ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Les auteures de la semaine : Mélanie Jaoul & Delphine Tharaud

Voici la 48e publication dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’une présentation de deux de nos auteures d’exception : Mmes Mélanie Jaoul & Delphine Tharaud, directrices de l’ouvrage Le tatouage & les modifications corporelles saisis par le Droit.

Mme Mélanie Jaoul, auteure aux Editions L’Epitoge

Présentation
de Mme Mélanie Jaoul

Profession :

Maîtresse de conférences en droit privé.

Thèmes de recherche(s) :

Droit des biens, droit patrimonial de la famille, droit des personnes et de la famille (et aussi un peu la pop culture…).

Quelle a été votre première collaboration / publication aux Editions L’Epitoge ?

Ma première publication aux éditions l’Epitoge c’est ma lecture féministe de la servante écarlate (in Lectures juridiques de fictions).

Y en a-t-il eu d’autres ?

Oui, Il va y en avoir une autre bientôt sur e consentement vis-à-vis du tatouage par effraction cutanée et autres actes de modifications corporelles dans les actes du colloque du tatouage et du droit. Mais j’espère qu’il y en aura bien d’autres.

Quelle est votre dernière publication ?

Mon article à la Revue juridique personne famille intitulé « D’un devoir de fidélité à un devoir de loyauté : le devoir de fidélité dans le mariage fait-il encore sens ? ».

Quelle sera votre future publication ?

J’ai des publications en droit et pop culture à venir avec deux articles intitulés « De Coruscant à la bordure extérieure, la terrible destinée des enfants » et « La filiation des super-héros ». En avril, un article sur « Sexe et genre : une identité en question, un régime en évolution » relatif à la loi de bioéthique. Et surtout un gros travail sur l’identité en droit des personnes et de la famille pour 2021.

Quelle est la publication dont vous êtes le.la plus fier.e / heureux.se ?

La réponse est difficile mais je dirais, pour des raisons humaines car j’ai une grande affection pour ma directrice de thèse, mon article dans ses Mélanges (« Les représentations juridiques dans l’œuvre de Lewis Carroll », in : Etudes en l’honneur Professeur M.-L. Mathieu, Comprendre : des mathématiques au droit, Bruylant, mars 2019, pp. 395-407).

Quel est – en droit – votre auteur.e préféré.e ?

Je crois que je n’aime pas assez le droit pour avoir vraiment un auteur ou une autrice préférée. Mais je dirais que je trouve toujours les écrits d’Alain Supiot passionnants, stimulants et éclairants.

Quel est – en littérature – votre auteur.e préféré.e ?

Apollinaire. Définitivement et irrémédiablement. Même si beaucoup d’autres auteurs comptent énormément pour moi, je reviens toujours à Apollinaire.

Quel est – en droit – votre ouvrage préféré ?

Aucun rires. Mais je dirais :
Irène Théry, La Distinction de sexe : Une nouvelle approche de l’égalité, Paris, Odile Jacob, 2007.

Quel est – en littérature – votre ouvrage préféré ?

Il y en a trop… Mais j’en choisis deux : L’absolu c’est Alcools d’Apollinaire. Et Le livre de ma mère d’Albert Cohen parce qu’il m’a marqué au plus profond de mon âme…

Mme Delphine Tharaud, auteure aux Editions L’Epitoge

Présentation
de Mme Delphine Tharaud

Profession :

Maîtresse de conférences HDR en droit privé.

Thèmes de recherche(s) :

Discrimination, égalité, droits de l’Homme, droit du travail

Quelle a été votre première collaboration / publication aux Editions L’Epitoge ?

La publication des actes du colloque sur Tatouage et Droit.

Y en a-t-il eu d’autres ?

Non, mais j’espère qui il en aura d’autres !

Quelle est votre dernière publication ?

Un commentaire d’arrêt sur les différences de traitement entre femmes et hommes dans le calcul de pensions (« Complément de pension contributive, de l’art délicat de compenser sans discriminer », Lexbase hebdo éd. Soc., n°809, 16 janvier 2020).

Quelle sera (en 2020, 21, etc.) votre future publication ?

J’ai plusieurs publications en attente ce qui rend difficile la réponse à la question. Selon la rapidité des éditeurs concernés : une contribution sur l’égalité entre les sexes dans Star Wars, une contribution sur les discriminations dans l’œuvre de Jean Mouly dans le cadre des Mélanges qui vont lui être consacrés, un ouvrage collectif codirigé avec Caroline Boyer-Capelle intitulé Dictionnaire juridique de l’égalité et de la non-discrimination.

Quelle est la publication dont vous êtes le.la plus fier.e / heureux.se ?

La publication du Dictionnaire juridique de l’égalité et de la non-discrimination. Cela fait 10 ans que j’ai le projet et deux ans que nous travaillons intensément sur l’ouvrage avec Caroline Boyer-Capelle. Nous avons mobilisé plus de 70 auteurs pour rédiger plus de 200 entrées.

Quel est – en droit – votre auteur.e préféré.e ?

Ronald Dworkin qui m’a été d’une aide précieuse durant ma thèse.

Quel est – en littérature – votre auteur.e préféré.e ?

Marguerite Duras et Oscar Wilde.

Quel est – en droit – votre ouvrage préféré ?

Soi-même comme un autre de Paul Ricoeur (même si c’est plus de la philosophie que du droit, j’en conviens).

Quel est – en littérature – votre ouvrage préféré ?

Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde.

Cet ouvrage forme le trente-troisième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XXXIII :
Le tatouage et les modifications corporelles saisis par le droit

Ouvrage collectif sous la direction de
Mélanie Jaoul & Delphine Tharaud

– Nombre de pages : 232

– Sortie : printemps 2020

– Prix : 39 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-45-2
/ 9791092684452

– ISSN : 2259-8812

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

L’affaire Pagès (par le pr. K. Weidenfeld)

Voici la 44e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait des 8e & 9e livres de nos Editions dans la collection « Académique » :

les Mélanges en l’honneur
du professeur Jean-Louis Mestre.

Mélanges qui lui ont été remis
le 02 mars 2020

à Aix-en-Provence.

Vous trouverez ci-dessous une présentation desdits Mélanges.

Ces Mélanges forment les huitième & neuvième
numéros issus de la collection « Académique ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volumes VIII & IX :
Des racines du Droit

& des contentieux.
Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre

Ouvrage collectif

– Nombre de pages : 442 & 516

– Sortie : mars 2020

– Prix : 129 € les deux volumes.

ISBN / EAN unique : 979-10-92684-28-5 / 9791092684285

ISSN : 2262-8630

Mots-Clefs :

Mélanges – Jean-Louis Mestre – Histoire du Droit – Histoire du contentieux – Histoire du droit administratif – Histoire du droit constitutionnel et des idées politiques – Histoire de l’enseignement du Droit et des doctrines

Présentation :

Cet ouvrage rend hommage, sous la forme universitaire des Mélanges, au Professeur Jean-Louis Mestre. Interrogeant les « racines » du Droit et des contentieux, il réunit (en quatre parties et deux volumes) les contributions (pour le Tome I) de :

Pr. Paolo Alvazzi del Fratte, Pr. Grégoire Bigot, M. Guillaume Boudou,
M. Julien Broch, Pr. Louis de Carbonnières, Pr. Francis Delpérée,
Pr. Michel Ganzin, Pr. Richard Ghevontian, Pr. Eric Gojosso,
Pr. Nader Hakim, Pr. Jean-Louis Halpérin, Pr. Jacky Hummel,
Pr. Olivier Jouanjan, Pr. Jacques Krynen, Pr. Alain Laquièze,
Pr. Catherine Lecomte, M. Alexis Le Quinio, M. Hervé Le Roy,
Pr. Martial Mathieu, Pr. Didier Maus, Pr. Ferdinand Melin-Soucramanien, Pr. Philippe Nélidoff, Pr. Marc Ortolani, Pr. Bernard Pacteau,
Pr. Xavier Philippe, Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso,
Pr. Hugues Richard, Pr. André Roux, Pr. Thierry Santolini, M. Rémy Scialom, M. Ahmed Slimani, M. Olivier Tholozan,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Michel Verpeaux,

… et pour le Tome II :

M. Stéphane Baudens, M. Fabrice Bin, Juge Jean-Claude Bonichot,
Pr. Marc Bouvet, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Christian Bruschi,
Prs. André & Danielle Cabanis, Pr. Chistian Chêne, Pr. Jean-Jacques Clère, Mme Anne-Sophie Condette-Marcant, Pr. Delphine Costa,
Mme Christiane Derobert-Ratel, Pr. Bernard Durand, M. Sébastien Evrard, Pr. Eric Gasparini, Père Jean-Louis Gazzaniga, Pr. Simon Gilbert,
Pr. Cédric Glineur, Pr. Xavier Godin, Pr. Pascale Gonod,
Pr. Gilles-J. Guglielmi, Pr. Jean-Louis Harouel, Pdt Daniel Labetoulle,
Pr. Olivier Le Bot, Pr. Antoine Leca, Pr. Fabrice Melleray,
Mme Christine Peny, Pr. Laurent Pfister, Pr. Benoît Plessix,
Pr. Jean-Marie Pontier, Pr. Thierry S. Renoux, Pr. Jean-Claude Ricci,
Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli, Mme Solange Ségala,
Pdt Bernard Stirn, Pr. Michael Stolleis, Pr. Arnaud Vergne,
Pr. Olivier Vernier & Pr. Katia Weidenfeld.

Mélanges placés sous le parrainage du Comité d’honneur des :

Pdt Hélène Aldebert, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Sabino Cassese, Pr. Francis Delpérée, Pr. Pierre Delvolvé, Pr. Bernard Durand,
Pr. Paolo Grossi, Pr. Anne Lefebvre-Teillard, Pr. Luca Mannori,
Pdt Jean Massot, Pr. Jacques Mestre, Pr. Marcel Morabito,
Recteur Maurice Quenet, Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli,
Pr. André Roux, Pr. Michael Stolleis & Pr. Michel Troper.

Mélanges réunis par le Comité d’organisation constitué de :

Pr. Jean-Philippe Agresti, Pr. Florent Blanco, M. Alexis Le Quinio,
Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso, Mme Solange Ségala,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Katia Weidenfeld.

Ouvrage publié par et avec le soutien du Collectif L’Unité du Droit
avec l’aide des Facultés de Droit
des Universités de Toulouse et d’Aix-Marseille
ainsi que l’appui généreux du
Centre d’Etudes et de Recherches d’Histoire
des Idées et des Institutions Politiques (Cerhiip)
& de l’Institut Louis Favoreu ; Groupe d’études et de recherches sur la justice constitutionnelle (Gerjc) de l’Université d’Aix-Marseille.

L’affaire Pagès (1939-1943).
Quand le Conseil d’Etat
appliquait le Code civil

Katia Weidenfeld
Agrégée des facultés de droit,
Ecole nationale des chartes

– Psl – Centre Jean Mabillon

La décision Sieur Pages du Conseil d’Etat du 19 février 1943 – qui consacre l’autorité du mari en lui permettant de s’opposer utilement à l’exercice d’une fonction publique par son épouse- est généralement traitée comme un accident de l’histoire jurisprudentielle. Tranchant avec un récit institutionnel qui se plaît à commémorer le rôle déterminant du Conseil d’Etat dans l’affirmation du principe d’égalité entre les hommes et les femmes, elle est souvent passée sous silence[1]. Lorsqu’elle est évoquée, elle est volontiers présentée comme un arrêt de circonstance, trahissant les stigmates d’une époque plus que la volonté d’une construction juridique[2].

Les archives retraçant la genèse de cette décision contrastent cependant avec cette analyse : elles révèlent la portée de principe que les membres du Conseil entendaient lui donner. L’arrêt Pagès est en effet dépourvu de toute portée pratique : lorsqu’il est délibéré, la situation de l’épouse du requérant était réglée depuis longtemps, à son détriment d’ailleurs. Et la solution retenue par le Conseil d’Etat n’était susceptible d’apporter aucune lumière pour régler la situation future des autres fonctionnaires éventuellement placées dans une situation identique. En 1945, le professeur Marcel Waline le déplore d’ailleurs : s’il approuve le sens de cette décision, au nom de la « fonction sociale » attachée au « pouvoir du mari de s’opposer à l’activité professionnelle qui écarterait sa femme du foyer », il regrette ainsi avec véhémence que la décision du Conseil d’Etat ne précise pas « par quel procédé le secrétaire d’Etat aurait pu mettre fin aux fonctions de l’intéressée[3] ».

L’adoption de la décision Pagès par l’Assemblée du contentieux[4], et non, comme le mentionne à tort le Recueil Lebon, par la Section du contentieux, traduit d’ailleurs clairement la force solennelle que ses auteurs entendaient lui donner. Mais cette solennité ne semble pas principalement liée à la résonnance idéologique de la décision. Il ne s’agissait sans doute pas principalement pour le Conseil d’Etat d’afficher son adhésion au retour à un mythique ordre ancien, valorisant le rôle domestique de la femme, que le gouvernement avait, d’ailleurs, largement perdu de vue en février 1943[5]. L’importance de l’arrêt tenait sans doute plutôt à son inscription dans un dialogue avec les juridictions judiciaires qui avaient également été amenées à se prononcer sur cette affaire.

L’affaire Pagès – qui dura près de quatre ans – fit en effet intervenir trois juridictions. Elle emmène aux confins du droit administratif, là où le droit public s’entremêle au Code civil et où le Palais-Royal est à l’unisson de celui de la Cité. En rompant ostensiblement le lien d’équivalence entre dualité juridique et dualité juridictionnelle, elle ramène sur des terres que les travaux du professeur Jean-Louis Mestre ont intensément scrutées et vers lesquelles il a ouvert de multiples chemins. Par ce diverticule, je voudrais rendre hommage au Maître célébré par ces Mélanges.

I. La guerre des époux Pagès

Au sein du couple Pagès, les hostilités judiciaires débutent le 25 avril 1939. Mais la décision du Conseil d’Etat intervient bien après la résolution du conflit, comme à contretemps.

A. Le conflit (avril 1939-14 juillet 1941)

Quelques mois avant la déclaration de guerre à l’Allemagne, Robert Pagès, expert-comptable, signifie par acte d’huissier à celle qu’il a épousée une dizaine d’années auparavant, Thérèse Marie Charlotte Bouhaye, une mise en demeure de démissionner de son emploi au sein de l’administration des postes, télégraphes et téléphones pour se consacrer entièrement aux soins du ménage. Comme il l’expliquera plus tard, M. Pagès reproche avant tout à sa femme de ne rentrer au domicile qu’à la nuit tombée, fatiguée et amaigrie par de longs trajets, et d’avoir refusé « d’accepter d’autres enfants » que leur fille unique, née en 1930[6].

On ignore pour quelle raison cette opposition ne se manifeste qu’en 1939, alors que T. Bouhaye est employée des Postes depuis plus de dix ans. Mais il est vraisemblable que la réforme du statut de la femme mariée, qui avait finalement abouti après la victoire du Front Populaire, ait paradoxalement joué un rôle. Ce texte et les débats qui l’ont précédé ont en effet été l’occasion de rappeler une disposition tombée en désuétude s’agissant des employées d’administration. Décevant les espoirs des féministes, la loi du 18 février 1938 avait en effet maintenu l’autorité maritale et reconnu à l’époux le droit de s’opposer à l’exercice d’une profession séparée par sa femme[7]. Ce pouvoir n’était pas nouveau dans son principe[8]. Mais son application s’était faite rare[9] dans une France qui se distinguait par une forte participation des femmes mariées au marché du travail[10].

Mme Pagès tente dans un premier temps de résister à l’injonction de son mari et saisit le Tribunal civil de la Seine pour lui faire apprécier le bien-fondé de l’opposition à son activité professionnelle. Par un jugement du 27 novembre 1939, rendu en Chambre du conseil, le Tribunal fait droit à la demande de Mme Pagès et lui accorde l’autorisation de continuer à exercer son emploi[11].

Mais M. Pagès fait appel. Le conseiller Werquin[12] est chargé de l’affaire. Présidée par Vuchot[13], la Cour d’appel de Paris infirme la solution de première instance. Quelques mois après que la loi du 11 octobre 1940 a interdit le recrutement des femmes mariées dans les services publics, l’arrêt du 7 décembre 1940 prescrit à Mme Pagès de cesser son emploi « dans le plus bref délai permis par les règlements administratifs ». Il invite néanmoins les époux à faire preuve de « bonne volonté à consentir les sacrifices réciproquement nécessaires (…) dans le but de resserrer des liens qui tendent, malheureusement, à se relâcher, d’atténuer, chacun en ce qui le concerne, les particularités de caractère qui heurtent manifestement le conjoint » ; la Cour exhorte même le mari, avant « de mettre à exécution la décision qu’il a librement prise dans l’intérêt de la famille, d’attendre que l’effort de compréhension et d’adaptation mutuelle ait porté ses fruits[14] ».

Ce conseil ne sera pas suivi par M. Pagès. En effet, quelques semaines après avoir reçu l’arrêt, il le signifie à la direction du personnel des Postes et, dès le 11 mars 1941, il écrit au Secrétaire général des postes, télégraphes et téléphones, l’ingénieur en chef des Postes Vincent Di Pace[15], pour se scandaliser que l’arrêt soit resté « inerte ». Il le somme de lui indiquer « à quelle date Mme Pagès cesserait ses fonctions ».

L’administration ne s’empresse cependant pas de régler la situation de Mme Pagès. Comme dans de nombreux services, la tentative de Vichy de mettre le droit à l’unisson d’une idéologie prônant le retour des femmes aux foyers se heurte aux contraintes démographiques[16]. La direction des Postes est alors certainement bien plus occupée à prévenir le risque de pénurie de main d’œuvre – les auxiliaires temporaires recrutées dans l’urgence en 1939-1940 et souvent retors[17] avaient commencé à être licenciées en juillet 1940 mais dès le printemps 1941, la réembauche de personnels féminins était à nouveau nécessaire[18]– qu’à se délester de personnels bien formés et zélés. Les fonctions précises occupées par Mme Pagès, dont le dossier ne paraît pas avoir été conservé par l’administration des Postes, ne sont pas mentionnées, mais celle-ci avait au moins le grade de commis[19].

Par la plume de son directeur du personnel, le Secrétariat général répond le 7 avril à M. Pagès « qu’on était disposé à accepter la demande que l’intéressée formulerait en ce sens, mais qu’il n’appartenait pas à l’administration de prononcer d’office sa mise en disponibilité ». Le 28 mai, la dame Pagès jette l’éponge et demande à l’administration « l’autorisation de cesser son service le 1er juillet 1941 ».

Aucune suite immédiate n’est cependant donnée à ce courrier et l’intéressée continue encore à travailler quelques semaines. Manifestement excédé, le mari saisit directement le Secrétaire d’Etat aux communications, Jean Berthelot, les 11 et 12 juillet 1941, d’« une succession de lettres », invoquant un « préjudice considérable » et exigeant qu’il soit sans délai mis fin aux fonctions de sa femme. Le 26 juillet, le Secrétariat d’Etat confirme l’analyse du Secrétariat général et précise que Mme Pagès a toutefois obtenu un congé sans solde de deux mois à compter du 14 juillet.

M. Pagès ne s’en satisfait cependant pas. Représenté par Me Bernard Auger, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation qui semblait s’être quelque peu spécialisé dans les droits des femmes[20], il saisit, le 4 août 1941, le Conseil d’Etat d’un recours en annulation contre le refus de l’administration de mettre fin aux fonctions de son épouse. Le 10 octobre, le congé sans solde de Mme Pages est prorogé sans limitation de durée.

B. Une vieille affaire

Le dossier a donc perdu tout intérêt pratique lorsque la section du contentieux – revenue à Paris depuis quelques mois- décide, le 13 octobre 1942, de renvoyer son examen devant l’Assemblée. Dans son dernier mémoire, daté du 30 avril 1942, le requérant fait d’ailleurs état de la « satisfaction qu’il a obtenue du fait de la mise de Madame Pagès en congé illimité[21] ». Et l’intéressée ne s’est même pas présentée au secrétariat général de la préfecture de la Seine pour prendre connaissance de la requête, comme elle y avait été invitée. Pour les époux Pagès, l’affaire est close.

Depuis le retour au pouvoir de Laval, le gouvernement de Vichy avait également abandonné l’ambition de résister à la « pente des temps[22] » et de ramener de manière systématique les femmes dans leurs foyers. L’acte dit loi du 12 septembre 1942 avait ainsi abrogé la loi d’octobre 1940 et admis, formellement, le recrutement des femmes mariées dans les emplois publics où elles étaient plus nécessaires que jamais. Pour le gouvernement, la valeur symbolique du pouvoir du mari de faire obstacle à l’activité professionnelle de sa femme s’était fortement érodée[23].

Aux yeux de la haute juridiction administrative, en revanche, le dossier Pagès n’avait pas perdu de son éclat. Celle-ci se prononce en effet le 19 février 1943 dans sa formation la plus solennelle. Présidée par le vice-président du Conseil d’Etat, Alfred Porche, elle est composée des hommes situés au cœur de l’institution[24]. Si plusieurs avaient bénéficié d’une récente promotion, la plupart y avaient déjà conquis des places élevées sous la IIIe République. A titre d’illustration de cette continuité institutionnelle, on peut noter que les cinq membres les plus hauts placés de l’Assemblée du contentieux de 1943 avaient déjà délibéré sur l’arrêt Delle Bobard aux conclusions Latournerie du 3 juillet 1936, par lequel le Conseil d’Etat avait admis que l’aptitude légale des femmes aux fonctions publiques puisse être limitée par les nécessités propres à chaque administration[25].

L’arrêt Pagès confirme l’impossibilité pour l’épouse de résister au vœu de son mari et annule les refus de l’administration de mettre fin aux fonctions de la fonctionnaire des Postes. Rendu d’ailleurs (comme beaucoup – toutes ? – de décisions de la même époque) sur un papier à en-tête de la « République française », cette décision s’inscrit dans la continuité d’une politique jurisprudentielle qui n’avait pas favorisé la progression de l’emploi féminin. L’originalité de la décision Pagès n’est donc pas là : elle est avant tout de soumettre les fonctionnaires et leur administration d’emploi au Code civil.

II. L’article 216 du Code civil à l’orée du droit public

Les trois juridictions qui se sont prononcées dans l’affaire Pagès se sont en effet fondées sur un seul et même texte, l’article 216 du Code civil dans ses dispositions issues de la loi du 18 février 1938[26].

Si les juridictions civiles et le Conseil d’Etat appliquent le même article 216 du Code civil, leurs réponses vont cependant porter sur des implications différentes du texte.

A. Une loi si peu émancipatrice

Les premières ne se prononcent ainsi pas expressément sur le champ d’application de la loi du 18 février 1938. Ni le Tribunal de la Seine, ni la Cour d’appel de Paris ne doutent que le fait d’être employée des postes est une « profession » au sens de l’article 216 du Code civil. La réponse (affirmative) leur paraît sans doute évidente : avec la révolution administrative, l’employée d’administration, dont le prototype est la sténo-dactylographe, est en effet devenue la figure emblématique du travail féminin au XXe siècle[27]. Ni les commentateurs civilistes[28], ni les parlementaires[29] ne semblent d’ailleurs avoir relevé la difficulté.

Est également traitée par prétérition la question de la date à laquelle le mari pouvait s’opposer à l’exercice par sa femme d’une profession séparée. Au cours des débats parlementaires, la possibilité pour le mari de faire obstacle à une activité professionnelle à laquelle il avait précédemment consenti, fût-ce implicitement, avait suscité d’importants débats. Dans leur majorité, les parlementaires considéraient, comme Maurice Viollette, ministre d’Etat du cabinet Chautemps, que « le mari est lié par l’autorisation expresse ou tacite qu’il a donnée[30] ». Mais comme l’avait prévu avec clairvoyance le sénateur (docteur en droit et avocat) Edmond Leblanc, il aurait fallu « l’écrire dans un texte et pas seulement le dire en séance parce que (…) les tribunaux ne font guère état de ce que nous disons ici[31] ! ». Ni le Tribunal ni la Cour ne relèvent ainsi la tardiveté de l’opposition formulée par le mari qui, d’ailleurs, n’était pas invoquée par la dame Pagès. Cette solution, qui était appuyée par une partie de la doctrine civiliste[32], conduisait, en pratique, à un recul des droits des femmes par rapport au système de l’autorisation a priori qui prévalait avant 1938 : la logique de celui-ci était en effet que le mari devait exprimer son consentement antérieurement à l’exercice de la profession.

Mais c’est sur un autre terrain encore que la loi sur la capacité de la femme mariée de 1938 se révélait avoir des effets très éloignés de l’ambition « émancipatrice » dont elle était théoriquement porteuse[33]. Pour octroyer l’autorisation de travailler à Mme Pagès, le Tribunal de la Seine – qui se prononce pendant la « drôle de guerre »- avait relevé que l’opposition de son mari n’était pas conforme à l’intérêt du ménage et de la famille. Après avoir constaté que la fille du couple était « élevée par sa grand-mère paternelle à la campagne, à l’abri des dangers de la guerre »comme du besoin matériel, il avait considéré que la prévention de M. Pagès, lequel faisait feu de tout bois pour entretenir une « atmosphère de crise (…) dans les rapports entre les époux », était « essentiellement arbitraire et injustifiée ». Lorsqu’elle rend sa décision, après l’armistice, la Cour ne remet pas en cause cette appréciation des faits. C’est au motif d’une erreur sur l’étendue du contrôle exercé par le juge civil que le jugement de première instance est infirmé. Aux yeux de la Cour d’appel, « le problème, en effet, n’est pas de rechercher si la solution proposée par le mari est la meilleure pour assurer le maintien de la vie commune, mais simplement de dire si le mari s’est laissé inspirer par des considérations autres que celles de l’intérêt du ménage ou de la famille ». Il ne peut être passé outre l’opposition du mari que « dans le cas où ce dernier se serait laissé guider par des mobiles abusivement autoritaires ou vexatoires » car « la décision appartient toujours au mari », le juge ne pouvant pallier le défaut d’autorisation maritale qu’en cas d’abus ou, en termes publicistes, de détournement de pouvoir.

Cette interprétation est accueillie avec d’importantes réserves par tous les commentateurs de l’arrêt. Elle maintient en effet la femme dans une incapacité plus grande encore que celle issue du régime antérieur à la loi de 1938[34]. Depuis le milieu du XIXe siècle[35], les juges s’étaient reconnus compétents pour autoriser une activité professionnelle lorsque la décision prise par le mari, sans présenter de caractère abusif, ne correspondait néanmoins pas, selon eux, à l’intérêt du ménage. L’avocat Boitard refuse même d’admettre que l’arrêt, difficile à justifier juridiquement, serait « une décision prétorienne mais heureuse, bien dans la ligne de la politique familiale actuelle[36] ». Le Petit Parisien – qui s’est alors rallié au gouvernement de Vichy – intitule avec ironie l’article consacré à la dame Pagès : « La femme est toujours mineure[37] », raillant ainsi cette application à front renversé de la loi de 1938 qui était généralement présentée comme octroyant la majorité à l’épouse.

B. Un double inversé de la décision Blanco ?

A ce concert de critiques, le Conseil d’Etat aurait d’autant plus facilement pu joindre sa voix que cela l’aurait conduit à confirmer la position gouvernementale. Ce n’est cependant pas la voie choisie. A la défense du gouvernement – le Secrétaire général des postes, qui gère l’essentiel de cette affaire, tant du point de vue administratif que contentieux, est toujours Di Pace-, la haute juridiction préfère la solidarité avec la Cour d’appel.

Ainsi, alors que la question n’était pas discutée par l’administration, le Conseil d’Etat commence, explicitement cette fois, par faire cause commune avec les juridictions judiciaires dans leur interprétation du champ d’application de l’article 216 du Code civil. La faculté reconnue au mari de s’opposer à ce que sa femme exerce une profession séparée « a une portée générale et s’étend aux fonctions publiques comme aux emplois privés », précise ainsi l’arrêt.

Cette formulation, qui revendique l’application par le juge administratif des dispositions du Code civil, contraste singulièrement avec celle forgée dans les premières années de la troisième République autour, notamment, de la décision Blanco[38]. Si, on le sait bien[39], le lien établi par le Tribunal des conflits entre la compétence juridictionnelle et le droit appliqué recueillait une tradition née sous le second Empire, notamment avec les arrêts Lapeyre[40] et Rothschild[41], il sert, sous la troisième République, d’ « acte de baptême » au droit administratif[42].

Le succès de la décision Blanco ne doit pas seulement à la référence faite au service public et à l’indépendance qu’elle accordait aux titulaires du pouvoir exécutif[43]. La justice administrative républicaine a également puisé dans l’éviction du Code civil une légitimité nouvelle, permettant d’éclipser le soupçon de promiscuité avec l’administration qui avait failli lui coûter son existence. Dès 1883, le commissaire du gouvernement Le Vavasseur de Precourt[44] exprime clairement cette fonction ; la raison d’être de la juridiction administrative peut ainsi être présentée comme purement technique, liée à l’application d’un droit distinct des règles civiles : « Si en matière de dommages causés par les travaux publics, le Code civil eût dû être appliqué, le législateur de l’an VIII n’aurait eu aucune raison pour attribuer compétence au sujet de ces dommages à la juridiction administrative. Comment, en effet, justifie-t-on l’existence d’une juridiction administrative distincte de l’autorité judiciaire ? On la justifie historiquement en en rattachant la création au principe de la séparation des pouvoirs ; mais on la justifie aussi, pratiquement, par ce motif que le caractère des lois administratives est différent du caractère des lois civiles (…) ».

Certes, l’arrêt Pagès est loin d’être le premier à faire une application directe d’articles du Code civil[45]. Certaines dispositions étaient utilisées de manière traditionnelle et régulière par le juge administratif[46]. Mais il s’agissait souvent de dispositions techniques (intérêt ou prescription) et on peine à trouver des rédactions aussi affirmatives que celles de la décision de 1943. En outre, à l’égard des agents des services publics, le Code civil semble, dans l’entre-deux-guerres, encore utilisé comme un marqueur de la compétence juridictionnelle par le Conseil d’Etat[47].On peut ainsi penser que l’arrêt Sieur Pagès a été conçu par ses rédacteurs comme un double inversé de la décision Blanco, permettant de mettre symboliquement le juge administratif de l’Etat français à distance de l’institution républicaine.

C. Les femmes fonctionnaires : entre statut et contrat

La deuxième question posée au Conseil d’Etat était beaucoup plus délicate et elle est tranchée par la décision, sans être motivée. C’est pourtant sur ce point que s’était concentrée la défense du Secrétaire général des postes, télégraphes et téléphones[48] : celui-ci n’avait en effet pas récusé la possibilité pour le mari de s’opposer à l’emploi public de sa femme ; il avait seulement défendu que ce veto, même validé par le juge judiciaire, n’était pas directement opposable à l’administration. A l’égard des tiers, l’effet de l’interdiction maritale était en effet prévu par l’alinéa 4 de l’article 216 du Code civil dans les termes suivants : « L’opposition valable du mari est une cause de nullité des engagements professionnels contractés par la femme ». Or, faisait valoir l’administration, « s’agissant de fonctionnaires – à la catégorie desquels appartient Mme Pagès – il ne peut plus être question d’engagements contractuels ».

L’argument faisait écho à la thèse défendue quelques années auparavant par Achille Mestre. Interrogé par le quotidien Le Temps sur la possibilité pour le nouveau chef du gouvernement du Front Populaire, Léon Blum, de nommer une femme ministre sans l’autorisation de son mari, le professeur de droit administratif avait répondu par un syllogisme : « Le poste de ministre est une fonction publique. Or, la fonction publique ne comporte pas de contrat. Donc, la femme mariée peut être ministre sans autorisation du mari ». Explicitant son raisonnement, il précisait que le Code civil ne prévoyait qu’une incapacité contractuelle alors que la fonction publique, « hors du commerce (…) échappe au régime des contrats[49] ».

Dans le contexte de l’arrêt Sieur Pagès, cette position avait encore marqué un point : en ancrant – après des discussions débutées en 1871- les fonctionnaires dans une logique statutaire, l’acte dit loi du 14 septembre 1941 avait clairement fait le choix de l’exorbitance pour les agents[50] – au moins pour ceux relevant de la catégorie des fonctionnaires, dont était la dame Pagès. Le Secrétaire général, qui n’était pas juriste de formation, pensait sans doute séduire la haute juridiction qui avait guidé la rédaction du statut[51] en faisant grand cas de la qualification du lien unissant un fonctionnaire à l’administration : « la situation du fonctionnaire n’a point, en effet, -il n’est pas besoin d’insister sur ce point unanimement reconnu aujourd’hui en jurisprudence comme en doctrine- de caractère contractuel ; elle est de caractère essentiellement réglementaire ; la loi du 14-9-41 est formelle à cet égard (…). On est ici en présence d’une situation administrative qui, normalement, ne peut prendre fin que par des procédés administratifs à mettre en jeu par l’administration dans les conditions prévues par les règlements ». Et de citer Gaston Jeze plaidant pour une « fonction publique, ‘organisée non point pour le fonctionnaire, mais pour la satisfaction la meilleure possible des besoins communs ».

Mais le Conseil d’Etat ne s’embarrasse pas de ces distinctions théoriques[52] dont il n’avait jamais été friand[53]. Il eût d’ailleurs été pour le moins paradoxal qu’une institution qui se considérait comme un pilier de la révolution nationale freine, au nom d’un statut rédigé sous ses auspices, les effets d’une autorité maritale destinée, au moins en théorie, à protéger la famille. Si elle n’emploie pas le vocabulaire civiliste de l’opposabilité, la haute juridiction impose à l’administration de prendre en compte le veto marital. Saisi par le mari, « le secrétaire d’Etat aux Communications ne pouvait plus, dès lors, maintenir la dame Pagès dans son emploi », assène le Conseil d’Etat ; la protection des intérêts publics pouvait justifier « de prendre toutes mesures utiles au cas où le départ immédiat de celle-ci aurait été de nature à nuire à une bonne marche du service public », mais la marge de manœuvre administrative s’arrêtait à cette faculté de différer – légèrement – la fin des fonctions. Pour le reste, la femme mariée fonctionnaire restait soumise à la puissance de son mari, sans que l’autorité administrative y fasse écran.

Les décisions de la Cour d’appel de Paris, d’une part, et du Conseil d’Etat, d’autre part, s’inscrivent dans des contextes politiques assez différents. En décembre 1940, l’arrêt de la Cour d’appel de Paris conforte les efforts du régime de Vichy pour valoriser la puissance maritale. Celui du Conseil d’Etat, en février 1943, ne peut en revanche être lu comme inspiré par une volonté de complaire au gouvernement de l’Etat français : d’une part, la haute juridiction annule la décision prise par celui-ci ; d’autre part, l’arrêt réaffirme, avec solennité, un attachement à des valeurs de la révolution nationale que les autorités étatiques avaient largement récusées. Mais si l’arrêt Sieur Pagès traduit ainsi une imprégnation idéologique propre à l’institution, il est surtout remarquable par sa volonté d’afficher solennellement l’harmonie des juges.

Dans leur appréhension de l’affaire Pagès, le Conseil d’Etat et la Cour d’appel de Paris paraissent en effet à l’unisson. Les deux juridictions partagent un texte – l’article 216 du Code civil – et un certain détachement à l’égard de la doctrine universitaire républicaine. Leurs décisions s’efforcent également de restreindre les interférences des autorités étatiques – le juge, pour la juridiction civile, l’administration, pour la juridiction administrative – dans la conduite des affaires familiales pour maintenir une place éminente au chef de famille dont l’autorité ne devait souffrir ni contrôle judiciaire, ni pesanteur administrative. Les connexions sociologiques au sein des mondes judiciaires parisiens sous l’Occupation restent malheureusement mal connues. Mais le dialogue entretenu par la haute juridiction administrative avec la Cour d’appel de Paris à l’occasion de l’affaire Pagès invite à s’interroger sur leur existence.


[1] Voir en dernier lieu J.-M. Sauve, « Allocution introductive au colloque du 14 novembre 2017 », Jcp A, 20 juillet 2018, n°29, p. 2212.

[2] G. thuillier, Les femmes dans l’administration depuis 1900, Puf, Paris, 1988, p. 78 et s.

[3] D., 1945, p. 60.

[4] Le Recueil Lebon (1943, p. 44) indique qu’il s’agit d’un arrêt de section, mais il s’agit d’une erreur, comme le confirment la minute et le procès-verbal de la décision, Archives nationales, 20010327/30 et AL/4980.

[5] M. O. Baruch, Servir l’Etat français. L’administration en France de 1940 à 1944, Fayard, Paris, 1997, p. 110 et s.

[6] Archives Nationales, AL/5800 n°71620.

[7] J.-L. Halperin, Histoire du droit privé français, Paris, Puf, 1996, p. 214 et s ; C. Bard, Les filles de Marianne. Histoire des féminismes 1914-1940, Paris, Fayard, 1995, p. 361 et s.

[8] Dans le régime antérieur, le principe était celui de l’autorisation, expresse ou tacite, du mari à l’exercice d’une profession par son épouse. Mais la différence pouvait apparaître purement « verbale et spectaculaire », P. Voirin, « Commentaire de la loi du 22 septembre 1942 », Rtd civ., 1943, p. 76.

[9] Le sénateur Edmond Leblanc, qui défend une version stricte du droit de veto du mari, évoque essentiellement le cas des femmes employées par les « entrepreneurs de spectacles immoraux » scandaleuses et admet que l’autorisation est, par principe, acquise pour une femme médecin ou avocat, séance du 19 mars 1937, Journal officiel Débats, Sénat, p. 356.

[10] D. Gardey, La dactylographe et l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau (1890-1930), Paris, Belin, 2001, p. 259.

[11] 27 novembre 1939, Gaz. Pal. 1941, I, 11.

[12] Il semble s’agir du même magistrat Werquin qui, à la Libération, fera l’objet d’une mise à la retraite d’office en raison de sa participation au fonctionnement et au recrutement des sections spéciales. Cette mesure sera finalement annulée par le Conseil d’Etat (CE, 4 juin 1947, Werquin, Rec. T. 604). Un article de La Défense (édition du 19 mars 1948), organe de presse de la section française communiste du Secours rouge international, s’élève violemment à cette occasion contre la politique contentieuse du Conseil d’Etat en matière d’épuration administrative.

[13] Vuchot sera membre en 1945 de la commission d’instruction de la Haute cour chargée du procès de Vichy, F. Kupferman, Le procès de Vichy : Pucheu, Petain, Laval, éditions Complexe, Paris, 2006, p. 53.

[14] 7 novembre 1940, Gaz. Pal. 1941, I, 12.

[15] Acte dit décret de l’Etat français du 20 décembre 1940, Bulletin Officiel des Postes, Télégraphes et Téléphones, n°1 page 2 du 10 janvier 1941.

[16] M.-O. Baruch, op. cit., p. 113.

[17] Archives nationales, Note du 7 mars 1940, F/90/21683.

[18] F. Rouquet, « Le sort des femmes sous le gouvernement de Vichy », Lien social et politiques, n°36, p. 61 et s.

[19] Mme Pagès est en effet qualifiée sans hésitation de « fonctionnaire » pour l’application de l’acte dit loi du 14 septembre 1941, alors que, dans l’administration des Postes, une note préconisait de ranger dans la catégorie des employés les « dames employées, dames dactylographes, assistantes-receveuses, [et] gérantes de cabine téléphonique » (Archives nationales, F/90/21684).

[20] Son article « Les femmes devant le fisc » inaugure ainsi la revue l’Information féminine, fondée par Marcelle Kraemer-Bach en 1927.

[21] Archives nationales, AL/5800, n°71620.

[22] S. Verdeau, L’accession des femmes aux fonctions publiques, Imprimerie moderne Paillès et Chataigner, Toulouse, 1942, p. 179.

[23] M. Bordeaux, La victoire de la famille dans la France défaite. Vichy (1940-1944), Paris, Flammarion, 2002, p. 160 et s.

[24] Y siègent, outre le vice-président, le président de la section du contentieux, Rouchon-Mazerat, les présidents des sous-sections, Durand, Rousselier, Blondeau, Josse, Latournerie, Bouffandeau, Gelinet, Dulery, les conseillers d’Etat Bonifas, Comolet, Tirman, Canet, Bouët et le maître des requêtes rapporteur Despres. Leonard occupe le pupitre du commissaire du gouvernement.

[25] Sur cette lecture, symétrique à celle présentée par les Grands arrêts de la jurisprudence administrative, cf. K. Weidenfeld, « Commentaire de l’arrêt Dlle Bobard », Les Grands arrêts politiques de la jurisprudence administrative, éd. T. Perroud ; Dalloz, 2019.

[26] Ces dispositions seront transférées à l’article 223 du Code civil par l’acte du 22 septembre 1942, validé par ordonnance du 9 octobre 1945.

[27] D. Gardey, « Du veston au bas de soie : identité et évolution du monde des employés de bureau, 1890-1930 », Le Mouvement social, avril-juin 1996, no 175, p. 72 et s.

[28] P.ex. E. Darrouzet, L’exercice d’une profession par la femme mariée, Thèse pour le doctorat, Paris, Sirey, 1940 ; R. Aynes, La loi du 18 février 1938 sur la capacité de la femme mariée, Thèse pour le doctorat, Paris, 1939 ; R. Vuichoud, L’application de la loi du 18 février 1938 sur la capacité de la femme mariée, Thèse pour le doctorat, Paris, éditions Domat-Montchretien, 1941 ; S. Grinberg et O. Simon, Les droits nouveaux de la femme mariée : commentaire pratique et théorique de la loi du 18 février 1938, Paris, Sirey, 1938.

[29] La question n’est semble-t-il pas abordée dans les débats.

[30] 17 mars 1938, Jorf Débats, Sénat, p. 358.

[31] Ibid., p. 357.

[32] E. Darrouzet, op. cit., p. 81 et s.

[33] E. Darrouzet, op. cit.,p. 8 et s.

[34] R. Vuichoud, op. cit., p. 63 et s. Voir aussi la note rapide qui accompagne la publication du jugement et de l’arrêt à la Gazette du Palais, 1941 (op. cit.).

[35] Cour d’appel de Paris, 24 octobre 1844, S. 1844, 2, 581 ; Cour d’appel de Paris, 3 janvier 1868, D. 1868, 2, 28.

[36] S. 1943, 2, 13.

[37] Article d’Edmond Turgis, édition du 7 janvier 1941.

[38] TC, 8 février 1873, p. 61 : « la responsabilité qui peut incomber à l’Etat dans ce cas ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil pour les rapports de particulier à particulier ». On peut aussi citer, pour l’exclusion expresse de l’article 1384 du Code civil, TC, 17 janvier 1874, Ferrandini et Ribetti, p. 70. Et, pour le cas symétrique, la décision TC, 11 décembre 1880, p. 1000 qui renvoie à l’autorité judiciaire le soin d’apprécier la responsabilité d’un préfet lorsque celle-ci n’est recherchée que sur le fondement de l’article 1382 du Code civil.

[39] G. Bigot, L’autorité judiciaire et le contentieux de l’administration. Vicissitudes d’une ambition (1800-1872), Lgdj, Paris, 1999, spéc. p. 481 et s.

[40] Pour attribuer à l’autorité judiciaire le jugement de la responsabilité de l’Etat locataire de bâtiments utilisés comme caserne par un escadron de cavalerie, le premier Tribunal des conflits se fonde ainsi sur la nécessité d’appliquer l’article 1733 du Code civil (relatif à la responsabilité du locataire à l’égard de son propriétaire), TC, 23 mai 1851, Lapeyre, p. 377.

[41] L’arrêt Rothschild, rendu sur conflit, pare d’un nouvel argument la compétence de la juridiction administrative lorsque la responsabilité de l’Etat agissant dans le cadre d’un service public était mise en cause : l’impossibilité de l’apprécier au regard des dispositions du seul droit civil, CE, 6 décembre 1855, Rec. 705.

[42] G. Bigot, Les mythes fondateurs du droit administratif, Rfda, 2000, p. 527.

[43] J.-C. Ricci, « La difficile affirmation du juge administratif (1840-1873). Variations autour des arrêts Rothschild et Blanco », dans ce même volume.

[44] Conclusions sous CE, 11 mai 1883, Sieur et dame Chamboredon et sieur Brahic c/ Compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée, Rec. 481.

[45] X. Mondesert, « Le Code civil et le juge administratif », Centre de Recherches des Droits Fondamentaux, n°4, 2005, p. 179.

[46] Les articles 1153 et 1154 du Code civil, sur les intérêts moratoires et la capitalisation des intérêts, font ainsi l’objet d’une jurisprudence abondante dès 1856-1857, Tables du recueil Lebon 1849-1858, p. 435.

[47] Ainsi, lorsqu’à l’occasion d’un licenciement, une indemnité de rupture est réclamée sur le fondement de l’article 1780 du Code civil, celui-ci récuse sa compétence, CE, 6 mai 1921, Sieur Mourgues, Rec. 450 ; CE, 30 janvier 1924, Sieur Segaud, Rec. 118.

[48] Mémoire du 7 avril 1942, Archives nationales, AL/5800 n°71.620.

[49] Le Temps, 1er juin 1936, p. 6.

[50] G. Thuillier, « Le statut des fonctionnaires de 1941 », La Revue administrative, 1979, n° 191, p. 480 et s.

[51] Le président Josse qui participait à la délibération de l’Assemblée du contentieux avait notamment rapporté sur le projet de statut devant l’Assemblée générale du Conseil d’Etat. M.-O. Baruch, « Le Conseil d’Etat sous Vichy », La Revue administrative, numéro spécial, 1998, p. 57 et s.

[52] P.-Y. Moreau, « Contrer le contrat. Léon Duguit et Maurice Hauriou, inventeurs du statut des fonctionnaires », Rdp, 2016, n°4, p. 1063 et s.

[53] CE, 7 août 1909, Winkell et Rosier, Rec. 826.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Le numérique : un défi pour le droit constitutionnel (par les professeurs Bonnet & Türk)

Voici la 73e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 9e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

L’extrait choisi est celui de l’article des professeurs Julien Bonnet & Pauline Türk dans l’ouvrage suivant :

Volume IX :
Liberté(s) !
En Turquie ?
En Méditerranée !

Ouvrage collectif
(dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public)

Nombre de pages : 314
Sortie : juillet 2018
Prix : 33 €

ISBN  / EAN :
979-10-92684-33-9 / 9791092684339
ISSN : 2268-9893

Mots-Clefs : Turquie – Liberté d’expression – Université – Méditerranée – Justice – Libertés – droit constitutionnel – droit comparé –

Présentation :

Le présent ouvrage est un cri d’alarme(s) et de détresse(s) à destination de tous les citoyens, décideurs politiques et membres de la Communauté universitaire en France mais aussi et surtout autour du bassin méditerranéen. Matérialisé en urgence au mois de juin 2018 alors que la situation de plusieurs collègues turcs a attiré l’attention de nombreux réseaux académiques dont le Laboratoire Méditerranéen de Droit Public, il a été décidé d’offrir un témoignage d’amitié et de fraternité aux membres de la Communauté universitaire de Turquie, menacée de privation(s) de liberté(s) par le régime du Président Erdogan. En particulier, l’ouvrage est adressé à notre ami le professeur Ibrahim O. Kaboglu, directeur de l’équipe turque du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public. L’opus résolument tourné vers l’espoir, le Droit et les libertés, se compose de trois parties : la première revendique davantage de libertés d’expression(s) pour nos collègues turcs et offre au lecteur plusieurs points de vues comparés sur les libertés académiques en Méditerranée (Partie I). Par suite, le livre propose de façon militante et assumée des analyses et propositions en faveur du droit constitutionnel et des libertés en Turquie (Partie II) et en Méditerranée (Partie III). Comme l’espère le président Jean-Paul Costa dans son avant-propos, « puisse cet ouvrage collectif, cet hommage solidaire, dépasser le seul symbole ; puissent les témoignages de ces femmes et de ces hommes influer quelque peu sur le cours des choses ! Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre : il fallait en tout cas essayer ».

L’ouvrage comprend une trentaine de contributions auxquelles ont participé depuis plusieurs pays méditerranéens (Espagne, France, Italie, Liban, Maroc, Turquie, …) : le Président Costa, Mesdames et Messieurs les professeurs Afroukh, Basilien-Gainche, Bockel, Bonnet, Fontaine, Freixes, Gaillet, Groppi, Iannello, Larralde, Laval, Malaret, Marcou, Mathieu, Maus, Policastro, Prieur, Rousseau, Starck, Touzeil-Divina & Türk ainsi que Mmes Abderemane, Elshoud, Espagno-Abadie, Eude, Fassi de Magalhaes, Gaboriau, Kurt, Mestari, Perlo, Rota, Schmitz mais aussi MM. Altinel, Barrue-Belou, Degirmenci, Friedrich, Gelblat, Makki, Meyer, Ozenc & Sales.

L’image de première de couverture a été réalisée, à Beirut, par Mme Sara Makki. Le présent ouvrage a reçu le généreux soutien du Collectif l’Unité du Droit (Clud), du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public (Lmdp), de l’Association Française de Droit Constitutionnel (Afdc), de l’Association Internationale de Droit Constitutionnel (Aidc) & du Collège Supérieur du Droit de l’Université Toulouse 1 Capitole.

Le numérique :
un défi pour le droit constitutionnel

Julien Bonnet & Pauline Türk
Professeurs de droit public,
aux Universités de Montpellier & de Nice Côte d’Azur (Cercop & Cerdacff)

La question du numérique est au cœur du présent ouvrage. Tel un fil conducteur invisible, le numérique relie la succession d’événements qui ont conduit, malheureusement, à la mise en cause de nos collègues turcs, mais ont facilité en retour la mobilisation et les réactions de soutien. En arrière-plan, la question du numérique, et plus particulièrement de l’accès à Internet, est progressivement devenu un enjeu majeur en Turquie. Comme le rappelait le Commissaire aux droits de l’homme il y a quelques mois, le blocage de sites Internet par les organes de l’Etat s’est considérablement banalisé[1]. Des lois récentes ont même conféré au Haut Conseil de l’audiovisuel des pouvoirs étendus de contrôle des contenus mis en ligne. Le numérique est ainsi, en Turquie comme ailleurs, l’objet d’une ambivalence permanente. D’un côté, il ouvre de nouveaux espaces de libertés et constitue un formidable outil de renouvellement théorique et normatif du droit constitutionnel. Mais, en même temps, il peut être un instrument de limitation de l’exercice des droits et libertés, qu’il peut restreindre ou menacer. En élargissant une réflexion menée par ailleurs[2], il convient de cerner la manière dont le droit constitutionnel, en tant que science de l’organisation du pouvoir politique et de la garantie des droits et libertés, est confronté aux défis posés par le numérique. Ces nouvelles technologies de l’information et des télécommunications, s’appuyant sur des données informatisées, chiffrées et codées, se sont en effet rapidement développées et ont fait irruption dans tous les secteurs d’activité.

Rappelons que le réseau Internet, ouvert au public en 1996, a franchi, en 2018, la barre des 4 milliards d’usagers (plus de 50% de la population mondiale) répartis sur les cinq continents[3]. Les réseaux sociaux sont fréquentés par 37% de la population mondiale et par 56% de la population française, principalement via un smartphone. 60% des internautes français ont déjà effectué un achat en ligne, 25% utilisent le réseau pour leur recherche d’emploi, 70 % pour accéder à l’information et à la culture, 30% pour suivre des débats politiques. Au sein de l’Union européenne, 71% des internautes fournissent sans protection leurs données personnelles en ligne[4]. De nouveaux outils numériques facilitent les comparaisons, les statistiques, les prévisions, les calculs de probabilité, les évaluations, sur tous les sujets, économiques et politiques. Les acteurs, les offres de service, les sources d’information, les forums de discussion se sont démultipliés, favorisant les échanges horizontaux, sans hiérarchie. Et si tous les individus ne sont pas des internautes réguliers, peu d’entre eux échappent aux effets de la révolution numérique, qui touche tous les secteurs d’activités, y compris la gestion des services publics et l’administration de l’Etat. Du réseau Internet à la téléphonie, des écrans aux « objets connectés » les plus divers, l’explosion du numérique a ouvert une ère post-moderne marquée par la dématérialisation, la multiplication, l’accélération et l’internationalisation des échanges sous toutes leurs formes, aux incidences économiques, sociales, politiques et géostratégiques de plus en plus fortes.

La révolution numérique bouleverse des pans entiers du droit, phénomène désormais largement étudié. Mais ses conséquences sur le droit constitutionnel, plus particulièrement, sont encore peu explorées. Les enjeux sont pourtant nombreux et importants, au regard du double mouvement permanent de déconstruction/reconstruction qui affecte plusieurs fondements de la discipline. Sont ainsi concernés des concepts classiques tels que, par exemple, la souveraineté de l’Etat, la puissance publique source de la normativité, la hiérarchie des normes, le régime représentatif ou encore la citoyenneté et ses modes d’expression. Sont aussi impliqués les processus politiques et démocratiques de décision et de désignation des gouvernants, et les modalités d’exercice et de protection de certaines libertés fondamentales. Le droit constitutionnel ne fait pas que subir ou s’adapter aux effets de la révolution numérique : il tente, depuis quelques années, de se saisir du phénomène pour l’encourager, le protéger, l’utiliser, l’encadrer ou le réglementer.

Le numérique met ainsi à l’épreuve le droit constitutionnel : en se fondant sur l’existant et en se projetant sur son potentiel, le numérique soumet le droit constitutionnel à plusieurs défis, qui concernent autant l’adaptation des objets de la science constitutionnelle que la modernisation de ses méthodes. Quatre principaux défis se présentent, en Turquie comme ailleurs.

I. Réinventer la souveraineté et la démocratie

La révolution numérique produit des effets sur l’autorité souveraine des Etats, sur les modes de gouvernement et sur les processus démocratiques. Au niveau international, cela suscite autant de perspectives que de crispations. Sur le plan interne, cela se traduit d’ores et déjà par des innovations dont les résultats ne sont pas encore pleinement convaincants.

L’Etat et son autorité, d’abord, sont confrontés au développement des technologies du numérique, et notamment d’Internet, qui favorisent le dialogue et les échanges, grâce à des connexions libres, instantanées, interactives et transnationales, et contribuent à la dilution des frontières, au rapprochement des sociétés humaines, à la construction de nouveaux espaces de construction et d’expression des opinions publiques. Le numérique facilite la comparaison permanente des systèmes constitutionnels et des pratiques politiques grâce aux sites institutionnels, aux plateformes wiki et aux blogs, aux outils d’information et de classification, aux bases de données et de jurisprudence, aux moteurs de recherche, à l’image du « Constitute project », du forum de Venise ou de la base de données Codices. Ces technologies pourraient ainsi favoriser la convergence, voire la standardisation des pratiques, participant d’un double phénomène d’internationalisation et de « globalisation » du droit constitutionnel.

Après le principe de l’autonomie constitutionnelle des Etats, c’est le concept classique de souveraineté de l’Etat qui se trouve mis à l’épreuve. Assimilée à l’exercice d’un pouvoir de commandement suprême et indépendant dans le cadre de frontières délimitées, cette conception classique, déjà fragilisée, est bousculée par les conséquences de la révolution numérique et par la montée en puissance des réseaux[5]. D’autant que, précisément, la conception hiérarchique, pyramidale et unilatérale du pouvoir de contrainte de l’Etat se heurte aux modes de régulation des espaces numériques[6]. Associant aux techniciens et aux autorités étatiques le secteur privé, la société civile et les utilisateurs, ils reposent largement sur la soft law et contribuent à la multiplication des sources et des formes de normativité.

Ces évolutions conduisent à d’inquiétants phénomènes de repli et à la revendication, par certains Etats, d’une « souveraineté numérique » présentée comme nécessaire à la défense de leurs intérêts fondamentaux et de leurs pouvoirs régaliens[7]. Certes, les Etats ont à protéger leurs intérêts politiques, diplomatiques, économiques, de défense et de sécurité, et doivent garantir le respect du droit, de l’ordre public et des libertés. Mais l’affirmation de leurs droits souverains peut aussi traduire une volonté de prise de contrôle, préjudiciable aux principes libéraux qui structurent les réseaux. La réflexion sur le concept énigmatique et controversé de « souveraineté numérique » est cependant plus ouverte, puisqu’elle renvoie à la maîtrise, non seulement par les Etats, mais aussi par les entreprises, par les communautés d’utilisateurs, voire par les individus, de leur destin dans un monde numérique[8]. Elle soulève, pour certains, la question de la capacité à s’autogouverner, à s’auto-déterminer, à choisir ou à consentir aux règles auxquels on se soumet, dans le monde numérique. Elle est définie, par d’autres, comme le pouvoir de commander et de se faire obéirsur les réseaux, et serait ainsi appropriée par les grandes multinationales américaines, notamment les « Gafa »[9], qui tendent à se substituer aux Etats dans un nombre croissant de domaines. La souveraineté numérique devrait se reconquérir, à l’échelle européenne, grâce à une politique industrielle ambitieuse, à la réforme des modes de gouvernance des réseaux, afin de clarifier les objectifs et les processus décisionnels, et de « reprendre le contrôle sur les algorithmes[10] ».

Ce sont, d’ailleurs, les failles du système de gouvernance des espaces numériques, mises en évidence par certains scandales récents, qui conduisent à s’interroger sur la perspective d’une transposition aux instances internationales de régulation des principes du constitutionnalisme (légitimité, représentativité, responsabilité, transparence). La réflexion sur une potentielle « Constitution de l’Internet », par exemple, porte l’hypothèse d’une « constitutionnalisation » des principes, droits et des devoirs attachés à la communication numérique (principe de neutralité, ouverture, liberté de l’internet)[11], auxquels la communauté unifiée des concepteurs et des utilisateurs accepterait de se soumettre.

Les processus d’expression de la souveraineté et de construction du débat démocratique sont également bouleversés par l’irruption des technologies numériques. La démocratie connectée (e-democracy) ouvre de nouvelles perspectives pour l’exercice des droits civils et politiques (droit de pétition, vote électronique, consultations publiques, appels à contribution, comptes-rendus électroniques en temps réel…)[12]. Déjà étudiées dans le champ de la science politique, ces innovations ont des conséquences politiques et normatives qui relèvent désormais pleinement du droit constitutionnel, dans le cadre d’une réflexion déjà internationalisée[13]. Les citoyens sont appelés à contribuer directement aux processus constituants (élaboration de projets de Constitution de l’Union européenne en 2004, en Islande en 2011[14], ou au Sri Lanka à partir de 2016[15]) et aux processus législatifs (expérience de co-écriture de la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 en France[16], droit d’amendement citoyen, plateformes e-parlement d’appel à contribution aux études d’impact, à l’évaluation des lois, ou à la simplification des lois, initiative législative populaire à l’échelle nationale ou européenne…). Rendu matériellement possible grâce aux plateformes numériques et aux réseaux sociaux, le « crowdsourcing », méthode de production participative issue du marketing, permet de valoriser les idées et expériences du plus grand nombre dans les processus décisionnels et réanime l’idéal de la démocratie directe[17]. Les « citoyens » (dont l’âge et la nationalité ne sont d’ailleurs pas vérifiés, le plus souvent, sur les plateformes numériques concernées) sont, selon les cas, informés, consultés ou véritablement associés aux processus, ce qui diminue le poids des considérations partisanes, dans le cadre de forums où le débat n’est pas non plus confisqué par les « sachants ». Ils peuvent être appelés à proposer la loi ou à l’enrichir, à la valider ou à l’évaluer. Ils peuvent aussi contribuer au contrôle de l’action du gouvernement ou de la gestion des services publics[18]. Cette logique collaborative peut aider à reconnecter les élus aux citoyens, à mieux légitimer les processus décisionnels en faisant appel à l’expérience du terrain, à l’expertise des praticiens et des usagers, à la diversité des points de vue. Le rôle des corps intermédiaires, des médias traditionnels, des partis politiques, doit être adapté. En multipliant les outils de communication, d’expression, de mobilisation politique, en modifiant les rapports gouvernants-gouvernés, l’outil numérique fait évoluer la manière de participer à la vie politique pour les citoyens et la manière de « faire » de la politique pour les gouvernants. Cet outil peut être considéré, à de multiples égards, comme un atout pour nos démocraties, un outil permettant de la revivifier.

Pour autant, quels qu’en soient l’intérêt et le potentiel, l’outil numérique soulève aussi des interrogations et des inquiétudes. Certaines expériences déjà menées suscitent quelques réserves, au vu de leur résultat discutable, de leur apport limité ou de leurs effets pervers ou contre-productifs. Le processus de co-écriture de la Constitution islandaise, par exemple, est un échec, les causes de sa défaillance ayant pu être utilement identifiées : impréparation et improvisation, complexité et illisibilité des procédures, concurrence entre la classe politique et les citoyens (entre la méthode représentative et la méthode participative), confrontation des institutions concernées (organe constitutionnel élu, cour suprême, parlement, les experts, les partis politiques et même la communauté universitaire), insuffisant relais des médias, poids des lobbys. De même, en matière de co-écriture de la loi, les résultats concrets des mécanismes participatifs sont assez faibles et le manque de représentativité des « citoyens numériques » peut être critiqué[19]. Certains dénoncent le mirage du « clicktivism », qui limite finalement l’engagement politique à un click de soutien seulement virtuel et fugace. D’autres s’inquiètent d’un phénomène paradoxal d’inclusion/exclusion, pour des raisons matérielles ou sociologiques, de certaines catégories de la population de la citoyenneté numérique[20]. Le risque du cloisonnement, l’enfermement de la réflexion par un phénomène d’entre-soi favorisé par les réseaux sociaux, la sélection des informations opérée par les algorithmes, le court-circuitage des institutions de gouvernement et d’information traditionnelles au profit d’autres acteurs dont la légitimité et la compétence ne sont pas garanties ni contrôlées, figurent au nombre des motifs d’inquiétudes. Les technologies numériques n’étant qu’un outil, c’est la façon dont elles vont être utilisées, développées et encadrées qui déterminera, dans l’avenir, leurs effets bénéfiques ou délétères, à moyen et long terme, sur la démocratie.

II. Repenser la normativité

Dès lors que le numérique renouvelle les modes de production du droit, le cadre théorique et juridique des caractéristiques de la norme est nécessairement affecté. Si plusieurs dimensions sont d’ores et déjà envisageables, la plus évidente renvoie aux nouveaux registres de légitimité de la norme qui découlent de l’usage du numérique. En effet, les nouveaux processus numériques d’élaboration de la norme renouvellent les débats constitutionnels sur l’élaboration de la Constitution et de la loi. D’autant qu’il n’est pas exclu que ces processus numériques de participation soient, dans un avenir proche, obligatoirement intégrés à l’ensemble des procédures d’adoption des textes constitutionnels et législatifs. Certes, le droit constitutionnel s’était déjà saisi de ces aubes normatives où le jeu politique rencontre le droit. Mais le numérique transforme les modalités de ces processus, les enrichit de la possibilité d’une participation plus importante des individus, et en définitive permet d’envisager une présence fréquente et active du peuple réel. Mais le numérique n’est pas seulement une nouvelle technique d’ingénierie constitutionnelle qui nécessiterait d’amender les ouvrages de droit parlementaire. Plus qu’un vague gadget technologique qui permettrait d’obtenir plus rapidement un résultat similaire, le numérique génère un objet inédit qui renouvelle les registres de légitimité de la norme. Dans l’absolu, l’usage du numérique renverse les obstacles pratiques et temporels qui rendaient impossible la présence institutionnelle du peuple réel. Sous réserve d’adaptations techniques mineures, l’ensemble des citoyens et des individus vivant sur un territoire donné pourrait demain accéder à des outils de participation politique. Ainsi, les registres de légitimité des normes issues de ce type de processus relèveraient davantage d’une approche procédurale et consensuelle de la démocratie. De même, la possibilité pour le numérique de rapprocher la population locale du pouvoir décisionnel, qu’il soit politique ou administratif, renforcerait la logique de proximité et de la démocratie locale.

Le numérique renforce également, du moins potentiellement, les gages de qualité de la norme. En amont, les dispositifs de consultation via le numérique peuvent élargir les consultations ponctuelles effectuées par les commissions parlementaires ou le rapporteur. En aval, le contrôle de l’application des lois et l’évaluation de la législation et des politiques publiques s’enrichiront d’enquêtes à grande échelle auprès des citoyens, d’un public ciblé ou d’un secteur professionnel particulier.

En outre, le numérique renouvelle de nombreuses questions touchant aux rapports entre les systèmes normatifs, avec en particulier la question récurrente du niveau normatif pertinent pour prévenir un risque pour les droits et libertés ou pour réglementer un secteur d’activité. Le numérique rend en effet insaisissable la norme applicable, en défiant les règles classiques de la territorialité du droit international public ou privé et en suscitant la concurrence accrue des normes produites par le secteur privé. Bien que le problème reste entier, des solutions sont proposées ou ont déjà été amorcées, comme l’adoption d’un traité international sur les réseaux, la création d’un mécanisme international de régulation, ou l’approfondissement des réseaux internationaux et européens de régulateurs.

Enfin, grâce aux méta-données, le fameux « big data », le numérique offre une compréhension approfondie du processus normatif et de la norme elle-même, voire l’anticipation du sens de la norme. Grâce au traitement automatisé à grande échelle des données du droit constitutionnel, des décisions des juges, des textes, des débats parlementaires, le numérique permet d’envisager une analyse exhaustive, dépassant ainsi l’approche sélective de l’exemple choisi par l’observateur. En ce qui concerne plus particulièrement la jurisprudence, la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique oblige les juridictions judiciaires et administratives à mettre à la disposition du public. Un objectif de prédiction est également poursuivi, l’analyse en « big data » de la jurisprudence permettra en effet d’établir des probabilités sur l’issue du litige. Cependant, la démarche a ses limites[21] et le risque est grand de transformer la norme jurisprudentielle en une version réduite à des occurrences dénuées de pertinence, à une représentation numérique de la norme incapable de traduire le véritable sens de la décision du juge, ses non-dits et ses implications. Outre la « justice prédictive », d’autres enjeux, concernent le fonctionnement de la justice à l’ère numérique, parmi lesquels la dématérialisation des procédures, comme l’illustrent en France les décrets du 2 novembre 2016 « justice administrative de demain » (Jade) et « téléprocédures »[22], ou en Turquie l’utilisation de sms comme moyen de communication, notamment pour prévenir des dates d’audience, afin d’alléger et d’accélérer les procédures, et de réaliser de substantielles économies de frais d’envoi[23].

III. Interroger les droits et libertés

Les interactions entre les technologies du numérique et le droit constitutionnel se manifestent particulièrement en matière d’exercice des droits et libertés fondamentaux, qu’il s’agisse évidemment des libertés de communication et d’information ou de la protection de la vie privée et des données personnelles. Le perfectionnement de la géolocalisation, l’exploitation commerciale du « big data », les nouvelles techniques de surveillance et de fichage, les dérives possibles dans l’utilisation des données personnelles et de santé, la montée en puissance des réseaux sociaux ou la cybercriminalité sont autant de défis posés à la garantie des libertés. L’outil numérique peut être mobilisé au service de la protection de l’ordre et de la sécurité publics autant qu’il peut être vecteur d’atteintes aux droits, comme l’ont illustré la loi Renseignement du 24 juillet 2015 ou les révélations relatives aux politiques de surveillance généralisée développées par certains services.

Le numérique constituant un nouvel espace d’exercice des droits et libertés, à la lisière de l’espace public et de l’espace privé, il oblige à réaménager les modalités de garanties ainsi que le contenu de ces droits et libertés, voire d’en créer de nouveaux[24]. Outre la redéfinition des contours de la liberté de réunion, de la liberté d’expression et de communication, le droit à l’information et à la participation, par exemple, peut être approfondi. La protection du droit d’auteur, de la vie privée, de la dignité, par exemple, doit être adaptée. D’autres droits, tels le droit à l’instruction ou le droit au secret du vote peuvent être affectés par les nouvelles technologies du numérique. Les droits économiques et sociaux sont également concernés, à l’image du phénomène d’« uberisation », dont le Conseil constitutionnel a été saisi à plusieurs reprises[25], ou des enjeux relatifs aux droits des travailleurs ou au secret des affaires. La conciliation de la liberté d’entreprendre, de la liberté du commerce et de l’industrie et du droit de propriété doit être repensée. Sans nul doute, l’irruption de problématiques numériques dans le contentieux des droits et libertés interroge le rôle du droit et du juge, confrontés à des évolutions techniques complexes qui supposent une expertise particulière. D’autant que la révolution numérique fait apparaître des droits de nouvelle génération, tel le droit à l’oubli et le droit au déréférencement, la liberté d’accès à Internet, ou le droit d’accès aux données en open data, dont les fondements et contours doivent être précisés.

Alors que l’individu s’aventure dans un monde déterritorialisé, la protection des libertés doit s’appuyer sur des principes juridiques identifiés et clairement réaffirmés, et sur une large palette d’outils de régulation[26]. Le juge a un rôle majeur à jouer, aux côtés des autorités indépendantes spécialement compétentes, telles la Cnil, forte de son expertise technique et juridique, ou, dans leurs domaines respectifs, le Csa ou la Hadopi. Afin de mettre en lumière les nouvelles dimensions numériques des libertés individuelles et publiques constitutionnellement protégées, la jurisprudence constitutionnelle est « constructive et évolutive », permettant d’accompagner la « consécration de nouvelles dimensions des droits et libertés fondamentaux, voire de nouveaux droits à part entière[27] ». Ainsi, la liberté d’accéder à Internet, proclamée par le Conseil constitutionnel en 2009[28], pourrait se transformer en droit opposable. La portée et les limites du droit d’accès à l’information sur internet, en lien avec le principe de transparence, sont progressivement précisées[29]. Dans l’attente d’une éventuelle inscription de la protection des données personnelles dans le texte de la Constitution[30], le principe fait l’objet, avec le droit à la vie privée, d’une jurisprudence nourrie[31]. Et l’on suppose un prochain positionnement du Conseil constitutionnel sur le droit au déréférencement, prolongement technique du droit à l’oubli, reconnu par la Cour de Justice de l’Union européenne depuis 2014. Celle-ci joue un rôle majeur, s’appuyant sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union et sur la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme pour protéger les intérêts des utilisateurs européens, dans un contexte tendu par l’affaire Snowden. Elle bataille pour garantir un haut niveau de protection des données personnelles (invalidation du Safe Harbor[32]), et veille à la protection de la vie privée des internautes qui utilisent les services de compagnies américaines (enjeux du « Privacy Schield », accord Ue-Eu sur la protection des données entré en vigueur le 1er août 2016, et du Rgpd, Règlement général de protection des données dans l’Ue entré en vigueur en mai 2018)[33], en liaison avec la Cnil et le réseau des Cnil européennes (G29). Car en matière de gouvernance du monde numérique comme en matière de protection des droits et libertés, c’est aussi et surtout à l’échelon de l’Union européenne que les problématiques peuvent être utilement traitées.

La Cour européenne des droits de l’homme, également, s’est saisie de la problématique numérique, sous l’angle de l’article 10 de la Convention protégeant la liberté d’expression, ou de l’article 8 relatif à la vie privée. Sa jurisprudence éclaire les conditions dans lesquelles les Etats parties, parmi lesquels la Turquie, peuvent réglementer les technologies numériques en lien avec, par exemple, la protection des données personnelles, l’accès à la justice, la saisie de documents informatiques, la conservation d’empreintes génétiques et digitales, ou encore les politiques de vidéosurveillance[34]. La Cour contribue également à la reconnaissance de l’accès aux technologies numériques comme un droit emergent (Cedh 19 janvier 2016 Kalda/Estonie, req. 17429/10 § 52), jurisprudence qui donne corps juridiquement à des recommandations du Conseil des ministres du Conseil de l’Europe affirmant la nécessité d’un internet « disponible, accessible et d’un coût abordable pour toutes les catégories de population, sans discrimination[35]».

La Turquie est concernée, en tant qu’Etat partie à la Convention soumis à l’autorité de chose interprétée par la Cour, mais également parce qu’elle a directement fait l’objet de décisions de condamnation pour cause de blocages de sites internet dépourvus de base légale. Par exemple, la Cour a jugé que la mesure de blocage total et prolongé de l’accès à Youtube ordonnée par le tribunal d’instance pénal d’Ankara en 2008 avait affecté le droit de trois enseignants de différentes universités turques de recevoir et de communiquer des informations et des idées, ceci sans base légale suffisante compte tenu de l’intérêt particulier, notamment en matière politique et sociale, des informations disponibles sur le site inaccessible. La Cour constate que « le contrôle juridictionnel du blocage de l’accès aux sites Internet ne réunit pas les conditions suffisantes pour éviter les abus : le droit interne ne prévoit aucune garantie pour éviter qu’une mesure de blocage visant un site précis ne soit utilisée comme moyen de blocage général » et conclut à la violation de l’article 10 Cedh[36]. La Cour considère plus généralement qu’ « Internet est aujourd’hui devenu l’un des principaux moyens d’exercice par les individus de leur droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées : on y trouve des outils essentiels de participation aux activités et débats relatifs à des questions politiques ou d’intérêt public. (…) Par ailleurs, en ce qui concerne l’importance des sites internet dans l’exercice de la liberté d’expression, (…) grâce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information » (…) La possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression ». Autre exemple, la Turquie a aussi été condamnée pour violation de la liberté d’expression à raison d’une décision en référé d’un tribunal de bloquer l’accès, depuis la Turquie, à un site internet dont le propriétaire était pénalement poursuivi pour outrage à la mémoire d’Ataturk. Or la mesure aboutissait à verrouiller l’accès aux autres sites hébergés par le serveur Google Sites, dont le site personnel du requérant, qui a donc obtenu gain de cause[37]. Bien évidemment, la Turquie n’est pas, loin s’en faut, le seul Etat mis en cause pour des blocages de sites, sur lesquels la Cour européenne exerce désormais un contrôle vigilant, au bénéfice de la liberté d’expression.

IV. Transformer les discours des acteurs 

En adoptant un regard transversal, le support et le contenu du discours des acteurs du droit constitutionnel sont transformés par le numérique. L’analyse approfondie du phénomène ne pourra se faire, à terme, sans un dépassement du droit positif et un croisement des disciplines, par exemple avec les enseignements de la sociologie institutionnelle et de la sociologie de la communication. Certains constats peuvent d’ores et déjà être dressés.

De manière générale, l’avènement du numérique impose une technicisation du discours des acteurs du droit constitutionnel.« Big data », « open data », « crowdsourcing », « tweet », « ubérisation », algorithme, autant de termes dont la présence dans une réflexion de droit constitutionnel était inimaginable il y a seulement dix ans. A titre d’illustration, les nombreuses questions prioritaires de constitutionnalité relatives à l’entreprise « Uber » ont nécessairement contraint le Conseil constitutionnel à analyser les dispositifs technologiques à l’origine du débat juridique et constitutionnel avec les chauffeurs de taxis. De même, les impératifs de sécurité numérique sont désormais omniprésents sur toutes questions touchant, par exemple, à la protection des données ou au vote électronique. Le règlement juridique de ces questions suppose avant tout de les comprendre, et implique donc pour le droit constitutionnel d’intégrer un aspect technologique à sa réflexion.

Le numérique a également transformé le rythme et l’impact de la communication politique. Grâce aux sites internet et aux réseaux sociaux, dont sont dotées désormais toutes les institutions de la République et tout homme ou femme politique, un système direct et décentralisé de production du message est désormais à l’œuvre. Par-delà le parti politique, sans devoir emprunter le filtrage des médias traditionnels, une institution ou un responsable politique peut s’adresser directement à un public extrêmement large. Le nombre exponentiel d’utilisateurs des réseaux sociaux, tout particulièrement chez les jeunes, dévoile tout le potentiel futur du numérique comme moyen principal d’information et d’échange sur la politique[38]. Les campagnes politiques sont dès lors particulièrement concernées par le numérique, à l’image de l’usage tout aussi choquant qu’efficace de son compte Twitter par le candidat Trump lors des dernières élections présidentielles aux Etats-Unis. La France connaît également l’effet à double tranchant de la réduction du débat politique à quelques signes, comme l’avait d’ailleurs laissé augurer dès 2012 un tweet de la compagne du Président de la République dans l’entre-deux tours des législatives.

On remarque également une évolution des rapports entre les pouvoirs publics liée à l’outil numérique[39], du fait de l’accélération et de la démultiplication des échanges publics, via des communiqués ou des tweets provenant des comptes officiels d’institutions (Elysée, Csa, Csm par exemple), comme certaines affaires récentes l’ont montré.

Signe d’une véritable évolution, il est plus surprenant de constater que les institutions juridictionnelles de la République développent de manière grandissante sur Internet et les réseaux sociaux un discours numérique, en marge de la décision de justice. Mise en ligne de commentaires officiels, dossiers thématiques, communiqués, notes d’information, sélections de décision, vidéos, mais également utilisation grandissante de Twitter et Facebook : le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat et la Cour de cassation ne se contentent plus de motiver leurs décisions, ils communiquent. Le juge constitutionnel turc fait de même sur son site Internet, avec notamment des communiqués de presse sur la vie de l’institution ou les décisions importantes, des rapports annuels ou des dossiers thématiques Au-delà d’une adaptation évidente à la modernité visant à assurer une visibilité des institutions concernées, l’émergence de la communication institutionnelle des juges sur le réseau n’est pas sans risque. Outre l’inévitable effet déformant de toute communication, les juridictions pourraient se banaliser en renonçant totalement à l’autorité de leur silence, sans compter les risques de la personnalisation de la communication institutionnelles des juges par la mise en avant de leurs plus-hauts responsables. Sont ainsi révélatrices à cet égard les offensives institutionnelles menées par la Cour de cassation depuis fin 2015 grâce à une communication particulièrement intense sur le site Internet et le compte Twitter de l’institution. Le constat peut être élargie au cas de la Cour européenne des droits de l’homme, également connectée, et présente aussi bien sur Youtube que sur Twitter depuis 2015.

Enfin, le discours de la doctrine, de manière générale et en particulier en droit constitutionnel, s’est également transformé sous l’effet du numérique. Ce nouvel outil affecte en effet la pédagogie de l’enseignement ainsi que les méthodes de la recherche, au profit de la comparaison des droits[40], l’utilisation généralisée des bases de données, ou l’approfondissement des techniques numériques de recherche permettant l’exploitation du « big data ». Avec des perspectives prometteuses, mais peut-être, aussi, quelques effets pervers au regard des risques de réduire la part d’analyse et de critique au profit de la promotion de résultats exhaustifs et statistiques. La mise en valeur et la visibilité du discours doctrinal sont également concernées. Les revues électroniques et blogs juridiques se sont multipliés, les universitaires interviennent sur les sites Internet spécialisés et grand public. Les comptes Twitter et Facebook de la doctrine, individuels ou institutionnels, permettent de diffuser la connaissance, de promouvoir la recherche, ou plus largement de susciter l’intérêt de l’auditoire et en particulier des médias.

Les défis, on le voit, sont nombreux, et le numérique, loin de limiter ses effets à un monde virtuel, bouleverse les conditions dans lesquelles la science constitutionnelle se déploie, le droit constitutionnel s’élabore et produit ses effets, phénomènes qui touchent la Turquie comme les autres Etats confrontés à ce changement civilisationnel.


[1] « Le blocage arbitraire d’internet porte atteinte à la liberté d’expression », 26 septembre 2017( https://www. coe.int/be/web/commissioner/-/arbitrary-internet-blocking-compromets-freed-of-expression).

[2] Les auteurs tiennent à remercier le professeur Dominique Rousseau, le Conseil constitutionnel et les éditions Lextenso pour leur aimable autorisation d’avoir pu reprendre l’essentiel de la contribution suivante : J. Bonnet, P. Türk, « Le numérique : un défi pour le droit constitutionnel » in Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 57, 2017, p. 13 et s.

[3] Les taux de pénétration restent cependant variables : 81% dans les pays développés, 40% dans les pays en développement et 15% dans les pays les moins avancés, où persistent des zones de « désert numérique ».

[4] Voir statistiques établies par l’Uit, Eurostat et l’Unesco.

[5] P. Türk , « La souveraineté des Etats à l’épreuve d’Internet » in Rdp, n° 6, 2013, p. 1489.

[6] B. Barraud, Repenser la pyramide des normes à l’ère des réseaux, L’Harmattan, 2002.F. Ost et M. Van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2002.

[7] P. Türk et C. Vallar (dir.), La souveraineté numérique. Le concept, les enjeux, Mare&Martin, 2018.

[8] A. Blandin- Obernesser (dir.), Droits et souveraineté numérique en Europe, Bruylant, 2016 ; La souveraineté numérique, le concept, les enjeux, Mare&Martin, à paraître 2017 ; P. Bellanger, La souveraineté numérique, Stock, 2014.

[9] Soit Google, Apple, Facebook et Amazon, acronyme classique désormais, auxquels s’ajoutent Microsoft et les Natu, c’est-à-dire Netflix, Air Bnb, Telsa et Uber.

[10] « Démocratiser la gouvernance de l’Internet », Rapport d’information du Sénat, n° 696, 2014.

[11] B. Benhamou, « Architecture et Gouvernance de l’Internet » in Revue Esprit, mai 2006 ; J. Nocetti, « Internet, gouvernance et démocratie » in Politique étrangère, Vol 76, n° 4, 2011 ; A. Bamde, L’architecture normative du réseau Internet, L’harmattan, 2014.

[12] H. Oberdorff, La démocratie à l’ère numérique, Pug, 2010, 208 p ; T. Shulga-Morskaya, La démocratie électronique : une notion en construction, Thèse Bordeaux, 2017, 591 p. ; P. Türk , « La citoyenneté à l’ère numérique » in Rdp, n° 3, juin 2018.

[13] Voir conférence mondiale des Nations unies et de l’Union interparlementaire en 2012 sur l’utilisation des technologies du numérique au service des principes représentatif, de transparence, de responsabilité, d’efficacité et de lisibilité des travaux parlementaires.

[14] E. Sales, « La transformation de l’écriture de la Constitution, l’exemple islandais » in Nccc, n° 57, 2017, p. 45. Les experts de la commission de Venise ont souligné « l’attention particulière portée à la participation active des citoyens au processus constituant, y compris par le recours aux technologies de communication moderne », qui « a suscité beaucoup d’intérêt et d’enthousiasme au niveau interne et à l’échelle internationale », Conclusion de l’avis sur le projet de nouvelle constitution islandaise n° 702/2012 du 11 mars 2013.

[15] J. Bouissou, « Les sri-lankais rédigent leur nouvelle constitution sur internet », Le Monde, 1er février 2016.

[16] A. Vidal-Naquet, « La transformation de l’écriture de la loi : l’exemple de la loi pour une République numérique » in Nccc, n° 57, 2017.

[17] A. Lepage, L’opinion numérique : Internet, un nouvel esprit public, Dalloz, 2006 ; L. Sheer, La démocratie virtuelle, Flammarion, 1993.

[18] Espaces participatifs de contribution aux travaux de commission d’enquête, Cf. commission d’enquête du Sénat sur la compensation des atteintes à la biodiversité, en 2017, ou sur le détournement du crédit d’impôt recherche de son objet, en 2015.

[19] L’expérience française, au sein des assemblées, montre aussi que les appels à contributions citoyennes suscitent surtout l’intérêt de citoyens dont les profils type peuvent être identifiés : spécialistes, experts ayant un avis déjà forgé, souvent critique ; personnes qui témoignent subjectivement d’une expérience personnelle ; employés de groupes d’intérêts rémunérés pour exercer une veille législative et une activité de lobbying.

[20] L’âge, la catégorie socio-professionnelle et la situation géographique sont à cet égard des discriminants de l’investissement en matière de démocratie numérique.

[21] A. Garapon, « Les enjeux de la justice prédictive » in JcpG, 2017, n° 1, p. 47 ; B. Dondero, « Justice prédictive : la fin de l’aléa judiciaire ? », Dalloz, 2017, n° 10, p. 532.

[22] F. Poulet, « La justice administrative de demain selon les décrets du 2 novembre 2016. Quelles avancées. Quels reculs ? » in Ajda 2017, p. 279.

[23] Rapport du Conseil de l’Europe, « L’utilisation des technologies de l’information dans les tribunaux en Europe », Etudes de la Cepej, n° 24, 2016.

[24]Droit à l’autodétermination informationnelle, droit d’accès à internet, droit à l’oubli ou au déréférencement par exemple, voir « Les Métamorphoses des droits fondamentaux à l’ère du numérique » in Revue Politeia, numéro 31, 2017, p. 157 à 287 ; C. Paul et C Ferhal-Schuhl, « Numérique et libertés, un nouvel âge démocratique », rapport n° 3119, octobre 2015 ; Etude annuelle du Conseil d’Etat, « Le numérique et les droits fondamentaux », Doc. Fr. 2014.

[25] C. Const., n° 2015-468/469/472 Qpc du 22 mai 2015, Société Uber France sas et autres.

[26] E. Geffray, « Droits fondamentaux et innovation : quelle régulation à l’ère numérique ? » in Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 52, 2016, p. 7.

[27] I. Falque Pierrotin, « La constitution et l’Internet » in Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel,
n° 36, 2012, p.37.

[28] C. Const., 2009-580 Dc, 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, L. Marino, « Le droit d’accès à l’internet, nouveau droit fondamental », Dalloz, Sirey, 10 septembre 2009, p. 2045.

[29] C. Const., 2010-45 Qpc, 6 octobre 2010, M. Mathieu P ; C. Const., 2013-370 Qpc, 28 février 2014, M. Marc S. et autre ; C. Const., 2014-395 Qpc, 7 mai 2014, Fédération environnement durable et autres.

[30] Sur ces enjeux, Cf. « Redécouvrir le préambule de la Constitution », Rapport du Comité présidé par Simone Veil, La documentation française, 2009, p. 69.

[31] C. Const., 2015-713 Dc, 23 juillet 2015, Loi relative au renseignement ; E. Derieux, « Vie privée et données personnelles-Droit à la protection et « droit à l’oubli » face à la liberté d’expression » in Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 48, 2015, p. 21. D. Dechenaud, Le droit à l’oubli numérique : données nominatives, approches comparées, Larcier, 2015.

[32] Cjue, 6 octobre 2015, affaire C 362/14, Maximilian Schrems / Data Protection Commissione ; Cjue, 14 mai 2014, C 131-12 Google Spain SL et Google Inc. contre Agencia Española de Protección de Datos (Aepd) et Mario Costeja González ; Cjue, 8 avril 2014, C. 293-12 Digital Rights Ireland Ltd contre Minister for Communications, Marine and Natural Resources et autres et Kärntner Landesregierung.

[33] Voir, dans un contexte de transfert et de stockage extra-territorialisé des données, les enjeux en termes de souveraineté et d’équivalence des protections du Microsoft Ireland case, Cf. United States Court of Appeals for the Second Circuit, 14 juillet 206, Microsoft Corp. v. United States.

[34] Pour une revue de la jurisprudence utile, voir S. Turgis, « Strasbourg à l’ère du numérique : la pratique développée par la Cour européenne des droits de l’homme autour de l’accès au droit par internet » in Rtdh,
n° 96/2013, p. 755 ; N . Le Bonniec, « La Cour européenne des droits de l’homme face aux nouvelles technologies de l’information et de la communication numériques » in Rdlf, 2018, Chron 5.

[35] Recommandation du Comité des ministres aux Etats membres sur la liberté d’internet du 16 avril 2016 (CM/Rec(2016)5).

[36] Cedh 1er décembre 2015 Cenzig et a. / Turquie, req. n° 48226/10.

[37]Cedh 18 décembre 2012 Ahmet Yildirim / Turquie, req. 3111/10.

[38] J. Boyadjan, Analyser les opinions politiques sur internet : enjeux théoriques et défis méthodologiques, Dalloz, 2016 ; V. Serfaty, L’internet en politique : des Etats-Unis à l’Europe, Collection Sociologie politique européenne, 2003.

[39] E. Sales (dir.), Le numérique au service du renouvellement de la vie politique, Institut Universitaire Varenne, 2018.

[40] V. par ex. constituteproject.org, ipu.org.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

L’eau & la forêt : pistes pour une interaction en droit international (par Raphaël Maurel)

Voici la 12e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 10e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

L’extrait choisi est celui de l’article de M. Raphaël Maurel dans l’ouvrage L’Arbre, l’Homme & le(s) droit(s).

Cet ouvrage est le dixième issu de la collection
« Revue Méditerranéenne de Droit Public (RM-DP) ».

Volume X :
L’Arbre, l’Homme
& le(s) droit(s)

ouvrage célébrant le 65e anniversaire
de la parution de L’Homme qui plantait des arbres
de Jean Giono & réalisé en hommage
au professeur Jean-Claude Touzeil.

Nombre de pages : 374
Sortie : avril 2019
Prix : 39 €

-ISBN  / EAN :
979-10-92684-34-6 / 9791092684346

-ISSN :
2268-9893

L’eau & la forêt :
pistes pour une interaction
en droit international

Raphaël Maurel
Doctorant en droit international public,
Université Clermont Auvergne,
membre du Centre Michel de l’Hospital 

(cmh – ea 4232), Collectif l’Unite du Droit[1]

La présente contribution s’insère dans une thématique générale originale, voire provocatrice pour le juriste : « Un droit à l’eau pour les arbres ? ». Se poser cette question semble, de prime abord, revenir à admettre l’hypothèse selon laquelle l’arbre serait doté d’une forme de personnalité juridique, laquelle lui permettrait de disposer en son nom-propre d’un certain nombre de droits – ici, celui d’accéder à une eau suffisamment saine pour que son développement soit assuré. Cette possibilité juridique n’est pas admise en droit français, mais n’est pas exclue, s’agissant des forêts, dans d’autres ordres juridiques[2]. Elle ne constitue néanmoins pas la seule manière d’envisager une éventuelle interaction entre ces deux éléments dans l’ordre juridique international, laquelle serait fondée sur le lien biologique existant entre eux.

La forêt, dont la définition ne se réduit pas à une somme d’arbres mais évoque un écosystème complet, est regardée, dans la culture populaire comme scientifique, comme un élément vital pour l’Homme. Certaines croyances vont par ailleurs jusqu’à voir dans l’arbre et la forêt des objets ou êtres vivants sacrés[3], devant bénéficier d’une protection maximale. Outre la contribution des arbres à la transformation du CO2 en oxygène, dont il n’est pas indispensable de rappeler la nécessité pour l’homme, la communauté scientifique considère tout aussi unanimement que la forêt est essentielle à la préservation d’une eau saine[4]. Cette dernière étant également un impératif vital pour l’Homme, un dispositif de protection s’impose logiquement – tel est le sens des actions menées, par exemple, en faveur de la protection de la forêt de Marsabit, au Kenya[5]. Si un lien scientifique existe donc entre l’eau et la forêt, les liens juridiques entre protection de la forêt et droit à une eau saine – c’est-à-dire, principalement, non polluée[6] – ne sont pas clairs, voire sont inexistants. Cette contribution propose ainsi d’analyser succinctement, sous l’angle du droit international et en assumant un angle prospectif, les liens possibles entre ces deux objets juridiques si distincts mais si biologiquement proches, afin de déterminer si un schéma de protection commun pourrait se dessiner et dans quelle mesure la forêt pourrait jouir d’un « droit à l’eau ».

Le droit international relatif à l’eau et le droit international relatif à la forêt, pour autant que ce dernier existe en droit positif[7], relèvent tous deux de l’ensemble « droit de l’environnement » et leurs objets sont identifiés comme des ressources autonomes à protéger. Malgré cela, les deux domaines sont matériellement distincts. Des liens sont donc à tout le moins envisageables en droit positif. Mais sont-ils souhaitables ? En d’autres termes, est-il réellement utile de rechercher l’existence de tels liens et, s’ils font défaut, est-il souhaitable de chercher à les établir ? Nicolas Haupais souligne, à propos de l’étude du paysage en droit international, que « ce qui peut souvent arriver de mieux à un paysage, c’est qu’on ne se préoccupe pas de lui. Peut-être qu’une protection internationale n’aboutit en réalité qu’à une protection platonique, ineffective[8] ». Assurément, l’étude des interactions possible entre l’eau et la forêt est également un « tout petit sujet du droit international[9] » ; mais l’évolution de l’humanité et ses conséquences sur son environnement naturel et vital font qu’il devient essentiel de se préoccuper de la forêt. Si le droit international protège de plus en plus l’eau, ou plutôt la relation de l’Homme avec l’eau, en particulier au sein des systèmes régionaux de sauvegarde des droits de l’Homme, il n’est pas déraisonnable d’imaginer un régime juridique visant à garantir l’existence d’une ressource tout aussi vitale : la forêt. Plus encore et sans verser dans un discours militant pour autant, une telle démarche pourra apparaître utile aux yeux de ceux qui estiment, dans un contexte de déforestation croissante et d’émergence du sujet sur la scène médiatique internationale[10], qu’il est urgent de mieux protéger la forêt et qui rechercheront des arguments juridiques susceptibles d’être mobilisés à cet effet.

Pour développer ces éléments, l’on peut commencer par analyser l’émergence parallèle de normes relatives à l’eau et à la forêt pour en distinguer les différences structurelles et dénominateurs communs : c’est en effet de la recherche des éventuelles interactions existantes qu’il faut partir (I). Ce n’est qu’ensuite qu’il sera possible d’aborder quelques options juridiques, esquissées plus haut, qui pourraient ouvrir la voie à une interaction plus importante entre ces deux objets vitaux pour la planète – et l’Homme (II).

I. La distinction de l’eau et de la forêt en droit international

La protection de l’eau (A) et celle de la forêt (B) constituent, en droit international, deux objectifs bien distincts dont il est intéressant de retracer les grandes lignes. C’est en tentant de reconstituer sur un plan historique le développement des normes internationales relatives à ces deux éléments – au sens physique – que l’absence d’interaction entre eux apparaît de manière évidente.

A. Le droit international relatif à l’eau,
une branche du droit des espaces à vocation économique

La recherche d’une définition de l’eau en droit international conduira d’abord le néophyte à une surprise. L’on serait à première vue enclin à distinguer deux « types » d’eau. L’eau de mer d’une part, dont on ne doute pas qu’elle relève au moins en partie du droit international, en particulier au regard des débats autour des drames en cours sur la Méditerranée qui amènent à affirmer que « [l]a mare nostrum est devenue mare mortum[11] ». L’eau douce ou intérieure d’autre part, désignant les rivières, fleuves ou lacs situés dans les terres. Pourtant, la réalité du droit international est bien plus complexe. Le droit de la mer, largement codifié par la Convention de Montego Bay de 1982[12], prévoit des zones sous souveraineté nationale et diverses zones spécifiques à côté de la « haute mer » qui, seule, jouit réellement d’un statut international. Le régime des eaux intérieures n’est pour sa part pas uniforme ; par exemple, certains lacs internationaux jouissent d’un statut particulier, à l’instar de certains fleuves[13]. Le dictionnaire de droit international dirigé par Jean Salmon ne recense ainsi pas moins de dix-sept catégories d’eaux en droit international[14]. Si certaines se recoupent, d’autres catégories revêtent plusieurs sens[15].

Le droit international relatif à l’eau – ou plutôt aux eaux – apparaît donc multiple et complexe. Toutefois, une unité rassemble les règles qui le composent : au-delà du fait qu’il s’agit de droits des espaces, ces règles ont essentiellement été dégagées dans une perspective économique. Les grands principes juridiques régissant ces espaces s’articulent en effet autour de la liberté de navigation, de la liberté de pêche ou encore de l’exploitation des ressources telles que le gaz ou le pétrole. Il en ressort que l’eau est avant tout considérée comme une route – commerciale – en droit international et en relations internationales. Le fait que l’expression « fleuve international » ait été remplacée par celle de « voie d’eau internationale » dans la Convention de Barcelone de 1921, pour ne prendre que cet exemple, est l’une des manifestations de cette réalité[16]. Même la lutte contre la piraterie, source d’antiques règles coutumières en mer[17], peut être analysée comme nécessaire au bon déroulement des relations commerciales.

Néanmoins, les considérations modernes relatives à la pollution des eaux ont invité les Etats à repenser cette branche de droit sous l’angle environnemental[18], incluant par la même occasion dans le spectre d’analyse le droit international économique et relatif aux entreprises multinationales. Encore plus récemment et au-delà des questions de navigation et d’environnement, un « droit international de l’eau » a même pu être identifié comme grille d’analyse des systèmes de protection de l’eau en tant que ressource[19]. Le droit international relatif à l’eau a donc, ces deux derniers siècles, très largement évolué dans un sens qui permet aujourd’hui d’envisager une relation juridique avec la protection de la végétation, ressource naturelle elle aussi menacée – par exemple par la pollution. Pourtant, la doctrine ne fait jusqu’ici pas le lien entre forêt et eau.

Une évolution notable de la substance de la prise en compte de l’eau en droit international est enfin à l’œuvre depuis quelques décennies. D’une part, les Etats ont, dans le cadre du droit international du patrimoine, élaboré des règles protégeant non pas l’eau (de mer) elle-même, mais ce qu’elle contient[20]. Ensuite et surtout, l’on peut constater le développement récent d’un « droit à l’eau », considéré comme un droit économique et social de l’homme, fondé sur le fait que l’eau potable est un besoin vital pour l’Homme[21]. Ce droit, dont les prémices remontent aux années 1970[22], relève pour l’instant majoritairement du registre déclaratoire[23], malgré sa mention anecdotique au sein de quelques conventions relatives aux droits de l’homme[24] et, parfois, sa consécration en droit interne – par la loi ou plus rarement en tant que norme constitutionnelle comme en Egypte[25], en Rdc[26] ou dans une dizaine d’autres Etats[27]. La jurisprudence internationale est aussi, parfois, amenée à connaître de la question. Dans une affaire portée devant le Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi), le Tribunal arbitral a ainsi ouvert la voie à une reconnaissance du droit à l’eau en tant que principe général du droit international[28]. Pour sa part, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a considéré en 2010 que le droit à l’eau en quantité suffisante et en qualité adéquate constituait un élément du droit à la vie digne, protégé par la Convention américaine relative aux droits de l’homme de 1969[29]. Ces reconnaissances, qui se multiplient à mesure que les problématiques liées à l’accès à l’eau s’accélèrent, laissent à penser que cet ensemble normatif prend progressivement de l’ampleur et constituera sans doute, dans l’avenir, une branche incontournable du droit international.

Nonobstant cette indéniable évolution récente vers un droit à l’eau, le droit international relatif à l’eau reste très majoritairement, quantitativement, un droit de l’eau empreint de considérations économiques. Cela ne doit pas étonner, puisque malgré la prise en compte de l’impact néfaste de l’Homme sur l’eau et l’action normative en découlant, environ 90% des échanges commerciaux physiques passent aujourd’hui par la mer[30].

B. Le droit international forestier,
un projet normatif lié au droit de l’environnement

A l’inverse de l’eau, la forêt ne peut se prévaloir d’une longue tradition de droit international la concernant.

Comme le résume Stéphane Doumbe-Bille : « [s]chématiquement, on peut dire que jusqu’à la conférence de Rio en 1992, il n’y avait rien ; qu’après Rio il y a bien peu[31] ». S’il est vrai que la Conférence des Nations unies pour l’environnement et le développement, tenue à Rio en 1992, a marqué un tournant dans la conception internationale de la forêt, ses conséquences sont relativement décevantes.

Avant 1992, plusieurs instruments mentionnaient la forêt, d’abord en la protégeant par (lointain) ricochet comme habitat d’espèces sauvages visées par accord[32]. Mais la forêt était toujours évoquée ou protégée de manière accessoire, à l’occasion de l’adoption d’un instrument dédié à une problématique spécifique différente[33]. En d’autres termes, la forêt n’avait pas d’existence autonome en tant que notion juridique objet d’un régime international spécifique, à la différence de la mer ou du fleuve. Il faut néanmoins mentionner l’existence de plusieurs accords internationaux sur les bois tropicaux[34], dont le premier est antérieur à 1992. Ceux-ci concernent principalement le bois sous un angle commercial et non l’écosystème général de la forêt ; un point commun peut ici être identifié avec le droit international relatif à l’eau. Certains auteurs analysent d’ailleurs la forêt sous un angle exclusivement économique, rappelant que « les forêts sont d’abord des richesses économiques et géostratégiques, en particulier parce qu’elles produisent l’« or blanc » qu’est le papier, matière première support de l’information mondiale[35] ». Mais il serait aventureux de se contenter d’une analyse économique de la forêt, celle-ci étant en réalité principalement évoquée sous l’angle du développement durable.

A la suite de la Conférence de Rio, la question de la forêt a été à l’ordre du jour d’autres Conférences internationales relatives à l’environnement, comme celles de Kyoto en 1998 et de Johannesburg en 2002. Ces « événements, tout en n’aboutissant qu’à des déclarations sur les forêts et non à un véritable droit international forestier, ont influencé radicalement la perception et les pratiques forestières, au Nord comme au Sud, au point d’entraîner des modifications sensibles dans les législations nationales[36] ». La doctrine s’accorde ainsi pour dire que le droit international forestier est né en 1992 avec Rio[37], sans toutefois s’accorder réellement sur sa valeur ni son contenu. Du point de vue du droit positif, quand bien même elle aurait invité les Etats à adopter des législations protectrices, la Déclaration de Rio n’est pas contraignante et n’a pas été objectivement suivie de conventions à ce propos – malgré l’inclusion des perspectives de développement durable dans les deux derniers accords sur les bois tropicaux. Dans la mesure où la Déclaration n’a pas été suivie de conventions créant des obligations claires, il faut admettre que le droit international forestier demeure, à l’heure actuelle, un projet normatif composé de la somme des normes – contraignantes ou non – relatives aux forêts collectées dans d’autres traités. Comme le relève un auteur précité, ces instruments se concentrent « sur des aspects thématiques tels que : le commerce international du bois et des produits forestiers, le changement climatique, l’érosion des sols, la désertification, etc. Les aspects clés devant concourir à la protection de la diversité biologique et forestière sont occultés. La divergence des intérêts et le manque de volonté politique n’ont pas permis aux gouvernements d’adopter un instrument juridique contraignant pour assurer la protection internationale des forêts[38] ». La Déclaration de New York sur les forêts, adoptée en 2014 en prévision de la COP21, n’a pas fondamentalement changé la donne[39].

D’un autre côté, les forêts peuvent incidemment, en tant que composantes de l’environnement, être protégées par certains systèmes régionaux de protection des droits de l’homme. La Cour européenne des droits de l’homme offre ainsi une protection de l’environnement par ricochet, par l’intermédiaire du droit au respect de la vie privée et familiale (article 8 de la Convention)[40]. Si cette protection a des limites, la Cour a eu l’occasion, dans l’affaire Kyrtatos c. Grèce, de préciser qu’une violation de l’article 8 aurait pu être retenue « si, par exemple, les dommages à l’environnement dénoncés avaient occasionné la destruction d’une zone forestière à proximité de la maison des requérants, situation qui aurait pu affecter plus directement leur propre bien-être[41]». La forêt semble ainsi jouir d’une protection plus importante qu’un marais – quand bien même celui-ci accueillerait des espèces protégées – sous l’angle de l’article 8, ce qui ne paraît pas, au regard de la jurisprudence de la Cour, d’une logique incontestable[42]. Cette solution est néanmoins totalement centrée sur l’homme, et non sur la forêt.

Il ressort de ces éléments que la forêt n’est que très peu protégée en droit international. L’eau, quant à elle, fait d’une part l’objet d’un nombre bien plus important de normes – dont la plupart ne la protège pas mais régule son utilisation dans des buts économiques –, et, d’autre part bénéficie d’une protection supérieure, bien que cette dernière soit souvent relative à ce qui se trouve dans l’eau et non à l’eau elle-même.

II. Pour la reconnaissance d’un lien juridique entre l’eau et la forêt en droit international

Dans ce second temps plus prospectif, il s’agit de rechercher, sur la base des éléments dégagés jusqu’ici, si un lien entre l’eau et la forêt serait susceptible de garantir une meilleure protection de la forêt, et plus spécifiquement un droit à l’eau pour la forêt. Ce lien ne saurait, à première vue, être d’emblée juridique, sans quoi il existerait probablement déjà : il est d’abord nécessairement logique. Néanmoins, l’existence d’un lien entre ces éléments peut entraîner des conséquences juridiques ; ce sont celles-ci qui sont recherchées. A cet égard, il est possible de réfléchir successivement aux conséquences de la reconnaissance d’un lien analogique (A) puis téléologique (B) entre la protection de l’eau et la protection de la forêt en droit international.

A. Première piste : l’analogie entre protection de l’eau et protection de la forêt

Cette première piste repose sur une idée simple : la forêt, comme l’eau, devrait être reconnue comme une res communis ou une res nullius de l’humanité et être protégée à ce titre.

L’Assemblée du Conseil de l’Europe considère de longue date que l’eau « est, juridiquement, res communis[43] », c’est-à-dire un objet ou un bien ne pouvant faire l’objet d’une appropriation. Si une telle solution a également été plaidée à l’égard des animaux[44], dans le discours doctrinal actuel, seuls la mer, l’espace extra-atmosphérique et l’Antarctique sont considérés comme res communis[45]. L’eau terrestre est plutôt considérée comme res nullius, c’est-à-dire comme une partie détachable et exploitable de la res communis, car son utilisation implique une forme d’appropriation – via des bassins hydrauliques par exemple –, même si cette qualification ne fait pas l’unanimité[46] et que la mer elle-même est parfois considérée comme une res nullius en devenir[47]. Sans entrer dans le détail de considérations techniques ou historiques quant à ces notions, il suffit de constater que tant ce statut que celui de res nullius permet une protection – dont l’efficacité est certes contestable, mais une protection tout de même. Il faut cependant reconnaître qu’il est difficile, sur le plan logique, d’étendre l’une ou l’autre qualification à la forêt par analogie : celle-ci peut en réalité être appropriée, sur le plan physique, ce qui est plus difficile pour la mer. La notion de patrimoine commun pourrait alors être utilement invoquée ; celle-ci, en effet, « repose davantage sur une volonté commune d’empêcher toute appropriation privative, que sur une impossibilité d’appropriation de fait[48] ». Tel est le cas des forêts classées et protégées par le Comité du patrimoine mondial de l’Unesco[49]. Ce régime n’empêche pas la déforestation massive par ailleurs : un régime universel est nécessaire. Il apparaît en outre que la notion de « patrimoine » est, dans le discours médiatique et du droit international, trop souvent associée à des éléments importants mais non indispensables à la survie de l’espèce humaine. Or, la forêt, au même titre que l’eau et l’air, lui est absolument vitale.

La notion de « bien commun », inexistante en droit international, est parfois utilisée dans un sens voisin au niveau national. Tel est par exemple le cas au Brésil, où la forêt est considérée par la loi, depuis les années 1930, comme un « bien commun de tous les habitants du pays[50] ». Mais ce statut semble aujourd’hui bien insuffisant : il suffit d’observer l’accélération de la déforestation de la forêt amazonienne brésilienne pour s’en convaincre. Le lien avec le manque d’eau potable dans le pays, rapporté par les médias, est connu : la déforestation accélère le dégagement de CO2 et la pollution, et en conséquence, l’effet de serre, et la sécheresse[51]. La situation, dont les prises de position du nouveau Président ne font que suggérer qu’elle devrait empirer[52], est telle que la solution ne semble plus être qu’internationale. En effet, au-delà d’une hypothétique ingérence environnementale internationale voire d’une intervention armée à laquelle le Brésil semble être préparé depuis des années, l’Etat « craint également que, sur le modèle de l’Antarctique, l’Amazonie ne soit internationalisée, au nom de sa préservation[53] ».

La notion de bien commun propre à certains droits internes ne semble donc pas toujours satisfaisante ni suffisante à protéger la forêt. La notion de « bien public » récemment utilisée en Slovénie pour constitutionnaliser le caractère non marchandisable de l’eau ne semble, à cet égard, pas plus permettre d’éviter ces possibles travers[54]. Par analogie avec l’eau, une qualification de res communis ou de res nullius, bien que partiellement insatisfaisante, ouvrirait probablement la voie à une protection plus importante de la forêt. Une telle analogie ne semble pas inenvisageable au niveau international, même si la démarche privilégiée par la Déclaration de Rio est l’absence d’internationalisation[55]. Il arrive fréquemment que les Etats associent eux-mêmes l’eau et la forêt lorsqu’il est question de ressources à protéger. La position officielle du Canada révèle ainsi que « [l]’eau à l’état naturel peut se comparer à d’autres ressources naturelles comme les arbres de la forêt, les poissons dans la mer ou les minéraux du sol. Même si toutes ces choses peuvent être transformées en articles commerciaux par la récolte, la pêche ou l’extraction, elles demeurent, jusqu’à ce que cette étape cruciale soit franchie, des ressources naturelles[56] ».

Mais quand bien même le statut de ressources naturelles serait accompagné d’un dispositif juridique suffisamment protecteur pour garantir que les forêts – ou plutôt certaines forêts – disposent d’une eau saine, le raisonnement par analogie a ses limites : s’il peut permettre une protection renforcée de la forêt, il n’apparaît pas en mesure de lui garantir un « droit à l’eau ».

B. Deuxième piste :
le lien téléologique entre la protection de l’eau et la protection de la forêt

Une deuxième piste peut être suivie à partir d’une autre proposition, selon laquelle la finalité d’un droit peut amener à protéger un autre objet. Alors que la consécration d’une protection par analogie ne constitue finalement qu’une faible interaction intellectuelle entre les deux objets « eau » et « forêt », un raisonnement téléologique implique une interaction logique plus avancée. Ainsi peut-on envisager l’hypothèse selon laquelle la finalité du droit à l’eau pourrait impliquer un droit de la forêt à l’eau.

Cette perspective part du constat selon lequel la finalité du droit à l’eau est de garantir l’existence du vivant. Or, l’arbre, composante de la forêt, est un être vivant ; tout comme les végétaux et les animaux qui y vivent – soit l’intégralité de ses composantes à l’exception des minéraux. Il n’y alors qu’un pas à franchir pour admettre que la forêt peut être considérée comme un être vivant. Dans ce cas, l’attribution d’une personnalité juridique pourrait lui permettre…d’exiger une eau saine en son nom propre.

Sans aller jusqu’à une personnification complète, tel est d’ores et déjà le cas s’agissant d’autres êtres vivants. Des accords prévoient ainsi que certains animaux ont droit – ou devraient avoir droit – à une eau saine. Ainsi le Conseil de l’Europe a-t-il estimé dès les années 1980 que « [t]ous les animaux devraient disposer en permanence d’eau potable non contaminée. L’eau est un vecteur de micro-organismes, et c’est pourquoi elle devrait être fournie de façon à minimiser les risques de contamination[57] ». Sans refléter une bienveillance angélique excessive à l’égard des animaux, puisqu’il s’agit d’animaux destinés à la recherche expérimentale, ces lignes directrices fixent un cadre non contraignant qui a pu être repris et renforcé par l’Union européenne. La directive 2010/63/EU prévoit en effet que « [t]ous les animaux doivent disposer en permanence d’eau potable non contaminée[58] ». Bien que ces dispositions s’inscrivent dans le cadre de la recherche scientifique et visent essentiellement à garantir sa qualité, elles pourraient être étendues à l’activité – au moins scientifique – en forêt et constituer la base d’une obligation contraignante de ne pas polluer les eaux qui y coulent.

La seconde hypothèse, plus engageante sur le plan philosophique, est d’accorder une personnalité juridique aux arbres – ce qui pourrait fonder un droit propre à l’eau. Celle-ci n’est pas nouvelle. Dès 1972, le désormais célèbre article de Christopher D. Stone le proposait déjà[59]. Si la proposition a été reprise en France par Jean-Pierre Marguenaud à propos des animaux[60], la doctrine a globalement envisagé la question sous l’angle axiologique voire politique plutôt que sous l’angle de la technique juridique[61]. Pourtant, à « la lecture des arguments de ces deux auteurs, force est de constater qu’il ne demeure pas d’obstacle juridique décisif à la reconnaissance de la personnalité juridique des animaux ou de l’environnement. Le choix apparaît bien davantage moral et philosophique que strictement juridique[62] ». Certains Etats ne s’en sont d’ailleurs pas privés. La Constitution de l’Equateur dispose non seulement que « [n]ature shall be the subject of those rights that the Constitution recognizes for it[63] », mais prévoit en outre un chapitre 7 intitulé « droits de la nature » selon lequel « [n]ature, or Pachamama, where life is reproduced and occurs, has the right to integral respect for its existence and for the maintenance and regeneration of its life cycles, structure, functions and evolutionary processes[64] ». La nature dispose enfin d’un droit à la « restauración », que l’on peut traduire par un droit à la restauration ou à la régénération en cas d’atteinte[65]. Plus récemment, la Nouvelle-Zélande a légiféré pour accorder la qualité d’être vivant et une personnalité juridique à un fleuve sacré : « Te Awa Tupua is a legal person and has all the rights, powers, duties, and liabilities of a legal person[66] ». La solution s’est ensuite étendue à l’Inde, cette fois-ci par l’intermédiaire jurisprudentiel : « [l]es suites furent retentissantes : le Gange, et son affluent la Yamuna, sont dorénavant des entités juridiques vivantes qui ont « les mêmes droits que les êtres humains », tout comme les glaciers de l’Himalaya Gangotri et Yamunotri, sources de ces deux fleuves sacrés[67] ».

Même si la décision de la High Court[68] a été suspendue par la Cour Suprême indienne en attendant une solution au fond[69], d’autres exemples montrent que de telles solutions se répandent peu à peu à travers le monde[70].

Techniquement, la possibilité anthropomorphique[71] d’accorder à la forêt une person-nalité juridique lui permettant de jouir de droits n’est donc pas iconoclaste, même si les systèmes européens ne sont pas coutumiers de ces choix basés, au moins en partie, sur des orientations religieuses ou des croyances. Dans les trois cas mentionnés, la nature ou le fleuve jouissaient en effet d’un statut sacré que le droit positif est venu confirmer – ou consacrer. Toutefois, il est loisible de se demander si l’Homme ne devrait pas plus « croire » dans la nature et admettre que, biologiquement, il a un besoin vital qu’elle demeure saine. Une reconnaissance d’une personnalité juridique à la forêt lui permettrait alors d’exiger, par la voie de gardiens – peut-être les gardes champêtres en voie de disparition depuis 1958 en France ? – une eau saine pour son développement, et par ricochet la bonne santé de l’humanité.


[1] L’auteur remercie chaleureusement Mmes Marie Duclaux de l’Estoille, María Lorenzo Martinez, M. le Professeur Valère Ndior et M. Sacha Robin pour leurs relectures attentives et leurs suggestions.

[2] Voir infra, II.B.

[3] Hayao Miyazaki s’est d’ailleurs inspiré de ces croyances dans ses œuvres, en particulier pour réaliser la forêt de Princesse Mononoké (Studio Ghibli, 1997). Il n’est pas anodin, à ce propos, que Miyasaki se soit déclaré admiratif du travail de Frédéric Back…réalisateur du court-métrage oscarisé L’homme qui plantait des arbres (1987). Voir sur ce point Fournier Mauricette, « La forêt de Princesse Mononoké d’Hayao Miyazaki : une contribution poétique à la prise de conscience environnementale » in Decaulne Armelle (dir.), Arbres et Dynamiques, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2013, p. 203 et s.

[4] La forêt permet une infiltration complète des eaux de pluie, le stockage d’autres types de précipitations comme le brouillard ; elle est également essentielle à la préservation et à la stabilité des sols des bassins versants.

[5] L’Agence Française de Développement finance ainsi un ambitieux projet visant à fournir aux habitants de la région des points d’eau potable à l’extérieur de cette forêt, qui est la principale source d’eau, et à les inciter à économiser ses ressources en bois. Voir l’exposé du projet sur le site de l’organisme : https://www.afd.fr/fr/kenya-quand-la-foret-veille-sur-leau.

[6] Le choix de définir une eau « saine » comme une « eau non polluée » peut naturellement faire débat. Par commodité, cette équation schématique sera retenue malgré la conscience que la question est éminemment plus complexe, notamment au regard des sciences de la terre.

[7] Voir infra, I.B.

[8] Haupais Nicolas, « Le paysage du droit international public » in « Cependant, j’ai besoin d’écrire… ». Liber Amicorum en l’honneur de Serge Sur, Paris, Pedone, 2014, p. 121.

[9] Idem.

[10] En particulier, l’élection du Président brésilien Jair Bolsonaro en 2018 suscite de vives inquiétudes quant à l’avenir des forêts brésiliennes, dont la destruction pourrait s’accélérer. Voir infra, note 52.

[11] Miron Alina, Taxil Bérangère, « Requiem pour l’Aquarius. Les sauvetages en mer, entre instrumentalisation et criminalisation », La Revue des droits de l’homme, n°15, 2019, §1. Consultable en ligne à l’adresse : http://journals.openedition.org/revdh/5941.

[12] Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, Montego Bay, 10 décembre 1982, Rtnu, vol. 1834, 1994, p. 36.

[13] Voir par exemple Cazala Julien, « Le droit international de l’eau et les différends relatifs au Tigre et à l’Euphrate » in Boisson de chazournes Laurence, Salman Mohamed Ahmed, Les ressources en eau et le droit international, Académie de droit international, Leiden/Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2005, p. 544 et s.

[14] Salmon Jean (dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 404, entrée « Eaux ». Par exemple : eaux adjacentes, eaux archipélagiques, eaux de surface, eaux douces, eaux intérieures de surface, eaux neutres, eaux surjacentes, eaux transfrontières…

[15] Par exemple, les eaux superficielles sont des eaux de surface ; mais les eaux surjacentes peuvent revêtir plusieurs sens.

[16] Voir sur ce point Daillier Patrick, Forteau Mathias, Pellet Alain, Droit international public (Ngyuen Quoc Dinh †), Paris, Lgdj, 8e éd., 2009, p. 1370.

[17] La criminalisation de la piraterie en mer serait intervenue sous l’Empire romain ; voir Sestier Jules M., La piraterie dans l’Antiquité, Paris, Librairie de A. Marescq ainé, 1880, p. 276 ; Senly André, La piraterie, Paris, Arthur Rousseau Editeur, 1902, p. 23.

[18] Aurescu Bogdan, Pellet Alain (dir.), Actualité du droit des fleuves internationaux, Paris, Pedone, 2010.

[19] Sfdi, L’eau en droit international. Colloque d’Orléans, Paris, Pedone, 2011 ; Brown Weiss Edith, « The Evolution of International Water Law », Rcadi, 2007, vol. 331, p. 163 et s.

[20] Voir par exemple la Convention sur la protection du patrimoine culturel subaquatique, Paris, 6 novembre 2001, Unesco, Conférence Générale, 31e session, doc. 31 C/64 du 31 octobre 2001, et à son propos Scovazzi Tullio, « La Convention sur la protection du patrimoine culturel subaquatique », AFDI, vol. 48, 2002, p. 579. La France, qui est considérée comme un expert mondial en matière de protection du patrimoine culturel subaquatique, ne l’a ratifiée qu’en 2013. Certaines de ses réticences, liées à une interprétation selon laquelle certaines protections entreraient en contradiction avec les grandes libertés garanties par la Convention de Montego Bay, sont partagées par de nombreux Etats, puisque seuls 60 Etats sont Parties à cet instrument en janvier 2019. Voir également BORIES Clémentine, « La protection du patrimoine culturel subaquatique » in Forteau Mathias, Thouvenin Jean-Marc, Traité de droit international de la mer, Paris, Pedone, Cedin, 2017, p. 891.

[21] Voir en particulier Coulee Frédérique, « Le droit à l’eau dans le contexte international. Brèves remarques à propos d’un droit économique émergent » in Droit international et culture juridique, Mélanges offerts à Charles Leben, Paris, Pedone, 2015, p. 57 et s.

[22] Dupont-Rachiele Jérôme, Prevost Daniel, Raymond Sébastien, « L’eau : un droit pour tous ou un bien pour certains », RQDI, vol. 17.1, 2004, p. 62 et s.

[23] Voir en particulier la résolution 54/175 de l’Assemblée générale des Nations unies du 17 décembre 1999 relative au droit au développement, et plus généralement Dubuy Mélanie, « Le droit à l’eau potable et à l’assainissement et le droit international », Rgdip, vol. 116, n°2, 2012, p. 275 et s. ; spéc. p. 295 et s.

[24] Aux termes de l’article 24.2 de la Convention relative aux droits de l’enfant, « [l]es Etats parties […] prennent les mesures appropriées pour : […] c) Lutter contre la maladie et la malnutrition, y compris dans le cadre de soins de santé primaires, grâce notamment à l’utilisation de techniques aisément disponibles et à la fourniture d’aliments nutritifs et d’eau potable, compte tenu des dangers et des risques de pollution du milieu naturel » (Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies par la résolution 44/25 du 20 novembre 1989, Rtnu, vol. 1577, 1999, p. 3).

[25] Constitution amendée de la République arabe d’Egypte, 15 janvier 2014, article 79 : « [t]out citoyen a droit à une alimentation saine et suffisante et de l’eau potable ». L’article 68 de la défunte Constitution de la Seconde République du 26 décembre 2012 prévoyait que « le droit à une habitation convenable, une eau potable et une alimentation saine est garanti ».

[26] Constitution de la République Démocratique du Congo, telle que modifiée par la Loi n° 11/002 du 20 janvier 2011 portant révision de certains articles de la Constitution de la République Démocratique du Congo du 18 février 2006, article 48 : « [l]e droit à un logement décent, le droit d’accès à l’eau potable et à l’énergie électrique sont garantis ».

[27] Une brève analyse de ces Constitutions est présentée par Coulee Frédérique, « Le droit à l’eau dans le contexte international. Brèves remarques à propos d’un droit économique émergent », op. cit. note 21, p. 65 .

[28] Cirdi, Saur International S.A. c. République argentine, affaire n° ARB/04/4, sentence du 6 juin 2012, §330 : « [e]n réalité, les droits de l’homme en général, et le droit à l’eau en particulier, constituent l’une des diverses sources que le Tribunal devra prendre en compte pour résoudre le différend car ces droits sont élevés au sein du système juridique argentin au rang de droits constitutionnels, et, de plus, ils font partie des principes généraux du droit international ».

[29] Cidh, Communauté Xákmok Kásek c. Paraguay, 24 août 2010, §§ 194 et196.

[30] Forteau Mathias, Thouvenin Jean-Marc, « Introduction » in Forteau Mathias, Thouvenin Jean-Marc, Traité de droit international de la mer, op. cit. note 20, p. 24.

[31] Doumbe-Bille Stéphane, « Le cadre juridique international relatif aux forêts – Etat de développement » in Cornu Marie, Fromageau Jérôme, Le droit de la forêt au XXIe siècle. Aspects internationaux, L’Harmattan, 2004, p. 124.

[32] Ainsi, la « Convention de Paris du 19 mars 1902 relative à la protection des oiseaux pour l’agriculture est la première Convention internationale dont l’objectif est de protéger les espèces sauvages, leurs habitats et par ricochet la forêt » (Houedanou Sessinou Emile, La gestion transfrontalière des forêts en Afrique de l’Ouest, Paris, L’Harmattan, Collection « Etudes africaines », 2015, p. 39).

[33] L’auteur cité dans la note précédente dresse une liste de ces conventions pour aboutir à cette conclusion ; voir ibid., p. 39.

[34] Accord international de 1983 sur les bois tropicaux, Genève, 18 novembre 1983, Rtnu, vol. 1393, 1996, p. 76 ; Accord international de 1994 sur les bois tropicaux, Genève, 26 janvier 1994, Rtnu, vol. 1955, 2001, p. 81 ; Accord international de 2006 sur les bois tropicaux, Genève, 27 janvier 2006, Rtnu, vol. 2797, 2011, p. 75.

[35] D’antin de Vaillac Dominique, « La forêt comme objet de relations internationales ? », AFRI, 2005, vol. 6, 927.

[36] Ibid., p. 925.

[37] De Rezende Menezes Quênida, « Le droit international peut-il sauver les dernières forêts de la planète ? », Paris, L’Harmattan, 2013, p. 165.

[38] Houedanou Sessinou Emile, La gestion transfrontalière des forêts en Afrique de l’Ouest, op. cit. note 32, p. 199. Voir également l’exposé très clair, bien qu’un peu daté de Doumbe-Bille Stéphane, « Le cadre juridique international relatif aux forêts – Etat de développement », op. cit. note 31, p. 121 et s.

[39] Pour un résumé de ses apports et du contexte de son adoption, voir Mekouar Mohamed Ali, « La Déclaration de New York sur les forêts du 23 septembre 2014 : quelle valeur ajoutée ? », Revue juridique de l’environnement, vol. 40, n° 2015/3, p. 463 et s.

[40] Voir en particulier Cedh, López Ostra c. Espagne, 9 décembre 1994, requête n°16798/90, §51 : « [i]l va pourtant de soi que des atteintes graves à l’environnement peuvent affecter le bien-être d’une personne et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée et familiale, sans pour autant mettre en grave danger la santé de l’intéressée ».

[41] Cedh, Kyrtatos c. Grèce, 22 mai 2003, requête n° 41666/98, § 53. Dans les faits, des aménagements urbains avaient détruit le marais adjacent à la propriété des requérants, qui arguaient notamment que le site dans lequel est situé leur domicile avait perdu toute sa beauté et que la destruction avait causé un dommage à l’environnement, en particulier aux oiseaux et espèces protégées vivant dans le marais.

[42] Sur cette question, voir Michallet Isabelle, « Cour européenne des droits de l’homme et biodiversité » in Robert Loïc (dir.), L’Environnement et la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 94 et s.

[43] Assemblée consultative du Conseil de l’Europe, Rapport sur la lutte contre la pollution des eaux douces en Europe, 1965, IIIe partie, chapitre 1.

[44] Voir la présentation de l’idée par Camproux-Duffrene Marie-Pierre, « Plaidoyer civiliste pour une meilleure protection de la biodiversité. La reconnaissance d’un statut juridique protecteur de l’espèce animale », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol. 60, n° 2018/1, p. 4 et s.

[45] Kolb Robert, Théorie du droit international, 2e édition, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 67.

[46] Haupais Nicolas, « Le paysage du droit international public », op. cit. note 8, p. 666.

[47] Certains auteurs considèrent en effet que « l’évolution récente montre que dès que [les Etats côtiers] ont les capacités techniques ou l’autorité politique nécessaires, ils s’étendent vers le large au détriment de la haute mer ; amputée des zones économiques exclusives, des plateaux continentaux, celle-ci semble plus proche d’une res nullius éphémère dans l’attente du partage des océans » (Charpentier Jean, « La communauté internationale : mythe ou réalité ? » in L’homme dans la société internationale. Mélanges en hommage au Professeur Paul Tavernier, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 39, renvoyant notamment à Dupuy René-Jean, « Droit de la mer et Communauté internationale » in Mélanges offerts à Paul Reuter. Le droit international : unité et diversité, Paris, Pedone, 1979, p. 221 et s.).

[48] Lambert-Habib Marie-Laure, Le commerce des espèces sauvages : entre droit international et gestion locale. Réflexions sur la C.I.T.E.S. (Convention de Washington sur le commerce international des espaces de faune et de flore sauvages menacés d’extinction), Paris, L’Harmattan, 2000, p. 331.

[49] L’Unesco s’efforce, depuis sa 25e session en 2001, d’être leader dans la protection mondiale des forêts. En partie grâce à la création du Programme des forêts du patrimoine mondial, le nombre de sites forestiers du patrimoine mondial est actuellement de 107, couvrant un total de 75 millions d’hectares – soit 1,5 fois la taille de la France. Ce chiffre apparaît néanmoins bien dérisoire dans la mesure où la déforestation détruirait 13 millions d’hectares chaque année.

[50] Voir Leme Machado Paulo Affonso, « Les nouveautés dans la législation brésilienne sur la protection des forêts », Revue juridique de l’environnement, vol. 40, n° 2015/1, p. 60.

[51] Par exemple, « Le manque d’eau potable, un paradoxe au Brésil », Le Journal du Dimanche en ligne, 29 novembre 2015, consultable à l’adresse : https://www.lejdd.fr/International/Ameriques/Le-manque-d-eau-potable-un-paradoxe-au-Bresil-761955.

[52] Selon les médias, Jair Bolsonaro envisage la reprise des travaux de rénovation de la BR-319, une autoroute traversant l’Amazonie, et prévoit de faciliter l’implantation d’activités économiques dans des zones pour l’instant protégées par la loi ou les collectivités locales. La fusion des ministères de l’Environnement et de l’Agriculture semble aller dans ce sens. Voir Donada Emma, « Quel est le programme de Jair Bolsonaro pour l’Amazonie ? », Libération en ligne, 12 octobre 2018, consultable en ligne à l’adresse : https://www.liberation.fr/checknews/2018/10/12/quel-est-le-programme-de-jair-bolsonaro-pour-l-amazonie_1684630.

[53] Geslin Albane, « Etats et sécurité environnementale, états de l’insécurité environnementale : de la recomposition normative des territoires à l’esquisse d’un droit de l’anthropocène » in Tercinet Josiane (dir.), Etats et sécurité internationale, Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 92.

[54] Naim-Gesbert Eric, « Voyage aux confins du droit de l’environnement » in Touzeil-Divina Mathieu, Hoepffner Hélène (dir.), Droit(s) du Bio, Toulouse, Boulogne et Pau, Editions l’Epitoge, coll. l’Unité du Droit, vol. XXIII, octobre 2018, p. 169.

[55] D’Antin de Vaillac Dominique, « La forêt comme objet de relations internationales ? », op. cit. note 35, p. 929.

[56] Ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, « Les prélèvements massifs d’eau et considérations », Washington D.C., Ambassade du Canada, 1999, extrait cité et analysé par dupont-Rachiele Jérôme, Prevost Daniel, Raymond Sébastien, « L’eau : un droit pour tous ou un bien pour certains », op. cit. note 22, p. 68. Voir ibid. l’étude de l’ambiguïté de cette position dans le cadre du Gats.

[57] Lignes directrices relatives à l’hébergement et aux soins des animaux, annexe A à la Convention européenne sur la protection des animaux vertébrés utilisés à des fins expérimentales ou à d’autres fins scientifiques du 18 mars 1986, STE, n°123, 15 juin 2006, article 4.7.1.

[58] Directive 2010/63/EU relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques, Annexe III. Exigences relatives aux établissements et exigences relatives aux soins et à l’hébergement des animaux, Joue du 20 octobre 2010, L 276, article 3.5.a).

[59] Stone Christopher D., « Should Trees Have Standing? Toward legal Rights for natural Objects », Southern California Law Review, vol. 45, n° 1972/2, p. 450 et s.

[60] Marguenaud Jean-Pierre, « La personnalité juridique des animaux », Dalloz, 1998, p. 205.

[61] Betaille Julien, « La doctrine environnementaliste face à l’exigence de neutralité axiologique : de l’illusion à la réflexivité », Revue juridique de l’environnement, hors-série, n° 2016/HS16, p. 45.

[62] Betaille Julien, Les conditions juridiques de l’effectivité de la norme en droit public interne : illustrations en droit de l’urbanisme et en droit de l’environnement, Thèse de droit public soutenue le 7 décembre 2012, Université de Limoges, p. 518. Voir ibid. p. 519 et s. pour une analyse des arguments des tenants et opposants de la proposition, qu’il conclut en demi-teinte : l’institution nécessaire de « guardians » ou représentants capables d’exprimer la volonté de la nature – en la personnifiant – ne serait pas très différente de la capacité contentieuse actuelle des associations de protection de l’environnement.

[63] Constitution de la République d’Equateur, 20 octobre 2008, article 10.

[64] Ibid., article 71.

[65] Ibid., article 72.

[66] Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Act 2017 n°7, Royal assent 20 March 2017, article 14.1.

[67] Naim-Gesbert Eric, « Etres et choses en droit de l’environnement : l’appel du sacré », Revue juridique de l’environnement, vol. 42, n° 2017/3, p. 406.

[68] High Court of Uttarakhand, Mohd Salim v. State of Uttarakhand & others, No.126 of 2014, 20 march 2017.

[69] O’Donnell Erin L, Talbot-Jones Julia, « Creating legal rights for rivers : lessons from Australia, New Zealand, and India », Ecology and Society, vol. 23-7, 2018, p. 10 , spéc. l’instructif tableau comparatif, sous l’angle juridique, des trois cas analysés p. 11. Mais cette suspension intervenue en juillet 2017 ne semble pas impliquer en tant que telle la remise en cause de l’attribution de la personnalité juridique au fleuve. Les « gardiens » imposés par la High Court (l’Etat de Uttarakhand, ou plus précisément le « Chief Secretary of the State of Uttarakhand and the Advocate General of the State of Uttarakhand » nommément désignés par la Cour) ont en effet eu temporairement gain de cause en montrant que les contours de leur responsabilité n’était pas claire, ces rivières s’étendant au-delà des frontières de l’Etat (notamment au Bangladesh). Voir également O’Donnell Erin L, « At the Intersection of the Sacred and the Legal : Rights for Nature in Uttarakhand, India », Journal of Environmental Law, Vol. 30-1, 2018, p. 135 et s.

[70] Naim-Gesbert Eric, « Voyage aux confins du droit de l’environnement », op. cit. note 54, p. 170.

[71] La doctrine critique ainsi une « anthropomorphisation juridique de la nature » : Serrurier Enguerrand, La résurgence du droit au développement. Recherche sur l’humanisation du droit international, Thèse de droit public soutenue le 5 octobre 2018, Université Clermont Auvergne, p. 483 et s. ; l’expression est mentionnée p. 483.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

La Servante écarlate ou quand le féminisme devient un produit marketing qui perd de son essence (par Mélanie Jaoul)

Voici la 11e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 27e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

L’extrait choisi est celui de l’article de Mme Mélanie JAOUL à propos du/de féminisme(s) dans la websérie La Servante écarlate. L’article est issu de l’ouvrage Lectures juridiques de fictions.

Cet ouvrage forme le vingt-septième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XXVII :
Lectures juridiques de fictions.
De la Littérature à la Pop-culture !

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina & Stéphanie Douteaud

– Nombre de pages : 190
– Sortie : mars 2020
– Prix : 29 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-38-4
/ 9791092684384

– ISSN : 2259-8812

La Servante écarlate
ou quand le féminisme devient un produit marketing
qui perd de son essence[1]

Mélanie Jaoul
Maîtresse de conférences en droit,
Membre du Laboratoire de droit privé (Ea 707)
à l’Université de Montpellier,

Chercheuse associée au Centre de recherche
sur les mutations sociales et les Mutations du Droit (Cermud) à la Faculté des Affaires internationales du Havre, Clud

« Nous voulions juste un monde meilleur. Meilleur ne signifie jamais meilleur pour tout le monde. Ça signifie toujours pire pour certains ». Cette phrase du commandant Waterford constitue la quintessence de la dystopie de la Servante écarlate. La série basée sur le roman éponyme écrit par Margaret Atwood ne peut qu’être une œuvre nécessairement militante de la cause des femmes. Opérer une lecture féministe de La Servante écarlate semble, de prime abord, une tâche évidente tant les réactions suscitées par la série semblent militer de son féminisme. En effet, les féministes du monde entier se sont saisies du symbole qu’est la tenue de La Servante écarlate afin de manifester dans les pays où le droit à l’interruption volontaire de grossesse n’est pas garanti voire refusé. Parce que porter la cape rouge et les ailes blanches des servantes permet, par le fort impact visuel de la tenue dans un monde d’hommes aux costumes sombres, de marquer sa désapprobation sans avoir à manifester ou mener des actions qui pourraient être lourdement réprimées, le symbole ne pouvait qu’être adopté. Ainsi, aux Etats-Unis, les servantes du Texas furent les premières à manifester contre les politiques natalistes en se revêtant de la fameuse cape rouge. Le symbole fut repris partout : dans l’Ohio, la Floride, le New-Hampshire… Au-delà même des frontières américaines, le phénomène a pris en Irlande lors de la lutte pour l’accès à l’interruption volontaire de grossesse, en Pologne ou plus récemment encore en Argentine. Si le symbole essaime ainsi au travers des luttes féministes dans le monde, c’est bien la preuve que La Servante écarlate est une série féministe. Pourtant, je vais me placer dans un registre dans lequel on ne m’attend pas : la lecture féministe de la servante écarlate est possible, plausible et même crédible. Pourtant, je vais tenter de vous montrer que cette lecture doit être nuancée. La Servante écarlate, par certains aspects, passe à côté du féminisme voire le sacrifie sur l’autel de l’esthétisation de la violence et de l’essentialisation de la maternité.

Quoi ? La Servante écarlate traitresse à ses sœurs ? Qu’ouïe-je ? Je ne suis pas la seule à pondérer le propos féministe affiché. L’autrice du livre éponyme a toujours refusé de qualifier celui-ci de livre féministe et lui préfère l’expression « d’aventure humaine mettant en lumière des femmes ». Le réalisateur de la série et ses actrices ne sont d’ailleurs pas plus à l’aise avec le F-word (à savoir le féminisme). Dans de nombreuses interviews, ils réfutent la qualification de féministe de la série ou la reconnaissent à demi-mot lui préférant l’étiquette d’humaniste. Il faut dire que si après l’affaire Weinstein, les hashtags #MeToo et #Time’sup, le féminisme peut être perçu comme un objet « marketing[2] », les promoteurs de la série ont peur qu’une telle étiquette conduise à un rejet de la série par une partie du public. L’équilibre est alors précaire entre le désir de « surfer » sur la vague, la déferlante féministe et en même temps, ne pas effrayer la grande majorité d’une population au mieux indifférente au féminisme, au pire clairement réfractaire à ce dernier.

Au-delà de ces considérations, il nous faut entrer dans le vif du sujet et nous intéresser à la série en elle-même. Pour comprendre de quoi nous parlons et comment la société patriarcale de Gilead a pu voir le jour, il convient de planter le décor. Gilead est une société qui se constitue dans un monde – lequel n’est pas sans faire écho au nôtre – où l’environnement est devenu hostile en raison de la folie consumériste des hommes, où les terres sont polluées notamment par des déchets radioactifs, où le chômage est massif et où la population connait un taux de fertilité si bas que les enfants sont considérés comme un miracle et enfin où c’est la survie même de l’espèce humaine qui semble en jeu. Dans ce contexte, un groupuscule masculiniste et religieux, les fils de Jacob, après des années à œuvrer et recruter dans l’ombre, a fomenté un coup d’état permettant d’établir Gilead dans une grande partie de ce qui fut les Etats-Unis d’Amérique[3]. Cette société, dans une lecture littérale de la bible, réduit les femmes à leur condition de reproductrices/femmes au foyer et purge la société des traitres au genre[4], des personnes ayant un engagement dans un culte autre que le culte gileadien[5], des médecins et personnels soignants ayant permis aux femmes de gérer leur capacité reproductrice[6] et enfin, des antifemmes que sont les féministes… L’héroïne June, rebaptisée Offred-Defred[7], est séparée de sa fille Hannah, laquelle est confiée à une famille « respectable » parmi l’élite gileadienne et devient une servante écarlate, affectée auprès du Commandant Fred Waterford et de son épouse, Serena afin de leur donner un enfant. C’est au travers de son histoire et ses pensées que l’on voit se dérouler le sombre destin des femmes de Gilead. Il est d’ailleurs important de souligner que les deux femmes en question ont un passé pré-gileadien lié au féminisme : June est la fille d’une activiste féministe et a toujours fréquenté ce milieu sans s’y fondre, en regardant la lutte féministe comme dépassée ; Serena était une féministe[8] qui a rencontré la foi et a forgé, construit et pensé Gilead avec sa plume. Quelle ironie du sort ! Comment ne pas alors penser aux célèbres mots de Simone de Beauvoir : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question[9] ». La série, à l’instar du livre, me donne le sentiment qu’il s’agit plus d’une histoire qui met en lumière « le basculement » – grâce aux flash-back – qu’une histoire de la lutte féministe contre le patriarcat au pouvoir. Ce qui est édifiant, c’est qu’au travers de ces retours en arrière, le téléspectateur ou la téléspectatrice peut faire le lien avec des actualités de son propre quotidien : dans les faits divers et les actualités qui nous rappellent sans cesse que les femmes ont beau représenter la moitié de l’humanité, elles sont discrimininées, violées, privées de la libre disposition de leurs corps, réifiées, essentialisées, réduites en esclaves, torturées, tuées juste parce qu’elles sont femmes. Les petits renoncements à se révolter contre les « petites » discriminations qui deviennent de plus en plus massives jusqu’au point de non-retour. Et de dire, attention vous pensez que vous n’êtes pas concernés par ces atteintes mais un jour, toute la société basculera et vous avec. Personne n’est épargné sous son œil. C’est là, le cœur de cette dystopie !

La série parce qu’elle nous conduit à prendre fait et cause pour les femmes, à réfléchir à notre propre fonctionnement et à nous alerter sur le risque de convergence du réel et de la fiction, semble constituer sans nul doute une œuvre féministe. Aussi, dans un premier temps, nous verrons que le message féministe est porté à l’écran, nous interrogeant en tant qu’individus sur la place des femmes dans notre propre monde. En mettant le spectateur face à un monde fondé sur le patriarcat, il oblige celui-ci à adopter une posture féministe. Cependant, il ne faut pas être dupe. Le féminisme inhérent à la démarche évoquée n’est pas absolu. Nous verrons, dans un second temps, que la deuxième saison – celle totalement pensée par les scénaristes et les réalisateurs[10] – le message féministe se trouve parfois sacrifié ou, à tout le moins brouillé. Aussi à la question du féminisme de la série notre réponse sera oui, mais…

I. Le message féministe porté à l’écran

La Servante écarlate, dans son principe, est résolument féministe et nous allons aborder, très rapidement, différents points qui le démontrent. La série met en avant des thèmes récurrents du combat féministe et au travers de cette utopie pessimiste qui exacerbe les travers de notre présent, elle pousse le spectateur à s’interroger et à vouloir défendre la cause des femmes. Deux principaux axes seront développés – bien qu’ils soient plus nombreux. D’une part, la série permet de mettre en exergue que la domination masculine est nécessairement systémique et que le système entraîne l’adhésion des dominants mais aussi des dominées[11] (A). D’autre part, La Servante écarlate met en lumière un phénomène encore tabou dans notre société et qui au travers de « la cérémonie » est poussée à son paroxysme, à savoir la culture du viol (B).

A. La domination masculine est nécessairement systémique

D’abord, La Servante écarlate par l’organisation qu’elle présente dans la société de Gilead permet de mettre en exergue la discrimination systémique des femmes (et des minorités) dans une société patriarcale, laquelle se construit sur des assignations de genre très fortes.

La société de Gilead repose sur une organisation où le rôle de chacun est déterminé par une donnée de genre (homme-femme) et une donnée socio-économique. Dans cette société, les hommes sont les seuls à pouvoir travailler, à posséder un compte bancaire, à être propriétaires, à lire et écrire, à sortir seuls. Le pouvoir est concentré entre leurs mains au sein d’un cénacle très restreint de commandants. S’il y a une hiérarchie entre les hommes[12], elle tient à leur place dans l’organisation des fils de Jacob et de leur milieu socio-économique[13]. Dans la société gileadienne, tous les hommes ont un rôle à jouer et sont considérés comme supérieurs aux femmes. Ainsi, à l’exception des tantes qui ont un statut spécifique, toutes les femmes y compris les épouses sont contraintes à n’avoir que les activités propres à leur « caste » dont la liste a été établie par des hommes et dont l’exercice se fait toujours sous le regard vigilant des hommes. Les femmes qui, avant l’ère gileadienne, avaient conquis l’égalité sont à nouveau projetées et cadenassées dans la sphère privée. Tout espace de liberté est alors contraint et exclu du fait de l’organisation mise en place. C’est une société patriarcale qui a été mise en place laquelle se fonde sur le mythe viriliste ou de la virilité[14] et prône la supériorité du masculin sur le féminin. Pour les théoriciens du régime en place, la vocation « naturelle » de la femme est d’être soumise et de procréer quand celle de l’homme serait celle de gouverner et de créer. Les penseurs du régime portent donc au pinacle l’essentialisation primordiale des sexes. Dans cette perspective, ils ont pris des mesures pour contraindre le corps des femmes et organiser leur temps dans le but de leur permettre d’accomplir leur « fonction ».

Dans la société gileadienne, les femmes sont pour leur part organisées en fonction des tâches auxquelles leur « genre » et les circonstances, les destinent[15]. On trouve ainsi sept catégories de femmes dans la construction de Gilead, chacune est soumise à un corps de règles qui lui est propre. On trouve ainsi les épouses[16], les servantes écarlates[17], les Marthas[18], les éconofemmes[19], les Jézebels[20], les tantes[21] et les antifemmes[22]. Chacune de ces catégories a un rôle précis qui est fonction des utilités que leur reconnait le pouvoir de Gilead : tenir le foyer, faire les tâches domestiques, exploiter leur force de travail quand aucune de ces trois tâches de l’essence de la femme ne lui sont reconnues. Cette construction en caste est renforcée par un corpus juridique applicable aux femmes, corpus qui règle l’ensemble de leurs actes et de leurs pensées (ou du moins est-ce l’objectif poursuivi).

Le premier aspect est de déconstruire l’identité individuelle « des » femmes – perçues comme des individus dotés de droits – pour les faire entrer dans la robe de « la » femme – comme catégorie naturellement inférieure aux hommes. Ainsi, chacune de ces catégories se voit assigner une tenue d’une couleur spécifique, comme un uniforme. Ces tenues ont une double fonction. La première, évidente, est de pouvoir identifier à quelle catégorie appartient la femme, dépersonnaliser sa porteuse et contrôler l’adéquation de son comportement à sa caste. La seconde est plus insidieuse. Les tenues ont été pensées de manière fonctionnelle : couvrantes, elles ont pour but a minima de désexualiser leur porteuse afin que cette dernière soit « décente ». Ainsi, toutes les catégories de femmes sont soumises à des règles de pudeur : bras, gorge et cheveux couverts, longueur de jupe qui couvre les jambes, pantalons proscrits et réservés aux hommes, pas de sous-vêtements qui évoquent la luxure[23] et enfin, proscription des talons et du maquillage. Ainsi, les femmes doivent se reconcentrer sur la fonction qui est la leur : la maternité. Toute la vie de l’ensemble des catégories de femmes est, comme nous le verrons, tournée exclusivement vers cette aspiration.

Les servantes écarlates sont celles dont la dépersonnification va le plus loin. En effet, ces dernières sont vêtues d’une tenue rouge le recouvrant intégralement et d’un bonnet blanc cachant leurs cheveux sur lequel elles portent « leurs ailes » afin de masquer leur visage à d’autres yeux que le couple qu’elles servent. Leur uniforme les rend toutes presque identiques et ce n’est qu’en étant près que l’on peut voir leur visage, elles n’ont pas le droit de regarder dans les yeux les gens, doivent opter pour une posture d’humilité… Ces femmes sont pucées à l’oreille comme du bétail et dans la série, les scénaristes ont mis en avant l’aspect « marchandise » des servantes, Gilead ayant fait de la fécondité « sa première ressource nationale[24] ». La perte de personnalité va au-delà même de leur tenue puisque l’on va jusqu’à les priver de tout élément identifiant à commencer par leur prénom. En effet, elles sont renommées « de » suivi du nom du commandant auquel elles ont été assignées[25]. La dépersonnification aboutit à son absolu : la réification. Sont assignées à cette catégorie les femmes qui ont prouvé, par une maternité avant l’ère Gileadienne, leur capacité reproductrice mais qui l’avaient fait dans le pêché : secondes épouses, concubines, lesbiennes, mères porteuses… Elles sont alors destinées à devenir les génitrices des enfants de couples de commandants dont les épouses sont stériles[26].

Cette organisation de castes s’accompagne de divers éléments pour asservir les femmes et les réduire au rang d’incapables. Après avoir privé les femmes de la possibilité de travailler, de posséder un compte, le pouvoir de Gilead a privé les femmes du droit de lire ou d’écrire. Ainsi, les pictogrammes ont remplacé l’intégralité des écritures et seuls les hommes lisent. D’ailleurs, lorsque Serena Joy – pourtant la tête pensante ayant créé Gilead – lit la bible pour demander à ce que les épouses et leurs filles aient au moins le droit de lire les saintes écritures, elle sera battue et amputée. Cet interdit à l’éducation a pour but de ne plus permettre aux femmes d’accéder à la culture, à des pensées complexes qui les conduiraient à se distancier de leur rôle biologique et à remettre en cause l’autorité des hommes. On le voit, il y a une soumission des femmes qui n’ont d’ailleurs pas le droit d’exprimer une opinion qui leur soit propre : la série montre, par exemple, le malaise de l’assemblée lorsque Serena prend la parole lors du diner pour la délégation mexicaine… Elles ne peuvent sortir de leur maison que par deux ou sous l’autorité de l’homme du foyer – dans le respect des règles de Gilead – avec un laisser-passer. Privées de lecture et donc d’autonomie, privées d’individualité, les femmes ne sont que l’ombre de l’homme de leur maison. Il n’est pas que les servantes, les Marthas ou les Jézébels pour être considérées comme des biens. La société gileadienne a fait de toute femme la propriété d’un maître, une esclave. Tout est fait afin de les rendre dépendantes des hommes et de les empêcher de prendre une place qui doit leur revenir.

Ces interdits sont accompagnés d’un discours qui fait écho à ceux que les spectateurs et spectatrices peuvent lire sur certains réseaux sociaux. Ainsi, le commandant Waterford explique à June que « les hommes ont fait peser trop de poids sur les épaules des femmes », que « les femmes ont dû sacrifier leur maternité sur l’autel d’une réussite », que « les femmes n’étaient pas heureuses car utilisées comme des objets sexuels, jamais assez belles ou intelligentes… » ou encore que « les femmes étaient libres mais pas libérées » mais qu’elles « n’étaient pas respectées, elles étaient victimes de viols, d’agression » etc… De nombreux dialogues tendent donc à expliquer aux femmes que l’abandon de liberté que Gilead exigent d’elles est pour leur bien en plus d’être pour le bien de la société. Et certaines le ressentent ainsi. Ne voit-on pas le binôme de Defred dire qu’avant elle se prostituait et était une junkie et qu’elle n’allait pas laisser cette dernière tout ruiner alors qu’on la traitait bien[27] ?

Ce système fonctionne parce que les femmes aussi « jouent le jeu » pour différents motifs : certaines par adhésion à l’idéologie, certaines – comme Serena – parce qu’elles sont persuadées que cela ne s’appliquera pas à elles, d’autres parce qu’elles arrivent à en tirer un pouvoir. Mais cette adhésion est elle-même le fruit de la société patriarcale et des biais de pensée auquel on adhère sans même y penser. La plupart des femmes (et des individus) n’adhèrent pas fondamentalement mais la crainte pour sa sécurité et/ou celle de ses proches finit de phagocyter toute résistance. Si la résistance semble vaine ou pire dangereuse alors la grande majorité silencieuse accepte et permet la réalisation complète du stéréotype. C’est un système qui s’autonourrit.

Et c’est cela qui surprend le plus le spectateur, celui qui ne baigne pas forcément dans un terreau féministe. Le spectateur est choqué de se dire que les femmes concourent à la société de Gilead et que certaines sont du côté des hommes, certaines viennent même asseoir leur domination sur les femmes. N’est-ce pas Serena qui a voulu et pensé cette société ? N’est-elle pas celle qui est montrée manipulant son époux afin de garder une once de pouvoir – jusqu’au moment où sa créature lui échappe ? Tante Lydia et ses sœurs sont celles qui permettent que le système fonctionne par leur organisation, profitant au passage de cette mission pour s’élever au-dessus de la condition des femmes[28] ? Les commandantes ne sont-elles pas complices de l’exploitation des servantes pour réaliser leur désir de maternité ? C’est là que l’on voit l’influence des grandes œuvres des sociologues féministes et spécialistes des gender studies. Ces études ont mis en exergue que le système misogyne et patriarcal de la société pouvait essaimer parce qu’il repose sur un conditionnement de l’ensemble de la société : hommes comme femmes. Notre société – et celle de Gilead – éduque ses membres dans l’idée qu’il existe des assignations de genre très fortes inhérentes à la différence de sexes, des différences qui correspondent à notre nature profonde. Aux femmes, la maternité et le pouvoir de régir le foyer ; aux hommes, les moyens de subsistances et le pouvoir de régir la société. Ainsi, lutter contre les stéréotypes de genre et les assignations qui leur sont rattachées, c’est être une anti-femme, un traitre à son genre. L’ordre voilà à quoi aspirent les masses. L’ordre et le sentiment d’avoir une place.

B. La culture du viol[29], un fondement de la société moderne

La violence est omniprésente même dans les scènes les plus anodines du quotidien et aucune catégorie de personnes n’y échappe vraiment. Les femmes, comme souvent, plus que d’autres mais les minorités y sont toutes malmenées. Mais l’un des éléments qui heurte est le fait que la société de Gilead ait institutionnalisé le viol comme fondement de sa société. Ce renversement de valeur a pour effet de pousser à son paroxysme ce qui est identifié par certaines féministes sous le nom de culture du viol. La culture du viol est un concept sociologique forgé par le courant du féminisme radical américain[30] dès les années 70. La culture du viol c’est l’idée que dans une société donnée, les individus minimisent voire encouragent le viol – par exemple en incriminant le comportement des victimes – par le fait de véhiculer l’idée de femmes respectables et d’autres qui le seraient moins, par l’absence de réponses institutionnelles visant à condamner des viols et violences sexuelles voire à les approuver dans une logique globale de domination… Dans sa forme la plus polarisée, celle mis en avant dans La Servante écarlate, la culture du viol se manifeste par le fait que les femmes sont la propriété des hommes qui leur refusent tout respect ainsi que le droit de contrôle et de maîtrise de leur propre corps. La culture du viol est alors justifiée par la survie de l’espèce qui est en jeu du fait du taux de natalité extrêmement faible de la société.

Dans l’univers dystopique de Gilead, la société est en mal d’enfants et va asservir les femmes dotées d’un utérus et d’ovocytes fonctionnel au profit de ceux qui dans la classe dirigeante n’ont pas eu cette chance. Ce paradigme est surprenant. On pourrait se dire qu’au contraire les femmes pouvant donner la vie, dans une société organisée autour des enseignements de la bible, seraient portées au pinacle. Mais cela n’est pas le cas… Parce qu’il y a des femmes respectables, celles qui l’étaient avant l’avènement de Gilead, et d’autres qui ne le sont pas, le bienfait de la maternité ne peut pas échoir à n’importe quelle femme. Et si la nature a donné ce bienfait à une femme qui n’est pas digne, la société de Gilead confiera le miraculeux enfant à un couple qui lui en sera digne[31]. En effet, parce que la majorité des femmes ne peuvent plus se reproduire – pour rappel les hommes ne peuvent avoir de souci de fertilité – elles sont jalousées, enviées, convoitées. Là encore les femmes sont toutes réduites à la maternité[32] : à la vivre quand elles peuvent enfanter, à se renier et à être prêtes à tout subir pour accéder à celle-ci quand elles ne peuvent enfanter. Aucune femme ne vit sa féminité dans le rejet de la maternité tant la société et l’urgence climatique et démographique semble annihiler le désir d’être nullipare. Ainsi, le désir de maternité, dans ses accents survivalistes, conduit chaque personnage femme à y aspirer de tout son être, à s’en rendre malade, à s’infliger le pire – la cérémonie est, dans une moindre mesure, une souffrance aussi pour les épouses, à accepter d’aliéner sa liberté et son individualité. En réalité, ce désir est, là encore, instrumentalisé par les hommes. En effet, les hommes au pouvoir conscient de l’impossibilité de concilier avec les règles bibliques l’existence de concubines à côté des épouses afin d’avoir des enfants, ont trouvé le moyen de rendre cela « acceptable ». C’est ainsi que se fondant sur le passage biblique, ils créent tout un système de cérémonies où épouses et servantes sont liées et permettent par le jeu du rituel d’autoriser les commandants de connaître charnellement d’autres femmes que leurs épouses.

Chaque mois, dans la chambre conjugale, la tête entre les cuisses de l’épouse, la servante est violée. Purement et simplement. Le commandant après avoir lu la bible devant toute la maisonnée, viole pour ensemencer la servante « Béni soit le fruit – Que le seigneur ouvre » en regardant son épouse. La servante est violée et ne sert que de moyen pour le couple d’accéder à la parentalité. La « commandante » collabore donc bon gré, mal gré à cette cérémonie qui ritualise et poétise le viol de femmes. C’est là que la réification de ces femmes est fondamentale : comment supporter autrement de voir l’homme que l’on aime coucher avec une autre femme et de surcroit, par sa propre faute, sa propre incapacité à lui donner un enfant. La nécessaire déshumanisation à l’extrême est le corollaire indispensable pour endurer cela dans une société où la femme a failli à son rôle naturel en échouant à la maternité. Les épouses paient ainsi leur incapacité à enfanter – puisque les hommes ne peuvent être stériles – et les servantes d’avoir eu une vie indigne selon les critères de Gilead. D’ailleurs, dans le centre rouge où l’on « forme » ces dernières, il y a un épisode où les femmes qui ont été violées doivent reconnaître que c’est de leur faute et où les autres femmes scandent que ce qui leur est arrivé est de leur faute. Le viol est alors présenté comme l’outil indispensable et le remède nécessaire à une société qui se meurt. Les Tantes le valorisent comme un acte supérieur d’amour et d’humanité…

Cette réification, cette culture du viol est développée avec son corollaire : les violences gynécologiques et obstétricales. Ainsi, chaque mois, la servante est examinée par un médecin au centre rouge pour définir si elle est en fertilité et la cérémonie n’a lieu qu’à cette condition. Lorsqu’enfin, elle tombe enceinte, on parle aux parents comme si elle n’existait pas. Elle n’est que l’enveloppe charnelle qui porte leur enfant… C’est une gestation pour autrui dans ce qu’elle a de plus horrible, subie, non consentie…

Ces quelques éléments, qui ne manquent pas de faire écho à des faits dans notre quotidien poussent à réfléchir à la cause des femmes ici et maintenant. De manière incidente, des personnes qui ne s’étaient jamais interrogées sur la question des rôles assignés au genre, à la place de la femme, à la lutte féministe alors que les droits semblent acquis en viennent à regarder les actualités sous un nouveau jour. Le fait de ressentir l’horreur de Gilead conduit le spectateur à ne jamais vouloir qu’une telle régression des droits des femmes et des « minorités » ne survienne. La dystopie n’est pas en soi féministe – d’ailleurs le féminisme n’est pas le sujet – mais conduit à penser le féminisme et a, comme les faits l’ont montré, créé des vocations.

II. Un traitement non féministe du sujet

Si la série « La Servante écarlate » nous conduit à réfléchir au féminisme, à la place des femmes dans la société et aux inégalités présentes ou potentielles, le traitement qui en est fait ne nous paraît pas féministe. Quelques aspects vont d’ailleurs heurter un public averti sur les questions féministes.

Dans un premier temps, c’est la compréhension du féminisme – au-delà de sa pluralité – qui nous questionne. Comment ne pas déplorer qu’il n’y ait pas ou si peu de sororité qui pourtant est de l’essence du féminisme. Le combat féministe s’inscrit dans une longue histoire de luttes collectives, de femmes qui se sont unies pour faire reconnaître leurs droits civiques et sociaux tant sur le plan collectif qu’individuel. Dans la série, cela ne semble pas exister. Cela nous conduit à évoquer la méconnaissance de l’essence du féminisme (A). Dans un second temps, c’est le regard du réalisateur qui interroge. Entre autres questions, comment ne pas être gênée par l’essentialisation à l’extrême de la maternité et l’absence de rejet de l’enfant -fruit du viol ? Comment ne pas trouver ambigu la façon dont la question des personnes homosexuelles est finalement traitée a minima et celle des personnes transgenres tout simplement éludée ? Comment ne pas être tout simplement choquée par l’esthétisation malsaine et au-delà de l’utile des violences faites aux femmes ? Ces différents éléments nous conduisent à considérer qu’il y a une forme de « male gaze » sous-jacent, insidieux dans le traitement de ces thématiques (B).

A. La méconnaissance de l’histoire
et du fonctionnement des mouvements féministes

La série, en tant que dystopie, est supposée s’inscrire dans notre monde et à ce titre, s’inscrit dans notre histoire et dans celle de la lutte entre les sexes. Ce paradigme permet aux téléspectateurs de pouvoir se projeter et gommer les frontières entre la réalité et la fiction. C’est cette proximité qui place le spectateur dans une situation d’empathie et en a fait plus qu’un objet télévisuel, un phénomène de société.

La série est basée sur un ouvrage écrit dans les années 80, à une époque où le féminisme vivait sa deuxième vague[33] mais n’avait pas vécu ni sa troisième vague, ni la déferlante #Metoo que certaines qualifient de quatrième vague[34]. La seconde vague est connue pour avoir conceptualisé la notion de patriarcat, lequel se définit comme l’organisation familiale et sociale basée sur l’autorité du père et, ce faisant a permis de développer le concept de sexisme et l’analyse des discriminations fondées sur le sexe. La série reprend les codes alors incorporés par l’autrice, en les modernisant et y intégrant les concepts de la troisième vague[35] ainsi que les problématiques environnementales, technologiques et politiques qui sont les nôtres. C’est donc une série qui est supposée se situer à un moment charnière du combat entre d’une part, les féministes et d’autre part, les réactionnaires. Image clivée et clivante d’une société où la masse silencieuse des gens qui ne sont ni l’un, ni l’autre ne semble pas avoir voix au chapitre. Dans la série, c’est l’idéologie différentialiste qui l’a emporté et les hommes ont mis en place une phallocratie où ils sont l’alpha et l’omega. L’idéologie différentialiste postule d’une différence naturelle incommensurable entre les hommes et les femmes, laquelle serait fondée sur les différences anatomiques et physiologiques entre les sexes. Si cette idéologie a eu son succès au siècle des lumières et a, aujourd’hui encore, ses partisans, les femmes (et les hommes) luttant pour l’égalité entre les sexes n’ont eu de cesse de la battre en brèche[36]. La société dystopique pensée par l’autrice et reprise dans la série a construit son idéologie sur ce schéma qui exacerbe les qualités attachées aux hommes (virilité, pouvoir, fraternité, honneur) et aux femmes (douceur, soumission, organisation ménagère et maternité).

La série nous place alors après l’échec de l’idéologie féministe. Les féministes ou « antifemmes » sont alors montrées comme la cause du malheur non seulement des femmes mais de la société. Le féminisme – ou plutôt les féminismes[37] tant celui-ci est composé de différents courants – peut alors se définir comme les « combats en faveur des droits des femmes et de leurs libertés de penser et d’agir. Cette lutte comprend une large critique de la subordination et de la domination des femmes, mais aussi des normes de genre[38] ». Cependant, le féminisme que met en lumière « la servante écarlate » interroge et semble tomber dans une forme de caricature du féminisme. Caricature des féministes d’abord, caricature de la lutte féministe ensuite.

Dans la série, la mère de June est une caricature personnifiée du féminisme. Celle-ci est présentée comme une militante de toujours, une femme de conviction qui participait à des manifestations, qui procédait à des interruptions de grossesses et organisait la lutte. Une militante tant dans la parole que dans ses actes. Au cours des flashbacks de June, on la voit plusieurs fois s’insurger contre sa fille « si soumise » à son conjoint, si peu investie dans la lutte féministe et tenir des propos « anti-hommes » tant à l’endroit du géniteur de sa fille que son époux mais plus largement de tous les hommes. Par ailleurs, la mère de June apparaît par deux fois aussi au sein du centre rouge : dans une vidéo supposée démontrer l’horreur que sont les antifemmes en les montrant en train de manifester et dans une vidéo où on la voit travailler dans une colonie. Cette caricature de la féministe et avec elle, des injonctions sur ce que le combat féministe est, se voit renforcer quand on découvre que la mère de June a subi le rejet de ses propres sœurs d’armes qui l’ont qualifiée de « nataliste » quand elle a voulu être mère. La vision du féminisme est alors manichéenne : ce sont des femmes qui rejettent les hommes, une lutte pour la domination des femmes sur les hommes, c’est un dogme qui affronte un autre dogme. Ainsi, la figure de « la » féministe, monolithique, est campée telle que l’attend le public, dans la vision que d’aucun appellerait « chienne de garde », anti-hommes et justifiant – de manière sous-jacente – la réaction vigoureuse de certains hommes, du mouvement des fils de Jacob. Cette vision manichéenne reproduit les stéréotypes véhiculés par les opposants des féministes. Pourtant, les féminismes – à l’exception de très rares courants – ne poursuivent pas la fin du patriarcat au profit du matriarcat mais la simple égalité entre les individus au-delà des questions de genre. Le féminisme vise tant à réhabiliter les femmes et le féminin, à permettre l’indifférenciation ou la neutralité du genre afin d’échapper aux stéréotypes négatifs et à l’enfermement dans l’idée d’une spécificité rattachée à son genre. Nulle domination, un simple droit à l’indifférence et à l’autonomie personnelle. Etre pro-femmes ne signifie pas être anti-hommes ou une quelconque misandrie.

A cette vision dévoyée des féministes, s’ajoute une absence totale de sororité dans la lutte féministe au cœur de la série. Au terme de la première saison, on l’attend puisque cette dernière s’achève sur « pourquoi nous ont-ils donnés des uniformes s’ils ne voulaient pas une armée ? » Les attentes pour la saison 2 étaient fortes surtout pour ceux qui avaient lus le livre et son épilogue. Pourtant, l’espoir est réduit à néant assez vite. Il n’y a aucun combat collectif des femmes, pourtant de l’essence du féminisme ; il n’y a aucune sororité. Les actions menées sont toujours individuelles et conduisent nécessairement à l’échec et à plus de violence. Pourtant, la sororité est de l’essence du féminisme et l’organisation en castes, subissant la violence et un traitement liberticide et mortifère était le terrain idéal de son émergence. L’historienne Arlette Farge avait fait la démonstration que la solidarité féminine qui s’était développée dans les années 1970 avait butée par la suite sur les clivages de classes et l’individualisme de la société. La sororité semble alors mal s’accorder avec l’individualisme[39] dans un monde où les femmes sont confrontées à la question sociale. Mais dans La Servante écarlate, nulle individualité, nulle question sociale. Les femmes sont asservies dans une caste, asservie dans un code de conduite qui tend à gommer leur individualité. Cette configuration, qui rappelle celle des travailleuses, aurait pu être le siège d’une lutte collective qui ne vient jamais. Les scénaristes sont alors restés coincé dans une certaine vision du féminisme, très en vogue aux Etats-Unis et qui phagocyte toute autre perspective : un féminisme individualiste. Si ce féminisme, non militant, peut fonctionner à titre individuel dans une société démocratique et capitaliste, il est alors voué à l’échec dans un système tel que celui de Gilead.

B. Entre male gaze et misogynie intériorisés

La série est problématique au-delà de sa méconnaissance de l’histoire du féminisme par le traitement visuel et scriptural qu’il fait des femmes. Nous évoquerons rapidement trois points qui sont, selon nous, symptomatiques de l’absence de féminisme de la série. Tout d’abord, on peut avoir le sentiment que le point de vue de la série, la façon de filmer est très symptomatique d’un regard masculin hétéronormé et peut tomber dans ce que l’on qualifie de « male gaze ». Ensuite, et c’est dans la continuité, nous verrons que l’essentialisation de la maternité est clairement problématique. Enfin, nous nous focaliserons sur l’esthétisation extrême de la violence faite aux femmes, laquelle va au-delà de ce qui est utile à l’intrigue et créé une attente perverse chez le spectateur.

Le premier point qui milite du manque de féminisme est le point de vue adopté par les showrunners de la série qui participe de ce que l’on appelle le male gaze. Le male gaze ou « regard masculin » est un concept théorisé par Laura Mulvey[40] en 1975. Derrière cette expression se cache l’idée que le regard dominant dans la pop-culture, et notamment dans le cinéma, est celui d’un homme hétérosexuel. Ce regard impacte spécialement le traitement qui est fait de la femme et des stéréotypes – largement sexués – qui lui sont attachés mais également la vision de la « sexualité » avec, notamment l’invisibilisation des « minorités » sexuelles. Le male gaze se définit alors comme la propension qu’ont les hommes hétérosexuels, dans le septième art et les médias en général, à sexualiser les femmes et à en faire des objets. La série se prête à cette réification puisqu’elle campe un monde où les femmes sont des objets mais pour autant, le traitement du sujet tombe dans cet écueil. Plusieurs éléments sont en question. Il est étonnant de voir que l’héroïne de la série, June, est toujours vue par le prisme de ses relations amoureuses et de ses relations aux hommes. La série oscille entre June et son mari, June et son amant, June et son commandant. Elle se bat pour son mari, elle reste et ne vit que pour son amant, elle se languit de ses rendez-vous avec le commandant avec tout ce que cela implique dans la psyché du personnage en termes d’injonctions contradictoires. D’ailleurs, l’histoire de la deuxième saison est assez focus sur l’histoire d’amour qu’elle vit au détriment de la lutte contre Gilead à laquelle on pouvait s’attendre.

Un des autres aspects qui interroge sur l’éventuel male gaze tient au traitement de la sexualité et notamment une certaine forme d’invisibilisation des homosexuels. Si l’homosexualité est évoquée notamment au travers de Moira, la meilleure amie de June et d’Emily, toutes deux servantes, elle l’est à la marge. Si dans la première saison, les deux femmes semblent des figures fortes, la seconde saison en fait des personnages secondaires, effacés, simples objets de tortures et jamais acteurs de changement. Moira, lesbienne et militante féministe, insoumise et passionaria devient finalement un personnage secondaire… Devenue Ruby au Jézabel, c’est une femme brisée qui certes parvient à s’enfuir au Canada mais qui s’efface au profit de Luke. Alors qu’elle fut servante et Jézebel, qu’elle fut avant ça une féministe militante, on la découvre passive : ce n’est pas elle qui se bat contre Gilead mais le mari de June… D’aucuns seront surpris que la lutte contre Gilead soit menée non par les femmes qui ont subi de l’intérieur mais des hommes hétéros, naturels moteurs de la résistance. Cette transformation est aussi criante chez Emily. Cette universitaire est mariée avec une femme canadienne et a un fils, tous deux passés au Canada mais qu’elle n’a pu accompagner, Gilead ne reconnaissant pas leur union. Elle est donc très logiquement emprisonnée et devient servante. Si Emily est une résistante du réseau Mayday dans la première saison, initiant June, elle va complétement s’effacer et s’étioler dans la deuxième saison où elle subit un destin fait de douleurs : excisée pour avoir eu une histoire avec une Martha, envoyée aux colonies, réaffectée à un commandant sadique… D’ailleurs, la seule mère dont la parentalité n’est quasi jamais évoquée – hormis l’épisode de la séparation – est celle d’Emily. Comme si l’on ne pouvait montrer l’homoparentalité à l’écran… Les figures lesbiennes sont donc, au final, très peu positives et au mieux invisibilisées comme homosexuelles, réduites à leur seule identité de femmes. Les hommes homosexuels ont pour leur part fait l’objet d’une épuration pure et simple et ne sont mentionnés que morts, pendus au mur. Au-delà de son évocation, comme comportement prohibé, l’homosexualité n’est jamais montrée. Si l’hétérosexualité est très présente au travers de la relation de June, au travers des soirées au Jézabel, au travers des flashbacks de Serena, l’homosexualité n’apparaît nulle part[41]. L’absence de représentation de l’homosexualité est probablement liée au nécessaire secret dans le monde de Gilead mais dans une série qui ne nous épargne aucun moment de sexualité qu’elle soit consentie ou subie, cette absence est à tout le moins surprenante et certains pourraient y voir une forme d’hétérocentrisme.

Le second point qui peut heurter dans la série est une essentialisation de la maternité tant dans le discours – qui pourrait être le résultat de la vision gileadienne – que dans l’image. Dans le discours d’abord. La maternité est le moteur de toutes les femmes et toutes sont vues au travers de ce prisme. Les épouses acceptent l’adultère et la cérémonie, de s’effacer en raison de leur désir irrépressible d’enfant. D’ailleurs, nombre de scènes montrent les épouses, dont la servante est enceinte, mimer des simulacres de grossesses alors qu’il s’agit d’une gestation pour autrui (forcée) et les autres épouses jouer le jeu. Les réalisateurs, au travers de Serena, mettent en avant ce que ce besoin d’être mère, irrépressible et absolu, va la conduire à toutes les extrémités, à des crises d’angoisse et de pleurs, à jalouser les autres épouses et même sa servante enceinte… Au gré des scènes, on constate aussi que les servantes semblent aussi aspirer à la grossesse, non seulement pour les « privilèges » que cela leur confère temporairement. Mais le plus effarant est que finalement, aucune des femmes pourtant violées et aucune mère d’intention ne rejettent leur enfant. Au contraire, les servantes ont un amour inconditionnel pour le fruit de leur viol. Aucune femme, contrairement à ce que l’on a pu constater dans ces cas dans la réalité[42], ne rejette cet enfant[43]. Tout au plus, on montre une servante qui a souhaité se suicider alors qu’elle était enceinte et que l’on a enchaînée afin de préserver l’enfant à venir. La figure maternelle toujours sublimée et le lien charnel exacerbé : l’exemple de Janine qui sans avoir vu sa fille Charlotte plus de quelques semaines est la seule à pouvoir la sauver face à sa mystérieuse maladie alors que sa mère adoptive n’arrive pas à être maternelle. Cette vision de la maternité comme un absolu, comme un instinct primaire est incompatible avec une conception féministe. En effet, de nombreuses autrices féministes ont depuis près de cinq décennies exploré la question de la maternité. Nombre d’entre elles ont mis en exergue que l’instinct maternel n’est pas inné et qu’il relève d’un construit. Plus encore, toutes les femmes ne désirent pas être mères et veulent rester nullipares[44] ou, si elles ont enfanté, ressentent un fort regret d’être devenues mères[45]. Même June n’est finalement perçue là encore non pas dans son individualité de femme mais dans sa maternité allant jusqu’à renoncer à la liberté pour tenter de sauver sa fille ainée, comme si aucune action en ce sens n’était possible à l’extérieur… Ce geste ne s’explique alors que par la figure de la mère qui fera toujours passer l’enfant avant elle-même au détriment même de son instinct de survie. La façon même de filmer la maternité est elle-même toujours comme nimbée de lumière, de douceur, d’amour… presque virginale. Alors même que les accouchements se font dans la douleur comme le prescrit la Bible, la façon de filmer laisse un sentiment étrange d’absolu et de beauté : pas de fluides, une fatigue effacée dès que survient l’enfant. Cet amour absolu est toujours figuré à l’écran par des images beaucoup moins sombres que le reste de la série, filmé avec une lumière presque laiteuse, laissant le sentiment que la maternité est un cocon.

Enfin, le dernier point que nous évoquerons rapidement est la sublimation de la violence gratuite. Entendons-nous bien : mettre à l’écran des scènes de violences faites aux femmes n’est pas en soi le problème puisque c’est le thème même de la dystopie. Si la saison un nous offre un panel de viols et violences qui sont difficiles à regarder mais se justifient par rapport à l’intrigue, ce n’est pas le cas de la seconde saison. Bon nombre de scènes dans la saison deux qui montrent des viols et des violences faites aux femmes n’apportent absolument rien à l’intrigue. Le scénario semble d’ailleurs faire une accumulation de telles scènes jusqu’à la saturation, le tout avec une esthétique visuelle extrême. Le spectateur est alors placé dans un paradoxe : l’horreur de ce qu’il voit le glace mais, dans un même mouvement, il voit une scénographie avec une très forte esthétique. A cela s’ajoute un aspect scénaristique qui, lorsque l’on a une lecture féministe, met profondément mal à l’aise : le storytelling pousse le spectateur dans une posture d’attente voyeuriste : il en vient à souhaiter les violences. En effet, à chaque épisode, les héroïnes entreprennent une action dont on espère qu’elle va réussir mais dont on sait qu’elle est vouée à l’échec et qu’elle va générer plus de violence. Le spectateur est alors tenu en haleine et veut voir, de manière un peu malsaine, comment le régime de Gilead va traiter l’héroïne…

Le féminisme affiché nous semble alors un peu loin !


[1] Cet article a été rédigé sur la base des deux premières saisons de la série Ocs La Servante écarlate.

[2] Plus qu’un objet marketing, c’est un « pinkwashing » (coloration en rose) d’un discours marketing.

[3] Dans cette ascension du pouvoir de Gilead et son traitement, la spectatrice que je suis n’a pu s’empêcher de faire un parallèle avec le discours « masculiniste » décrypté dans les soutiens du président Donald Trump. Lire M. Kimmel, Angry White Men : American Masculinity at the End of an Era, Nation Books, New-York, 2015.

[4] A savoir les personnes homosexuelles et les personnes transgenres.

[5] Religieux de toutes confessions.

[6] Sont ainsi exécutés et pendus au mur tous ceux qui ont de près ou de loin – dès lors qu’il ne s’agit pas de femmes fertiles qui seront destinées au corps des servantes écarlates – procédés à des Ivg, stérilisations et promu la contraception.

[7] Pour marquer son appartenance.

[8] Ainsi, au cours d’un épisode est évoquée son arrestation comme activiste, ce qui plonge son époux Fred dans l’embarras face à la délégation mexicaine.

[9] S. de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, 1949.

[10] En effet, si la première saison est le calque quasi parfait du roman, il a fallu imaginer une suite qui s’insère entre les aventures connues de June qui portent sur quelques mois et l’épilogue du livre dans une société post-gileadienne (qui n’est même pas certaine que Gilead ait vraiment existé).

[11] J’applique ici la règle de la majorité (les femmes opprimées) sans exclure les autres types de personnes dominées.

[12] Commandants, gardiens de la foi, les yeux et les anges.

[13] On ne peut que constater que c’est une société dirigée par des hommes blancs que l’on n’est pas loin de comparer aux rednecks et conservateurs américains.

[14] Sur l’histoire de la virilité : A. Corbin, J.-J. Courtine et G. Vigarello [dir.], Histoire de la virilité, Paris, Le Seuil, 2011 (3 volumes) ; O. Gazalé, Le mythe de la virilité, Un piège pour les deux sexes, Laffont, 2017.

[15] Cette organisation n’est pas sans rappeler les réflexions sur la place des femmes au sein du corps des travailleurs et des réflexions des premières féministes anticapitalistes.

[16] Vêtues de vert dans la série mais en bleu dans la série, qui restent à la maison et soutiennent les commandants.

[17] Vêtues d’une tenue rouge le recouvrant intégralement et d’un bonnet blanc cachant leurs cheveux sur lequel elles portent « leurs ailes » pour masquer leur visage à l’extérieur.

[18] Vêtues d’une tenue gris-vert et en vert dans le livre, s’occupent des tâches domestiques dans les maisons. Ce sont des femmes non fertiles et qui n’ont pas de mari et qui ne causent aucun trouble à la société.

[19] Vêtues de gris dans la série et d’une tenue tricolore bleue-vert-rouge (pour figurer qu’elles ont pour objet d’accomplir les trois fonctions dévolues aux précédentes catégories), sont situées au bas de l’échelle sociale et mariées à des hommes pauvres. Elles font parties de la classe ouvrière. Mariées avant l’avènement de Gilead, elles peuvent rester avec leurs époux car leurs comportements ayant été jugés convenables. Si elles ont des enfants, elles peuvent les conserver avec leurs époux et les élever. Elles sont à la fois épouses, servantes et Marthas.

[20] Les Jézebels sont des femmes qui ne sont pas supposées exister à Gilead : au cœur même du pouvoir, là où toutes femmes même les épouses sont interdites, il y a une maison close « le Jézebel » où des antifemmes ont eu le choix entre devenir des prostituées pour le plaisir des commandants et de leurs invités ou les colonies.

[21] Vêtues d’une tenue militaire, elles ont en charge de suivre les servantes. Elles ont un statut spécifique. Elles veillent sur le cheptel de ventres, les « forment » (comprenez les cassent psychologiquement pour en faire des femmes dociles, au moyen de la torture et si besoin de la mutilation), suivent les grossesses et les naissances, contrôlent les servantes et à l’occasion les épouses ainsi que les Jézebels. Elles portent une arme, ont un statut supérieur à celui des anges qui leur marquent de la déférence et du respect et contrairement aux autres femmes, elles ont le droit de lire et écrire.

[22] Ce sont les femmes que Gilead ne veut pas en son sein ou ne peut pas réhabiliter, utiliser : handicapées, féministes, les femmes trop âgées, rebelles, religieuses, condamnées par la cour de justice gileadienne… Ces femmes nettoient aux colonies les terres radioactives jusqu’à que mort s’en suive.

[23] Dans une lecture littérale de l’ancien testament, la sexualité ne doit pas être source de plaisir et ne doit remplir qu’un rôle procréatif.

[24] Ainsi, lorsque June arrive au centre rouge, avant de la pucer, Tante Lydia lui explique qu’elle est une denrée trop précieuse pour être perdue et qu’il est important pour eux de toujours savoir où elle est. Un flashback de Serena Joy, lors de la visite de l’ambassadrice mexicaine en vue de venir acheter des servantes, permet de se rendre compte que c’est elle qui a eu l’idée de marchandiser les femmes fertiles. L’ambassadrice mexicaine lui demande si, quand elle avait écrit ses livres, elle avait « une société où les femmes ne pourraient pas lire son livre… ni rien d’autre d’ailleurs ». Ainsi, à ce moment, on la voit dans un de ses souvenirs, dire à son mari qu’il faudrait ériger la fécondité comme ressource nationale et qu’elle va écrire un second livre sur le thème même si elle ne l’envisageait pas jusqu’ici.

[25] Dès qu’elles ont donné un enfant à la famille à laquelle elles sont assignées, l’épouse peut choisir de conserver la servante jusqu’au sevrage du nouveau-né ou décider de s’en séparer dès ce moment. A compter de ce moment, la servante est alors assignée à une autre famille et prendra le nom de son nouveau commandant. Il en va de même si elle échoue trop longtemps à donner une progéniture à la famille.

[26] Lorsque les commandants n’ont pas eu de progéniture avec leurs épouses, celles-ci sont alors considérées comme stériles car à Gilead, les hommes ne sont pas stériles. La stérilité est la faute des femmes et il s’agit là d’un tabou de la société gileadienne.

[27] Comment ne pas penser alors au Discours de la servitude volontaire de La Boétie ? C’est ce que l’on appelle aussi le concept de misogynie intériorisée ou sexisme intégré (que l’on peut trouver sous le nom de « sexisme bienveillant) : C. Edgard-Rosa, Les gros mots, Abécédaire joyeusement moderne du féminisme, 2016. Sur le sujet de la misogynie, lire A. Gargam et B. Lançon, Histoire de la misogynie de l’Antiquité à nos jours, 2013 ; M. Daumas, Qu’est-ce que la misogynie ?, Arkhê, 2017.

[28] Leur origine est d’ailleurs mystérieuse. On ne voit aucun flashback et on se demande comment des femmes peuvent se transformer en de tels bourreaux pour leurs congénères. L’esthétique et l’imagerie de la série conduisent le spectateur à faire un parallèle entre ces femmes et les gardiennes des camps de concentration nazis. Comment ne pas penser à Ilse Koch plus connue sous le nom de la chienne de Buchenwald quand on voit la figure de Tante Lydia ?

[29] « Attitudes et croyances généralement fausses, mais répandues et persistantes, permettant de nier et de justifier l’agression sexuelle masculine contre les femmes » : K. A. Lonsway et L. F. Fitzgerald, « Rape Myths » In Review. Psychology of Women Quarterly, vol. 18, Urbana–Champaign, University of Illinois, Department of Psychology, juin 1994.

[30] S. Griffin, N. Connell et C. Wilson.

[31] C’est donc la conséquence de l’échelle de valeur mise en place dans cette société.

[32] Le prisme de la maternité qui conditionne toute femme se retrouve malheureusement aussi dans le regard du réalisateur comme nous verrons dans la seconde partie.

[33] La première vague du féminisme (Angleterre, années 1870) a pour objectif principal de réformer les institutions afin que les hommes et les femmes soient égaux devant la loi. La deuxième vague du féminisme est née à la fin des années 1960 avec les mouvements tels que la Women’s Lib et le Mouvement de Libération des Femmes (Mlf). Les revendications touchent à la liberté des femmes à disposer de leur corps (contraception, Ivg, liberté sexuelle) et la lutte contre le patriarcat (théorisé pour la première fois) et la construction de nouveaux rapports sociaux de genre.

[34] C. Delaume, Mes biens chères sœurs, Seuil, 2018.

[35] La troisième vague est apparue dans les années 1990 et met en exergue que l’on ne saurait analyser la situation qu’à l’aune du genre. Initié par des féministes issues de groupes minoritaires et des minorités ethno-culturelles, la troisième vague développe et théorise ce que l’on appelle le féminisme intersectionnel qui prend non seulement en compte les discriminations fondées sur le genre mais aussi celles fondées sur d’autres éléments qui font que les personnes sont doublement marginalisées ou stigmatisées : « race », religion, handicap, économique, orientation sexuelle…

[36] On peut ainsi citer par exemple, dès le XVIIe des auteurs comme M. Le Jars de Gournay, Egalité des hommes et des femmes, 1622 ou encore F. Poullain De La Barre, De l’égalité des deux sexes, 1673.

[37] Sur l’histoire de la lutte féministe, voir not. Bonnie J. Morris et D-M. Withers, La révolution féministe, La lutte pour la libération des femmes, 1966-1988, préf. R. Gay, Hugo Image, 2018.

[38] F. Rochefort, Histoire mondiale des féminismes, Puf, coll. Que sais-je ?, 2018.

[39] C. Delaume, op. cit. : développe l’idée selon laquelle la sororité est née avec la vague post affaire Weinstein grâce à l’émergence des réseaux.

[40] L. Mulvey, « Visual pleasure and narrative cinema », in Screen, Volume 16, n° 3, 1975, publié dans CinémAction n° 67, 1993 pour la traduction française. Voir également L. Mulvey, « Repenser « Plaisir visuel et Cinéma narratif » à l’ère des changements de technologie », in Lignes de fuite, en actes : http://www.lignes-de-fuite.net/article.php3?id_article=173.

[41] La seule scène lesbienne se déroule au Canada avec Moira et semble presque honteuse, pas très positive…

[42] B. Bayle, « Les enfants du viol et de l’inceste. Maternité et traumatisme sexuel », in L’enfant à naître. Identité conceptionnelle et gestation psychique, sous la direction de Bayle Benoît Eres, 2005, p. 63 et s.

[43] Pourtant, les mères d’enfants issus d’un viol, lorsqu’elles gardent l’enfant et ne l’abandonnent pas, montrent souvent un comportement violent à leur endroit : lire par exemple sur la question dans les conflits où le viol est utilisé comme arme de guerre : M-O. Godard et M.-J. Ukeye, « Enfants du viol : questions, silence et transmission » in Le Télémaque 2012/2, n° 42, p. 117 à 129 ; F. Sironi, Psychopathologie des violences collectives. Essai de psychologie géopolitique clinique, Paris, Odile Jacob, 2007.

[44] La docteure en psychologie Edith Vallée, qui étudie le non-désir d’enfant, explique à ce sujet que « L’injonction à faire des enfants pour que la société se renouvelle reste un inconscient collectif archaïque qui perdure car il est profond. Les femmes childfree perturbent l’ordre du monde […] elles bouleversent ce qui était attendu d’elles ».

[45] O. Donath, « Je n’aurais pas dû avoir d’enfants… » : une analyse sociopolitique du regret maternel, in Sociologie et sociétés, n° 49, p. 179 à 201.


Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Des sauveurs, des dictateurs et des porcs : une lecture féministe de la Casa de Papel (par Stéphanie Willman Bordat)

Voici la 39e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 27e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

L’extrait choisi est celui de l’article de Mme Stéphanie WILLMAN BORDAT à propos du/de féminisme(s) dans la websérie La Casa de papel. L’article est issu de l’ouvrage Lectures juridiques de fictions.

Cet ouvrage forme le vingt-septième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XXVII :
Lectures juridiques de fictions.
De la Littérature à la Pop-culture !

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina & Stéphanie Douteaud

– Nombre de pages : 190
– Sortie : mars 2020
– Prix : 29 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-38-4
/ 9791092684384

– ISSN : 2259-8812

Des sauveurs,
des dictateurs et des porcs :
une lecture féministe
de la Casa de Papel

Stéphanie Willman Bordat
Associée fondatrice Mra
Mobilising for Rights Associates,
diplômée en droit public (Paris I), Clud, Lm-Dp

L’un des défis de faire une lecture féministe de La Casa de Papel consistait à choisir une approche. De quel féminisme parler, vu son caractère évolutif et la multiplicité des féminismes en temps et en espace ? La nature mondiale de cette tâche a aussi suscité réflexion – comment une avocate des droits humains, d’origine américaine, de double formation en common law et en droit civil, travaillant au Maroc, devrait-elle évaluer une série télévisée espagnole lors d’un colloque en France ?

Au final, j’ai décidé d’analyser la série selon le contexte qui lui est propre, c’est-à-dire avec un œil aux normes espagnoles en ce qui est droits des femmes, reflétées dans ses engagements internationaux ainsi que dans sa législation nationale. En ce sens, mon intervention ciblera deux aspects :

Le premier s’agit de la présence dans la série des stéréotypes fondés sur le genre et la manière de les aborder, avec un examen non seulement des images véhiculées des femmes, mais également des masculinités. Au cours de la série ces stéréotypes sont désignés, amplifiés, exagérés, satirisés, confrontés, contestés, dénoncés, et résistés.

Le deuxième aspect s’agit de la présence dans la série des questions pertinentes sur le statut de la femme, sujet de débats actuels en Espagne, et à quelle mesure la série soulève certaines réalités dans la vie des femmes. Il y en a deux qui se dégagent : la participation des femmes aux positions de leadership et les violences faites aux femmes. Les deux font l’objet de critiques de la part des instances des Nations Unies lors de leurs examens des droits des femmes en Espagne[1].

I. Leadership

Concernant l’inclusion politique des femmes, dans les classements mondiaux l’Espagne démontre un écart considérable entre les sexes[2], en partie en raison de l’article 57 de la Constitution qui fait de l’Espagne l’une des rares monarchies européennes à être toujours discriminatoire à l’égard des femmes dans la ligne de succession, établissant que « la succession au trône suivra l’ordre régulier de primogéniture et de représentation… au même degré, l’homme à la femme[3] ». Le pays en a même fait une exception à son application de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[4]. En matière d’emploi, la promotion des femmes aux postes de direction est inférieure à la moyenne de l’Union européenne[5]. Les dispositions de l’article 67 de la Loi organique 3/2007 du 22 mars sur l’égalité effective des femmes et des hommes « favorisent l’égalité effective entre les hommes et les femmes » au sein des forces de sécurité[6].Or, les femmes ne représentent actuellement que 13% des agents de police, avec un nombre minime des femmes commissaires ou inspectrices[7].

A. La juxtaposition El Profesor-Raquel : un accueil différencié

La juxtaposition El Profesor-Raquel Murillo nous permet d’examiner l’accueil réservé aux femmes leaders. Car l’intégration numérique des femmes dans des postes de décision n’est pas en soi suffisante ; il faut aussi se poser des questions sur les conditions dans lesquelles elles se trouvent et le traitement qui leur est accordé dans le milieu du travail.

Dans le jeu d’échecs entre Raquel et le Profesor, chacun se trouve dans son QG, presque en huis clos, lui dans son hangar et elle dans la tente de police, assis avec leurs casques, en train de diriger leurs équipes. Mais les similitudes s’arrêtent là, car les réactions que chacun reçoit de son entourage respectif diffèrent considérablement.

Dans sa première conversation avec Raquel au téléphone, il lui dit, « Appelez-moi Profesor, c’est comme ça que tout le monde m’appelle[8] ». C’est lui l’enseignant des autres braqueurs, dans une salle de classe, le cerveau de l’opération, l’expert, qui est respecté, et donne des ordres seul, tranquillement à partir d’une salle isolée. A lui et à son plan, les autres font entièrement confiance. Comme l’a dit Tokyo, il était « mon ange gardien venu pour me sauver[9] ».

La nature satirique de cette représentation, qui se révèle au fil de l’histoire, est illustrée par le faux nom qu’il se donne auprès de Raquel : Salva. Court pour Salvador, ce nom est dérivé du verbe latin « salvare », qui signifie « le sauveur, celui qui sauve ». En réalité, son vrai nom est Sergio, dérivé du latin « Servus/Sergĭus », qui signifie « serviteur, esclave[10] ».

Raquel, en revanche, est décrite comme « une femme dans un monde d’hommes[11] ». Malgré ses qualifications de criminologue et sa force de caractère[12], elle se trouve dans un environnement de travail assez hostile, où elle se heurte en permanence à des attitudes machistes et des insultes genrées de l’entourage dans la tente. Quand elle s’apprête à rentrer dans la Fabrique pour parler avec les otages, Angel, de grade inférieur, lui dit, « Je ne te permettrai pas[13] », alors que lui il y était déjà rentré.

Elle doit faire face aux ingérences et aux tentatives de saper son autorité de la part du Colonel Prieto du service de renseignement, qui lui lance régulièrement des remarques devant tout le monde, souvent insinuant des faiblesses liées aux hormones, par exemple, « Ne soyez pas si défensive. Je suis là pour vous aider. Je sais que ce n’est pas le meilleur moment pour vous[14] »…

Même la presse décortique sa vie personnelle et présume un impact sur ses capacités, avec un reportage télévisé où l’on juge que, « Je ne sais pas si elle est prête pour une affaire de cette envergure … Le problème est qu’elle vient de porter plainte pour abus physique … il s’agit de sa stabilité mentale. Elle est probablement sous traitement, instable[15] »…

Raquel se trouve donc obligée de rappeler à plusieurs reprises à ses collègues dans la tente, « C’est moi qui donne les ordres, pas toi[16] » et « C’est moi qui dirige[17] ».

De plus, Raquel résiste et conteste ces attaques en rendant la pareille à Prieto. « Si vous êtes en train de faire référence à mes règles, c’est pas le cas. Mais merci d’avoir demandé », et « Ecoutez, je ne sais pas si vous êtes misérable ou juste stupide[18] ». Ou, à une reprise, quand il lui dit, « Je comprends qu’à un certain âge les hormones prennent le contrôle », elle réplique, « Ça doit être merdique d’être ici et de vous croire le meilleur mais incapable de prendre des décisions[19] ».

B. La juxtaposition Berlin-Nairobi : la nature du leadership

Passons maintenant à la question, quelle est la nature des décisions à prendre ? Car, si on souhaite intégrer les femmes dans les postes de pouvoir, ce n’est pas uniquement pour avoir une place à la table, mais pour transformer la nature même de la table et les décisions qui y sont prises.

La juxtaposition Berlin-Nairobi permet d’examiner la nature du leadership, et de faire des contrastes sur la forme ainsi que sur le fond des styles de leadership qui sont codés selon le genre.

Ici il ne s’agit pas de soutenir un point de vue binaire ou biologiquement essentialiste sur les hommes ou les femmes, mais de faire référence à un codage culturel qui peut ou non avoir un fondement dans la réalité.

Berlin. Selon le rapport psychologique de la prison, il est « un narcissique égocentrique, avec des illusions de grandeur, un mégalomane, avec un besoin pathologique de faire bonne impression[20] ». Tant par les autres, tant par lui-même, il est décrit comme sexiste et misogyne, exigeant une audience en permanence.

Sa philosophie du leadership se résume ainsi : « Tout ce que vous avez à faire est d’obéir[21] » et « Ici ce n’est pas une démocratie[22] ». Il donne l’ordre à Denver de tuer Monica pour défendre son autorité et sa réputation[23]. Il se plaint que « il faut comprendre à quel point c’est difficile de maintenir l’ordre ici…si vous ne mettez pas un cadavre sur la table on ne vous respecte pas[24] ».

Loin d’une approche participative, quand les autres braqueurs contestent son expulsion violente de Tokyo, il répond, « Je vais l’ajouter à la boite à suggestions. Mais ce sera inutile, car ceci est un patriarcat[25] » ! Finalement, on peut qualifier le leadership de Berlin comme souffrant de délires. Même en perdant le pouvoir au profit de Nairobi, Berlin prétend le maintenir, malgré sa détention, en disant qu’il va « respecter (son) coup » et même que, » l’idée de servir une femme qui est une déesse m’excite[26] ». Ce style de leadership est contesté et dénoncé tout au long de la série par les autres braqueurs. Nairobi en particulier ne cesse de traiter Berlin de « connard », de « putain de merde », et « un braqueur avant un être humain », chose qui n’est pas possible pour elle[27]. Elle essaie d’intervenir à plusieurs reprises dans des conflits armés entre les autres braqueurs, pour lui dire, « Ne sois pas un connard, ce n’est pas un film de Tarantino, pose les armes[28] ».

De même, Rio demande à Berlin après une de ses diatribes, « Quelle merde as-tu dans la tête ? Comment diable le professeur a-t-il pu te mettre aux commandes[29] » ?

La proclamation de patriarcat de Berlin se retourne très vite contre lui quand Nairobi lui frappe à la tête pour l’assommer en disant, « A partir de maintenant je suis aux commandes. Que le matriarcat commence[30] » !

Nairobi. Dans un contraste de philosophie, déjà quand Nairobi avait démarré l’impression de l’argent, elle a appelé à son équipe de travailler avec « de la joie, la fête, l’excitation[31] » ! Les otages avec elle sourient en travaillant[32] et le doyen de la Fabrique, Señor Torres, déclare, « Je n’ai jamais eu un meilleur patron que vous Mademoiselle Nairobi[33] ». Quand elle prend le contrôle du groupe plus tard, elle définit son leadership en disant, « Je vous garantis que je n’ai menti à personne »,[34] et « je tiens mes promesses[35] ».

Le matriarcat ne dure pourtant que deux épisodes. Frustrée, Nairobi reproche aux otages après leur tentative ratée d’évasion : « J’ai essayé de vous donner ce que je vous avais promis. De vous libérer de Berlin … je suis gentille. J’ai été gentille. Et le monde me crache au visage. J’ai essayé de vous donner de l’espace. Et vous m’avez baisée ! … Vous ne me comprenez pas. Que-ce que je dois faire pour avoir du respect ? Vous couper l’oreille[36] » ?

Suivi d’un Berlin qui revient en déclarant, « l’utopie de collaboration a échoué[37] ».

En plus de ces questions de style de leadership, la série met en scène une différence d’opinion de fond sur l’usage de la violence ou non. Alors que ce conflit autour de « pas de sang » s’opposait le camp pro-violence – Berlin, le service de renseignement – au camp non-violence – Raquel, Le Profesor et les autres braqueurs, le codage selon le genre sur la question est illustré à travers la juxtaposition entre Raquel et Colonel Prieto dans la gestion de l’affaire.

Une fois que Raquel a été démise de ses fonctions et Colonel Prieto en charge, il refuse d’envoyer un médecin pour sauver la vie de Moscou[38], au contraire de Raquel qui dans un épisode précédent avait envoyé une équipe médicale pour sauver Arturo. Prieto a décidé d’arrêter les négociations et lancer une intervention armée pour mettre fin à la prise d’otages, sur des justifications qui ressemblent à celles de Berlin, basées sur des soucis de fierté et de réputation : « Nous sommes la risée du monde » et « s’ils s’échappent ce serait un déshonneur pour notre pays[39] ». Finalement, quand la machine militaire des forces armées se lance pour rentrer, il insiste qu’« il n’y a aucun ordre pour que l’un d’entre eux sorte vivant[40] ».

Face à cette approche musclée, Raquel démissionne deux fois, au début et à la fin de la série, en raison des différences d’opinion avec le service de renseignement, ce dernier présenté comme débordant de testostérone et voulant utiliser les violences pour faire sortir les otages : « Je ne peux pas diriger avec ces singes qui forcent l’entrée ». La première fois, son patron lui demande de revenir spécifiquement car elle est « la seule personne qui peut résoudre cette situation sans violence[41] ». A la fin de la deuxième saison, Raquel quitte définitivement la police après avoir déclaré à la presse qu’elle « désapprouvait la manière dont les services de renseignements avaient géré la crise[42] ».

II. Violences à l’égard des femmes fondées sur le genre

La deuxième question des droits des femmes d’actualité aujourd’hui en Espagne et abordée dans la série est celle des violences faites aux femmes.

L’arsenal juridique en Espagne sur la question est souvent considéré comme l’un des plus novateurs et progressistes au niveau mondial. Le Code de la Violence de genre et domestique[43] réunit une multitude de textes différents, y compris la Loi organique 1/2004 relative aux mesures de protection intégrale contre la violence de genre[44], et la Loi 27/2003 régissant l’ordonnance de protection des victimes de la violence de genre[45].

Ces lois établissent un cadre juridique détaillé pour la protection, la prévention, la poursuite et la sanction de la violence commise par un partenaire intime ou un ex-partenaire. Malgré ces avancés, des lacunes législatives et des défis de mise en application des dispositions existantes persistent, et la Casa de Papel illustre cette réalité dans deux domaines – celui des ordonnances de protection pour les femmes victimes de violence, et celui des violences sexuelles.

A. Ordonnances de protection

En 2018 en Espagne, il y avait 125 223 plaintes pour violence de genre, avec 47 femmes tuées – 7 de l’ex-partenaire, 30 de leur partenaire et 10 en phase de séparation. Cette même année il y avait 29 267 ordonnances de protection engagées, 19 934 adoptées et 8 781 refusées[46]. L’ordonnance de protection est une procédure judiciaire simple et rapide qui, dans les cas où il existe des indications de violence de genre au sein de la famille et une situation objective de risque pour la victime, cette dernière peut obtenir devant le tribunal spécialisé en violences faites aux femmes, un statut de protection complète comprenant des mesures civiles, pénales et de protection sociale. Parmi les mesures possibles, un ordre d’éloignement, c’est-à-dire d’interdire l’agresseur de rentrer en contact avec la victime ou de se rapprocher d’elle d’une certaine distance, d’interdiction de rentrer dans la résidence de la victime, et un régime de garde, de visites, et de communication avec les enfants[47].

Pour raison de violences conjugales, Raquel a eu une ordonnance de protection délivrée contre son ex-mari, lui interdisant de rentrer dans la maison et limitant les visites avec leur fille tous les quinze jours. Comme il est souvent le cas, dans la série les réactions des autres aux affaires de violences conjugales sont misogynes – hostiles vis-à-vis de la victime – et empathique envers les agresseurs.

D’un côté, l’ex-mari est « agent de police, le mec le plus populaire à la station[48] ». De l’autre côté, non seulement personne ne croyait Raquel quand elle a déposé plainte, de plus elle est considérée comme fautive.

Colonel Prieto dit à Raquel, devant tout le monde, qu’« ils pensent que les accusations (contre son ex-mari) sont fausses » car « certaines femmes ne tournent pas toujours la page[49] ». L’ex-mari accuse Raquel de lui avoir « bousillé [sa] vie[50] ».

Il faut ensuite confronter cette volonté de fournir une protection aux femmes victimes de violences et le manque d’application de ces ordonnances dans la réalité. En 2015, 8 des 60 victimes mortelles des violences de genre avaient procuré des ordonnances de protection[51]. En 2012, les tribunaux des violences à l’égard des femmes ont traité 2034 cas de violations de ces ordonnances, ce qui représente 6,2% du total de leurs activités[52].

Ce point aussi est illustré dans l’histoire. La violation d’une ordonnance de protection constitue un délit selon le code pénal espagnol et est passible d’une peine de prison et/ou une amende[53].

Or, à plusieurs reprises tout au long de la série il y a violation de l’ordonnance de protection avec impunité. A une occasion l’ex-mari vient à la maison et rit quand Raquel essaie de le mettre en état d’arrestation. Il participe à l’enquête sur la prise d’otages, se trouvant dans la proximité de, et à une occasion seule avec, Raquel, sous prétexte qu’il est soi-disant, « le meilleur à son boulot ». Ceci en dépit du fait que tout contact entre la victime et l’agresseur constitue une violation de la décision de protection, indépendamment de la personne qui a provoqué le contact[54].

Le comble de l’incapacité et / ou le manque de volonté de la police de faire respecter les ordonnances de protection pour protéger les femmes des violences est illustré dans la tente de police même. Malgré le fait qu’il est entouré d’une brigade entière de police, l’ex-mari persiste à insulter et à menacer Raquel sans réaction aucune de la police, malgré les divers protocoles en vigueur les obligeant à intervenir. Raquel est obligée elle-même d’enjoindre les policiers d’éloigner son ex-mari ou elle le fera arrêter[55].

En fin du compte, c’est l’utilisation de chantage sur la garde de sa fille qui force Raquel à révéler l’adresse du hangar où se trouve le Profesor. Le Colonel Prieto la menace avec la perte de sa fille, en montrant une demande de la garde de la part de l’ex-mari, une demande qui sera accordée si Raquel est accusée de complicité avec les braqueurs.» S’il est vraiment l’agresseur que vous dites qu’il est, votre fille sera en danger… Choisissez, votre fille ou un mec que vous ne connaissiez pas la semaine dernière[56] ».

La menace n’est pas anodine. Une vingtaine d’enfants auraient été tués par leur père lors des visites entre 2008 et 2014 dans des dossiers impliquant des demandes répétées de protection ou d’annulation du droit de visite[57]. Dans l’affaire très médiatisée de Angela González Carreño contre l’Espagne devant le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, une fillette de 7 ans avait été assassinée par son père lors d’une visite autorisée par décision judiciaire. La mère avait demandé à maintes reprises que des mesures d’éloignement soient prises contre son mari. Le Comité dans sa décision a constaté que les autorités espagnoles n’avaient pas procédé à une évaluation exhaustive du risque pour l’enfant et n’ont pas rempli leurs obligations de diligence en vertu de la Convention[58].

B. Agressions sexuelles et définitions de consentement

Une deuxième question d’actualité en Espagne à propos des violences faites aux femmes est celle du viol et de la définition du consentement aux relations sexuelles.

Le Code pénal espagnol[59] est assez archaïque en la matière, faisant une distinction entre le viol comme l’atteinte à la liberté sexuelle en recourant à la violence ou à l’intimidation[60], et des atteintes sans violence ni intimidation mais pourtant sans le consentement, qui sont classifiées comme du simple abus sexuel avec des peines plus légères[61].

Cette définition a été sujet d’un vif débat en Espagne dans l’affaire « La Manada » – « La meute », dans laquelle, lors de l’édition 2016 de la course au taureau de Pampelune, cinq hommes ont agressé sexuellement une jeune femme. Les juges ont statué que les hommes n’étaient pas coupables de viol, mais plutôt du crime moins sévère d’abus sexuel, au motif que, alors que l’absence de consentement était visible sur les vidéos enregistrées par les agresseurs sur leurs téléphones, il n’y avait pas de violence ou intimidation car on ne voyait pas la victime lutter physiquement pour s’opposer à ce qui se passait[62].

Suite à cette affaire, en juillet 2018 des modifications ont été proposées au Code pénal pour éliminer cette distinction et selon lesquelles tout acte sexuel sans consentement exprès sera considéré comme viol[63]. Malheureusement, des problèmes politiques actuels mettent en doute le futur de ces réformes[64], qui auraient aligné l’Espagne avec d’autres pays ayant fait des réformes récentes en ce sens, telles l’Irlande, l’Islande et la Suède. Dans cette nouvelle approche législative, consentir n’est pas l’absence d’un « non », mais plutôt la présence d’un « oui » libre et éclairé.

Dans La Casa de Papel, ce débat sur la définition du viol et du consentement aux relations sexuelles est incarné dans la juxtaposition des relations entre Monica et Denver d’un côté, et entre Ariadna et Berlin de l’autre. Ce qui est intéressant à remarquer, c’est que tout au long de la série, il y a des scènes consécutives mettant en opposition ces deux binômes à ces questions.

La comparaison débute quand Nairobi – qui à plusieurs reprises confronte Berlin sur son traitement des femmes en général, le traitant « d’ordure », de « porc[65] », – lui reprochant son exploitation d’Ariadna : « fils de pute, il n’y a rien de plus méprisable que de baiser un otage ». Et puis elle se tourne vers Denver, qui dit quant au sujet de sa relation avec Monica, « Je ne l’ai pas forcée ». A quoi Nairobi réplique, « Tu ne connais pas le syndrome de Stockholm ?… Elle a très peur. Qu’est-ce qui cloche chez vous tous[66] » ?

Chacun des deux binômes démarre avec une danse, et c’est en opposant ces deux scènes que nous pouvons commencer à décortiquer deux narratifs contrastés.

Dans la première scène, Ariadna demande à Berlin de se parler en privé :

« Berlin : La seule chose qui pouvait remonter le moral de Mussolini était le sexe, alors il avait une prostituée.

Ariadna : Je pourrais vous aider à résoudre ce problème.

Berlin : Pensez-vous que je pourrais être avec une fille qui me soit venue contre sa volonté ? Si je pouvais sentir son dédain ?

Ariadna : Je le veux vraiment. Essaye-moi.

Berlin : Je ne sais même pas si je te veux. Danse un peu ».

Tokyo en tant que narratrice le dit clairement, « Pour Ariadna, avoir des relations sexuelles avec le braqueur principal était le moyen le plus sûr de se sauver la vie[67] ». On voit donc ici, alors que c’est elle qui a proposé la « relation », le « oui » n’est pas libre et éclairé, et il n’y a donc pas de consentement. D’autant plus qu’elle prend des tranquillisants pour supporter Berlin, et « la dose que je prends m’a neutralisée[68] ».

On constate aussi dans cet échange que Berlin a une compréhension assez tordue du viol. Sa prétendue opposition ne découle pas d’un respect de l’intégrité physique et morale de la femme, mais d’une préoccupation égoïste pour sa propre personne de ne pas vouloir se sentir détesté.

De son coté, Monica également initie le contact sexuel avec Denver[69]. Dans une scène légère, en net contraste avec la précédente entre Berlin et Ariadna, c’est elle qui lui demande de danser pour elle, ce qu’il fait de manière vivante en style Elvis[70].

Cependant, deux épisodes plus tard Denver est très perturbé par les dires de Nairobi comme quoi Monica souffrirait du syndrome de Stockholm, et affirme à son père, « Je ne l’ai jamais forcé, je jure[71] » ! En conséquent, Denver dit à Monica, « Tu es ici contre ton gré. Tu as le syndrome de Stockholm ». Malgré le fait qu’elle le nie en disant, « C’est la chose la plus stupide que je n’ai jamais entendu », il met fin à leur relation[72].

En contraste, tout de suite après, dans une scène parallèle, Berlin déclare à Ariadna, « Je veux connaitre tout sur toi, chaque minute… Tout ce qui compte c’est que je vais vivre à l’intérieur de ta tête pour toujours ». Il la force à danser avec lui et, alors que clairement elle est traumatisée et ne veut pas, elle ne place pas un mot[73]. L’absence de non ne constitue pas le consentement.

Monica, par contre, à plusieurs reprises affirme son oui à Denver de manière claire et explicite. En sauvant Denver d’un Arturo armé[74], dans ses affirmations qu’elle va partir avec lui et que « je veux être avec toi[75] », et dans la dernière fusillade quand elle prend des armes à ses côtés[76].

La juxtaposition finale a lieu de manière explicite dans la conversation dans les toilettes entre Monica et Ariadna :

« Ariadna : Monica, est-ce que Denver t’a forcé ?

Monica : Non

Ariadna : Pourquoi es-tu avec lui ?

Monica : Parce que je l’aime. Je sais que cela peut paraître ridicule. Vous pensez peut-être que c’est fou mais c’est réel … Il m’aime vraiment. Et toi, tu es avec Berlin ?

Ariadna (secoue la tête) : Juste pour survivre. Je pensais qu’ils tuaient des gens. Et qu’ils t’avaient tué aussi. Je pensais que je me sauvais. Berlin me dégoûte, il me rend malade. Et maintenant, le connard pense que j’ai des sentiments pour lui, que nous vivons une histoire d’amour. Il veut que je l’épouse quand nous sortirons, que je prenne soin de lui. Il est malade … Il m’a foutu la vie en l’air. Je prends quatre tranquillisants par jour juste pour pouvoir supporter sa présence. Il m’a violée[77] ».

Nairobi, qui a entendu cette conversation, met Berlin face à ces réalités, en lui disant, « Tu la rends malade. Chaque fois que tu la violes, car tu es en train de la violer, elle part aux toilettes pour vomir[78] ».

Berlin, en apprenant ceci, empêche Adriana de s’enfuir, et en pointant une arme sur elle la force à rester avec lui dans le dernier affrontement avec la police. Quand il insiste, « tu es follement amoureuse de moi, n’est-ce pas ? », prise de frayeur, elle hoche la tête oui, oui. Berlin, à la fin, déclare, « Vieillir ce n’est pas pour moi, car ça nécessite du courage », et se jette devant les forces de l’ordre pour être tué dans la fusillade finale[79].

La question qui se pose est, ce bouquet final représente-il la mort du sexisme et de la misogynie qui vole en éclats ? Ou une échappatoire, une manière pour le patriarcat d’éviter à avoir à répondre de ses actes ?

Conclusion. Celle-ci n’est pas tant une conclusion qu’un post-scriptum, sur le thème de rendre à César ce qui est à César, ou dans ce cas, rendre à Césarie ce qui est à Césarie. L’appropriation/transformation récente de Maître Gims et compagnie de « Bella Ciao » – à des fins romantico-commerciaux -n’en était pas la première. Cette chanson – associée au mouvement de résistance antifasciste en Italie au cours de la seconde guerre mondiale – était déjà une modification et une adaptation. Alors que les historiens italiens diffèrent sur ce point et sur les sources de la chanson, certains spéculent un lien avec une chanson des femmes travailleuses dans les rizières, chantée à partir de 1906, quand elles ont réussi à obtenir le droit à huit heures de travail. 

Travailler là-bas dans la rizière, bella ciao, bella ciao
Bella ciao ciao ciao !
Le patron debout avec son bâton, bella ciao, bella ciao
Bella ciao ciao ciao !
Le patron debout avec son bâton
 Et nous nous courbons pour travailler !
Travail infâme, pour peu d’argent, ou Bella ciao ciao ciao !
Travail infâme pour peu d’argent
Et votre vie à consommer[80] !


[1] Tels les mécanismes des Nations Unies comme le Comité sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, le Groupe de travail sur la question de la discrimination à l’égard des femmes dans la législation et dans la pratique, et le Forum économique mondial.

[2] De 0.354, où 1 c’est la parité. World Economic Forum, Global Gender Gap Report 2018.

Http://www3.weforum.org/docs/WEF_GGGR_2018.pdf.

[3] Article 57 (1).

[4] « La ratification de la Convention par l’Espagne n’aura pas d’effet sur les dispositions constitutionnelles régissant les règles de succession de la Couronne d’Espagne », 5 janvier 1984. https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N06/309/98/PDF/N0630998.pdf?OpenElement. Le Comité qui assure la mise en place de cette Convention émis régulièrement des recommandations l’Espagne de retirer cette déclaration : https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/treatybodyexternal/Download.aspx?symbolno=CEDAW%2fC%2fESP%2fCO%2f7-8&Lang=fr.

[5]Rapport du Groupe de travail sur la discrimination à l’égard des femmes dans la législation et dans la pratique, Mission en Espagne, A/HRC/29/40/Add.3, 17 juin 2015.

[6]https://www.boe.es/buscar/pdf/2007/BOE-A-2007-6115-consolidado.pdf.

[7]https://www.policia.es/prensa/20160308_1.html .

[8] S1E2. Les épisodes sont numérotés telle qu’ils sont actuellement découpés sur Netflix, et non pas telle qu’ils l’étaient dans la version originale sur Antena 3.

[9] S1E1, S2E2. Avec le Profesor cette idée s’est avérée être de la satire quand la situation s’est dégradée – il n’était pas là pour « sauver » Tokyo, car il était détenu par Raquel, S2E6.

[10]http://www.name-doctor.com/ .

[11] S1E10.

[12] « Combien de coups de poing pouvez-vous prendre sans tomber au sol? Si tu es Raquel Murillo, beaucoup ». S1E13.

[13] S1E10.

[14] S1E2.

[15] S1E8.

[16] S1E10.

[17] S1E7.

[18] S1E2.

[19] S1E5.

[20] S1E8.

[21] S1E2.

[22] S1E13.

[23] S1E3.

[24] S1E7.

[25] S2E3.

[26] S2E4.

[27] S1E4.

[28] S1E9.

[29] S1E2.

[30] S2E3.

[31] S1E2.

[32] S2E1.

[33] S1E13.

[34] S2E4.

[35] S2E5.

[36] S2E5.

[37] S2E5.

[38] S2E7.

[39] S2E8.

[40] S2E8.

[41] S1E3.

[42] S2E9.

[43] Código de Violencia de Género y Doméstica, Edición actualizada a 17 de enero de 2019, https://www.boe.es/legislacion/codigos/codigo.php?id=200_Codigo_de_Violencia_de_Genero_y_Domestica_&modo=1.

[44]Https://www.coe.int/t/dg2/equality/domesticviolencecampaign/countryinformationpages/spain/LeyViolenciadeGenerofrances_fr.pdf.

[45] Https://www.boe.es/buscar/doc.php?id=BOE-A-2003-15411.

[46] Portal Estadístico, Delegación del Gobierno para la Violencia de Género : http://estadisticasviolenciagenero.igualdad.mpr.gob.es/.

[47] Http://www.poderjudicial.es/cgpj/es/Temas/Violencia-domestica-y-de-genero/La-orden-de-proteccion/.

[48] S1E4.

[49] S1E2.

[50] S1E4.

[51] IXe Rapport Annuel de l’Observatoire National de la violence à l’égard des femmes (2015), publié en 2017. http://www.violenciagenero.igualdad.mpr.gob.es/violenciaEnCifras/estudios/colecciones/estudio/Libro24_IX_Informe2015.htm.

[52] Http://poems-project.com/wp-content/uploads/2015/02/Spain.pdf.

[53] Art. 468 du code pénal espagnol.

[54] Http://poems-project.com/wp-content/uploads/2015/02/Spain.pdf.

[55] S2E7.

[56] S2E9.

[57] Rapport du Groupe de travail sur la discrimination à l’égard des femmes dans la législation et dans la pratique, Mission en Espagne, A/HRC/29/40/Add.3, 17 juin 2015.

[58] CEDAW/C/58/D/47/2012, http://juris.ohchr.org/Search/Details/1878.

[59] Código Penal y legislación complementaria, Edición actualizada a 6 de septiembre de 2018. https://www.boe.es/legislacion/codigos/abrir_pdf.php?fich=038_Codigo_Penal_y_legislacion_complementaria.pdf.

[60] Articles 178 – 180.

[61] Article 181.

[62] Https://elpais.com/elpais/2018/04/27/inenglish/1524824382_557525.html .

[63] Https://elpais.com/elpais/2018/07/10/inenglish/1531226533_476827.htmlSpain’s deputy PM proposes “yes means yes” law for sexual assault cases, El Pais, July 10, 2018. https://www.elcomercio.es/sociedad/delitos-sexuales-condenas-20190123185702-ntrc.htmlTodos los delitos sexuales tendrán condenas de prisión mayores a un año, El Comercio, 23 janvier 2019.

[64]https://www.lavanguardia.com/politica/20190214/46463638895/el-gobierno-echa-en-cara-a-la-oposicion-las-reformas-que-no-va-a-poder-hacer.htmlEl Gobierno echa en cara a la oposición las reformas que no va a poder hacer, 14 février 2019.

[65] S1E9.

[66] S2E1.

[67] S1E10.

[68] S2E5.

[69] S1E11.

[70] S1E12.

[71] S2E1.

[72] S2E1.

[73] S2E1.

[74] S2E5.

[75] S2E8.

[76] S2E9.

[77] S2E7.

[78] S2E9.

[79] S2E9.

[80] Http://ecomuseo.schole.it/index.php?option=com_content&task=view&id=188&Itemid=39.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Jaurès & la République sociale (par Gilles Candar)

Voici la 36e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui de l’article de M. le professeur Gilles CANDAR consacré à la République sociale & Jaurès et publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).

Volume IV :
Jean Jaurès

& le(s) droit(s)

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes
Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz

– Nombre de pages : 232
– Sortie : mars 2020
– Prix : 33 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-44-5
/ 9791092684445
– ISSN : 2272-2963

Jaurès
& la République sociale

Gilles Candar
Professeur de chaire supérieure honoraire en histoire,
Président de la Société d’études jaurésiennes

A l’origine, pour Jean Jaurès, jeune Français de son temps, il faut sans doute évoquer la patrie. Il éprouve à son égard comme une première passion. La patrie structure ses premières affections, la raison de ses combats initiaux, le but de sa vie et elle conduit ses premières réflexions. Plus que des paysages et des souvenirs historiques ou littéraires, elle est d’abord pour lui une affaire humaine. Elle s’incarne dans la nation française que le jeune homme ne sépare pas de ses constituants. Elle reste une instance déterminante de sa réflexion, même si celle-ci s’élargit progressivement et s’ouvre à d’autres exigences, qui s’intègrent et enrichissent le noyau initial sans jamais le supprimer. Il faut prendre en considération les conditions de sa formation, de son éveil à la vie civique. Jaurès a onze ans au moment de « l’année terrible[1] », des drames de la guerre malheureuse et de l’amputation des départements d’Alsace-Lorraine. Sa famille compte de nombreux militaires, de tous grades, de l’oncle simple sergent chez les Zouaves au prestigieux cousin de son père, l’amiral Benjamin Jaurès, qui combattit comme général d’infanterie les Prussiens lors de la funeste bataille du Mans. Les civils parents et alliés ressentent tout aussi douloureusement les tristes événements de la période. Le frère de Jean, Louis, devient à son tour marin puis amiral. Jean se tourne vers des études littéraires, mais il souhaite d’abord servir son pays, la communauté nationale à laquelle il appartient. Cette communauté doit s’organiser, vivre et s’unifier. Et pour cela le jeune homme pense très vite que la forme la plus appropriée est la République. Nom d’un régime nouveau, encore assez rare dans le monde d’alors, à l’exception du continent américain, la République est plus fondamentalement un idéal auquel adhère le collégien de Castres et qu’il souhaite faire triompher. Le jeune Jaurès se rattache aux grands souvenirs des Lumières et de la Révolution française. La notion clef de son idéal, qu’il applique aux institutions comme à la démocratie et à la laïcité, est l’égalité, l’égalité des droits et leur universalité. Et comme il veut agir pour cette idée, servir et aider la République, convaincre les tièdes et les indécis et même les adversaires de bonne foi, il se dirige tôt vers l’action publique. On connaît la formule expéditive de la figure tutélaire de sa famille, l’amiral Jaurès, pour faire accepter ce choix à la mère inquiète de Jaurès : « Jean va à la politique comme le canard va à l’eau[2]». Nous pourrions citer aussi Jules Guesde, mi-amusé, mi-admiratif, qui observait un jour que chez Jaurès « l’acte suit toujours la pensée[3] ». Jean se passionne pour les élections, il souhaite être candidat et élu et il réussit assez vite à l’être puisqu’il se retrouve en 1885 à tout juste 26 ans le benjamin de la nouvelle Chambre des députés de la République française. Jaurès est républicain parce que cela lui semble le meilleur moyen, le seul praticable en fait, d’unir les Français, de constituer la nation divisée jusqu’alors par les luttes de partis comme par les divisions sociales, les jalousies et les ressentiments. Cette volonté d’union est le principal ressort de son adhésion à la République tout comme elle sera bientôt celui de son socialisme.

I. La République

Longtemps Jaurès se définit simplement comme républicain, évitant d’ajouter une quelconque étiquette partisane. Il ne se veut ni « opportuniste », ni « radical », pour citer les noms des deux grandes familles politiques républicaines au cours des trois dernières décennies du siècle. A l’instar de Saint-Just, il refuse d’être l’homme d’une « faction », et quand il se convaincra que se revendiquer républicain ne suffit pas, il complètera ou plutôt élargira comme il aime à dire son appartenance politique, mais il ne cessera nullement de s’en réclamer. Le fait est connu et il n’est pas utile d’insister : dès 1893, et jusqu’en 1914, il se présente aux élections comme candidat « républicain socialiste », non plus candidat « républicain » simplement, mais pas non plus candidat « socialiste » tout court. C’est au nom de la République qu’il poursuit son combat, qu’il réclame la justice. Et c’est donc pour instituer véritablement une république où à la différence des cités antiques, tous les hommes adultes seraient des citoyens libres, qu’il se convainc de la nécessité ultime de la socialisation de la production. Jaurès prolonge l’œuvre des grands révolutionnaires de 1789 en l’adaptant et la vivifiant, il ne la récuse pas et toute sa vie il l’assumera, ne serait-ce qu’en approfondissant sa pensée et explorant ses connaissances sur le sujet avec la direction de l’Histoire socialiste (1789-1900) pour laquelle il travaille et rédige les chapitres consacrés aux premières années de la Révolution. C’est ainsi qu’il se plaît à se référer au grand libéral défenseur de la monarchie constitutionnelle Royer-Collard, qui ne pensait pas nécessaire d’ajouter autre chose que « l’égalité des droits » pour définir la laïcité ou la démocratie[4]. Et lorsqu’il envisage la question sociale, Jaurès se place sans hésitation à la suite de Boissy d’Anglas qui estimait la propriété nécessaire à l’exercice des droits civiques. La forme moderne de la diffusion et de l’extension de la propriété lui paraît être celle de la socialisation, qui seule assure à chacun de recevoir sa juste part de propriétaire de la production nationale. Alain Boscus, qui l’a montré dans ses travaux, notamment dans l’édition de deux volumes des Œuvres de Jaurès : Le militant ouvrier et Le socialisme en débat (1893-1897) ainsi que dans diverses communications, contributions et conférences[5]. La propriété, pour Jaurès, est bien un fait social, non un fait naturel, et la société peut donc en contrôler l’étendue et la portée. Très tôt, le futur historien de la Révolution a rappelé ce principe fondamental voté par la Convention dans la constitution de 1793 : « Le droit de propriété ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables[6] ».

De nombreux hommes politiques aiment à citer une phrase de Jaurès qui se retrouve aisément sur internet, et qui en plus provient de La Dépêche de Toulouse, ce qui ne gâte rien : « Je n’ai jamais séparé la République des idées de justice sociale, sans lesquelles elle n’est qu’un mot[7] ». Belle phrase, authentique et en général correctement citée, ce qui n’est pas le cas de toutes les citations de Jaurès qui circulent, mais dont il faut bien exploiter toutes les potentialités. Sa forme modérée convient aux politiques soucieux de rassemblement. Cela vient d’ailleurs de ce qu’elle date de la période où le nouveau collaborateur de la jeune Dépêche n’est pas encore explicitement devenu socialiste, où il est un député républicain du Tarn, aux idées sociales avancées, partisan convaincu d’un réformisme républicain, mais pas encore théoricien ou héraut d’un idéal révolutionnaire.

De toute façon, d’abord et toujours la République. Cet ancrage républicain du socialisme n’a pas commencé avec Jaurès, mais que ce soit dans les congrès de l’Internationale ou au cours de ses voyages ou rencontres, Jaurès le parachève, le justifie, le révèle aux socialistes comme aux autres, alliés potentiels ou adversaires irréductibles, à la nation française et au monde. Jaurès lui donne toute sa force et le situe au cœur du socialisme. Plus que d’autres, à vrai dire beaucoup plus que tous les autres, « le socialisme français est un socialisme républicain » martelait le grand historien Ernest Labrousse, lui aussi originaire d’un Midi déjà presque occitan. Il précisait : « Républicain dans ses origines, dans ses réflexes, dans ses attitudes historiques, dans son implantation territoriale. Républicain au plus lointain et au plus profond de lui-même, au plus profond de son histoire et de sa géographie politique[8] ».

C’est un fil que nous retrouvons constamment. Nous pouvons même considérer que c’est la raison profonde de l’axe majoritaire qui se constitue dans le socialisme français autour de Jaurès et de Vaillant, parfois flanqués des allemanistes toujours un peu frondeurs. Des aléas, circonstances ou brouilles, peuvent compliquer les choses, mais comme aimait à dire le fondateur de L’Humanité, il faut aller à l’essentiel : « au pays de la Grande Révolution, poursuivie et continuée dans les révolutions du XIXe siècle », le socialisme ne peut être qu’un socialisme républicain. C’est sans doute une orientation toujours peu ou prou contestée : les marxistes orthodoxes ou pouvant se revendiquer comme tels avec Lafargue[9] et Guesde[10], le premier plus doctrinaire et le second plus propagandiste et homme d’action, les « insurrectionnels » qui suivent Gustave Hervé[11], certains syndicalistes révolutionnaires ou des anarchistes critiquent, condamnent à l’occasion ce sur-moi républicain dont ils voient les dangers d’évolutions, d’adaptations et d’alliances… Eux-mêmes sont le plus souvent amenés à composer, à s’adapter et comme cela arrive parfois à s’immerger à leur tour dans un bain républicain d’autant plus réconfortant et apprécié qu’il a été auparavant nié ou dédaigné. C’est évidemment ce qui relie et donne son sens aux grands choix du socialisme français de la période, et notamment dans l’affaire Dreyfus qui montre la revendication de justice comme structurant le socialisme autant que la position de classe dans les rapports de production.

Etre républicain ne signifie nullement se contenter de la légalité républicaine ou des institutions de 1875 acceptées à contrecœur par la gauche républicaine, radicale ou socialiste. La République n’a pas été instaurée par les seuls républicains et cela pèse longtemps sur l’attitude des socialistes. Ce n’est que progressivement qu’ils acceptent le principe de la participation aux élections sénatoriales ou à celle du président de la République dont le rôle d’incarnation et d’arbitre n’est pas automatiquement admis[12]. Une fois le principe accepté, les socialistes se contentent longtemps de peser en faveur d’un président le plus républicain possible, c’est-à-dire attaché aux libertés publiques et aux droits des parlementaires.

Tentés par le monocaméralisme héritier de la Révolution française, les socialistes acceptent le principe d’une deuxième Chambre, mais veulent profondément la transformer. Le choix de Jaurès l’oriente vers une Chambre du Travail représentant les catégories socio-professionnelles[13]. Si la République démocratique apparaît aux socialistes comme la forme politique nécessaire d’une France socialiste, celle-ci ne saurait se résumer à un régime parlementaire trop distancié de la volonté populaire. La population civique, qui devrait englober les femmes puisque le principe en a été adopté à « l’immortel congrès » de Marseille en 1879, doit pouvoir s’exprimer par des pétitions ou d’autres modalités. Les socialistes sont à l’origine de la reconnaissance de facto du droit de manifester au début du XXe siècle, sur le modèle britannique que Vaillant par exemple avait pu observer de près lors de son exil des années 1870. Leur soutien à la procédure du référendum a été oublié au fur et à mesure que s’est accentué le parlementarisme de la Sfio. Mais la revendication du référendum se retrouve dans des familles socialistes différentes, chez les anciens blanquistes comme chez les possibilistes[14] de Brousse et d’Allemane[15]. Le parti lui-même le réclame pour sortir du conflit entre la Chambre et le Sénat sur l’instauration de la représentation proportionnelle, adopté par la Chambre en 1912, mais refusé par la Chambre haute l’année suivante.

D’une manière générale, les réflexions de Jaurès et des socialistes tendent à sortir le régime parlementaire de l’entre-soi bourgeois de sa tradition orléaniste et de lui permettre de prendre en compte, d’être animé ou confronté à une participation civique et populaire. Cela doit évidemment être organisé, formalisé. Cela passe au minimum par de nombreux comptes rendus de mandat, par l’organisation des citoyens en partis structurés et liés à leurs mandants, par l’instauration d’un mode de scrutin proportionnel qui n’est pas seulement, du moins chez Jaurès, l’instauration d’une technique ou la possibilité d’un avantage électoral, mais qui renvoie à une philosophie de l’action politique et de la démocratie, qui se veut aussi une garantie du passage pacifique et ordonné d’une société bourgeoise et capitaliste au socialisme.

II. La Sociale

Nous ne nous sommes éloignés qu’en apparence du concept de République sociale. Il fallait d’abord montrer que l’adjectif va tellement de soi pour Jaurès qu’il est quasiment superfétatoire. Comme il le disait à son interlocuteur syndicaliste en 1887, c’est bien la République en elle-même qui porte une exigence de justice sociale, seul soubassement possible au suffrage universel. C’est ce que Jaurès explique notamment dans un de ses plus célèbres discours, avec d’autres mots et dans un autre contexte, puisqu’il est alors à la Chambre le véhément porte-parole du groupe socialiste face à un gouvernement très hostile. Dans son discours du 21 novembre 1893[16], Jaurès combat la politique répressive du gouvernement Dupuy et contribue fortement à le faire tomber, mais plus profondément, il explique aussi le lien entre République, l’action naissante du mouvement ouvrier et ses buts ultimes : « Dans l’ordre politique, la nation est souveraine et elle a brisé toutes les oligarchies du passé ; dans l’ordre économique la nation est soumise à beaucoup de ces oligarchies […] par le suffrage universel, par la souveraineté nationale, qui trouve son expression définitive et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une assemblée de rois […] mais au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage.[…] Et c’est parce que le socialisme apparaît comme seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale, c’est parce qu’il veut que la République soit affirmée dans l’atelier comme le est affirmée ici ; c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine dans l’ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l’ordre politique, c’est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain. C’est la République qui est le grand excitateur, c’est la République qui est le grand meneur[17]… ».

La République sociale se tient aux deux bouts de la chaîne chez Jaurès. Elle est à la fois l’objectif concret, immédiat, des luttes politiques et sociales et le symbole de l’Idéal poursuivi. Pour suivre ce mouvement, il suffirait au reste de reprendre la belle anthologie commentée réalisé par Vincent Duclert aux éditions Privat, à Toulouse, en 2014 et qui porte ce simple titre : Jaurès. La République. Nous pouvons aussi à nouveau contextualiser un moment et renvoyer aux premières années de vie publique pour Jaurès. La République qui triomphe à la fin des années 1870 et au début des années 1880 est une République sage, conservatrice, rassurante pour les possédants. C’est ce qu’ont voulu ses promoteurs, Thiers, Gambetta ou Ferry, c’est ce qu’exprime la longue présence au ministère des Finances du banquier et théoricien libéral Léon Say, quelle que soit la couleur plus ou moins conservatrice ou républicaine du ministère dans la phase d’affrontements et de transition des années 1870, de Thiers à Waddington, en passant par Dufaure, Buffet ou Jules Simon[18]. La France est un pays encore en nette majorité rurale, avec un artisanat nombreux, une industrie économiquement décisive mais qui socialement ne concerne encore qu’une population assez réduite. L’impôt est doux et l’ambition sociale réduite même chez Gambetta à une série de « besoins multiples et variés correspondant à des remèdes variés et multiples » (Le Havre, 18 avril 1872). Ces besoins sont en tout cas l’objet d’intenses batailles au Parlement ou dans la société, avec cette période caractérisée par l’historienne Michelle Perrot comme celle de la Jeunesse de la grève[19]. Il s’agit d’obtenir les garanties élémentaires qui donneraient un début de caractère social à la République, la limitation de la durée du travail par exemple, côté syndical c’est la célébrissime revendication des 8 heures portée par la journée du 1er mai et l’action de l’Internationale, côté parlementaire c’est la mise en place progressive de la journée de dix heures, instaurée par le premier socialiste ministre de la IIIe République, Alexandre Millerand, dans des conditions difficiles car la semaine de soixante heures ainsi induite fait selon ses détracteurs peser des risques sur l’industrie française et empêche le travailleur de travailler librement pour gagner plus, c’est aussi l’instauration d’une journée hebdomadaire de repos obligatoire, votée en 1906 grâce au renfort de nombreux réformateurs sociaux y compris des catholiques partisans du dimanche férié, ce sont les premières lois d’hygiène et d’assistance sociale, sur lesquelles interviennent davantage Vaillant et les députés de Paris, l’instauration elle aussi difficile et contestée des premières retraites ouvrières et paysannes décidées en 1910, le rassemblement à la fin de la même année de la législation sociale dans un Code du Travail voulu par Arthur Groussier et son collègue Vaillant. Nous ne citons que les principales mesures qui à vrai dire nous apparaissent comme des linéaments modestes comparées aux grands apports du Front Populaire ou de la Libération, mais qui en sont les prémisses et dont les perspectives globales sont d’ores et déjà pensées à ce moment-là, et qui constituent le noyau initial de la proclamation de la France comme « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » par la Constitution de 1946, reprise par celle de 1958, ce qui soixante-dix ans plus tard est toujours la question centrale du débat politique et sociale de notre pays.

III. La République sociale, une création continue

Le temps passe en effet. Clemenceau s’est un jour moqué de Jaurès, prétendant qu’on reconnaissait ses discours à ce que les verbes y étaient toujours conjugués au futur[20]. Le persiflage comporte une part de vérité car Jaurès refuse le pragmatisme une politique enfermée dans la gestion à courte vue et un présent dépourvu d’imagination. Il demande une orientation générale et nettement pensée, continuant ainsi longtemps à préférer la politique même bourgeoise de Ferry à la critique trop négative de Clemenceau. Il apprécie les grands réformateurs, du présent comme du passé, au service d’une idée. Tout au long de son célèbre chapitre X de L’Armée nouvelle (1910), il affirme le primat de l’idéal sur les contraintes matérielles, de la morale sur les rapports de forces, de la volonté politique sur les dogmes de fatalité. Jaurès est en accord avec le marxisme sur l’explication du mécanisme de l’exploitation capitaliste. Pour lui, le travail est le seul véritable dieu de l’histoire et il doit l’emporter dans sa compétition sur le Capital. Le prolétariat doit apprendre, s’éduquer, se discipliner, s’organiser, combattre l’alcoolisme et tous les fléaux qui l’affaiblissent ou le détournent de son œuvre d’émancipation. La lutte des classes doit se poursuivre dans un cadre républicain et pacifié. Il existe un terrain commun, celui de l’humanité, à condition que la paix et la démocratie soient maintenues. La démocratie est une force modératrice : « la bourgeoisie est obligée à des concessions opportunes et le prolétariat est détourné des révoltes furieuses et vaines ».

Jaurès dépasse les distinctions entre réformiste et révolutionnaire en préconisant « l’évolution révolutionnaire[21] » selon une formule empruntée à Marx. Jaurès définit très précisément celle-ci dans sa série de grands articles regroupés en Etudes socialistes : selon lui, l’évolution révolutionnaire consiste à « introduire dans la société d’aujourd’hui des formes de propriété qui la démentent et qui la dépassent, qui annoncent et préparent la société nouvelle, et par leur force organique hâtent la dissolution du monde ancien. Les réformes ne sont pas seulement, à mes yeux, des adoucissants : elles sont, elles doivent être des préparations. Ainsi, sous l’action socialiste, elles prennent un caractère et une efficacité révolutionnaire[22] ». Le but final de la politique socialiste est bien toujours révolutionnaire puisqu’il s’agit de « constituer l’humanité » avec une société fondée sur la socialisation des moyens de production. Mais pour l’atteindre, et sans exclure les accidents de l’histoire, Jaurès envisage de plus en plus ouvertement une succession de réformes, ce que Charles Fourier appelait un engrenage de réformes, qui pouvait comprendre des moments d’accélération et de rupture, d’autres plus calmes et lents. Il dégage un chemin étroit où la lutte des classes la plus intense se concilie avec la démocratie, l’unité de la patrie et la cohésion et la continuité de la vie sociale. Elle aboutit en effet à un régime d’assurance sociale, à des contrats collectifs, à des conditions de vie et à une participation des travailleurs à la puissance économique qui sont à la fois un stade développé du capitalisme – Jaurès utilise à ce propos l’expression de « phase hypercapitaliste » et la porte ouverte par étapes « à la socialisation intégrale ». Peu importe dans ces conditions de savoir s’il faut privilégier en démocratie le vocabulaire révolutionnaire, puisque « la révolution sociale prend nécessairement la forme de l’évolution », ou réformiste, puisque « l’évolution a nécessairement une valeur révolutionnaire » explique-t-il dans L’Armée nouvelle[23]. Cette fameuse synthèse a pu parfois sembler trop habile ou insuffisamment étayée en doctrine. Elle s’appuie en tout cas sur un solide sens historique, sur une capacité à retrouver de la cohérence dans les phases d’avancée brusque comme de calme apparent, voire de régression qui caractérisent l’histoire contemporaine et c’est sans doute cette ductabilité et cette compatibilité avec le mouvement historique éprouvé à son époque et depuis qui expliquent la persistance et la résilience de la pensée jaurésienne comme axe structurant la gauche française dans ses profondeurs.

La République sociale est à la fois l’horizon de la lutte quotidienne et celui de l’avenir. Il n’y aurait pas grand sens à les distinguer trop abruptement puisque les deux s’enchaînent et s’entremêlent sans forcément se figer dans des formules stables. Et pour autant, contrairement à Bernstein, ou plutôt à l’interprétation courante et erronée du théoricien allemand, reposant sur des formulations décalées ou mal comprises[24], l’action ne se réduit pas au mouvement, mais doit conserver la spécificité de son but. Un idéalisme moral exigeant préside à cette analyse sociale et politique de la lutte des classes. La République sociale n’est pas tenue quitte d’être nécessaire ou plus juste, elle doit permettre un progrès de l’humanité. Le socialisme, écrit-il dans L’Armée nouvelle, doit démontrer « qu’il est capable d’assurer une production puissante, et, dans l’harmonie de l’action sociale, le jeu libre et fort des énergies individuelles ». L’idée forte qu’il développe tout au long du célèbre chapitre X de ce livre (« Le ressort moral et social. L’armée, la patrie et le prolétariat ») est le primat de l’idéal sur les contraintes matérielles, de la morale sur les rapports de forces, de la volonté politique sur les dogmes de fatalité . Il ne récuse pas les seconds termes de chacune de ces alternatives, mais il plaide pour leur juste évaluation. Ce qu’il veut, c’est en somme, écrit-il dans sa Préface aux discours parlementaires[25], d’organiser l’humanité sans Dieu, ni roi, ni patron, c’est-à-dire d’aller jusqu’au bout du programme de la Révolution française, qui n’est pas fondamentalement violence ou bouleversement pour le principe, mais construction du maximum de liberté, d’égalité et de fraternité pour les humains. « L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine », écrit-il dans son premier éditorial de L’Humanité[26]. C’est à la réalisation de celle-ci que la politique doit se consacrer, qu’il s’agisse de l’élaboration de la loi au Parlement, de la gestion des collectivités locales, des luttes sociales ou de l’œuvre de propagande et d’organisation de l’opinion, du moindre détail de l’action publique aux grandes secousses.


[1] Hugo Victor, L’année terrible, Paris, Michel Lévy frères, 1872.

[2] Le mot se retrouve chez tous les biographes de Jaurès. Le premier à l’avoir relaté est sans doute son ami et camarade d’Ecole, Lucien Lévy-Bruhl, dans son article nécrologique pour l’Annuaire de l’Ecole Normale Supérieure, repris ensuite en volume aux éditions de L’Humanité, 1916, puis sous le titre Jean Jaurès. Esquisse biographique, Paris, Rieder, 1924.

[3] Cité par Jaurès au moins deux fois, dans sa conférence sur Bernstein et l’évolution de la méthode socialiste, Paris, salle des Sociétés savantes, 16 février 1900, et dans sa controverse avec Jules Guesde à l’hippodrome de Lille, le 26 novembre 1900, toutes deux repris dans Défense républicaine et participation ministérielle 1899-1902, tome 8 des Œuvres de Jean Jaurès, édition établie par Agulhon Maurice et Chanet Jean-François, Paris, Fayard, 2013, p. 265 et 346.

[4] Discours du 22 janvier 1822, cité par Jaurès dans son discours sur l’enseignement laïque du 30 janvier 1904, voir son édition par Lalouette Jacqueline dans Laïcité et unité, tome 10 des Œuvres de Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2015, p. 82.

[5] Boscus Alain, « Jaurès et les nationalisations », colloque de Castres sur Jaurès et l’Etat, Cahiers Jaurès n°150, octobre-décembre 1998 et « Conception jaurésienne de la propriété sociale », site de la SEJ www.jaures.info.

[6] Jaurès Jean, « Le socialisme de la Révolution française », La Dépêche, 22 octobre 1890, repris par Ducange Jean-Numa, Socialisme & Révolution française, Paris, Démopolis, 2010 ; Duclert Vincent, Jaurès. La République, Toulouse, Privat, 2014 et dans Le passage au socialisme, tome 2 des Œuvres de Jean Jaurès, édition par Rebérioux Madeleine et Candar Gilles, Paris, Fayard, 2011.

[7] Jaurès Jean, « Lettre à Jacques Balfet, président de la chambre syndicale de la laine et du bâtiment à Mazamet », La Dépêche, 24 octobre 1887.

[8] Labrousse Ernest, « Le socialisme et la Révolution française », préface à Jaurès Jean, Histoire socialiste de la Révolution française, éd. Soboul Albert, Paris, Editions sociales, 1968, rééd. 2014.

[9] Pour une approche globale, synthétique et scientifique, Lafargue Paul, Paresse et révolution. Ecrits 1880-1911, édité par Candar Gilles et Ducange Jean-Numa, Paris, Tallandier, « Texto », 2009.

[10] Ducange Jean-Numa, Jules Guesde, l’anti-Jaurès ?, Paris, Armand Colin, « Nouvelles biographies », 2017.

[11] Heuré Gilles, Gustave Hervé. Itinéraire d’un provocateur, Paris, La Découverte, « L’espace de l’histoire », 1997.

[12] Conord Fabien, Les socialistes et les élections sénatoriales (1875-2015), Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2015 et Les élections sénatoriales en France 1875-2015, Rennes, Pur, 2016 ; Candar Gilles, Quel président de la République ? Les choix de Jaurès, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2016.

[13] Chatriot Alain, « Jaurès face au Sénat. La Chambre haute : problème ou solution pour les socialistes et les républicains », Cahiers Jaurès, n°174, octobre-décembre 2004.

[14] Candar Gilles, Edouard Vaillant. L’invention de la gauche, Paris, Armand Colin, 2018.

[15] Jousse Emmanuel, Les hommes révoltés. Les origines intellectuelles du réformisme en France (1871-1917), Paris, Fayard, 2017.

[16] Un des plus grands classiques de la pensée jaurésienne, souvent édité et réédité. Il est repris dans le tome 4 des Œuvres de Jean Jaurès, Le militant ouvrier, édition par Boscus Alain, Paris, Fayard, 2017, p. 454-466.

[17] Dans l’édition Fayard des Œuvres, p. 460-461,

[18] Garrigues Jean, Léon Say et le centre gauche (1871-1896), la grande bourgeoisie libérale dans les débuts de la Troisième République, thèse d’histoire soutenue à l’université de Paris-X sous la direction du professeur Philippe Vigier, 1993.

[19] Une grande thèse, un livre devenu classique et une réédition pour la postérité : Perrot Michelle, Les ouvriers en grève. France 1871-1890, Paris-La Haye, Mouton, 1973, 2 tomes ; Jeunesse de la grève : France, 1871-1890, Paris, Le Seuil, « L’univers historique », 1984 et Les chemins des femmes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2019.

[20] Appréciation répétée partout sans qu’elle puisse être sourcée avec précision mais conforme à ce qu’exprime Clemenceau dans sa grande polémique de juin 1906 contre Jaurès lors des grèves consécutives à la catastrophe de la compagnie des mines de Courrières (1100 morts environ), cf. Candar Gilles et Valls Manuel, La gauche et le pouvoir. Juin 1906 : le débat Jaurès-Clemenceau, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2010 et pour la partie jaurésienne de la controverse Voici le XXe siècle ! tome 11 des Œuvres de Jean Jaurès, édition par Duclert Vincent, Paris, Fayard, 2019.

[21] Jaurès Jean, « République et socialisme », La Petite République, 17 octobre 1901.

[22] Ibidem. Les Etudes socialistes maintes fois rééditées l’ont été récemment par Chanet Jean-François et Agulhon Maurice dans Défense républicaine et participation ministérielle, op. cit. Leur interprétation est discutée par Scot Jean-Paul, Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Paris, Stock, 2014.

[23] Jaurès Jean, L’Armée nouvelle (1910), rééditée en 1915, 1932, 1969, 1977, 1992 et dans le tome 13 des Œuvres de Jean Jaurès, édition par Becker Jean-Jacques, Paris, Fayard, 2012.

[24] Vaste débat engagé depuis en France depuis au moins la parution chez Stock en 1900 de la traduction française de son ouvrage, Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie, souvent accessible aujourd’hui sous le titre Les présupposés du socialisme, Paris, Seuil, 1974. Voir la conférence de Jaurès déjà évoquée et les travaux d’Emmanuel Jousse sur la question, notamment Réviser le marxisme ? D’Eduard Bernstein à Albert Thomas, Paris, L’Harmattan, 2007 et « Jean Jaurès et le révisionnisme de Bernstein : logiques d’une méprise », Cahiers Jaurès n°192, avril-juin 2009.

[25] Jaurès Jean, « Le socialisme et le radicalisme en 1885. Préface aux Discours parlementaires », 1904, repris dans Bloc des gauches, tome 9 des Œuvres de Jean Jaurès, édition par Candar Gilles, Duclert Vincent et Fabre Rémi, Paris, Fayard, 2016, p. 66 et s.

[26] Jaurès Jean, « Notre but », L’Humanité, 18 avril 1904, repris dans Bloc des gauches, op. cit., p. 403-406.


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vous proposent leur premier jeu interactif … « Epito-Curio »

De quoi s’agit-il ?

Il s’agit d’un jeu destiné à faire gagner un exemplaire collector et dédicacé par ses auteurs principaux d’un des livres publié par les Editions L’Epitoge et notamment distribué par l’extraordinaire et insolite site des Curiosités Juridiques, partenaire privilégié du Collectif L’Unité du Droit.

Comment participer ?

Il suffit de répondre (par mail) à l’adresse contact@unitedudroit.org à la question posée et ce, dans le délai imparti.

Qui peut participer ?

Tout le monde … à l’exception des auteurs du livre mis en avant et des administrateurs et directeurs des trois sites partenaires.

Quelle est la question du 1er jeu « Epito-Curio »
et sur quel livre porte-t-elle ?

Notre premier jeu est relatif… au(x) jeu(x) !

En octobre 2019, les Editions L’Epitoge ont eu le plaisir de publier un ouvrage intitulé « Jeu(x) & Droit(s)«  (vol. 24 de la collection rouge Unité du Droit et notamment en vente sur le site des Curiosités juridiques). Cet ouvrage collectif sous la direction d’Alexandre Charpy, de Valentin Garcia, de Charlotte Revet & de Rémi Sébal interroge notamment le(s) droit(s) du ou des jeu(x)…

Et voici la question qui vous permettra de gagner un exemplaire dédicacé de l’ouvrage si vous répondez exactement (ou si vous êtes le plus proche de la bonne réponse) à cette interrogation et ce, avant le 13 février 2020:

Dans l’ouvrage Jeu(x) & Droi(s)
des Editions l’Epitoge,
combien de fois le mot jeu
(au singulier et au pluriel)
– hors couvertures – a-t-il été employé ?

A vous de …
jouer !

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Communications électroniques & relations entre administrations et administrés (par le pr. G. Koubi)

Voici la 41e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 4e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Cet ouvrage est le quatrième
issu de la collection « L’Unité du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume IV :
Communications électroniques :
objets juridiques au cœur de l’Unité des droits 

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina & Benjamin Ricou)

– Nombre de pages : 176
– Sortie : octobre 2012
– Prix : 33 €

  • ISBN  : 978-2-9541188-3-3
  • ISSN : 2259-8812

Présentation :

A l’heure où, en France, le minitel s’éteignait pour toujours, il était temps que les juristes rendent une nouvelle fois hommage aux communications électroniques ainsi qu’à son ou à ses droit(s). En effet, grâce à l’ouverture à la concurrence du secteur des télécommunications, ces dernières années ont vu se développer, de façon spectaculaire, les usages en matière de communications électroniques. Qu’il s’agisse du déploiement massif des réseaux de télécommunications mobiles, de la téléphonie fixe et de l’Internet ou encore de la télévision numérique : cette thématique est d’une actualité incontournable.

Il s’est alors agi, par les présents actes issus d’un colloque tenu le 01 juin 2012 à l’Université du Maine (en collaboration avec le Collectif L’Unité du Droit et le laboratoire Themis-Um), d’analyser l’évolution du marché, de la pratique et du droit des communications électroniques, lesquels doivent s’adapter en permanence au renouvellement rapide des différentes technologies. Les communications électroniques sont en effet au cœur des deux phénomènes contemporains les plus importants du Droit : la matérialisation de son Unité et sa globalisation.

Ont participé à l’analyse de ces phénomènes des enseignants-chercheurs mais aussi des praticiens afin de décrypter sous plusieurs angles le(s) nouveau(x) droit(s) des communications électroniques.

Communications électroniques
et relations entre administrations
et administrés

Geneviève Koubi
Professeur à l’Université Paris 8, Cersa-Cnrs (Umr 7106)
Membre du Collectif L’Unité du Droit

Les « moyens destinés à élaborer, traiter, stocker ou transmettre des informations faisant l’objet d’échanges par voie électronique entre autorités administratives et usagers ainsi qu’entre autorités administratives » s’entendent comme d’un système d’information[1], les plans successifs de modernisation des administrations publiques contiennent tous un volet mettant en valeur « les nouveaux moyens de l’action administrative, notamment liés aux progrès rendus possibles par les nouvelles technologies »[2].

Inscrite au titre de la simplification du droit et de la rationalisation des activités administratives, la transversalité des expérimentations et la réalisation des opérations impliquant les technologies de l’information et de la communication induisent multiples interrogations tant à propos de leur influence sur la conduite des politiques publiques, sur leur suivi qu’en ce qui concerne le traitement des affaires dont peuvent être saisis les bureaux et les services administratifs – voire aussi les juridictions. En parallèle, la tendance généralisée de l’incitation aux usages d’Internet à l’adresse des administrés détient des conséquences notables sur les comportements sociaux.

De fait, les modalités d’utilisation des technologies de la communication et de l’information remodèlent les relations entre les administrations et les administrés – ce que voudrait, pour une part, recouvrir l’expression d’ « administration électronique »[3].

Par-delà les transformations de la gestion des personnels à travers les traitements automatisés de données à caractère personnel, la restructuration des services selon les principes d’une mutualisation des fonctions par le biais des pôles informatiques et la mutation des conditions de travail des agents publics impliquant, à terme, la généralisation du télétravail, au sein des différents services administratifs, le développement du recours à Internet altère graduellement la perception sociale des droits des administrés comme celle de la protection de leurs libertés – individuelles et personnelles. Dans les espaces numériques, en effet, les droits des administrés – et, par-là, leurs devoirs ou obligations –, se fondent sur un assortiment de préceptes reconstruit en termes contradictoires autour d’un binôme redoublé d’une part de « visibilité/confidentialité » et d’autre part de « facilité/complexité ». L’amalgame entre la logique combative des droits de l’homme et la finalité passive des droits de la personne s’enracine, l’empreinte d’une individualisation de la sphère administrative y étant fortement corrélative.

Dans les périples électroniques ou numériques que les relations administratives empruntent désormais, les administrés comme les usagers du service public affrontent le polissage des différenciations entre service marchand, service administratif et service public qui s’agence sur les écrans comme dans les fibres suivant les méandres des réseaux Internet[4]. Ainsi, à la conversion progressive de leurs droits en droits de consommateur, s’ajoute le nivellement des services qui peuvent leur être proposés ou imposés par la voie d’une connexion à une plate-forme, à un terminal téléphonique ou à un site web, officiels plus que seulement publics et gérés par des opérateurs privés. Dans la relation administrative qui s’institue à travers les communications électroniques, c’est la distance qui détermine le positionnement de l’individu.

En quelque sorte, pour ce qui concerne l’accès à un site Internet officiel, l’administré-internaute ne peut être compris comme usager du service considéré que s’il s’empare des fonctionnalités du site, par exemple en quelques téléchargements de formulaires, en téléprocédures ou du fait de la validation de son inscription. Si le téléchargement suscite le règlement d’une redevance ou si la téléprocédure se résume en un télépaiement, ne serait-il pas alors en instance de se transformer en un « client » ? Quoi qu’il en soit, en tout état de cause, quel que soit le lieu à partir duquel il parvient sur le site public, dès qu’un individu est connecté à un tel site il devient virtuellement un administré.

En dépit de sa généralité initiale, la figure de l’administré[5] cloisonne les catégories de personnes dans l’ensemble des relations administratives[6], les typologies se réalisant au rythme des politiques de ciblage des populations instituées par les législations et réglementations. Ce n’est pourtant pas par rapport aux orientations des politiques sociales ajustées que l’internaute, administré dès qu’il se situe dans un espace soumis à la loi française – comme c’est le cas sur un site web généré par ou pour une administration publique –, peut être impliqué dans les catégories de personnes distillées par les discours administratifs. Le ciblage mis en œuvre dans la relation numérique est d’une tout autre nature. Même en retenant le fait que tous les utilisateurs des réseaux Internet ne disposent pas des mêmes aptitudes et des mêmes connaissances devant les progrès des nouvelles technologies – ce que voudrait, pour une part, recouvrir l’expression de « fracture numérique » –, la construction de la relation électronique qui se réalise à travers les canaux de l’action administrative, répond à d’autres représentations[7]. Ces dernières ne retracent nullement la situation économique et sociale de l’individu. Si elles peuvent prendre en considération ses capacités, liées par exemple à son âge[8] ou à son handicap au titre d’une obligation d’ « accessibilité numérique »[9], elles ne peuvent s’attacher sa position spécifique que par rapport aux services administratifs sollicités. Car, pour l’heure, si de fortes incitations à l’usage d’Internet par les administrés sont déployées, par exemple sous la forme de prime ou de récompense financière comme en matière fiscale pour une télédéclaration des revenus, le choix demeure entre s’engager sur les voies cybernétiques ou pas – sauf exceptions, notamment quand l’individu se voit enserré dans les cadrages d’une citoyenneté virtuelle « numérisée »[10].

Aussi, qu’il s’agisse d’une pré-inscription dans un établissement public d’enseignement pour un lycéen ou un (futur) étudiant par la voie des téléprocédures[11], de l’installation d’un service public de téléassistance pour une personne âgée ou handicapée[12], de la mise en ligne d’une déclaration de candidature à une offre d’emploi ou de la réponse dématérialisée à une mise en concurrence pour un marché de travaux, de fournitures ou de services[13], ou, du côté de l’administration, d’une signalisation élaborée à l’aide de systèmes de vidéosurveillance – dits maintenant de vidéoprotection[14] –, les modélisations s’établissent à partir des contacts virtuels établis entre l’individu connecté – ou repéré – et le service administratif considéré. L’administré n’est pas figé par sa position d’internaute ; il est, selon les cas, contribuable[15], justiciable ou requérant[16], candidat (à un concours ou pour un marché public), patient[17], voyageur[18], passant, etc., sans que puissent être mis en évidence les droits dont il dispose.

Le dogme de l’efficacité économique et de la commodité administrative ne peut pourtant indéfiniment éluder la question de la considération comme du respect des droits fondamentaux. Or, en ces itinéraires virtuels, sont particulièrement concernés la liberté d’information, la liberté d’expression[19], le droit à l’instruction, le droit d’un accès aux soins, la liberté d’aller et venir, sans omettre le droit à la protection des données à caractère personnel, etc.

Désormais, dans la relation électronique, sous l’effet du mouvement général d’individualisation inhérent aux sociétés post-modernes, la question cruciale de la protection des droits et libertés s’approche plus d’une demande de respect des droits de la personne, laquelle est qualifiée d’« administré », que d’une exigence de respect des droits de l’homme ou des droits du citoyen. La pression de la transformation des droits de l’homme en droits de la personne se confirme en excluant peu à peu les composantes politiques, sociales et culturelles de ces droits.

Quel que soit le cas, le jeu des communications électroniques tient à distance l’individu physique, personne, homme (ou femme), citoyen, administré, usager d’un service public, client. Il n’entre en scène que par l’effet d’un ordinateur. Seule sa posture comme consommateur resterait préservée, rendant compte en cela de l’imprégnation de la rhétorique néo-libérale du marché dans le champ des communications électroniques. Les points de contact réalisés par le biais des pages sur les sites Internet des administrations ou par les liens offerts sur le portail www.service-public.fr, la disparition des guichets permettant une relation physique entre un administré et un agent qui emporte la mise au point de guichets électroniques[20], l’institution des plates-formes téléphoniques automatisées[21], etc., bousculent les présupposés de l’amélioration des relations entre les administrations et leur public en déplaçant le curseur des engagements quant à la qualité de l’accueil et à la nécessité de l’orientation des personnes comme des demandes[22] vers la dépersonnalisation de l’administré comme vers la dématérialisation des documentations. Cette perspective désubstantialise la qualité des relations avec l’administration ou le service public concerné. Sans doute, de nouveaux modes de communication sont fournis en mettant particulièrement à l’honneur la téléphonie mobile ; mais, avant d’affirmer que le « mobile » devient un outil indispensable, une étude sur le statut juridique des plates-formes de renseignements, des numéros d’appel prioritaires ou privilégiés, comme des agents virtuels sur les sites publics ou des F.A.Q., etc., pourrait-elle permettre de mieux recomposer les champs d’investigation en matière de droits des administrés ou usagers des services publics ? De fait, l’avènement de la société de l’information signe l’entrée dans une société connectante plus que communicante.

D’une part, la mise en situation de l’administré comme internaute fait que les échanges avec l’agent public se réalisent à l’écrit. D’autre part, l’automatisme des répondeurs téléphoniques nécessite une élocution parfaite si le prononcé d’un mot clef est exigé. Les deux modèles ne sont pas de même portée. En effet, « en ce qui concerne le téléphone, c’est probablement le média le plus facile d’usage, à condition de parler français et de comprendre le langage juridico-administratif. [En ce domaine…] l’apprentissage collectif de nos concitoyens peut être considéré comme largement accompli. Il n’en va pas de même, en revanche, pour ce qui concerne les NTIC »[23]. Quel que soit le cas, écrites ou orales, ces modalités de communication artificielle accentuent le décalage existant entre le candidat-usager et le service appelé ou requis, la tonalité d’un mot, sa signification, son sens juridique, n’étant pas saisis de la même manière des deux côtés. Un tel aspect confine effectivement à une déshumanisation de la relation administrative. Déjà, dans un communiqué spécifique du 24 septembre 2010, le Médiateur de la République faisait part de cette déperdition de la qualité humaine des relations : « N’avoir que les touches proposées par un serveur vocal lorsque l’on est dans une situation complexe est vécu comme un abandon de la part de l’administration. C’est un peu comme si l’usager devait connaître déjà la réponse à sa question pour formuler correctement sa demande. A fortiori, lorsque l’administration elle-même doute de la fiabilité du traitement des informations via Internet, c’est l’usager qui est perdu. La France, autrefois en retard en matière d’e-administration, dispose aujourd’hui d’un arsenal technologique puissant visant à dématérialiser le service public et à forger des outils permettant à la fois de fluidifier l’information et d’améliorer les relations entre les administrations et l’usager. Tout l’enjeu réside dans la capacité à rechercher des solutions qui simplifient les rapports sans les déshumaniser »[24].

En sus, et peut-être est-ce là un des enjeux politiques du déploiement généralisé des communications électroniques dans le cadre des relations entre administrations et administrés, « les N.T.I.C. permettent une  » individualisation du traitement des problèmes collectifs  » au risque de rendre invisible la dimension collective de la gestion de ces problèmes et la responsabilité politique qu’elle sous-tend »[25]. Or, dans une société qui, sous la pression de la logique de marché, prône l’avènement de l’intercommunicationnel, le paradoxe est que sont réunies en un même ensemble l’individualisation de la relation et la dépersonnalisation de l’individu.

Car, au-delà du constat, maintenant classique, de l’hyper-individualisme révélateur du remaniement relationnel dans une société post-moderne, le déploiement des communications électroniques en toutes sphères induit la dépersonnalisation de l’individu. Si cet état des choses affecte inévitablement les rapports qu’entretiennent les administrés avec les administrations publiques, il a aussi pour effet de transformer la fonction un temps attribuée à la notion de proximité dans l’espace de la Cité.

La personnalisation ne peut être réduite à l’identification. L’administré ne peut être anonyme, car s’il se choisit un pseudonyme, il fausse la sincérité de la relation. Toutefois, même identifié, ce n’est pas vraiment lui qui entretient une relation avec l’administration, ce serait plutôt l’appareil, la machine – fixe ou mobile – qui, pourtant, n’est pour lui qu’un vecteur de communication. Le conducteur qu’est l’ordinateur puis le serveur par lequel passe la communication entre l’individu et le service n’est donc pas sans incidence sur la qualité comme sur la valeur de la relation instituée, – l’identification restant, en dépit des normes techniques appliquées pour une sécurisation des identifiants et mots de passe (login), toujours hypothétique.

Chaque transmission de données sur le web suppose la communication de l’adresse IP (Internet Protocol) de l’expéditeur comme du destinataire. Lorsqu’un internaute consulte un site Internet, ce site enregistre la date, l’heure et l’adresse IP « de l’ordinateur à partir duquel la consultation a été effectuée, ainsi que les fichiers qui ont pu être envoyés. Le propriétaire du site a ainsi accès aux adresses IP des ordinateurs qui se sont connectés à son site »[26]. Sans doute, l’avancée des techniques a défait la particularité qui avait fait de la machine utilisée l’élément central dans l’organisation des échanges entre administration et administré. La qualité de l’identité numérique est désormais certifiée par le jeu de la signature électronique. Tout ordinateur disposant d’un accès à Internet, quels que soient les moyens d’échange avec le service administratif choisi (téléphone, câble, haut débit) et mis à la disposition de l’administré, permet à chacun d’assurer personnellement et sans personnification « sa » connexion avec une administration donnée, sans ambiguïté mais toujours par l’interposition d’un écran, dès lors qu’il use de son identifiant numérique[27].

Certes, pour certaines actions, la situation de l’administré-internaute dépend encore de l’appareil utilisé comme du lieu à partir duquel est réalisée la connexion avec un service de l’administration, les modalités d’identification de la source en dépendant encore, mais cette corrélation est en passe de disparaître. L’interrogation quant aux conditions d’accès aux services suivant la propriété du matériel[28] ne relève qu’incidem-ment la question des mots de passe, des codes, des identifiants et autres modalités d’accès aux informations déposées, détenues ou recherchées ou aux autorisations et réclamations sollicitées par l’un ou l’autre des deux protagonistes. Cette mutation a été impulsée par l’ordonnance n° 2005-1516 du 8 décembre 2005 relative aux échanges électroniques entre les usagers et les autorités administratives et entre les autorités administratives qui pose le cadre juridique général des échanges administratifs par voie électronique dans les administrations de l’Etat, les collectivités territoriales, les établissements publics à caractère administratif, les organismes gérant des régimes de protection sociale et ceux chargés de la gestion d’un service public administratif[29]. Cependant, la simplification recherchée n’est pas au rendez-vous ; « le foisonnement de sites Internet proposés par l’administration se double de la difficulté pour l’usager de naviguer entre des sites parfois redondants, souvent sans identité officielle reconnaissable et systématiquement hétérogènes en termes de graphisme et de navigation »[30]. De plus, la dématérialisation des échanges avec l’administration, notamment pour ce qui concerne les documents qui pourraient être indispensables lors d’une opération donnée, se fonde sur divers textes dont la valeur juridique n’est pas toujours authentifiée tels les discours prononcés par les ministres ou autres autorités publiques, les rapports parlementaires ou administratifs, les circulaires et instructions administratives, les référentiels techniques.

Comme une citoyenneté numérique émerge progressivement en classifiant l’individu suivant des cases préformatées, le modèle des échanges électroniques se métamorphose ; ces échanges ne peuvent plus se résumer en des demandes de renseignements ou échanges d’informations[31]. Or, telle est, par la force des choses, la caractéristique première de ces rapports entre administrations et administrés. La qualité de la relation diffère peut-être selon les attentes, « l’exigence de service rendu et l’acceptation de la contrainte du parcours administratif pour y parvenir varient assez considérablement selon que la démarche relève d’une obligation légale sans contrepartie directe mais qui peut même être assortie de sanctions, ou débouche sur une chance d’obtenir un avantage ou de voir un droit reconnu »[32]. Mais la sujétion de l’administré n’est pas remise en cause ce qui atténue la dynamique que le terme de communication sous-entend. Les positionnements font que les mécanismes de participation ne sont pas mis en œuvre parce qu’ils appartiendraient exclusivement au champ d’une démocratie numérique en construction.

En effet, l’administration électronique semble se borner à transposer ses méthodes paperassières forgées à l’aune de l’unilatéralisme sans prendre en considération les potentialités multidimensionnelles des interconnexions. Les particularités de l’activité administrative fabriquent des sites publics statiques qui induisent la prolifération bureaucratique de formulaires administratifs téléchargeables, de téléprocédures administratives, de téléservices administratifs. L’administration électronique, prisonnière de ses supports, ne retient des avancées des communications électroniques que les moyens de faciliter la tâche de leurs bureaux, de réduire les charges de fonctionnement ou les dépenses[33] généralement visées au titre d’une administration exemplaire mal calibrée[34]. Aussi faudrait-il envisager à la suite de la création de ces sites stabilisés, alors même qu’ils sont des objets ouverts à la concurrence par le biais de contrats et marchés impliquant plusieurs acteurs dans des secteurs différenciés (la gestion et la maintenance informatique n’étant pas des moindres), les formes d’appréhension des dynamiques sociales qu’ils génèrent.

Les expérimentations en matière de démocratie numérique ne sauraient être transposées dans le cadre des relations administratives.

Pourtant, « la Commission européenne, s’inspirant des principes dégagés lors de la Conférence de Côme, intègre la notion de démocratie en ligne dans sa définition du e-government. Le e-government est entendu comme  » utilisation des technologies de l’information et des communications (TIC) dans les administrations publiques, associé à des changements de l’organisation et de nouvelles aptitudes afin d’améliorer les services publics et les processus démocratiques, et de renforcer le soutien des politiques publiques  » »[35].

Un dépassement des téléservices et téléprocédures devrait être disposé pour ce qui concerne la forme des relations entre administrations et administrés, en retenant que leur fonctionnement relève indéniablement d’une modalité de participation des administrés, des usagers du service public à sa bonne marche. Cette dimension, rarement mise en valeur, permet de signifier que l’administration électronique ne peut être opérationnelle que si l’administré, l’usager du service, est un utilisateur des nouvelles technologies sans réticences à son endroit. Si dans le cadre des services publics, la notion de participation est appréhendée sous l’angle classique de la « démocratie participative », c’est-à-dire en s’attachant aux modes d’information et aux possibilités d’intervention des représentants des usagers de ces services dans les processus décisionnels ou dans les diagrammes budgétaires[36], quand les dévelop-pements de l’administration électronique sont pris en considération, la notion de participation trouve une de ses illustrations dans les connexions aux portails des services publics ouverts sur le web ou dans l’institution de « forums » de discussion ouverts au débat public. Ces outils font émerger une « citoyenneté électronique » qui fournirait « à l’usager un mode novateur de participation aux services publics »[37]. Or, en la matière, de la même manière qu’il peut être demandé au voyageur de poinçonner lui-même son billet en accédant aux quais ou en entrant dans un véhicule affecté à un service de transport public, les téléprocédures font de l’usager, administré-internaute, l’acteur premier du service considéré… pour mieux l’assujettir.

La modernisation des relations entre administrations et administrés, dans le contexte formé par le redéploiement des communications électroniques, nécessiterait alors de repenser les concepts que recouvrent les expressions d’e-administration ou d’administration électronique. En tant que telles, ces dernières ne permettent pas de relever une transformation radicale de la structuration des rapports entre les unes et les autres. Dans cette configuration, sans doute la question des téléprocédures reste-t-elle centrale, mais la tonalité donnée au modèle proposé par mon-servicepublic.fr[38] et les applications intégrées à la mobilité téléphonique laissent planer nombre de doutes sur une évolution qui replacerait au coeur de la problématique les droits de l’homme et les libertés fondamentales.

Le temps de la communication, supposant la réciprocité à défaut de l’égalité, n’est pas encore venu.

Grâce aux communications électroniques, les relations entre administrations et administrés se déroulent dans la virtualité, avec une large ouverture sur un monde sans papier mais dont la fiabilité des informations resterait à la merci d’un dysfonctionnement majeur ou d’un effacement déprogrammé des mémoires. Si une entrée dans la précarité numérique pourrait ainsi être à terme signifiée comme « risque » permanent, étant donné que l’informatique n’est pas à l’abri de dysfonctionnements majeurs dont les conséquences peuvent être redoutables pour les administrés comme pour les administrations, l’évolution vers un Etat virtuel se profile, ce qui s’entend à l’échelle planétaire… comme 1984[39].


[1] Art. 1er de l’ordonnance n° 2005-1516 du 8 décembre 2005 relative aux échanges électroniques entre les usagers et les autorités administratives et entre les autorités administratives, J.O. 9 déc. 2005.

[2] Cette formule apparaissait dans la plupart des rapports d’étape de la révision générale des politiques publiques (R.G.P.P.).

[3] V. cependant, Flichy P. et Dagiral E., « L’administration électronique : une difficile mise en cohérence des acteurs », R.F.A.P. 2004, n° 110, p. 245.

[4] V. par ex., Roux L., « L’administration électronique : un vecteur de qualité de service pour les usagers ? », Inf. soc. 2010, n° 158, p. 20.

[5] V. Chevallier J., « Figures de l’usager », in Draï R. (dir.), Psychologie et science administrative ; Paris, C.U.R.A.P.P., P.U.F. ; 1985 ; p. 35.

[6] V. toutefois, Maillard Desgrées Du Lou D., Droit des relations de l’administration avec ses usagers ; Paris, P.U.F. ; 2000 ; coll. Thémis Droit public ; v. aussi, Traoré S., L’usager du service public ; Paris, L.G.D.J. ; 2012 ; coll « Systèmes ».

[7] Sans s’attarder sur le schéma produit par la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (J.O. 22 juin 2004).

[8] Bien des téléprocédures sont réservées aux personnes majeures sans que cette restriction soit clairement affichée sur la page. La mise en œuvre de celle-ci se réalise par des procédés de sécurisation des données et suivant les mécanismes d’interopérabilité introduits dans les systèmes d’information à la disposition des administrations publiques.

[9] Art. 47, al. 1 et 2, Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées (J.O. 12 févr. 2005) : « Les services de communication publique en ligne des services de l’Etat, des collectivités territoriales et des établissements publics qui en dépendent doivent être accessibles aux personnes handicapées. / L’accessibilité des services de communication publique en ligne concerne l’accès à tout type d’information sous forme numérique quels que soient le moyen d’accès, les contenus et le mode de consultation. Les recommandations internationales pour l’accessibilité de l’Internet doivent être appliquées pour les services de communication publique en ligne ».

[10] V. Détraigne Y., Escoffier A.-M., La vie privée à l’heure des mémoires numériques. Pour une confiance renforcée entre citoyens et société de l’information, Rapport d’information Sénat n° 441 (2008-2009) du 27 mai 2009 (http://www.senat.fr/rap/r08-441/r08-4411.pdf).

[11] Par ex., C.E., avis 15 janvier 1997, Gouzien, req. n° 182777 ; Rec. p. 19 (à propos des procédures d’inscription par voie télématique – minitel) ; T.A. de Lille, 7 juillet 2005, Mlle Elise Chiroutre, req. n° 0500495 ; A.J.D.A. 2006, p. 436, note Bernabeu P.

[12] Par ex., C.E., 3 mars 2010, Département de la Corrèze, req. n° 306911.

[13] Le Code des marchés publics prévoit en effet la possibilité pour le pouvoir adjudicateur d’exiger la transmission électronique. Par ailleurs, une inscription en ligne nécessaire pour une consultation des annonces au Bulletin officiel des annonces de marchés publics (B.O.A.M.P.).

[14] Art. 17, Loi n° 2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure – dite L.O.P.P.S.I. 2, J.O. 15 mars 2011.

[15] C.E., 30 mai 2012, Ministre du Budget c. Société Aficom, req. n° 345418.

[16] Par ex., D. n° 2005-222 du 10 mars 2005 relatif à l’expérimentation de l’introduction et de la communication des requêtes et mémoires et de la notification des décisions par voie électronique, J.O. 11 mars 2005 ; Arr. 3 février 2009 relatif à l’extension de l’expérimentation de l’introduction et de la communication des requêtes et mémoires et de la notification des décisions par voie électronique devant le Conseil d’Etat, J.O. 8 févr. 2009.

[17] V. par ex., Ferraud-Ciandet N., « L’Union européenne et la télésanté », R.T.D.E. 2010, p. 537.

[18] Le formulaire de demande de visa de court séjour peut être téléchargé sur Internet et doit être remis rempli et signé (http://www.diplomatie.gouv.fr).

[19] V. par ex., Jacqué J.-P., « Communauté des internautes et protection des libertés individuelles dans l’Union européenne », R.T.D.E. 2010, p. 271.

[20] V. entre autres, Vitalis A., Duhaut N., « N.T.I.C. et relation administrative : de la relation de guichet à la relation de réseau », R.F.A.P. 2004, n° 110, p. 315.

[21] V. sur les relations de service dépendantes de leur standardisation, Weller (J.-M.), « Comment les agents se soucient-ils des usagers ? », Inf. soc., 2010/2, n° 158, p. 12.

[22] Ce qui était une des constantes de la plupart des circulaires administratives relatives à la Réforme de l’Etat et des services publics tout au long de la dernière décennie du XXe siècle.

[23] V. Pavé F., « Que peut-on négocier avec un serveur vocal ? La proximité administrative et ses technologies », in Vrancken D. (dir.), Penser la négociation ; Bruxelles, De Boeck Université ; 2008 ; coll. Ouvertures sociologiques ; p. 164.

[24] Communiqué du Médiateur de la République du 24 septembre 2010 : « Administration : quand modernisation rime avec déshumanisation » : http://www.mediateur-republique.fr/fr-citoyen-05-329 (consult. 24 janv. 2011).

[25] Raoul B., « Technologies de l’information et de la communication et modernisation des services publics. Quelques remarques et repères pour une exploration critique», Etudes de communication,n° 23 (dossier : « Services aux publics : question de communication et de management »), 2001, p. 29.

[26] Ces quelques précisions sont tirées du rapport d’information n° 441 Sénat (2008-2009) du 27 mai 2009 sur « La vie privée à l’heure des mémoires numériques. Pour une confiance renforcée entre citoyens et société de l’information », préc.

[27] Etant rappelé que le N.I.R. ne peut systématiquement être exposé comme seul et unique identifiant administratif.

[28] Ordinateur personnel ; depuis un lieu collectif privé à l’exemple d’un cybercentre ; dans un relais de services publics.

[29] V. Piette-Coudol T., « Echanges électroniques entre usagers et autorités administratives et entre les autorités administratives », J.C.P. E. 2005, act. 374 et « Les procédures administratives électroniques réglementées », Dr. adm. 2006, comm. n° 20 ; Caprioli Eric A., « Des échanges électroniques entre les usagers et les autorités administratives d’une part et entre ces dernières d’autre part », J.C.P. A. 2006, étude n° 1079. V. également, C.N.I.L., Délib. n° 2005-280 du 22 novembre 2005 portant avis sur le projet d’ordonnance relatif aux échanges électroniques entre les usagers et les autorités administratives et entre les autorités administratives, J.O. 17 déc. 2005.

[30] Rapport « Experts de la relation numérique à l’usager »,

Ministère des Finances, du 12 février 2010, Amélioration de la relation numérique à l’usager : http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/104000078/0000.pdf, p. 7.

[31] V. Koubi G. : « Des ou dé-connexions administratives en messages électroniques », J.C.P. A. 2008, n° 28, étude n° 2170.

[32] Lemaître M.-F., « Téléprocédures administratives : le pari de la confiance », A.J.D.A. 2001, p. 629.

[33] En les transférant sur les administrés ou usagers comme, par exemple, l’impression des formulaires à remettre aux services concernés ou la conservation des documents dématérialisés sur leur propres comptes tel celui de mon.service-public.fr. V. par ailleurs, Ngampio-Olébé-Bélé U., « La dématérialisation des relations entre l’administration et les administrés : regard sur une nouvelle procédure administrative », Rev. adm. 2008, n° 361, p. 80.

[34] V. Boudet J.-F., « La gestion publique au prisme du développement durable : l’administration exemplaire », P.M.P. 2011, vol. 28, n° 4, p. 533.

[35] Benyekhlef K., « L’administration publique en ligne au Canada : précisions terminologiques et état de la réflexion », R.F.A.P. 2004/2, n° 110, p. 270 (citation : Institut Européen d’administration publique, « The eGovernment in Europe : State of Affairs », Villa d’Erba, Côme (Italie), 2003,

http://www.eurocities.org/viewPage.asp?cat=Document&id=D01727).

[36] V. cependant, sur les consultations réalisées par des échanges électroniques entre administrations et entre administrations et administrés : Belrhali-Bernard H., « La nouvelle loi de simplification du droit, le rapport public 2011 du Conseil d’Etat et les consultations sur Internet », Dr. adm. oct. 2011, comm. n° 81; v. aussi, du même auteur : « La pratique des consultations sur Internet par l’administration », R.F.A.P. 2011/1, n° 137-138, p. 181.

[37] V. Thomas I., « Le principe de participation des usagers au fonctionnement des services publics », R.F.D.A. 2004, p. 330.

[38] V. Koubi G., « Une plate-forme sur Internet : mon.service-public.fr », A.J.D.A. 2011, p. 2453.

[39] G. Orwell.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

République & Justice pénale (par M le pr. Jacques Viguier)

Voici la 17e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 1er livre de nos Editions dans la collection « Académique » : les Voyages en l’honneur du professeur Geneviève Koubi.

L’extrait choisi est celui de l’article de M. le professeur Jacques Viguier intitulé « République & Justice pénale« .

Cet ouvrage est le premier
issu de la collection « Académique ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume I :
Voyages en l’honneur du professeur Geneviève Koubi :
un droit à l’évasion … circulaire !

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina & Gilles J. Guglielmi)

– Nombre de pages : 362
– Sortie : octobre 2012
– Prix : 69 €

  • ISBN : 978-2-9541188-2-6
  • ISSN : 2262-8630

Présentation :

La carrière du professeur Koubi a fêté ses trente années d’entrée dans la fonction publique. Pour cet anniversaire (et un autre plus « civil »), comme un clin d’œil aux rapports qu’elle entretient avec la notion de commémoration, et parce qu’elle a toujours dit refuser les honneurs lors de son départ officiel en retraite, quelques collègues et amis ont décidé – en secret, comme ce devrait être toujours l’usage – de lui proposer un hommage pour ces trente années de notes, de publication(s), de critique(s) et de dévouement au service public, à l’enseignement et à la recherche. La thématique qui a été retenue est triple : en effet elle tourne non seulement autour du voyage mais également de l’évasion et ce, de façon nécessairement …. « circulaire » !

Le Professeur Koubi se méfie des institutions, sans doute parce qu’elle les connaît bien et ne supporte pas les complaisances qui s’y développent naturellement. Geneviève n’aime pas les commémorations, espaces de consensus forcés par le temps, stations artificielles sur un chemin non tracé mais continu. Des « Mélanges » ne pouvaient donc pas lui convenir, sauf s’ils sortaient de la tradition institutionnelle ou cérémonielle, sauf s’ils évitaient les écueils de l’entre-soi, de la promotion corporative, de l’atteinte aux mystères d’une personnalité. C’est pourquoi ces Mélanges, bien qu’ils soient substantiellement l’offrande de collègues et d’amis à une femme qui a marqué la vie intellectuelle de son temps et des disciplines qu’elle a fréquentées, ne respectent quasiment aucune règle coutumière du genre des Mélanges. En cela, ils consacrent par eux-mêmes l’axe majeur des travaux de la dédicataire : penser la transgression.

République
et Justice pénale

Jacques Viguier
Professeur à l’Université
Toulouse I – Capitole
Idetcom

Celle à qui est dédiée cette contribution a toujours été passionnée par la Justice et la République. Mettre les deux en résonance à travers le cas français apparaissait alors comme une évidence. C’est un sujet magnifique, tellement magnifique qu’on peut même hésiter à l’aborder, la matière semblant particulièrement riche.

Pourtant le thème est là. Plus de dérobade possible !

Qu’est-ce que la Justice ? Le terme possède au moins un double sens, la Justice avec un grand J côtoie la justice avec un petit j. C’est-à-dire, pour expliciter un peu, que la Justice avec un grand J au sens philosophique ou divin s’oppose à la justice avec un petit j, qui correspond aux juridictions. On parle de manière très courante en France de la justice administrative et de la justice judiciaire, visant en cela l’ordre juridictionnel administratif relatif aux rapports entre les personnes privées et les institutions administratives ou aux rapports entre diverses institutions administratives, qui se distingue de l’ordre juridictionnel judiciaire relatif aux rapports des personnes privées entre elles. Chaque ordre juridictionnel possède une juridiction suprême, le Conseil d’Etat pour la justice administrative, la Cour de Cassation pour la justice judiciaire. Les juridictions pénales sont placées de manière originale, avec presque une contradiction. En effet il s’agit de porter un individu devant un tribunal pénal pour le faire juger et, si nécessaire, le condamner, au nom de l’Etat. Il apparaît en quelque sorte une contradiction : la place des juridictions pénales pourrait en effet être au sein de l’ordre juridictionnel administratif puisqu’il s’agit d’un rapport individu-Etat, mais la construction des juridictions en France fait qu’elles se situent au sein de la juridiction judiciaire.

Les juridictions pénales appliquent le droit pénal. Or le droit pénal à un moment donné dans un Etat donné ce n’est pas forcément la Justice ! Combien de pays, sous la coupe de tyrans, vivent dans l’obscurantisme, malmenés par un droit et des juridictions au service du pouvoir ! De même il existe des variations dans le temps quant aux comportements pénalement répréhensibles : tel agissement légal devient irrégulier, ou tel agissement illégal devient régulier ! La France, malgré ses défauts, fait partie, comme l’ensemble des Etats européens en matière pénale des quelques Etats certes perfectibles, mais corrects. On pourrait reprendre ici l’aphorisme de Churchill sur la démocratie qui serait le « pire des régimes, à l’exception de tous les autres » : le droit pénal et les juridictions pénales en France correspondent à la pire des situations, mais qui apparaît pourtant bien meilleure que dans de nombreux autres Etats.

Ce qui est dommage, c’est que le droit et les juridictions dans leur ensemble, au fil du temps et d’une complexité croissante du droit, ont perdu l’origine, les sources. Avec le Code de Hammourabi ou les Dix commandements, on voyait clairement que le droit était là pour rendre la Justice et les tribunaux aussi. Allez aujourd’hui rechercher, pour prendre un seul exemple dans le Code Général des Impôts la justification de tel ou tel article ! On en a perdu le fondement. Par contre dans les juridictions pénales, on juge plus directement des personnes qui ont porté atteinte à la société en ne respectant pas l’Etat ou d’autres personnes.

Qu’est-ce que la République ? En France on évoque classiquement la Deuxième République en 1848, la IIIe République avec le Constitution de 1875, la IVe République en 1946 et, enfin, la Ve République avec la Constitution de 1958. Et on oublie souvent alors le régime qui a posé les fondements des principes républicains, la Ière République. La Constitution de 1791 correspondait à une monarchie constitutionnelle. Il faut attendre le 21 septembre 1992 pour que la Convention décide de l’abolition de la Royauté et le 22 septembre pour que soit prise la décision de dater les actes de l’an I de la République. Avec la Constitution de 1793 et la Constitution de 1795 la République perdure, avec chaque fois une Déclaration des droits. En effet il n’existe pas seulement la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Il y a aussi celle de 1793, et celle de 1795, cette dernière présentant la particularité d’évoquer les droits, mais aussi les devoirs ; c’est un des rares textes à s’être livré à cette approche, souvent ignorée par les autres constitutions.

La République peut être distinguée d’autres régimes, comme la tyrannie, le totalitarisme ou la théocratie. C’est la comparaison avec la monarchie qui paraît la plus évidente ; on peut penser que s’il y a monarchie, forcément, il n’existe pas de République. Pourtant aujourd’hui la situation est moins évidente quand on introduit la notion d’Etat de droit. La monarchie constitutionnelle, telle qu’elle existe dans les Etats européens, correspond à un Etat de droit, comme les Républiques. Ce qui peut frapper, c’est que le pouvoir du Chef de l’Etat, du roi, est inférieur au pouvoir du Président de la République français dans les monarchies européennes, en particulier en Angleterre ou en Espagne. En réalité la République française et ces deux monarchies se rapprochent par leur caractère d’Etat de droit et la nature parlementaire du régime, puisqu’il existe un Parlement qui fixe les règles générales et impersonnelles. Paradoxalement, alors même qu’ils figurent dans un Etat monarchique, le Parlement espagnol ou le Parlement anglais possèdent plus de pouvoirs que le Parlement français, et le Premier ministre, qui exerce le pouvoir réel dans le Pays, possède dans les deux Etats précités une autorité qui n’a rien à voir avec le Premier ministre français, qui reste soumis aux diktats du chef de l’Etat.

La République à la française, c’est une République qui relève du modèle de la démocratie libérale. Elle est fondée sur un triptyque, sur l’idée centrale des trois droits sacrés, la liberté, l’égalité et la fraternité. Pour aller à l’essentiel, la liberté et l’égalité sont totalement contradictoires, et c’est la fraternité qui permet de trouver un équilibre entre les deux. Il existe des polémiques quant à la liste des droits naturels et sacrés de la République : par exemple à propos de la propriété, que certains considèrent, à l’exemple de la Déclaration de 1789, comme un droit naturel et sacré et que d’autres considèrent comme ne relevant pas de cette catégorie. Egalement la nature et la portée de ces droits ont pu faire l’objet de polémiques. Par exemple, en matière de liberté, Rousseau écrit au début du Contrat social : « il faut forcer les hommes à être libres, il faut forcer les hommes à respecter la loi », alors que chez les anarchistes, la liberté, c’est de n’être encadré par rien.

République et Justice pénale semblent entretenir un rapport d’évidence. Si les révolutionnaires se sont soulevés, c’est en partie pour établir une Justice pénale qui n’existait pas à leurs yeux sous l’Ancien Régime, à cause de l’inégalité entre les différentes parties de la population. Le souvenir des lettres de cachet, qui constituent la négation même de l’idée de justice, puisque l’enfermement repose sur la seule volonté arbitraire du roi, a animé le mouvement de contestation. Les magistrats sont souvent eux-mêmes critiqués comme despotiques, et la patrimonialité des offices a, aux yeux des révolutionnaires, entaché d’arbitraire le travail des magistrats. La Ière République et les Républiques postérieures ont été fondées sur un idéal de Justice pénale (I). Cependant, par la suite, les souhaits initiaux n’ont pas toujours été respectés ; notre République ne respecte pas toujours ce que les régimes antérieurs ont essayé d’établir, la Ve République doit être refondée sur un nouvel Idéal de Justice pénale (II).

I. Les Républiques ont été fondées sur un Idéal de Justice pénale

La République c’est-à-dire, à l’origine, les révolutionnaires ont eu un rapport très précis avec la Justice pénale. Incontestablement ils veulent l’établissement d’un Idéal de Justice pénale (A). Pourtant, le rapport entre République et Justice pénale a évolué au cours des différentes Républiques ce qui a rendu difficile le maintien d’un idéal de Justice pénale après la Ière République (B).

A. L’affirmation catégorique d’un Idéal de Justice pénale
durant la Ière République

La Première République a façonné la démocratie. Le moule de cette nouveauté, c’est la volonté de prendre le contre-pied de l’Ancien Régime et d’en revenir à une conception mythique, celle d’une Justice pénale rendue par le peuple lui-même que l’on considère comme ne pouvant se tromper. Le grand chantier de la fin du XVIIIe siècle consiste à se débarrasser de la conception monarchique de la justice pénale.

Qu’était la justice pénale sous l’Ancien Régime ? Une justice de classe et de caste. Pour connaître la justice avant la République, rappelez-vous cette merveilleuse pièce, seule comédie de Corneille, Les Plaideurs. On y juge un chien, on voit des juges totalement incompétents, qui ne comprennent rien.

Deux éléments frappent. D’un côté, il existe cette capacité royale de prétendument rendre la justice pénale dans l’arbitraire, avec les lettres de cachet. C’est là le symbole d’une justice pénale inique, où tout est permis à celui qui a le pouvoir. La lettre de cachet peut être privative de liberté ; elle permet alors d’enfermer directement en prison, sans passer devant aucun juge. En réalité, cette lettre de cachet symbolise tout l’Ancien Régime, où le droit et la justice appartiennent au roi, inspiré par Dieu[1]. D’un autre côté, pendant la plus longue durée de l’Ancien Régime, les juges possédaient un office, c’est-à-dire une charge qu’ils achetaient et qui est devenue au fil du temps patrimoniale, le père léguant cette charge à ses descendants. Si le père pouvait être un fin juriste, le petit-fils pouvait être catastrophiquement nul ; pourtant on ne pouvait pas l’écarter. On ne peut leur dénier le droit d’exercer la justice, puisqu’ils détiennent cet office dans leur patrimoine[2]. Et surtout, encore plus que cela, ils prétendent juger au nom de Dieu : « Encore ne faut-il pas imaginer les gens du Parlement sacraliser leur fonction juridictionnelle sur le seul fondement de leur science juridique accomplie. Depuis les premiers Pères de l’Eglise juger avait été pensé comme une fonction divine, Dieu seul étant juste, et la justice avait toujours été analysée, de saint Augustin à saint Thomas, sur un registre à la fois terrestre et salvifique. Tout jugement humain participe de l’établissement du  » royaume de Dieu « , autrement dit de sa Loi »[3].

La Première République remet cela en cause. Plus de patrimonialité des offices, la fin des privilèges avec la nuit du 4 août met à bas la construction de l’Ancien Régime ! Les juges sont conçus comme devant être au service du peuple. Ils constituent une justice qui doit satisfaire à la fois le peuple et la Justice. Les juges apparaissent comme des représentants de la Nation.

On pourrait alors penser que tout irait mieux en matière pénale, d’autant plus que les premiers articles de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen se focalisent sur la matière pénale : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société » (art 5) ; « Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu’elle a prescrites » (art 7) ; « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée » (art 8) ; « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi » (art 9). Le décret des 8 octobre et 3 novembre 1789 porte réformation provisoire de la justice criminelle : il supprime la question, l’interrogatoire sur la sellette, il établit la publicité du procès criminel et donne le droit à l’accusé de se choisir un conseil.

Il faut bien évidemment rappeler la sacralisation de la Loi par les révolutionnaires, ainsi que la volonté de ne plus laisser place à aucune interprétation du juge, à aucune jurisprudence. Mais il faut opposer ici le domaine civil, où la jurisprudence existera forcément pour interpréter la loi, et le domaine pénal, où les principes issus notamment de la Déclaration imposent une limitation du pouvoir du juge ; cette opposition est présentée par Portalis dans son « Discours préliminaire » au projet de l’an IX : « Les matières criminelles, qui ne roulent que sur certaines actions, sont circonscrites ; les matières civiles ne le sont pas… Dans les matières criminelles, le débat est entre le citoyen et le public. La volonté du public ne peut être représentée que par celle de la loi … il n’y a qu’un texte formel et préexistant qui puisse fonder l’action du juge, il faut des lois précises et point de jurisprudence. Il en est autrement en matière civile, là, il faut une jurisprudence parce qu’il est impossible de régler tous les objets civils par des lois »[4].

Pourtant, malgré l’affirmation de bonnes intentions, les pires dysfonctionnements en matière de justice pénale vont apparaître avec la Ière République et, en particulier, avec la création du tribunal révolutionnaire présidé par le tristement célèbre Fouquier-Tinville. On assiste aussi à la mise en place de la loi des suspects. Cette loi du 17 septembre 1793 constitue le pire texte qu’on ait pu connaître pendant les Républiques françaises ; selon lui, « tous les gens suspects qui se trouvent sur le territoire de la République et qui sont encore en liberté seront mis en état d’arrestation ». Aucune définition du terme « suspect » ! Quelle justice arbitraire !

La République va devoir lutter contre elle-même, contre sa tendance, non à la Justice, mais à la vengeance. Une fois ces excès terminés, on constate que la Justice pénale ne va pas sans l’égalité. Plus de privilège de justice pour tel ou tel en matière pénale. L’égalité rend tous les citoyens identiques, et donc égaux devant la justice. On peut préciser d’ailleurs que l’égalité, maître mot de la Révolution, ne touche pas seulement les individus, mais aussi les collectivités locales, le département et la commune sont créées pour gommer les disparités qui existaient entre les différentes collectivités existant sous l’Ancien régime ; d’une certaine manière, c’est aussi une forme de justice.

Cela conduit à une nouvelle technique de choix des juges, l’élection. « Adopté le 5 mai 1790 à la majorité de 503 voix contre 450, mis en œuvre par la loi des 16-24 août, le principe de l’élection des juges donne pour ainsi dire congé à toute l’ancienne magistrature, il investit le personnel judiciaire à venir d’un type de légitimité qui renoue avec l’exemple de la Cité antique, il dissipe toute possibilité d’esprit de corps »[5]. La Première République est bien à l’origine d’une nouvelle conception de la Justice pénale. Bien que plus égalitaire et plus tournée vers le peuple, elle aura pourtant des difficultés à se maintenir dans les Républiques postérieures.

B. Les difficultés du maintien d’un Idéal de Justice pénale dans les Républiques postérieures

L’Idéal de justice pénale tel que défendu par les républicains a été fragilisé tout au long du XIXe siècle. La République a du lutter contre la concurrence de l’Empire et de la monarchie et la justice pénale est alors apparue comme l’un des enjeux de cette crise.

Les républicains font de l’autonomie des juridictions par rapport à l’Etat la condition d’une véritable justice pénale au sein de la République. Cette condition a été cependant remise en cause sous l’Empire et la Monarchie.

Sous la Monarchie, peut-on accepter que le roi se proclame encore justicier comme Saint Louis ? Il n’ose plus vraiment le faire, surtout quand il s’agira d’une monarchie constitutionnelle. Quant au régime napoléonien, il joue sur l’ambiguïté avec la République, puisque l’article 1er de la Constitution napoléonienne de 1804 affirme que « le gouvernement de la République est confié à un Empereur ». Sous l’Empire, pendant la Restauration et pendant la Monarchie de juillet, il y a une opposition forte entre les litiges judiciaires et les litiges administratifs. Alors queles premiers sont jugés par un ordre juridictionnel autonome, qui traite à la fois des litiges civils et des litiges pénaux, les seconds sont jugés par les fonctionnaires eux-mêmes et les plus importants remontent au ministre ou au chef de l’Etat. Ce système, qualifié de ministre-juge, implique une situation anormale où une même autorité est à la fois juge et partie. La République repose sur une logique différente. Quand la République est présente, on semble vouloir revenir à un Idéal, à une justice qui se démocratise, à une véritable justice républicaine dans tous les domaines, administratifs et judiciaires. Les Républicains prennent conscience de la nécessité de la recherche d’un véritable idéal de Justice, notamment en matière pénale, sans parvenir toujours à le réaliser. La Deuxième République instaure en matière administrative un nouveau mécanisme en déléguant le pouvoir de juger à un juge indépendant, le Conseil d’Etat. En matière judicaire, « la Justice, elle aussi, a été prise dans l’ambiance, elle aussi a été gagnée par la grande utopie renaissante avant de buter sur la réaction d’une société qui, une fois sa peur vaincue, lui a vite enjoint de rebrousser chemin »[6]. Une commission chargée de proposer une réforme de l’organisation judiciaire rend en juillet 1848 un rapport où la volonté de réconcilier la justice et le peuple est affirmée. Cependant, elle ne propose pas un retour à l’élection des juges. Il faut souligner que la Constitution de 1848 donne au Président de la République le pouvoir de nommer les juges. Sous la Deuxième République, la matière pénale ne connaît pas de véritable bouleversement, et ce d’autant plus que le Second Empire en revient à une volonté affirmée de contrôle très strict de la magistrature, notamment pour essayer de maîtriser de près ou de loin la justice pénale.

Tout au long du XIXe siècle, « la justice a souvent été utilisée comme le bras armé du pouvoir. Au-delà du rôle qu’elle joue dans la définition et la préservation du modèle social, elle a été également un support efficace pour accélérer, protéger ou promouvoir le modèle politique du moment … le procédé le plus immédiat et le plus efficace pour le pouvoir est de recourir à l’épuration »[7]. Ainsi le retour de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité sous la Troisième République ne sera pas à l’origine d’une amélioration de la justice pénale. Toutes les Républiques vont dans le même sens. Elles veulent que la Justice revienne au peuple et éliminent alors les juges considérés comme les plus favorables à la Monarchie ou l’Empire. Ensuite, elles essayent de favoriser l’indépendance des juges, en espérant que cela leur permette de rendre en toute liberté la Justice.

Avec des régimes autoritaires, on revient donc sur l’inamovibilité des juges, mais avec les Républiques aussi, parfois de manière temporaire comme, sous la Troisième République, avec la loi du 30 août 1883. La question de l’élection des juges, vue peut-être comme le seul moyen républicain de réconcilier le Peuple avec la Justice, a été à nouveau posée, pour être repoussée[8].

Le Régime de Vichy a opéré des créations terribles en matière de justice pénale, comme les Sections spéciales de sinistre mémoire, avec la participation à ces formations attentatoires à la Justice de juges, qui continueront parfois à exercer leurs fonctions pendant la IVe République, après une épuration opérée avec la comparution devant une commission d’épuration de la magistrature. Toutes ces structures républicaines envisageaient de porter haut l’idéal de Justice pénale, sans parvenir à la réaliser réellement. Ce constat rend d’autant plus nécessaire un nouvel Idéal de Justice pénale sur lequel doit être refondée la Ve République.

II. La Ve République doit être refondée sur un nouvel Idéal de justice pénale

Le chantier est tellement immense que, franchement, on ne sait comment l’aborder. De nombreux éléments doivent être laissés de côté, faute de place dans une courte contribution comme celle-ci. L’analyse sera focalisée sur la difficile recherche d’un Idéal dans les rapports entre Justice pénale, République et police (A) et la recherche quasi-impossible d’un Idéal dans les rapports entre Justice pénale, République, intime conviction et responsabilité des juges (B).

A. La difficile recherche d’un Idéal dans les rapports entre Justice pénale, République et police

Partons là encore de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui est particulièrement explicite sur le rôle de la police. Voici ce qui figure dans l’article 12 de la Déclaration, article souvent oublié parce qu’on se focalise sur les grands principes en oubliant leur mise en application concrète : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux à qui elle est confiée ». On peut aussi ajouter l’article 15, selon lequel « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Ces deux articles devraient être affichés dans tous les lieux où une force publique exerce ses fonctions.

La police est-elle républicaine parce qu’elle a pour cadre une République ? Qu’est-ce donc qu’une véritable police républicaine ? Comme l’affirme la Déclaration de 1789, c’est une police au service de la chose publique, une police constituant un service public. Plus précisément, la police constitue un des trois services publics régaliens de l’Etat. L’armée, la justice et la police sont des services qu’exerce directement l’Etat. Il n’existe aucune délégation de service public dans ces secteurs d’activité. Chaque policier doit donc intégrer les idéaux de la République, et un mécanisme de mutations obligatoires l’éloigne même du citoyen pour éviter tout favoritisme et satisfaire ainsi le principe d’égalité.

Avoir une police républicaine, c’est aussi écarter toute idée de milice privée, toute idée de délégation de pouvoirs à des sociétés privées de gardiennage et de surveillance.

La police est nécessaire, mais on ne peut, comme pour l’Etat, ni accepter des excès, ni accepter des manques. En pratique il faut parfois moins d’Etat pour que les citoyens puissent exercer leurs droits, et il faut parfois plus d’Etat pour protéger les particuliers contre les pressions d’autres particuliers ou des groupes dangereux, racketteurs ou autres. L’équilibre est difficile à trouver. Ainsi, dans l’ex URSS, il y a eu trop d’Etat pendant la période communiste, et pas assez d’Etat pendant les quelques années qui ont suivi la chute du mur de Berlin. Il en est de même pour la police. Trop de police rend la vie des particuliers dangereuse. Pas assez de police rend la vie des particuliers insuffisamment protégée.

Ainsi peut-on opposer les deux excès, celui d’une police marquée par une dérive totalitaire ou d’une police caractérisée par une dérive laxiste. La première implique que la police soit au-dessus des lois, la seconde est marquée par une dérive permissive aussi nuisible à l’intérêt des particuliers que la dérive totalitaire. La première place la police au-dessus des lois, il y a alors une usurpation du pouvoir, la seconde constitue une sorte de dérive angélique, parce qu’elle n’intervient pas en cas de trouble à l’ordre public nuisible à l’intérêt des particuliers. Réprimer trop est dangereux, réprimer peu est aussi néfaste. La bonne position à adopter est un équilibre entre le trop et le pas assez, dont on peut s’accorder pour dire qu’il est plutôt difficile à atteindre.

Concrètement la police judiciaire est l’auxiliaire des magistrats, le bras armé de la justice pénale. Les policiers doivent donc mener des enquêtes sous l’autorité des magistrats.

Ces rapports entre les magistrats pénaux et les policiers sont ambigus, on ne sait trop qui manipule qui ou qui dirige l’enquête. Le mariage police-justice pénale est souvent un mariage forcé avec des disputes, des réconciliations, des incompréhensions réciproques. Pour donner une sorte de répartition grossière, 70% de magistrats sont indifférents à la police, 15% se méfient de la police, et 15% font totalement confiance à la police, en lui laissant alors les mains libres pour mener une enquête qui peut échapper dans certains cas aux mains du magistrat instructeur. De nombreuses manipulations apparaissent avant la transmission du dossier au magistrat. On peut dire ainsi qu’avant l’erreur judiciaire, il y a souvent une erreur policière que le magistrat instructeur « couvre », légitimant ainsi un abus de pouvoir, une enquête orientée exclusivement à charge.

Si l’on reprend la Déclaration de 1789, il est sûr que les montages du genre « les Irlandais de Vincennes » sont totalement exclus. Les affaires où l’on cache le dossier, comme dans l’affaire Dreyfus, constituent des scandales. Il existe aussi des affaires dans lesquelles on fait disparaître le dossier, on pense ici à la Secte de la Scientologie.

Pour rester sur la police, jusqu’en 1991, les écoutes téléphoniques n’étaient pas encadrées par une loi ; il a fallu une décision de la Cour européenne des droits de l’homme[9] pour imposer à la France l’obligation d’adopter une loi, la loi du 10 juillet 1991 modifiée par la loi du 9 mars 2004[10]. Cette loi distingue les interceptions téléphoniques relevant de la décision d’un juge d’instruction et les interceptions de sécurité relevant du Premier ministre, c’est-à-dire tout ce qui touche au terrorisme et à la sécurité de l’Etat.

La police prend parfois le magistrat instructeur en otage en lui affirmant qu’elle est certaine de la culpabilité d’un homme, qui se prétend innocent, et qu’il faut alors le mettre en prison pour le faire craquer. S’ensuit ainsi parfois une atteinte extrêmement grave aux droits individuels quand un magistrat décide de la détention provisoire d’un prétendu suspect. Si la dangerosité pour la société de l’individu qui a reconnu son crime implique logiquement une détention provisoire, à l’inverse, il peut apparaître alors cette sorte d’entente entre le policier et le magistrat sur un suspect à la culpabilité incertaine, dont on espère que le séjour en prison le fera craquer et avouer, alors que ce suspect peut être totalement innocent. Quel abus de pouvoir ! Quelle atteinte à la Justice ! Rappelons l’article 9 de la Déclaration de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ».

Cette intime conviction du policier et du magistrat instructeur, parfois fausse, se prolonge par un danger au moment du jugement pénal lui-même.

B. La recherche quasi-impossible d’un Idéal dans les rapports entre Justice pénale, République, intime conviction et responsabilité des juges

L’intime conviction, voilà bien une notion qui laisse perplexe ! Peut-on juger quelqu’un sur quelque chose d’aussi subjectif que l’intime conviction ? En fait il faudrait distinguer les textes et la pratique.

Les textes sont en réalité plutôt nuancés. Pour les délits, c’est l’article 427 du Code de procédure pénale, selon lequel « les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve et le juge décide d’après son intime conviction ». Pour les crimes, c’est l’article 353 du Code de procédure pénale, qui oblige le président de la cour d’assises à lire l’instruction suivante : « La loi ne demande pas compte au juge des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles il doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve ; elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes, dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faites, sur leur raison, les preuves rapportées contre l’accusé et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : ‘Avez-vous une intime conviction ?’ ».

Le danger, c’est que l’intime conviction n’est souvent que la réaction naturelle du juge pénal appartenant à la formation de jugement de ratifier l’instruction à charge par son collègue. Ainsi la pratique de certains juges, aussi bien d’instruction que de jugement, est scandaleuse. Les premiers essaient de travailler à charge selon leur propre conviction sur la culpabilité de l’accusé. Les seconds profitent de cette idée d’intime conviction pour convaincre les jurés de ce qu’eux pensent. Il est évident que, pendant la délibération, si certains magistrats respectent le libre arbitre des jurés, sont ouverts et laissent chaque juré s’exprimer, d’autres peuvent faire un monologue de deux heures pour expliquer ce qu’il faut voter.

Il y a donc un danger à se fonder sur une intime conviction devenant une certitude n’ayant aucun fondement. Le plus dangereux est de croire la rumeur, relayée par les médias, qui ont présenté sur une affaire des éléments faux, et qui peuvent influencer le futur juré, qui aurait lu le journal. Son intime conviction serait donc faussée par des éléments erronés. Quel contraste entre l’intime conviction fondée sur la rumeur et la recherche d’une Vérité fondée sur l’autonomie de ceux qui contribuent au bon déroulement de la justice, aussi bien les policiers que le magistrat instructeur ou les juges figurant dans la formation de jugement ! C’est bien la rumeur qui a conduit un juge d’instruction de Poitiers à diligenter une enquête sur Marie Besnard à Loudun. Il faudrait au contraire éradiquer la rumeur en se livrant à un véritable travail d’analyse qui permette d’en démasquer les auteurs. La difficulté, c’est qu’il n’y a pas d’antidote au poison de la calomnie. Une fois versé, il continue d’agir dans le cerveau humain. En effet la logique de la rumeur n’est pas celle de la raison. Ainsi Dreyfus incarnait le juif traître, et quand l’innocence de celui-ci fut démontrée, il fallait pour certains que Dreyfus continue à être coupable, parce que ni l’armée, ni la justice, ni la patrie ne pouvaient avoir été criminelles. Certaines autorités politiques, juridictionnelles et administratives ne veulent pas revenir en arrière pour ne pas remettre en cause un principe d’infaillibilité qui n’existe pourtant pas pour ces autorités.

Ce risque de dérive de l’intime conviction à l’infaillibilité se traduit aussi par un élément auquel il faudrait consacrer un article, voire un livre entier, celui de l’irresponsabilité pratique des juges. Alors que l’article 9 de la Déclaration de 1789 ci-dessus rappelé implique la répression d’une rigueur infondée dans l’arrestation et l’emprisonnement, les juges pénaux semblent encore obéir à un principe d’infaillibilité. Les magistrats veulent être indépendants, mais aucun ne veut être soumis à une quelconque responsabilité, qui en constitue pourtant la compensation logique.

La responsabilité des juges c’est le monstre du Loch Ness de la grouillance judiciaire. On en parle souvent, on croit le voir, et elle n’arrive jamais. Bien sûr il y a la poudre aux yeux du Conseil supérieur de la magistrature qui révoque un juge par an, dans le même temps où la police renvoie plusieurs dizaines de policiers. Pourtant, avec l’affaire d’Outreau, on y croyait. Comment ? On mobilise des dizaines de membres d’une commission présidée par André Vallini, homme de gauche, avec, comme rapporteur, Philippe Houillon, homme de droite. Les auditions font l’objet de journées entières de retransmission sur la chaîne LCI. On fait venir le juge d’instruction de l’affaire d’Outreau, qui se conduit comme un petit garçon pris en faute. Il écopera plus tard d’un blâme du Conseil supérieur de la magistrature.

Après tout ce ramdam médiatique, il semblait évident qu’un projet de loi allait voir le jour, impliquant une responsabilité des juges.

Eh bien non, le corporatisme a triomphé. Le laminage du projet a été entrepris par les magistrats. La ministre de la Justice, qui semblait vouloir imposer une main de fer aux juges, a été gentiment débarquée, pour faire plaisir à tous ces magistrats.

Il est proprement scandaleux qu’un projet de loi aussi fondamental ait capoté, poussé dans le fossé par des juges qui sont peu représentatifs de la Justice.

Il subsiste donc un degré de perfectibilité de la République comme il y a une perfectibilité de la justice pénale pour aller vers la Justice. Les deux sont en quelque sorte liés, parce qu’une meilleure justice pénale, c’est une meilleure République.

On peut oser mettre fin aux dysfonctionnements dont les juges ne sont certes pas toujours les seuls responsables. Le fait qu’ils ne soient pas assez nombreux, et qu’ils doivent rendre plus de jugement dans le même temps que les années précédentes constituent en effet une forme de gêne pour eux.

La loi a réussi à triompher en mettant en place la République. Ce que réussit la République c’est l’émancipation et l’épanouissement de l’individu. Les individus doivent se libérer eux-mêmes du joug d’une justice pénale qui les opprime. Sans revenir à l’élection des juges[11], les solutions tiennent par exemple à l’échevinage et à la responsabilité.

La Justice est la construction de tous, c’est une construction en commun dans la République. Il y a à la fois le travail du Parlement et l’action individuelle. Il faut arrêter d’être bloqué par le corporatisme des juges, qui veulent encore croire en leur infaillibilité comme sous l’Ancien Régime.


[1] « Elles symbolisaient à la fin de l’Ancien Régime l’arbitraire royal et l’opinion éclairée s’en était violemment emparée » – Jean-Pierre Royer, Jean-Paul Jean, Bernard Durand, Nicolas Derasse, Bruno Dubois, Histoire de la justice en France, PUF, 4e édition, 2010, p. 87.

[2] « La vénalité des offices fait partie de ces maux qui minent durablement la justice », Jean-Pierre Royer et autres, op. cit., p. 108.

[3] Jacques Krynen, L’Etat de Justice France, XIIIe– XXe siècle, Tome I, L’idéologie de la magistrature ancienne, éd. Gallimard, 2009, p. 80.

[4] Cité par Jacques Krynen, L’Etat de justice France, XIIIe– XXe siècle, Tome II, L’emprise contemporaine des juges, éd. Gallimard, 2012, p. 120.

[5] Jacques Krynen, op. cit., Tome II, p. 24.

[6] Jean-Pierre Royer et autres, op. cit., p. 499.

[7] Ibid., p. 619.

[8] Sur ce point, v. Jacques Poumarède, « La magistrature et la République. Le débat sur l’élection des juges en 1882 », Mélanges Hébraud, Toulouse, UT1, 1981, p. 665.

[9] CEDH, 24 avril 1990, Kruslin et Huvig c. France, Req. no 11105/84.

[10] Loi n° 91-646 du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques, JORF n°162 du 13 juillet 1991, p. 9167 – Loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, JORF n°59 du 10 mars 2004, p. 4567.

[11] Voir Jacques Krynen, op. cit., Tome II, pp. 376 à 414.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).