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ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

De l’opposition parlementaire dans les séries télévisées (Dr. A. Gelblat)

Voici la 4e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 7e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

L’extrait choisi est celui de l’article du désormais docteur en droit public Antonin Gelblat à propos de l’opposition parlementaire dans les séries télévisées.

Volume VII :
Le Parlement aux écrans !

Ouvrage collectif
(Direction : Mathieu Touzeil-Divina)

– Sortie : automne 2013 / Prix : 39 €

  • ISBN : 979-10-92684-01-8
  • ISSN : 2259-8812

De l’opposition parlementaire
dans les séries télévisées

Antonin Gelblat
Ater de droit public à l’Université
Paris Ouest Nanterre La Défense, Credof,
Associé au laboratoire Themis-Um (ea 4333),

membre du Collectif L’Unité du Droit

« Il y a deux choses au monde dont il ne faut pas expliquer la fabrication :
les lois et les saucisses 
»[1] !

Ces propos du secrétaire général de la Maison-Blanche dans la série The West Wing semblent contredire l’ambition pédagogique de la série télévisée politique. Celle-ci est généralement considérée comme un genre moins noble que le cinéma mais elle n’en mérite pas moins une étude spécifique. D’abord parce qu’il s’agit d’un genre en pleine expansion (on en trouve aussi bien aux Etats-Unis qu’en Corée, en Israël ou en Australie) et que ces productions sont susceptibles de toucher un public plus large que le cinéma. Leur impact sur le spectateur (et le citoyen) est peut-être plus important. Elles prétendent ensuite, à la différence du film politique qui est le genre de l’exceptionnel et relate le plus souvent un évènement particulier, décrire la quotidienneté du travail politique et ses coulisses. Les séries politiques ont donc une prétention, fut-elle implicite, à révéler une certaine réalité du fonctionnement des institutions. Mais le traitement qu’elles réservent l’opposition peut aussi éclairer les représentations et les idéologies politiques que ces séries véhiculent. C’est ce dont cette étude cherchera à rendre compte.

Faute toutefois de pouvoir prétendre à l’exhaustivité, on s’en tiendra à comparer deux œuvres particulières, The West Wing[2] et Borgen[3]. Ce choix doit permettre de déterminer ce qui, dans la construction d’une représentation de l’opposition, relève du système institutionnel retenu et de la manière dont l’opposition s’y déploie d’une part, et ce qui relève de jugements de valeur, de prises de position sur ce que devrait être l’opposition, d’autre part. Toutefois, avant de justifier ce choix, il convient de lever un premier obstacle tenant à la définition de l’objet d’étude.

Il était fréquent, chez les constitutionnalistes français, de relever la pauvreté de la littérature juridique relative à l’opposition[4] et de l’expliquer par l’inconfort que suscite, pour la doctrine, une telle notion qui renverrait à « une réalité insaisissable quelque part entre droit et politique, entre le jeu des institutions et celui des rapports de forces »[5]. Dès lors, on peut constater que « définir l’opposition n’est pas chose facile»[6]. Difficulté accrue si l’on entend se doter d’une définition qui puisse rendre compte à la fois des systèmes américains et danois pris pour objet par les séries en question. Aucun de ces deux Etats ne traite, à la différence de la France depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, de l’opposition dans leurs textes constitutionnels. De surcroit, la définition courante, issue du modèle de Westminster, apparait inadaptée tant à la situation danoise qu’américaine. Pour la première, la difficulté vient du fait que, pour de nombreux auteurs, il ne peut y avoir d’opposition que minoritaire puisque le Gouvernement doit, en Angleterre tout du moins, bénéficier de la confiance explicite d’une majorité parlementaire. Or cette définition arithmétique échoue à rendre compte du régime parlementaire danois au sein duquel le gouvernement peut-être minoritaire. Dès lors, pour rechercher une définition de l’opposition applicable à ce système politique, on pourrait reprendre à notre compte les propositions du Professeur Jan : « L’opposition est autant une action qu’une institution, celle-ci précédant celle-là ; L’opposition […] consiste en une activité politique »[7]. Pour le professeur Pimentel, elle est « l’ensemble des groupes qui contestent le Gouvernement. Autant dire que l’opposition est un rôle, une fonction endossée par un groupe, mais non pas ce groupe lui-même » [8].Toutefois, ces définitions ne permettent pas de traiter de la seconde situation. Certains considèrent d’ailleurs qu’il n’existerait pas « de véritable opposition au sein du Congrès »[9], du fait de l’absence de discipline de vote en son sein[10] et de l’indépendance du Président. Pour les besoins de l’étude, on retiendra donc une conception ouverte de l’opposition qui renvoie à l’ensemble des parlementaires, quel que soit leur nombre et leur appartenance partisane, qui réprouve, ponctuellement ou systématiquement, l’action conduite par l’exécutif en usant des moyens politiques et juridiques que leur offre leur statut pour la contester.

Cette définition doit permettre de comparer les représentations de l’opposition produites par The West Wing et Borgen, deux séries politiques à succès, aussi bien populaire que critique[11]. On peut donc supposer que ce sont celles qui ont l’influence la plus grande sur le public, si tant est qu’elles puissent en avoir une. Ces fictions sont toutes deux focalisées sur l’Exécutif, le Président des Etats-Unis démocrate Josiah Bartlet et son staff d’une part, et le premier Ministre danois centriste Birgitte Nyborg de l’autre[12]. Cela ne constitue toutefois pas un obstacle à l’étude du traitement qu’elles réservent à l’opposition parlementaire. En effet, si le Parlement est rarement représenté directement, suggérant peut-être qu’il n’est pas le centre du pouvoir, l’opposition parlementaire est en revanche au cœur des préoccupations de l’Exécutif. Elle sera donc appréhendée à travers l’attitude que lui témoigne le gouvernement, ce qui permettra de s’intéresser plus particulièrement à la mise en scène des rapports de force politique. Ces deux séries dramatiques entretiennent en outre des liens complexes avec la réalité. Il s’agit bien évidemment de fictions, mais qui n’hésitent pas à entretenir une forme de dialogue avec l’actualité politique[13]. Il leur a même été prêté des capacités à anticiper, voire même à façonner le jeu politique. Ainsi, l’élection de Matt Santos, premier président hispanique des Etats-Unis dans la saison six de The West Wing, a été considérée comme la préfiguration de l’élection de Barack Obama (qui avait lui-même inspiré le personnage alors qu’il était encore sénateur de l’Illinois). De même la création de Borgen a précédé de peu, la nomination de Helle Thorning-Schmidt, première femme à diriger le gouvernement Danois. Il n’en fallait pas plus pour que ces séries se voient dotées d’une capacité d’influence politique, généralement considérée comme progressiste, sur son public. Il semble donc a priori que ces œuvres soient toutes deux empreintes d’un certain réalisme, mais aussi d’un certain activisme, qui justifient que l’on s’intéresse à la manière dont elles représentent l’opposition.

Ces deux séries présentent toutefois des différences notables, tant sur le fond que sur la forme, susceptibles de faire varier ces représentations. Sur la forme d’abord, elles n’adoptent pas tout à fait le même angle de vue, ce qui tient sans doute aux dix années qui les séparent. The West Wing emprunte à l’épopée et exalte la parole publique. Les personnages principaux n’ont quasiment pas de vie privée et apparaissent comme des surhommes très brillants intellectuellement (les femmes sont assez peu présentes et, pour la plupart, reléguées à des rôles secondaires, à l’exception notable de C.J. Cregg qui deviendra secrétaire générale de la Maison-Blanche). Borgen, au contraire, relève davantage de la tragédie et pose un regard plus critique et plus sombre sur la vie politique en s’attachant davantage aux affaires judiciaires et aux scandales médiatiques. La vie privée occupe une place plus importante et la difficulté à concilier les rôles de Premier ministre, de mère et d’épouse est au cœur du scénario. Sur le fond surtout, ces séries prennent pour objet deux systèmes politiques qui semblent, de prime abord, très différents : Les Etats-Unis d’une part, soit un Etat fédéral de trois cents quinze millions d’habitant mettant en œuvre un régime qualifié de présidentiel, bicaméral, et majoritaire; le Danemark de l’autre soit un Etat unitaire de cinq millions et demi d’habitants doté d’un régime qualifié de parlementaire, monocaméral et proportionnel.

Or il apparait pourtant que The West Wing et Borgen produisent une représentation relativement similaire de l’opposition. Elles offrent l’image d’oppositions parlementaires puissantes et respectées par un Exécutif soucieux de recueillir leurs consentements, ce qui revient à faire l’éloge d’une opposition constructive et à travers elle, d’un pouvoir exécutif garant du pluralisme (I). Mais lorsqu’un désaccord survient, l’opposition est surmontée et ne parvient jamais à reconquérir le pouvoir ; ce qui révèle la critique d’une opposition conflictuelle et, en filigrane, de l’institution parlementaire elle-même (II).

I. Eloge d’une opposition parlementaire constructive

L’opposition parlementaire est placée en situation de force politique (A). Elle met ainsi en valeur un pouvoir exécutif soucieux de respecter l’avis de son adversaire, conscient qu’il est des bienfaits du pluralisme des idées et des opinions (B).

A. La force politique des oppositions parlementaires au pouvoir Exécutif

Les oppositions parlementaires sont dans une position politique enviable. A la Maison-Blanche, le Président doit affronter une majorité hostile au Congrès (i), tandis que la coalition gouvernementale danoise est pour le moins fragile (ii).

i. Au Congrès : une majorité hostile

Si les élections constituent un moyen privilégié de représenter l’opposition, la place consacrée aux législatives est faible par rapport aux campagnes présidentielles qui, de la candidature à l’investiture occupent plusieurs saisons. Toujours est-il que dans The West Wing, ces élections tournent généralement en défaveur du camp démocrate auquel appartient le Président, qui verra face à lui, et pendant deux mandats, une majorité républicaine non seulement à la chambre des représentants mais aussi au Sénat. Un épisode relate notamment des midterms qui aboutissent à un statu quo parfait[14]. Un autre décrit les bénéfices politiques que la Maison-Blanche espère tirer de la lame duck session (période post-électorale au cours de laquelle le Congrès siège encore sans que les nouveaux élus ne soient entrés en fonction) mais un représentant démocrate désavoué dans les urnes refuse d’aller à l’encontre de la nouvelle volonté manifestée par ses électeurs en votant le projet défendu par la Maison-Blanche[15]. A cette majorité hostile s’ajoute, du fait de l’absence de discipline de vote, l’opposition ponctuelle de certains parlementaires démocrates. En témoigne la défection de cinq d’entre eux au soutien d’un projet de loi de lutte contre les armes, soutenu par l’Exécutif[16], qui doit en urgence identifier ces opposants de dernière minute et les convaincre de renoncer. Le Président se trouve donc en position de faiblesse face à l’opposition et doit continuellement composer avec elle pour mener à bien sa politique législative.

ii. Au Folketing : une coalition gouvernementale précaire

Dans la série Borgen, la création du cabinet Nyborg est extrêmement délicate. Le parti centriste a fortement progressé aux élections législatives et sa dirigeante a été nommée formatrice royale du Gouvernement. Mais le leader du parti travailliste, qui demeure le plus important de la coalition gouvernementale, revendique le poste de Premier ministre. Toutefois, la brusque chute politique de ce dernier et un « coup de bluff » de la centriste (qui laisse entendre à ses alliés qu’elle pourrait accepter une offre alléchante de l’autre camp et ainsi renverser la majorité) lui permettent de former un cabinet et de s’appuyer sur une majorité composite de 91 voix contre 88 à l’opposition[17]. La majorité gouvernementale est alors, dès l’origine, fragile tandis que l’opposition (constituée des libéraux, de la nouvelle droite et du parti de la liberté) se présente unie. La coalition ne résistera d’ailleurs pas longtemps puisque le retrait du parti de l’environnement conduit à un Gouvernement minoritaire. En vertu du parlementarisme négatif, le Gouvernement, même minoritaire, peut se maintenir tant qu’il ne dispose pas d’une majorité explicite à son encontre, ce qui n’est pas le cas en l’occurrence.[18]. Mais dès lors, l’opposition presse le cabinet Nyborg d’organiser des élections législatives anticipées puisque la conjoncture politique lui est favorable[19]. Le pouvoir exécutif ne bénéficie du soutien déclaré que d’une minorité de parlementaire et doit lui aussi, pour mener à bien son programme législatif, coopérer avec ses adversaires.

B. La prise en compte des oppositions parlementaires par le pouvoir exécutif

Le pouvoir exécutif, qui fait l’apologie du pluralisme et affiche son respect de l’opposition parlementaire, cherche en permanence à prendre en compte son avis. Les compromis, à travers The West Wing (i), et les consensus, à travers Borgen, sont exaltés (ii).

i. A la Maison-Blanche : l’art du compromis

La présidence loue le bipartisme et affiche son respect de l’opposition. Mais ce n’est pas la situation politique qui conduit l’exécutif à adopter une telle attitude, qui n’apparait pas contrainte mais semble plutôt traduire sa croyance sincère dans les vertus du pluralisme et la confiance qu’il place dans le système institutionnel américain[20]. Ainsi le Président peut-il affirmer : « Partisan politics is good. Partisan politics is what the founders had in mind. It guarantees that the minority opinion is heard, and as a lifelong possessor of minority opinions, I appreciate it »[21]. Son secrétaire général apparait même prêt perdre le pouvoir à condition que le débat public en sorte grandi : « We’re going to lose some of these battles. We might even lose the White House. But we’re not going to be threatened by issues. We’re going to put them front and center. We’re going to raise the level of public debate in this country. And let that be our legacy »[22]. La présidence recherche donc constamment le compromis, comme l’illustre la nomination d’un Vice-président démocrate, pourtant jugé médiocre, à partir d’une liste de candidats établie par le speaker républicain de la chambre, pour recueillir la nécessaire approbation du Sénat[23]. La Maison-Blanche va plus loin et tend à reproduire, en son sein même, le dialogue qu’elle mène avec l’opposition parlementaire. Deux exemples permettent de l’illustrer. Il s’agit d’abord de l’embauche d’une conseillère juridique et même d’un secrétaire général adjoint républicains qui intègrent le staff présidentiel, et contribuent à ses débats[24]. Il s’agit ensuite du remplacement du Président par le principal leader de l’opposition. Suite à l’enlèvement de sa fille, le Président, conscient de son manque d’objectivité, invoque le XXVe amendement pour être temporairement suppléer par son Vice-président. Mais celui-ci ayant démissionné du fait d’un scandale sexuel sans avoir été déjà remplacé, c’est finalement au Président de la chambre, un républicain ultra-conservateur, que le Président démocrate transmet ses pouvoirs, au nom de l’intérêt général et au risque de renforcer l’opposition[25].

ii. A Christiansborg : l’importance du consensus

Dans Borgen, le Premier ministre danois affiche également son respect de l’opposition et exalte le consensus sans que, là encore, cette attitude semble uniquement dictée par la situation politique délicate qu’il affronte, mais aussi par une réelle conviction des bienfaits d’une telle démarche[26]. Ainsi, lors du discours d’ouverture de la session parlementaire, et suite à un remaniement ministériel, le Premier ministre célèbre l’unité du peuple danois et de sa classe politique obtenant les félicitations, officieuses, de l’opposition[27]. La priorité du cabinet Nyborg est d’ailleurs un ensemble législatif baptisé « avenir commun », auquel il souhaite associer l’opposition, pour obtenir une approbation parlementaire la plus large possible[28]. Cette volonté de consensus se retrouve également au sein du Gouvernement qui reflète les rapports de force au Parlement. Ainsi, dépendante du soutien du parti travailliste qui progresse dans les sondages, le Premier ministre est obligé de se séparer de son ministre des finances centriste pour céder le poste à un travailliste dont le parti menace, dans le cas contraire, de quitter la majorité[29]. Le consensus demeure donc une nécessité absolue pour la coalition gouvernementale si elle souhaite conserver le pouvoir face à la puissance de l’opposition, comme en témoigne l’apaisement des tensions entre travaillistes et écologistes au sujet de l’opportunité du retrait des troupes d’Afghanistan[30].

L’opposition est valorisée lorsqu’elle collabore avec le Pouvoir Exécutif et accepte la démarche constructive initiée par ce dernier qui a en face de lui un adversaire puissant et qu’il respecte. En conséquence, il recherche toujours une solution constructive et pacifique à leurs désaccords. Mais lorsque l’opposition refuse une telle solution, elle est inévitablement conduite à la défaite.

II. Critique d’une opposition parlementaire conflictuelle

Dans les deux séries, les conflits qui s’élèvent entre le Pouvoir exécutif et l’opposition naissent toujours de la volonté de cette dernière de faire prévaloir ses intérêts particuliers quand l’exécutif n’a de cesse de défendre l’intérêt général, révélant ainsi l’infériorité morale des parlementaires de l’opposition (A).Mais, fort heureusement, le sens tactique et politique de l’Exécutif lui permet toujours de faire triompher ses vues dans une arène parlementaire représentant la « politique politicienne » (B).

A. L’infériorité morale des parlementaires de l’opposition

Les parlementaires de l’opposition symbolisent les intérêts particuliers face à l’intérêt général incarné par l’Exécutif. Cette faiblesse morale de l’opposition prend la forme du clientélisme à la Maison-Blanche (i), et du carriérisme dans Borgen (ii).

i. Au Congrès : le clientélisme

Dans la série américaine, ce phénomène se manifeste par le lobbysme auquel cèdent les parlementaires de l’opposition prêts à sacrifier la défense de leurs convictions contre l’assurance d’une réélection. On peut ainsi voir des représentants démocrates s’opposer à une réforme des droits de succession initiée par la Maison-Blanche car « la 1ère génération de millionnaires noirs va bientôt mourir »[31]. D’autres, convaincus par un groupe d’intérêt féministe, refusent d’entériner le compromis trouvé avec les républicains qui acceptent de voter une loi de protection sociale en échange d’un amendement en faveur du mariage[32]. Ces évènements sont toujours dépeints négativement, comme autant d’entraves à la réalisation du projet présidentiel. Mais cette vision dépréciative ne se retrouve pas quand la Maison-Blanche agit elle-même comme un lobby vis-à-vis du Congrès[33]. D’ailleurs, elle peut tout à la fois initier officieusement un « non controversial bill » portant une réforme d’ampleur du système de retraites et renoncer à en tirer les bénéfices politico-médiatiques, démontrant ainsi la supériorité morale du Président sur le Congrès[34]. Les parlementaires sont prêts à toutes les manœuvres pour se maintenir dans leurs fonctions, contrairement à la Maison-Blanche qui ne manifeste pas un tel électoralisme. En refusant d’installer dans son Etat un lanceur de missile qui ne fonctionne pas, la Maison-Blanche fournit à un sénateur le prétexte attendu pour quitter le parti démocrate et rejoindre les Républicains. Il augmente ainsi ses chances de réélection et ruine celles des démocrates de reconquérir la majorité[35]. Un représentant accepte quant à lui de ne pas surmonter un véto présidentiel, à condition que l’Aile-ouest ne s’oppose pas à sa réélection[36]. Alors que le Président tente de mettre en œuvre son grand dessein pour le pays, les parlementaires se préoccupent avant tout de satisfaire leur électorat[37].

ii. Au Folketing : le carrièrisme

L’opposition permet à Borgen de mettre en scène l’autarcie d’une classe politique et de dénoncer les profits personnels que retirent de leur position des politiciens rongés par l’ambition. Peu avant les élections, tandis qu’il vient d’uriner dans la cour du Parlement, le leader du parti travailliste, alors dans l’opposition, peut affirmer au « spin doctor » de la leader centriste : « Le peuple décide que dalle, c’est un petit cercle de privilégiés qui décide de ce qui se passe au Danemark […] et aussi longtemps que je serai dans ce cercle, ils peuvent appeler ça démocratie ou comme bon leur semble ». Ce petit cercle fait d’ailleurs figure de véritable panier de crabes. Dans le même épisode, le Premier ministre libéral utilise malencontreusement, et dans la hâte, la carte bancaire du ministère pour régler les achats de sa femme, visiblement dépressive, et éviter ainsi le scandale. Mais la facture parvient au leader de l’opposition qui n’hésite pas à l’utiliser lors d’un débat télévisé pour discréditer son adversaire. Dans leur grande sagesse, les électeurs condamneront de telles pratiques, et renverront dos à dos les deux hommes, pour porter au pouvoir la centriste[38]. L’ambition des premiers ministrables est également illustrée à maintes reprises. Dans la minorité d’abord, l’ancien Premier ministre cherche à retrouver sa place en feignant un accord avec son successeur quant au retrait des troupes danoises d’Afghanistan[39]. Au sein même de la coalition gouvernementale ensuite, où se manifeste une opposition interne au Cabinet. Ainsi, le nouveau leader du parti travailliste peut-il faire entorse à la solidarité gouvernementale, désobéir au Premier ministre, et finalement lui avouer qu’il souhaite le remplacer dès à présent[40].

Les parlementaires qui refusent le dialogue et s’opposent à l’Exécutif sont donc toujours placés dans une situation d’infériorité morale vis-à-vis de ce dernier, justifiant le recours à des armes politiques plus lourdes pour surmonter ces oppositions.

B. L’infériorité tactique des oppositions parlementaires

Lorsque l’opposition tombe dans ces travers, elle est sanctionnée par le pouvoir exécutif qui triomphe de son ennemi, pourtant plus puissant et moins respectueux de la morale, grâce à son instinct politique et son talent tactique. La Maison-Blanche, surmonte les coups bas grâce à sa connaissance des rouages de la procédure parlementaire (i) tandis que dans Borgen, c’est la maitrise du temps parlementaire et politique qui constitue le moyen privilégié face à l’opposition (ii).

i. A la Maison Blanche : la maitrise de la procédure parlementaire

L’intelligence tactique du staff présidentiel lui permet de sortir vainqueur des conflits qu’il entretient avec l’opposition. Il n’hésite pas à recourir à la ruse en exhumant une loi sur le patrimoine qui permet au Président de créer un parc national, et ainsi faire obstacle à un amendement visant à autoriser des exploitations minières[41]. Il recourt au même moyen sur le terrain de la procédure parlementaire. Le Président républicain de la chambre ayant constaté que son camp était minoritaire pour un vote sur les cellules souches, il le reporte en espérant que les représentants démocrates rentreront dans leurs circonscriptions en cette période de campagne électorale. Mais ceux-ci vont feindre de quitter Washington et, avec la complicité de la Maison-Blanche, se cacher dans le bureau du Vice-Président au Congrès pour réapparaitre à l’annonce du scrutin[42]. Cet épisode a d’ailleurs trouvé un écho dans la réalité, inspirant une manœuvre à l’opposition britannique. En mai 2006, Le Premier ministre Blair dépose un projet de loi visant à criminaliser l’incitation à la haine religieuse. L’opposition y voit une atteinte à la liberté d’expression. S’inspirant de l’épisode, les conservateurs parviennent à faire rejeter ce texte, la manœuvre restera comme « The West Wing Plot »[43]. L’Aile ouest peut aussi recourir à l’obstruction si nécessaire. Le staff présidentiel souffle alors aux représentants démocrates des moyens pour gagner du temps afin de rallier des parlementaires à sa cause et éviter que le véto présidentiel ne soit surmonté (sortir une banderole dans l’assemblée, demander le vote du calendrier qui oblige la chambre à approuver les travaux de la veille, déposer massivement des amendements…)[44]. Il peut aussi aider un sénateur dans son entreprise de filibustering, en trouvant une astuce réglementaire pour lui permettre de se reposer[45].

ii. A Christiansborg : la maitrise du temps parlementaire

Le Premier ministre danois parvient, par son sens politique, à influencer le Parlement, l’opinion, et en conséquence à contrecarrer l’opposition. Elle use, au moment le plus opportun, des divers outils à sa disposition. Ainsi lorsque l’opposition suggère au Parlement d’adopter une proposition de résolution visant à obliger le Gouvernement minoritaire à légiférer pour abaisser la majorité pénale à 12 ans. Le Premier ministre parvient à y faire échec en proposant la création d’une commission parlementaire paritaire (composé d’experts et de représentants des différents partis) pour réfléchir à cette question. La création de cette commission « Théodule » sera finalement adoptée à une voix de majorité[46]. L’opportunité de procéder à la dissolution du Folketing témoigne également de la maitrise exécutive du temps parlementaire. Alors que le Premier ministre a longtemps résisté aux injonctions de l’opposition qui le presse d’organiser des élections anticipées, il y consent, mais au moment le plus opportun, après le vote du dernier volet de son ensemble législatif « avenir commun ». Il coupe alors l’herbe sous le pied de l’opposition qui reconnait l’habileté de la démarche au sein même de l’hémicycle[47]. Les manœuvres de l’opposition sont donc anticipées et déjouées, ce qui permet au Premier ministre de se maintenir au Pouvoir, ou de se présenter devant les électeurs dans une situation favorable.

Finalement, les représentations de l’opposition développées dans ces deux œuvres sont assez similaires, sans que l’on puisse véritablement déterminer ce qui relève des régimes représentés et ce qui relève des contraintes de production pesant sur ces séries. Si elles prétendent dévoiler une réalité complexe, elles ne peuvent toutefois s’affranchir d’une forme de simplification préjudiciable au Parlement. La préférence pour une opposition consensuelle, qui s’explique sans doute par la nécessité de réunir le plus grand nombre possible de téléspectateurs par-delà leurs préférences politiques particulières, si elle semble à priori louable, peut finalement s’avérer préjudiciable. Elle conduit en effet à présenter la décision politique idéale comme relevant des juristes et communicants de l’équipe exécutive, au terme d’un processus rapide et respectueux des minorités plutôt que le produit d’une délibération parlementaire longue, obscure, et rendue responsable de la fracture entre gouvernants et gouvernés. Le traitement réservé à l’opposition par ces séries politique dévoile alors des relents d’antiparlementarisme.


[1] D’après le secrétaire général fictif de la Maison-Blanche, Leo MacGarry : The West Wing (désormais : TWW) / Saison 1, Episode 4 (désormais : S1E4) : Cinq voix de moins (Five votes down).

[2] The West Wing (A la Maison-Blanche), créée par Aaron Sorkin, compte 155 épisodes et fut diffusé entre 1999 et 2006 aux Etats-Unis. L’aile ouest de la Maison-Blanche, qui donne son nom à la série, abrite l’équipe présidentielle.

[3] Borgen est une série danoise produite par Adam Price et diffusée depuis 2010 sur DR1. Elle compte 20 épisodes avant la troisième saison. Borgen qui signifie « Le château » est le surnom donné au Palais de Christiansborg qui abrite les institutions politiques danoises.

[4] Voir par exemple : Jan Pascal,« Les oppositions » in Pouvoirs, L’opposition, n°108, Janvier 2004, p. 26 : « La contribution des lectures produites par la doctrine juridique est décevante »; ou encore Ponthoreau Marie-Claire, « L’opposition comme garantie constitutionnelle » in Rdp n°4, 2002, p. 1128 : « L’opposition a été mise de côté par la doctrine constitutionnelle française car elle a repris à son compte l’objectif que s’étaient fixé les constituants de 1958 : La stabilité institutionnelle ».

[5] Pimentel Carlos-Miguel, « L’opposition ou le procès symbolique du pouvoir » in Pouvoirs, L’opposition, n°108, Janvier 2004, p. 45.

[6] Jan Pascal, « Les oppositions », op. cit., p. 24.

[7] Ibid.

[8] Pimentel Carlos-Miguel, « L’opposition ou le procès symbolique du pouvoir », op. cit., p. 48-49.

[9] Gilles William, « L’opposition parlementaire : étude de droit comparé » in Rdp, 2006, n°5, p. 1347-1386.

[10] Cette idée doit toutefois être relativisée. Le Congrès connait en effet depuis plusieurs années, un fort mouvement de polarisation partisane. Voir Maugin-Helgeson Murielle, « L’adoption de la loi relative à la réforme de la santé par le Congrès américain. Décryptage d’une bataille politique et procédurale » in RFDC n°91, 2012/3, p. 641-662.

[11] The West Wing réunissait entre 10 et 20 millions de téléspectateurs et a reçu un nombre impressionnant d’Emmy Awards et de Golden globe. Borgen, quant à elle, réunit plus d‘un million de téléspectateurs par semaine dans un pays qui compte 5,5 millions d’habitants et a déjà reçu de nombreuses distinctions.

[12] Le titre officiel est « Statsminister » ou Ministre d’Etat du Danemark.

[13] Martin Fitzwalter, attaché de presse du Président Reagan, et Dee Dee Myers, porte-parole de l’Administration Clinton furent consultants pour The West Wing. Cette dernière a d’ailleurs inspiré le personnage de C.J. Cregg.

[14] TWW / S2E3 : Le Candidat idéal (The Midterms).

[15] TWW / S2E6 : Le Congrès des sortants (The Lame Duck Congress). Cet épisode rappelle d’ailleurs une lame duck session de 2003 au cours de laquelle les démocrates, prenant acte de leur défaite promettaient de coopérer avec la majorité républicaine avant même le renouvellement officiel du Congrès. Voir Lauvaux Phillipe, Les grandes démocraties contemporaines, Paris, Puf, coll. Droit fondamental, 3ème édition, 2004, p. 357.

[16] TWW / S1E4 : Cinq voix de moins (Five votes down).

[17] Borgen (B) / S1E2 : Minimum 90 (Tæl til 90).

[18] Le Gouvernement n’a pas à être investi et n’a pas à s’appuyer sur une majorité explicite à l’Assemblée. Il peut se maintenir à condition de ne pas faire l’objet d’un vote de défiance. Voir : Waele Jean-Michel (de), Magnette Paul, Les démocraties européennes : Approche comparée des systèmes politiques nationaux, Paris, Armand Colin, 2008, p. 103 et s. Voir également, pour les différentes acceptions que peut recouvrir la notion de « parlementarisme négatif » : Le Divellec Armel, « Le parlementarisme négatif à la française » in Jus politicum n°6, 2011, p. 20. L’auteur considère d’ailleurs que le système danois ne s’identifie que partiellement au parlementarisme négatif.

[19] B / S2E5 : Plante un arbre (Plant et træ).

[20] Sur la question spécifique de la parole politique dans The West Wing, voir : Girard Charles, « « The World can move or not by changing some words » : La parole politique en fiction dans The WestWing » in Revue de recherches en civilisation américaine [en ligne], La culture populaire américaine, n°2, 2010, mis en ligne le 03 mai 2010, Disponible sur : http://rrca.revues.org/index310.html [consulté le 19 mars 2013].

[21] TWW / S4E6 : Les jeux sont faits ! (Game on).

[22] TWW / S1E20 : Minimum obligatoire (Mandatory minimum).

[23] TWW / S5E3 : Jefferson est vivant (Jefferson lives). Cette pratique rappelle le patronage par lequel le Président « s’engage à nommer à des postes vacants les candidats recommandés par certains membres du Congrès ». Lauvaux Philipe, Les grandes démocraties contemporaines, op. cit. ; p. 374.

[24] TWW / S2E4 : Une républicaine chez les démocrates (in this White House) et TWW / S6E16 : Sécheresse (Drought conditions).

[25] TWW / S4E23 : Le 25ème amendement (Twenty-five).

[26] D’ailleurs, le site internet officiel du Danemark considère que son système institutionnel se caractérise par « la recherche d’un consensus par-delà toutes les divergences politiques » et insiste sur la « culture du consensus ».Disponible sur : http://denmark.dk/fr/societe/gouvernement-systeme-politique [Consulté le 19 mars 2013].

[27] B / S1E10 : Premier mardi d’octobre (Første tirsdag i oktober). Le Premier Mardi d’octobre est le jour d’ouverture de la session parlementaire et débute traditionnellement par un discours du Premier ministre sur la situation générale du Danemark et les plans du Gouvernement pour l’année à venir.

[28] B / S2E3 : Le dernier prolétaire (Den sidste arbejder).

[29] B / S1E10 : Premier mardi d’octobre (Første tirsdag i oktober).

[30] B / S2E1 : 89 000 enfants (89.000 børn).

[31] TWW / S3E4 : Influences (Ways and means).

[32] TWW / S3E22 : Assassinat politique (Posse Comitatus).

[33] Voir : Lauvaux Philipe, Les grandes démocraties…, op. cit., p. 372-373 : « On dit du lobby présidentiel qu’il est le plus puissant de ceux qui existent à Washington ».

[34] TWW / S5E12 : Un jour sans (Slow News Day).

[35] TWW / S5E5 : Le poids lourd du Président (Constituency of one).

[36] TWW / S3E5 : L’immunité (On the day before).

[37] Voir : Meny Yves, Politique comparée, Montchrestien, coll. Domat politique, 8ème éd., 2009, p. 239-241. L’auteur indique que le Congressman efficace est celui qui « brings home the bacon » et agit pour sa propre circonscription.

[38] B / S1E1 : La dignité du centre (Dyden i midten).

[39] B / S2E1 : 89 000 enfants (89.000 børn).

[40] B / S2E4 : En ordre de bataille (Op til kamp).

[41] TWW / S1E7 : Un diner officiel (The state dinner).

[42] TWW / S6E17 : Une bonne journée (A good day).

[43] « Blair’s whips fooled by West Wing plot », Daily Telegraph, [en ligne], 2 février 2006, Disponible sur :

http://www.telegraph.co.uk/news/uknews/1509435/Blairs-whips-fooled-by-West-Wing-plot.html. On ignore en revanche si cet épisode a inspiré « le coup du rideau » des députés socialistes français lors du vote de la loi sur Hadopi.

[44] TWW / S3E5 : L’immunité (On the day before).

[45] TWW / S2E17 : Obstruction parlementaire (The Stackhouse filibuster). Lauvaux Philipe, Les grandes démocraties contemporaines, Paris, Puf, coll. Droit fondamental, 3ème édition, 2004, p. 298 : « La technique dite du filibustering permet d’empécher la mise aux voix d’un projet de loi ou le vote de crédits aussi longtemps qu’un sénateur exerce son droit à la parole. Cette pratique, lorsqu’elle est organisée par une équipe de sénateurs, peut retarder un vote très longtemps et permet ainsi d’obtenir le retrait d’un projet ».

[46] B / S2E6 : Eux et nous (Dem & Os). Les propositions de résolutions émanent le plus souvent de l’opposition et visent à forcer le Gouvernement à prendre en considération une question et à prendre des mesures pour la traiter. Elles ne font l’objet que de deux lectures au Folketing au lieu de trois pour les propositions de loi.

[47] B / S2E10 : Une communication de nature particulière (En bemærkning af særlig karakter).

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

L’ouvrage originel des Editions L’Epitoge & la notion d’emploi (Morgan Sweeney)

Voici la première publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit du premier livre de nos Editions, publié en février 2012 à la suite du colloque de Nanterre sur l’influence réciproque des droits du travail et des fonctions publiques.

Pour le mettre en avant, nous avons choisi de publier la contribution de M. Morgan Sweeney, co directeur scientifique de l’ouvrage et vice Président du Collectif L’Unité du Droit qui (en 2012) n’était pas encore Maître de conférences à l’Université Paris Dauphine.

Signalons par ailleurs la publication de l’auteur dans nos Editions de sa magistrale thèse : L’exigence d’Egalité à l’épreuve du dialogue des juges (Paris, L’Epitoge ; 2016 – volume V de la même collection l’Unité du Droit).

Cet ouvrage est le premier
issu de la collection « L’Unité du Droit ».

Volume I :
Droits du travail

& des fonctions publiques :
Unité(s) du Droit

Ouvrage collectif
(Direction Morgan Sweeney & Mathieu Touzeil-Divina)

– Nombre de pages : 262
– Sortie : février 2012
– Prix : 29 € (bientôt épuisé)

  • ISBN : 978-2-9541188-0-2
  • ISSN : 2259-8812

La notion d’emploi 
au croisement

des droits du travail
et des fonctions publiques

Morgan Sweeney,
Vice-Président du Collectif L’Unite du Droit
Docteur en droit, Université Paris Ouest Nanterre la Défense, Irerp

Les droits du travail et des fonctions publiques apparaissent, à certains égards, comme étranger à la question de l’emploi. Lorsque le salarié est embauché et l’agent public nommé, le problème de l’emploi est résolu : le travailleur occupe un emploi et ne dépend plus du régime du chômage, droit du « non-emploi »[1]. En outre, les droits du travail et des fonctions publiques n’ont qu’un rôle d’appoint dans la création d’emplois[2]. Ceux-ci ne sauraient créer en eux-mêmes le besoin d’emploi des employeurs privés et publics. Toutefois, la notion d’emploi est loin d’être étrangère à ces droits. Tout d’abord, celle-ci est attachée au poste occupé par le travailleur[3]. En particulier, les droits du travail et des fonctions publiques offrent aux employeurs privés comme publics des formes d’emplois fort variées qui leur permettent une gestion des ressources humaines. Ensuite, les politiques de l’emploi influencent les réformes en droits du travail et des fonctions publiques. En effet, les réformes récentes, inspirées de la « flexisécurité »[4], reposent sur le présupposé que certaines « rigidités », dissuaderaient l’embauche et constitueraient un frein au plein emploi. Ces réformes cherchent alors à concilier le droit à l’emploi de chacun et le choix de gestion de l’employeur[5]. Indéniablement, la problématique de l’emploi est aujourd’hui au cœur des droits du travail et des fonctions publiques. Cette problématique est commune aux sciences juridiques et économiques. Dans le vocabulaire de chacune d’elle, « emploi » et « travail » sont intimement liés[6]. En effet, l’employeur qui recherche à recruter un travailleur sur un poste, offre un emploi, mais demande du travail. Le travailleur offre son travail et demande un emploi. En revanche, les droits des fonctions publiques reposent sur un système de carrière[7]. Il s’oppose au système d’emploi ou fonction publique de « structure ouverte »[8], qui renvoie au cas où le travailleur est recruté pour un poste déterminé. Toutefois, l’attachement, de plus en plus en fébrile[9], des fonctions publiques au système de la carrière ne serait dissuader toute étude de « droit comparé interne » entre droit du travail d’un côté et droits de fonctions publiques de l’autre.

Tout d’abord, les fonctionnaires occupent, selon les termes mêmes de leurs statuts, des emplois qui doivent correspondre à leur grade. Par ailleurs, de plus en plus fréquemment salariés et fonctionnaires cohabitent professionnellement dans des entités communes. Les entreprises privatisées en fournissent des exemples ostentatoires[10], auxquelles il convient d’ajouter notamment les transferts d’entreprise du privé vers le public, de mise à disposition[11]. D’ailleurs, dans certaines entreprises, salariés et fonctionnaires accomplissent des tâches et assument des responsabilités identiques[12]. L’étude de la notion d’emploi permet non seulement de rendre compte de ces phénomènes d’hybridation, mais surtout dévoile les sujétions et les droits communs de ces travailleurs. Cette notion, tant en droit du travail que dans les droits des fonctions publiques, renvoie à une pluralité de valeurs et de connotations. En effet, elle vise tour à tour des préoccupations d’ordre macroéconomique (le plein-emploi) ou de relation interindividuelle (la relation d’emploi), ou encore au poste occupé ou le statut auquel il donne droit. Au-delà du polymorphisme de l’emploi, illustré par les usages divers de la notion (I.), se dessine une grammaire commune. Celle-ci vise de manière ultime une relation, qui à l’image du couple en psychanalyse, ne se réduit pas à « un + un »[13]. Faire couple suppose en réalité d’être conscient de composer ensemble une troisième entité[14]. Le lien de couple constitue alors une troisième composante, avec ses impératifs et ses contraintes propres : les projets en commun sont en quelque sorte autonomes par rapport aux deux autres entités, les membres du couple. Le « couple » du travailleur et de l’employeur procède quelque peu de la même manière, le lien d’emploi ne leur appartient pas totalement et s’impose en quelque sorte à eux (II).

I. Les termes d’un droit de l’emploi

Déterminer la signification de la notion d’emploi en droit invite à s’interroger sur sa valeur juridique. Plus particulièrement, la Constitution fait référence à un droit à l’emploi, qui constitue un droit fondamental (A). Il apparaît par ailleurs que la notion d’emploi au sein des droits du travail et des fonctions publiques recouvre des sens divers (B).

A. Le droit à l’emploi comme droit fondamental du travailleur

Selon une conception formelle, le droit à l’emploi constitue un droit fondamental, car il appartient au bloc de constitutionnalité[15]. Autrement dit, ce droit est placé au sommet de la hiérarchie des normes. Cependant, ce constat n’épuise pas la question de la nature juridique et du caractère normatif ou opposable du droit à l’emploi (i). Les classifications usuelles apparaissent à cet égard bien souvent insuffisantes pour rendre compte de la nature de ce droit. Le caractère fondamental de ce dernier apparaît bien plus sûrement lorsque l’on s’intéresse à ses effets (ii).

i) La nature de droit fondamental du droit à l’emploi

La Constitution compte deux occurrences du terme « emploi »[16]. La première, l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (D.D.H.C.), est relative à l’accès aux emplois publics[17]. Cet article ne consacre donc pas le droit d’exiger ou d’obtenir un emploi (public), mais bien plus sûrement l’égalité d’accès à ceux-ci. La référence à la notion d’emploi est en vérité éclipsée par le principe d’égalité, qui domine les conditions d’accès à la fonction publique[18].

La seconde référence à la notion est l’alinéa 5 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui affirme le droit à l’emploi[19]. Celui-ci est fréquemment présenté comme un archétype du droit-créance[20]. S’il ne fait guère de doute qu’un tel droit, qui affirme une vocation, ne puisse être classé au sein des droits-libertés, la catégorie des « droits à » est également impuissante à rendre compte de ses spécificités. Au moins trois raisons permettent d’illustrer les insuffisances de cette classification. En premier lieu, le terme de créance apparaît inadapté à l’objet que constitue l’emploi. En effet, il n’est pas un bien dont le travailleur peut disposer librement, voire même céder. En deuxième lieu, il est habituellement affirmé qu’un droit-créance n’est pas un droit justiciable devant une juridiction. Or, le droit à l’emploi apparaît aussi bien dans les motifs de décisions du Conseil constitutionnel[21] que dans certains arrêts de la Cour de cassation[22]. En troisième lieu, la classe des droits-créances ne rend pas compte de la double dimension du droit à l’emploi[23], qui dans un même mouvement constitue un objectif macro-économique (le plein-emploi) et un objectif microéconomique, c’est-à-dire « assurer au mieux le droit pour chacun d’obtenir un emploi »[24].

La fondamentalité du droit à l’emploi, plus que de l’appartenance à telle ou telle autre classe, ressort de manière plus certaine lorsque sont analysés ses effets.

ii) Les effets du droit fondamental à l’emploi

L’étude de la jurisprudence constitutionnelle permet de déceler au moins trois effets attachés au droit à l’emploi[25].

Le premier effet du droit à l’emploi est la légitimation des dispositifs législatifs. Ainsi, est-il invoqué pour justifier les politiques préférentielles en faveur des seniors ou des jeunes[26]. Le Conseil constitutionnel considère alors ces dispositifs directement justifiés par l’intérêt général. L’aide apportée aux populations qui rencontrent des difficultés pour sortir du chômage est un moyen de concrétiser l’accès à l’emploi. Cependant, la justification tirée de l’intérêt général emporte l’abandon de l’appréciation de la pertinence du dispositif au législateur. Ainsi, la création d’emplois a-t-elle été mobilisée pour légitimer des dispositifs aussi différents que les réformes de réduction du temps de travail, qui visent le partage du temps de travail et de l’emploi[27] et l’incitation de recourir aux heures supplémentaires[28].

Le deuxième effet du droit à l’emploi est de constituer un obstacle, une limite aux autres droits fondamentaux. Ainsi, le Conseil constitutionnel dans sa décision du 12 janvier 2002, affirme : « Considérant qu’il incombe au législateur, dans le cadre de la compétence qu’il tient de l’article 34 de la Constitution pour déterminer les principes fondamentaux du droit du travail, d’assurer la mise en œuvre des principes économiques et sociaux du Préambule de la Constitution de 1946, tout en les conciliant avec les libertés constitutionnellement garanties ; que, pour poser des règles propres à assurer au mieux, conformément au cinquième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, le droit pour chacun d’obtenir un emploi, il peut apporter à la liberté d’entreprendre des limitations liées à cette exigence constitutionnelle, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi »[29].

Le juge constitutionnel doit alors opérer un contrôle de proportionnalité afin de concilier les deux droits ou libertés fondamentaux. En outre, si par extraordinaire, le législateur cherche à supprimer tout service public de l’emploi, le Conseil constitutionnel disposerait avec le droit à l’emploi d’un outil à même de faire échec à un tel projet[30]. La Cour de cassation n’hésite plus, par ailleurs, à recourir au droit à l’emploi afin de le concilier avec la liberté d’entreprendre. Ainsi, la juridiction judiciaire a jugé l’article L.1235-3 du Code du travail, qui permet à l’employeur de refuser la réintégration du salarié licencié sans cause réelle et sérieuse, conforme à l’article 6. 1 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966 et à l’article 1er du protocole additionnel n°1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[31].

Le dernier effet du droit à l’emploi tient du domaine de l’interprétation. Ainsi, il permet de donner sens à certains dispositifs. À titre d’illustration, le Conseil constitutionnel considère que le droit au reclassement des salariés découle directement du droit à l’emploi[32], alors que précédemment la Cour de cassation justifiait la consécration d’une obligation de reclassement pesant sur l’employeur par le recours à l’alinéa 3 de l’article 1134 du Code civil[33]. L’évolution ainsi opérée quant au fondement du droit au reclassement modifie son sens, car d’une obligation contractuelle à l’encontre de l’employeur il devient un droit fondamental du salarié. Le droit à l’emploi est sans conteste un droit fondamental, compte tenu de ses effets et de son inscription dans le bloc de constitutionnalité. Néanmoins, l’emploi n’est pas un « bien » qui serait à la disposition du travailleur. Le droit à l’emploi constitue une vocation à accéder à une activité laborieuse, à laquelle est attaché un statut. Ce droit est alors cantonné aux salariés et aux agents publics, qui seuls occupent un emploi. Cependant, la notion d’emploi recèle différents sens au sein des droits du travail et des fonctions publiques.

B. Les usages de la notion d’emploi

L’offre d’emploi est fonction des besoins de l’employeur, public comme privé. Dès lors, la notion d’emploi pourrait être un instrument entre les mains de l’employeur[34]. Toutefois, il apparaît que cette notion, tant en droit du travail qu’en droits des fonctions publiques, n’est pas entièrement à la disposition de l’employeur. Trois usages de la notion permettent de souligner l’encadrement du pouvoir de l’employeur dans la définition de l’emploi. Il s’agit de l’emploi comme poste (i) ; l’emploi comme intérêt (ii) et l’emploi comme état (iii).

i) L’emploi comme poste

Si le droit constitutionnel à l’emploi concerne essentiellement l’accès au travail subordonné, la notion d’emploi en droits du travail et des fonctions publiques vise souvent le poste occupé. Une telle définition est très importante en pratique, car elle recouvre la description des tâches qui peuvent être exigées du travailleur. Elle lie ainsi l’expression des besoins d’activité de l’employeur.

Ainsi, lors de la conclusion du contrat de travail les parties doivent-elles déterminer les qualifications du salarié en référence aux classifications conventionnelles. De même, au sein des fonctions publiques, l’Etat détermine les classifications par décret, ce qui vaut « autoliaison » pour la fonction publique d’Etat et liaison des autres pouvoirs publics pour les fonctions publiques territoriale et hospitalière. Ces classifications au regard, soit de la qualification du salarié[35], soit du grade ou du cadre d’emploi du fonctionnaire[36], encadrent le pouvoir de l’employeur, qui ne peut exiger que certaines tâches déterminées et ne peut affecter le travailleur que sur les postes qui y correspondent. L’expression du besoin d’emploi de l’employeur est ainsi encadrée.

Par ailleurs, la notion d’emploi comme poste constitue une clé d’entrée utile pour les droits européens. En effet, dans la répartition des compétences entre institutions européennes et nationales, il est nécessaire de déterminer les emplois publics, qui de par leur nature, échappent à l’emprise des droits européens. Les juges européens ont retenu la notion d’emploi comme poste, qui leur permet un découpage fin entre les différentes activités considérées. Une telle définition a permis à la C.J.U.E. de limiter la liste des emplois dont l’accès est interdit aux travailleurs communautaires migrants[37] et à la C.E.D.H. de cantonner plus strictement les emplois dont les contestations échappent à l’emprise de l’article 6§1 de la Convention européenne[38]. La notion d’emploi comme poste est alors instrumentalisée pour restreindre les domaines du droit national.

Enfin, le droit antidiscriminatoire illustre, également, une nouvelle dynamique à l’usage de la notion d’emploi comme poste. En particulier, à propos du critère du handicap, la directive européenne donne une nouvelle dimension à l’accès à l’emploi des personnes handicapées[39]. Il ne s’agit plus seulement d’affirmer solennellement l’égalité d’accès des personnes handicapées aux emplois et aux compétences, ou de fixer des « quotas » obligatoires à l’encontre des employeurs. La démarche est désormais plus concrète. L’article 5 de la directive, transposé et codifié à l’article L.5213-6 du Code du travail, prévoit l’obligation d’aménagements raisonnables[40]. Ceci implique que, dorénavant, l’employeur doit rechercher à adapter le poste au handicap et non l’inverse. Ce faisant, le poste doit être adapté en considération du handicap particulier du candidat à l’emploi ou du salarié de l’entreprise. Si la détermination du besoin d’activité de l’entreprise ou de l’administration appartient, de manière évidente, toujours à l’employeur, la définition du poste est pour partie déterminée par la situation personnelle du salarié.

Les usages du terme emploi ne recouvrent pas seulement la description de l’activité et des conditions de sa réalisation. Il peut également représenter un intérêt spécifique.

ii) L’emploi comme intérêt

L’emploi comme intérêt a une double dimension[41]. D’une part, il constitue un intérêt des travailleurs externe à l’employeur, comme le plein emploi, qui est un objectif national et européen[42]. D’autre part, il peut constituer un intérêt des travailleurs interne à l’entreprise. À cet égard, le comité d’entreprise doit être consulté sur la structure des effectifs[43], qui permet de connaître l’état de l’emploi dans l’entreprise. Dans le même sens, les comités techniques de la fonction publique d’Etat connaissent des questions relatives « aux effectifs, aux emplois et aux compétences, des projets de statuts particuliers »[44]. Dans tous les cas, l’emploi constitue un objet de l’intérêt collectif des travailleurs.

Dans le cadre de cette double dimension, la Cour de cassation a eu l’occasion d’affirmer que l’emploi appartient nécessairement à l’intérêt collectif des salariés. Ainsi, le licenciement économique d’un seul salarié, malgré l’incidence individuelle de la mesure, relève par nature d’un intérêt collectif[45]. Le système français des fonctions publiques, quant à lui, est fondé sur une logique de carrière : le fonctionnaire est titulaire de son grade, en aucun cas de son emploi. Le fonctionnaire ne peut jamais exiger de conserver le poste auquel il était précédemment affecté. D’ailleurs, les seuls emplois fondés sur une « logique d’emploi », c’est-à-dire lorsque l’agent public est recruté pour occuper un poste en particulier, comme les membres des cabinets ministériels, leur situation est caractérisée par la précarité : ils peuvent être congédiés à tout moment et de manière discrétionnaire[46]. Bien qu’il puisse ressortir de ce système l’impossibilité d’appropriation de l’emploi par le fonctionnaire, il n’en demeure pas moins que la question de l’emploi représente un intérêt collectif de ces travailleurs : ne peuvent-ils pas faire grève pour la préservation du nombre de fonctionnaires[47] ?

En sus, depuis la réforme relative au dialogue social dans la fonction publique[48], les fonctionnaires et les salariés ont désormais en commun l’emploi comme objet de négociation. En droit du travail, les clauses de maintien de l’emploi au sein des conventions collectives constituent bien souvent la contrepartie de remises en cause de certains avantages conventionnels dans le cadre de négociation « donnant-donnant ». Ces clauses constituent alors une justification des concessions des représentants des salariés[49]. Ces pratiques soulignent le caractère essentiel de la préservation de l’emploi, ce qui explique que celui-ci relève par nature de l’intérêt collectif des travailleurs.

La doctrine travailliste a forgé une troisième acception de la notion d’emploi.

iii) L’emploi comme état

Dans une dernière acception, l’emploi peut être défini comme l’état du travailleur, à l’image du mariage qui constituerait l’état matrimonial des époux[50]. Dans cette perspective l’emploi représente l’ensemble des droits, individuels comme collectifs, qui sont attachés à la condition de travailleur. L’emploi comme état renvoie donc au statut applicable aux travailleurs. De ce point de vue, la fonction publique n’est pas en reste : les fonctionnaires, à la suite de leur nomination, relève de l’un des statuts des fonctions publiques. Dans le même sens, en droit du travail, l’emploi comme état recouvre alors l’ensemble des droits légaux, réglementaires et conventionnels qui s’imposent aux parties du contrat de travail. La notion d’emploi échappe alors à l’employeur.

De ces trois acceptions, qui mêlent des droits individuels comme collectifs, ressort une conclusion : l’employeur n’a pas une entière disposition de l’emploi, car non seulement il doit se plier à des cadres prédéfinis (les classifications) pour exprimer son besoin d’emploi, mais en outre l’emploi représente un intérêt qui ne lui appartient pas en propre et avec lequel il doit concilier. Enfin, l’emploi peut être entendu comme un état, c’est-à-dire un ensemble de droits et d’obligations qui s’imposent à l’employeur. Ainsi, l’emploi, au travers de ces différents usages, apparaît-il comme un objet qui n’appartient ni complètement au travailleur ni à l’employeur. Aucune des parties à la relation de travail n’a une pleine maîtrise sur l’emploi. C’est alors un « objet juridique partagé ». La comparaison des droits du travail et des fonctions publiques invite donc à analyser l’emploi non comme un objet d’appropriation, mais comme un lien.

II. La grammaire d’un droit de l’emploi :
le lien juridique d’emploi

Le lien est ce qui réunit, ou tout du moins ce qui suppose un rapport[51]. Le lien juridique d’emploi vise la relation entre un travailleur et son employeur. Il a pour objet une activité professionnelle particulière : l’activité subordonnée (A). L’un des traits les plus saillants du droit de l’emploi est la recherche du maintien dans l’activité du salarié, c’est-à-dire la pérennité du lien (B).

A. La nature du lien juridique d’emploi

Le lien juridique d’emploi, tant en droit du travail qu’en droits des fonctions publiques, est caractérisé par une relation de pouvoir de l’employeur sur le travailleur. Ce lien vise par essence le travail du salarié au profit de l’employeur (i). Toutefois, le lien juridique d’emploi n’est pas réductible à l’activité professionnelle (ii).

i) Un lien de subordination

De manière classique, le critère distinctif du contrat de travail est le lien de subordination. La Cour de cassation le définit de la manière suivante : « le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné »[52].

De même, en matière de fonction publique, la relation d’emploi est caractérisée par la subordination du travailleur. Les droits des fonctions publiques sont, de manière classique en droit administratif, soumis à l’empire de l’unilatéralisme et de l’exercice du pouvoir. À titre d’illustration, l’employeur public nomme unilatéralement le fonctionnaire. Ce dernier doit respecter les directives qui lui sont données, il est soumis au contrôle de son supérieur hiérarchique et peut être sanctionné en cas de faute. L’employeur public exerce un pouvoir hiérarchique sur les agents publics[53].

La subordination caractérise alors le lien juridique d’emploi et légitime dans le même temps le pouvoir de l’employeur. Or, ce pouvoir ne saurait être absolu, il est donc nécessaire de l’encadrer. C’est certainement en considération de la soumission volontaire du salarié que le juge refuse que la qualification du lien de subordination soit abandonnée aux parties[54]. Dans le même sens, le législateur dans le livre VII du Code du travail a dressé un ensemble de cas, où la qualification ou l’assimilation au contrat de travail est directement posée par la loi elle-même. Une telle pratique se retrouve à propos de certains agents publics : ainsi dans les cas de privatisations d’entreprises publiques, les agents publics conservent du fait de la loi, leurs qualités[55]. L’encadrement de la qualification du lien juridique d’emploi permet d’assurer dans un même mouvement la subordination du travailleur et l’encadrement des pouvoirs de l’employeur. Le travailleur et l’employeur ne peuvent s’entendre pour échapper aux statuts applicables.

Par ailleurs, certains auteurs refusent d’étendre la notion d’emploi aux travailleurs intérimaires ou à contrat à durée déterminée[56]. L’emploi correspondrait alors à un modèle : le travail à temps complet à durée indéterminée[57]. Toutefois, ces travailleurs, qu’ils soient salariés ou agents publics non statutaires, sont également subordonnés à l’employeur. C’est précisément la brièveté du lien juridique d’emploi, qui caractérise la précarité de leur situation[58], qui justifie les restrictions au recours à ce type d’emploi et les règles protectrices posées par le législateur[59]. C’est donc la considération de la nature du lien d’emploi qui détermine précisément le régime applicable.

Le lien juridique d’emploi vise l’activité professionnelle. Néanmoins, en raison du statut qui lui est attaché, une déconnexion avec l’activité professionnelle est, dans certains cas, possible.

ii) La déconnexion de l’emploi et de l’activité professionnelle

Paradoxalement, le lien d’emploi n’est pas réductible au temps de l’activité professionnelle. Les droits du travail et des fonctions publiques marquent ici leur émancipation vis-à-vis du droit civil. Ce dernier, s’il était appliqué à la relation d’emploi, emporterait en cas d’inexécution de la part du travailleur la résolution éventuelle du contrat. Or, les droits du travail et des fonctions publiques prévoient dans un certain nombre de situations, lorsque le salarié n’accomplit pas son travail, que cela n’emporte pas rupture du lien d’emploi, mais suspension de celui-ci.

En cas de maladie ou de maternité, notamment, les salariés et les fonctionnaires, qui ne sont plus en capacité de travailler, voient leur relation d’emploi suspendue. Il existe des cas où la suspension peut être volontaire et à l’initiative du travailleur. Ainsi, le fonctionnaire peut-il solliciter une mise à disposition ou un détachement, à l’issue duquel il pourra retrouver un emploi qui correspond à son grade[60]. De même, la grève ne rompt plus le lien d’emploi, mais le suspend[61].

Un autre cas, dérogatoire à la logique du droit des obligations, consacre le maintien du lien juridique de l’emploi. Il s’agit du régime juridique du transfert d’entreprise, qui vise à maintenir le lien d’emploi avec un nouvel employeur[62]. En particulier, le travailleur conserve son ancienneté et les droits qui y sont attachés.

Le lien d’emploi dépasse donc les cadres de l’activité professionnelle. Ce faisant les statuts attachés à l’emploi convergent vers un objectif commun : rendre le lien d’emploi pérenne.

B. La pérennité de lien juridique d’emploi

Le lien juridique d’emploi est intimement lié au temps qui s’écoule. C’est un lien qui vise à durer : le modèle du contrat de travail est à durée indéterminée[63] ; les fonctionnaires sont recrutés le temps de leur carrière[64]. Avec la longévité du lien d’emploi s’accroissent les droits des travailleurs. Dans la période initiale de la relation d’emploi, le fonctionnaire est en stage et le salarié peut se retrouver en période d’essai. Dans ces conditions, ils peuvent tous deux être révoqués sans application du régime propre au licenciement. C’est un temps dérogatoire, au cours duquel l’employeur évalue les compétences professionnelles du travailleur. À l’issue de ces périodes de « test professionnel », les relations d’emplois ont véritablement vocation à devenir pérennes.

Par la suite, aussi bien en droit du travail qu’en matière de fonction publique, un certain nombre d’avantages sont attachés à l’ancienneté[65]. Au-delà de ces avantages attachés à la durée du lien d’emploi, un certain nombre de dispositifs visent à assurer la pérennité du lien d’emploi. Il existe au moins deux types de mesures : celles qui visent à éviter la rupture du lien et celles qui agissent en amont.

Premièrement, le régime applicable au licenciement, tant en droit du travail qu’en droits des fonctions publiques, vise à limiter les ruptures à l’initiative de l’employeur[66]. Dans le même sens, l’obligation de reclassement vise à maintenir le travailleur dans le lien d’emploi, mais pas nécessairement sur le même poste[67]. Néanmoins, ces dispositifs n’ont pas vocation à rendre la rupture impossible, ils visent plus modestement à éviter, dans la mesure du possible, de rompre le lien juridique d’emploi.

Deuxièmement, certains dispositifs visent à anticiper toute cause qui pourrait mener à la rupture du lien d’emploi. Ainsi, les salariés et les fonctionnaires disposent d’un droit individuel à la formation[68]. Celui-ci leur permet, notamment, de s’adapter aux évolutions de leur emploi et d’éviter toute inaptitude professionnelle qui mènerait l’employeur à les licencier. Dans le même sens, l’obligation d’adaptation[69] qui pèse sur l’employeur, oblige ce dernier à veiller à ce que ses salariés soient toujours aptes à répondre aux exigences du poste qu’ils occupent. Une telle obligation d’adaptation apparaît également dans le projet de décret « relatif à la situation de réorientation professionnelle des fonctionnaires de l’Etat ». Celui-ci prévoit, en cas de fermeture de service, l’obligation de rechercher des possibilités de reclassement, voire d’adaptation, en faveur des fonctionnaires concernés[70].

L’ensemble de ces dispositifs vise à assurer la pérennité du lien d’emploi, soit en limitant les cas de rupture, soit en mettant en place des dispositifs « d’activation », qui permettent d’anticiper sur les difficultés à venir. Toutefois, ils ne visent pas à interdire toute rupture, ce qui serait contraire à nombre de principes fondamentaux, dont notamment la prohibition des engagements perpétuels. Les droits du travail et des fonctions publiques ne semblent pas dominés par le droit à l’emploi, qui vise essentiellement l’accès au statut de salarié ou de fonctionnaire. Néanmoins, l’emploi constitue une notion utile pour décrire le lien particulier qui unit l’employeur et le travailleur de droit public et privé. Le lien juridique d’emploi permet d’étudier les convergences entre le droit du travail d’un côté et les droits des fonctions publiques de l’autre. Il dessine alors les contours d’un socle commun des droits des travailleurs, dont les pierres angulaires seraient la subordination juridique et la pérennité du lien d’emploi.


[1] Lyon-Caen Gérard, « Le droit et l’emploi », Receuil Dalloz 1982, Chron.XXII p.133.

[2] Ibid.

[3] Nous employons ce terme dans un sens large qui vise l’ensemble des travailleurs subordonnés, c’est-à-dire les salariés comme les agents publics, statutaires ou non.

[4] Voir notamment Cahuc Pierre, Kramarz Francis, De la Précarité à la Mobilité : vers une Sécurité Sociale Professionnelle, rapport au Ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie et au Ministre de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion Sociale, Paris, La documentation Française, 2005 et le livre vert de la Commission européenne du 22 novembre 2007, Moderniser le droit du travail pour relever les défis du XXIe siècle.

[5] À propos de cette conciliation ou confrontation, voir l’échange de points de vue entre Bertrand Xavier et Grumabch Tiennot, « Les réformes actuelles ont-elles une unité ? », R.D.T. 2008, p.354.

[6] Vincens Jean, « La notion d’emploi. De l’économie au droit », in Mélanges dédiés au président Despax ; Toulouse, P.U.S.S. ; 2002 ; p.182.

[7] Melleray Fabrice, Droit de la fonction publique ; Paris, Economica ; 2005 ; p.39.

[8] Gazier François, La fonction publique dans le monde ; Paris, Puf ; 1972 ; p.22.

[9] Melleray Fabrice, « Les réformes en cours de la fonction publique remettent-elles en cause le compromis de 1946 ? », R.D.P., 2006, p.185.

[10] Voir en particulier A.P. 27 février 2009, Bull. A.P., 2009, n°2. Dans cet arrêt, les juges appliquent le principe d’égalité entre fonctionnaires et salariés de la Poste.

[11] Voir respectivement, supra, les articles deTissandierHélène & Mihman Nathalie.

[12] A propos du principe d’égalité de traitement appliqué dans un même mouvement aux salariés et aux fonctionnaires de la Poste, voir A.P. 27 février 2009, v. notre thèse, L’égalité en droit social – au prisme de la diversité et du dialogue des juges, Paris Ouest Nanterre la Défense, 2010, p.384.

[13] Maestre Michel, « Le couple dans tous ses états », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 2009, p.334.

[14] Robert Philippe, « Les liens de couple », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe ; 2005.216.

[15] Champeil-Desplats Véronique, « Les droits et libertés fondamentaux en France – Genèse d’une qualification » in Lyon-Caen Antoine et Lokiec Pascal (dir.), Droits fondamentaux et droit social ; Paris, Dalloz ; 2005, p.27. 

[16] Il convient d’ajouter que l’article 15 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne relatif à la liberté professionnelle et au droit de travailler vise expressément « la liberté de chercher un emploi… dans tout Etat membre » en faveur des citoyens de l’Union.

[17] L’article 6 dispose : « … Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».

[18] Chapus René, Droit administratif général ; Paris, Montchrestien ; 2001 ; Tome 2, p.134.

[19] Cet alinéa dispose : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi… ».

[20] Cohen Dany, « Les droits à…» in L’avenir du droit, Mélanges en hommage à François Terré ; Paris, Dalloz, Puf ; 1999 ; p.393.

[21] Voir ii), infra.

[22] Voir infra.

[23] Lyon-Caen Antoine, « L’emploi comme objet de la négociation collective », Droit social 1998, p.316.

[24] C.const. 28 mai 1983, D.C. n°83-156, loi portant diverses mesures relatives aux prestations de vieillesse (considérant n°4).

[25] Jeammaud Antoine, Le Friand Martine, « L’incertain droit à l’emploi » in Travail, genre et société 1999, n°2, p.29.

[26] Voir par exemple exemple C. const. 30 mars 2006, D.C. n°2006-535, loi n° 2006-396 du 31 mars 2006 pour l’égalité des chances.

[27] C. const. 13 janvier 2000, D.C. n°99-423, loi relative à la réduction négociée du temps de travail (considérant 27) et C.const. 10 juin 1998 D.C. n° 98-401, d’orientation et d’incitation relative à la réduction du temps de travail (considérant 26).

[28] C. const. 16 août 2007, D.C. n°2007-555, loi n° 2007-1223 du 21 août 2007 en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat.

[29] C. const. 12 janvier 2002, D.C. n°2001-455, loi de modernisation sociale (considérant n°46).

[30] Voir en ce sens Jeammaud Antoine, Le Friand Martine, « L’incertain droit à l’emploi » in Travail, genre et société 1999, n°2, p.29.

[31] Soc. 14 avril 2010, Bull. civ. V, 2010, n°96.

[32] C.const. 13 janvier 2005, D.C. n°2004-509, loi de programmation pour la cohésion sociale (considérant 28).Voir II, B.

[33] Soc. 8 avril 1992, J.C.P. E 1992, II.360, note J. Savatier. Voir également Lyon-Caen Antoine, « Le droit et la gestion des compétences », Droit social 1992, p.573.

[34] En droit privé, le contrat de travail est souvent présenté comme un exemple de contrat d’adhésion, car bien souvent c’est l’employeur qui rédige unilatéralement les clauses du contrat. En matière de fonctions publiques, il appartient à l’autorité publique, par un acte unilatéral, de nommer le fonctionnaire. Cet unilatéralisme pourrait mener à penser que l’employeur détermine seul les caractéristiques de l’emploi.

[35] Voir par exemple Soc. 10 mai 1999, Bull. Civ. V, 1999, n°145.

[36] Le grade (cadre d’emploi pour la fonction publique territoriale) est « le titre qui confère à son titulaire vocation à occuper l’un des emplois qui lui correspondent », cf. article 12 de la loi n°83-26 du 19 janvier 1983 modifiant l’ordonnance du 4 février 1959 relative au statut général des fonctionnaires.

[37] Voir par exemple C.J.C.E., 12 février 1974, Sotgiu, Rec. 1974, p. 153 et C.J.C.E., 3 juin 1986, Comm. c/ France, Rec. 1986, p. 1275.

[38] Cedh, Grande chambre, 8 décembre 1999, Pellegrin c. France, req. n°28541/95.

[39] Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.

[40] L’article dispose : « Afin de garantir le respect du principe de l’égalité de traitement à l’égard des personnes handicapées, des aménagements raisonnables sont prévus. Cela signifie que l’employeur prend les mesures appropriées, en fonction des besoins dans une situation concrète, pour permettre à une personne handicapée d’accéder à un emploi, de l’exercer ou d’y progresser, ou pour qu’une formation lui soit dispensée, sauf si ces mesures imposent à l’employeur une charge disproportionnée. Cette charge n’est pas disproportionnée lorsqu’elle est compensée de façon suffisante par des mesures existant dans le cadre de la politique menée dans l’Etat membre concerné en faveur des personnes handicapées ».

[41] Gaudu François, « La notion juridique d’emploi en droit privé », Droit social, 1987, p.415.

[42] L’article 3 du Traité sur l’Union dispose : « 3. L’Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour … une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social… ».

[43] Article L. 2323-6 du Code du travail.

[44] Voir l’article 15 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’Etat. Domaine conservé par la loi du 5 juillet 2010, relative à la rénovation du dialogue social.

[45] Soc. 22 novembre 1995, Bull. Civ., 1995, n°307. Il s’agissait d’une grève contre un licenciement économique individuel. Les juges ont estimé qu’il s’agissait bien d’une revendication professionnelle qui touchait à la question de l’emploi et n’était pas réductible à un mouvement de solidarité.

[46] Il s’agit d’emploi à la discrétion du gouvernement cf. loi n°84-16 du 11 janvier 1984 dite « Le Pors » portant dispositions statutaires relatives a la fonction publique de l’Etat.

[47] Il suffit de songer aux grèves et manifestations des fonctionnaires contre les réductions d’effectifs dans les différents corps et ministères.

[48] Loi n° 2010-751 du 5 juillet 2010 relative à la rénovation du dialogue social et comportant diverses dispositions relatives à la fonction publique. Voir l’article de Ferkane Ylias, supra.

[49] Lyon-Caen Antoine, « L’emploi comme objet de la négociation collective », Droit social 1998, p.316.

[50] Voire Katz Tamar, La négociation collective et l’emploi, L.G.D.J. ; 2007 ; coll. Bibliothèque de droit social ; dans le même sens voire Durlach-Vallerin Emilie, Droit à l’emploi et droit du travail, Thèse de doctorat, Paris X Nanterre, 2006.

[51] Voir le Trésor de la langue française informatisé, cf. http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.

[52] Soc. 13 novembre 1996, Bull. Civ. V, 1996, n°386.

[53] Melleray Fabrice, Droit de la fonction publique ; Paris, Economica ; 2005 ; p.327. Voir également le dossier « Le pouvoir hiérarchique dans l’administration », C.F.P., mai 2003, p.4.

[54] Soc. 19 décembre 2000, Bull. Civ., V, 2000, n°437 et A.P. 4 mars 1983, Bull. A.P., 1983, n°3.

[55] Voir par exemple Jean-Pierre Didier, « La loi France Télécom et la fonction publique », J.C.P.A. ; 2004 ; p.579.

[56] Voir Gaudu François, « La notion juridique d’emploi en droit privé », Droit social, 1987, p.415 et Katz Tamar, La négociation collective et l’emploi, L.G.D.J, 2007, coll. Bibliothèque de droit social.

[57] Selon l’article L. 1221-2 du Code du travail : « Le contrat de travail à durée indéterminée est la forme normale et générale de la relation de travail ». Dans le même sens, le fonctionnaire est recruté, en principe, pour tout le temps de sa carrière professionnelle.

[58] Martinon Arnaud, Essai sur la stabilité du contrat de travail à durée indéterminée ; Paris, Dalloz ; 2005.

[59] Daïoglou Hélène, La gestion de l’emploi précaire dans la fonction publique : vers une logique d’emploi privé ; Aix-en Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille ; 2009.

[60] Voir l’article deMihman Nathalie, supra.

[61] Selon l’article L.2511-1 du Code du travail : « L’exercice du droit de grève ne peut justifier la rupture du contrat de travail, sauf faute lourde imputable au salarié ».

[62] Voir la contribution de Tissandier Hélène, supra.

[63] Voir l’article L. 1221-2 du Code du travail précité.

[64] Melleray Fabrice, « Les réformes en cours de la fonction publique remettent-elles en cause le compromis de 1946 ? », R.D.P., 2006, p.185.

[65] Primes ou acquisition d’échelons, par exemple.

[66] La garantie d’emploi dans les fonctions publiques n’exclut véritablement que les licenciements économiques. En revanche, les fonctionnaires peuvent toujours être licenciés pour inaptitude professionnelle, inaptitude physique ou abandon de poste, cf. Dord Olivier, Droit de la fonction publique ; Paris ; Puf ; 2007, p.159.

[67] À propos du droit au reclassement, voir I. A, supra.

[68] Voir la loi n°2004-391 du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social et la loi n°2007-148 du 2 février 2007 de modernisation de la fonction publique (article 4).

[69] Voir l’article L.1233-4 du Code du travail.

[70] Pour une étude critique de ce projet, voir Melleray Fabrice, « Un plan de sauvegarde de l’emploi qui ne dit pas son nom », A.J.F.P., 2010, p.60.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

La Servante écarlate – saison 3 : Gilead & l’enfant (par Sophie Prosper)

Voici la 60e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 27e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

L’extrait choisi est celui de l’article de Mme Sophie PROSPER à propos de Gilead & l’enfant (saison III) dans la websérie La Servante écarlate. L’article est issu de l’ouvrage Lectures juridiques de fictions.

Cet ouvrage forme le vingt-septième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XXVII :
Lectures juridiques de fictions.
De la Littérature à la Pop-culture !

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina & Stéphanie Douteaud

– Nombre de pages : 190
– Sortie : mars 2020
– Prix : 29 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-38-4
/ 9791092684384

– ISSN : 2259-8812

La Servante écarlate
– saison 3 :
Gilead & l’enfant

Sophie Prosper
Docteure en droit de l’Université Paris Nanterre,
membre du Collectif L’Unité du Droit

Le despotisme et le patriarcat de l’Etat de Gilead ne pouvaient perdurer plus longtemps. Il était temps. June l’annonce dès la fin du troisième épisode de cette nouvelle saison – la troisième : « Voilà ce qu’on fait. On les observe, les hommes. On les étudie. On les nourrit. On leur fait plaisir. Grâce à nous, ils se sentent forts… ou faibles. On les connaît à ce point-là. On connaît leurs pires cauchemars… et avec un peu de pratique, c’est ce qu’on deviendra. Des cauchemars ». Elle conclut alors : « Un jour, quand on sera prêtes, on s’en prendra à vous. Attendez ».

Le ton de la saison 3 était lancé : le temps de la révolte et de la vengeance avait sonné. La fin de la saison 2 laissait présager une telle suite, puisque June choisissait de rester à Gilead plutôt que de s’enfuir au Canada avec sa dernière fille, Holly alias Nichole, pour tenter de retrouver sa première fille, Hannah, et lutter contre le système mis en place par les Fils de Jacob, secte politico-religieuse fondamentaliste ayant pris le pouvoir par un coup d’Etat dans certains Etats des Etats-Unis d’Amérique.

Au cœur de l’organisation de cette révolte, c’est l’image même de l’enfant qui émerge et qui prend une place considérable dans cette nouvelle saison, afin de comprendre que l’intégralité du système mis en œuvre repose sur la figure de l’enfant. Il est à la fois l’origine de Gilead, l’intérêt à préserver pour sa population, et l’élément déclencheur de la révolte qui se prépare contre lui.

L’enfant, source de la création de Gilead. Le système de Gilead a été inventé pour répondre à la baisse avérée des naissances dans la région, le mode de vie ainsi que les conditions environnementales et climatiques ayant entraîné une chute de la fertilité de la population. La baisse de la natalité devient alors une problématique dont l’Etat de Gilead s’estime en charge. Les Fils de Jacob prêchent dès lors la mise en place d’une politique nataliste dans laquelle l’enfant devient le symbole d’un Etat fort et la procréation devient un devoir pour toutes et tous. Pour répondre à un enjeu démographique de maintien de la population, les Etats développent en effet des politiques publiques natalistes incitant la population à procréer[1]. Comme s’il existait un devoir national, une utilité collective, il pèse sur ces citoyens un devoir d’enfantement pour répondre à un besoin d’intérêt général. Ces politiques publiques encadrent dès lors le comportement procréatif du couple qui est alors normalisé pour répondre à un besoin quantitatif populationnel[2].

Dans le cadre du système de Gilead, les politiques publiques doivent répondre également à des valeurs religieuses fondamentalistes. C’est en se fondant sur l’histoire de Jacob et l’Ancien Testament[3] que les Fils de Jacob n’hésitent pas à normaliser le viol et l’adultère pour répondre à l’intérêt général d’augmentation des naissances. L’Etat de Gilead a en effet réquisitionné des femmes qui auraient vécu dans le pêché mais dont la fertilité les sauve des Colonies dans lesquelles elles auraient été envoyées pour purger leur peine. Elles doivent cependant payer leur dette à la société en mettant à disposition leur corps pour porter l’enfant du Commandant chez qui elles auront été affectées. Face à l’utilité collective de leur fertilité, les servantes écarlates remplissent une fonction sociale qui leur permet d’être conservées au sein de la société[4], mettant en exergue une politique utilitariste. Chaque mois, lors du rituel de la Cérémonie, la servante écarlate est violée par son Commandant sous les yeux de son Epouse qui aura récité en amont le passage de la Bible dédiée à l’histoire de Jacob et de sa servante Bilha : « Voici ma servante Bilha. Va vers elle et qu’elle enfante sur mes genoux : par elle j’aurai moi aussi des fils[5] ».

Sorte de gestation pour autrui dans la démarche[6], le consentement de la servante n’est cependant pas recherché. La servante est en effet dépossédée de son corps et est réduite à l’état d’esclave sexuelle. Elle n’est plus qu’un simple objet dont on dispose. Pour cette raison, la servante De Matthew alias Natalie est maintenue en vie artificiellement à l’hôpital, pour que le fœtus puisse se développer le temps nécessaire, afin de répondre à l’objectif nataliste du régime. A cette occasion, le médecin précise à June que son patient n’est pas la mère mais bien le bébé et conforte l’idée d’un but commun vers lequel toute la population doit œuvrer. Pour répondre encore à cette fonction sociale nataliste, la servante est dépersonnifiée en ne portant plus que le nom de son Commandant[7], et est alors interchangeable. Elle est ainsi un simple corps au service de l’enfantement : son suivi gynécologique est imposé, sans qu’elle ne puisse s’opposer à aucun examen, sa vie quotidienne lui est également dictée par Tante Lydia et sa maitresse. Elle n’a aucun droit sur son accouchement et doit respecter le rituel qui lui impose d’accoucher sur les genoux de l’Epouse du commandant auquel la servante est affectée. Enfin, à la naissance de l’enfant, elle est substituée par l’Epouse dans son lien de parenté : c’est l’Epouse qui devient la seule et unique mère, automatiquement, sans qu’aucun processus d’adoption ne soit nécessaire. C’est pour cette raison que Serena Waterford pourra renommer l’enfant « Nichole », bien que June l’ait appelée Holly après avoir accouché[8]. La disposition du corps de la servante écarlate est par conséquent totale, pour le bien de la Nation que représente l’enfant.

L’enfant, l’intérêt supérieur à préserver à Gilead. L’enfant de Gilead, en tant que finalité à atteindre, doit par la suite être préservé pour l’amener lui-même à procréer, objectif commun à remplir. La saison 3 insiste notamment sur la préservation de l’intérêt supérieur de l’enfant de Gilead par les adultes, et plus particulièrement par les femmes qui raisonnent alors en qualité de mère. Les Epouses devenues mères d’intention s’effacent au profit de l’intérêt supérieur de l’enfant. Certaines choisissent de faire revenir la mère biologique, malgré la concurrence qu’elle peut représenter face à l’enfant. Ainsi, Serena Waterford, bien qu’elle ait choisi de se débarrasser de June au plus vite après l’accouchement, la fait revenir pour qu’elle puisse assurer l’allaitement de l’enfant. De même, l’Epouse Mackenzie, mère d’intention de la fille de June, Hannah, choisit de déménager dans l’intérêt d’Hannah qui serait traumatisée par les rencontres organisées ou impromptues de June.

Ces femmes, en ne raisonnant plus qu’en qualité de mère pour préserver leur enfant, répondent aussi à l’objectif commun du régime qui les exploite, accomplissant dès lors la fonction sociale qui leur a été assignée de préservation de l’enfant. Seule la maternité compte pour préserver l’enfant, annihilant leur condition de femme qui les amènerait à vouloir s’opposer au régime de Gilead.

Cependant, cette maternité poussée à son paroxysme pousse aussi ces mères à enfreindre les règles de Gilead et à se mettre en danger dans l’intérêt de leur enfant. Certaines servantes tentent de récupérer leurs enfants et risquent le mur, comme June et Janine. Serena Waterford, malgré son statut d’Epouse et la position de son mari dans la construction de Gilead, a également contribué à la fuite de sa fille en retardant l’arrivée de la milice pour retrouver Emily. Elle va même jusqu’à trahir son mari en organisant son arrestation à la frontière canadienne, dans le but de revoir sa fille. Elle ne remplisse plus ici le seul intérêt général de préservation de l’enfant de Gilead, mais bien un objectif personnel, individuel de survie de leur propre enfant.

C’est en réunissant la finalité de préservation de l’enfant et l’intérêt collectif de tous les enfants que ces femmes réussissent à trouver un moyen de s’opposer au régime de Gilead.

L’intérêt collectif de l’enfant, source de l’opposition au régime de Gilead. Il n’était pas raisonnable de penser que l’application d’un régime violent et patriarcal reposant sur des pratiques de torture et d’esclavage pouvait perdurer sans que sa population ne se soulève. Dans la saison 3 s’orchestre alors autour de June l’organisation de la vengeance et de la révolte. C’est à l’hôpital au chevet d’une servante écarlate mourante que June prend la décision de sauver les enfants de Gilead en organisant leur fuite vers le Canada. « ils méritent tous d’être libres. Je vais faire sortir autant d’enfants que possible » conclura-t-elle avant de sortir de l’hôpital. June choisit de libérer les enfants du dogme despotique qu’ils se voient imposés et construit une action collectivement avec l’aide d’autres femmes dans l’intérêt des enfants de Gilead.

Cette révolte se construit à nouveau autour de la notion de maternité. Ce sont les servantes écarlates et les Marthas qui organisent la fuite de 52 enfants de Gilead dans l’espoir de les libérer, mais aussi de priver l’Etat de Gilead de sa ressource. C’est aussi une forme de vengeance, June évoquant le fait qu’elle veut que Gilead comprenne la souffrance que l’on ressent lorsqu’on lui arrache ses enfants. Ce n’est pas la violence que ces femmes ont subie qui les pousse à la vengeance, mais c’est en qualité de mère qu’elles construisent leur résistance.

C’est surtout en répondant à l’intérêt collectif de « tous » les enfants que ces femmes réussissent à construire la révolte contre Gilead. La mère ne souhaite pas le seul bonheur de son enfant. C’est la recherche d’un bonheur collectif qui permet de mettre en action cette insurrection. Ces femmes appliquent toujours l’objectif commun de préservation de l’enfant, mais elles ne situent plus l’intérêt de l’enfant dans une vision utilitariste dans laquelle l’enfant serait conçu pour répondre lui aussi à un objectif de procréation, mais dans une vision plus libérale, dans laquelle l’enfant serait libre de s’épanouir et de réfléchir par lui-même. C’est face à cette nouvelle finalité que les femmes, mères ou non, vont s’unir et s’organiser pour s’opposer au régime et permettre la fuite de ces enfants vers le Canada.

Ainsi, l’enfant, érigé pourtant comme emblème du régime de Gilead, devient l’allégorie de la quête du bonheur et de la liberté sur laquelle se fonde l’opposition au régime.


[1] La France elle-même a développé ou développe encore des politiques natalistes pour répondre à cet enjeu démographique. Madame Laurie Marguet développe de manière détaillée les différentes législations qui ont été mises en place pour limiter (voire interdire) l’avortement ou la contraception ou celles vouées à inciter les parents à procréer (par exemple, par une incitation financière), V. Laurie Marguet, Le droit de la procréation en France et en Allemagne : étude sur la normalisation de la vie, thèse Paris Nanterre soutenue le 5 décembre 2018, sous la direction de Madame la Professeure Stéphanie Hennette-Vauchez, Partie II – Titre I – chapitre I – section I.

[2] Ibid. V. également M.-X. Catto, Le principe d’indisponibilité du corps humain, limite de l’usage économique du corps, Bibliothèque de droit public, Lgdj, 2018.

[3] La Bible, Ancien Testament, « Le Pentateuque », « Genèse », chapitre 30 :3. Dans ce chapitre, la femme de Jacob, Rachel, lui demande de se marier avec la servante, Bilha, pour lui donner un enfant.

[4] Seule l’utilité sociale permet de rester à Gilead. Toute personne ne servant pas une fonction est envoyée dans les Colonies pour effectuer la fonction de tri des déchets toxiques, et mourir rapidement face à un travail très pénible et des conditions de vie inhumaines.

[5] La Bible, Ancien Testament, « Le Pentateuque », « Genèse », chapitre 30 :3.

[6] La gestation pour autrui est une technique par laquelle une femme, dite « mère porteuse », porte l’enfant à naitre à la demande et pour un autre couple. L’ovule peut être celui de la mère génétique de l’enfant, de la mère porteuse ou d’une donneuse.

[7] L’héroïne, June, prend le nom de famille du Commandant chez qui elle est affectée : « Offred » (en français, « Delfred »).

[8] En droit français par exemple, l’article 57 du code civil énonce en effet que « les prénoms de l’enfant sont choisis par ses père et mère ». Le choix du prénom permet de déduire le lien de parenté.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Droit(s) des stades (par le pr. M. Maisonneuve)

Voici la 28e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 9e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Volume IX :
Droit(s) du football

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu(x)
Maisonneuve & Touzeil-Divina)

– Sortie : 03 juin 2014
– Prix : 39 €

  • ISBN : 979-10-92684-03-2
  • ISSN : 2259-8812

Présentation :

Les actes du présent colloque s’inscrivent dans le cadre de l’atelier « Droit(s) du football » du Collectif L’Unité du Droit. Ils s’inscrivent aussi dans le prolongement des deux premières éditions, à l’Université du Maine, des « 24 heures du Droit » dont ils constituent la troisième matérialisation.

L’ouvrage est placé sous la direction scientifique des professeurs Mathieu Touzeil-Divina et Mathieu Maisonneuve, respectivement professeurs de droit public aux Universités du Maine et de la Réunion et sa sortie coïncide, sans hasard, avec la 20e édition de la Coupe du monde de football (Brésil, juin 2014). Les actes ici proposés diffèrent en outre des angles déjà analysés dans plusieurs ouvrages dédiés aux droits du sport, ce qui en justifie scientifiquement la tenue. Spécialement relatifs au(x) droit(s) du football, ils n’ont pas la généralité de l’excellent manuel de Droit du sport (de l’équipe Aix-Auvergne ; Lgdj ; 3e édition ; 2012) et ne sont pas des décalques de précédents colloques et ce, ni sur le fond (Droit et football ; Lgdj ; 2012) ni sur la forme (Droit et rugby ; Lextenso ; 2013). A cet égard, le projet ici porté ne s’appelle précisément pas « Droit & Football » ou « Football & Droit » mais bien « Droit(s) du football ». Il a pour objectif(s) de traduire la notion d’Unité(s) du Droit et utilise pour ce faire le plan romaniste historique : hommes, choses et actions. Pour toutes ces raisons, il vous est proposé de chausser vos crampons juridiques et de sortir les maillots de votre équipe (doctrinale ?) préférée !

Colloque réalisé et ouvrage publié avec le concours du Collectif L’Unité du Droit ainsi que des laboratoires juridiques Crj & Themis-Um.

Droit(s) des stades

Mathieu Maisonneuve
Professeur de droit public
à l’Université de la Réunion,
Co-directeur du Crj,
membre du Collectif L’Unité du Droit

Du droit(s) des stades aux dieux des stades, il y a un pas que l’on peut ne pas oser franchir dans un atelier consacré aux choses du football. Du droit des stades aux droits des stades, il y a en revanche un gué que l’on peut sans risque emprunter. Les stades de football sont divers et leur droit aussi. Le Stade de France, le Parc des princes, le stade François Coty d’Ajaccio, le stade Léo Lagrange de Besançon et le stade de l’Est à Saint Denis de La Réunion, ne sont pas tous logés à la même enseigne juridique.

Bien sûr, ils sont l’objet de modes contractuels variés. Marchés publics, délégations de service public, baux emphytéotiques administratifs, conventions d’occupation du domaine public, sous-concessions domaniales, contrats de partenariat, sont autant de catégories de contrats utilisées pour leur construction, leur rénovation, leur gestion et/ou leur utilisation. La chose est connue[1], même si elle n’en finit pas d’interroger, notamment afin de limiter le risque financier pour les collectivités territoriales[2].

Bien sûr, les stades de football relèvent en France de deux régimes de propriété : la domanialité publique, habituelle, et la propriété privée, exceptionnelle. Cette présentation mérite toutefois d’être approfondie. D’abord parce que, compte tenu de la rareté des stades privés, la doctrine ne s’y est guère intéressée[3]. Ensuite parce que les stades publics sont soumis à un droit moins homogène que la dichotomie « domanialité publique – propriété privée » pourrait le faire croire.

Si le modèle de développement économique des clubs, autant que la bonne utilisation des derniers publics, devrait à l’avenir conduire à ce que de plus en plus de stades privés voient le jour, ce qui rend aujourd’hui plus utile qu’hier de s’intéresser à eux, les nécessités du football moderne ont déjà conduit certaines villes à privatiser leur stade au profit d’un seul et unique club sans pour autant lui en céder la propriété.

Les stades publics d’utilité générale (I), coexistent ainsi, et coexisteront de plus en plus, avec des stades publics privatisés (II) et des stades qui, pour être privés, n’en restent pas moins d’intérêt public (III).

I. Les stades publics d’utilité générale

Sont des stades publics d’utilité générale les stades présentant les deux caractéristiques suivantes : être la propriété d’une personne publique ; être affecté à un service public.

L’immense majorité des stades entre en France dans cette catégorie. La plupart sont en effet la propriété de la commune qui les a construits, voire d’une intercommunalité ; plus rarement d’une région ou d’un département ; plus rarement encore de l’Etat lui-même. Et, parmi eux, tous ou presque sont affectés à un service public.

Le plus souvent au service public du « développement d’activités sportives et d’activités physiques »[4]. C’est le cas de tous les stades qui ne sont pas réservés à l’usage sportif exclusif d’un club professionnel, mais auxquels ont accès différents clubs, à différentes heures, de différents niveaux, mais aussi des scolaires, voire des pratiquants individuels.

Ce sont les petits stades, les stades que l’on a en bas de chez soi, les stades où l’on joue au football avec ses amis, son club du dimanche, les stades où l’on va faire son jogging. Ce sont aussi bien des stades où évolue un club résident de Ligue 1 ou de Ligue 2, sans pour autant que son usage soit complètement fermé à des pratiques sportives non professionnelles.

Si une telle fermeture peut parfois être regardée comme incompatible avec l’idée d’une affectation au service du développement d’activités physiques et sportives[5], elle n’est toutefois pas nécessairement exclusive de toute affectation à un service public pour peu que, fermé au sport amateur, le stade soit ouvert par son propriétaire aux spectacles vivants, notamment des concerts, voire simplement à des spectacles sportifs variés (matchs des équipes de France de football ou de rugby ; match de hockey sur glace ; courses automobiles, de motos, de karting ; meetings d’athlétisme ; finales de compétitions nationales ou internationales, etc.).

Avec ces stades « parcs d’attractions sportives et culturelles », à l’image du Stade de France, on nous change certes nos stades, qui sentaient bon la bière et la sueur, mais pas notre domanialité, qui reste malgré tout publique, le service public de promotion du sport et/ou le service culturel prenant alors le relai du service public de développement des activités physiques et sportives.

La cause paraît d’autant plus entendue que la jurisprudence Jean Bouin[6]est étrangère à la question. La récente tendance du Conseil d’Etat à se montrer plus exigeant que par le passé pour qualifier de délégation de service public un contrat conclu avec le gestionnaire ou l’occupant d’un stade est en effet sans conséquence sur l’affectation du lieu. Que le contractant de l’administration ne soit pas délégataire de service public est une chose ; que le domaine ne soit pas affecté à un service public en est une autre[7]. Restrictif concernant le service public comme objet contractuel, la Haute juridiction administrative reste peu exigeante s’agissant du service public comme affectation d’un lieu.

Pour les stades de la première catégorie, les stades « lieux publics d’intérêt général », le contentieux porte ainsi moins sur le principe de leur appartenance au domaine public que sur les contours exacts de cette appartenance et sur le respect du régime applicable.

Sur le premier point, il peut par exemple s’agir de savoir si un club house fait partie du domaine public[8], au même titre que l’aire de jeu, les tribunes ou les vestiaires, ce qui revient classiquement à se demander s’il constitue un accessoire du stade stricto sensu, c’est-à-dire la partie aménagée pour la pratique d’un ou de plusieurs sports[9]. Oui s’il est physiquement attaché au principal, ce qui implique notamment qu’il ne dispose pas d’un accès séparé à la voie publique, et s’il lui est également fonctionnellement lié, ce qui suppose que pèsent sur l’exploitant des sujétions particulières liées aux activités sportives. Non si le club house ne remplit pas le critère physique ou le critère fonctionnel de la théorie de l’accessoire.

Sur le second point, c’est le respect de l’article L. 2125-3 du Code général de la propriété des personnes publiques, relatif au montant des redevances domaniales, qui retient le plus l’attention. Par deux fois, la Cour administrative d’appel de Lyon est ainsi venue rappeler que, conformément à l’article précité, cette redevance devait tenir compte « des avantages de toute nature procurés au titulaire de l’autorisation » d’occuper le domaine public.

Dans un arrêt du 12 juillet 2007[10], elle a annulé la décision du maire de Lyon de signer avec la société « Olympique lyonnais » une convention d’occupation du domaine public fixant à 32 827 euros le montant de la redevance à verser par match joué au stade de Gerland ; dans un arrêt du 28 février 2013[11], elle a annulé une délibération de la communauté d’agglomération « Grenoble Alpes métropole » imposant à la société « Grenoble Foot 38 », du temps où elle évoluait en Ligue 1, une redevance fixe de 500000 euros par an majorée d’une part variable basée sur les recettes de billetterie pour l’occupation du Stade des Alpes.

Dans les deux cas, la Cour administrative d’appel de Lyon a estimé que le montant de la redevance était insuffisant par rapport aux avantages que tiraient les deux clubs professionnels de l’occupation des deux stades, lesquels avantages, pour un complexe sportif, doivent s’apprécier« au regard des recettes tirées de son utilisation telles que la vente des places et des produits dérivés aux spectateurs », mais aussi au regard de « la location des emplacements publicitaires et des charges que la collectivité publique supporte telles que les amortissements, l’entretien et la maintenance calculées au prorata de l’utilisation d’un tel équipement ». 

Sans grande surprise en droit, ces décisions devraient largement contribuer à mettre fin à cette forme de soutien traditionnel des collectivités locales aux clubs de football professionnel consistant à n’exiger d’eux que des redevances modestes[12]. Il s’agit là d’une forme d’aide, souvent illégale, dont la légitimité est de plus en contestée à l’heure du sport business. Le modèle économique sur lequel il repose n’est d’ailleurs pas étranger à la privatisation exclusive de l’usage de certains stades publics.

II. Les stades publics à usage privatisé

Les stades publics à usage privatisé sont, comme les précédents, des stades propriétés de personnes publiques, mais cette fois laissés à la libre disposition d’un seul club de football professionnel.

C’est par exemple le cas du Parc des princes. La convention signée le 20 décembre 2013 entre la ville de Paris, propriétaire du stade, et la Société d’exploitation sports événements (Sese), détenue à 100% par la société Paris Saint Germain football (Psg), fait de cette dernière son unique occupant pour une durée de 30 ans. Tout au plus 182 jours au maximum sont-ils réservés au bénéfice de la ville de Paris dans le cas où elle serait retenue comme hôte d’un événement sportif international, ce qui est d’ores et déjà le cas pour le championnat d’Europe Uefa de football masculin 2016.

La privatisation de l’usage d’un stade public au profit d’un unique club de football professionnel pose, en théorie, certaines questions, et ouvre, en pratique, des possibilités.

Les questions, pour l’heure théoriques, ont trait au respect du droit de la concurrence. Si l’on sait que la passation des simples conventions d’occupation du domaine public ne sont soumises, au moins en l’état du droit français[13], soumises ni à mise en concurrence ni même à publicité préalable, on sait aussi que les personnes publiques doivent respecter le droit de la concurrence, et notamment s’abstenir de placer les occupants de leur domaine en situation d’abus de position dominante[14].

Dans une ville où n’existerait qu’un seul stade susceptible d’accueillir des rencontres de football de haut niveau, on ne saurait complètement exclure, même si c’est pour le moment une hypothèse d’école, qu’en en réservant le droit d’usage à un club professionnel donné, celui-ci soit mis illégalement en mesure de faire obstacle à l’avènement ou au développement d’un club concurrent. L’exemple du stade GiuseppeMeazza de Milan prouve en effet que deux clubs de l’élite footballistique peuvent très bien cohabiter.

La privatisation exclusive de l’usage d’un stade est porteuse de potentialités économiques pour l’occupant, et peut même ouvrir la voie à une cession du stade. Un stade ainsi privatisé est-il en effet affecté ou encore affecté à un service public ? C’est loin d’être évident. Si le sport pour tous ou des spectacles sportifs et culturels variés peuvent constituer des services publics, c’est en revanche plus douteux pour le seul football professionnel.

Certes, la Fédération Française de Football est, depuis l’arrêt Fifas[15], délégataire de service public et la Ligue de football professionnel, qui organise les championnats de Ligue 1 et de Ligue 2, en est depuis sa création subdélégataire. Mais ce que le Conseil d’Etat, puis à sa suite le législateur, ont consacré comme étant un service public, ce n’est pas le football professionnel en tant que tel. C’est seulement l’organisation de compétitions de football, y compris professionnel, par une autorité distincte des compétiteurs, et non la pratique du football professionnel elle-même.

Le Conseil d’Etat ne semble pas plus disposé aujourd’hui qu’hier, et peut-être encore moins au regard des dérives du football business, à couvrir « du pavillon du service public une marchandise des plus douteuses »[16]. Dans ses arrêts Jean Bouin de 2010[17] et Mme Gilles de 2011, la Haute juridiction administrative a en effet par deux fois affirmé que la seule présence d’un club professionnel, de rugby dans un cas, de football dans l’autre, sans autres contraintes que celles découlant de la mise à disposition des équipements sportifs ne caractérisait pas à elle seule une mission de service public. Même s’il s’agissait qualifier un contrat, non de déterminer la domanialité du lieu, ce n’est sans doute pas non plus complètement anodin.

De là à conclure que les stades publics exclusivement occupés par un club professionnel de football ne sont pas affectés à un service public, il n’y a qu’un pas qui paraît franchissable. Dans la mesure où l’on ne saurait considérer qu’ils sont affectés à l’usage direct du public, faute qu’il puisse l’utiliser seul, ces stades ne sont affectés à aucune utilité publique[18]. Rien n’empêche donc de les déclasser pour échapper à certaines contraintes de la domanialité publique, ce qui pourrait permettre de rassurer les investisseurs, ou même pour les céder, comme cela a pu par exemple être évoqué pendant la campagne des municipales 2014 à Paris et à Marseille, pour en faire des stades privés.

III. Les stades privés d’intérêt public

Les exemples de stades qui sont la propriété de personnes privées ne manquent pas à l’étranger. C’est par exemple le cas de l’Emirates Stadium à Londres ou l’Alianz Arena à Munich. En France, les stades privés sont rares. En 2013-2014, le seul club de football de Ligue 1 propriétaire de son stade était l’Athletic Club Ajaccio[19]. A l’avenir, les choses pourraient toutefois évoluer. C’est en tout le cas le souhait, après la commission « Euro 2016 » que présidait Philippe Seguin[20], de la mission sénatoriale d’information sur le sport professionnel et les collectivités territoriales[21].

Pour ce faire, deux voies sont envisageables : celle de l’achat et celle de la construction. Juridiquement, la cession d’un stade public n’est pas inenvisageable, à condition bien sûr de le déclasser au préalable et de ne pas le brader[22]. Politiquement en revanche, la vente d’un stade peut-être mal perçue lorsqu’il s’agit d’un stade appartenant au patrimoine sportif. A chacun son Hôtel de la Marine. Economiquement, ce n’est toutefois pas forcément une mauvaise solution. Tout dépend des circonstances : de l’existence potentielle d’une offre d’achat et de son montant ; de ce que rapporte le stade à la collectivité et de qu’il lui coûte, mais aussi du contenu du contrat de vente, notamment de la capacité du vendeur à y inclure des clauses particulières (agrément de la collectivité en cas de revente ; droit d’usage pour certains grands événements au profit de la collectivité, etc.).

La deuxième voie permettant à un club de se doter de son propre stade consiste à le construire. C’est la voie dans laquelle s’est engagée l’Olympique lyonnais[23]. Mais, même là, le concours des collectivités intéressées demeure indispensable. Leur concours administratif tout d’abord. La construction d’un stade suppose en effet une modification du plan d’occupation des sols et des plans de circulation. Leurs concours opérationnel et financier ensuite, ne serait-ce que pour la réalisation des infrastructures d’accès.

Le concours des collectivités à la réalisation de ces dernières est juridiquement envisageable. L’article 28-II de la loi n° 2009-888 du 22 juillet 2009 de développement et de modernisation des services touristiques autorise en effet expressément les collectivités territoriales et leurs groupements à « réaliser ou concourir à la réalisation des ouvrages et équipements nécessaires au fonctionnement et à la desserte des installations mentionnées au I », c’est-à-dire des enceintes sportives déclarées d’intérêt général du fait de leur inscription sur une liste fixée par arrêté du ministre chargé des sports, après avis des conseils municipaux concernés, peu importe qu’il s’agisse d’enceintes publiques ou privées.

Au-delà de la réalisation des infrastructures d’accès, les collectivités territoriales peuvent-elles plus généralement contribuer financièrement à la réalisation des travaux de construction du stade lui-même ? Une décision de la Commission européenne du 18 décembre 2013[24] semble l’admettre. Par cette décision, la Commission a en effet estimé que le financement public de la construction ou la rénovation des stades français pour l’Euro 2016, dont le stade des Lumières de l’Olympique lyonnais, était bien constitutif d’une aide d’Etat, mais que cette aide était compatible avec le marché intérieur. Elle a en particulier estimé, comme elle l’avait déjà fait à propos d’un programme de rénovation de stades en Belgique[25], que cela renforcerait la promotion du sport et de la culture, objectif commun de l’UE, sans fausser indûment la concurrence.

Il ne saurait toutefois être question d’y voir un blanc-seing donné par la Commission. Si elle a ici donné son accord, c’est parce que le projet n’aurait pas été viable sans soutien public, parce que les aides étaient limitées au minimum nécessaire pour garantir la mise en conformité avec les exigences de l’Uefa à temps pour l’Euro 2016, et parce qu’il s’agissait d’installations multifonctionnelles permettant d’organiser des événements sportifs, culturels et sociaux.

Nécessairement limités, les financements publics de grands stades, privés comme publics, n’en restent pas moins envisageables. Dans la presque totalité des cas, l’équilibre financier de l’opération d’acquisition, de construction ou de rénovation dépendra de la présence d’un club résident professionnel. Que ce club vienne à quitter le haut niveau, et l’opération risque de vite devenir économiquement bancale.

Afin d’éviter que la glorieuse incertitude du sport ne vienne mettre à mal le besoin de sécurité des investisseurs, l’idée d’une limitation de l’aléa sportif commence à faire son chemin[26]. En somme, il s’agirait de rogner, au moins à la marge, sur le modèle européen du sport, lequel est notamment fondé sur un système de promotion/relégation, en protégeant certains clubs.

Peut-être temps sera-t-il alors temps de dire adieu au stade.


[1] Sur la question, V., d’une manière générale, Simon Gérald et alii, Droit du sport, Paris, Puf, coll. Thémis, 2012, n° 470 et s., ainsi que le dossier spécial « Le renouveau des équipements sportifs et aquatiques », Contrats publics, avril 2010, n° 98 ; V. également Lagarde Franck, « Financement et réalisation d’un équipement sportif : quels montages juridiques ? », Jurisport, n° 100, 2010, p. 20 ; Richer Laurent, « Propriété publique et rentabilité des stades : de la concession au contrat de partenariat » in Simon Gérald (dir.), Le stade et le droit, Paris, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2008, p. 67 ; Bayeux Patrick, « Les mode de gestion des équipements sportifs utilisés par les clubs professionnels », Ajda, 2005, p. 1438.

[2] Proposant dernièrement de proscrire le recours au contrat de partenariat par les collectivités territoriales pour le financement de nouveaux stades, V. Sport professionnel et collectivités territoriales : l’heure des transferts ?, Rapport de la mission commune d’information du Sénat sur le sport professionnel et les collectivités territoriales proposait, 12 mai 2014.

[3] En revanche, la question a été récemment abordée dans plusieurs rapports. Outre le rapport sénatorial cité supra, V. notamment Grands stades, rapport de la commission « Euro 2016 » présidée par Philippe Seguin, novembre 2008.

[4] CE Sect., 13 juillet 1961, Ville de Toulouse, Rec. p. 513 ; Ajda, 1961, 1, 467, chron. Galabert et Gentot ; Cjeg, 1962, J, 25, note A.C.

[5] V. infra partie II.

[6] CE Sect., 3 décembre 2010, Ville de Paris – Association Paris Jean-Bouin, req. n° 338272, Rec.,p. 472 ; Bjcp, 2011, n° 74, p. 36, concl. N. Escaut ; Ajda, 2011, p. 18, étude S. Nicinski et E. Glaser ; Rlc, 2011, n° 26, p. 45, note G. Clamour ; Ajct, 2011, p. 37, note J.-D. Dreyfus ; Contrats & marchés publics, 2011, comm. n° 25, note G. Eckert ; Cah. dr. sport, n° 23, 2011, p. 58, note F. Colin ; Dr. adm., 2011, comm. n° 17, note F. Brenet et F. Melleray ; Rdi, 2011, p. 162, note S. Braconnier et R. Noguellou ; Bjcl, n° 5, 2011, p. 315, note F. Hoffman ; Jcp A, 2011, 2043, note C. Deves ; Jcp G, 2011, p. 483, note A. Chaminade ; RJEP, n° 685, 2011, p. 25, note. C. Maugüe ; Lpa, 26 mai 2011, p. 8, note. P. Juen.

[7] L’illustrant, V. CE, 19 janvier 2011, CCI de Pointe-à-Pitre, req. n° 341669, Bjcp, 2011, n° 75, p. 101, concl. N. Boulouis ; Ajda, 2011, p. 1330, note P. Caille ; Contrats & marchés publics, 2011, n° 3, p. 30, note G. Eckert ; Rlct, 2011, n° 66, p. 46, note E. Glaser ; Gaz. Pal., 2011, n°140, p. 43, note C. Gisbrant-Boinon.

[8] CAA Nantes, 15 novembre 2013, Association Stade nantais université club et autres, req. n° 11NT02688, Ajda, 2014, p. 10, note F. Lagarde.

[9] En ce sens, V. Simon Gérald, « Qu’est-ce qu’un stade ? » in Simon Gérald (dir.), Le stade et le droit, Paris,2008 ;  Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, p. 5.

[10] CAA Lyon, 12 juillet 2007, Ville de Lyon, req. n° 06LY02103, Ajda, 2007, p. 2312, concl. D. Besle. 

[11] CAA Lyon, 28 février 2013, Communauté d’agglomération Grenoble Alpes Métropole, req. n° 12LY00820.

[12] A titre d’exemple, la redevance que versait l’Olympique de Marseille pour l’occupation du Stade Vélodrome n’était ainsi, en application de la convention du 5 juillet 2011 arrivée à terme le 30 juin 2014, que de 50 000 euros par an (Chambre régionale des comptes Paca, Rapport d’observations définitives sur la gestion de la commune de Marseille, 7 octobre 2013, spéc. p. 57).

[13] CE Sect., 3 décembre 2010, Ville de Paris – Association Paris Jean-Bouin, préc.

[14] CE Sect., 26 mars 1999, Société EDA, req. n° 202260, Rec. p. 107 ; Gddab, Dalloz, 2013, n° 52, note R. Noguellou ; Ajda, 1999, p. 427, concl. J.-H. Stahl et note M. Bazex ; Rdp, 2000, p. 353, note C. Guettier.

[15] CE Sect., 22 novembre 1974, Fédération des industries françaises d’articles de sport, Rec., p. 577, concl. J. Thery ; Rdp, 1975, p. 1109, note M. Waline ; Ajda, 1975, p. 19, chron. M. Franc et M. Boyon ; D., 1975, juris., p. 739, note J.-F. Lachaume ; Jcp, 1975, I, n° 2724, note J.-Y. Plouvin.

[16] Moderne Franck, note sous CE, 26 novembre 1976, Fédération française de cyclisme, Ajda, 1977, p. 147.

[17] CE Sect., 3 décembre 2010, Ville de Paris – Association Paris Jean Bouin, préc.

[18] Au sens nécessaire pour qu’un bien fasse partie du domaine public. Au sens plus général, même un stade réservé à un club de football professionnel reste d’intérêt public, mais s’il s’agit peut-être d’un intérêt public de plus faible intensité que pour d’autres stades.

[19] Todeschini J.-M. et Bailly D., Le financement public des grandes infrastructures sportives, Rapport d’information, Sénat, 17 octobre 2013, p. 10.

[20] Grands stades, rapport, novembre 2008, spéc. p. 57 et s.

[21] Sport professionnel et collectivités territoriales : l’heure des transferts ?, rapport du 12 mai 2014.

[22] Ce qui pose la délicate question de l’évaluation des biens rares ou uniques. Interrogés par L’Equipe (14 février 2014), des experts évaluaient ainsi le Parc des princes entre 130 millions et 1 euro symbolique. Sur la question de l’évaluation de l’hippodrome de Compiègne, V. Rapport d’information de Mme Nicole BRICQ, fait au nom de la commission des finances, n° 327 (2010-2011) – 2 mars 2011, spéc. p. 30 et s.

[23] Sur les péripéties juridiques du projet, V. notamment TA Lyon, 10 janvier 2013, Poet et autres, req. n° 1104543, Ajda, 2013, p. 79 : annulation de la délibération par laquelle la communauté urbaine de Lyon avait accepté la cession des terrains publics sur lesquels le stade doit être édifié, en raison de l’information incomplète des élus.

[24] Aide d’Etat SA.35501 (2013/N) – France.

[25] Aide d’Etat SA.37109 (2013/N) – Belgique.

[26] En ce sens, V. Todeschini J.-M. et Bailly D., Le financement public des grandes infrastructures sportives, Rapport d’information, Sénat, 17 octobre 2013, p. 39 et s. ; ainsi que Sport professionnel et collectivités territoriales : l’heure des transferts ?, Rapport de la mission commune d’information sur le sport professionnel et les collectivités territoriales, 12 mai 2014.

Nota Bene : le présent ouvrage sera diffusé par les Editions Lextenso. Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

La parole en droit public

Voici la 22e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’une présentation du 10e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Cet ouvrage, à paraître pour la fin du printemps 2020, est le dixième issu de la collection « L’Unité du Droit ». En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume X :
La parole
en droit public

Ouvrage collectif sous la direction de
Olivier Desaulnay

– Nombre de pages : 296
– Sortie : mai 2020
– Prix : 39 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-04-9
/ 9791092684049

– ISSN : 2259-8812

Présentation :

Le présent ouvrage rassemble les actes actualisés du colloque éponyme (tenu les 24 et 25 octobre 2013 à la Faculté de droit et de science politique de l’Université de Rennes 1 sous l’égide de l’Institut du Droit Public et de la Science Politique et du Centre d’Histoire du Droit) ainsi que de nouvelles contributions venues au fil de l’eau enrichir l’analyse d’un objet juridique dont les frontières, mêlées avec l’écrit, le rendent quelque peu insaisissable et les manifestations, fortement hétérogènes, paraissent rendre vaine toute tentative d’en dégager une grammaire commune. La parole en droit public renvoie d’abord à l’oralité de ce champ juridique car, sous certaines conditions, dire c’est faire. C’est exprimer la volonté que quelque chose doit être. La parole se veut alors performative, « devoir être » verbalisé pouvant être parfois fondateur d’un authentique acte juridique ou, du moins, constituer un prélude à sa formation. La parole est aussi et surtout un objet du droit public en ce sens que la liberté d’expression qui la porte est sujette à diverses ingérences des autorités publiques qui tantôt la contraignent, tantôt l’affranchissent sans jamais perdre de vue qu’une parole libre, conçue comme un attribut essentiel de la liberté de toute personne humaine – celle d’exprimer une pensée – est inséparable de l’ambition démocratique. Ces deux figures de la parole recèlent par ailleurs une dimension juridictionnelle.

Ecouter l’administrer-citoyen peut revenir à donner la parole au justiciable et entretenir une oralité des débats de qualité. La prise de parole des autorités politiques et publiques peut également servir le juge pour remplir son office ou, à l’inverse, pour en être précisément l’objet. L’ouvrage poursuit ses trois mouvements, apportant par touches successives un éclairage sur la fonction constructive de la parole qui enrichie la délibération parlementaire, qui porte le discours politique, qui constitue ou préfigure l’action publique, qui éclaire le juge…

Y ont contribué : Elisabeth Baraduc, Didier Blanc, Damien Connil, Fleur Dargent, Olivier Desaulnay, Gweltaz Eveillard, Nathalie Havas, Nicolas Hervieux, Caroline Lantero, Frédéric Lombard, Audrey de Montis, Hélène Muscat, Rémi Radiguet, Romain Rambaud, Josselin Rio & Mathieu Touzeil-Divina.

Le présent ouvrage a reçu le soutien financier de l’Université de Rennes 1 (Institut du Droit Public et de la Science Politique), du Collectif L’Unité du Droit et de l’Université de la Réunion (Centre de recherche juridique)


Nota Bene
:
le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Des TBM dans les fonctions publiques ? (par le pr. Touzeil-Divina)

Voici la 21e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 33e (et futur) livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Cet ouvrage forme le trente-troisième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».

Volume XXXIII :
Le tatouage et les modifications corporelles saisis par le droit

Ouvrage collectif sous la direction de
Mélanie Jaoul & Delphine Tharaud

– Nombre de pages : 232

– Sortie : printemps 2020

– Prix : 39 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-45-2
/ 9791092684452

– ISSN : 2259-8812

Présentation :
Si le tatouage a longtemps été réservé aux mauvais garçons, aux prisonniers et aux marins, ce dernier se normalise au point de devenir commun. Face au nombre grandissant de tatoués et de tatoueurs, de nouvelles questions se posent tant aux artistes tatoueurs qu’aux clients. Les problématiques qui se posent sont nombreuses : pratique du tatouage, liberté d’installation, propriété intellectuelle, formation des jeunes tatoueurs, statut du tatoueur et en fond son imposition, droit du travail, déontologie, contrats de mise à disposition de locaux aux tatoueurs permanents ou guests invités… Cet ouvrage est le fruit d’une réflexion qui a été menée lors d’un colloque qui s’est tenu à Limoges en juin 2019 avec l’objectif d’apporter des réponses aux différents opérateurs du monde du tatouage.

Parce que le tatouage est un phénomène de société, il convenait de se demander s’il était devenu un objet juridique à part entière. La réponse est positive. Au terme des débats qui vous sont livrés dans cet ouvrage, il est passionnant de voir à quel point la matière est vivante et nécessite que les juristes s’y intéressent. De l’histoire du tatouage à l’évolution sociologique qui entoure les mutations de la pratique, du statut du tatoueur au contrat de tatouage, des enjeux pour le tatoueur notamment en propriété intellectuelle à ceux du tatoué, ces actes cherchent à apporter des réponses aux interrogations actuelles et à anticiper celles de demain au travers du triptyque : tatoueur, tatoué & tatouage.

Tatouages,
Barbes & Moustaches
(Tbm) dans les
fonctions publiques *

Mathieu Touzeil-Divina
Professeur de droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Imh
Président du Collectif L’Unité du Droit

« Du côté de la barbe est la toute-puissance » !

MolièreL’école des femmes.

Théorie « des » ou droit « aux » apparences ? Parmi les questions juridiques que le présent ouvrage collectif pose, à l’invitation de Mélanie Jaoul, existe selon nous l’interrogation relative à l’apparence du travailleur dans son emploi public ou privé. Considéré « trop » barbu tel un hipster new-yorkais sous 3-mmc, un rabbin loubavitch… ou un musulman salafiste, présentant des piercings ou des scarifications faisant peur aux grands-parents, tatoué[1] sur les membres apparents ou le visage à l’instar d’anciennes traditions polynésiennes ou d’un souvenir de beuverie, de prison ou encore de légion(s), le travailleur public ou privé ne peut pas toujours se présenter à ses employeurs, à ses collègues et à un éventuel public ou à une potentielle clientèle comme il l’entendrait ou le désirerait seul. Ici encore existe un « droit de ». En l’occurrence un droit des travailleurs qui ouvre une branche : celle des apparences et du physique.

Restrictions scientifiques. A priori, la plupart des questions ici envisagées seront communes aux travailleurs des droits privé et public (fonctionnaires compris). Toutefois, parce que nous ne sommes pas spécialisé en droit du travail, nous considérerons principalement les éléments relatifs aux travailleurs publics qui nous sont plus familiers. Et, parce qu’il sera impossible en ces pages de traiter de toutes les hypothèses d’apparences physiques des agents publics, on restreindra – principalement – nos propos aux ports des tatouages[2], barbes et moustaches (dorénavant Tbm)[3]. En traitant ici « des » fonctions publiques, on veut par ailleurs signifier deux éléments. D’abord, au sens strict, on s’intéressera principalement aux agents titulaires de l’une des trois fonctions publiques françaises d’Etat, de la territoriale et de l’hospitalière tels qu’institués et régis unilatéralement par le statut général de la Loi du 13 juillet 1983 (c’est-à-dire tout agent exerçant un emploi permanent auprès d’une personne publique en ayant été nommé dans un grade de la hiérarchie le tout dans une position dite statutaire et réglementaire).

Par ailleurs, on ne s’interdira pas, lato sensu, d’envisager également certains cas d’agents contractuels – titulaires ou non (en Cdd ou en Cdi) – au service de la puissance publique au sens large. Il ne s’agit effectivement pas d’insister sur les différences entre statutaires et autres personnels mais de considérer globalement les travailleurs de droit public.

Quels droits et/ou libertés en jeu ? S’habiller ou se coiffer de telle façon, faire pousser ou non les poils de sa barbe et/ou de sa moustache[4], découvrir, dissimuler ou suggérer un tatouage sur son corps d’agent public met-il en jeu un droit ou une liberté[5] ? Il n’existerait pas de « liberté fondamentale » à se vêtir comme on l’entendrait affirme la Cour de cassation[6] même s’il s’agit vraisemblablement là d’un corolaire de la liberté individuelle. Un droit à son identité. Selon la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme[7], il est en revanche fondamental de protéger les « choix faits quant à l’apparence » par les individus et ce, dans l’espace « public comme en privé ». Il s’agit bien du droit – fondamental – à la vie privée (art. 08 Cesdhlf) qui garantit[8] « l’identité physique, psychologique et sociale d’un individu ».

Quoi qu’il en soit, c’est surtout la notion constitutionnelle d’Egalité qui entre ici en jeu lorsqu’un agent public est barbu, moustachu et/ou tatoué.

Au nom de l’Egalité, l’interdiction de discriminations physiques. A priori (et l’on voudra bien garder en tête qu’il s’agit là d’un a priori principiel particulièrement compliqué à démontrer dans les faits)… a priori – donc – un employeur – public ou privé – ne peut refuser de recruter, ne peut sanctionner ou même licencier un travailleur au regard d’un détail de son apparence physique qui lui déplairait. C’est l’application du principe constitutionnel d’Egalité[9] qui interdit tout traitement différentiel, toute « rupture », toute discrimination à moins – précisent plusieurs normes acceptées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel – qu’un intérêt général engage le législateur, par exemple, à régler[10] « de façon différente des situations différentes » et ce, de façon objective. Autrement dit, s’il n’y a pas véritablement de situation analogue ou comparable, des discriminations peuvent être opérées ! Ainsi, permettra-t-on, y compris dans l’emploi public par l’intermédiaire par exemple du Pacte[11] (Parcours d’Accès aux Carrières de la fonction publique Territoriale, hospitalière et d’Etat) à des citoyens peu qualifiés (et considérés placés dans une situation objectivement différente) d’intégrer plus facilement (que ceux qui seraient diplômés) des emplois de catégorie C des trois fonctions publiques. Afin de résorber le non-emploi des sous-qualifiés (c’est l’objectif affiché d’intérêt général), on cherche à les favoriser en créant à leur profit une discrimination dite positive[12]. L’Egalité est bien l’un des plus beaux aspects de notre fonction publique : sa négation des privilèges d’Ancien régime où ne devenaient agents publics que ceux adoubés par le Prince. Désormais, affirme depuis août 1789 l’article 06 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (à valeur désormais constitutionnelle), les agents publics ne seront recrutés et traités qu’en considération égale de leurs talents et de leurs vertus.

Normes travaillistes & publicistes. En droit privé, le Code du travail dit explicitement (art. L. 1132-1) qu’aucune « personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de nomination ou de l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, (…) en raison de son origine, de son sexe, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, ou en raison de son état de santé, de sa perte d’autonomie ou de son handicap, de sa capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français ». De manière plus générale encore, le Code pénal (art. 225-1), prohibe toute « distinction opérée entre les personnes physiques » notamment « à raison (…) de leur apparence » et – tout aussi explicitement – les statuts applicables aux fonctions publiques connaissent des dispositions similaires et ce, à l’article 06 de la Loi statutaire du 13 juillet 1983[13] :

« La liberté d’opinion est garantie aux fonctionnaires.

Aucune distinction, directe ou indirecte, ne peut être faite entre les fonctionnaires en raison de leurs opinions politiques, syndicales, philosophiques ou religieuses, de leur origine, de leur orientation sexuelle ou identité de genre, de leur âge, de leur patronyme, de leur situation de famille ou de grossesse, de leur état de santé, de leur apparence physique, de leur handicap ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race.

Toutefois des distinctions peuvent être faites afin de tenir compte d’éventuelles inaptitudes physiques à exercer certaines fonctions ».

Il n’est donc pas douteux que le principe d’Egalité s’applique aux éventuelles questions de discriminations d’apparence physique des agents publics. Il est du reste dommage, pourtant invité en ce sens par le Défenseur des droits[14], que le législateur n’ait pas saisi le moment du vote de sa récente « Loi de transformation » de la fonction publique[15] pour y insérer un article exactement similaire à celui du Code du travail.

Unité du Droit. Quoi qu’il en soit, il est certain que le principe de prohibition d’une discrimination physique est a priori identique, dans sa généralité au moins, s’agissant des employeurs privés comme publics et ce, même si le fondement juridique n’est pas – encore – exactement le même et que la fonction publique met en avant immédiatement deux particularités (à l’art. 06 précité du Statut) : d’abord, la primauté de la liberté d’opinion et ensuite l’existence d’exceptions pour « tenir compte d’éventuelles inaptitudes physiques à exercer certaines fonctions » et (mais de moins en moins) en considération de l’âge. Ainsi, n’est-il pas discriminatoire d’interdire à un aveugle d’être tireur d’élite ou pilote d’avion de chasse. Il s’agit d’une particularité physique audible dans ce type d’emplois publics.

Matérialité de l’apparence physique discriminée. Concrètement, il est ainsi estimé discriminatoire (et donc réprimé) le comportement d’un employeur qui sanctionnerait un travailleur qu’il considérerait (sans rapport avec des impératifs de sécurité ou d’intérêts général ou d’entreprise) trop gros, à la coupe de cheveux improbable, aux taches de rousseur trop visibles, à l’acné juvénile bien tardive ou encore parce qu’il serait roux, albinos et ou affublé d’un strabisme déconcertant.

Il en est manifestement de même – concernant la présente étude – si un travailleur était sanctionné du fait même d’un port de barbe, de moustache ou de l’existence (supposée ou réelle et visible) d’un (ou de plusieurs) tatouage(s) sur son épiderme.

Il s’agit bien là de l’apparence physique d’une personne travailleuse.

I. Des uniformes « au poil » mais sans tatouage ?

Du corps aux vêtements en passant par l’uniforme. Dans l’emploi public, cela dit (mais parfois aussi en emploi privé), une fonction peut impliquer le port de vêtements professionnels qualifiés d’uniformes. Rappelons à cet égard que c’est précisément au nom de l’Egalité et de l’Unité des fonctions publiques qu’il peut être imposé à des agents (outre les raisons professionnelles de port de vêtements spécialisés en raison de matériaux techniques[16] et propres aux missions délivrées) de faire disparaître leur individualité derrière des atours les rendant « uniformes[17] » et n’exprimant que les fonctions incarnées les dépassant. Ainsi sont-ils reconnaissables, par leurs vêtements, les magistrats judiciaires, les policiers, les éboueurs, les sapeurs-pompiers, les militaires, les infirmiers, etc. C’est la fonction publique qui prime ici au détriment de l’individu.

Par principe (et avec de rares exceptions par exemple lorsque l’agent n’est jamais confronté à des échanges avec le public[18] ou avec des administrés), le refus de porter l’uniforme imposé ou son travestissement entraîne des sanctions professionnelles[19].

L’Uniforme prohibe a priori la modification d’apparence physique. Or, le principe même de « l’uniforme » rendant « uniforme » prohibe, par principe,toute modification de l’apparence physique. Si le port d’une barbe ou de moustache ne choque pas nécessairement directement la vocation uniforme, un tatouage ou une modification corporelle – visible outre l’uniforme – en revanche peut paraître incompatible avec l’apparence de l’agent public. Il en serait ainsi par exemple d’un policier au visage ou aux mains tatoués mais, ainsi qu’on le verra infra dans nos développements, les corps de fonctionnaires en uniformes semblent plutôt se diriger, comme la société française dans son ensemble, vers une acceptation ou tolérance croissante de ces questions. De nombreux employeurs (publics comme privés) précisent cependant dans leurs normes internes qu’une[20] « présentation soignée » est attendue des agents, particulièrement s’agissant de ceux en contact avec le public ou les administrés.

L’antique port obligatoire des moustaches de l’autorité. Il a même existé, on le sait, en France comme dans plusieurs pays, des corps (comme celui désormais célèbre y compris dans l’imaginaire collectif) où, longtemps, on a imposé aux agents publics une apparence faciale pileuse, outre l’uniforme se remémorant peut-être ces mots de Molière : « du côté de la barbe est la toute-puissance » ! Ainsi, connaît-on la circulaire du 20 mars 1832[21] imposant, à l’initiative du Maréchal Maison, la moustache[22] à tout militaire. Plus précisément apprend-on encore par un acte postérieur du 03 juin 1836[23] que la moustache militaire devra être taillée « uniformément au niveau de la lèvre supérieure, s’étendre sans discontinuité sur toute la longueur de la lèvre et s’arrêter toujours au coin de la bouche ». Selon le lieutenant-colonel Edouard Ebel[24], cette obligation pileuse aurait été imposée en 1836 à tous les militaires à l’exception des gendarmes. Or, « cette sentence très mal perçue par l’Arme, [fut] vécue comme une humiliation et [souleva] un véritable tollé » si bien qu’en 1841, grâce au maréchal Soult, la moustache fut à nouveau imposée à tous les porteurs de l’autorité qui la revendiquaient. Plusieurs normes (et surtout des circulaires) ont effectivement imposé (avec un recul lors de la Première Guerre mondiale[25]) – à fins dites d’autorité – d’arborer non pas une barbe, symbole de la liberté et du poil non maîtrisé, mais une fine moustache taillée et travaillée : ordonnée et au pas cadencé !

Ce n’est alors qu’en 1933[26] (par l’alinéa 1er in fine de l’art. 25 du décret du 1er avril 1933) que l’obligation s’évanouit par une fin de phrase venant totalement déstructurer le principe liminaire énoncé :

Les militaires « portent les cheveux courts, surtout par derrière, la moustache avec ou sans la mouche mais couvrant la lèvre supérieure ou la barbe entière ; ils peuvent également être entièrement rasé ».

Les brigadiers sont ainsi d’ailleurs devenus dans l’inconscient collectif (comme par exemple chez Fred[27] dans Philémon) des « brigadiers à moustache » aussi caractéristiques et parfois caricaturaux que le gendarme du théâtre de Guignol.

L’uniforme jusqu’aux poils ! Ainsi[28], l’uniforme des fonctions publiques notamment n’a pas concerné que les vêtements.

Longtemps, les cheveux et les poils (de barbes et de moustaches) des agents publics ont été régis par les religions[29] et par la Puissance publique. On se souvient ainsi que sous l’Ancien Régime et même après la Révolution, l’usage puis la norme avaient réservé le port des cheveux longs ou ronds (d’où l’arrivée des perruques en crin de cheval le permettant plus aisément[30]) aux seuls nobles dont les gens de Justice. Un arrêté du 02 nivôse an XI en témoigne ainsi que de très nombreux portraits d’Ancien Régime ou même postérieurs à 1789.

Enfin, il est impossible de ne pas évoquer ici la célèbre affaire du Tribunal d’Ambert[31] ayant conduit à la décision de la Cour de cassation (alors sous la présidence – pour la chambre des requêtes – du baron Zangiacomi) ; décision du 06 août 1844 qui rejeta le pourvoi de trois avocats moustachus et consacra conséquemment la solution souveraine des juges du fond selon laquelle la moustache des robins[32] qui avaient osé défier l’autorité en ne venant pas le duvet rasé ce qui constituait une[33] « tenue négligée, peu en rapport avec les habitudes du Barreau, contraire à ses usages et ses traditions » c’est-à-dire une « atteinte portée à la dignité de la Justice et une irrévérence envers ses magistrats » ! Le petit manuel de la moustache et de la barbe[34] mentionne à cet égard le sentiment du Bâtonnier qui y avait également vu une « provocation irrespectueuse, une opposition préméditée, une résistance individuelle et outrageante à un ordre de police intérieure ». Le même manuel relate également cette audace d’un avocat parisien qui, en 1868, osa plaider devant le Tribunal de la Seine : « je cherche vainement l’ordonnance qui règle la nudité de ma lèvre ».

Mais ces questions ne sont pas si anciennes. Mentionnons en effet, plus proche de nous, ce jugement du Tribunal Administratif du 03 juin 1986 d’Amiens (« Seckel »). Il s’y est agi d’une sanction d’un garde forestier à qui l’on reprochait sa coupe de cheveux « incompatible avec [sa] fonction d’autorité ». Il avait en l’occurrence les cheveux rasés et une unique « mèche frontale » (sic).

Des poils obligatoires des agents publics aux « poilus ». Le poil des moustaches (et non des barbes) a ainsi été – un temps – assimilé – officiellement à l’uniforme d’autorité militaire. Pourquoi ? Car la langue, notamment française, a associé sinon assimilé la virilité, la force et le courage à l’abondance pileuse du visage. En témoigne l’adjectif même de « poilu[35] » qui va devenir un substantif synonyme de « soldat ».

Le fonctionnaire militaire français est un moustachu : un poilu.

Il en va différemment de la perception de la barbe ainsi qu’on le rappellera infra.

L’absence de tatouage obligatoire des agents publics. Cela dit, en droit français (sur le territoire métropolitain tout du moins), il n’a a priori pas existé d’obligation normative de tatouer un agent public du fait de sa fonction. L’hypothèse de quelques usages bagnards[36] n’est effectivement pas à prendre ici en compte car il s’agit d’usagers contraints et non d’agents du service public pénitentiaire.

II. Une tolérance croissante
des apparences & de la diversité :
vers un droit des agents publics aux Tbm

Parmi les discriminations dans l’emploi, celles relatives à l’apparence physique ne sont pas les plus fréquentes même si leur perception n’est pas anecdotique pour autant ainsi qu’en atteste l’un des derniers[37] « baromètres » publiés par le Défenseur des droits en partenariat avec l’Organisation Internationale du Travail. Un quart des travailleurs (publics comme privés de façon similaire[38]) aurait ainsi été confronté à la perception d’une discrimination à l’embauche[39] ou dans son emploi ce qui serait principalement matérialisé par des actes ou propos racistes, liés aux sexualités, à la santé et sexistes. Toutefois, la question de discriminations liées à l’apparence physique existe ainsi que le Défenseur des droits l’avait d’ailleurs particulièrement mis en évidence lors de la publication, en 2016[40], de son IXe « Baromètre » précisément intitulé : « le physique de l’emploi » ainsi, plus récemment, que dans sa décision-cadre 2019-205.

Les codes vestimentaires adoptés, la corpulence (et notamment le surpoids) d’un travailleur ou d’une travailleuse, sa « coiffure », ses « tatouages » ou éventuels « piercings » peuvent manifestement conditionner des réactions hostiles dans l’emploi. Un sondage fait alors apparaître que pour plus d’un tiers des travailleurs interrogés, il est « inacceptable quelle que soit la situation » qu’un agent soit sanctionné du fait d’un tatouage alors que pour encore près de 10% des exprimés, cette discrimination est tout à fait compréhensible ! Heureusement (pensons-nous), ceci évolue mais il est évident, au regard des différents Baromètres précités et consultés que si vous êtes agent public et cumulez certaines catégories ou pratiques, votre potentiel de subir des discriminations s’élève. Il en va ainsi des femmes non blanches non catholiques de plus de quarante-cinq ans, non hétérosexuelles, tatouées, percées et en surpoids. Tel est le combo perdant et stigmatisant.

La traduction sinon l’acceptation des comportements sociaux. On estime que la pratique du tatouage[41] depuis une quinzaine d’années est telle dans la société française que bientôt deux personnes majeures sur dix en détiendraient sur leurs peaux. Côté barbes et moustaches, depuis 2010, leur port est revenu à la mode et le phénomène australien Movember est désormais globalisé.

Les deux matérialisations (visages pileux et corps tatoués) ne sont ainsi pas ou plus des expressions mineures ou réservées à certaines catégories sociales ou à certains milieux.

C’est la société notamment française, dans toutes ses dimensions, qui connaît ces phénomènes. En 2014, aux Etats-Unis d’Amérique une pétition a ainsi réussi à faire plier la chaîne Starbucks pour qu’elle cesse de discriminer les serveurs tatoués. En 2020, le barbu n’est donc pas (ou plus nécessairement perçu comme) un dangereux gauchiste négligé, un religieux ultra appliquant les préconisations du Lévitique (19.27). De même le tatoué n’est pas (ou plus) un marginal, un « mauvais garçon », une « mauvaise fille » aux vertus questionnées, un ancien prisonnier[42]. La société tout entière s’est convertie à ces expressions et les fonctions publiques, pour une fois, semblent s’y adapter.

Un rapport[43] a particulièrement accompagné cette prise en compte de la diversité sociale et de ses apparences physiques. C’est celui remis, en 2016, par le professeur L’Horty au ministère de la fonction publique (lorsqu’il en existait encore un). Démontrant, chiffres et pratiques à l’appui, que la diversité ne rimait pas (toujours) avec l’emploi public où les discriminations à l’emploi existeraient de façon durable sinon institutionnalisée, le document universitaire a fait l’effet d’une bombe qu’heureusement les gouvernants successifs semblent ne pas avoir – totalement – ignorée.

Désormais, les fonctions publiques voudraient incarner davantage tous les visages de la société et donc, y compris, ceux des barbus et des tatoués. On s’en réjouira.

L’évolution récente des fonctions publiques d’autorité. Même les fonctions publiques d’autorité (comme l’armée ou la police) semblent avoir cédé à la demande sociale notamment exprimée depuis les années 2010 par les syndicats[44].

En effet, alors que, selon les localisations, certains policiers étaient autorisés à porter la barbe ou à ne pas dissimuler leurs tatouages, d’autres pratiques les prohibaient totalement au nom de l’Egalité uniforme créant, de facto, des ressentis inégalitaires. Après cinq années d’échanges (et parfois d’avancées puis de reculs), la Direction Générale de la Police Nationale (Dgpn) a pris une instruction[45] (datée du 12 janvier 2018 ; Nor : Intc 1801913J) permettant le port encadré des « tatouages, barbes et moustaches, bijoux ou accessoires de mode par les personnels affectés dans les services de la police nationale ». Cette circulaire prise par le préfet Morvan, directeur de la Dgpn prend acte de ce que les piercings et les Tbm ne sont pas qu’un effet de « mode » mais bien « un phénomène culturel et de société ». En conséquence, conclut la direction, tant que les règles de déontologie et l’ordre public ne sont pas atteints et que les coupes des cheveux et poils faciaux demeurent « courtes, soignées et entretenues, sans fantaisie, compatibles avec le port des coiffes de service », rien n’empêche a priori un agent de porter barbe, moustache ou tatouage(s). Après avoir posé ce principe, l’instruction mentionne deux exceptions principales (que l’on retrouve, du reste, en toute profession) :

  • lorsqu’est en jeu la sécurité (par exemple pour une barbe trop longue d’un représentant des forces publiques au point qu’un manifestant pourrait s’en saisir contre l’agent lui-même ou parce qu’il ne pourrait pas porter par exemple un masque à gaz[46] ou à propos de piercings ou d’autres bijoux qui pourraient être retournés contre leurs porteurs) ;
  • et s’agissant d’un port incompatible avec les obligations déontologiques de neutralité des agents (par exemple s’agissant d’une croix gammée).

Enfin, souligne l’acte para-réglementaire, au visa du Code de la sécurité intérieure (art. R. 434-1 et s.) applicable aux gendarmes et aux policiers et spécialement vis-à-vis de l’art. R. 434-14, « le policier ou le gendarme est au service de la population. Sa relation avec celle-ci est empreinte de courtoisie (sic) et requiert l’usage du vouvoiement (re sic) ». Au nom de la « dignité des personnes », l’instruction souligne une circonstance particulière : tout agent positionné en uniforme et/ou en contact direct avec le public se doit d’être particulièrement exemplaire (principe que l’on va retrouver applicable à toute profession).

La tradition des corps d’armées : les corps pileux notamment tatoués. Ainsi qu’on l’a rappelé supra, les corps d’armées ont connu jusqu’en 1933 une obligation normative pileuse. En revanche, rien n’imposait à ces corps d’être tatoués. Toutefois, si rien ne l’obligeait et ne l’oblige encore officiellement, ont longtemps existé – et existent encore – des traditions et des usages en matière de tatouages. La Marine[47] dans de nombreux pays en est peut-être, avec la Légion étrangère, le corps le plus topique et ce, s’agissant des marins, singulièrement dans les pays anglo-saxons[48]. Ici le Droit écrit ne compte (presque) plus s’agissant au moins de l’apparence physique : la force de la tradition des communautés d’individus aux rites propres aux groupes s’impose. Comme autrefois lorsque la métropole acceptait qu’une colonie (parce qu’elle était éloignée et concernait moins de monde) bénéficiât d’exceptions, les marins et les légionnaires (parce qu’ils sont la plupart du temps éloignés du territoire métropolitain et qu’ils ne sont pas si nombreux) voient leurs signes identitaires s’affirmer sous l’œil tolérant et complice de la République.

Le travailleur accueillant (ou non) du public. Cette parenthèse marine refermée, il faut aborder le principe cardinal de notre étude : la confrontation de l’agent au public. En effet, en droit public comme en droit privé, ne pas revêtir correctement un uniforme donné ou ne pas manifester une apparence physique jugée digne est susceptible de sanction(s). Il s’agit bien d’une faute professionnelle ainsi que l’a éprouvé un gardien de prison du centre corrézien de détention d’Uzerche qui a reçu un avertissement du directeur régional des services pénitentiaires parce qu’il avait effectué une partie de son service (la surveillance de détenus pendant des activités sportives) en baskets ! « Pas de Tn pour les matons » a également estimé, après l’employeur public, le Tribunal Administratif de Limoges[49] (jugement n°01-1514 du 06 mai 2004). Ce dernier relevant que la mission de surveillance précitée « n’impliquait aucunement » que le gardien « prenne part aux activités sportives en cause » ! Il en est de même en droit privé[50].

La jurisprudence en matière de tenues et/ou d’apparences physiques jugées inappropriées est assez claire, même si elle relève d’une appréciation toujours circonstanciée et propre aux fonctions exercées.

Un agent en contact direct avec le public n’est ainsi pas placé dans la même situation (et avec les mêmes obligations de soin de son apparence physique) qu’une ou un collègue placé dans un bureau ou un atelier ne recevant pas d’administrés ou de clients.

Si l’employeur peut donc imposer une « tenue » / « apparence » particulière et conforme à l’emploi considéré, il ne peut pas pour autant tout sanctionner ou refuser.

Résumons-nous : par principe l’employeur public (comme privé) ne peut – sans causer de discrimination (et donc en être condamné) – refuser d’employer ou sanctionner lui-même (jusqu’au licenciement) un travailleur barbu, moustachu et/ou tatoué parce qu’il serait barbu, moustachu et/ou tatoué. L’Egalité s’affirme.

  • En revanche, s’il existe un impératif d’ordre public (comme celui de sécurité) ou une contrainte professionnelle particulière avérée, les ports précités pourront être restreints. Ainsi, un agent travaillant avec des produits combustibles ou avec de la pyrotechnie pourrait voir le port de sa barbe (inflammable) contraint.
  • Surtout, si l’agent est en contact avec le public, il ne doit choquer ou porter atteinte à la dignité de personne. C’est évidemment ce dernier critère – le plus subjectif – qui donnera lieu aux appréciations les plus difficiles et circonstanciées. Ce qui sera permis pour un enseignant-chercheur s’adressant à un public majeur ne le sera pas nécessairement pour un professeur des écoles. Ce qui sera admis pour un policier ou d’un gardien de prison ne le sera pas nécessairement d’un magistrat, etc.

Il faut ici mentionner l’existence de la décision-cadre 2019-205[51] du Défenseur des droits qui permet non seulement de résumer l’état du Droit mais encore d’attirer l’attention des employeurs sur le risque de discriminations. En effet, rappelle le document, les caractéristiques physiques peuvent être considérées et contraintes par l’employeur public ou privé si elles répondent à « une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée ». Ce sont les rares exceptions qui seront développées infra. La décision-cadre signale par ailleurs que selon elle « le contact avec les usagers, l’exercice d’une fonction d’autorité ou la relation avec la clientèle ne permettent pas, à elles seules, de justifier toutes les restrictions ». Tout est donc bien affaire d’appréciation circonstanciée dans cette appréhension de l’apparence physique que le Défenseur définit ainsi au point 27 : « l’ensemble des caractéristiques physiques (sic) et des attributs visibles propres à une personne, qui relèvent tant de son intégrité physique et corporelle (morphologie, taille, poids, traits du visage, phénotype, stigmates etc.) que d’éléments liés à l’expression de sa personnalité (tenues et accessoires vestimentaires, coiffure, barbe, piercings, tatouages, maquillage, etc.) ». Les Tbm sont ainsi bien concernés.

III. Le refus des messages appréhendés comme politiques, religieux ou porteurs de propos prohibés dans l’espace public

Si la tolérance des apparences physiques semble croissante, demeurent deux exceptions : celles de certains « messages » prohibés dans l’espace public et la question, tout aussi croissante, de la véritable « peur » du religieux (notamment musulman) et des manifestes fantasmes qu’elle véhicule.

L’antique interdiction de la barbe gauchiste. Si la moustache a été réglementaire dans l’uniforme public militaire, la barbe n’a pas connu le même engouement. Sous l’Ancien Régime, rappelle ainsi Glasson[52], on trouve une ordonnance royale de 1540 « qui défendait à tous juges, avocats et autres, de porter barbe et habillements dissolus » mais l’on sait également que le port de la barbe et de la moustache dans la magistrature fluctua selon les siècles et notamment les modes suivies par l’Eglise et ou le Souverain. En 1974, l’article 11 du Règlement intérieur d’emploi des gradés et gardiens de la police nationale[53] interdisait même explicitement son port sans exception. Il est désormais toléré mais accepté seulement s’il est court.

La barbe longue demeure en effet dans l’inconscient collectif celle des dangereux révolutionnaires dits gauchistes. A l’Université, ainsi, on se souvient que plusieurs normes ont régi les usages capillaires[54]. Le 20 mars 1852, la circulaire Fortoul du ministre de l’Instruction publique interdisait aux enseignants de porter barbes et moustaches. Ces premières, « peu compatibles avec la gravité du professorat » étaient, sous le Second Empire, perçues comme un signe d’opposition au pouvoir impérial. Alors, commentait-on « Hugo, qui a commencé sa carrière joues nues, se laissa croître le poil à mesure qu’il se gauchisait »[55] ! Plus tard, expliquera même Pier Paolo Pasolini : « le langage de ses cheveux exprimait, même indiciblement, des « choses » de gauche » !

A l’Opéra où se produisent notamment des agents publics, la question a même été posée devant les tribunaux : les artistes (que l’Etat rétribuait directement ou non) avaient-ils en conséquence le droit, sans offenses, de paraître sans être glabre ? Et l’auteur du code du théâtre[56] de répondre en résumant la jurisprudence : « l’artiste est tenu de se soumettre à toutes les exigences de ses rôles et de son emploi » ; « il doit en faire le sacrifice (sic) chaque fois que les besoins du service l’exigent ». Force est alors de constater qu’en 2020, toujours, la barbe longue est encore mal perçue. L’instruction précitée de 2018 applicable aux gendarmes et policiers y insiste : si barbe ou moustache il y a : la coupe en sera courte et soignée « sans fantaisie ». A la fin du XIXe siècle, de même, lorsque les poils faciaux étaient tolérés jusque dans les corps armés, il était bien précisé qu’ils seraient taillés et ordonnés et non libres et longs à la seule exception, peut-être, de la barbe longue étonnamment acceptée chez les sapeurs[57] et ce, peut-être du fait du patronyme de leur sainte-patronne. C’est cet état que décrit la théorie militaire et administrative de Cochet de Savigny[58]. Plus récemment (avant l’instruction de janvier 2018), certains médias[59] ont même évoqué dans les corps armés et chez les Crs par exemple de véritables « chasses aux barbus » et l’existence d’une « note de la direction zonale des compagnies républicaines de sécurité » du 1er mars 2017 pour la région Est. Selon cette instruction : « à compter de ce jour est mis en place un tableau mensuel recensant le nombre de fonctionnaires porteurs de barbe ou de bouc ». Heureusement pour les Crs barbus, la circulaire Morvan a modifié cet ordre étonnant daté de 2017 mais respirant les siècles passés. Cela dit, l’art. 90 du règlement intérieur des Compagnies Républicaines de Sécurité continue d’affirmer l’interdit de la barbe aux Crs à moins d’une autorisation explicite du chef de service central des Crs.

La traduction des interdits (notamment de sécurité) de l’espace et de l’ordre publics. Ainsi, les éléments matériels permettant de justifier l’interdit vestimentaire ou d’apparence physique sont rares. Il existe effectivement quelques obligations dues à des emplois spécifiques et dangereux (où l’on va par exemple manipuler des produits dangereux), quelques exigences d’hygiène (en contact avec des produits alimentaires ou de santé notamment) et de sécurité (pour les agents ou le public qu’ils côtoient) mais ces éléments matériels sont plutôt et si objectivement circonstanciés qu’ils ne posent, au contentieux, que peu de difficulté(s). Ainsi, un Crs avec une barbe de cinquante centimètres pourra entendre qu’il est dangereux pour sa sécurité qu’un potentiel manifestant s’y agrippe. Une infirmière comprendra également que le tatouage à propos duquel elle a une réaction cutanée vive et qu’elle vient de réaliser pourrait être mal perçu sinon craint des patients et de sa hiérarchie lui demandant d’agir en milieu stérile. Concrètement, par exemple, l’instruction Morvan précitée nous indique, à propos des policiers, qu’afin « de respecter les exigences de sécurité et la nécessaire étanchéité du matériel prescrite par le fabricant, le port de la barbe ou des favoris ne pourra pas être autorisé lors de 1 ‘utilisation des équipements spéciaux de la tenue Nrbc, à 1’ exception des entraînements et exercices » ; ladite tenue étant celle des opérations Nucléaires, Radiologiques, Biologiques et Chimiques.

Le refus des symboles explicites contraires à la neutralité. La recherche des « Tbm déontologiques ». Plus complexe à appréhender est la justification d’éléments non matériels mais psychologiques ou spirituels. Il en est particulièrement ainsi des tatouages dont on peut se demander comment les appréhender au regard de la liberté de se vêtir, d’assumer son apparence physique et in fine de la liberté d’expression[60]. « Mort aux vaches » ou « aux cons », croix gammée, injures et autres propos diffamants, racistes, antisémites ou encore xénophobes : il est évident que si ces expressions étaient verbalisées en public ou entre collègues par un agent public, elles seraient sanctionnées. Il n’y a donc aucune raison pour qu’un tatouage qui traduirait les mêmes matérialisations soit acceptable et accepté. Tout ce qui est contraire à l’oral ou par le derme coloré aux obligations déontologiques et statutaires et – évidemment – aux Lois de la République est et doit être sanctionné. Il en va conséquemment s’ils sont visibles des collègues, de la hiérarchie ou évidemment du public de tatouages qui :

  • seraient injurieux ou diffamants (comme des doigts sur lesquels seraient écrits « Vtff » ou encore « Bastard », « Fuck off » ;
  • porteraient atteinte à la neutralité du service dans toutes ses dimensions (religieuse, politique, philosophique, etc.) à l’instar de messages tels que « à bas la République ! », « Vive le Rassemblement National ! » ou même de logotypes de partis ou d’idéaux politiques partisans ;
  • en particulier manifesterait un prosélytisme ou un dénonciation d’une religion ou d’un comportement religieux donné (ce qui serait contraire au principe de Laïcité à la différence du port d’une barbe) et ce, à l’image d’un verset, d’une représentation biblique, satanique, etc.

Bien entendu, ici comme souvent en Droit, tout sera question d’appréciation et d’interprétation in concreto. Un message certes biblique comme « aimez-vous les uns les autres » serait potentiellement accepté ; une rose au poing pourrait même l’être s’il ne s’agit pas du strict logotype du parti socialiste. On part donc ici – en pratique – à la recherche des Tbm déontologiques ou conformes aux déontologies et pratiques professionnelles. Au contentieux, citons cet arrêt du Conseil d’Etat[61] confirmant le renvoi (rare avant même sa titularisation et la fin de sa période d’essai) d’un fonctionnaire stagiaire (en l’occurrence surveillant pénitentiaire) qui avait diffusé (notamment sur réseaux sociaux) ses préférences politiques extrémistes et l’existence sur son corps d’un tatouage néonazi. Même non visible en permanence, le fait que l’intéressé ait rendu publiques la connaissance et l’existence de ce tatouage au message prohibé car contraire à la neutralité du service public a suffi.

Saintes barbes prosélytes ? Deux dernières hypothèses pour terminer notre panorama des Tbm dans les fonctions publiques : les sapeurs-pompiers et la barbe dite prosélyte. S’agissant des premiers, on a rappelé supra que le port de la barbe leur avait un temps été reconnu (à la différence des militaires) mais – en toute hypothèse – de nos jours il demeure plus rare et ce, d’autant plus que l’arrêté du 8 avril 2015 fixant les tenues, uniformes, équipements, insignes et attributs des sapeurs-pompiers n’y incite pas véritablement. Son article 08 dispose en effet que « pour des raisons d’hygiène et de sécurité » : « le port de bijoux apparents (dont les boucles d’oreilles et les piercings) n’est pas autorisé ; les cheveux doivent être d’une longueur compatible avec le port d’une coiffe ou être attachés ; le rasage est impératif pour la prise de service ; dans le cas particulier du port de la barbe ou de la moustache, celles-ci doivent être bien taillées et permettre une efficacité optimale du port des masques de protection ». Donc, certes, la barbe est autorisée mais à titre exceptionnel et courte et bien taillée.

Rien à voir, cette fois, avec l’univers des sapeurs-pompiers et celui de leur « sainte patronne » (Sainte-Barbe) d’appropriation étonnamment républicaine, parlons maintenant de la « barbe » à connotation religieuse. On a compris qu’a priori tout agent public peut porter la barbe (au besoin courte et taillée dans certaines fonctions où des exigences sécuritaires ou de port de coiffes l’impliquerait) mais il est clair qu’en tant que tel le port d’une barbe ne saurait être interdit. Pourtant, une jurisprudence vient ternir ce principe et elle nous semble singulièrement détestable. Il s’agit de l’arrêt de la Caa de Versailles en date du 19 décembre 2017[62] qui a considéré à travers l’existence d’une barbe « particulièrement imposante » une « appartenance religieuse » contraire au principe de laïcité. Même si le 25 décembre approchait, il ne s’agissait évidemment pas de la barbe du Père noël ou de celle de Saint-Nicolas mais de celle d’un stagiaire associé à un centre hospitalier qui y était normalement accueilli du 4 novembre 2013 au 2 novembre 2014. Toutefois, le 13 février 2014, l’établissement de santé l’accueillant avait unilatéralement mis fin au stage de l’intéressé qui en a contesté la décision auprès du TA de Montreuil (qui a rejeté sa demande) et en appel devant la Caa de Versailles qui a également débouté l’intéressé. Mettons de côté les éléments de procédure disciplinaire (qui ici n’apportent que peu et sont assez banaux) et concentrons-nous sur le motif légitimant une telle mise au ban : sa « barbe particulièrement imposante » qui traduirait non seulement son appartenance religieuse mais encore un acte de prosélytisme vis-à-vis des usagers et des personnels. Certes, la Caa a rappelé dans son arrêt non seulement que la liberté de conscience et la laïcité sont deux principes constitutionnels à concilier mais surtout – ce qui est paradoxal – qu’a priori « le port d’une barbe, même longue, ne saurait à lui seul constituer un signe d’appartenance religieuse ». Pourtant, elle n’en a pas tiré les mêmes conséquences que nous (ou alors elle s’exprime fort mal et ne donne pas les éléments permettant de la suivre). En effet, qu’un agent public ou assimilé (comme un stagiaire) se doive de ne pas faire état de convictions religieuses est évident et non contesté : le principe de neutralité et / ou de laïcité s’y oppose. Si l’intéressé psalmodiait, s’il faisait des signes de croix, s’il donnait l’absolution à des patients, s’il récitait le Coran ou la Torah, il était parfaitement loisible à l’administration de sanctionner un tel comportement. Il en serait de même s’il officiait en soutane, avec une cornette dite « à la Rolande » ou pour une femme avec un voile islamique car ces tenues vestimentaires sont effectivement des signes destinés à marquer une appartenance religieuse. En revanche, il n’en est rien du seul port d’une barbe qui – même s’il est perçu comme tel et même si au fond il est pratiqué pour une raison religieuse – ne peut et ne doit, en France en 2020 alors que l’ordre moral n’est plus, justifier une telle sanction. Peu importe selon nous que d’aucuns aient perçu ladite formation pileuse comme religieuse car la barbe n’est ni un comportement, ni un message, ni un vêtement : elle fait partie intégrante de son porteur à l’instar de ses pieds, de ses mains ou de ses yeux. Un homme qui ne rase pas ou peu a par définition de la barbe : c’est un signe de masculinité passée la puberté et que certaines religions l’encouragent ou non n’y change rien. Il nous paraît conséquemment affolant qu’un juge[63] ose justifier une sanction pour ce seul motif. Ce n’est pas la barbe qui doit justifier une réaction mais le comportement de son porteur et si ce dernier se contente de ne pas être rasé, personne ne devrait pouvoir le lui reprocher. Or, précise la Cour, « dans ces conditions, il doit être regardé comme ayant manqué à ses obligations (…), alors même que le port de sa barbe ne s’est accompagné d’aucun acte de prosélytisme ni d’observations des usagers du service » ! Heureusement, entre la première écriture du présent article et sa publication, fut jugé et publié un pourvoi en cassation. Il résulte de ce dernier que par un arrêt[64] en date du 12 février 2020, le Palais royal a enfin affirmé solennellement que, quelle que soit sa taille, une barbe ne peut « être regardée comme étant par elle-même un signe d’appartenance religieuse » conséquemment contraire au principe de Laïcité. Il en était ainsi dans l’espèce litigieuse et les juges du fond avaient donc eu tord d’accepter la rupture unilatérale du stage du requérant barbu hors de « circonstance susceptible d’établir [qu’il] aurait manifesté [des] convictions [religieuses] dans l’exercice de ses fonctions ».

Tenue correcte exigée. En définitive, on retrouve ici avec les Tbm la fameuse expression plus moraliste que juridique de « tenue correcte exigée » ou pour reprendre la jurisprudence d’apparence « correcte et soignée ». Une négligence vestimentaire ou pileuse ne justifiera jamais en tant que telle une sanction mais s’il existe un uniforme ou des indications (par exemple dans un règlement intérieur) d’apparence physique à respecter, leur non-respect ne pourra être considéré comme discriminatoire[65]. De même, on s’attendra à ce que la décence et la pudeur soient respectées ce qui implique qu’un message érotique ou sexué que formerait un tatouage ou une coupe de poils ou de cheveux particulière serait susceptible d’entraîner une sanction professionnelle s’il est estimé qu’un préjudice ou un trouble est causé aux collègues ou à la clientèle (et ainsi qu’il en fut considéré à propos d’une employée portant des vêtements transparents et ce, sans… sous-vêtements[66]). Concrètement, cependant, redisons-le le seul port d’une barbe ou de cheveux longs (hors hypothèse militaire précitée) ne peut ni ne doit justifier un licenciement a contrario de ce qu’a jugé la Caa de Versailles en 2017[67] mais a pari de ce qu’entend la jurisprudence judiciaire de la Ca de Versailles[68]. Il en va différemment de l’entretien. En ce sens, rappelle la même Cour, « un soignant mal rasé » ne participeraitpas à « l’image de la plus grande propreté corporelle requise par le règlement d’un Ehpad » rapporte l’Annexe IV[69] de la décision-cadre préc. 2019-2015.

Du symbolique à l’esthétique. En conclusion, on aimerait partager le constat qu’émet Eric Guillon dans plusieurs des livres (préc.) qu’il a écrit ou co-écrit sur le sujet. Selon lui, en effet, alors que le tatouage a originellement été (y compris dans les fonctions publiques ajoutons-nous) un marqueur symbolique, un rite de passage ou d’escales parfois comme chez les marins et les légionnaires, il semble davantage devenu une unique préoccupation d’apparence physique esthétique.

Alors que barbes et tatouages dissimulaient (en les sublimant) autrefois les corps et gueules cassés des agents publics d’autorité, ils sont devenus désormais des matérialisations bien moins symboliques et beaucoup plus cosmétiques.


* Le présent article est dédié à Jordan C. des Curiosités J. pour qu’il retrouve le sourire.

[1] On entendra par tatouage la définition qu’en retient le Snat (cf. en ligne : https://www.s-n-a-t.org/download/charte_snat.pdf). Quant aux attributs pileux, on les qualifiera infra au moyen du Dictionnaire des connaissances générales utiles à la gendarmerie.

[2] Si les premiers concernent essentiellement les agents de sexe masculin (et l’on mettra de côté l’hypothèse – dont on conviendra qu’elle est plutôt rare en fonctions publiques – des « femmes à barbe »), les tatouages concernent en revanche les travailleurs de tout sexe.

[3] L’interrogation des normes, de la doctrine et de la jurisprudence administrative sur les Tbm en droit public est a priori décevante surtout lorsqu’après l’espoir de considérer 453 décisions traitant de « moustaches », on réalise qu’elles sont toutes ou presque dues à la présence en juridiction du président Roland Moustache.

[4] Rappelons que le terme s’emploie toujours au singulier pour un être humain et au pluriel pour les poils longs d’un animal comme le chat. On dira ainsi de Mme R. E. M. qu’elle a de « la » moustache et de Chaconne de Bach qu’elle a « des » moustaches. Enfin, le plus belle des moustaches est évidemment celle du désormais célèbre « Monsieur Moustache » (Hugo S.) à qui les présents propos sont offerts.

[5] A nos yeux (dont on concédera qu’ils sont subjectifs), le plus bel article sur la question est celui de : Schmitz Julia, « Costume, vêtement(s) & droit du travail : la liberté de se vêtir au travail » in Chansons & costumes « à la mode » juridique & française ; Le Mans, L’Epitoge ; 2015 ; p. 107 et s.

[6] Cass., Soc., 28 mai 2003, n°02-40.273 dans l’affaire désormais célèbre dite du « bermuda ».

[7] Cedh, 1er juillet 2014 (GC), S. A. S c/ France, n° 43835/11.

[8] Cedh, 27 août 2015, Parillo c/ Italie, n° 46470/11.

[9] Tel qu’exprimé dans la Constitution, dans la devise de l’Etat ou encore par CE, Ass., 28 mai 1954, Barel (Rec. p. 308).

[10] Conseil Constitutionnel, Décision n° 87-232-DC du 7 janvier 1988.

[11] Ordonnance n° 2005-901 du 2 août 2005 relative aux conditions d’âge dans la fonction publique et instituant un nouveau Parcours d’Accès aux Carrières de la fonction publique Territoriale, de la fonction publique hospitalière et de la fonction publique de l’Etat.

[12] Et ce, à titre très personnel, même si le sens de cette expression nous hérisse le poil (de la barbe évidemment) ainsi qu’on l’a expliqué in Dictionnaire de droit public interne ; Paris, LexisNexis ; 2017 ; p. 132 et s.

[13] Loi dite Le Pors n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.

[14] Voyez en ce sens sur le site de l’institution :

https://juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=18851.

[15] Loi n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique et notre commentaire (critique) :

http://unitedudroit.org/FP/TFP1-MTD.pdf en partie publié in Droit social ; 2020 ; n°03 ; p. 232 et s.

[16] Il en sera ainsi des vêtements ignifugés des pompiers ou des treillis de camouflage des militaires.

[17] A ce propos, on se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, « Uniformes (civils) des fonctions publiques nationales : entre ordre(s) & Egalité » in Chansons & costumes … ; op. cit. ; p. 161 et s.

[18] En droit privé (car nous n’avons pas – encore – trouvé d’exemple en droit public) il en a ainsi été jugé à propos d’un agent de sécurité à qui l’on imposait, à tort, un uniforme alors qu’il était enfermé dans une cabine de visionnage de télésurveillance sans contact avec le public.

[19] Ainsi est confirmé le licenciement de l’agent de police portant un foulard visible sous sa casquette réglementaire ainsi que des vêtements longs dissimulant ses bras sous un polo à manches courtes : Caa Paris, 19 février 2019 (n°17PA00273).

[20] Il en va ainsi de la compagnie de service (encore) public Air France.

[21] Reproduite au Journal militaire ; 1832 ; p. 182 et s.

[22] Cette dernière étant, selon le Dictionnaire préc. des connaissances générales utiles à la gendarmerie (Paris, Lavauzelle ; 14e éd. de 1902 ; p. 523), la « partie de la barbe qui pousse au-dessus de la lèvre supérieure ». La barbe se définissant quant à elle comme l’« ensemble des poils qui poussent sur le visage de l’homme (sic) » (ibidem ; p. 94 et s.). V. également : Dupuis Delphine, Petit manuel de la moustache et de la barbe ; Paris, Les vieux tiroirs ; 2013 ; spécialement p. 158 et s.

[23] Il s’agissait – encore – de Nicolas Joseph Maison (1771-1840) entre temps devenu Ministre de la Guerre.

[24] In Gend’Info ; juillet 2011 ; repris in Libération du 15 juillet 2011.

[25] Art. 331 du décret du 21 septembre 1916 sur le service intérieur des corps de troupe in Bulletin des Lois de la République française ; 1916 ; p. 1559.

[26] Cf. Décret du 1er avril 1933 portant règlement du service dans l’armée. 1re partie. Discipline générale. Mis à jour à la date du 15 avril 1940 ; Paris, Lavauzelle ; 1940 ; p. 33.

[27] Touzeil-Divina Mathieu & Touzeil Tiphaine, « Un droit à l’utopie ? Voyage au cœur des aventures du Philémon de Fred » in Le Droit dans les Bandes dessinées ; Paris, Lgdj ; 2012 ; p. 171 et s.

[28] On reprend ici des éléments développés in « Uniformes (civils) des fonctions publiques nationales » préc.

[29] On lira à cet égard les deux premiers chapitres (à propos de la Bible, de l’Islam et du poil) de : Auzépy Marie-France & Cornette Joël (dir.), Histoire du poil ; Paris, Belin ; 2011.

[30] Perruques qui furent cependant abandonnées en France sur prescription… et pression médicale ainsi que le rappelle : Herzog-Evans Martine, « To robe or not to robe : discussion internationale informelle autour du port de la robe par les magistrats et les avocats » in Ajdp ; juillet 2013 ; n°7, p. 395 et s. Ces mêmes perruques, d’ailleurs, furent importées depuis la mode française au Royaume-Uni où elles sont demeurées, notamment dans le costume juridique, encore d’actualité : Woodcock Thomas, Legal habits ; a brief sartorial history of Wig, Robe and Gown ; Londres, Ede and Ravenscroft ; 2003.

[31] Affaire notamment racontée par Rousselet Marcel, Histoire de la magistrature française ; des origines à nos jours ; Paris, Plon ; 1957 ; Tome I ; p. 347 et s.

[32] Cf. Deligand Edouard, Les gens de robe peuvent-ils porter moustache ?; Sens, Duchemin ; 1876.

[33] Cité par M. Julien ; op. cit. ; p. 06.

[34] Dupuis Delphine, Petit manuel de la moustache et de la barbe ; Paris, Les Vieux tiroirs ; 2013 ; p. 161.

[35] A son sujet : Cronier Emmanuelle, « Les poilus » in Histoire du poil ; op. cit. ; p. 235 et s.

[36] Au présent ouvrage on lira avec profit : Dhalluin Sébastien, « Marquer les hommes comme l’on marque les bêtes : la peine de la flétrissure, une altération judiciaire des corps criminels » ; p.63 et s.

[37] Il s’agit du XIe « baromètre » de la perception des discriminations dans l’emploi (2018), accessible sur :

https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/etudresult-harcmoral-a4-num-30.08.18.pdf.

[38] Ibidem ; p. 03 du « baromètre ».

[39] Duflos Julie & Hidri Neys Oumaya, « Entre perceptions accrues et recours marginaux : le paradoxe des discriminations selon l’apparence physique à l’embauche » in Les cahiers de la LCD ;2018 ; n°6 ; p. 99 et s.

[40] Https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—europe/—ro-geneva/—ilo-paris/documents/publication/wcms_452486.pdf.

[41] Que décrypte (outre son histoire et ses évolutions) le catalogue de l’exposition (du Musée du Quai Branly) Tatoueurs, tatoués ; Paris, Actes Sud ; 2014. Peuvent également être consultés à ce sujet non seulement plusieurs des articles du site Internet du Syndicat National des Artistes Tatoueurs et des professionnels du tatouage (Snat) (https://syndicat-national-des-artistes-tatoueurs.assoconnect.com/page/86330-accueil) ainsi que : Le Breton David, Signes d’identité ; tatouages, piercings et autres marques corporelles ; Paris, Métailié ; 2002.

[42] Ainsi qu’en témoignent les très beaux livres de : Pierrat Jérôme & Guillon Eric, Les vrais, les durs, les tatoués : le tatouage à Biribi ; Paris, Larivière ; 2005 et (des mêmes auteurs) Mauvais garçons, tattoed underworld a portrait gallery ; Paris, Manufacture de livres ; 2013.

[43] Https://www.fonction-publique.gouv.fr/files/files/Espace_Presse/girardin/Rapport_LHorty_final.pdf.

[44] Dont l’Unsa-Police qui le rappelle avec fierté :

http://police.unsa.org/specialistes/conditions-de-travail/article/tatouages-barbes-et-moustaches-l-unsa-police-obtient-satisfaction.

[45] In Bomi (Bulletin Officiel du Ministère de l’Intérieur) ; 2018-02 ; p. 196 et s.

[46] Ces deux exemples – non fictifs – ayant été confirmés par plusieurs agents (dont un « grand barbu ») et anciennement manceaux que l’auteur du présent texte tient à saluer et à remercier. Pour le cas du masque à gaz, la jurisprudence confirme a priori l’analogie avec un agent administratif qui refusait de se raser impliquant qu’il ne pouvait plus porter l’appareil de protection respiratoire que son emploi d’entretien de la piscine municipale imposait : Caa de Versailles, 19 février 2008 (n°06VE02005).

[47] Sur le sujet : Pierrat Jérôme & Guillon Eric, Les gars de la marine : le tatouage de marin ; Paris, Larivière ; 2005. Les auteurs rappellent notamment que c’est à la Marine que l’on doit même le mot « tattow » transformation du « tatau » tahitien des marques dermiques bleutées.

[48] Pierrat Jérôme & Guillon Eric, Marins tatoués (…); Paris, Manufacture de livres ; 2018.

[49] Cf. « à propos du port de l’uniforme (prison) » in Ajfp ; juillet 2004 ; n°4, p. 204 et s.

[50] C’est la célèbre jurisprudence de l’agent immobilier en jogging (Cass., Soc., 06 novembre 2001, Brunet ; Liaisons sociales ; 20 décembre 2001 ; n°746) ou du salarié en bermuda (Cass., Soc., 28 mai 2003 (02-40273)).

[51] Https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/decision-cadre_apparence_physique.pdf.

[52] Glasson Ernest-Désiré, Les origines du costume de la magistrature, Paris, Larose et Forcel, 1884 ; p. 17.

[53] Dans sa version actualisée en 2012, il est encore en ligne ici :
http://www.fpip-police.fr/wp-content/uploads/2012/03/RIPN.pdf.

[54] Voyez en ce sens à l’occurrence « M comme Moustaches » in Touzeil-Divina Mathieu & Boninchi Marc, « Dictionnaire policé du Droit de l’opéra au XIXe siècle » in Droit & Opéra ; Paris, Lgdj ; 2008 ; p. 338 et s.

[55] Cité par Baillette Frédéric, « Organisations pileuses et positions politiques ; à propos de démêlés idéologico-capillaires » in Quasimodo ; n°7 ; Montpellier ; 2003 ; p. 121 et s.

[56] Le Senne Charles, Code du théâtre (…) ; Paris, Tresse ; 1878.

[57] Ce qui semble pourtant incompatible avec la sécurité des agents (le poil étant particulièrement inflammable) mais est attesté dans plusieurs documents dont le truculent Carnet de la Sabretache : revue militaire rétrospective ; publiée mensuellement par la Société « La Sabretache » ; Paris, Leroy ; 1937 ; p. 525.

[58] Cochet de Savigny Pierre Claude Melchior, de la gendarmerie (…) ; Théorie militaire et administrative ; Paris, Léautey ; 1844 ; Tome II ; p. 879 et s.

[59] Https://www.lepoint.fr/societe/les-crs-ouvrent-la-chasse-aux-barbus-03-03-2017-2109169_23.php.

[60] Sur ce sujet, on lira au présent ouvrage : Nicaud Baptiste, « Tatouage et liberté d’expression » ; (…)

[61] CE, 04 juillet 2018, B. (req. 419180).

[62] (15VE03582) commenté par nos soins au Jcp A 2018 ; n°02 ; 14 et s.(dont les propos suivants sont tirés).

[63] Encouragé, cela dit, par les propos de plusieurs politiques jusqu’au sommet de l’Etat. On se souvient en ce sens des déclarations hallucinantes du ministre de l’Intérieur, Castaner, en octobre 2019 expliquant (devant plusieurs commissions parlementaires à l’Assemblée Nationale comme au Sénat) que, parmi les signes de radicalisation des islamistes, il fallait être particulièrement sensible à la barbe. Ces mots ont provoqué le dégoût puis l’hilarité de nombreux citoyens qui les ont dénoncés et raillés sur les réseaux sociaux, au moyen du hashtag #SignaleUnMusulman, dénonçant à ce titre plusieurs dangereux barbus comme le premier ministre Edouard Philippe, l’ancien président du parti des Républicains, Laurent Wauquiez ainsi que de nombreux hipsters !

[64] Avec nos observations « Au nez et à la barbe des juges du fond, le Conseil d’Etat rappelle (enfin) qu’en soi porter la barbe n’est ni illégal ni contraire au principe de Laïcité » in Jcp A n°08 ; 2020 ; p. 03 et s.

[65] CA Nancy, 06 février 2013 (n° 12/00984) cité dans la décision-cadre préc. du Défenseur des droits.

[66] Cass., Soc., 22 juillet 1986 (n°82-43.824) in Liaisons sociales n°5844 ; p. 07.

[67] Et a priori aussi à la mairie de Tremblay-en-France en 2011 où un fonctionnaire semble avoir connu le même sort selon : Feixas Jean & Pierrat Emmanuel, Barbes et moustaches ; Paris, Hoëbeke ; 2015 ; p. 98.

[68] A propos d’un salarié de supermarché respectant le port des vêtements de la « marque » au service de laquelle il était employé mais à la barbe et aux cheveux longs (ainsi qu’avec une boucle d’oreille) ce qui n’a pas été jugé contraire à la « tenue propre et correcte » imposée par le règlement intérieur de l’enseigne : Ca de Versailles, 08 juillet 1994, n°93-6638.

[69] Op. cit. ; p. 33 à propos de CA Versailles, 31 août 2011, n°10/03526.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Le(s) droit(s) de la nuit (par M. R. Vaillant)

Voici la 43e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 20e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Cet ouvrage forme le vingtième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XX :
Droit(s) de la nuit

direction : Romain Vaillant (collectif)

– Nombre de pages : 200
– Sortie : juillet 2017
– Prix : 33 €

  • ISBN  / EAN : 979-10-92684-24-7 / 9791092684247
  • ISSN : 2259-8812

Présentation :

Le présent ouvrage recueille les actes du premier colloque organisé par l’Association des doctorants et docteurs de l’Institut Maurice Hauriou (Addimh), qui s’est tenu le 31 mars 2017, à Toulouse. C’est un thème obscur que l’association a choisi de mettre en lumière : la nuit.

SI elle avait déjà fait l’objet d’études en sciences humaines et sociales, la nuit n’avait jamais été investie collectivement par des juristes. Certes les réflexions de Jean Carbonnier en la matière continuent de faire référence ; mais ces dernières années n’ont cessé de renouveler l’intérêt que les juristes pouvaient porter à la nuit, en tant que cadre d’application du droit. L’évolution de notre appréhension de la nuit a des incidences sur de nombreux régimes juridiques et ce, dans la plupart des branches du droit.

Alors pour quelle(s) raison(s) le droit ne s’applique-t-il pas toujours la nuit comme il s’applique le jour ? A bien y regarder, la nuit est parsemée de règles dérogatoires, autant qu’elle l’est d’étoiles. Par un raccourci intuitif, la nuit est souvent associée à l’insécurité, certainement la première raison ayant poussé l’homme à pourchasser l’obscurité par la maîtrise de l’éclairage de son espace de vie. Mais l’insécurité n’épuise pas toutes les perceptions de la nuit. D’autres y ont vu au contraire « délivrance et poésie » ; c’est-à-dire l’idée que le droit n’y connaît pas une application aussi rigoureuse que de jour.

Animal a priori diurne, l’Homme n’en a pas moins inventé nombre d’activités, à effectuer ou à poursuivre une fois le crépuscule venu. Il se trouve que le droit prenne en compte la spécificité des activités nocturnes. Ne sont-ce là que des dérogations très ciblées ou peut-on relever une spécificité ou une logique commune qui permettrait de dégager l’existence d’un « droit de la nuit » ; autrement dit un « contre-droit » ?

Si l’étude de l’ensemble des sujets présentés durant ce colloque n’a pas permis de déceler l’existence d’un soubassement unique qui fonderait un tel droit de la nuit, il semble, en revanche, qu’un droit à la nuit soit en train de poindre.

Le(s) droit(s) de la nuit

Romain Vaillant
Doctorant en droit public, Ater, Institut Maurice Hauriou, UT1 Capitole

Qu’il s’agisse d’un droit ou de droits de la nuit, la première question posée est : quelle nuit ? Y a-t-il une notion juridique de nuit ? La nuit, au sens cosmique, serait variable en fonction de la latitude du point du globe où l’on se trouve, et de la date dont il s’agit. Une définition hâtive serait de considérer que la nuit est le temps d’une journée amputé du temps du jour. Mais alors la question reste entière : quel jour ? Ou plutôt quand cesse le jour pour faire place à la nuit ?

La nuit est d’abord l’obscurité dans laquelle se trouve plongée la surface de la Terre qui ne reçoit plus, à cause de sa position par rapport au soleil, de lumière solaire[1].

Mais la nuit serait ensuite un espace de temps qui s’écoule, en un lieu donné de la terre, depuis la disparition de la lumière qui suit le coucher du soleil jusqu’à l’apparition du jour qui précède le lever du soleil.

L’amplitude de la nuit varie inlassablement, en fonction de la latitude du point du globe et du moment de l’année considérés. Ne serait-ce que pour le cas de la France, l’amplitude temporelle des nuits oscille entre 16h49 (au solstice de décembre) et 19h52 (au solstice de juin).

Au début du XXe siècle, celui qui allait devenir un des fondateurs de l’anthropologie française, Marcel Mauss avait livré, dans un article fameux, intitulé Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos et paru en 1904, une analyse originale des rapports entre le droit et la nuit[2]. Mauss y démontrait que les eskimos connaissaient deux modes de vie totalement différents, associés à deux systèmes juridiques différents. L’un d’hiver, en quelque sorte étatisé, lorsque les nuits sont incroyablement longues, instituant une société collectiviste dans laquelle les familles se réunissent ; l’autre d’été, lorsque le jour prend le pas sur la nuit, beaucoup plus libéral et individualiste, fondé sur la cellule familiale et non plus sur les regroupements.

Passant du groupe à l’individu, on constate que l’homme, animal avant tout, quoique politique, se doit de respecter certains rythmes biologiques, au premier rang desquels les rythmes dits circadiens (c’est-à-dire qui ont une durée de 24 heures, d’un jour), parmi lesquels se trouve l’alternance jour/nuit, c’est-à-dire veille/sommeil.

Néanmoins, cette nécessité biologique a été rudement mise à mal, notamment à l’époque romaine, où la privation de sommeil constituait un des moyens de torture les plus utilisés. Fort heureusement, un tel sévice est aujourd’hui considéré comme constituant un « traitement inhumain et dégradant » par la Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement de l’article 3 de la Convention[3].

Cette réalité biologique, naturelle, aurait conduit les hommes à renoncer en quelque sorte à l’application du droit classique la nuit tombée. Le Doyen Carbonnier écrivit à ce propos, dans une contribution intitulée « Nocturne », publiée ensuite dans son ouvrage Flexible droit, que « La nuit est vide de droit (c’est pour cela qu’elle nous apparaît tantôt insécurité, tantôt délivrance et poésie). Dans ce vide juridique, poursuit-il, dans ce désert social, l’homme retourne à un état de nature (s’il en fut jamais), à un état de pré-droit, de non-droit. ». Aussi charmante puisse-t-elle être, cette analyse – qualifiée par l’auteur lui-même de « sociologique » – n’emporte pas la conviction du juriste. En effet, et les contributions ici recueillies devraient encore nous le démontrer, la nuit est pleine de droit. Soit parce qu’en vertu du principe de continuité, la règle juridique s’applique comme en plein jour ; soit parce que la nuit imposait d’adopter une règle particulière. Aussi préférons-nous souscrire à la belle métaphore du Doyen Carbonnier qui entamait ainsi sa contribution : « La continuité est un des postulats du droit dogmatique : permanente autant que générale, la règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais ».

Malgré la réalité naturelle, les progrès techniques, et tout particulièrement l’invention et la diffusion de l’électricité, et de l’éclairage public, vont tendre à la généralisation de la négation de la nuit. La négation de la nuit pourrait donc entraîner l’extension du droit applicable le jour ; mais les réalités biologiques et les représentations sociales sont bien là, et le droit connaît nombre d’adaptations, d’obligations ou d’interdictions propres à l’activité humaine nocturne.

Mais même cette négation de la nuit, de plus en plus engendrée par l’extension du jour, connaît des limites. Cette « nuit profonde » ou nuit urbaine est une réalité : c’est cette période de la nuit, qui en son cœur, voit l’activité humaine diminuer très fortement et tous les marqueurs concordent : qu’il s’agisse des consommations d’électricité, d’eau, de gaz, du trafic téléphonique, de l’émission de polluants et du trafic routier, les chiffres se rejoignent pour ce cœur de la nuit de 1h à 4h du matin[4]. Une réalité qui tend à être prise en compte dans les mesures liées à la sécurité publique notamment.

Le géographe Luc Gwiazdzinski, spécialiste de la nuit, parle volontiers de nos pratiques comme réalisant une « colonisation progressive »[5] de la nuit par l’accroissement des activités nocturnes, la banalisation du travail de nuit, la demande grandissante de services associés (dans les transports notamment). Dans cette perspective, il convient que le droit s’accommode pour protéger ceux qui viennent subir la colonisation de la nuit. Dans une perspective tout autre, émergente, il s’agit au contraire de faire respecter la nuit, de revenir à la nature et aux composantes intrinsèques de la nuit.

Mais ces attitudes vis-à-vis de la nuit nous semblent ressortir de la cohabitation de diverses représentations de la nuit dans le sens commun.

Historiquement, la première des représentations de la nuit est celle l’associant aux ténèbres et à la mort. Pour ce qui est de l’allusion aux ténèbres, on en trouve trace dans l’Ancien Testament, dans la Bible, qui énonce que : « Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour ». Quant à la référence à la mort, les exemples seraient pléthoriques, et se déploient jusqu’à l’époque contemporaine. Il n’est qu’à citer, par exemple, le récit d’Elie Wiesel, qu’il n’a finalement réussi à publier que sous le titre « La Nuit »[6]. On pourrait encore le rapprocher du démon avec Dracula de Bram Stoker.

Si une deuxième représentation, plus poétique, a émergé, bien plus tard, il nous semble qu’elle a été due à l’apparition et au développement de l’éclairage urbain, à la fin du XVIIIe siècle, par la lampe d’Argand tout d’abord, puis avec l’invention de la lampe à gaz, au début du XIXe siècle[7].

Avant cela, en effet, la première représentation de la nuit comme insécurité n’était pas déméritée car la déambulation nocturne restait fort périlleuse. Les nuits du Moyen-Age étaient en effet clairement hostiles. A tel point que le coucher du soleil impliquait le repli de chacun à son domicile, la porte fermée à clef ; et même les portes de la ville étaient fermées à clef. Dans ce contexte, seules les patrouilles de nuit (comme les premiers magistrats romains) veillaient et circulaient après le couvre-feu. Elles circulaient armées de torches notamment, qui leur permettait d’ailleurs non pas tant de voir que d’être vues, ce afin de « rendre visible le pouvoir de l’ordre. Celui qui n’avait pas de lumière était tout de suite soupçonné et arrêté. Après neuf heures, toute personne devait avoir à Paris une lanterne »[8]. On trouvait de ces veilleurs ailleurs en Europe, et notamment en Allemagne, où ils constitueront ensuite un thème du romantisme allemand.

C’est à compter du XVIe siècle qu’un éclairage permanent va voir le jour, mais celui-ci va rester très peu performant jusqu’aux inventions de la fin du XVIIIe siècle, parmi lesquelles on peut compter l’invention du réverbère, ayant vu le jour à l’issue d’un concours organisé par l’Académie des Sciences en 1763. Le développement subséquent des activités nocturnes va engendrer de nouvelles sociabilités. De fait, on se rend désormais volontiers au théâtre, aux divertissements, la nuit, on instaure de nouveaux rituels (comme la promenade vespérale), mais aussi de nouvelles exigences comme celle de permettre aux travailleurs de rentrer chez eux sans crainte la nuit. « Pour certains, nous dit Alain Montandon, la grande ville ne commence vraiment à vivre que lorsque l’éclairage artificiel entre en jeu ».

L’apparition de ces techniques a constitué une révolution technique, qui bientôt, allait devenir révolution de mœurs. Comme toute révolution technique, elle n’est pas allée sans crainte. Alain Montandon écrivit à ce propos que « la destruction de la nuit [… apparut] comme une mutilation existentielle profonde. »[9] Il faut se remémorer que, vers 1800, les prouesses techniques ont permis de multiplier par 10 les capacités d’éclairage. Cela a évidemment eu « d’importantes répercussions sur la vie nocturne des villes »[10].

C’est bien la mise en œuvre ultérieure d’un éclairage satisfaisant qui a donc permis l’émergence de nouvelles formes de noctambulisme[11].

Plus tard, au début du XIXe siècle, un sentiment étonnant est partagé : « l’accroissement de la luminosité est vécue comme une perte d’intimité, une effraction dans la sphère privée »[12]. Mais, rapidement, cette luminosité nocturne va être celle des lieux de distraction, des lieux de liberté, celle des « cafés tapageurs aux lustres éclatants » du Roman de Rimbaud. L’occasion de rappeler que la nuit est évidemment le temps des plaisirs charnels, des ébats coupables[13].

Les deux représentations de la nuit suggérées par cet aperçu historique brossé à grands traits sont très largement partagées par les différentes cultures : la nuit est insécurité et liberté. Rien de très original : la liberté des uns étant peut-être ressentie comme l’insécurité par les autres ; et vice versa. Pourtant, en 2007, une étude montrait que, pour les Français, ces deux tendances ne se valaient pas : ainsi 72% des personnes interrogées estimaient que la nuit est un moment de liberté, contre seulement 23 % qui estimaient qu’il s’agissait d’un moment d’insécurité[14]. En outre, 90% des personnes disaient aimer la nuit pour sa « liberté », son « calme » et sa « beauté »[15]. Nous ne sommes pas loin de « luxe, calme et volupté » ; alors peut-être est-ce finalement pour la nuit que Baudelaire a formulé son invitation au voyage[16]

La nuit, doivent donc cohabiter ceux qui souhaitent vivre la nuit, ceux qui vivent de la nuit et ceux qui souhaitent profiter du repos que leur offre la nuit. Cet équilibre est évidemment organisé par le droit.

La nuit est un objet désormais usuel de la recherche française en sciences humaines et sciences sociales, mais les juristes ne lui ont jamais réservé d’études collectives pour examiner ce Droit. A notre connaissance, aucun projet collectif n’a encore porté sur les rapports entre le droit et la nuit. Les quelques études portant sur le sujet ont été réalisées dans le champ du droit privé. De fait, les deux grands domaines intéressés au premier chef sont le droit pénal[17] et le droit du travail[18]. Mais les lois récentes de ces toutes dernières années n’ont pas manqué de renouveler l’intérêt que ces thèmes portaient, eux aussi. En outre, les événements terroristes de ces deux dernières années, et le déclenchement subséquent de l’état d’urgence, ont ramené sur le devant de la scène les atteintes – considérées par le pouvoir comme nécessaires – aux libertés publiques et aux droits fondamentaux, au profit de la sécurité publique. Cela passant par des mesures exceptionnelles comme la réalisation de perquisitions administratives de nuit ou la mise en place de couvre-feu. Malgré ce climat sécuritaire, l’espace public a été la cadre d’une nouvelle pratique démocratique à travers la naissance du mouvement Nuit Debout.

Notons que le droit applicable la nuit est un droit qui, soit dit en passant, pourra être édicté la nuit. De fait, depuis la Révolution au moins, la nuit a pu être un moment privilégié pour faire progresser les droits, et l’on songe ici à la célèbre nuit du 4 au 5 août 1789 dite d’abolition des privilèges, ou tout simplement pour faire le droit. A ce titre, on aurait pu évoquer les séances nocturnes de travail parlementaire, qui s’étaient multipliées à un point tel qu’il a fallu les limiter officiellement pour les coûts qu’elles engendraient[19]. Mais revenons au contenu de ces normes.

Le droit de la nuit, qu’est-ce que cela pourrait être ? Un ordre juridique applicable la nuit ? Non il n’y a pas d’ordre hiérarchiquement constitué de normes dont l’application alternerait avec l’ordre juridique diurne. D’ailleurs, cela reviendrait à admettre qu’il y aurait un Etat de jour et un Etat de nuit, puisque, selon la théorie kelsénienne, l’ordre juridique est synonyme d’Etat.

Si ce n’est donc un ordre juridique alternatif, que pourrait recouvrir un droit de la nuit ? Un ensemble de règles dérogatoires aux règles de droit commun dont le plus petit commun dénominateur est l’application durant la nuit. Mais la nuit, qu’est-ce donc ? La représentation de la nuit au fondement de ce supposé régime dérogatoire serait-elle la même ? La valeur sociale protégée – comme diraient les pénalistes, est-elle la même ? Y a-t-il une unité conceptuelle concernant la nuit juridique ?

Des normes vont être édictées pour permettre à chacun de faire son choix entre repos, activité et travail durant la nuit. Mais de ces normes disparates, il va être compliqué de faire émerger un droit commun de la nuit. D’abord, parce que la notion même de nuit n’est pas univoque en droit (I) ; mais aussi parce que nous verrons que la nature des droits engendrés est trop diverse (II).

I. L’équivocité de la nuit ou L’impossibilité d’un droit de la nuit

Pour envisager la possibilité d’un régime juridique spécifique à la nuit, encore faudrait-il pouvoir retrouver dans les textes du droit positif une certaine unité de la notion de nuit. C’est pourtant à un inventaire à la Prévert auquel il faudrait ici se livrer…

Mais, à bien y regarder, lorsqu’elle souhaite la régir de manière spéciale, les corpus juridiques font référence à la nuit de deux manières essentiellement : soit en la désignant simplement, laissant le soin aux autorités d’application de venir en préciser les contours, soit en la définissant strictement selon les heures auxquelles le régime en question trouvera à s’appliquer[20].

A. La nuit désignée

La nuit confirmée. Il s’agit d’abord de manière évidente de l’hypothèse où le droit confirme la continuité de l’application du droit la nuit, dans des expressions comme « à toute heure du jour et de la nuit », que l’on trouve dans nombre de dispositions fixant le champ d’action des autorités et agents de contrôle[21] (douanes dans les cercles de jeux[22], visites, perquisitions et saisies pour la recherche ou la constatation des infractions liées à la prostitution et au proxénétisme, dans les lieux meublés et lieux de fêtes[23], par exemple), ou le champ d’action des représentants du personnel (délégué du droit minier[24]).

La nuit indéterminée. Il s’agit également ici de l’hypothèse où le droit va être adapté durant la nuit, sans davantage de détails sur l’application ratione temporis de cette adaptation. Dans les cas relevés, il y a généralement une sorte de permission qui est laissée au récepteur de la norme, qui devra néanmoins l’appliquer de manière judicieuse durant la nuit, nuit dont il pourra librement apprécier la présence au moment des faits. Citons par exemple le code de la route, qui dispose à l’article R. 416-4 : « La nuit, ou le jour lorsque la visibilité est insuffisante, tout conducteur d’un véhicule doit, dans les conditions définies à la présente section, faire usage des feux dont le véhicule doit être équipé (…)» ; ou bien le code pénal qui établit en son article 122-6une cause légale d’irresponsabilité en disposant : « Est présumé avoir agi en état de légitime défense celui qui accomplit l’acte : 1° Pour repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité »[25].

Cette présomption de légitime défense dote le propriétaire ou l’habitant du lieu visité d’une protection importante qui s’étend jusqu’à l’homicide du visiteur, quand bien même n’y avait-il pas à craindre de lui un quelconque vol[26]. En d’autres termes, il s’agit là d’une tolérance quant aux méthodes musclées d’éconduire les amoureux transis de sa fille ou de sa femme susceptibles d’effectuer une visite nocturne… Il s’agira pour le juge de reconstituer les faits pour s’assurer que cette légitime défense s’est bien produite durant la nuit. Cette inviolabilité du domicile renforcée la nuit avait autrefois été constitutionnalisée par l’article 359 de la Constitution du Directoire du 5 fructidor an VIII (22 août 1795), qui disposait : « La maison de chaque citoyen est un asile inviolable : pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inondation, ou de réclamation venant de l’intérieur de la maison ». Une disposition reprise et étendue durant le Consulat des « citoyens » aux « personnes habitant le territoire français » avec l’article 76 de la Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799)[27]. Ce sont là les deux seules fois de notre histoire constitutionnelle que la nuit a fait une incursion dans les textes[28].

De manière évidemment très altérée, ce droit de voir respecter son lieu d’habitation est théoriquement étendu aux détenus. L’article D. 270 du code de procédure pénale prévoit à propos des cellules que « Pendant lanuit, les cellules doivent pouvoir être éclairées en cas de besoin. Personne ne doit y pénétrer en l’absence de raisons graves ou de péril imminent ».

La nuit précisée, la nature respectée. En matière de chasse et de pêche, la nuit s’apprécie librement. Le code de l’environnement mentionne à de nombreuses occurrences la nuit comme une période d’autorisation ou de prohibition de certaines pratiques spécifiques. La nature aussi a droit au repos. En principe, la détention d’un permis de chasse donne le droit de chasse de jour (article L. 424-4 c. env.) que ce soit à tir, à courre, à cor, à cri ou au vol. Ce jour « s’entend du temps qui commence une heure avant le lever du soleil au chef-lieu du département et finit une heure après son coucher ». Notons que la référence au chef-lieu du département n’est pas pour simplifier la tâche des uns et des autres.

Une exception de chasse nocturne : pour chasser à la passée le gibier d’eau, et notamment les bécasses, qu’il est autorisé de chasser – comme chacun sait – en plus des horaires normaux, deux heures avant le lever du soleil et jusqu’à la deuxième heure après le coucher du soleil. Qu’en outre le permis de chasse permet, dans certains départements, de chasser le gibier d’eau la nuit à partir de postes fixes déclarés en préfecture. Une spécificité, pour ne pas dire un privilège de plus, de l’Alsace-Moselle : la possibilité pour le préfet d’autoriser parfois le tir de nuit du sanglier. Enfin, des chasses particulières, correspondant à des tirs de nuit dans le cadre de destructions administratives de « spécimens d’espèces non domestiques » (comme le blaireau ou le renard) peuvent être organisées par le préfet, en vertu de l’article L. 427-6 du code de l’environnement.

Pour ce qui est de la pêche, en principe, elle « ne peut s’exercer plus d’une demi-heure avant le lever du soleil, ni plus d’une demi-heure après son coucher » (R. 436-13 c. env.), sauf pour l’anguille susceptible d’être pêchée à toute heure, sauf l’anguille jaune (R. 922-49 c. env.). Néanmoins, un certain nombre de dérogations peuvent être octroyées par le préfet pour la pêche de certaines espèces (R. 436-14 c. env.).

Encore que, si nous étions normativiste, nous pourrions légitimement poser la question de savoir si une norme prescrit ce qu’est le coucher du soleil. Et la question ne serait pas inintéressante : doit-on laisser cela à l’appréciation des récepteurs de la norme (le chasseur-pêcheur et l’agent du ministère de l’environnement) ou doit-on préciser de quel crépuscule il s’agit. Les spécialistes n’en dénombrent-ils pas quatre, après tout[29] ?

Quoique le crépuscule civil porte un nom laissant entendre qu’il serait prédisposé à être appliqué en droit, aucune de nos recherches ne nous a permis d’identifier sur quel crépuscule le droit se fondait. C’est donc à l’appréciation de chacun.

B. La nuit encadrée

Pour les besoins d’une protection des droits individuels qui passe par la sécurité juridique, par la clarté, l’intelligibilité et la prévisibilité de la loi, la loi – prise lato sensu – va généralement estimer nécessaire de définir précisément ce qu’elle considère comme la période nocturne.

Il semble que ce soit le cas lorsque le législateur cherche à limiter les atteintes aux droits fondamentaux des personnes. Deux domaines sont ici concernés au premier chef : les droits des travailleurs, et le droit pénal, ou plus exactement de la procédure pénale. Même si ce ne sont évidemment pas les seuls[30].

Ainsi donc de la procédure pénale, en premier lieu. L’emblématique article 59 du Code de procédure pénale dispose en effet : « Sauf réclamation faite de l’intérieur de la maison ou exceptions prévues par la loi, les perquisitions et les visites domiciliaires ne peuvent être commencées avant six heures et après vingt et une heures ». Notons que cette disposition reste étonnamment applicable en temps de guerre. Nous reviendrons plus loin sur cette règle tirée du principe appelé suprema tempestas. Pour autant, elle connaît de nombreuses exceptions aujourd’hui, parmi lesquelles les perquisitions administratives prononcées dans le cadre de l’état d’urgence.

En second lieu, le droit des travailleurs[31], en tant que protecteur d’une personne en situation de déséquilibre – pour ne pas dire de faiblesse – vis-à-vis de son employeur, va régir le travail de nuit. C’est la loi qui va venir édicter des mesures d’ordre public, c’est-à-dire en principe indérogeables. Pour que le travail de nuit soit vraiment assorti de garanties, le législateur a opté pour la détermination précise de la période de nuit. Ainsi le code du travail dispose, en son article L. 3122-2 que « Tout travail effectué au cours d’une période d’au moins neuf heures consécutives comprenant l’intervalle entre minuit et 5 heures est considéré comme du travail de nuit. / La période de travail de nuit commence au plus tôt à 21 heures et s’achève au plus tard à 7 heures ».

On retrouve d’ailleurs cette même précaution dans les textes internationaux, et notamment deux Conventions de l’Organisation Internationale du Travail. La convention Oit n°89 du 9 juillet 1948 sur le travail de nuit des femmes, tout d’abord, précise en son article 2 : « Aux fins de la présente convention, le terme nuit signifie une période d’au moins onze heures consécutives comprenant un intervalle déterminé par l’autorité compétente, d’au moins sept heures consécutives et s’insérant entre dix heures du soir et sept heures du matin; l’autorité compétente pourra prescrire des intervalles différents pour différentes régions, industries, entreprises ou branches d’industries ou d’entreprises, mais consultera les organisations d’employeurs et de travailleurs intéressées avant de déterminer un intervalle commençant après onze heures du soir ».

C’est d’ailleurs la même définition qui est donnée par la Convention Oit n°90 du 10 juillet 1948 sur le travail de nuit des enfants dans l’industrie, mais uniquement pour le jeunes de 16 à 18 ans. Car, pour les jeunes de moins de 16 ans, la nuit signifie une période d’au moins douze heures consécutives qui « comprendra l’intervalle écoulé entre dix heures du soir et six heures du matin ».

A partir de là, pour les femmes comme pour les enfants, le travail de nuit dans les entreprises industrielles a donc été interdit par ces conventions Oit.

Des spécificités peuvent apparaître çà et là, comme en droit du travail maritime, qui, à l’article L. 5544-27 du code des transports prévoit l’interdiction du travail de nuit des jeunes travailleurs, étant entendu que « les services de quart de nuit de 20 heures à 6 heures sont considérés comme travail de nuit ». Si des dérogations peuvent être autorisées par l’inspecteur du travail, il n’en reste pas moins qu’un repos indérogeable est prévu pour les jeunes travailleurs entre 24 heures et 5 heures du matin (art. L. 5544-29 du code des transports). Quant au code de la défense, enfin, il prévoit à l’article L. 4121-5-1 qu’« est considéré comme service de nuit tout service de 22 heures à 6 heures ».

Tout cela semble confirmer l’existence d’une troisième représentation de la nuit, plus récente que les deux autres déjà évoquées en introduction, tenant à une préoccupation sanitaire des effets de la négation de la nuit sur la santé des travailleurs.

Pour abonder rapidement en ce sens, prenons l’article R. 6153-2 du code de la santé publique, concernant les internes et les praticiens hospitaliers, qui considère qu’« une période de nuit est comptabilisée à hauteur de deux demi-journées ».

De même, les personnes cherchant le repos vont être protégées par des dispositions luttant contre le bruit. Pour ne prendre qu’un exemple, l’article R. 112-1 du Code de l’urbanisme prévoit, en ce qui concerne les servitudes instituées dans les zones de bruit des aérodromes, que « la période de nuit s’étend de 22 heures à 6 heures le lendemain ».

Quelle heure est-il ? Soit. Le droit, pour protéger au mieux certains droits proclamés, choisit de déterminer les heures d’application de ces régimes dérogatoires. Mais encore faut-il s’accorder sur l’heure. C’est assez récent que chacun ne voie plus littéralement midi devant sa porte, ou au niveau de chaque clocher. En effet, c’est la loi du 14 mars 1891 qui va instituer l’heure légale en France, pour les besoins du développement des chemins de fer. Après que la France a abandonné l’ambition d’imposer le méridien de Paris comme référence temporelle mondiale, elle va adopter par une loi du 9 mars 1911 la référence mondiale d’alors : le temps moyen à Greenwich (Gmt)[32]. Puis la loi du 24 mai 1923 instaurera la mise en place de l’heure d’été.

Cocorico. De nos jours, l’heure légale est définie par le décret du 9 août 1978 comme « le temps légal obtenu en ajoutant ou en retranchant un nombre entier d’heures au temps universel coordonné », ledit nombre étant fixé par décret. C’est l’Observatoire de Paris qui fabrique et diffuse cette heure légale. Si nos appareils mobiles sont généralement synchronisés dessus aujourd’hui, un moyen classique de la connaître était de faire appel à l’horloge parlante (au 3699 pour les nostalgiques). La France a pris sa revanche sur la prépondérance de l’influence passée du Gmt en accueillant le Bureau international des poids et mesures qui fabrique le Temps Atomique International (Tai) et l’Observatoire de Paris qui détermine le temps UT1, soit le temps de rotation de la Terre, ces deux éléments étant combinés pour donner le Temps Universel Coordonné.

Au vu de la diversité des définitions de la nuit évoquées, qui sont d’ailleurs loin d’épuiser toutes les occurrences, la révélation de l’existence d’un droit commun de la nuit ne nous semble pas pour ce soir. Pour autant, il nous semble qu’un rapide aperçu historique de la prise en compte des représentations de la nuit par le droit n’est pas superflu.

II. L’évolution contemporaine du droit de la nuit

A défaut d’avoir le temps de retracer la chronologie complète des prises en compte de la nuit comme réalité à protéger par le droit, il nous semble qu’il faut se focaliser sur deux moments antagonistes : la première évocation d’un droit de la nuit et la plus contemporaine expression cette fois d’un droit à la nuit.

A. La multiplicité des droits de la nuit ou la résultante d’une diversité de représentations

La multiplicité des représentations que de la nuit – comme un lieu d’insécurité, comme un lieu de plaisir et de liberté ou comme un lieu de risque sanitaire – va engendrer des droits très divers. La première évocation faisait plutôt référence à la liberté qu’à l’insécurité.

Loi des XII Tables. Dans la loi des XII Tables, un des premiers textes de droit écrit, monument du droit romain archaïque, il était écrit : « si ambo praesentes, solis occasus suprema tempestas esto ». Littéralement, cela signifie que « si les deux parties sont présentes, que le coucher du soleil soit le dernier temps », ou plus librement « si tous deux sont là, que le coucher du soleil mette fin à la contestation »[33]. Cette règle impliquait « l’arrêt du cours de la justice »[34], et même plus largement « la suspension de tout ce qui constituait alors la vie juridique »[35]. Bien vite, cette interdiction large s’est amoindrie pour ne consister que dans l’interdiction de rendre la justice la nuit, comme en témoignent notamment le Digeste de Justinien. Carbonnier attribue à Pothier, le grand jurisconsulte du XVIIIe siècle, d’avoir enseigné l’interdiction posée par la loi des XII Tables en l’orientant sur les actes d’exécution (à propos des « ajournements » exactement)[36], et abandonnant ainsi l’interdiction antique de rendre la justice la nuit. Aujourd’hui, encore c’est bien la version qui a transcendé les époques. Que l’on prenne l’article 664 du code de procédure civile (concernant les significations), l’article 59 du code de procédure pénale (pour les perquisitions et visites domiciliaires) ou l’article 134 du même code (pour les mandats d’amener, d’arrêt et de recherche), ils ne concernent bien que des actes d’exécution et non plus le fait de rendre la justice.

De nos jours, au contraire, le fait de rendre la justice de nuit n’est plus absolument prohibé. Une Cour d’assises peut ainsi, en vertu de l’article 307 du Code de procédure pénale, poursuivre ses débats toute la nuit, au nom de la continuité des débats. Seul le Président peut en effet décider de les interrompre, afin d’octroyer « le temps nécessaire au repos des juges, de la partie civile et de l’accusé »[37]. La chambre criminelle de la Cour de cassation protège avec une certaine constance son pouvoir discrétionnaire. Mais un tel pouvoir peut conduire à certains abus. Heureusement, on peut compter dans ce cas sur la Cour européenne des droits de l’homme. Elle a ainsi condamné la France dans un arrêt Makhfi[38]sur le fondement de l’article 6§1 et 6§3[39] de la Convention, au nom du droit à un procès équitable, du respect des droits de la défense et de l’égalité des armes. Les faits s’étaient déroulés devant la Cour d’assises du Maine-et-Loire. Là, le Président avait refusé, à 1 heure du matin, à l’avocat de l’accusé de suspendre les débats, alors même que ce deuxième jour d’audience comptait déjà 15 heures de débats. Finalement, l’audience s’est poursuivie jusqu’à 4 heures du matin, s’ensuivit une demi-heure de suspension pour qu’il plaide enfin vers 4 heures et demi du matin, suivi des avocats du requérant. Quant au jury, c’est entre 6h15 et 8h15 qu’il a eu à délibérer. L’attitude forcenée du juge – probablement insomniaque – n’a pas été condamnée en cassation par la Cour de cassation, y voyant l’expression de son application souveraine de l’article 307. En revanche, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas manqué de condamner cette attitude, considérant « qu’il est primordial que, non seulement les accusés, mais également leurs défenseurs, puissent suivre les débats, répondre aux questions et plaider en n’étant pas dans un état de fatigue excessif. De même, il est crucial que les juges et jurés bénéficient de leurs pleines capacités de concentration et d’attention pour suivre les débats et pouvoir rendre un jugement éclairé ».

Plus encore que sur la peur ancestrale de la nuit, sur laquelle le doyen Carbonnier la fondait, la suprema tempestas doit être analysée, selon le professeur Chevreau, à travers deux oppositions fondamentales[40] chez les Romains. D’une part, nous explique-t-elle, les Romains avaient une « perception naturelle du temps et s’appuyaient sur cette dernière pour déterminer les moments favorables à l’action. L’opposition jour/nuit résulte de cette conception qualitative du temps ». La nox est intempesta, c’est-à-dire littéralement « un espace de temps non favorable à l’action ». D’autres auteurs antiques la qualifiait d’inactuosa, d’inactive. D’autre part, il faudrait analyser la suprema tempestas selon le « couple antithétique negotium/otium (activité/repos) ». Elle poursuit : « Les Romains ont une approche naturelle et réelle du temps. Le temps biologique requiert une alternance vitale entre des périodes d’activité et de repos. Le jour diurne est le théâtre de l’activité ; inversement la nuit est réservée au sommeil ».

Cette idée que les Romains séquençaient leur activité judiciaire, même avant la tombée de la nuit, est confortée par l’environnement normatif de la suprema tempestas dans la loi des XII Tables. En effet, si les auteurs se concentrent habituellement sur le passage précité : « si ambo praesentes, solis occasus suprema tempestas esto », ils en oublieraient presque ce qui le précède immédiatement : « 7. – S’ils ne s’accordent pas, qu’ils exposent leur cause au comice ou au forum avant midi. Pendant l’exposé que tous deux soient présents. 8. – Après midi, adjuge l’objet du litige à celui qui est présent[41]».

La nuit, intempesta, n’est donc pas le moment adéquat pour juger, qui se situe l’après-midi, tandis que les plaidoiries ont lieu le matin.

Pourtant, la nuit, en tant qu’elle permettrait la dissimulation, perd sa protection lorsque la sécurité prend le pas sur la liberté. Il faut voir là une référence à l’état d’urgence qui, en vertu de la loi de 1955, de nombreuses fois amendée ces dernières années, permet de réaliser des perquisitions administratives de nuit. Par chance, nous n’avons pas encore affaire aux perquisitions domiciliaires réalisées par l’autorité militaire dans le cadre de l’état de siège (Art. L. 2121-7 du code de la défense).

Chaque chose en son temps donc. D’une certaine manière, l’heure est la revendication de ceux qui regrettent la négation de la nuit et qui prônent en conséquence la protection des composantes de la nuit comme l’obscurité et le sommeil, à travers une sorte de droit à la nuit.

B. L’émergence progressive d’un droit à la nuit

Au début de la IIe République, en 1848, Auguste Vitu écrivait : « Paris ne vit guère le jour, et la vraie vie ne commence pour lui qu’au lever de l’étoile du berger, je veux dire à l’heure où l’on allume le gaz »[42]. De nos jours, la tendance n’est plus à l’éclairage dispendieux de nos villes. Au contraire, l’extinction de l’éclairage public dans la nuit urbaine, ou nuit profonde (de 1h à 4 ou 5h du matin), est une tendance qui tend à se propager. A titre d’exemple, aux alentours, près d’un tiers des 37 communes de la métropole toulousaine se sont engagées dans cette voie.

Il nous semble que cela témoigne de la quête grandissante d’un « droit à » la nuit, d’un retour à la nuit, de la cessation de la négation de la nuit.

Il s’agirait d’un droit au respect des composantes de la nuit, un retour à la nature. S’il s’agissait d’un droit fondamental, il pourrait se rattacher aux droits dits de troisième génération, c’est-à-dire d’un droit collectif, exercé au stade du groupe, « mais qui peuvent se concrétiser par une action en justice individuelle ou collective »[43].

En effet, c’est dans le prolongement du droit à un environnement sain que l’on peut situer la revendication de l’extinction de l’éclairage public, au nom notamment de la biodiversité, au nom également d’une sorte de droit à ne pas subir les nuisances d’une lumière artificielle excessive. La ville lumière ne fait plus l’unanimité dans sa continuité et son absoluité. C’est là la question de la lutte actuelle contre la pollution lumineuse Sera étudiée ainsi le retour à la première des composantes de la nuit : l’obscurité.

En outre, le droit à la nuit pourrait recouvrir un deuxième droit : le droit au sommeil[44]. Ce droit au sommeil a failli figurer officiellement dans notre Charte de l’environnement. Hélas, les débats ont eu raison de lui. Celui-ci ne peut dès lors qu’être indirectement garanti.

Pour dormir paisiblement, au moins deux éléments sont nécessaires : la tranquillité publique et le droit à un logement.

D’une part, le droit à la tranquillité est composite : composante de l’ordre public d’un côté, il relève des pouvoirs de police administrative[45], mais protégé par l’infraction de tapage de l’autre, il relève de la police judiciaire[46]. Par ailleurs, les règles urbanistiques tendent à prévenir au mieux les troubles liés au bruit, le bruit étant considéré comme une source de nuisance pour les personnes et pour l’environnement[47].

D’autre part, le droit à un logement constitue l’autre versant de cette hypothèse de droit au sommeil. Si le droit au logement est censé découler des alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946, il a attendu de nombreuses années pour se voir concrétiser. Même l’institution du droit au logement opposable (Dalo) en 2007 n’a pas eu les effets escomptés pour donner un logement à chacun. Des modifications ont été apportées par la loi Alur de 2014 visant à le renforcer encore. Pourtant la pauvreté croissante et le phénomène d’exclusion ne cessent d’engendrer des situations de précarité auxquelles seules des solutions d’urgence sont proposées. Dans les situations sans cesse dénoncées pour leur détérioration galopante, il y a évidemment celle des détenus des prison françaises.

En somme, si l’on ne peut dégager un régime juridique commun aux droits de la nuit, il n’en reste pas moins que la nuit est d’ores et déjà tapissée de droits objectifs et tend encore à renforcer les droits subjectifs. En définitive, loin de représenter une zone de non-droit, on peut souscrire à la belle citation de Carbonnier selon laquelle : même adaptée, « permanente autant que générale, la règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais »[48].


[1] Trésor de la langue française, en ligne : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.

[2] Mauss Marcel, « Essai sur les variations saisonnières. Etude de morphologie sociale », L’Année sociologique, 1904, p. 39-132, cité par Carbonnier Jean, « Nocturne » in Flexible Droit, Lgdj, Paris : Lgdj, 2001, 5e éd., p. 61.

[3] Cedh, n° 8810/03, 17 juin 2008, Karaduman et autres c. Turquie.

[4] Gwiazdzinski Luc, Nuits d’Europe. Pour des villes accessibles et hospitalières, Presses de l’Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, 2007, p. 30.

[5] Gwiazdzinski Luc, La Nuit, dernière frontière de la ville, L’Aube, 2005, p. 101.

[6] Wiesel Elie, La Nuit, Paris : Les Editions de Minuit, 2007, 199 p.

[7] Montandon Alain, Promenades nocturnes, L’Harmattan, 2009, p. 7.

[8] Ibid., p. 11.

[9] Ibidem.

[10] Ibid., p. 11.

[11] Ibidem.

[12] Ibid., p. 17.

[13] Sur le sujet, V. Touzeil-Divina Mathieu, Sweeney Morgan, Droit(x) au(x) Sexe(s), Editions de L’Epitoge, 2017, 284 p.

[14] Gwiazdzinski Luc, Nuits d’Europe. Pour des villes accessibles et hospitalières, Presses de l’Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, 2007, p. 42.

[15] Ibid.p. 43

[16] Baudelaire Charles, « L’invitation au voyage » in Les Fleurs du mal, 1857.

[17] V. Marguenaud Jean-Pierre, « La nuit en procédure pénale » in Les droits et le Droit. Mélanges dédiés à Bernard Bouloc, 2006, p. 722 et s.

[18] V. Gauriau Bernard, « Contribution à l’histoire du travail de nuit » in Aux confins du droit. Mélanges en l’honneur du Professeur X. Martin, Ed. Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers, 2016, p. 195 et s.

[19] Http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/12/11/limitation-des-nuits-a-l-assemblee-

nationale_4532957_4355770.html.

[20] Cette typologie est adaptée mais très inspirée de celle proposée par David Alfroy : Alfroy David, « Du droit de la nuit aux droits à la nuit », Rrj-Droit prospectif, 2007, p. 1057 et s.

[21] Art. L. 331-3 du Code de l’action sociale et des familles.

[22] Art. A26-3 du Livre des procédures fiscales.

[23] Art. 706-35 du Code de procédure pénale.

[24] Art. 251-7 du code minier.

[25] Cf. infra la contribution de Solène Alloui sur cette disposition.

[26] Cass. Crim. 8 décembre 1871.

[27] « La maison de toute personne habitant le territoire français, est un asile inviolable. – Pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inondation, ou de réclamation faite de l’intérieur de la maison. – Pendant le jour, on peut y entrer pour un objet spécial déterminé ou par une loi, ou par un ordre émané d’une autorité publique ».

[28] On trouve un principe analogue en droit anglais dans l’adage : « A man’s house is his castle ».

[29] Crépuscule standard : Soleil à 0° sous l’horizon (le haut du disque tangente l’horizon) ; crépuscule civil : Soleil à 6° sous l’horizon ; crépuscule nautique : Soleil à 12° sous l’horizon ; crépuscule astronomique : Soleil à 18° sous l’horizon.

[30] L’accès des agents habilités aux abattoirs n’est possible en principe qu’entre 8 et 20 heures ou durant les heures d’activité du lieu (art. L. 231-2-1 du code rural et de la pêche maritime).

[31] Préférons cette appellation pour ne pas le limiter au droit privé du travail.

[32] Soit « l’heure temps moyen de Paris, retardée de neuf minutes vingt et une secondes ».

[33] Http://droitromain.upmf-grenoble.fr/Francogallica/twelve_fran.html.

[34] Carbonnier Jean, op.cit., p. 62.

[35] Ibid.

[36] Pothier, Traité de la procédure civile, reproduit par Dupin, in Œuvres de Pothier, tome 9, Bechet Aîné, 1824, p. 6.

[37] Article 307 du Code de procédure pénale.

[38] Cedh, n° 59335/00, 19 octobre 2004, Makhfi c. France.

[39] « Tout accusé a droit notamment à : b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ».

[40] Chevreau Emmanuelle, « « La règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais » » in Verdier Raymond (dir.), Jean Carbonnier. L’homme et l’œuvre, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2012.

[41] Http://droitromain.upmf-grenoble.fr/Francogallica/twelve_fran.html.

[42] Vitu Auguste, Les Bals d’hiver. Paris masqué [1848] in Montandon Alain (éd.), Paris au bal, Paris, Champion, 2000, p. 424.

[43] Bioy Xavier, Droits fondamentaux et libertés publiques, 4e éd., Lgdj, p. 60.

[44] Cf. infra la contribution de M. Frédéric Balaguer.

[45] Art. L. 2212-2 Cgct.

[46] Art. R. 623-2 c. pén.

[47] V. art. L. 571-1 et suivants du code de l’environnement.

[48] Carbonnier Jean, « Nocturne » in Flexible droit, 10e éd., 2001, p. 61.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Orléans dans la jurisprudence des « Cours suprêmes »… par le Dr. M. Charité & Mme N. Duclos

Voici la 42e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit de deux extraits (par ses deux porteurs) du 28e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Cet ouvrage forme le vingt-huitième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XXVIII :
Orléans dans la jurisprudence
des « Cours suprêmes »

Ouvrage collectif sous la direction de
Maxime Charité & Nolwenn Duclos

– Nombre de pages : 136
– Sortie : printemps 2020
– Prix : 29 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-39-1
/ 9791092684391

– ISSN : 2259-8812

Mots-Clefs : Orléans / jurisprudence / Cours suprêmes / Jeanne d’Arc / Conseil d’Etat / Cour de cassation / Conseil constitutionnel / Tribunal des conflits / Cour de justice / Cour européenne des droits de l’homme.

Présentation :

De l’œuvre des « postglossateurs » étudiant le Corpus Juris Civilis, en passant par la fondation officielle de l’université par quatre bulles pontificales du pape Clément V le 27 janvier 1306, dont les bancs de la Faculté de droit ont été fréquentés, durant les siècles qui suivirent, notamment, par Grotius et Pothier, pères respectifs du droit international et du Code Napoléon, jusqu’à l’émergence de ce que certains juristes contemporains appellent « l’Ecole d’Orléans », désignant par-là les recherches collectives menées sur les normes sous la houlette de Catherine Thibierge, les rapports entre Orléans et le droit sont anciens, prestigieux et multiples.

La jurisprudence des « Cours suprêmes », entendue comme l’ensemble des décisions rendues par les juridictions qui peuvent prétendre à la suprématie d’un ordre juridictionnel (la Cour de cassation, le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel, le Tribunal des Conflits, la Cour de Justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme), apparaît comme un prisme original pour les aborder aujourd’hui. Dans cette optique, le présent ouvrage se propose, dans un souci de transversalité entre les différentes branches du droit, de présenter un échantillon de décisions en lien avec Orléans ou avec une commune de son arrondissement et ayant un intérêt juridique certain. Fidèle à la devise de l’Université, cet ouvrage est non seulement porté par la modernité, mais également ancré dans l’histoire. Histoire, comme celle, par exemple, de Félix Dupanloup, évêque d’Orléans entre 1849 et 1878, qui, à la tête du diocèse, mit en route le processus de canonisation de Jeanne d’Arc.

Quand un étudiant en droit ouvrait la voie à l’examen de Qpc posées devant le Conseil constitutionnel, juge électoral

CC, n° 2011-4538 Sen,
12 janvier 2012, Sénat, Loiret

Maxime Charité
Docteur de l’Université d’Orléans,
Enseignant contractuel à l’Université Le Havre Normandie

Erigée au rang de « grande décision du Conseil constitutionnel[1] », la décision n° 2011-4538 Sen du 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, est originaire d’Orléans ! La grandeur de cette décision et la majesté de la cité johannique contrastent pourtant avec les faits à l’origine de l’affaire.

En l’espèce, Grégory Bubenheimer, non seulement étudiant en master de droit public général à l’Université d’Orléans durant l’année universitaire 2011/2012, mais également conseiller municipal de la ville de Beaugency, n’avait pas été choisi comme « grand électeur » pour les élections sénatoriales du 25 septembre 2011. Pour rappel, le Sénat, « chambre haute » du Parlement français, est élu au suffrage universel indirect, dans chaque département, par un collège électoral sénatorial formés d’élus de cette circonscription et composé des députés, des sénateurs et des conseillers régionaux élus dans le département, des conseillers départementaux et des délégués des conseillers municipaux du département. S’agissant de ces derniers « grands électeurs », les dispositions de l’article L. 289 du Code électoral viennent préciser la règle selon laquelle, dans les communes de 1000 habitants et plus comme Beaugency, l’élection des délégués et des suppléants des conseils municipaux pour l’élection des sénateurs du département a lieu sur la même liste suivant le système de la représentation proportionnelle avec application de la règle de la plus forte moyenne.

Mécontent, le requérant – qui aurait souhaité que la désignation des électeurs sénatoriaux dans sa commune ait suivi la règle de la représentation proportionnelle au plus fort reste – entendait la contester. Pour ce faire, il devait suivre la procédure prévue à l’article L. 292 du Code électoral, qui dispose que « des recours contre le tableau des électeurs sénatoriaux établi par le préfet peuvent être présentés par tout membre du collège électoral sénatorial du département », que « ces recours sont présentés au tribunal administratif » et que « la décision de celui-ci ne peut être contestée que devant le Conseil constitutionnel saisi de l’élection ».

Conformément à cette disposition, M. Bubenheimer a présenté une requête au tribunal administratif d’Orléans, appuyée par un seul grief, tiré de ce que l’article L. 289 du Code électoral, en tant qu’il prévoit la désignation des électeurs sénatoriaux selon la méthode de la représentation proportionnelle à la plus forte moyenne, méconnaîtrait le principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinions garanti par l’article 4 de la Constitution. Par un jugement du 24 juin 2011, le tribunal administratif d’Orléans a rejeté cette requête, au motif que l’unique grief soulevé était, en réalité, une question prioritaire de constitutionnalité (ci-après Qpc), qui était irrecevable pour ne pas respecter la règle, posée par l’article 23-1 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée, de présentation « dans un écrit distinct et motivé ».

Alors même que les dispositions de l’article L. 292 du Code électoral étaient claires et précises et que la notification du jugement du tribunal administratif lui indiquait que celui-ci ne pouvait être contesté que devant le Conseil constitutionnel saisi de l’élection, le requérant a saisi le juge des référés du Conseil d’Etat pour que celui-ci transmette la question de l’atteinte portée par l’article L. 289 du Code électoral aux droits et libertés garantis par la Constitution à la Haute instance. Par une ordonnance du 18 juillet 2011, le Conseil d’Etat a rejeté la requête présentée par M. Bubenheimer qui, finalement, a saisi de l’élection le Haut Conseil, en assortissant sa demande d’une Qpc présentée « dans un écrit distinct et motivé ».

En l’espèce, la question qui se posait au Conseil constitutionnel était de savoir si ce dernier, statuant en tant que juge électoral, pouvait examiner une Qpc.

La chose n’était pas nécessairement aisée. En effet, dans sa décision n° 80-889 Sen du 2 décembre 1980, Sénat, Eure, le Conseil constitutionnel avait considéré qu’il ne lui appartenait pas « saisi de recours contre l’élection de sénateurs, d’apprécier la conformité à la Constitution des dispositions législatives mises en place par les requérants[2] ». Cette décision de principe gouvernant les rapports entre l’office du juge des élections nationales et le contrôle de constitutionnalité de la loi reposait sur l’idée selon laquelle ce dernier n’était susceptible de s’exercer qu’après le vote de la loi et avant sa promulgation, pas au stade de son application[3]. Pourtant, à l’époque, le contrôle de constitutionnalité de la loi au stade de son application était déjà possible avec la « délégalisation des textes de forme législative[4] », à laquelle il faut ajouter désormais la jurisprudence Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie[5], « la procédure de déclassement d’une loi intervenue dans le domaine de compétence d’une collectivité d’outre-mer[6] », ainsi que la procédure de Qpc.

Comme le souligne le commentaire autorisé de la décision du 12 janvier 2012, l’acceptation par le Conseil constitutionnel, juge électoral, de l’examen de la Qpc posée par M. Bubenheimer « s’explique principalement par des motifs de cohérence[7] ».

Tout d’abord, il aurait été incohérent que le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, car si ce dernier l’avait fait devant le tribunal administratif d’Orléans, en respectant la règle, posée par l’article 23-1 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée, de présentation « dans un écrit distinct et motivé », ce même tribunal aurait dû examiner les conditions de recevabilité de ladite Qpc[8], ainsi que, s’il avait jugé que ces dernières étaient remplies, la transmettre au Conseil d’Etat.

Ensuite, il aurait été incohérent que le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, dans la mesure où cela aurait eu pour effet de le priver de ses droits et libertés constitutionnellement garantis, alors même qu’un requérant entendant contester une élection municipale, départementale, régionale, voire européenne devant le juge administratif ne le serait pas, car il pourrait y assortir sa protestation d’une Qpc et ainsi se prévaloir de ses droits et libertés constitutionnels.

Enfin, il aurait été incohérent que le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, alors même qu’il admet de contrôler la conventionnalité des lois applicables en matière électorale. En effet, dans sa décision n° 88-1082/1117 AN du 21 octobre 1988, AN, Val d’Oise (5e circ.), celle qui conduisit le Conseil d’Etat, un an plus tard, à accepter de contrôler la conventionnalité des lois dans l’arrêt Nicolo[9], le Conseil constitutionnel considéra que, prises dans leur ensemble, les dispositions de la loi n° 86-825 du 11 juillet 1986, qui déterminent le mode de scrutin pour l’élection des députés à l’Assemblée nationale, n’étaient pas incompatibles avec les stipulations de l’article 3 du Protocole n° l additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et qu’il appartenait, par suite, à la Haute instance de faire application de la loi précitée[10].

En l’espèce, si le Conseil constitutionnel, juge électoral, accepte d’examiner la Qpc posée par M. Bubenheimer, c’est en dehors de la procédure prévue à l’article 61-1 de la Constitution. Si les décisions Qpc rendues par le Haut Conseil sur ce fondement ont pour seul et unique objet de statuer sur la question de l’atteinte portée par la disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution, les décisions rendues en application de la décision du 12 janvier 2012 ont, quant à elles, un triple objet : statuer sur les conditions de recevabilité de la Qpc, statuer sur la question de l’atteinte portée par la disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution et trancher le litige électoral.

Cette spécificité procédurale explique que la décision du 12 janvier 2012 n’a encore donné lieu à aucune application positive. En effet, sur les onze décisions rendues par le Conseil constitutionnel dans ce cadre, aucune ne l’a conduit à déclarer une disposition législative applicable en matière électorale contraire à la Constitution. A ce jour, le Conseil constitutionnel a considéré, soit que les dispositions devaient être déclarées conformes à la Constitution[11], soit que les dispositions contestées avaient été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une de ses décisions et qu’en l’absence de changement des circonstances, il n’y avait pas lieu, pour lui, d’examiner la Qpc posée[12], soit que la requête était tardive et, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la Qpc, qu’elle devait être rejetée comme irrecevable[13], soit que la question soulevée devait être rejetée, d’une part car elle n’était pas nouvelle et ne présentait pas un caractère sérieux[14], d’autre part parce que les dispositions n’étaient pas applicables au litige[15].


[1] Gaïa P., Ghevontian R., Melin-Soucramanien F., Roux A., Oliva E., Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 19e éd., Dalloz, 2018, p. 928 et s.

[2] CC, n° 80-889 Sen, 2 décembre 1980, Sénat, Eure, Rec., p. 85 (p. 87).

[3] CE, 5 janvier 2005, Mlle Deprez et Baillard, Rec., p. 1.

[4] Favoreu L., « La délégalisation des textes de forme législative par le Conseil constitutionnel », in Mélanges offerts à Marcel Waline : le juge et le droit public, Lgdj, 1974, p. 429 et s.

[5] CC, n° 85-187 DC, 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances, Rec., p. 43.

[6] Drago G., Contentieux constitutionnel français, 4e éd., Puf, 2016, p. 283 et s.

[7] CC, commentaire officiel de CC, n° 2011-4540 Sen, 20 octobre 2011, Sénat, Manche, CC, n° 2011-4542 Sen, 20 octobre 2011, Sénat, Nord, CC, n° 2011-4543 Sen, 22 décembre 2011, Sénat, Lozère, CC, n° 2011-4538 Sen, 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, CC, n° 2011-4539, 12 janvier 2012, Sénat, Essonne, CC, n° 2011-4541, 12 janvier 2012, Sénat, Hauts-de-Seine, p. 11.

[8] Article 23-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

[9] CE, Ass., 20 octobre 1989, Nicolo, Rec., p. 190.

[10] CC, n° 88-1082/1117 AN, 21 octobre 1988, AN, Val d’Oise (5 e circ.), Rec., p. 183.

[11] CC, n° 2011-4538 Sen, 12 janvier 2012, Sénat, Loiret, Rec., p. 67.

[12] CC, n° 2012-4563/4600 AN, 18 octobre 2012, AN, Hauts-de-Seine (13e circ.), Rec., p. 543 ; CC, n° 2012-4580/4624 AN, 15 février 2013, AN, Français établis hors de France (6 e circ.), Rec., p. 270 ; CC, n° 2017-166 Pdr, 23 mars 2017, Réclamation présentée par M. Jacques Bidalou, Jorf n° 72 du 25 mars 2017, texte n° 75 ; CC, n° 2017-5256 Qpc/AN, 16 novembre 2017, AN, Vaucluse (4 e circ.), M. Gilles Laroyenne, Jorf n° 269 du 18 novembre 2017, texte n° 73 ; CC, n° 2017-4999/5007/5078 AN, 16 novembre 2017, AN, Val-d’Oise (1ère circ.), Mme Denise Cornet et autres, Jorf n° 268 du 17 novembre 2017, texte n° 116.

[13] CC, n° 2017-5267 Sen/Qpc, 1er décembre 2017, Sen, Martinique, M. Joseph Virassamy, Jorf n° 281 du 2 décembre 2017, texte n° 73.

[14] CC, n° 2017-4977 Qpc/AN, 7 août 2017, AN, Gard (6 e circ.) M. Raphaël Belaïche, Jorf n° 184 du 8 août 2017, texte n° 59.

[15] CC, n° 2018-5626 AN/Qpc, 1er juin 2018, AN, Guyane (2 e circ.), Jorf n° 125 du 2 juin 2018, texte n° 86.

Quand la municipalité ouvrait la voie à la légalité des arrêtés « couvre-feu » au nom de la protection des mineurs

CE, ordonnance du 9 juillet 2001,
Préfet du Loiret

Nolwenn Duclos
Doctorante et chargée d’enseignement
à l’Université d’Orléans

Un constat pour commencer. Demandez à n’importe quel ancien étudiant de licence en droit des Universités de France et de Navarre ce qu’il a retenu de son cours de droit administratif, il évoquera, à coup sûr, l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge rendu par l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat le 27 octobre 1995[1]. Tout le monde se souvient en effet de cette décision par laquelle la plus haute juridiction administrative avait alors considéré, en formation solennelle, que le respect de la dignité de la personne humaine devait être regardé comme une composante de l’ordre public, dont la protection justifiait l’interdiction, par un maire, d’un spectacle de « lancer de nains » qui devait se dérouler sur le territoire de sa commune. Posez la même question à un ancien étudiant orléanais, nous osons espérer qu’il se souviendra également de l’ordonnance du juge des référés du Conseil d’Etat du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret qui, de façon inédite, a ouvert la voie à la légalité des arrêtés « couvre-feu », au nom de la protection des mineurs en en précisant, dans le même temps, le cadre juridique[2].

En l’espèce, le maire d’Orléans avait pris, sur le fondement des pouvoirs de police générale qu’il tient des dispositions de l’article L. 2212-1 du Code général des collectivités territoriales (ci-après Cgct), un arrêté dit « couvre-feu ». Celui-ci interdisait la circulation des mineurs de moins de 13 ans non accompagnés d’une personne majeure, dans quatre secteurs de la commune et ce, de 23 heures à 6 heures, pour une période s’étendant du 15 juin au 14 septembre 2001. En outre, il était prévu que si un mineur méconnaissait cette interdiction, il pourrait, en cas d’urgence, être reconduit à son domicile par les forces de l’ordre. L’objectif clairement affiché par la municipalité était alors la nécessité de protéger ces mineurs contre les actes de violence dont ils pourraient être victimes ou qu’ils pourraient eux-mêmes commettre aux heures et lieux concernés par l’arrêté. Sur le fondement des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 2131-6 du Cgct, le préfet du Loiret a déféré cet arrêté devant le tribunal administratif d’Orléans et assorti son recours d’une demande de suspension de son exécution le temps qu’il soit statué au fond. En l’espèce, il fait appel de l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif d’Orléans du 22 juin 2001 ayant suspendu l’exécution de l’arrêté litigieux dans un des quatre secteurs de la ville visés. Il demande au Conseil d’Etat de suspendre l’exécution de l’ensemble des dispositions de l’arrêté municipal. Il considère, notamment, que ce dernier est de nature à compromettre l’exercice de la liberté de circulation des mineurs et ce alors même « qu’il n’est pas établi que les mineurs de 13 ans menacent gravement la tranquillité publique ». En outre, il invoque également l’illégalité des mesures d’exécution d’office prévues par l’arrêté lui-même[3].

Au regard de la jurisprudence antérieure, un juriste aguerri aurait pu légitimement s’attendre à ce que le Conseil d’Etat fasse droit à l’appel du préfet. En effet, alors que de telles mesures fleurissaient dans certaines municipalités depuis plusieurs étés[4], le Conseil d’Etat avait déjà été confronté à cette question dans l’ordonnance Préfet du Vaucluse rendue le 29 juillet 1997[5]. Il avait alors fait le choix de suspendre l’exécution de l’arrêté « couvre-feu » pris par le maire de Sorgues, pour une durée de trois mois, dans la partie urbaine de la commune entre 23 heures et 6 heures et concernant tout enfant âgé de moins de 12 ans non accompagné d’une personne majeure ou ayant autorité sur cet enfant[6]. La solution retenue était alors toujours la même. Le juge administratif éludait la question relative au risque d’atteinte disproportionnée à la liberté de circulation des mineurs préférant se fonder sur l’illégalité de l’exécution d’office de l’arrêté en l’absence de situation d’urgence ou de permission législative.

L’ordonnance Préfet de Loiret a ceci d’inédit qu’elle est la première dans laquelle le juge administratif prend position sur la possibilité pour les maires de restreindre la liberté d’aller et de venir des mineurs sur le fondement de leurs pouvoirs de police administrative générale[7]. Si l’appel du préfet est rejeté, c’est parce que le Conseil d’Etat considère que dans trois des quatre secteurs concernés, ces mesures sont adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport à l’objectif poursuivi par le maire. En outre, il écarte le moyen tiré de la méconnaissance des règles relatives à l’exécution forcée d’une décision administrative dès lors que la reconduite des mineurs à leur domicile n’est prévue qu’en cas d’urgence, hypothèse traditionnelle dans laquelle l’autorité administrative peut assurer l’exécution forcée de ses décisions conformément aux principes dégagés par le commissaire du gouvernement Romieu dans ses conclusions sur l’affaire Société Immobilière de Saint-Just[8]. Il précise néanmoins que la légalité d’une telle décision est subordonnée à la réunion de deux conditions. D’abord, cette restriction doit être justifiée par l’existence de risques particuliers dans les secteurs pour lesquels elle est édictée. Ensuite, elle doit être adaptée, par son contenu, à l’objectif de protection pris en compte.

La première de ces conditions n’appelle, a priori, que de brefs développements bien que ce soit parce qu’elle n’est pas remplie, en l’espèce, dans un des quatre secteurs visés par l’arrêté, que l’exécution de ce dernier est partiellement suspendue. Pour déterminer s’il existe bien sur le territoire de la commune des risques particuliers pour les mineurs, le juge administratif examine, secteur par secteur, quartier par quartier, l’existence de dangers auxquels ils seraient tout particulièrement exposés. Les contrats locaux de sécurité, qui identifient les territoires les plus touchés par la délinquance, lui donnent déjà un indice sur les risques que peuvent encourir les mineurs[9]. En l’espèce, cet indice s’avère déterminant concernant la suspension de l’arrêté dans le quatrième secteur de l’agglomération orléanaise qui se situait entre la rue de Bourgogne et la Loire. Le juge considère que l’existence de tels risques n’y est pas établie, notamment parce que ce quartier n’est pas qualifié de « sensible » par le document susmentionné. On notera que, quelques mois plus tard, dans son jugement au fond, le tribunal administratif d’Orléans reviendra sur cette appréciation considérant que, dans ce secteur également, « des activités de prostitution, des phénomènes d’alcoolisme et des trafics divers [étaient] de nature à exposer les enfants de moins de treize ans à des risques certains[10] ».

La deuxième condition nous retiendra plus longtemps dans la mesure où elle interroge les contours de la notion d’ordre public, dont la sauvegarde justifie traditionnellement l’intervention du maire en matière de police administrative générale : la mesure doit être adaptée, par son contenu, à l’objectif de protection pris en compte. Sur le caractère adapté de la mesure d’abord, référence classique est ici faite au contrôle de proportionnalité des mesures de police administrative consacré par le Conseil d’Etat dans l’arrêt Benjamin du 19 mai 1933[11]. Le juge est invité à contrôler l’adaptation du contenu de la mesure à l’objectif de protection des mineurs poursuivi et à proscrire toute interdiction qui serait trop générale ou absolue. Tel n’est pas le cas en l’espèce, dans les trois secteurs dans lesquels l’arrêté n’est pas suspendu pour lesquels il juge que les mesures « sont adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport aux fins poursuivies ». Elles sont adaptées aux circonstances car elles visent des secteurs caractérisés par un taux de délinquance particulièrement élevé et qualifiés de « sensibles » par le « contrat local de sécurité de l’agglomération orléanaise ». Elles ne sont pas non plus excessives en raison de la triple limitation prévue par l’arrêté lui-même : limitation spatiale tout d’abord (l’arrêté est limité à une partie de la ville), limitation temporelle ensuite (il n’est applicable que du 15 juin au 15 septembre 2011 et uniquement de 23 heures à 6 heures du matin) et limitation ratione personae enfin (l’arrêté ne vise que les mineurs, de moins de 13 ans, non accompagnés d’une personne majeure).

Il nous reste donc à trancher la question de savoir dans quelle mesure la protection des mineurs peut se rattacher aux composantes de l’ordre public, énoncées à l’article L. 2212-2 du Cgct, dont la sauvegarde justifie traditionnellement l’intervention du maire, mais auxquelles il n’est pas fait référence en l’espèce. Longtemps, ses pouvoirs de police se sont en effet cristallisés dans la jurisprudence administrative autour des références à la protection de la sécurité publique, de la salubrité publique et de la tranquillité publique[12]. Ce triptyque a depuis été enrichi de références jurisprudentielles à la moralité publique et au respect de la dignité de la personne humaine[13]. Pourtant, en l’espèce, le Conseil d’Etat se contente de rappeler que l’arrêté du 15 juin 2001 « a pour objectif principal la protection des mineurs de moins de 13 ans » sans aucune référence aux autres composantes. Dès lors, on peut légitimement s’interroger sur le point de savoir si la protection des mineurs constitue une nouvelle composante de l’ordre public ou si la légalité des arrêtés « couvre-feu » est désormais admise parce qu’ils permettent indirectement le maintien de la sécurité et de la tranquillité publiques, composantes classiques de l’ordre public[14] ? En outre, cette ordonnance questionne, une fois de plus, la légitimité des autorités de police administrative pour protéger les individus contre eux-mêmes au nom du principe en vertu duquel « un individu ne pourrait consentir à sa propre insécurité plus qu’à sa propre dégradation[15] ». Sur ce fondement, ont déjà été admises, en dépit de la volonté des individus concernés, la légalité d’une mesure de police imposant le port de la ceinture de sécurité[16], ou encore l’interdiction d’un spectacle de lancer de nains[17]. Cette situation est également caractérisée en présence d’arrêtés « couvre-feu » qui s’imposent à des mineurs qui pourraient souhaiter circuler librement la nuit, quitte à se mettre en danger.

Finalement, bien qu’elle ait été, pendant de nombreuses années, l’ordonnance de principe en matière de légalité des arrêtés « couvre-feu[18] », l’ordonnance commentée semble avoir soulevé plus de questions sur les contours de la notion d’ordre public qu’elle n’en résout. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 6 juin 2018 à propos de l’arrêté du maire de Béziers du 25 avril 2014 interdisant la circulation nocturne des mineurs de moins de 13 ans sur le territoire de sa commune en offre une nouvelle illustration[19]. Le juge administratif y précise, dans un considérant de principe, qu’un tel arrêté « peut non seulement être justifié par la volonté de protéger les mineurs concernés mais également par celle de protéger des troubles commis par ces derniers[20] ». Ces motifs ne sont pas différents de ceux invoqués par le maire d’Orléans au cours de l’été 2001 pour justifier sa décision. Ils sont désormais systématisés par la jurisprudence. En outre, le juge administratif exige la production « d’éléments précis et circonstanciés de nature à étayer l’existence de risques particuliers relatifs aux mineurs » justifiant une telle mesure[21]. Nul doute que dans un contexte où les questions de délinquance des mineurs et d’insécurité occupent une place toujours plus importante dans le débat public, la jurisprudence Préfet du Loiret, ainsi précisée, a encore de beaux jours devant elle pour nous permettre de trancher le débat, cette fois sur le plan juridique.


[1] CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Rec., p. 372.

[2] CE, ordonnance du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret, Rec., p. 337.

[3] Ordonnance précitée.

[4] Voir, notamment, TA de Montpellier, 18 octobre 1995, Préfet de la Lozère, Rsc, 1997, p. 45 ; TA de Pau, 22 novembre 1995, Couveinhes, Rfda, 1996, p. 373 ; TA de Poitiers, 19 octobre 1995, Abderrezac c/ Commune de la Rochelle, Rfda, 1996, p. 373 ; TA de Nice, 12 novembre 1996, Allemand, Ajda, 1997, p. 630.

[5] CE, ordonnance du 27 juillet 1997, Préfet du Vaucluse, Rec. Tables, p. 695, 749 et 1002.

[6] Sur cet épisode jurisprudentiel voir, notamment, Frier P.-L., « Couvre-feu pour les enfants ? », note sous CE, 29 juillet 1997, Préfet du Vaucluse, Rfda, 1998, p. 383 et s.

[7] Pour sa reconnaissance en tant que liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, voir CE, ordonnance du 9 janvier 2001, Deperthes, Rec., p. 1.

[8] Romieu J., conclusions sur TC, 2 décembre 1902, Société immobilière de Saint-Just c. Préfet du Rhône, Rec., p. 713 et s.

[9] Loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, Jorf, 2001, p. 18215.

[10] TA d’Orléans, 22 octobre 2001, cité par Legrand A., « Couvre-feu pour les mineurs », note sous CE, ordonnance du 9 juillet 2001, Préfet du Loiret, Dalloz, 2002, p. 1582 et s. (p. 1583).

[11] CE, 19 mai 1933, Sieur Benjamin [René] et Syndicat d’initiative de Nevers, Rec., p. 541.

[12] Voir respectivement, CE, Sect., 8 décembre 1972, ville de Dieppe, Rec., p. 794 ; CE, 15 novembre 2017, Ligue française pour la défense des droits de l’Homme et du citoyen, Rec. Tables, p. 488 et 710 ; CE, 2 juillet 1997, Bricq, Rec., p. 275.

[13] Voir, respectivement, CE, Sect., 18 décembre 1959, Société « Les films Lutetia » et Syndicat français des producteurs et exportateurs de films, Rec., p. 693 ; CE, Ass., 27 octobre 1995, arrêt précité.

[14] Sur cette question, voir, notamment, Armand G., « Le couvre-feu imposé aux mineurs : une conception nouvelle de la sécurité », note sous CE, ordonnance du 27 juillet 2001, Ville d’Etampes, Ajda, 2002, p. 351 et s. ; Legrand A., note précitée, p. 1582 et s.

[15] Long M., Weil P., Braibant G., Delvolve P., Genevois B., observations sous CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Gaja, 13e éd., Dalloz, 2001, p. 768 et s. (p. 771).

[16] CE, 4 juin 1975, Sieurs Bouvet de la Maisonneuve et Millet, Rec., p. 330.

[17] CE, Ass., 27 octobre 1995, arrêt précité.

[18] Voir, par exemple, CE, ordonnance du 27 juillet 2001, Ville d’Etampes, Rec. Tables, p. 1101 ; Caa de Marseille, 20 mars 2017, Ligue des droits de l’homme, req. n° 16MA03385.

[19] CE, 6 juin 2018, La Ligue des droits de l’Homme, Rec. Tables, p. 685 et 803.

[20] Pastor J.-M., « Le couvre-feu imposé aux mineurs de Béziers n’était pas justifié », observations sous CE, 6 juin 2018, La Ligue des droits de l’Homme, Ajda, 2018, p. 1189.

[21] Arrêt précité.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Vers une Europe décentralisée (par le pr. N. Kada)

Voici la 29e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait des 17e & 18e livres de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Volume XVII :  Federalisme, Decentralisation
et Regionalisation de l’Europe :
Perspectives comparatives (I /  II).

Federalism, Decentralisation
and European Regionalisation :
comparative Perspectives (I / II).

direction :
Sylvia Calmes-Brunet & Arun  Sagar (collectif)

– Nombre de pages : 258
– Sortie : février 2017
– Prix : 39 €

  • ISBN  / EAN : 979-10-92684-17-9 / 9791092684179
  • ISSN : 2259-8812


Volume XVIII :
  Federalisme, Decentralisation
et Regionalisation de l’Europe :
Perspectives comparatives (II / II).

Federalism, Decentralisation
and European Regionalisation :
comparative Perspectives (II / II).

direction :
Sylvia Calmes-Brunet & Arun  Sagar (collectif)

– Nombre de pages : 272
– Sortie : février 2017
– Prix : 39 €

  • ISBN  / EAN : 979-10-92684-18-6 / 9791092684186
  • ISSN : 2259-8812

Présentation :

« Dans cet ouvrage pluridisciplinaire, trente-deux auteurs de treize nationalités différentes, juristes (publicistes et privatistes), politologues, économistes, géographes, historiens ou civilisationistes, s’interrogent sur le phénomène actuel de réorganisation territoriale des Etats, qu’ils soient fédéraux ou unitaires, dans le cadre d’un nouveau contexte géopolitique et économique global. La question se pose de savoir si, de manière générale ou sur certains espaces, ce phénomène révèle une dynamique de répartition centrifuge du pouvoir entre plusieurs échelons, ou s’il cache au contraire, de manière plus ou moins assumée, une certaine re-centralisation du pouvoir. L’étude comparative des régions/Etats fédérés et des autres démembrements de l’Etat, et de leur inscription respective non seulement dans leur Etat national mais également dans une Europe aux tendances toujours plus fédérales qui se développe elle-même dans un monde toujours plus régionalisé, révèle que le fédéralisme, la décentralisation et la régionalisation correspondent à des processus dynamiques et évolutifs, en mouvement et jamais figés. Il n’existe par conséquent pas de « modèles » d’organisation étatique, infra-étatique et supra-étatique, mais des tendances lourdes, communes ou opposées, et une grande variété de formes, toutes plus ou moins centralisées, qu’elles soient formellement qualifiées de décentralisées, régionalisées ou fédérales. Quant à l’« Europe des Régions », elle apparaît aujourd’hui comme un « mirage » et laisse place à l’idée d’une Union européenne décentralisée, plus réaliste, qui constitue elle-même une « macro-région » (non étatique) à l’échelle mondiale, mais qui est actuellement confrontée à des crises multiples (économique, migratoire, écologique…) qui ternissent son image et dévoilent son impuissance. L’Union européenne doit dès lors regagner sa crédibilité interne avant de repenser son rôle international, notamment sa politique de voisinage ».

Vers une Europe fédérale
ou une Europe des Régions ?
Ni l’une, ni l’autre :
une Europe décentralisée

Nicolas Kada
Professeur de droit public, Codirecteur du Crj, Université Grenoble-Alpes
Codirecteur du Grale Gis Cnrs[1]

Autant l’avouer d’emblée, n’est-ce pas un beau trop audacieux que de vouloir identifier une européanisation des collectivités territoriales ? Il existe en effet un statut d’Etat membre de l’Union européenne qui trouve place dans l’ordre constitutionnel de l’Union et qui s’apparente à un ensemble de droits et obligations liant chaque Etat de façon directe et réciproque à l’Union ; mais il n’existe pas de statut européen équivalent pour les collectivités territoriales dans l’Union. L’autonomie locale demeure donc traditionnellement une question nationale, « placée par principe hors du champ d’intervention de l’Union et saisie au plan européen par la médiation des Etats. Ces derniers gardent la maîtrise de leur intégrité territoriale, dont le respect s’impose à l’Union européenne, notamment quand certaines Communautés infra-étatiques aspirent à en être déliées ou en présence de phénomènes d’annexion de territoires de l’Union » comme le décrit Laurence Solis-Potvin[2].

Pourtant, l’autonomie locale et ses différentes déclinaisons dans les Etats s’inscrivent bien dans le processus d’européanisation du droit, comme en témoigne le traité de Lisbonne qui a affirmé la dimension régionale et locale du principe du respect par l’Union de l’identité nationale de ses Etats : « L’Union respecte l’égalité des Etats membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’Etat, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale » (article 4-2 Tue). De même, et plus largement encore, l’autonomie locale peut être rapprochée de la Charte européenne de l’autonomie locale, désormais ratifiée par l’ensemble des 47 Etats signataires dont les 28 Etats membres de l’Union européenne. Dès lors, loin de constituer un ‘non-sujet’ du droit de l’Union européenne, les collectivités territoriales et plus largement l’autonomie locale illustrent finalement assez bien l’ambivalence qui lie les institutions à l’européanisation : est-ce une européanisation subie ou une européanisation bienvenue ? Est-ce une contrainte ou un facteur positif d’évolution ? Est-ce une menace ou une chance ? Doit-on en déduire l’existence d’un droit européen des collectivités territoriales ?

Et si européanisation du concept il y a, celle-ci se double-t-elle d’une européanisation des structures ? Peut-on encore parler de « l’Europe des régions » à l’heure où la régionalisation semble effectivement être une tendance commune de l’évolution de l’organisation territoriale des Etats européens depuis une trentaine d’années ? Mais est-ce pour autant toujours le niveau régional qui répond le mieux aux besoins de la territorialisation des politiques communautaires, allant jusqu’à constituer les prémices d’une convergence institutionnelle entre Etats membres ? Des indicateurs auraient pu le suggérer, à l’image de la résolution du Parlement européen du 18 novembre 1998 invitant les Etats à régionaliser leurs structures administratives en respectant une « Charte communautaire de la régionalisation [3] ». Néanmoins, Gérard Marcou[4] a certainement raison de nuancer un tel enthousiasme uniformisateur : « Bien que certains auteurs continuent de s’y référer, l’idée d’une Europe des régions a perdu aujourd’hui une grande partie de son crédit et n’est plus guère soutenue, en raison des problèmes de définition que soulève la notion de région et de la position que conservent les Etats, dont, notamment, continue de dépendre l’essentiel des moyens dont disposent les collectivités territoriales, y compris les régions les plus fortes et les Etats fédérés ». D’ailleurs, la Charte précitée n’a eu finalement qu’un faible écho et n’a certainement pas constitué la source d’inspiration d’une quelconque régionalisation.

Cette idée mythique d’une Europe des régions ne cesse néanmoins d’alimenter les débats, tant elle semble prendre vie à travers le droit communautaire et les institutions européennes. Les traités comme le droit dérivé ont en effet cherché à susciter ou amplifier le rôle des régions dans la construction européenne. Ils sont même parvenus à leur reconnaître officiellement une place au sein des institutions européennes (I). Cette idée se heurte cependant à une réalité incontestable : le respect des souverainetés étatiques, qui demeure un principe fondamental en dépit de l’adoption par les collectivités territoriales de stratégies – plus ou moins efficaces – de contournement des Etats et l’avènement, de fait, d’une Europe décentralisée (II).

I. Un mirage : l’Europe des régions

Face à une réelle diversité des constructions étatiques, faut-il renoncer à identifier une conception européenne de la régionalisation ? Celle-ci existe, mais sans doute doit-on la lire ‘en creux’, c’est-à-dire au fil de dispositions inscrites dans les traités communautaires ou à la lumière de la politique régionale de l’Union, ou encore au gré des mécanismes d’association des représentants des collectivités territoriales à la prise de décision. Si les Etats demeurent en effet incontournables, ils ont cependant accepté que leurs propres institutions régionales puissent avoir un lieu officiel d’expression – le Comité des régions – ainsi qu’un accès plus officieux au processus décisionnel communautaire.

A. Par la référence aux textes

Le niveau régional est largement présent dans le droit européen : il est en effet visé par les traités mais aussi pris en compte par le droit dérivé, notamment à travers la politique de cohésion de l’Union et les fonds que l’on désigne traditionnellement comme structurels.

i. Un renvoi aux régions dans les traités

Certes, les communautés européennes consistent tout d’abord en une association d’Etats, mais les traités fondateurs envisagent tout de même la dimension régionale – ou au moins infra-étatique – de la construction européenne. Ainsi peut-on lire au 6e alinéa du préambule du traité de Rome du 25 mars 1957 que « renforcer l’unité des économies [des Etats membres] et en assurer le développement harmonieux en réduisant l’écart entre les différentes régions et le retard des moins favorisées » est l’un des objectifs des communautés européennes. Il s’agit alors d’une approche certes modeste, reposant essentiellement sur une volonté d’harmonisation économique, mais porteuse d’évolutions ultérieures. La rédaction est en effet très générale, ce qui ménage les compétences des nouvelles institutions et respecte les différences entre Etats membres[5]. On peut donc véritablement parler d’une position très prudente des rédacteurs des traités, précaution qui s’exprime dans l’approche principalement économique du développement régional qui est alors privilégiée. Ainsi, par exemple, l’article 92 du traité CE stipule que sont compatibles avec le marché commun « les aides destinées à favoriser le développement économique de régions dans lesquelles le niveau de vie est anormalement bas ou dans lesquelles sévit un grave sous-emploi » ou « les aides destinées à faciliter le développement de certaines activités ou de régions économiques, quand elles n’altèrent pas les conditions des échanges dans une mesure contraire à l’intérêt commun[6] ».

L’Acte unique européen introduit en 1986 quelques nouveautés, en précisant notamment certains points seulement évoqués à l’origine. Ainsi, l’article 130a de l’Acte unique retient l’attention en consacrant la « cohésion économique et sociale » et la réduction des écarts entre régions au rang d’objectif communautaire. En effet, autant le nouvel article 130a n’innove pas en reprenant le texte initial de 1957 (« la Communauté vise à réduire l’écart entre les diverses régions et le retard des régions les moins favorisées »), autant l’alinéa qui précède permet une nouvelle approche d’un principe désormais classique au niveau des objectifs : « Afin de promouvoir un développement harmonieux de l’ensemble de la Communauté, celle-ci développe et poursuit son action tendant au renforcement de sa cohésion économique et sociale ». De même, l’article 130c impose la correction des déséquilibres régionaux et des ajustements structurels. L’Acte unique précise en outre les attributions du Fonds européen de développement régional (Feder), créé en 1975 et « destiné à contribuer à la correction des principaux déséquilibres régionaux dans la Communauté par une participation au développement et à l’ajustement structurel des régions en retard de développement et à la reconversion des régions industrielles en déclin ». L’intervention du Feder s’articule avec d’autres fonds : la section « Orientation » du Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (Feoga) et le Fonds social européen (Fse).

Dans le cadre du Traité sur l’Union européenne, une meilleure répartition des compétences entre la Communauté et les Etats membres en matière d’aménagement du territoire et de développement régional semble se dessiner, avec l’introduction du principe de subsidiarité. Et le Comité des Régions constitue une véritable reconnaissance institutionnelle du rôle joué par les collectivités décentralisées. Quant au projet initial de traité établissant une Constitution pour l’Europe (traité de Rome du 29 octobre 2004)[7], quelques points pouvaient retenir l’attention en matière de libertés locales, traduisant juridiquement une reconnaissance de l’existence des collectivités territoriales et de leur rôle dans la structure institutionnelle des Etats membres. Ainsi, deux articles en particulier stipulaient pour l’un que « l’Union respecte l’identité nationale de ses Etats membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris ce qui concerne l’autonomie locale et régionale[8] » et, pour l’autre, qu’« en vertu du principe de subsidiarité, l’Union intervient seulement dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les Etats membres tant au niveau central qu’au niveau régional ou local[9] ». La réécriture partielle du texte, sous forme de traité dit « simplifié », a abouti au traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007 par tous les chefs d’Etat et de gouvernement des Etats membres. Ce nouveau traité élargit sensiblement le rôle des collectivités dans le processus de décision en reconnaissant un pouvoir supplémentaire au Comité des régions. A l’instar de ce que prévoyait le projet de Constitution en 2005, l’article 8 du protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité du traité de Lisbonne octroie au Comité des régions la possibilité d’invoquer la violation du principe de subsidiarité par un acte législatif devant la Cour européenne de justice, et ce dans la limite des actes sur lesquels sa consultation est obligatoire.

De plus, ajouté au traité de Lisbonne, le deuxième protocole sur la subsidiarité et la proportionnalité réaffirme la valeur de ces principes. Au-delà du contrôle renforcé appliqué au principe de subsidiarité, le traité de Lisbonne donne davantage de place aux collectivités locales. Le texte reconnaît en effet que ce principe, traditionnellement appliqué aux relations entre la Communauté et les Etats membres, jouera aussi au profit des collectivités. Mais le traité reconnaît également pour la première fois explicitement le principe d’autonomie locale et régionale. L’article 4 du nouveau texte rappelle en effet que l’Union respecte les identités nationales, « y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale ». Cet article reprend d’ailleurs la formulation retenue dès la première version du traité.

Si l’Union européenne prend donc en considération de manière explicite les compétences des collectivités dans le traité, la reconnaissance de l’autonomie locale par le texte n’aura que peu d’impact pour la France, qui a particulièrement hésité avant de reconnaître officiellement cette notion et toutes ses implications. En outre, il n’existe pas en France de parlements régionaux disposant d’un pouvoir législatif.

Par ailleurs, le texte fait de la cohésion territoriale un objectif de l’Union européenne et celle-ci devra donc désormais prendre en considération les conséquences locales et régionales des politiques communautaires. La Commission européenne aura ainsi pour mission de veiller à limiter les charges financières incombant aux pouvoirs locaux pour la mise en œuvre d’une législation communautaire. 

Mais le traité de Lisbonne présente aussi indirectement des avancées pour les collectivités. Ainsi, la codécision devient la règle. En effet, il s’agit désormais de la procédure ordinaire. La codécision élargit ainsi les compétences du Parlement et favorise donc indirectement la prise en compte des intérêts des collectivités dans le processus décisionnel communautaire. Par voie de conséquence, le renforcement des pouvoirs du Parlement européen en fait l’institution la plus sensible aux intérêts des collectivités locales. Depuis l’Acte unique européen, les compétences de cette assemblée n’ont d’ailleurs cessé d’être accrues. Enfin, les Pays-Bas et la France ont obtenu l’ajout d’un protocole sur les services publics, soulignant l’importance des services d’intérêt général et mentionnant « le rôle essentiel et la grande marge de manœuvre des autorités nationales, régionales et locales » pour l’organisation et la fourniture des services d’intérêt économique général. Cette disposition, qui donne une base juridique à une législation transversale sur les services d’intérêt général, répond aux attentes des collectivités.

Mais les traités ne sont – fort heureusement – pas les seules sources de droit communautaire à prendre en compte le fait régional. Le droit européen dérivé, dans tous ses aspects, concerne aussi directement les collectivités territoriales. C’est notamment le cas de la politique de cohésion.

ii. Une déclinaison par la politique de cohésion

Certes, l’Union européenne est assurément l’un des espaces les plus riches du monde, mais il existe entre ses régions d’énormes différences de niveaux de richesse et de développement. Ces écarts, loin de se réduire, se sont bien évidemment encore accentués avec l’arrivée, au printemps 2004, de dix nouveaux Etats membres, dont le revenu par habitant est généralement inférieur à la moyenne de l’Union. Face à ce constat, la politique régionale a toujours eu pour ambition de procéder à des transferts de ressources des régions les plus prospères vers les régions les plus pauvres[10]. Cette politique est conçue à la fois comme un instrument de solidarité financière, un vecteur d’intégration économique et un moyen de parvenir à davantage de cohésion territoriale. Mais une telle politique ne peut se concevoir de la même manière, à quinze ou à vingt-huit, même si les concepts de solidarité et de cohésion résument les valeurs qui animent la politique régionale de l’Union. En effet, elle correspond tout d’abord à un objectif de solidarité, car la politique régionale vise à favoriser les citoyens et les régions économiquement et socialement défavorisés par rapport à la moyenne de l’Union européenne. Ensuite, l’objectif de cohésion[11] est lui aussi évident, car tout un chacun est censé tirer avantage de la réduction des écarts de revenus entre les Etats membres et entre leurs entités régionales. L’existence d’importantes disparités en termes de prospérité entre les Etats membres et à l’intérieur des Etats membres eux-mêmes n’est pourtant pas une nouveauté en elle-même. En effet, avant même l’élargissement, les dix régions les plus dynamiques de l’Union européenne avaient un niveau de prospérité, mesuré en termes de produit intérieur brut (Pib) par habitant, environ trois fois supérieur à celui des dix régions les moins développées[12].

Depuis 1975, la politique de l’Union européenne visant à réduire les disparités régionales s’articule autour de quatre fonds structurels : le Feder, le Fse, la section du Feoga consacrée au développement rural et le soutien financier apporté aux communautés dépendantes de la pêche dans le cadre de la politique commune de la pêche (Pcp). Mais, avec l’élargissement, la superficie et la population de l’Union ont augmenté de 20 % alors que le Pib n’a augmenté lui que de moins de 5 %. Le Pib des nouveaux Etats membres varie entre environ 35 à 40 % pour les pays baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) et 72 % de la moyenne de l’Union pour Chypre. Outre la politique régionale stricto sensu, afin d’aider les nouveaux venus à s’adapter à leur nouvelle situation de membres de l’Union et à commencer à réduire l’écart de richesse qui les sépare des autres Etats membres, l’Union européenne avait créé en plus pour la période 2000-2006 des programmes financiers sur mesure[13].

En dépit de tous ces efforts, les différences de développement entre les régions ne pouvaient néanmoins se réduire rapidement. Seule une politique régionale établie sur le long terme est susceptible de porter ses fruits. Mais de nouvelles clés de répartition devaient cependant être définies, afin de tenir compte des spécificités du dernier élargissement. Depuis la période 2007-2013, les procédures ont été simplifiées et les aides concentrées sur les régions les plus démunies des vingt-huit Etats membres. L’Union européenne s’est dotée d’un budget pour la politique régionale d’un peu plus de 347 milliards d’euros, ce qui représente toujours environ un tiers de son budget total. En France, un décret du 28 février 2015 est venu préciser le fonctionnement du nouveau Comité Etat-régions chargé de superviser l’utilisation des 26 milliards d’euros de fonds européens, dont la France dispose jusqu’en 2020. Prévue dans la loi du 27 janvier 2014 relative à la modernisation de l’action publique et à l’affirmation des métropoles (Maptam), la décentralisation des fonds européens se décline à présent sur le terrain, les régions ayant entamé la mise en œuvre de leurs programmes d’investissement d’ici 2020. Dans ce domaine, le degré de transfert de compétences varie fortement : si les conseils régionaux ont le champ libre pour programmer les actions relevant du Feder (innovation, infrastructures, etc.), ils n’ont la main que sur 35% du Fse et restent très contraints par le cadre national des aides aux agriculteurs concernant la gestion du Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader). L’Etat veille d’ailleurs à maintenir une supervision globale du dispositif, comme en témoigne le fonctionnement du comité dédié. Sa composition varie en fonction de la nature des questions traitées. Les enjeux transversaux (mise en œuvre de l’accord de partenariat, espaces inter-régionaux, actions financées par plusieurs fonds européens, etc.) dépendent du Premier ministre et du président de l’Association des régions de France (Arf). A l’échelle plus locale, la programmation des actions financées par les fonds européens continue de donner lieu à des comités coprésidés par le président de la région concernée et le préfet.

B. Par le jeu des institutions 

Au-delà des dispositions contenues dans les traités et des mécanismes prévus par la politique de cohésion, les régions constituent donc une réalité en Europe, même si cette réalité emprunte des voies différentes d’un Etat membre à l’autre. Par conséquent, il semble logique et légitime de permettre à ces collectivités décentralisées de faire valoir par elles-mêmes leur point de vue auprès des institutions européennes. Cette collaboration utilise deux voies : l’association officielle, par l’intermédiaire du Comité des régions, et l’association plus officieuse, à travers le lobbying et les bureaux de représentation.

i. Une association officielle : le Comité des régions

Le Comité des régions[14] est l’assemblée politique qui fait entendre la voix des collectivités territoriales au cœur même de l’Union européenne. Mis en place en 1994, il a été créé afin d’aborder deux grandes problématiques. En premier lieu, environ trois quarts de la législation communautaire sont mis en œuvre au niveau local ou régional : il était donc logique que les représentants des collectivités locales et régionales aient leur mot à dire dans l’élaboration des nouvelles lois communautaires. En second lieu, l’on craignait à l’époque que les citoyens ne soient laissés à l’écart de la construction de l’Union. Dans cette perspective, associer le niveau de gouvernement élu le plus proche du citoyen était l’une des manières de combler ce fossé. Le Comité des régions est actuellement composé de 350 membres et d’un nombre égal de suppléants, en fonction du poids démographique et parlementaire de chaque Etat au sein de l’Union européenne[15]. Tous ces membres sont nommés pour quatre ans par le Conseil sur proposition des Etats membres. Chaque pays choisit ses membres selon une procédure qui lui est propre, mais les délégations reflètent l’ensemble des équilibres politiques, géographiques et régionaux/locaux de leur Etat membre. Les membres du Comité sont soit des élus, soit des acteurs clefs des collectivités locales et régionales de leur région d’origine.

Le Comité organise ses travaux par le biais de ces six commissions spécialisées. Celles-ci examinent en effet dans le détail les propositions sur lesquelles le Comité est consulté et élaborent un projet d’avis. Ce texte a pour objectif de souligner les points d’accord avec les propositions de la Commission européenne et de proposer éventuellement des modifications pour améliorer le document initial. Le projet d’avis est ensuite examiné lors de l’une des cinq sessions plénières annuelles. S’il est approuvé à la majorité, il est considéré comme adopté et devient un avis du Comité des régions. Il est alors transmis à la Commission, au Parlement européen et au Conseil. Enfin, le Comité des régions peut également adopter des résolutions portant sur des questions d’actualité politique. Les traités font obligation à la Commission et au Conseil de consulter le Comité des régions pour toute proposition formulée dans un domaine ayant des répercussions sur le niveau local ou régional. Le traité de Maastricht en définit cinq : la cohésion économique et sociale, les réseaux d’infrastructure transeuropéens, la santé, l’éducation et la culture. Le traité d’Amsterdam a ajouté à cette liste cinq secteurs supplémentaires qui couvrent désormais une bonne partie de champ d’action communautaire : la politique de l’emploi, la politique sociale, l’environnement, la formation professionnelle et les transports. En dehors des domaines précités, la Commission, le Conseil et le Parlement européen ont la possibilité de consulter le Comité des régions sur toute proposition susceptible, selon eux, d’avoir des conséquences locales ou régionales. Le Comité des régions peut en outre élaborer des avis d’initiative, ce qui lui permet de faire figurer certaines questions à l’ordre du jour de l’Union européenne. Il s’agit bien d’une forme d’européanisation des collectivités décentralisées puisque, comme le souligne Pierre-Alexis Féral[16], trois principes fondamentaux sont au cœur des travaux du Comité : la subsidiarité, la proximité et le partenariat.

ii. Une association officieuse : le lobbying

Il y a un compromis et un équilibre à trouver entre la défense des intérêts nationaux (tâche classique de l’Etat), le souci légitime des collectivités territoriales de se faire entendre et de s’informer, et la nécessité d’une unité d’action vis-à-vis de la Commission. D’où la volonté de certaines régions d’entretenir des bureaux permanents à Bruxelles, à Strasbourg ou à Luxembourg. Mais, à l’instar de la situation française, toutes les collectivités décentralisées n’optent pas pour une telle représentation soit par volonté d’économie, soit par manque d’intérêt, ou par simple respect d’une conception orthodoxe du rôle de l’Etat[17]. Ces bureaux de représentation ont trois fonctions principales. Tout d’abord, ils remplissent une mission d’information : cela signifie être informé en temps utile des projets européens (favorables ou menaçants), mais aussi pouvoir informer les institutions européennes d’expériences locales menées çà et là, dans une logique d’influence constructive de la décision européenne. Cela signifie aussi être informé de ce que font les autres acteurs, voire de dénoncer auprès de Bruxelles les infractions relevées chez les acteurs concurrents. Par ailleurs, ils permettent d’exercer du lobbying : longtemps pratiqué en cachette, il constitue désormais une activité à part entière et reconnue comme nécessaire, en tout cas acceptée par tous. Même les institutions européennes y trouvent leur compte, en ayant face à elles des interlocuteurs clairement identifiés sans avoir besoin d’aller systématiquement les rechercher pour tester une idée. Enfin, il ne faut pas négliger leur rôle en matière de prospection économique : il s’agit du choix effectué par exemple par la région Rhône-Alpes, avec la volonté de privilégier la recherche d’investisseurs étrangers, même si cette démarche présente forcément des limites en raison de données objectives difficilement négociables : coût et qualification de la main d’œuvre, infrastructures, espaces disponibles pour une éventuelle implantation, etc.

Si de telles pratiques ont pu choquer à une époque en raison de leur éloignement avec la conception française traditionnelle de la représentation élective[18], les collectivités décentralisées et l’Etat ont désormais tout à fait intégré les enjeux d’un tel lobbying et cherchent à rivaliser avec les groupes de pression anglo-saxons, familiers de cette « démocratie de couloir[19] ».

II. Une réalité : l’Europe décentralisée

Le renforcement de la participation des régions au processus décisionnel européen, que ce soit dans le cadre de relations directes ou par l’intermédiaire du Comité des régions, est donc une réalité. Mais cette réalité est naturellement limitée à la fois par l’hétérogénéité institutionnelle des Etats membres et leur volonté de préserver leur situation monopolistique de représentation au sein de l’Union européenne. Cette dernière demeure fondamentalement une union d’Etats souverains, qui ne consentent que partiellement à des transferts de souveraineté à son profit et qui n’entendent pas se laisser déposséder par leurs propres collectivités décentralisées d’éléments constitutifs de leur souveraineté. Mais ce respect des souverainetés étatiques n’interdit pas pour autant le développement et la promotion de la décentralisation au sein de l’Union européenne, que ce soit au niveau local, national ou européen. En effet, les différentes collectivités territoriales comme les institutions européennes n’hésitent pas à recourir à de véritables stratégies de contournement, encouragées en cela par le Conseil de l’Europe.

A. Une préservation des intérêts étatiques

Les collectivités territoriales se trouvent associées au processus décisionnel européen de deux manières. Tout d’abord, les entités locales défendent leurs intérêts par l’intermédiaire de leur Etat de rattachement qui se montre soucieux du respect des principes fondamentaux en la matière. Par ailleurs, les collectivités décentralisées n’hésitent pas à développer une collaboration directe, officielle ou plus discrète, avec les institutions communautaires. La prise en compte de la dimension européenne par l’administration étatique française est à cet égard une illustration très éclairante.

i. Une pétition de principe

Les Etats entretiennent des relations très différentes avec le niveau supranational et le niveau infraétatique. En effet, si les rapports avec les institutions communautaires sont placés sous le signe d’une confiance réciproque, les Etats se montrent à l’inverse sensiblement plus méfiants à l’égard de leurs collectivités décentralisées, dont ils continuent à contrôler les actes.

Il existe tout d’abord une association évidente – mais parfois oubliée – des Etats membres au sein du Conseil européen, réelle instance de décision sans pour autant être toujours formellement identifiée comme telle. Ainsi, comme le souligne Henri Oberdorff[20], « il n’est pas de tradition de traiter le Conseil européen dans les institutions de décision car cette instance a un statut un peu à part dans le processus de décision […]. Le Conseil européen ne fait pas partie du fameux triangle institutionnel que constituent le Conseil, la Commission et le Parlement. Pourtant, sa fonction contribue aux évolutions les plus importantes de l’Union ». Instance singulière, le Conseil européen résulte principalement du recours régulier à des sommets européens (depuis celui de La Haye en 1969) pour définir de nouvelles orientations, dépasser une crise ou débloquer une situation politique tendue. Si l’européanisation des régions était une politique officielle, elle aurait fait l’objet d’une analyse précise de la part du Conseil européen et aurait certainement donné lieu à une déclaration commune proclamant une volonté unanime d’uniformiser l’organisation et les compétences des régions au sein de l’Union. Or, à ce jour, aucun Conseil européen n’y a consacré un quelconque ordre du jour, car l’idée peut séduire mais recouvre des réalités très différentes d’un Etat à l’autre. Dès lors, parce que chaque Etat membre entend préserver sa souveraineté en ce qui concerne son organisation territoriale, la décentralisation demeure un sujet politique sensible dont le Conseil européen n’a pas encore souhaité se saisir. Cette absence traduit tout simplement une réalité : l’administration territoriale reste d’abord et avant tout une ‘affaire intérieure’ à chaque Etat. L’Union européenne serait par conséquent bien mal avisée de vouloir imposer une réglementation uniforme en la matière… même si elle s’y emploie indirectement par d’autres voies.

En effet, l’Union européenne a nécessairement besoin des Etats membres – et de leurs administrations territoriales – afin de les utiliser comme relais d’exécution de son droit et de ses politiques. De fait, l’Union européenne ne dispose pas d’une infrastructure administrative suffisante pour procéder elle-même à cette mise en œuvre. C’est ce que l’on appelle le « loyalisme communautaire », que les Etats ont formellement accepté à travers l’article 10 du traité de Rome de 1957. Proche de celui de loyauté fédérale, ce principe impose aux Etats de ne pas entraver la mise en œuvre du droit communautaire. La Cour de justice des Communautés européennes (Cjce) a eu plusieurs occasions de les rappeler à leurs obligations[21].

Cependant, le loyalisme inscrit dans les traités doit composer avec un autre principe : celui de l’autonomie institutionnelle, lui-même défendu et protégé par la Cjce. Ainsi, par exemple, dans une affaire du 15 décembre 1971 relative à une épineuse question de répartition des compétences, la Cour a fait valoir que « la question de savoir de quelle façon l’exercice de ces pouvoirs et l’exécution de ces obligations peuvent être confiés par les Etats membres à des organes déterminés relève uniquement du système constitutionnel de chaque Etat membre[22] ». De même, dans une autre affaire en date du 25 mai 1982, la Cjce rappelle que « chaque Etat membre est libre de répartir comme il le juge opportun les compétences sur le plan interne et de mettre en œuvre une directive au moyen de mesures prises par les autorités régionales ou locales[23] ».

C’est ainsi que la notion d’autonomie sous-entend une limitation des pouvoirs locaux par le législateur, seul à même de maintenir un équilibre entre intérêt général, intérêt public local et préservation des droits individuels. Ainsi, comme le rappelle Roselyne Allemand[24], « la notion d’autonomie exclut la subordination à une autorité supérieure mais autorise le contrôle des actes locaux afin de vérifier que ceux-ci sont conformes aux normes juridiques supérieures ». En la matière, si l’on observe ce qui se passe en la matière en France et dans les Etats limitrophes, les comparaisons s’avèrent particulièrement pertinentes du fait de modèles d’organisation territoriale très différents : l’Allemagne et la Belgique présentent un système fédéral, la France entend préserver son modèle unitaire alors même que l’Espagne et l’Italie ont opté pour un Etat dit « régionalisé » et que le Royaume-Uni s’est engagé sur la voie de la devolution.

ii. Un contrôle étatique réel

En dépit de choix institutionnels fort différents, on peut identifier néanmoins quelques éléments communs à l’ensemble de ces pays européens qui ont tous recours, selon des modalités certes diversifiées, au contrôle administratif des actes des collectivités décentralisées. Quelle que soit la forme de l’Etat, il existe donc toujours un contrôle administratif. Mais celui-ci relève parfois des Etats fédérés, parfois du gouvernement central, parfois encore de l’échelon régional. Ainsi, dans les Etats fédéraux européens, c’est l’entité fédérée qui exerce généralement le contrôle. En effet, en Allemagne par exemple, le droit local relève de la compétence des Länder. Dès lors, il est logique que le contrôle des actes des collectivités locales et le contrôle financier incombent, au niveau fédéré, au ministre de l’intérieur du Land et à ses éventuels représentants locaux. L’Autriche a opté pour un système similaire. Plus original sans doute, plus complexe aussi, le modèle fédéral belge confie la majeure partie du contrôle aux régions (Flandre, Wallonie et Bruxelles-capitale) mais préserve une compétence de contrôle à l’Etat fédéral dans certaines matières telles que l’état civil, les consultations citoyennes, la police ou encore la fonction publique locale. A l’inverse, dans les Etat unitaires, c’est le gouvernement central qui conserve toute compétence en matière de contrôle des collectivités décentralisées. Enfin, l’Union européenne compte en son sein d’autres formes d’organisation étatique, plus hybrides, généralement désignées sous le terme générique d’Etats régionalisés. L’Espagne et l’Italie en sont de parfaites illustrations et ont, par conséquent, largement transféré au niveau régional la compétence du contrôle administratif des collectivités décentralisées.

Qu’il s’agisse d’un simple contrôle de légalité (le plus fréquemment) ou d’un contrôle d’opportunité (de plus en plus rare mais néanmoins subsistant), le champ et l’intensité du contrôle varient d’un Etat européen à l’autre, trahissant ainsi la coexistence de diverses conceptions de la libre administration locale en Europe. Le contrôle a posteriori est néanmoins incontestablement en voie de généralisation et fait donc prévaloir, par essence, les éléments de légalité sur toute appréciation de l’opportunité. Pour autant, ce contrôle de légalité des actes des collectivités décentralisées n’est pas non plus exercé de manière similaire partout en Europe.

Diversité nationale et résistances étatiques se retrouvent également dans la manière d’organiser concrètement le contrôle de légalité des actes de leurs collectivités territoriales qui peut revêtir trois formes différentes. Certains Etats européens ont choisi de confier ce contrôle aux administrations des collectivités de rang supérieur. C’est par exemple le cas de l’Allemagne où chaque Land est certes libre de définir sa propre organisation de contrôle mais où l’on retrouve sensiblement le même schéma d’un Land à l’autre. D’autres Etats privilégient la voie juridictionnelle. Ainsi, en Italie par exemple, depuis le décret du 18 août 2000, tout doute sur la légalité d’un acte local doit être porté devant une juridiction dans les trente jours qui suivent sa publication. Enfin, il existe une voie moyenne, explorée par certains pays, qui associe une phase purement administrative à une phase juridictionnelle. C’est bien entendu le cas de la France mais c’est aussi le cas de l’Espagne.

Face à ces résistances étatiques, les collectivités décentralisées cherchent des voies de contournement que leur européanisation peut finalement faciliter.

B. Des stratégies de contournement

Contourner les Etats pour mieux défendre ses intérêts et tout simplement exister. Cette stratégie n’est sans doute pas des plus originales, mais elle a convaincu tout autant les institutions européennes que les collectivités décentralisées. Il est vrai que leurs intérêts se rejoignent incontestablement sur un point : ne plus faire des Etats centraux un point de passage obligé permet tout à la fois de valoriser le niveau local et de renforcer l’Union européenne. La manœuvre, si elle n’est jamais clairement revendiquée, se décline de deux manières : au niveau européen[25] par la promotion de la décentralisation et au niveau local par la constitution d’associations ou de réseaux afin de mieux défendre des intérêts communs.

i. Une promotion européenne de la décentralisation

La valorisation de l’administration locale est une réalité en droit communautaire. Mais il s’agit aussi d’un des objectifs récurrents du Conseil de l’Europequi est à l’origine de textes conventionnels importants en la matière. Parmi eux, on retiendra ici la Charte européenne de l’autonomie locale, même si la Charte urbaine européenne[26] et la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires[27] contribuent aussi à une européanisation de la culture administrative et politique locale.

Adoptée par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, la Charte européenne de l’autonomie locale constitue le premier instrument conventionnel qui définit et promeut les grands principes politiques et administratifs que doit respecter tout système démocratique d’administration locale. Dans la mesure où il s’agit d’un traité international, elle a par voie de conséquence une valeur juridique supérieure qui s’impose aux Etats signataires, tenus d’en respecter l’esprit, sinon la lettre. La Charte a ainsi été ouverte à la signature de tous les Etats membres du Conseil de l’Europe le 15 octobre 1985 et a pu entrer en vigueur le 1er septembre 1988. A ce jour, tous les Etats membres de l’Union européenne ont signé et ratifié la Charte.

Contraignante, la Charte oblige les Etats à mettre en œuvre et à respecter un ensemble de règles fondamentales qui entendent préserver l’indépendance politique, administrative et financière des collectivités locales. Pour cela, elle définit un principe essentiel – l’autonomie locale – qui doit être reconnu dans le droit interne de chaque Etat signataire. Elle impose également le respect du principe de subsidiarité qui implique que les collectivités décentralisées puissent gérer, sous leur propre responsabilité, une partie importante des affaires publiques dans l’intérêt de leur population locale. Outre le préambule qui énonce les principes fondamentaux[28] sur lesquels repose la Charte, la première partie doit retenir l’attention puisqu’elle est consacrée à des dispositions de fond relatives aux principes de l’autonomie locale. Il est ainsi précisé la nécessité pour chaque Etat de reconnaître un fondement constitutionnel et légal à l’autonomie locale (article 2). Puis, le concept d’autonomie locale est défini (article 3), avant que ne soient établis les principes relatifs à la nature et à l’étendue des pouvoirs des autorités locales (article 4). Dans ce cadre, il est stipulé le principe d’attribution législative ou constitutionnelle des compétences des collectivités décentralisées. En outre, l’article 5 entend protéger les limites territoriales des collectivités locales alors que l’article 6 consacre un principe d’autonomie en ce qui concerne l’organisation de leurs structures administratives ainsi que la possibilité de recruter du personnel. L’article 7 définit quant à lui les conditions d’exercice d’un mandat électif local. Quant au contrôle administratif des actes des collectivités locales, il doit en principe être limité (article 8), et les collectivités décentralisées se voient reconnaître par l’article 9 le droit de disposer de ressources financières suffisantes afin de préserver leur autonomie. L’article 10 leur reconnaît le droit de coopérer entre elles et de constituer des associations. Enfin, l’article 11 organise la protection de l’autonomie locale par le droit à un recours juridictionnel.

La seconde partie présente diverses dispositions relatives à la portée des engagements souscrits par les Etats signataires de la Charte. Le Conseil de l’Europe étant toujours soucieux de ménager les particularités juridiques et institutionnelles de chaque Etat membre, la Charte de l’autonomie locale autorise en effet les Etats à exclure certaines de ses dispositions (article 12). Fort heureusement, cet article prévoit tout de même un certain nombre de principes fondamentaux contenus auxquels les Etats doivent obligatoirement adhérer, sans possibilité de s’y soustraire. Classiquement en droit européen, cette Charte constitue donc un véritable compromis entre, d’une part, la reconnaissance de principes fondamentaux tels que l’autonomie locale en elle-même et l’attachement de l’administration territoriale à des idéaux démocratiques et, d’autre part, le fait que la décentralisation demeure une ‘affaire interne’ à chaque Etat membre, dans le respect de sa souveraineté nationale et de sa liberté d’organisation administrative[29].

ii. Une démarche associative

Afin de mieux défendre des intérêts communs, les collectivités locales ont également développé des lieux d’échange et d’expression de leurs préoccupations. Ces lieux peuvent être institutionnalisés – à l’image du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux – ou reposer sur une structure de nature associative moins intégrée. Ils n’en promeuvent pas moins l’idée de la pertinence d’une administration territoriale en Europe.

Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux constitue ainsi l’institution conçue pour représenter les collectivités locales et régionales au sein du Conseil de l’Europe[30]. S’il a été créé en 1994 par une résolution du Comité des ministres, ce Congrès est néanmoins le résultat d’une longue évolution institutionnelle trahissant une reconnaissance progressive de deux niveaux d’administration infra-étatique, d’abord local et ensuite régional, mais aussi une volonté d’assimiler cette assemblée à une véritable enceinte parlementaire, de par son organisation et son fonctionnement. Les deux chambres du Congrès réunissent des représentants disposant d’un mandat électif au sein d’une collectivité locale ou régionale, représentant au total plus de 200 000 collectivités locales et régionales, avec un mandat d’une durée équivalente à deux sessions ordinaires (soit deux années). Pour faciliter le bon fonctionnement de l’assemblée et mieux affirmer encore le caractère parlementaire de cet organe, les membres du Congrès se regroupent à la fois par délégation nationale et par groupe politique. Enfin, le Congrès désigne en son sein son président, dont le mandat est d’une durée similaire à celle des représentants, soit deux ans.

Le Congrès a pour missions principales de veiller à garantir la participation des collectivités locales et régionales au processus d’unification européenne et aux travaux du Conseil de l’Europe, de promouvoir la coopération entre collectivités décentralisées (par exemple sous la forme d’eurorégions) et d’œuvrer au développement de la démocratie locale et régionale. Plus précisément, il revient au Congrès d’accompagner les Etats membres du Conseil de l’Europe, et notamment les nouvelles démocraties, dans leurs processus de décentralisation. Il a également pour tâche d’examiner la situation de la démocratie locale et régionale dans les pays candidats à l’adhésion. De plus, de par son caractère parlementaire, le Congrès entend représenter et défendre les intérêts des conseils locaux et régionaux dans l’élaboration de la politique européenne. Enfin, le Congrès est parfois amené à observer le bon déroulement d’élections locales ou régionales dans des pays qui en font demande. Pour toutes ces activités, le Congrès s’appuie sur la collaboration de différents partenaires comme des associations nationales ou internationales de collectivités locales, des organisations non-gouvernementales, des mouvements citoyens, etc.

On pourrait également citer le Conseil des communes et régions d’Europe (Ccre). Créé en 1951, il s’agit d’une association à but non lucratif qui entend assurer la promotion d’une Europe fondée sur l’autonomie locale et régionale et la démocratie. Regroupement beaucoup moins formel que le précédent, il s’attache à influencer la réglementation et les politiques communautaires et à développer les échanges d’informations aux niveaux local et régional. Pour affirmer plus clairement son rôle au niveau mondial, le Conseil a tissé des coopérations avec des partenaires de tous les continents, notamment dans le cadre de la structure dénommée Cités et gouvernements locaux unis. Avec près de 100 000 membres, le Ccre constitue incontestablement la plus grande association d’autorités locales et régionales en Europe[31].

De même, l’Assemblée des Régions d’Europe (Are) regroupe plus de 270 régions issues de 33 pays et 16 organisations interrégionales. Organe de représentation politique et forum de coopération interrégionale, elle a été fondée sous la forme initiale d’un Conseil des régions d’Europe en 1985 avant de devenir officiellement l’Assemblée actuelle à partir de 1987 : la nouvelle dénomination insiste davantage sur son caractère représentatif et politique.

Conclusion

Si le droit européen relatif à l’administration territoriale comme les institutions européennes dévouées à la cause des collectivités territoriales constituent bien une réalité incontestable, cette forme d’européanisation – bottom down – des collectivités décentralisées ne doit cependant pas occulter une autre forme – bottom up – à laquelle les Etats éprouvent davantage de difficultés à s’opposer. Il s’agit donc bien d’une double européanisation, de moins en moins subie et de plus en plus choisie, qui cherche à contourner les réticences persistantes des Etats. Ceux-ci protègent néanmoins en toute légitimité leurs modèles respectifs d’administration locale, fruits d’une histoire et d’une géographie nationales que l’européanisation ne saurait remettre en cause.


[1] Nicolas.kada@upmf-grenoble.fr.

[2] Solis-Potvin L., « Intégration européenne et autonomie locale » in KadaN. (dir), Les Tabous de la décentralisation, Paris, Berger-Levrault, 2015, p. 119.

[3] Résolution sur la politique régionale communautaire et le rôle des régions, 18 novembre 1998, Joce, n° C326, p. 289.

[4] Marcou G., La régionalisation en Europe, Rapport au Parlement européen (réf. PE 168.498), Paris, Grale, 1999.

[5] En effet, aux débuts de la construction européenne, les différences de conceptions nationales en ce qui concerne le niveau régional sont flagrantes. Par exemple, en France, les régions étaient alors conçues uniquement dans une configuration de circonscriptions d’action régionale ; en Italie, seules les régions à statut spécial fonctionnaient ; les Länder allemands étaient dès l’origine bien plus que de simples régions, etc.

[6] Sous le contrôle de la Commission : Cf. art. 93 du traité CE.

[7] Après un an et demi de travaux au sein de la Convention sur l’avenir de l’Europe, où siégeaient 105 conventionnels, incluant des observateurs (dont 6 membres du Comité des régions), de décembre 2001 à juin 2003, puis une Conférence Inter Gouvernementale (Cig) qui s’est réunie à partir d’octobre 2003 jusqu’à début 2004, le traité établissant une Constitution pour l’Europe voyait enfin le jour. Il s’agissait d’un résultat qui se voulait simplificateur et plus démocratique, mais rejeté depuis par référendum en France et aux Pays-Bas. La ratification a dès lors été suspendue dans les autres Etats de l’Union, avant qu’un projet de relance sous forme de traité simplifié ne réapparaisse en juin 2007…

[8] Article I.5 du traité de Rome du 29 octobre 2004.

[9] Article J.11 du traité de Rome du 29 octobre 2004.

[10] Drevet J.-F., Histoire de la politique régionale de l’Union européenne, Paris, Belin, 2008.

[11] Comité des Régions, La cohésion territoriale en Europe, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 2003.

[12] Il faut souligner en complément que les régions les plus prospères – Londres, Hambourg et Bruxelles – sont toutes des zones urbaines.

[13] Ces programmes (Ispas, Sapard, Phare…) correspondaient à un montant total d’environ 22 milliards d’euros et des fonds supplémentaires sont disponibles pour l’après-adhésion. 

[14] Pour davantage de précisions, cf : Feral P.-A., Le Comité des régions, Paris, Puf, coll. Que-sais-je, 1998.

[15] Art.263 Traité CE.

[16] Féral P.-A., Le Comité des régions de l’Union européenne, du traité de Maastricht au traité d’Amsterdam, Paris, Anrt ; Thèse à la carte, 2004.

[17] Pour davantage d’exemples et une excellente présentation du contexte général : Lecherbonnier B., Les lobbies à l’assaut de l’Europe, Paris, Albin Michel, 2006.

[18] Vayssière B., Groupes de pression en Europe : Europe des citoyens ou des intérêts ? Toulouse, éd. Privat, 2002.

[19] Nonon J., Clame M., L’Europe et ses couloirs : lobbying et lobbyistes, Paris, Dunod, 1991.

[20] Oberdorff H., L’Union européenne, Grenoble, Pug, coll. Europa, 2007, p.113.

[21] Cf. notamment : Cjce, 21 septembre 1988, Commission c/ Grèce (aff. 68/88) et Cjce, 10 avril 1984, Von Colson et Kaman (aff. 14/83).

[22] Cjce, 15 décembre 1971, International Fruit Compagny (aff. 51 à 54/71).

[23] Cjce, 25 mai 1982, Commission c/ Pays-Bas (aff.97/81).

[24] Allemand R., Les modalités de contrôle administratif des actes locaux dans les pays de l’Union européenne (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Grande-Bretagne et Italie) in Combeau P. (dir.), Les contrôles de l’Etat sur les collectivités territoriales aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 246.

[25] Dans une acception plus large que le seul cadre européen puisqu’il s’agit plutôt ici du Conseil de l’Europe.

[26] Conseil de l’Europe, La charte urbaine européenne (Actes du colloque de Sofia du 16-17 mai 2002), Strasbourg, éd. du Conseil de l’Europe, 2006, 127 p.

[27] Adoptée le 5 novembre 1992 sous les auspices du Conseil de l’Europe afin de défendre et promouvoir les langues historiques régionales et les langues des minorités en Europe, cette convention, dont le but affiché est principalement d’ordre culturel, ne peut guère dissimuler des préoccupations politiques sous-jacentes en matière de démocratie et d’identité locales.

[28] Ces principes sont très généraux, et par conséquent de portée juridique réduite. Il s’agit, par exemple, d’affirmer la contribution vitale de l’autonomie locale à la démocratie, à l’efficacité de l’administration et à la décentralisation du pouvoir. Le préambule de la Charte insiste également sur le rôle important des collectivités locales dans la construction européenne.

[29] Pour un bilan (provisoire), cf. : Conseil de l’Europe, La charte européenne de l’autonomie locale. Vingtième anniversaire (Actes du colloque de Lisbonne du 8 juillet 2005), Strasbourg, éd. du Conseil de l’Europe, 2006.

[30] Pour un bilan (provisoire) de son activité, cf : Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, Cinquante ans de démocratie locale en Europe (table ronde organisée à l’ouverture de la quatorzième session plénière du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe), Strasbourg, Vd. du Conseil de l’Europe, 2007.

[31] Il est présidé depuis décembre 2004 par Michaël Häupl, gouverneur-maire de Vienne (Autriche).

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Entre art(s), cadavre(s) & droit(s) (par Mme & M. Bouteille-Brigant)

Voici la 32e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait des 11 & 12e livres de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Il s’agit même ici de deux extraits, comme mariés, du Tome II (chapitre V, section 04) du Traité des nouveaux droits de la mort. En l’occurrence deux présentations entre art(s) & cadavre(s) de deux séries télévisées mêlant mort(s) & droit(s) ; le tout servi par les docteurs Magali Bouteille-Brigant & Jean-Marie Brigant.

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XI : Traité des nouveaux droits de la Mort
Vol I. La Mort, activité(s) juridique(s)

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina,
Magali Bouteille-Brigant & Jean-François Boudet)

– Sortie : 02 novembre 2014
– 430 pages
– Prix : 69 €

  • ISBN : 979-10-92684-05-6
  • ISSN : 2259-8812

Volume XII : Traité des nouveaux droits de la Mort
Tome II – La Mort, incarnation(s) cadavérique(s)

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina,
Magali Bouteille-Brigant & Jean-François Boudet)

– Sortie : 02 novembre 2014
– 448 pages
– Prix : 69 €

  • ISBN : 979-10-92684-06-3
  • ISSN : 2259-8812

Présentation :

« « Il ne suffit (…) pas au jurisconsulte de se préoccuper des vivants » affirme Gabriel Timbal dans l’introduction à sa célèbre (et controversée) thèse sur la condition juridique des morts (1903). Le Droit – ou plutôt les droits – s’intéressent en effet à toutes les activités humaines et sociétales. « L’objet du Droit, c’est l’homme » expliquait déjà en ce sens le doyen Foucart. Il importait donc de s’intéresser de la façon la plus exhaustive possible et ce, à travers le prisme de l’Unité du / des droit(s) à la matérialisation positive du ou des droit(s) relatif(s) à la Mort. A cette fin, les trois porteurs du Traité des nouveaux droits de la Mort ont réuni autour d’eux des juristes publicistes, privatistes et historiens mais aussi des praticiens du funéraire, des médecins, des anthropologues, des sociologues, des économistes, des artistes et des musicologues. Tous ont alors entrepris de présenter non seulement l’état positif des droits (publics et privés) nationaux concernant la Mort, le cadavre & les opérations funéraires mais encore des éléments d’histoire, de droit comparé et même quelques propositions normatives prospectives. Et si l’opus s’intitule Traité des « nouveaux » droits de la Mort, c’est qu’effectivement l’activité funéraire et le phénomène mortel ont subi depuis quelques années des mutations cardinales (statut juridique du cadavre, mort à l’hôpital, tabous persistants et peut-être même amplifiés devant le phénomène, service public des pompes funèbres, activité crématiste, gestion des cimetières, « prix » de la Mort, place et représentation de celle-ci et de nos défunts dans la société, rapports aux religions, professionnalisation du secteur funéraire, etc.). Matériellement, le Traité des nouveaux droits de la Mort se compose de deux Tomes : le premier envisage la Mort et ses « activités juridiques » et le second la Mort et ses « incarnations cadavériques » ».

Bones
ou Le cadavre sans tabou

présentation de Mme Magali Bouteille-Brigant
Maître de conférences de droit privé à l’Université du Maine,
Directrice adjointe du laboratoire Themis-Um (ea 4333),

Collectif L’Unite du Droit

572. « J’ai commis l’erreur de leur dire que je travaille sur les cadavres et les squelettes, ils me prennent pour un monstre »[1]. Si l’auteur du présent article aurait, à propos de la rédaction du Traité sur les nouveaux droits de la mort, pu prononcer cette phrase, la paternité de cette dernière est à attribuer à Zach, l’un des personnages récurrents de la série Bones. Librement adaptée des romans et de l’expérience de l’anthropologue et écrivaine Kathy Reichs[2], cette série, qui est encore en cours de tournage, s’étend pour le moment sur pas moins de dix saisons et de 190 épisodes. Elle met en scène les aventures de Temperance Brennan, alias Bones, une anthropologue judiciaire de l’Institut Jefferson, collaborant avec le FBI et l’agent spécial Seeley Booth, pour résoudre les enquêtes criminelles lorsqu’un corps résiste aux méthodes traditionnelles d’identification. La série utilise les ressorts bien huilés des séries américaines : sur fond d’enquête criminelle, elle met en scène une séduction larvée entre des héros que tout oppose : Bones, rationnelle à l’excès, relativement associale, et, au moins en apparence, insensible, et Booth, viril, attachant mais capable d’empathie, rapports que l’on a pu déjà observer entre les agents spéciaux Mulder et Skully. Toutefois, l’originalité de cette série devenue culte et l’intérêt de l’évoquer au sein du présent Traité, ne réside pas dans les relations amoureuses contrariées puis assumées de ce duo, mais plutôt dans le traitement qu’elle réserve à la mort, et ceci, sur deux aspects. En premier lieu, elle exploite et met en valeur une profession, qui bien qu’existant en France, reste pourtant marginale : l’anthropologie judiciaire encore appelée anthropologie médico-légale. En second lieu, contrairement à d’autres séries plus anciennes, qui ne faisaient que le suggérer, cette série montre le cadavre, en tant qu’objet d’étude, sans aucun détour ni artifice. C’est ainsi un cadavre sans tabou qui constitue l’ossature de la série, tant les techniques utilisées dans le cadre de l’anthropologie, le rendent prolixe (I) et tant l’utilisation et la monstration qui en sont faites sont dénuées de tout complexe (II).

I. Le cadavre très prolixe

573. Si les cadavres sont les « témoins muets du passé », Temperance Brennan, en tant qu’anthropologue judiciaire, a les moyens de les faire parler. En effet, l’anthropologie judiciaire est une discipline appliquant aux restes humains, dans le cadre d’une enquête judiciaire, les techniques de l’anthropologie physique et biologique, laquelle, tirée du grec « antropos », qui signifie « Homme » et logia, qui signifie « étude », peut se définir comme la science qui étudie les humains. L’anthropologie médico-légale est très utile lorsque l’identité de la personne décédée n’est pas connue. C’est le cas, notamment, en cas de découverte d’un corps entier à l’état de squelette ou de fragments d’os. A cet égard Brennan est à de nombreuses reprises sollicitée pour identifier l’un des squelettes victime du tueur en série dénommé Gormogon[3], un cannibale reconstituant un squelette en argent à partir des os de ses victimes. C’est le cas également lorsque le cadavre, encore recouvert de chair, est dans un état de putréfaction avancée rendant impossible la reconnaissance faciale ou digitale. Ainsi, l’équipe de l’Institut Jefferson contribuera à identifier un cadavre en décomposition retrouvé dans une baignoire, emplie d’un liquide visqueux. C’est encore le cas lorsque, dans le cadre des catastrophes aériennes ou des attentats terroristes, les corps non identifiées, sont désarticulés et disséminés. Ainsi, dans l’épisode intitulé « faux-frères », Bones est amenée à identifier les restes d’une personne ayant péri dans l’explosion de sa voiture[4]. Le rôle de l’anthropologue sera alors de déterminer l’origine humaine ou non des restes, et d’établir le profil de l’individu concerné en précisant ses origines, son sexe, son âge, sa taille et tout élément permettant de l’individualiser. Ainsi, Bones est amenée dans l’épisode intitulé « Beauté Fatale », a identifier les restes éparpillés d’une personne retrouvée autour de l’aéroport. L’étude, mettant en évidence les mutltiples interventions chirurgicales subies par la victime, permettra de déterminer que la personne décédée est une femme tombée aux prises d’une industrie du relooking peu scrupuleuse. De la même manière, l’équipe pourra à partir des restes humains retrouvés dans une fosse septique, identifier le corps du présentateur d’une émission de télévision controversée[5]. A l’écran comme dans la pratique réelle, l’anthropologue judiciaire peut, dans la réalisation de sa tâche être aidé par d’autres professionnels. Bones est ainsi entouré d’un entomologiste médico-légal, Hodgins. L’entomologie médico-légale ou forensic, développée en 1894 par le vétérinaire Jean-Pierre Megnin, permet, en étudiant les insectes intervenant aux divers stades de décomposition du cadavre, d’obtenir la date du décès, mais peut également apporter des informations sur d’éventuels transports ou manipulation du cadavre. Le professionnel de cette discipline s’attache, en observant les hyménoptères, coléoptères, lipédoptères ou autres diptères, colonisant le corps mort, à donner leur âge. Plusieurs espèces d’arthropodes participent ainsi à la datation du cadavre : les arthropodes nécrophages, comme les diptères, qui sont les premiers insectes intéresser par le cadavre frais ; les arthropodes nécrophiles, qui se nourrissent des insectes nécrophages, et ensuite les arthropodes omnivores qui se délectent à la fois du cadavre et des insectes l’entourant. De la même manière, Bones est aidée de son amie Angela, laquelle a mis au point un logiciel de reconstitution faciale en 3D à partir d’un crâne. Si cette technologie n’existe pas en tant que telle pour le moment, les auteurs de la série ont seulement fait preuve d’anticipation. En effet, il existe déjà des méthodes de reconstitution faciale. En effet la Méthode Guerrasimov, permet depuis le milieu du XXe siècle, de reconstituer par la sculpture les traits du visage d’un homme et de l’ensemble de sa tête[6]. C’est notamment en utilisant le logiciel de reconstitution faciale qu’elle a créée qu’Angela permettra d’identifier, à partir d’un crâne, la mère de Bones[7]. En mettant à l’écran des professions souvent méconnues, telles que l’entomologie forensic ou l’anthropologie judiciaire, suscitant ainsi des vocations, qui risquent toutefois d’être contrariées tant cette dernière discipline reste, dans le monde, marginale. Une autre originalité de la série Bones est d’exposer ou de montrer des cadavres sans détours.

II. Un cadavre sans complexe

574. La série Bones portant sur une activité à objet macabre, elle met en scène tous les états possibles du cadavre humain, mais dépasse également certains tabous[8], en ne s’interdisant de montrer le cadavre d’aucune catégorie humaine, participant de la sorte à une certaine banalisation de la mise en scène d’un corps mort. Les enquêtes du duo Brennan/Booth les amènent à découvrir les cadavres dans tous leurs états, du mieux conservés au plus altérés. Les scientifiques de l’institut Jefferson sont ainsi amenés, à étudier des cadavres aussi bien conservés que celui, congelé, d’un pompier volontaire retrouvé dans un lac gelé [9] d’une personne, momifié, retrouvé dans le mur d’une discothèque[10]. L’anthropologue judiciaire est également confronté à des cadavres plus altérés allant du corps en état de décomposition avancée retrouvé sur plage[11], à celui retrouvé liquéfié dans une baignoire[12] ou carbonisé par une clôture électrique[13], en passant par les corps digérés par des animaux[14] ou encore cuits en petits morceaux dans le micro-ondes d’un avion[15]. Les enquêtes de Bones mettent également en scène, toutes les catégories de cadavres, les auteurs ne s’interdisant n’y de montrer le corps d’un vieil homme, ni celui d’une femme enceinte retrouvée dans la baie du Delaware[16]. Allant un peu plus loin dans la transgression des tabous, les auteurs de la série n’hésitent pas à montrer, les cadavres en décomposition de jumeaux, adolescents retrouvés dans une cuve étanche, ni même dans l’épisode intitulé « Innocence perdue », le corps en décomposition d’un enfant[17] retrouvé dans un terrain vague.

En brisant les tabous et en s’attachant à montrer le cadavre de toute personne, dans tous ses états, les auteurs participent d’un mouvement de banalisation du cadavre. Alors que dans les séries des années 90, les cadavres n’étaient que suggérés, tout comme la violence à l’origine de ces morts, les séries plus récentes, à l’instar de certains longs métrages tels que le film Seven, mettant en scène des meurtres illustrant les sept péchés capitaux, s’attachent à montrer le cadavre sans détours ni artifices. D’autres séries iront encore plus loin, et notamment la très esthétique série Hannibal, laquelle filme des scènes de crimes toujours plus inventive et suggère le cannibalisme de l’un des protagonistes principal. Cette banalisation du cadavre interroge et confine au paradoxe. En effet, la place des morts dans la société actuelle est de plus en plus restreinte. Les morts, réels, ne font plus partie du décor. Le mort n’a plus droit de cité. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler le sort réservé à la très controversée exposition anatomique Our Body[18], ou de constater les questionnements éthiques récents suscités par la conservation et l’exposition des restes humains dans les musées[19]. Même les cendres sont aujourd’hui exclues des lieux de vie puisque, alors même que le défunt en aurait exprimé la volonté contraire, elles ne peuvent être conservées au domicile des proches de la personne disparue. A l’inverse, de la série Les Experts à Bones, en passant par NCIS, Six feet Under, Dead like me ou encore The Walking Dead, les morts virtuels envahissent nos salons, replaçant ainsi les morts au coeur même des vivants. Aussi pouvons-nous interroger sur le rôle de substitut des morts de nos fictions et sur l’utilité de ces séries quant à la construction de la représentation de la mort de chacun, représentation nécessaire l’apprivoisement de l’angoisse de la mort[20].

Dexter

présentation de M. Jean-Marie Brigant
Maître de conférences à l’Université de Lorraine,
associé Themis-Um (ea 4333)

575. Inspiré des romans de Jeff Lindsay[21], Dexter est une série américaine créée par James Manos Jr, diffusée sur les chaînes de télévision Showtime puis Cbs aux Etats-Unis puis sur les chaînes Canal + et Tf1 en France. S’étirant sur huit saisons et pas moins de quatre-vingt-seize épisodes, cette série met en scène un personnage Dexter Morgan, à la fois morpho-analyste le jour (il analyse les traces de sang sur les scènes de crimes) et tueur en série la nuit : « Dexter / Deux en un »[22]. Comme le souligne Martin Julier-Costes, « Déjà la dichotomie est significative et correspond trait pour trait aux caractéristiques du psychotique, malade typique du monde contemporain, tout en reprenant une figure célèbre, celle du Docteur Jekyll et de Mr Hyde »[23]. En journée, ce anti-héros joue à l’homme idéal feignant en effet de se conformer aux attentes sociales qui pèse sur lui en ayant une vie normale : en bref, un travail et une famille. Dès la nuit tombée, ce même individu se meut en serial killer justicier, ne tuant que les criminels qui « méritent », suivant ainsi le « Code »[24] inculqué par son père adoptif, Harry Morgan. A l’instar de ce que le jour doit à la nuit, « ce besoin de tuer (…) lui permet de se régénérer et de continuer ainsi sa vie normale »[25]. Pour ce personnage « complexe et bicéphale »[26] se cachant à la vue de tous, la mort est son véritable métier (I) tandis que les morts constituent son seul et unique loisir, son « hobby » (II).

I. La mort est son métier

Comme dans de nombreuses séries[27], la mort occupe une place non négligeable dans la vie de Dexter Morgan, expert médico-légal en analyses de traces de sang pour la police de Miami. Il ressort de ces huit saisons que ce phénomène qu’est la mort est indissociable de l’enfance du personnageet du caractère scientifique de sa profession.

576. La mort couplée à son enfance. Pour comprendre ce qui dans la construction du personnage de Dexter pouvait expliquer qu’il devienne un tueur mais également un expert en traces de sang (les deux étant liés), le spectateur est conduit dès la première saison, à se plonger dans son enfance. Dexter et son frère Brian Moser (alias Rudy Cooper) ont assisté à l’assassinat de leur mère, informatrice pour la police. Cette dernière est tuée par des narcotrafiquants à l’aide d’une tronçonneuse. La scène a lieu dans un container en présence de ses deux jeunes fils qui seront miraculeusement épargnés. Après avoir passé deux jours à baigner dans le sang de leur propre mère, Dexter et son frère vont depuis lors développer une obsession pour le sang. Si Dexter est adopté par le policier Harry Morgan, Brian quant à lui est laissé au motif qu’il est trop grand et ne peut plus être « sauvé ». Ce dernier deviendra par la suite « le tueur au camion frigorique » ou « tueur de glace » (Saison 01 (S01)). Si l’enfance n’explique pas tout, on y découvre bien souvent les racines du mal : « Il faut toujours regarder l’enfance d’un criminel pour savoir qu’un jour, il a été un enfant innocent » comme le souligne Robert Badinter[28].

577. La mort couplée à la science. Dans plusieurs séries, la science occupe une place importante, devenant parfois l’un des personnages comme dans la série « Les Experts »[29]. Dans la série Dexter, le héros est un technicien des scènes de crimes, analysant les projections de sang : « Sur une scène de crime, il est celui qu’on écoute. Il pratique son métier comme un art et lit dans le sang comme dans un livre »[30]. Pour lui, le sang ne ment jamais, il parle car le sang parle toujours, rappelle l’intéressé au gré des épisodes (E01S03). La figure de Dexter en tant qu’expert scientifique renvoie au couple « science/mort », qui « trouve dans ce type de série un terrain d’entente et illustre des invariants anthropologiques comme la peur de la contagion et le respect envers le mort. L’hygiène et la « maîtrise » de la science protègent les vivants d’une possible contagion et le corps (vivant ou mort) est finalement sacralisé, pour sa valeur scientifique ou esthétique »[31]. Cette plongée quotidienne de Dexter dans la mort constitue en effet le cadre dans lequel il évolue et sa raison de vivre. Son métier lui permet non seulement de faire le bien (retrouver les criminels) mais également de faire le mal (les punir définitivement). Grâce à son métier, il peut assouvir ses pulsions et sa passion.

II. Les morts sont sa passion

Alors que les morts se font rares dans la vie concrète des spectateurs, ceux-ci sont omniprésents dans les séries Tv. La série Dexter n’échappe pas à ce phénomène de compensation[32]. Chaque épisode, chaque saison fait apparaître son lots de cadavre : ceux qui sont vengés par ce sérial killer justicier et ceux qui sont laissés par celui-ci.

578. Les morts vengés par Dexter. Le métier de Dexter le conduit, ainsi que le téléspectateur, à découvrir les morts laissés par des criminels ayant échappé ou risquant d’échappé aux mailles de la Justice. L’accumulation des épisodes fait apparaître les cadavres dans tous leurs états : prostituée entièrement vidée de son sang et découpée en morceaux (S01), femmes écorchées/dépecées (S03), jeunes femmes tuées dans leur bain, mères de famille forcées à se jeter dans le vide et hommes frappés à coups de marteau (S04), femmes enlevées, torturées et placées dans des tonneaux (S05), personnes crucifiées (S06), maris empoisonnés (S07), victimes séquestrées puis trépanées (S08), … En définitive, « c’est toute l’échelle des états possibles de la condition post-mortem qui est ainsi donnée à voir »[33].Chaque saison de Dexter donnant naissance à un nouveau tueur en série, les manières de mourir comme celles d’être mort vont ainsi varier, à la différence du mode opératoire de ce anti-héros.

579. Les morts « laissés » par Dexter. Aux termes des huit saisons, Dexter a fait un total (hors animaux) de 132 victimes, depuis le meurtre de Mary, l’infirmière empoisonneuse (E03S01), jusqu’à celui d’Oliver Saxon (E12S08). A de rares exceptions[34] et contrairement à ce que laisse penser le générique[35], Dexter procède toujours de la même manière : il endort ses victimes, les attache avec de la cellophane à une table dans un endroit reculé et entièrement recouvert de bâches de plastique (« la killing room »), leur montre les photos de leurs propres victimes, leur prélève une goutte de sang en guise de trophée et enfin les poignarde en plein cœur. Les corps sont ensuite découpés en morceaux mis dans des sacs poubelles puis jeter dans les eaux de Miami. Comme on peut le constater, « ses mises à mort se font suivant un rituel précis qui ne laisse aucune place au hasard »[36]. Ce rituel se termine par une cérémonie à bord de son bateau ironiquement appelé « Slice au Life » (Tranche de vie) qui n’est pas sans rappeler la barque funéraire : « Destinée aux pérégrinations dans le monde des morts, la barque funéraire symbolise l’embarcation menant le défunt à sa sépulture »[37]. A deux reprises, Dexter va tenter d’emprunter cette même barque qui doit le conduire à sa propre sépulture mais en vain.


[1] Bones, saison 01, épisodes 06.

[2] Voir not. Déjà dead, Robert Laffont, 1997.

[3] Voir notamment Bones, S03E15.

[4] Bones, S01 E02 Faux Frères.

[5] S04E03, Les hommes de sa vie.

[6] Vue Marc, « Le crâne et le Savant : la méthode Guerrassimov », L’Histoire, 01 mars 1993, p. 64.

[7] S01E22, Passé composé.

[8] En ce sens voir Merckle Pierre, Dolle Thomas, « Morts en séries : représentations et usages des cadavres dans la fiction télévisée contemporaine », Raison Publique, n° 11, décembre 2009, p. 229 et s.

[9] S04E13, Le feu sous la glace.

[10] S01E06, La momie . Voir également S03E05, Super Héros.

[11] S06E03, Guido on the Rocks.

[12] S02E05 les femmes de sa vie.

[13] S05E05, Anock.

[14] S01E04, Dans la peau de l’ours.

[15] S04E10, Passager 3-B.

[16] S02E02, la place du père.

[17] S05E01, Innocence perdue.

[18] Sur cette exposition voir not. Claire Gwénaëlle, « L’exposition anatomique « Our body », une atteinte à la dignité du cadavre ? », Méd. et Droit 2011 n° 108 p. 136 et s.; Marrion Bertrand, Exposition Our body : corps ouverts mais expo fermée ! ; Jcp G, 2010 p. 2333 et s.; Labbee Xavier, « Interdiction de l’exposition « Our Body, à corps ouverts » », D. 2009 p. 1192 ; Pierroux Emmanuel, « « Our Body, à corps ouverts », l’exposition fermée », Gaz. Pal. 2009 n° 147-148 p. 02 et s.; Loiseau Grégoire, « Des cadavres mais des hommes », Jcp G 2009 p. 23 et s.

[19] Cadot Laure, « Les restes humains, une gageure pour les musées», La lettre de l’Ocim ; 2007 ; n° 109 p. 04 à 15. Voir également Des collections anatomiques aux objets de cultes, conservation et exposition des restes humains dans les musées ; Antz, Jean-Edouard, « Réflexions autour du statut juridique des collections muséales d’origine humaine »,  Rgdm 2012 n° 45, p. 07 et s.; Cornu Marie, « le corps humain au musée : de la personne à la chose », D. 2009 chron. p. 1907 et s.

[20] Sur ce point voir Martin, « le paradigme du déni social de la mort à l’épreuve des séries télévisées, Mise en scène et mise en sens de la mort » in La mort dans les jeux vidéo, L’esprit du temps, 2011.

[21] La saga comprend plusieurs tomes : Ce cher Dexter ; Paris, éd. Points ; 2005 – Dexter revient ! / Le Passager noir ; Paris, éd. Points ; 2005 – Les Démons de Dexter ; Paris, éd. Points ; 2008 – Dexter dans de beaux draps ; Paris, éd. Points ; 2010 – Ce délicieux Dexter ; Paris, éd. Points ; 2010 – Double Dexter ; Points ; 2013 ; Dexter fait son cinéma ; Paris, éd. Lafon, 2014.

[22] Titre de l’épisode 01de la Saison 01 (E01S01).

[23] Julier-Costes Martin, « Le paradigme du déni social de la mort à l’épreuve des séries télévisées. Mise en scène et mise en sens de la mort », L’esprit du tempsÉtudes sur la mort, 2011/1 n° 139, p. 155.

[24] Les commandements sont les suivants : « Ne te fais pas attraper – Ne tue que ceux qui le méritent – Sois totalement certain de leur culpabilité – Ne t’implique jamais émotionnellement – Contrôle tes pulsions, ne te laisse pas contrôler ».

[25] Julier-Costes Martin, art. précit., p. 156.

[26] Blum Charlotte, Dexter : le guide non officiel ; Paris, éd. Archipel ; 2011 ; p. 21.

[27] Merckle Pierre, Dolle Thomas, « Morts en séries : représentations et usages des cadavres dans la fiction télévisée contemporaine », Raison Publique, n° 11, déc. 2009, p. 233 : « A la suite de la diffusion des Experts, on a rapidement assisté à une multiplication des fictions télévisées plaçant les cadavres, et les professions organisées autour de leur traitement, au centre de leur dispositif narratif, de Six Feet Under à Dexter, en passant par quelques séries moins remarquées, mais tout aussi remarquables de ce point de vue, comme All Souls, Crossing Jordan (Preuves à l’appui), Dead Like Me, Tru Calling, Afterlife, et d’autres mieux connues des téléspectateurs français, comme Ncis et Bones ». V. égal. Pierre Langlais, « De Lost à Southcliffe : la place du mort dans les séries », Télérama, 05 septembre 2014.

[28] Grossmann Agnès, L’enfance des criminels ; Paris, Broché, 2012,

[29] Alh Nils C. et Fau Benjamin, Dictionnaire des séries télévisées ; Paris, Rey, 2011, p. 344 : « Les personnes principaux sont attachants (…). Certes, ils ne sont jamais, ou presque, au cœur de l’action ».

[30] Blum Charlotte, Dexter : le guide non officiel ; Paris, éd. Archipel ; 2011 ; p. 21.

[31] Julier-Costes Martin, « Le paradigme du déni social de la mort à l’épreuve des séries télévisées. Mise en scène et mise en sens de la mort », L’esprit du tempsEtudes sur la mort, 2011/1 n° 139, p. 155.

[32] En ce sens, Bersay Claude, « Le mort en spectacle », Etudes sur la mort, 2006/1 n° 129, p. 171 et s.

[33] Merckle Pierre, Dolle Thomas, « Morts en séries : représentations et usages des cadavres dans la fiction télévisée contemporaine », Raison Publique, n° 11, déc. 2009, p. 234.

[34] Découpage sauvage à la tronçonneuse pour le meurtrier de sa mère, Santos Jimenez (Episode 08 Saison 02) et étranglement pour le pédophile Nathan Marten (E03S03).

[35] « Dexter, le serial killer sublimé », Le Monde des séries, 17 mars 2011 : « La routine matinale de Dexter est un passage en revue de toutes les manières de tuer : l’étranglement, la suffocation, la noyade, l’arme blanche, la lacération, le broyage, la brûlure, le choc brutal (la coquille d’oeuf qui renvoie à l’idée d’un crâne qui se fend). Cela s’accompagne même d’une suggestion de réduction des chairs (gros plan sur l’orange pressée) et de cannibalisme : Dexter fait cuir un morceau de viande qu’il engloutit avec une évidente délectation ».

[36] Blum Charlotte, Dexter : le guide non officiel ; Paris, éd. Archipel ; 2011 ; p. 10.

[37] Thomas Louis-Vincent, « Mort – Les sociétés devant la mort », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 10 sept. 2014 (http://www.universalis.fr/encyclopedie/mort-les-societes-devant-la-mort/).