence. Il m’a violée[77] ».

Nairobi, qui a entendu cette conversation, met Berlin face à ces réalités, en lui disant, « Tu la rends malade. Chaque fois que tu la violes, car tu es en train de la violer, elle part aux toilettes pour vomir[78] ».

Berlin, en apprenant ceci, empêche Adriana de s’enfuir, et en pointant une arme sur elle la force à rester avec lui dans le dernier affrontement avec la police. Quand il insiste, « tu es follement amoureuse de moi, n’est-ce pas ? », prise de frayeur, elle hoche la tête oui, oui. Berlin, à la fin, déclare, « Vieillir ce n’est pas pour moi, car ça nécessite du courage », et se jette devant les forces de l’ordre pour être tué dans la fusillade finale[79].

La question qui se pose est, ce bouquet final représente-il la mort du sexisme et de la misogynie qui vole en éclats ? Ou une échappatoire, une manière pour le patriarcat d’éviter à avoir à répondre de ses actes ?

Conclusion. Celle-ci n’est pas tant une conclusion qu’un post-scriptum, sur le thème de rendre à César ce qui est à César, ou dans ce cas, rendre à Césarie ce qui est à Césarie. L’appropriation/transformation récente de Maître Gims et compagnie de « Bella Ciao » – à des fins romantico-commerciaux -n’en était pas la première. Cette chanson – associée au mouvement de résistance antifasciste en Italie au cours de la seconde guerre mondiale – était déjà une modification et une adaptation. Alors que les historiens italiens diffèrent sur ce point et sur les sources de la chanson, certains spéculent un lien avec une chanson des femmes travailleuses dans les rizières, chantée à partir de 1906, quand elles ont réussi à obtenir le droit à huit heures de travail. 

Travailler là-bas dans la rizière, bella ciao, bella ciao
Bella ciao ciao ciao !
Le patron debout avec son bâton, bella ciao, bella ciao
Bella ciao ciao ciao !
Le patron debout avec son bâton
 Et nous nous courbons pour travailler !
Travail infâme, pour peu d’argent, ou Bella ciao ciao ciao !
Travail infâme pour peu d’argent
Et votre vie à consommer[80] !


[1] Tels les mécanismes des Nations Unies comme le Comité sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, le Groupe de travail sur la question de la discrimination à l’égard des femmes dans la législation et dans la pratique, et le Forum économique mondial.

[2] De 0.354, où 1 c’est la parité. World Economic Forum, Global Gender Gap Report 2018.

Http://www3.weforum.org/docs/WEF_GGGR_2018.pdf.

[3] Article 57 (1).

[4] « La ratification de la Convention par l’Espagne n’aura pas d’effet sur les dispositions constitutionnelles régissant les règles de succession de la Couronne d’Espagne », 5 janvier 1984. https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N06/309/98/PDF/N0630998.pdf?OpenElement. Le Comité qui assure la mise en place de cette Convention émis régulièrement des recommandations l’Espagne de retirer cette déclaration : https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/treatybodyexternal/Download.aspx?symbolno=CEDAW%2fC%2fESP%2fCO%2f7-8&Lang=fr.

[5]Rapport du Groupe de travail sur la discrimination à l’égard des femmes dans la législation et dans la pratique, Mission en Espagne, A/HRC/29/40/Add.3, 17 juin 2015.

[6]https://www.boe.es/buscar/pdf/2007/BOE-A-2007-6115-consolidado.pdf.

[7]https://www.policia.es/prensa/20160308_1.html .

[8] S1E2. Les épisodes sont numérotés telle qu’ils sont actuellement découpés sur Netflix, et non pas telle qu’ils l’étaient dans la version originale sur Antena 3.

[9] S1E1, S2E2. Avec le Profesor cette idée s’est avérée être de la satire quand la situation s’est dégradée – il n’était pas là pour « sauver » Tokyo, car il était détenu par Raquel, S2E6.

[10]http://www.name-doctor.com/ .

[11] S1E10.

[12] « Combien de coups de poing pouvez-vous prendre sans tomber au sol? Si tu es Raquel Murillo, beaucoup ». S1E13.

[13] S1E10.

[14] S1E2.

[15] S1E8.

[16] S1E10.

[17] S1E7.

[18] S1E2.

[19] S1E5.

[20] S1E8.

[21] S1E2.

[22] S1E13.

[23] S1E3.

[24] S1E7.

[25] S2E3.

[26] S2E4.

[27] S1E4.

[28] S1E9.

[29] S1E2.

[30] S2E3.

[31] S1E2.

[32] S2E1.

[33] S1E13.

[34] S2E4.

[35] S2E5.

[36] S2E5.

[37] S2E5.

[38] S2E7.

[39] S2E8.

[40] S2E8.

[41] S1E3.

[42] S2E9.

[43] Código de Violencia de Género y Doméstica, Edición actualizada a 17 de enero de 2019, https://www.boe.es/legislacion/codigos/codigo.php?id=200_Codigo_de_Violencia_de_Genero_y_Domestica_&modo=1.

[44]Https://www.coe.int/t/dg2/equality/domesticviolencecampaign/countryinformationpages/spain/LeyViolenciadeGenerofrances_fr.pdf.

[45] Https://www.boe.es/buscar/doc.php?id=BOE-A-2003-15411.

[46] Portal Estadístico, Delegación del Gobierno para la Violencia de Género : http://estadisticasviolenciagenero.igualdad.mpr.gob.es/.

[47] Http://www.poderjudicial.es/cgpj/es/Temas/Violencia-domestica-y-de-genero/La-orden-de-proteccion/.

[48] S1E4.

[49] S1E2.

[50] S1E4.

[51] IXe Rapport Annuel de l’Observatoire National de la violence à l’égard des femmes (2015), publié en 2017. http://www.violenciagenero.igualdad.mpr.gob.es/violenciaEnCifras/estudios/colecciones/estudio/Libro24_IX_Informe2015.htm.

[52] Http://poems-project.com/wp-content/uploads/2015/02/Spain.pdf.

[53] Art. 468 du code pénal espagnol.

[54] Http://poems-project.com/wp-content/uploads/2015/02/Spain.pdf.

[55] S2E7.

[56] S2E9.

[57] Rapport du Groupe de travail sur la discrimination à l’égard des femmes dans la législation et dans la pratique, Mission en Espagne, A/HRC/29/40/Add.3, 17 juin 2015.

[58] CEDAW/C/58/D/47/2012, http://juris.ohchr.org/Search/Details/1878.

[59] Código Penal y legislación complementaria, Edición actualizada a 6 de septiembre de 2018. https://www.boe.es/legislacion/codigos/abrir_pdf.php?fich=038_Codigo_Penal_y_legislacion_complementaria.pdf.

[60] Articles 178 – 180.

[61] Article 181.

[62] Https://elpais.com/elpais/2018/04/27/inenglish/1524824382_557525.html .

[63] Https://elpais.com/elpais/2018/07/10/inenglish/1531226533_476827.htmlSpain’s deputy PM proposes “yes means yes” law for sexual assault cases, El Pais, July 10, 2018. https://www.elcomercio.es/sociedad/delitos-sexuales-condenas-20190123185702-ntrc.htmlTodos los delitos sexuales tendrán condenas de prisión mayores a un año, El Comercio, 23 janvier 2019.

[64]https://www.lavanguardia.com/politica/20190214/46463638895/el-gobierno-echa-en-cara-a-la-oposicion-las-reformas-que-no-va-a-poder-hacer.htmlEl Gobierno echa en cara a la oposición las reformas que no va a poder hacer, 14 février 2019.

[65] S1E9.

[66] S2E1.

[67] S1E10.

[68] S2E5.

[69] S1E11.

[70] S1E12.

[71] S2E1.

[72] S2E1.

[73] S2E1.

[74] S2E5.

[75] S2E8.

[76] S2E9.

[77] S2E7.

[78] S2E9.

[79] S2E9.

[80] Http://ecomuseo.schole.it/index.php?option=com_content&task=view&id=188&Itemid=39.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

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Editions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit) administrator

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