Archive mensuelle 23 mars 2020

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

La Servante écarlate – saison 3 : Gilead & l’enfant (par Sophie Prosper)

Voici la 60e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 27e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

L’extrait choisi est celui de l’article de Mme Sophie PROSPER à propos de Gilead & l’enfant (saison III) dans la websérie La Servante écarlate. L’article est issu de l’ouvrage Lectures juridiques de fictions.

Cet ouvrage forme le vingt-septième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XXVII :
Lectures juridiques de fictions.
De la Littérature à la Pop-culture !

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina & Stéphanie Douteaud

– Nombre de pages : 190
– Sortie : mars 2020
– Prix : 29 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-38-4
/ 9791092684384

– ISSN : 2259-8812

La Servante écarlate
– saison 3 :
Gilead & l’enfant

Sophie Prosper
Docteure en droit de l’Université Paris Nanterre,
membre du Collectif L’Unité du Droit

Le despotisme et le patriarcat de l’Etat de Gilead ne pouvaient perdurer plus longtemps. Il était temps. June l’annonce dès la fin du troisième épisode de cette nouvelle saison – la troisième : « Voilà ce qu’on fait. On les observe, les hommes. On les étudie. On les nourrit. On leur fait plaisir. Grâce à nous, ils se sentent forts… ou faibles. On les connaît à ce point-là. On connaît leurs pires cauchemars… et avec un peu de pratique, c’est ce qu’on deviendra. Des cauchemars ». Elle conclut alors : « Un jour, quand on sera prêtes, on s’en prendra à vous. Attendez ».

Le ton de la saison 3 était lancé : le temps de la révolte et de la vengeance avait sonné. La fin de la saison 2 laissait présager une telle suite, puisque June choisissait de rester à Gilead plutôt que de s’enfuir au Canada avec sa dernière fille, Holly alias Nichole, pour tenter de retrouver sa première fille, Hannah, et lutter contre le système mis en place par les Fils de Jacob, secte politico-religieuse fondamentaliste ayant pris le pouvoir par un coup d’Etat dans certains Etats des Etats-Unis d’Amérique.

Au cœur de l’organisation de cette révolte, c’est l’image même de l’enfant qui émerge et qui prend une place considérable dans cette nouvelle saison, afin de comprendre que l’intégralité du système mis en œuvre repose sur la figure de l’enfant. Il est à la fois l’origine de Gilead, l’intérêt à préserver pour sa population, et l’élément déclencheur de la révolte qui se prépare contre lui.

L’enfant, source de la création de Gilead. Le système de Gilead a été inventé pour répondre à la baisse avérée des naissances dans la région, le mode de vie ainsi que les conditions environnementales et climatiques ayant entraîné une chute de la fertilité de la population. La baisse de la natalité devient alors une problématique dont l’Etat de Gilead s’estime en charge. Les Fils de Jacob prêchent dès lors la mise en place d’une politique nataliste dans laquelle l’enfant devient le symbole d’un Etat fort et la procréation devient un devoir pour toutes et tous. Pour répondre à un enjeu démographique de maintien de la population, les Etats développent en effet des politiques publiques natalistes incitant la population à procréer[1]. Comme s’il existait un devoir national, une utilité collective, il pèse sur ces citoyens un devoir d’enfantement pour répondre à un besoin d’intérêt général. Ces politiques publiques encadrent dès lors le comportement procréatif du couple qui est alors normalisé pour répondre à un besoin quantitatif populationnel[2].

Dans le cadre du système de Gilead, les politiques publiques doivent répondre également à des valeurs religieuses fondamentalistes. C’est en se fondant sur l’histoire de Jacob et l’Ancien Testament[3] que les Fils de Jacob n’hésitent pas à normaliser le viol et l’adultère pour répondre à l’intérêt général d’augmentation des naissances. L’Etat de Gilead a en effet réquisitionné des femmes qui auraient vécu dans le pêché mais dont la fertilité les sauve des Colonies dans lesquelles elles auraient été envoyées pour purger leur peine. Elles doivent cependant payer leur dette à la société en mettant à disposition leur corps pour porter l’enfant du Commandant chez qui elles auront été affectées. Face à l’utilité collective de leur fertilité, les servantes écarlates remplissent une fonction sociale qui leur permet d’être conservées au sein de la société[4], mettant en exergue une politique utilitariste. Chaque mois, lors du rituel de la Cérémonie, la servante écarlate est violée par son Commandant sous les yeux de son Epouse qui aura récité en amont le passage de la Bible dédiée à l’histoire de Jacob et de sa servante Bilha : « Voici ma servante Bilha. Va vers elle et qu’elle enfante sur mes genoux : par elle j’aurai moi aussi des fils[5] ».

Sorte de gestation pour autrui dans la démarche[6], le consentement de la servante n’est cependant pas recherché. La servante est en effet dépossédée de son corps et est réduite à l’état d’esclave sexuelle. Elle n’est plus qu’un simple objet dont on dispose. Pour cette raison, la servante De Matthew alias Natalie est maintenue en vie artificiellement à l’hôpital, pour que le fœtus puisse se développer le temps nécessaire, afin de répondre à l’objectif nataliste du régime. A cette occasion, le médecin précise à June que son patient n’est pas la mère mais bien le bébé et conforte l’idée d’un but commun vers lequel toute la population doit œuvrer. Pour répondre encore à cette fonction sociale nataliste, la servante est dépersonnifiée en ne portant plus que le nom de son Commandant[7], et est alors interchangeable. Elle est ainsi un simple corps au service de l’enfantement : son suivi gynécologique est imposé, sans qu’elle ne puisse s’opposer à aucun examen, sa vie quotidienne lui est également dictée par Tante Lydia et sa maitresse. Elle n’a aucun droit sur son accouchement et doit respecter le rituel qui lui impose d’accoucher sur les genoux de l’Epouse du commandant auquel la servante est affectée. Enfin, à la naissance de l’enfant, elle est substituée par l’Epouse dans son lien de parenté : c’est l’Epouse qui devient la seule et unique mère, automatiquement, sans qu’aucun processus d’adoption ne soit nécessaire. C’est pour cette raison que Serena Waterford pourra renommer l’enfant « Nichole », bien que June l’ait appelée Holly après avoir accouché[8]. La disposition du corps de la servante écarlate est par conséquent totale, pour le bien de la Nation que représente l’enfant.

L’enfant, l’intérêt supérieur à préserver à Gilead. L’enfant de Gilead, en tant que finalité à atteindre, doit par la suite être préservé pour l’amener lui-même à procréer, objectif commun à remplir. La saison 3 insiste notamment sur la préservation de l’intérêt supérieur de l’enfant de Gilead par les adultes, et plus particulièrement par les femmes qui raisonnent alors en qualité de mère. Les Epouses devenues mères d’intention s’effacent au profit de l’intérêt supérieur de l’enfant. Certaines choisissent de faire revenir la mère biologique, malgré la concurrence qu’elle peut représenter face à l’enfant. Ainsi, Serena Waterford, bien qu’elle ait choisi de se débarrasser de June au plus vite après l’accouchement, la fait revenir pour qu’elle puisse assurer l’allaitement de l’enfant. De même, l’Epouse Mackenzie, mère d’intention de la fille de June, Hannah, choisit de déménager dans l’intérêt d’Hannah qui serait traumatisée par les rencontres organisées ou impromptues de June.

Ces femmes, en ne raisonnant plus qu’en qualité de mère pour préserver leur enfant, répondent aussi à l’objectif commun du régime qui les exploite, accomplissant dès lors la fonction sociale qui leur a été assignée de préservation de l’enfant. Seule la maternité compte pour préserver l’enfant, annihilant leur condition de femme qui les amènerait à vouloir s’opposer au régime de Gilead.

Cependant, cette maternité poussée à son paroxysme pousse aussi ces mères à enfreindre les règles de Gilead et à se mettre en danger dans l’intérêt de leur enfant. Certaines servantes tentent de récupérer leurs enfants et risquent le mur, comme June et Janine. Serena Waterford, malgré son statut d’Epouse et la position de son mari dans la construction de Gilead, a également contribué à la fuite de sa fille en retardant l’arrivée de la milice pour retrouver Emily. Elle va même jusqu’à trahir son mari en organisant son arrestation à la frontière canadienne, dans le but de revoir sa fille. Elle ne remplisse plus ici le seul intérêt général de préservation de l’enfant de Gilead, mais bien un objectif personnel, individuel de survie de leur propre enfant.

C’est en réunissant la finalité de préservation de l’enfant et l’intérêt collectif de tous les enfants que ces femmes réussissent à trouver un moyen de s’opposer au régime de Gilead.

L’intérêt collectif de l’enfant, source de l’opposition au régime de Gilead. Il n’était pas raisonnable de penser que l’application d’un régime violent et patriarcal reposant sur des pratiques de torture et d’esclavage pouvait perdurer sans que sa population ne se soulève. Dans la saison 3 s’orchestre alors autour de June l’organisation de la vengeance et de la révolte. C’est à l’hôpital au chevet d’une servante écarlate mourante que June prend la décision de sauver les enfants de Gilead en organisant leur fuite vers le Canada. « ils méritent tous d’être libres. Je vais faire sortir autant d’enfants que possible » conclura-t-elle avant de sortir de l’hôpital. June choisit de libérer les enfants du dogme despotique qu’ils se voient imposés et construit une action collectivement avec l’aide d’autres femmes dans l’intérêt des enfants de Gilead.

Cette révolte se construit à nouveau autour de la notion de maternité. Ce sont les servantes écarlates et les Marthas qui organisent la fuite de 52 enfants de Gilead dans l’espoir de les libérer, mais aussi de priver l’Etat de Gilead de sa ressource. C’est aussi une forme de vengeance, June évoquant le fait qu’elle veut que Gilead comprenne la souffrance que l’on ressent lorsqu’on lui arrache ses enfants. Ce n’est pas la violence que ces femmes ont subie qui les pousse à la vengeance, mais c’est en qualité de mère qu’elles construisent leur résistance.

C’est surtout en répondant à l’intérêt collectif de « tous » les enfants que ces femmes réussissent à construire la révolte contre Gilead. La mère ne souhaite pas le seul bonheur de son enfant. C’est la recherche d’un bonheur collectif qui permet de mettre en action cette insurrection. Ces femmes appliquent toujours l’objectif commun de préservation de l’enfant, mais elles ne situent plus l’intérêt de l’enfant dans une vision utilitariste dans laquelle l’enfant serait conçu pour répondre lui aussi à un objectif de procréation, mais dans une vision plus libérale, dans laquelle l’enfant serait libre de s’épanouir et de réfléchir par lui-même. C’est face à cette nouvelle finalité que les femmes, mères ou non, vont s’unir et s’organiser pour s’opposer au régime et permettre la fuite de ces enfants vers le Canada.

Ainsi, l’enfant, érigé pourtant comme emblème du régime de Gilead, devient l’allégorie de la quête du bonheur et de la liberté sur laquelle se fonde l’opposition au régime.


[1] La France elle-même a développé ou développe encore des politiques natalistes pour répondre à cet enjeu démographique. Madame Laurie Marguet développe de manière détaillée les différentes législations qui ont été mises en place pour limiter (voire interdire) l’avortement ou la contraception ou celles vouées à inciter les parents à procréer (par exemple, par une incitation financière), V. Laurie Marguet, Le droit de la procréation en France et en Allemagne : étude sur la normalisation de la vie, thèse Paris Nanterre soutenue le 5 décembre 2018, sous la direction de Madame la Professeure Stéphanie Hennette-Vauchez, Partie II – Titre I – chapitre I – section I.

[2] Ibid. V. également M.-X. Catto, Le principe d’indisponibilité du corps humain, limite de l’usage économique du corps, Bibliothèque de droit public, Lgdj, 2018.

[3] La Bible, Ancien Testament, « Le Pentateuque », « Genèse », chapitre 30 :3. Dans ce chapitre, la femme de Jacob, Rachel, lui demande de se marier avec la servante, Bilha, pour lui donner un enfant.

[4] Seule l’utilité sociale permet de rester à Gilead. Toute personne ne servant pas une fonction est envoyée dans les Colonies pour effectuer la fonction de tri des déchets toxiques, et mourir rapidement face à un travail très pénible et des conditions de vie inhumaines.

[5] La Bible, Ancien Testament, « Le Pentateuque », « Genèse », chapitre 30 :3.

[6] La gestation pour autrui est une technique par laquelle une femme, dite « mère porteuse », porte l’enfant à naitre à la demande et pour un autre couple. L’ovule peut être celui de la mère génétique de l’enfant, de la mère porteuse ou d’une donneuse.

[7] L’héroïne, June, prend le nom de famille du Commandant chez qui elle est affectée : « Offred » (en français, « Delfred »).

[8] En droit français par exemple, l’article 57 du code civil énonce en effet que « les prénoms de l’enfant sont choisis par ses père et mère ». Le choix du prénom permet de déduire le lien de parenté.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Religions en droit public méditerranéen par le pr. Kaboglu

Voici la 40e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 5e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

Cet ouvrage est le cinquième issu de la collection
« Revue Méditerranéenne de Droit Public (RM-DP) ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume V :
Existe-t-il un droit public méditerranéen ?

Ouvrage collectif
(dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
Amal Mecherfi, Rkia El Mossadeq & Mathieu Touzeil-Divina)

– Nombre de pages : 224
– Sortie : novembre 2016
– Prix : 39 €

ISBN / EAN :979-10-92684-15-5 / 9791092684155

ISSN : 2268-9893

Mots-Clefs : Droit(s) comparé(s) – droit public – Justice(s) – droit administratif – droit colonial – Libertés – Constitution – constitutionnalisme – Méditerranée – Cours constitutionnelles – Pouvoir(s) – Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

Présentation :

Le présent ouvrage est le fruit de deux journées d’étude(s) qui se sont déroulées à Rabat (à l’Université Mohammed V) les 28 & 29 octobre 2015. Réunissant des contributeurs – universitaires & praticiens – issus d’une dizaine de pays du bassin méditerranéen, l’ouvrage se propose d’interroger l’existence d’un (ou de plusieurs) droit(s) public(s) méditerranéen(s) ou plutôt « en Méditerranée ». Pour ce faire, après avoir présenté la démarche propre au Laboratoire Méditerranéen de Droit Public et abordé des questions de méthodologie(s), ce sont différents aspects publicistes qui seront analysés : la place de la Constitution, celle des religions, les frontières du (des) droit(s) administratif(s) ainsi que le rôle des juges de ce droit public en Méditerranée. Enfin, ne méconnaissant pas son passé, l’opus questionne le futur d’un droit public méditerranéen à l’aune des mouvements de globalisation, d’européanisation et d’internationalisation.

Ont participé à ce numéro : M. le Président Sakellariou, M. le conseiller constitutionnel Messarra, M. l’ambassadeur Varouxakis, Mmes et MM. les professeurs Bonnet, Cassella, Chaabane, Cossalter, Chaouche, Fuentes I Gaso, Iannello, Kaboglu, Karam Boustany, Ktistaki & Touzeil-Divina ainsi que Mmes et MM. Elshoud, Espagno, Kouzzi, Meyer, Papadimitriou, Perlo, Pierchon, Schmitz & Willman Bordat.

Des religions dans le droit public méditerranéen.
Le dilemme des Constitutions
des Etats arabo-musulmans entre spiritualité et temporalité & les caractéristiques de la République de Turquie

Ibrahim Özden Kaboglu
Professeur de droit constitutionnel à l’Université de Marmara – Istanbul
membre du Directoire du Laboratoire Méditerranéenne de Droit Public,
Directeur de l’équipe « Turquie » du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

I. A propos des caractéristiques du constitutionnalisme contemporain et des Etats dits du « Mena »[1]

Les mouvements constitutionnels dans le bassin méditerranéen vont être analysés sous l’optique de quelques caractéristiques des constitutions contemporaines.

A. Quelques caractéristiques des constitutions contemporaines

Tout d’abord, il convient de signaler que chaque société a ses spécificités qui déterminent les caractéristiques de la norme fondamentale. Pour cette raison, la Constitution peut être qualifiée d’« autobiographie d’un peuple[2] ».

Ensuite, il faut signaler que la Constitution peut être aussi définie comme « technique de liberté[3] ». En effet, les droits de l’Homme tels que dénominateur commun de toutes les Constitutions sont reconnus, aménagée et garantis par les normes fondamentales.

Enfin, toutes les Constitutions qui visent à créer l’Etat de droit doivent introduire les mécanismes de « checks and balances » (pouvoirs et contre-pouvoirs) qui peuvent être conçus sur les cinq plans suivants :

Au sein de chaque pouvoir : législatif (monocaméral ou bicaméral), exécutif (monocéphale ou bicéphale), juridictionnel (judiciaire, administratif et constitutionnel).

Entre les trois pouvoirs : législatif, exécutif et juridictionnel (l’existence du veto présidentiel, le contrôle a priori et a posteriori de la Cour constitutionnelle, le contrôle du parlement sur le gouvernement, etc.).

Entre le centre et la périphérie : pour les Etats unitaires le niveau de centralisation et de décentralisation. Plus l’Etat est décentralisé, plus les autorités décentralisées peuvent jouer un rôle du contre poids vis-à-vis des pouvoirs politiques.

Entre l’Etat et la société : une société autonome, c’est-à-dire la société dont les droits de l’Homme constituent les valeurs fondamentales peut être conçue elle-même comme mécanisme de frein a priori vis-à-vis des pouvoirs politiques.

Entre le niveau national et le niveau international : au-delà des engagements internationaux d’un Etat et de la place des conventions relatives aux droits de l’homme dans la hiérarchie des normes en droit interne, le caractère universel des droits de l’Homme affecte la souveraineté étatique[4]. A cela, la transformation de la conception de la souveraineté doit être ajoutée : le passage de la souveraineté absolue à la souveraineté partagée (l’exemple de l’Ue), qui a accentué la naissance du constitutionnalisme multilevel, a bien amoindri la marge de manœuvre des autorités nationales.

B. De l’espace constitutionnel et du trans-constitutionnalisme

Le constitutionnalisme classique se fonde sur deux piliers : pouvoir et liberté. Au début du XXIe siècle on assiste à l’apparition d’un troisième pilier : le territoire. Du point de vue matériel, on peut avancer qu’un double processus se complétera au fur et à mesure : d’une part, la constitutionnalisation du territoire et, d’autre part, la territorialisation de la Constitution. Une telle diversification du contenu de la Constitution est corolaire de la décentralisation de l’Etat du point de vue da forme.

Un tel processus est inévitable a fortiori pour les pays de la région du fait qu’ils se trouvent dans le bassin méditerranéen. De ce point de vue, la Convention de Barcelone pourrait être considérée comme standard minimum pour les Constitutions en cours[5]. De toute façon, « une grande majorité des Constitutions traitent de la forme de l’Etat et de son organisation interne en optant massivement pour la décentralisation, parfois pour la régionalisation et, singulièrement pour le fédéralisme[6]».

Dans la région méditerranéenne, les évènements et développements politico-constitutionnels auxquels nous assistons depuis 2011 nous permettent-ils de parler de « constitutionnalisme méditerranéen » ?

Il est trop tôt certainement pour évoquer ce terme. Toutefois, un processus « vers le constitutionnalisme en Méditerranée sous l’optique du trans-constitutionnalisme » est évident. Il s’agit en effet d’une coïncidence constitutionnelle du point de vue temporel et du point de vue spatial : le constitutionnalisme dans l’espace méditerranéen au cours de la décennie 2010.

Il est certain que les Etats méditerranéens, du Machreq au Maghreb, ont déjà dépassé la phase du mimétisme constitutionnel. Cela n’empêche pas que chaque Etat s’inspire de Constitutions contemporaines. Dans ce processus, en utilisant les données du trans-constitutionnalisme, il nous faut davantage réfléchir à des solutions semblables devant des problèmes similaires[7].

La justice constitutionnelle, garante de la normativité constitutionnelle, pourrait être considérée comme pierre angulaire de ce processus. Sa fonction est parfois essentielle en tant qu’arbitre dans les litiges entre les organes fédéraux et les entités territoriales (d’après le choix concernant la forme de l’Etat) ou bien dans les litiges concernant la séparation horizontale des pouvoirs, ou bien encore dans le contrôle du processus démocratique (les élections, les partis politiques). De ce fait, il convient d’attirer l’attention sur la fonction d’équilibre des cours constitutionnelles dans le fonctionnement des institutions politico-constitutionnelles.

Au-delà de cette fonction, les cours constitutionnelles assument également leur rôle de gardiennes suprêmes des droits de l’Homme. En effet, la protection des droits de l’Homme est une source principale de la légitimité démocratique des Cours constitutionnelles.

Pour que la justice constitutionnelle joue ce rôle de gardienne suprême, il faut d’abord accepter le principe de la coexistence constitutionnelle équilibrée de toutes les libertés et des droits civils, politiques, sociaux, culturels, économiques et environnementaux. Ensuite, la composition de la Cour et le statut des juges doivent répondre aux exigences de qualité des juges et de leur indépendance. En troisième lieu, cette instance nationale doit être accessible aux individus se prétendant victimes de violations de leurs droits et libertés par une autorité étatique. Enfin, l’autorité des arrêts rendus par la justice constitutionnelle dans le contentieux des droits de l’Homme doit être assurée.

Sous l’optique de ces remarques préliminaires, il convient de signaler la problématique constitutionnelle des Etats du Mena[8].

C. Sur les choix constitutionnels des Etats du Mena

Dans les Etats arabo-musulmans, l’incertitude règne en ce qui concerne la caractéristique de la norme fondamentale. Il est évident que la Constitution est un texte temporel, mais pas spirituel. De ce fait, la Constitution est un texte laïc, par nature. Pour cette raison, il nous paraît inopportun de poser la question suivante : est-ce que la religion sera abordée sous l’optique des droits de l’Homme ou bien à l’inverse les droits de l’Homme seront conçus sous l’optique de la religion ?

Les destinataires de la Constitution sont les générations futures. Ceci dit, le pouvoir constituant pourrait-il hypothéquer la volonté des générations futures ? Dans quelles mesures en a-t-il la possibilité ?

En bref, devant le dilemme entre les droits de l’Homme, la démocratie et les mécanismes de l’Etat de droit d’une part et, le nationalisme et le fondamentalisme religieux d’autre part, quel choix sera privilégié chez les constituants de tous ces Etats du Machreq au Maghreb ?

Majoritaire ou pluraliste ? Est-ce que la séparation des pouvoirs sera assurée comme structure de l’Etat de droit et le concept de la démocratie pluraliste sera-t-il accepté en considérant que la démocratie majoritaire risque de réduire le régime uniquement à l’accès aux urnes. Finalement, dans la mesure où les droits de l’homme seront considérés comme l’infrastructure normative de la démocratie, il nous serait possible de parler de démocraties constitutionnelles.

II. La Turquie : une république laïque

Nous allons continuer par la présentation de la Turquie puisque celle-ci fut l’objet de débats à la suite du « printemps arabe » du point de vue de la modalité. Autrement dit, si le « modèle turc[9] » pouvait inspirer les Etats arabo-musulmans du point de vue du système politico-constitutionnel, plus concrètement, du point de vue de la compatibilité de l’Islam et de la démocratie. Toutefois, il s’agit d’un décalage temporel non-négligeable : ce qui distingue la Turquie des pays arabo-musulmans, c’est que ceux-ci sont en train d’élaborer leur première Constitution dont l’objectif principal est d’introduire les mécanismes de l’alternance politique, alors qu’en Turquie l’alternance politique a eu lieu le 14 mai 1950.

A partir de la Constitution du 9 juillet 1961, l’Etat a été organisé sur le concept de l’Etat de droit : « La République de Turquie est un Etat de droit, national, démocratique, laïque et social qui s’appuie sur les droits de l’homme (…)» (Article 2).

La Constitution du 7 novembre 1982 qui est toujours en vigueur a maintenu une telle définition, mais d’une façon nuancée du point de vue de la liaison entre les droits de l’homme et l’Etat : La République de Turquie est un Etat de droit démocratique, laïc et social, respectueux des droits de l’homme (…) (Article 2). Les trois premiers articles de la Constitution sont inaltérables d’après l’article 4. Ceci dit, la caractéristique laïque de l’Etat figure dans le bloc constitutionnel non-modifiable. Il n’y a donc aucun doute que la temporalité est la caractéristique indispensable de la Constitution de la République de Turquie[10].

A. La laïcité

La laïcité s’est réalisée au fur et à mesure à partir de 1922. Déjà, la loi organique du 10 janvier 1921 signifiait un changement radical du point de vue de la source et de l’utilisation de la souveraineté : « La souveraineté appartient à la Nation sans réserve et sans conditions. Le régime d’administration repose sur le principe suivant : le peuple décide de son sort directement et de fait ». (Article 1 et 2).

Cependant, la référence à l’Islam a été faite dans la Constitution de 1924 alors que le dualisme des pouvoirs a été supprimé par l’abolition du califat dans la même année. Avec la suppression de la référence à l’Islam comme religion d’Etat dans la Constitution (1928), cette évolution suit son cours. La direction des Affaires religieuses en tant qu’instance administrative créée en 1924 n’avait pas d’autorité spirituelle, ni le droit d’interpréter les lois islamiques. La constitutionnalisation de la laïcité n’a été effectuée qu’en 1937.

La laïcité devient l’une des caractéristiques de la République dans la Constitution de 1961. La Constitution avait introduit une disposition générale afin d’empêcher l’abus de la liberté de religion (Art. 19, dernier alinéa). La conformité au principe de la laïcité figurait aussi parmi les règles à observer par les partis politiques (Art. 57).

Alors que la disposition inaltérable était limitée par la forme républicaine du gouvernement (Article premier), c’est par l’interprétation de la Cour constitutionnelle que la laïcité a figuré parmi les dispositions intangibles à partir de 1970[11]. En fait, la Cour constitutionnelle a intégré, par un arrêt prétorien, les caractéristiques de la République, déterminées par l’article 2, dans les limites matérielles de la révision de la Constitution[12].

Quant à la Constitution de 1982, le principe de laïcité est affirmé dans son Préambule qui précise que « les sentiments de religion, qui sont sacrés, ne peuvent en aucun cas être mêlés aux affaires de l’Etat et à la politique ». Par ailleurs, l’article 2 de la même Constitution définit la République de Turquie comme « un Etat de droit démocratique laïque et social, respectueux des droits de l’homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d’Atatürk et s’appuyant sur les principes fondamentaux définis par le préambule ». Cet article forme, avec les articles 1 et 3, un bloc de dispositions intangibles, comme le précise l’article 4 de la Constitution.

Par la suite, la Constitution fait référence à plusieurs reprises :

– « aux principes de la République démocratique et laïque » pour définir le droit de fonder des partis politiques (Art. 68) ;

– à l’attachement « à la République démocratique et laïque » ou « aux principes de la République laïque », respectivement dans les prestations de serment des députés (Art. 81) et du Président de la République (Art. 103) ;

– « au principe de laïcité » pour définir les fonctions de la direction des affaires religieuses (Art. 136) ;

– à la sauvegarde de la « République laïque de Turquie » dans l’article 174 qui énumère et constitutionnalise les grandes lois des réformes laïcisantes.

– Enfin, les limitations dont les droits font l’objet ne peuvent être en contradiction avec les exigences de la République laïque (Art. 13).

B. La religion : la pluralité des croyances et ses limites

En abordant la liberté de religion et la laïcité il convient de donner tout d’abord quelques éléments de base sur la caractéristique de la population du point de vue des croyances du fait qu’il existe un pluralisme religieux en dehors des minorités non musulmanes : « Parmi les aspects les moins connus de la Turquie contemporaine figure la question alévie. On estime que ce groupe syncrétique et hétérodoxe forme entre 10 et 20 % de la population du pays (…)[13] ». Le phénomène de l’alévisme révèle la diversité religieuse de la population de la Turquie. A côté de l’Islam sunnite très largement majoritaire et des minorités non musulmanes (arméniennes, juives et grecques orthodoxes) reconnues par le Traité de Lausanne, se revendique de l’alévisme, une communauté hétérodoxe qui hésite entre religion, mouvement spirituel et courant philosophique.

L’alévisme recouvre un système de croyance et de pratique de plusieurs peuples anatoliens : les Turcs mais aussi les Kurdes, les Bosniaques ou les Albanais. Il associe, à l’origine, un Islam proche du Chiisme (« Alévi » fait référence au Calife « Ali », encore que certains alévis ne se considèrent pas musulmans), des usages paléochrétiens anatoliens, un chamanisme à connotation turcique, des références zoroastriennes et mazdéennes. La spécificité alévie s’illustre de façon multiple : non-observation du jeûne du Ramadan et des prières quotidiennes, organisation de Cem (cérémonie fermée associant hommes et femmes), lieux de culte particuliers (les « Cemevleri »), usage rituel du vin, de la danse et de la musique[14].

Quelles sont les limites ?

i. L’interdiction de l’instrumentalisation de la religion pour les buts politiques

L’article 24 qui concrétise l’étendue et les limites de cette liberté sous ses cinq alinéas concrétise aussi les éléments de la laïcité d’une façon indirecte.

Après avoir rappelé le principe et l’étendue de cette liberté, l’article 24 prévoit une clause dérogatoire en ce qui concerne la pratique : elle est soumise à la disposition générale relative au non-abus des droits et libertés constitutionnels (art. 14).

L’alinéa 3 qui exclut la contrainte pour la liberté de religion conserve un domaine intouchable : « Nul ne peut être astreint (…) à divulguer ses croyances et ses convictions religieuses et nul ne peut être blâmé ni incriminé en raison de ses croyances ou convictions religieuses ».

Néanmoins, « L’enseignement de la culture religieuse et de la morale figure parmi les cours obligatoires dispensés dans les établissements scolaires du primaire et du secondaire ».

Quant au dernier alinéa de l’article 24, il est relatif à l’interdiction de l’abus de la liberté de religion. Cette disposition est conçue également comme donnant une définition de la laïcité. « Nul ne peut, (…) exploiter la religion, (…), ni en abuser dans le but de faire reposer (…) l’ordre social, économique, politique ou juridique de l’Etat sur des préceptes religieux () ».

ii. Cours obligatoires : culture religieuse et morale

Une telle obligation, très controversée, est tout d’abord contraire à l’alinéa précédent et ensuite à la liberté de religion. Ainsi convient-il de signaler que la Cour européenne des Droits de l’Homme a constaté la violation de la Convention européenne des Droits de l’Homme du fait de l’enseignement obligatoire d’un tel cours[15]. La Cour européenne estime que l’enseignement dispensé dans les cours de culture religieuse et connaissance morale en Turquie ne peut être considéré comme répondant aux critères d’objectivité et de pluralisme dans une société démocratique ni être considéré comme visant à ce que les élèves développent un esprit critique à l’égard de la religion.

iii. Mention de la religion

La « mention de la religion dans les registres d’état civil » a été déclarée par la Cour constitutionnelle comme conforme aux articles 2 (laïcité) et 24 (liberté de religion) de la Constitution dans son arrêt du 21 juin 1995, nonobstant l’énoncé même de cette disposition constitutionnelle selon laquelle « nul ne peut être contraint de divulguer ses croyances et ses convictions religieuses[16]».

Les juges constitutionnels considèrent notamment que « L’Etat doit connaître les caractéristiques de ses citoyens. Ce besoin d’information est fondé sur les nécessités de l’ordre public, de l’intérêt général, et sur les impératifs économiques, politiques et sociaux (…). L’Etat laïc doit être neutre à l’égard des religions. Dans ce contexte, le fait de mentionner la religion sur les cartes d’identité ne peut entraîner une inégalité entre les citoyens (…). Toutes les religions ont la même place dans le cadre d’un Etat laïc (…) ».

En bref, pour la Cour constitutionnelle, une telle mention n’enfreint pas l’essence de la liberté de manifester la religion, puisque la mention de la religion sur la carte d’identité ne saurait être interprétée comme une mesure imposant de divulguer ses croyances et ses convictions religieuses et comme une restriction à la liberté de manifester sa religion par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

Quant à la Cour européenne des Droits de l’Homme, contrairement à l’arrêt de la Cour constitutionnelle, elle a constaté la violation de l’article 9 de la Convention. Il convient de noter que cet arrêt est l’un des rares arrêts de la Cour européenne dans lequel on constate une divergence avec l’arrêt de la Cour constitutionnelle sur une question relative à la laïcité[17].

Le renouvellement des cartes d’identité sans la mention de la religion est en cours.

iv. La Turquie condamnée pour le traitement discriminatoire des Alévis

Dans l’affaire Cumhuriyetçi Eğitim Ve Kültür Merkezi Vakfı c. Turquie, la Cour européenne des Droits de l’Homme a jugé, à l’unanimité, que la Turquie avait violé l’article 14 (interdiction de la discrimination) ainsi que l’article 9 (liberté religieuse) de la Convention européenne des Droits de l’Homme pour avoir fait preuve de discrimination envers les Alévis[18].

D’après la Cour, dès lors que les « cemevis » sont, comme les autres lieux de culte, des lieux destinés à l’exercice du culte d’une conviction religieuse, la fondation requérante se trouve dans une situation comparable à celle des autres lieux de culte.

La Cour rappelle que les Etats jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si, et dans quelle mesure, des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des traitements distincts. Néanmoins, si un Etat met en place un statut privilégié pour les lieux de culte, tous les groupes religieux qui le souhaitent doivent se voir offrir une possibilité équitable de solliciter le bénéfice de ce statut et les critères établis doivent être appliqués de manière non discriminatoire.

En l’espèce, la Cour observe que le refus opposé à la demande de la fondation requérante d’obtenir une dispense de paiement de ses factures d’électricité était fondé sur une appréciation exprimée par les tribunaux turcs, sur la base d’un avis émis par l’autorité chargée des affaires religieuses (Direction des Affaires religieuses), selon laquelle la confession alévie n’était pas une religion. La Cour considère cependant qu’une telle appréciation ne peut servir à justifier l’exclusion des « cemevis » du bénéfice en question, ceux-ci étant, comme les autres lieux de culte reconnus, des lieux destinés à l’exercice du culte d’une conviction religieuse.

La Cour conclut que la différence de traitement dont la fondation requérante a fait l’objet n’avait pas de justification objective et raisonnable. Elle observe que le régime d’octroi de dispense du paiement des factures d’électricité pour les lieux de culte opérait une discrimination sur la base de la religion[19].

C. L’émergence d’une volonté politique pour islamiser la société

 « La Turquie est l’un des seuls pays du monde musulman qui soit une démocratie. Nous désignons par ce terme la démocratie qui est apparue en Europe occidentale et a été prise pour le modèle par bien des Turcs. Ainsi, la question du rapport entre Islam et démocratie –donc la place de la laïcité- se pose, avec une acuité particulière en Turquie, où elle constitue un problème pratique et non théorique, alors que dans bien d’autres pays musulmans on reste à s’interroger sur les « conditions de possibilité » de la démocratie faute de la voir confrontée à l’épreuve des faits[20] ».

L’Akp[21], parti au pouvoir depuis la fin de 2002, a forcé la Turquie pour que la religion ait sa place dans le droit public. Le système éducatif est utilisé comme un moyen afin de former une « jeunesse respectueuse des valeurs morales et nationales ». Les cours de religion basés sur le sunnisme sont conçus comme « appareil idéologique de l’Etat » dans le processus d’islamisation de la société. L’insistance en ce qui concerne la formation d’une génération croyante a été davantage concrétisée par le système éducatif basé sur une formule qui s’appelle « 4+4+4 » qui, au-delà de porter atteinte aux principes et aux normes constitutionnels concernant la laïcité, ajoute les nouveaux cours de religion dans le programme scolaire afin de vider l’essence des arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme.

En effet, la tentative du coup d’Etat militaire du 15 juillet 2016 ne peut être expliquée que par « l’instrumentalisation de la religion pour des objectifs politiques ». La laïcité et le sécularisme ont été actualisés à la suite du coup d’Etat avorté du 15 juillet 2016 du fait que l’appareil étatique était « confisqué » par les putschistes formés dans une communauté religieuse, une sorte de confrérie[22].

III. L’Egypte : droits de l’Homme sans la démocratie

La première Constitution, adoptée en Egypte en 1882, a été supprimée lors de l’occupation britannique de l’Egypte. Pour cette raison, la Constitution de 1923 est conçue par certains auteurs comme la première Constitution de l’Egypte. Quant à la Constitution de 1971, celle-ci a été considérée comme base pour les « deux » Constitutions de l’Egypte qui ont été adoptées par les référendums de 2012 et 2014.

« La révolution du 25 janvier 2011 marque une deuxième naissance de l’Egypte[23] ». D’après le professeur El assar, « comme la majorité des membres de la commission constituante appartenaient au courant islamiste », la Constitution adoptée par le référendum du 26 décembre 2012 avec 32,9% de participation fut marquée par les idées des frères musulmans et des salafistes[24] : la charia islamique a été adoptée comme source principale de la législation. Les principes de la charia comportent non seulement le coran et la sonna, mais aussi les interprétations adoptées par la doctrine islamique sounniste des textes du coran et de la sonna[25].

En effet, l’article 2 de la Constitution de 1971 disposait que l’Islam était la religion de l’Etat et les principes de la charia islamique étaient conçus comme source principale de la législation[26]. Pour le professeur El assar, l’interprétation pragmatique de la Cour constitutionnelle avait concilié la religion et le modernisme[27]. Par la suite, la Cour développa une jurisprudence libérale faisant de la référence à l’Islam « un sacrifice expiatoire de l’Etat, en raison du non-respect du droit islamique dans sa législation[28] », à tel point que l’éphémère Constitution de 2012 préféra confier à la Grande mosquée Al-Azhar al-Charif le monopole d’interprétation de la Charia[29]. Par contre, la Constitution de 2014 restitue à la Cour cette compétence marquant la volonté du constituant de s’émanciper du pouvoir religieux. L’article 7 de la Constitution reconnaît Al-Azhar al-Charif comme « la référence principale pour ce qui concerne les sciences religieuses et les affaires islamiques », oblige l’Etat à lui assurer les crédits nécessaires et précise que le « Cheikh d’Al-Azhar est indépendant et inamovible ».

« Le nouveau régime égyptien est donc loin d’être une théocratie, la plus haute autorité religieuse du pays n’étant ni asservie au gouvernement, ni en mesure de dicter sa volonté à celui-ci[30] ».

Du point de vue du contenu, la nouvelle Constitution ne diffère pas radicalement de sa version originale : elle s’inscrit dans la même tradition que les textes de 1971 et 2012, mais comporte des avancées considérables. Dans ce document moins islamisant, l’article 2 posant la charia comme « la principale source du droit » a été conservé. En revanche, l’article 219, qui définissait les principes de la loi islamique, introduit en 2012, a été supprimé. Elle proscrit les partis politiques fondés sur une « base religieuse[31] ».

Du point de vue des libertés, la Constitution de 2014 consacre toutes les catégories de droits et libertés publics, élargit leur domaine, et impose à l’Etat des obligations positives en vue de garantir aux particuliers l’exercice effectif de leurs droits et libertés. Aucune autorisation administrative préalable n’est exigée pour l’exercice des libertés. Le principe de liberté de croyance est posé comme un principe absolu. L’égalité entre les hommes et les femmes est réaffirmée là où, dans la Constitution précédente, il n’était question que de non-discrimination entre les sexes. Pour la première fois, la Constitution fait référence aux conventions internationales en matière de droits de l’homme.

La nouvelle Constitution égyptienne qui reconnaît les droits de l’homme sans la démocratie[32] est à l’épreuve de la pratique.

IV. Le Maghreb : Algérie / Maroc / Tunisie

Parmi les trois pays du Maghreb, la Tunisie va être abordée après avoir signalé les nouvelles Constitutions du Maroc et de l’Algérie. L’Algérie a révisé en mars 2016 sa Constitution alors que le Maroc en juillet 2011 et la Tunisie en janvier 2014 ont renouvelé leur Constitution.

A. Algérie

« L’Algérie est une République démocratique et populaire. Elle est une et indivisible » (Article 1er).

« L’Islam est la religion de l’Etat[33] » (Art. 2).

La révision constitutionnelle réalisée récemment[34] ne modifie pas les deux premiers articles.

D’après l’article 7, « Le peuple est la source de tout pouvoir ».

B. Maroc

Le Maroc est une monarchie constitutionnelle, démocratique, parlementaire et sociale. L’Islam est la religion de l’Etat, qui garantit à tous le libre exercice des cultes[35].

C. Tunisie

Quant à la Tunisie, « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion. (…) La Tunisie est un Etat civil, basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit[36]» (Article 1 et 2 de la Constitution de la République Tunisienne du 27 janvier 2014).

Professeur Ferhat Horchani signale que l’Assemblée Nationale Constituante (Anc) a repris tel quel l’article 1er de l’ancienne Constitution de 1959 qui dispose que la « Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime ». A cette ancienne version de 1959, celle de 2014 a ajouté qu’« Il n’est pas permis d’amender cet article». Ceci montre que malgré « la légitimité révolutionnaire » et la rupture opérée par la suspension de l’ancienne Constitution, c’est l’idée de continuité avec 1959 qui a prévalu dans les choix fondamentaux relatifs à l’identité, à la source du droit et à la place de la religion dans la Constitution, même si ces choix entretiennent une ambigüité qui a alimenté de longues controverses doctrinales et jurisprudentielles. L’article 1 n’indique pas en effet clairement si la mention « l’Islam est sa religion » revient à « l’Etat » ou à « la Tunisie ». Nous pensons toutefois que les choix opérés par la nouvelle Constitution ont apporté un éclairage nouveau dans ce débat ancien : d’abord lors des débats du dernier projet de la Constitution, un article (l’ancien article 141) a été supprimé suite aux pressions exercées par la société civile. Cet article disposait qu’« Aucune révision constitutionnelle ne peut porter atteinte à l’islam comme religion d’Etat (…) ». Cette suppression aura des effets juridiques, elle indique qu’il n’est plus permis actuellement d’avoir deux lectures de l’article 1er, mais une seule : celle où l’Islam n’est pas la religion de l’Etat mais « la religion de la Tunisie », c’est-à-dire de la majorité des Tunisiens. L’Islam ne pourra donc plus être une source du droit de l’Etat. En réalité, cette interprétation a été corroborée bien avant lors des premières discussions sur les projets de Constitution qui ont abouti à écarter la « shariâa » comme source du droit dans la Constitution.

De plus, à cet article 1er, a été ajouté dans la nouvelle Constitution, un article 2 qui renforce encore cette interprétation et qui dispose que « la Tunisie est un Etat civil, basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit. Il n’est pas permis d’amender cet article ». Par conséquent, l’Etat a une nature civile (c’est-à-dire non militaire et non religieuse) et donc seul le peuple représenté par le pouvoir législatif est source de la souveraineté et donc du droit conformément à l’article 3 de la Constitution. Selon cet article 3, « Le peuple est le détenteur de la souveraineté et il est source de tous les pouvoirs qu’il exerce à travers ses représentants élus ou par referendum ».

L’affirmation du « caractère civil de l’Etat fondé sur la citoyenneté » est une affirmation capitale car elle fait prévaloir la citoyenneté sur toute autre appartenance[37].

En attendant la mise en pratique des Constitutions des Etats du Mena et la stabilisation de leur régime politique, on va se contenter de faire quelques remarques provisoires :

Le constitutionnalisme est un phénomène temporel. De ce fait, il faut encore une fois souligner le caractère temporel des Constitutions qui est aussi valable pour les Etats arabo-musulmans. Une Constitution qui prévoit les garanties des droits de l’homme assure également les garanties de la liberté de religion. De ce fait, la liberté de religion doit être interprétée sous l’optique des droits de l’homme en évitant une interprétation inverse. La création ou la consolidation des Cour constitutionnelles comme dénominateur commun des Etats arabo-musulmans peut-être conçue comme outil du trans-constitutionnalisme. Du point de vue de l’espace, les acquis du bassin méditerranéen ne doivent pas être sous-estimés : la Convention de Barcelone. Cette convention peut jouer un rôle de levier dans un double processus : la territorialisation de la Constitution d’une part et, la constitutionnalisation du territoire, de l’autre. Le régime parlementaire comme modèle commun[38] des Etats euro-méditerranéens paraît davantage susceptible d’établir la démocratie pluraliste. L’appartenance aux conventions internationales et régionales relatives aux droits de l’homme pourrait aussi consolider le caractère universel des droits et libertés reconnus par les Constitutions arabo-musulmanes[39]. Pour l’instant, il convient de mettre le point final par la citation suivante : « Les Constitutions postrévolutionnaires, dans le monde arabe, tendent indéniablement vers la modernisation. Elles traduisent la volonté de renforcer les droits fondamentaux tout en allant vers un meilleur équilibre des pouvoirs… Des limites persistent nécessitant de futures réformes et la pratique du pouvoir va aussi contribuer à définir des caractéristiques de ces nouveaux régimes politiques[40]».

En espérant et souhaitant que le dilemme pour les Etats arabo-musulmans entre la spiritualité et la temporalité évolue vers la deuxième, quant à la Turquie, à l’inverse, il faut souhaiter qu’elle maintienne ses acquis sur le caractère temporel de la Constitution. A ce propos, nous nous contentons d’attirer l’attention sur l’importance d’un combat multidimensionnel autant sur le plan des idées que dans la pratique pour sauvegarder les acquis d’une République démocratique et laïque fondée sur les droits de l’homme. Dans ce processus, les mouvements sociaux basés sur le concept de l’opposition démocratique et les voies juridiques, tant au niveau national que sur le plan européen, peuvent être signalés comme les dynamiques à promouvoir[41].


[1] Mena : Middle East and North Africa.

[2] Kaboğlu İbrahim Ö., « Vers le constitutionnalisme en Méditerranée ? », La rencontre des droits en Méditerranée/ L’acculturation en question, sous la direction de Perrot X., Péricard J., Pulim, 2014, p. 94.

[3] A cette occasion, il convient de rappeler l’article 16 de la Déclaration française des droits du citoyen et de l’Homme : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de Constitution », Zoller E., Droit constitutionnel, Paris, Puf, 1998, p. 32.

[4] Il est évident que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (Dudh) qui a déjà acquis le caractère de jus cogens n’est plus une simple déclaration.

[5] La Convention pour la protection de la Mer Méditerranée contre la pollution a été adoptée à Barcelone le 16 février 1976 et modifiée le 10 juin 1995. Au fil du temps, son mandat s’est élargi pour inclure la planification et la gestion intégrée de la zone côtière. Les 22 Parties contractantes à la Convention prennent, individuellement ou conjointement, toutes les mesures nécessaires pour protéger et améliorer le milieu marin dans la zone de la Mer Méditerranée en vue de contribuer à son développement durable.

[6] Meyer M., « Constitutionnalisations & collectivités territoriales en Méditerranée », Revue Méditerranéenne de Droit Public, vol. III, p. 191 et s.

[7] Pour le terme et ses définitions, V. Soma A., « Modélisation d’un système de justice constitutionnelle pour une meilleure protection des droits de l’homme : trans-constitutionnalisme et droit constitutionnel comparé », Rtdh n°78, 2009), p. 638.

[8] A propos des éléments comparatifs entre l’Europe du sud et l’Afrique du nord, V. Kaboğlu İ. Ö., « Vers le constitutionnalisme en Méditerranée ? » in Perrot X., Péricard J. (dir.), La rencontre des droits en Méditerranée. L’acculturation en question, Pulim, 2014, p. 77 et s.

[9] Marcou J., « Le « modèle turc » controversé de l’Akp », Moyen-Orient 13, Janvier-Mars 2012, p. 38 et s.

[10] Pour le détail sur les développements constitutionnels en Turquie, v., Kaboğlu İ. Ö et Sales E., Le Droit constitutionnel en Turquie (Entre coup d’Etat et démocratie), L’Harmattan, Avril 2015.

[11] AYM, E.1970/1, K.1970/31, k.t.:16.06.1970, AYMKD, sy.8.

[12] Le deuxième arrêt de la Cour constitutionnelle sur la dissolution des partis politiques est relatif à un parti pro-islamiste pour ses actes anti-laïques : Milli Nizam Partisi (Parti de l’Ordre national), AYM, E.1970/3, K.1971/1.

[13] « Alévisme » in Les mots de la Turquie sous la direction de Burdy J.-P., Pum, 2006, p. 10.

[14] Ibid., p. 10 et s.

[15]Cedh, Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, (arrêt final : 09/01/2008) ; Cedh, Mansur Yalçın et autres c. Turquie, (arrêt définitif : 16.02.2015).

[16] AYM, E.1995/17, K.1995/16, ta.21.06.1995, R.G. : 24.10.1995.

[17] Cedh, Affaire Sinan Işık c. Turquie, 2 février 2010.

[18] Cedh, Affaire Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfı c. Turquie, 3 décembre 2014.

[19] L’Affaire est devenue définitive le 20.04.2015 par l’arrêt de la Grande Chambre. Pour un deuxième arrêt de la Grande Chambre V., Izzettin doğan ve diğerleri / türkiye (Başvuru no. 62649/10) Karar Strazburg 26 Nisan 2016.

[20] Vinot F., « Armée, Laïcité et Démocratie en Turquie », Cemoti (…), no.27/1999, p. 71.

[21] Adalet ve Kalkınma Partisi (Parti de la justice et du développement).

[22] « Fethullah Gülen Cemaati, communauté du prédicateur F. Gülen, considéré comme leader de l’Organisation terroriste de Fetö, a été également appelée l’Etat parallèle » ou « la structure parallèle de l’Etat ». Les disciples et sympathisants de cette confrérie avaient été tolérés par les autorités politiques depuis quelques décennies. Ils ont « réussi » au fur et à mesure à pénétrer dans l’appareil étatique (surtout l’éducation, la justice, les forces de l’ordre et l’armée). Ils ont finalement commencé à gouverner le pays sous la majorité de l’Akp (Parti de la justice et de développement). L’alliance gouvernementale d’une décennie a pris fin à la suite d’une opération policière contre le gouvernement qui a eu lieu les 17 et 25 décembre 2013. A partir de ce coup gouvernemental, la Communauté de Gülen a été déclarée comme « Etat parallèle ».

[23] El assar, « Les évolutions constitutionnelles en Egypte depuis la révolution du 25 janvier 2011 », Anayasa Hukuku Dergisi/Journal of Constitutional Law/Revue de droit constitutionnel, 2012-2, p. 153.

[24] Ibid., p. 152.

[25] Ibid., p. 152.

[26] Toutefois, du point de vue du concept de souveraineté, l’absence de référence religieuse aurait affirmé « la volonté des constituants de distinction par rapport au type d’Etat théocratique » in Blouet A., « La Constitution égyptienne de 2012 : juxtaposition problématique de la sphère religieuse dans la définition de la loi et de principes démocratiques », Revue Méditerranéenne de Droit Public, V. III, p. 109.

« La souveraineté appartient au peuple. Il l’exerce et protège. Il préserve son unité nationale. Il est la source des pouvoirs » (Art. 5).

[27] En 1993, la Cour distingua les principes absolus des règles relatives de la Chari’a : « seuls les principes « dont l’origine et la signification sont absolues », c’est-à-dire les principes qui représentent des normes islamiques non contestables, que ce soit dans leur source (Coran, Sunna, consensus, analogie) ou dans leur signification, doivent être obligatoirement appliqués, sans marge d’interprétation possible, mais les règles relatives « sont évolutives dans le temps et dans l’espace, sont susceptibles de divergences d’interprétation et peuvent s’adapter aux besoins changeants de la société » » in Dupret B., La charia, Paris, La Découverte, 2014, p. 150, cité par Guilot in « La dialectique de l’Islam et du libéralisme dans les Constitutions de l’après « Printemps Arabe »: Egypte & Tunisie à la confluence de deux courants universalistes », Revue Méditerranéenne de Droit Public, V. III, 2015, p. 127 et s.

[28] Johansen B., « The relationship Between the Constitution, the Shari’a and the Fiqh », cité par Guilot, op.cit., p. 129.

[29] Cette obligation incombait au Parlement, au Gouvernement et aux tribunaux, notamment à la Cour constitutionnelle. L’article 5 permettait de constituer les partis politiques sur la base religieuse. L’article qui avait suscité le plus de polémique était l’article 219 d’après lequel les thèses de la doctrine islamique faisaient partie des principes de la charia qui sont la source principale de la législation : « Le danger de cette disposition réside dans le fait que les avis des savants religieux et leur interprétation des textes du coran et des paroles du prophète sont très variés et très différents entre eux » in Gamaleddine S., « La charia islamique et ses principes dans la Constitutions de 2012 », Revue Aldostoria, n .24, oct. 2013, cité par El Assar, « L’Evolution politique (…) », op.cit., p. 9).

[30] Guilot, « La dialectique (…) », op.cit., p. 128.

[31] Kaboğlu, « Vers le constitutionnalisme en Méditerranée ? », op.cit., p. 89.

[32] Du fait qu’elle a été élaborée à la suite du coup d’Etat militaire, « les droits de l’homme sans la démocratie » ont été utilisés dans le sens large et plutôt politique.

[33] Articles 1 et 2, Constitution de la République Algérienne du 8/12/1996.

[34] Journal officiel de la République Algérienne démocratique et populaire (7 mars 2016 ; Lundi 27 Joumada El Oula 1437).

[35] Articles 1 et 3, Constitution du 29 juillet 2011. Sur les développements constitutionnels au Maroc, V. : La nouvelle Constitution marocaine à l’épreuve de la pratique, coordonné par Bendourou O., El Mossadeq R., Madani M., éd. La croisée des chemins, Casablanca, 2014.

[36] « Ainsi, les différents projets de constitution (cinq avant -projets) ont été discutés et améliorés pendant de longs mois suite essentiellement au rôle décisif joué par la société civile dont les très fortes pressions ont été relayées par la société politique. Un nombre impressionnant d’activités (séminaires, colloques, tables ronde, rapports d’experts nationaux et étrangers ou internationaux, médias, manifestations gigantesques de rue durant tout l’été 2012) ont mis le doigt, pour chacun des projets sur les faiblesses, les failles, les reculs et les dangers que recèlent ces avants projets. Le rôle de l’Association tunisienne de droit constitutionnelle a été des plus importants à cet égard » (Horchani F., « La nouvelle constitution tunisienne du 27 janvier 2014 : Forces et faiblesses », Anayasa Hukuku Dergisi/ Journal of Constitutional Law/Revue de droit constitutionnel, n. 6, 2014, p. 28 et s). Pour le détail V. Abbiate T., « La nouvelle Constitution Tunisienne : Résultat d’un processus constituant participatif ? », Revue Méditerranéenne de Droit Public, V. III, p. 89 et s.

[37] Du point de vue des droits de l’homme, la disposition suivante qui reflète le principe de non-régression mérite d’être signalée : « Il n’est pas possible qu’un amendement touche les acquis en matière de droits de l’Homme et des libertés garanties dans cette Constitution » (Art. 49/dernier alinéa).

[38] Touzeil-Divina M., « Rêver un impossible rêve : à propos du régime parlementaire projeté en Méditerranée », Revue méditerranéenne de Droit public, V. III, p. 31 et s.

[39] « Si les Constitutions tunisiennes et marocaines toute comme celles française, espagnole et italienne entrent en adéquation avec le système universel, c’est sans doute compte tenu de la volonté de constituer à terme un ensemble géographique méditerranéen » in Segno Manto N., « L’influence de la religion islamique remet-elle en cause l’universalité des droits de l’homme dans les constitutions méditerranéennes ? », Revue Méditerranéenne de Droit Public, Vol. III, p. 119.

[40] Boumediene M., « Révolution arabes et renouveau constitutionnel ; une démocratisation inachevée » in La nouvelle Constitution marocaine à l’épreuve de la pratique, p. 122.

[41] « La première condition de réussite de l’épreuve de droit et de démocratie de la Turquie à l’égard de la société internationale nécessitent que les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire assurent le consensus sur le respect de la Constitution et de la Convention Européenne des Droits de l’Homme ainsi que des principes généraux du droit » (L’article 15 de Déclaration rédigée par l’initiative « La démocratie d’abord » à la suite du coup d’Etat militaire avorté, Istanbul, le 20 juillet 2016).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Libres propos sur les prétendues « Ecoles » en droit (par le pr. Millard)

Voici la 38e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 5e livre de nos Editions dans la collection « Académique » :

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume V :
Le(s) droit(s) selon & avec
Jean-Arnaud Mazères

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina
Delphine Espagno, Isabelle Poirot-Mazères
& Julia Schmitz)

– Nombre de pages : 220
– Sortie : novembre 2016
– Prix : 49 €

  • ISBN / EAN : 979-10-92684-19-3 / 9791092684193
  • ISSN : 2262-8630

Présentation :

Un professeur, un maître, un père, un ami, un guide, un modèle, un inspirateur, un trouvère et, à toutes les pages, un regard. Tous ces qualificatifs pour un seul homme, un de ces êtres doués pour le langage, le partage, l’envie de transmettre, le goût de la recherche et de l’analyse, l’amour des livres et de la musique, l’attention aussi aux inquiets et aux fragiles. La générosité de Jean-Arnaud, l’homme aux mille facettes, est aujourd’hui célébrée, à travers le regard de ses amis. Tous ceux qui ont contribué à cet ouvrage ont quelque chose à dire, à écrire, à expliquer aussi, de ce moment où leur trajectoire a été plus claire, parfois s’est infléchie lors d’un cours ou d’un entretien, où leurs doutes ont rencontré non des réponses mais des chemins pour tenter d’y répondre. Chacun a suivi sa voie, chacun aujourd’hui a retrouvé les autres. Cet ouvrage est pour toi Jean-Arnaud ! Cela dit, si tu ne t’appelles pas Jean-Arnaud, toi – lecteur – qui nous tient entre tes mains, tu peux aussi t’intéresser non seulement au professeur Jean-Arnaud Mazères mais encore t’associer aux hommages et aux témoignages qui lui sont ici rendus. L’ouvrage, qui se distingue des Mélanges académiques, est une marque de respect et d’affection que nous souhaitons tous offrir à son dédicataire et ce, pour ses quatre-vingt ans. L’opus est alors bien un témoignage : celui de celles et de ceux qui ont eu la chance un jour de rencontrer le maestro, de partager les moments plus ou moins délicats du passage de l’innocence estudiantine à celui de la vie d’adulte, voire de faire une partie de ce chemin à ses côtés comme collègue et / ou comme ami. Des vies différentes pour chacun d’entre nous, des choix que le professeur Mazères a souvent directement inspirés, influencés, compris, soutenus mais pour nous tous ce bien commun partagé : celui d’avoir été, et d’être toujours, son élève, son ami, son contradicteur parfois. Par ce « cadeau-livre », nous souhaitons faire part de notre affection, du respect et de l’amitié que nous avons à son égard. Bel anniversaire, Monsieur le professeur Jean-Arnaud Mazères !

Ont participé à cet ouvrage (qui a reçu le soutien de Mme Carthe-Mazeres, des professeurs Barbieri, Chevallier, Douchez, Février, Lavialle & Mouton) : Christophe Alonso, Xavier Barella, Jean-Pierre Bel, Xavier Bioy, Delphine Costa, Abdoulaye Coulibaly, Mathieu Doat, Arnaud Duranthon, Delphine Espagno-Abadie, Caroline Foulquier-Expert, Jean-François Giacuzzo, Philippe Jean, Jiangyuan Jiang, Jean-Charles Jobart, Valérie Larrosa, Florian Linditch, Hussein Makki, Wanda Mastor, Eric Millard, Laure Ortiz, Isabelle Poirot-Mazères, Laurent Quessette, Julia Schmitz, Philippe Segur, Bernard Stirn, Sophie Theron & Mathieu Touzeil-Divina.

Ouvrage publié par le Collectif L’Unité du Droit avec le concours de l’Académie de Législation de Toulouse, du Centre de Recherches Administratives (ea 893) de l’Université d’Aix-Marseille et avec le soutien et la complicité de nombreux amis, anciens collègues, étudiants, disciples…

Libres propos
sur les prétendues « Ecoles »
en droit (et un peu en science politique…)

Eric Millard
Professeur de droit public
à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Lorsque j’ai rencontré Jean-Arnaud Mazeres (le Jam, comme affectueusement nous le nommions, prononcé djame, comme les mods londoniens qui constituaient davantage la bande son de nos nuits toulousaines que le Schubert qu’il affectionnait), j’étais un étudiant qui apprenait le droit depuis plusieurs années et qui se demandait comment on pouvait perdre autant de temps à apprendre des choses si peu pourvues d’intérêt. Le droit, tel qu’il était enseigné à peu près uniformément au début des années 80 du siècle dernier dans une université française était juste un non sens, au vrai sens du terme. Cela tombait bien car le Jam sous couvert de science administrative tenait un discours critique qui semblait partir d’à peu près le même constat : désert épistémologique, absence d’outils critiques, hermétisme à toute question politique ou sociale sous couvert de technicité. Ce n’est pas peu dire que ses enseignements de science administrative, puis plus tard de droit administratif en Dea m’ont sinon réconcilié avec la matière (à l’impossible nul n’est tenu) du moins incité à creuser pour voir par où et comment saper cette dogmatique juridique. Plus tard bien sûr, nos discussions pendant ma thèse, d’autres rencontres, et un peu mon travail personnel ont permis de construire la posture qui est désormais la mienne. Mais cette rencontre fut décisive, et essentielle.

Philosophie politique, et philosophie des sciences ; sciences juridiques comme sciences sociales ; toutes les questions qui peuvent nourrir une approche un peu distanciée et critique du droit, au nom de l’externalité de la description, ou de l’analyse politique ; toutes les choses que pompeusement on nommait pluridisciplinarité, lorsque le cursus juridique se paraît d’ouverture : méthodes des sciences sociales, sociologie, etc., qui au mieux étaient sérieusement faites et donc n’abordaient guère la question juridique, au pire était un saupoudrage apparemment savant que la dogmatique mobilisait au profit d’une légitimation de son approche conservatrice. Et voilà qu’en science administrative, version Jam, ces questions se confrontaient au droit, à l’Etat, à l’administration, et à bien d’autres choses encore…

La création du Laboratoire des Sciences Sociales du Politique quelques quinze années plus tard, au sein de l’Iep de Toulouse, et autour notamment, côté juristes du moins, d’anciens élèves du Jam, entendait répondre à, outre des questions institutionnelles et biographiques contingentes mais qu’il serait vain de taire, l’idée que des juristes et des spécialistes de science politique, appelés à travailler en commun au sein d’un Institut d’Etudes Politiques, pouvaient et devaient échanger sur leurs objets de recherche, leurs méthodes d’investigation, et que de ces échanges pouvait se dégager une forme de savoir nécessaire : inscrire épistémologiquement la recherche en droit et en sciences politiques dans une conception des sciences sociales dans laquelle le mot sciences n’est pas simplement esthétique ou légitimant. Et cela malgré une histoire de ces disciplines pour le moins compliquée, qui a provoqué une ignorance mutuelle assez radicalisée, et une méfiance.

Il ne m’appartient pas d’évaluer si cette idée avait quelque intérêt, ou si elle a trouvé quelque justification dans l’action et dans les résultats. Je le crois mais je n’entends pas le réaffirmer ni ne peux le démontrer. Je ne suis en vérité pas à l’origine de cette démarche commune : ma route a croisé (avec un plaisir que je ne dissimulerai pas, en raison des amitiés personnelles qui en sont à l’origine) quelques temps celle du Lassp, mais si évidemment le projet dont je viens de tracer à la serpe les contours ne pouvait que me séduire, et faisait écho à ces enseignements que j’ai précédemment évoqués, ce moment partagé ne tenait, comme souvent dans l’université, pas réellement au projet mais une fois de plus à des contingences bureaucratiques, et à des intérêts (institutionnels) communs.

En confrontant ces deux expériences, comme étudiant du Jam, comme chercheur au moment de la mise en forme du Lassp, je réalise que ce que j’ai intuitivement perçu dès le départ au Lassp, et dans d’autres instances dans lesquelles la pluridisciplinarité (à considérer qu’il s’agisse réellement de disciplines, droit et science politique) se trouve de fait convoquée, comme difficulté pratique première, ne me semble toujours pas clarifié, ni même clarifiable : quelle posture adopter pour parler de droit à la fois à des juristes et des politistes, qui échappe aux représentations a priori que s’en font les uns et les autres ? La définition même de l’objet dont je veux parler, qui ici s’étale sur plusieurs années, avec des contacts irréguliers avec plusieurs amis, en témoigne. Je vois que je suis passé, sans que je ne sache trop comment ni pourquoi, d’une lecture de ce que les juristes ont (ou pas) en commun et qui ferait discipline, à la question des écoles et des courants en droit, inscrite dans une réflexion plus large sur la manière de faire preuve en droit et science politique. Il y a dans ce glissement ce que je conçois comme malentendu fondamental, conscient ou non, construit ou non, volontaire ou non, qui ramène les juristes au droit (et réciproquement), et qui établit une frontière stricte entre le regard externe et critique, et l’objet conçu comme discipline, confondu avec le corps disciplinaire. Ce qui justement me faisait fuir lors de mes études, et dont je voyais l’approche du Jam comme réfutation. Là où je voulais poser une question épistémologique : est-ce que le droit fait l’objet d’une construction comme objet de savoir des (et par des) juristes (entendus ici de manière déjà obscure au sens de ceux qui connaissent le droit), supposant une épistémologie minimale commune (et la question ne présuppose pas de réponse positive) ?, apparaît une autre question : quels sont les processus de construction des lieux de pouvoir dans la discipline, et de l’évaluation/validation des discours de connaissance qui y sont produits (une question épistémologique clairement reformulée dans une question des sciences du politique). Ce glissement révèle déjà une difficulté (non une aporie, mais une difficulté) du projet initial : de la présupposée revendication commune d’une épistémologie des sciences sociales dans laquelle s’inscrirait droit et science politique, on passe à la double réduction du droit à un objet et de la science politique à un savoir (critique monopolistique).

Deux stratégies de réaction sont alors envisageables face à cette délimitation du débat, au moins. Je dirais de la première qu’elle est quelque peu épidermique, corporatiste et à proprement parler réactionnaire ; de la seconde qu’elle est offensive et prospective. Il n’y a guère à s’étonner que la première soit plus répandue, plus aisée à mobiliser, mais qu’en même temps elle contienne les éléments pour figer le débat, pour conforter les représentations a priori, et donc pour finalement transformer la difficulté initiale d’un projet du type Lasspien en aporie ; et que la seconde puisse paraître assez utopique tant elle présume un aggiornamento partagé, qui ne paraît guère (actuellement ?) envisageable.

Réaction : Nous les juristes… sommes légitimes à revendiquer une autonomie de nos savoirs.

Prospection : Il n’y a ni juristes ni politistes… dès lors qu’est en jeu la question de l’épistémologie des sciences sociales, au moins sur l’objet droit.

Dans une version préparatoire aux rencontres autour du dixième anniversaire du Lassp, et à partir de laquelle ces lignes ont été conçues, les organisateurs écrivaient : « Certains concepts sont partagés par les disciplines mais restent partiellement indéterminés du fait même de ce nomadisme. De même, certains auteurs et certaines écoles de pensée offrent des cadres d’analyse qui, à défaut d’être pluridisciplinaires peuvent cependant être appropriés et mobilisés mais différemment par plusieurs disciplines des Shs. Car lorsqu’un auteur, un article de référence… sont partagés, ils sont alors généralement lus différemment. Comment dès lors œuvrer à plus d’interdisciplinarité sans velléité hégémonique d’une discipline ou d’une autre ? ». Davantage qu’une réponse dès lors aux questions que j’envisageais ou que l’équipe du Lassp attendait, c’est par rapport à cette forme de problématique que je voudrais me situer, en assumant une forme de libres propos et de subjectivité.

Ecoles, courants, droit, juristes : l’imprécision des mots rendrait en effet ces questions, sans plus de clarification, totalement secondaires. Et si on parvenait à les clarifier, il est probable qu’on les rendrait en grande partie superflues.

Juristes : on se sert communément de ce mot pour désigner au moins deux groupes de personnes, qui ne se superposent pas nécessairement, mais qui ne se séparent pas aisément. Or cette contingence est doublement niée, tant par une revendication d’une autonomie des savoirs des juristes, que par une confusion des juristes et de leur objet.

Pour reprendre une idée assez fondée, on peut parler de droit dès lors qu’apparaît un corps professionnalisé (les juristes) qui développe une méthode spécialisée (un savoir-faire, qui est aussi un discours : une forme d’argumentation, de justification et de décision notamment) avec une certaine effectivité (voir notamment Aldo Schiavone, Ius : L’invention du droit en Occident, Belin, 2009). Le droit est une pratique sociale, et toute autre conception ontologique de l’objet me paraît devoir être repoussée.

Les juristes sont donc, dans ce sens le plus commun, ceux qui participent à cette pratique, qui la mettent en œuvre avec des effets symboliques et des effets matériellement très concrets ; ceux donc qui la produisent, mais également la reproduisent : très simplement les professions que l’on dit juridiques (avocats, juges, consultants, etc.). Bien : il est clair qu’il y a ici une autonomie du savoir (comme savoir-faire méthodologique) comme condition même de la constitution de la pratique, et en même temps une superposition totale entre les juristes et le droit. Connaître le droit, c’est connaître les activités des juristes, qui ne sont pas quant à elles des activités de connaissance.

Mais dans un second sens largement aussi commun, on appelle juristes ceux qui fréquentent les lieux universitaires, au sens large, d’enseignement du droit et de recherche (étudiants – futurs juristes – mais aussi enseignants et chercheurs – qui peuvent aussi être juristes dans le premier sens, praticiens). A l’évidence, l’autonomie universitaire du droit se justifie d’abord par l’idée de formation à cette pratique des juristes, donc à l’acquisition des savoirs-faire méthodologiques ; et participe de la reproduction/légitimation de celle-ci (ce qui n’exclut pas une auto-critique et des propositions d’évolution). Cependant, la logique de cette autonomie comme transmission du savoir-faire n’est que rarement assumée totalement. Il y a le plus souvent une revendication supplémentaire ou concurrente à la constitution d’un savoir comme connaissance, qui constituerait la science juridique ou la science du droit comme discipline doublement autonome : à l’égard d’un objet dont elle se séparerait, et à l’égard d’autres formes de connaissance existantes de la pratique sociale appelée droit (sociologie, histoire, etc.). Il demeure toutefois que cette revendication est rarement totale, et qu’il s’agit davantage de l’idée d’un recul critique sur un savoir-faire (une forme de regard interne critique) que d’une réelle revendication d’externalité, ce que l’auto-qualification des juristes universitaires comme juristes démontre en partie. Il demeure encore que les conditions de possibilité de constitution d’un savoir connaissance ne sont guère partagées, entre scientificité du raisonnement juridique lui-même (l’idée d’une science normative pratique : l’objectivisation de la pratique) et scientificité de l’étude du droit (la construction de cette pratique comme objet d’une connaissance critique, empirique, dans l’analyse logico-linguistique notamment).

Si l’on peut ainsi séparer analytiquement deux conceptions de l’autonomie universitaire du droit, aux conséquences opposées (l’assimilation dans la pratique sociale du droit, et la limitation du savoir à un savoir-faire méthodologique qu’il faut transmettre et reproduire d’un côté ; et d’un autre côté la revendication d’un savoir-connaissance qui peut aller jusqu’à la revendication d’une distinction radicale avec la pratique sociale droit), l’investigation empirique convainc qu’aucune généralisation n’est possible en faveur de l’une ou l’autre de ces revendications, ni même en faveur d’une opposition radicale de ces revendications. C’est là la contingence que je mettais en avant. L’essentiel de l’activité universitaire (enseignement et recherche) des juristes oscille entre reproduction distanciée de la pratique et distanciation limitée, dont résulte ce qu’Antoine Jeammaud nomme très justement l’activité dogmatico-doctrinale (par exemple dans La part de la recherche dans l’enseignement du droit, Jurisprudence Revue Critique, Tome 1, 2010) et Riccardo Guastini la construction juridique des juristes académiques (par exemple dans « Le réalisme juridique redéfini », Droit Prospectif, 2013-3, p. 1123 et s.).

Ecoles : là encore, le mot renvoie à des questions très différentes, d’inégale importance à mes yeux.

Au sens le plus évident, une Ecole est un processus (lieu ou groupe) de transmission de savoirs ou de méthodes, d’une certaine manière. Il ne fait aucun doute que l’enseignement du droit, au sens large, constitue une école et c’est bien pour cela qu’il participe de la construction et reproduction de la pratique sociale appelée droit. Toutefois cela est banal, et parler ici d’école ne nous apprend rien, notamment parce que cette « certaine manière » ne peut être caractérisée qu’a minima, et ne s’inscrit pas dans un processus concurrentiel : s’il peut y avoir localement quelques différences (surestimées : la place de la théorie, l’enseignement clinique, l’internationalisation, etc.), elles demeurent minimes du fait de la massification des études de droit, de l’acceptation largement majoritaire du rôle de l’enseignement du droit dans la formation des juristes (que les différences ne remettent pas en cause) et de leur localisation qui reste fondamentalement dans un cadre national malgré la prétendue autonomie des universités et la supposée globalisation du droit.

Ensuite, dans ce que je crois être le sens le plus directement attendu ici, il s’agit en parlant d’Ecole de la question des réseaux pour l’obtention d’un capital symbolique et professionnel : les carrières universitaires (Cnu, Comités de sélection, Jurys d’agrégation, etc.), l’accès aux revues, aux instances d’évaluation ou de répartition de moyens, etc. Loin de moi l’idée de dire que il n’y a pas en ce sens « d’écoles » en droit : mais le montrer et le démontrer est une démarche de sociologie du monde universitaire au sens large, et je doute qu’il y ait ici une spécificité radicale de la discipline des juristes. Et s’il y a spécificité, elle n’est peut-être pas là où l’on croit : une informalité des réseaux liée à une plus faible syndicalisation et à une moindre importance de la question épistémologique ; une relative richesse du capital disponible (postes et revues) et de moindres besoins d’une recherche encore largement dispensée de matériels lourds et de terrains. Là par exemple où en Science Politique (à l’origine de la reconnaissance institutionnelle de la discipline tout au moins) ou en Economie par exemple ont pu se générer des conflits « d’école » pour la reconnaissance d’une ligne de recherche et d’enseignement spécifique (voir en dernier lieu la revendication de l’éclatement de la section 5 du Cnu), la tentative avortée de créer une section spécifique de criminologie s’est faite à la marge, et dans un pilotage dépassant largement une éventuelle controverse d’écoles au sein des juristes universitaires (qui se sont cependant mobilisés contre cette création au-delà des pénalistes). Ce qui me paraît alors faire défaut, ou tout au moins être plus difficilement saisissable, c’est le fondement épistémologico-politique de ces écoles : en bref la systématisation des critères. Une étude de sociologie des juristes universitaires devrait donc mettre en évidence des éléments explicatifs relativisant les raisons constitutives des réseaux et ne pas présupposer sans davantage d’approfondissement qu’ils révèlent des écoles de pensée.

Car c’est ce troisième sens qui me paraît le plus intéressant. Mais il suppose que l’on envisage les écoles dans une confrontation plurielle : comme fédérant des parties dans des controverses d’un certain type. Une école unique, même non hégémonique, n’est rien d’autre qu’un paradigme, qui éventuellement se substitue à un autre paradigme. Au risque de choquer, je continue à affirmer qu’il n’y a pour moi pas (ou plus) d’écoles dans ce sens en droit : que les controverses, qui me paraissent rares au regard de la démographie de la discipline, ne construisent pas des écoles, et restent anecdotiques dans leurs conséquences de structuration intellectuelle de la discipline (même si évidemment elles agitent la discipline, au moins un moment). En prétendant cela, je ne nie pas, une fois encore, l’existence de réseaux pour l’accès au capital, et je n’entends pas faire preuve d’angélisme : la discipline n’est pas une tour de Babel, un paradis pour chercheurs protégés dans l’université. Je regrette au contraire que la controverse ne soit pas plus présente et ne produise pas davantage d’effets. Mais je constate simplement qu’il me paraît manquer les éléments nécessaires à la généralisation de la controverse : une communauté épistémologique prête à s’accorder et se structurer sur des désaccords, que la prégnance de l’exercice dogmatique interdit. Bien entendu, ce qui précède vaut dès lors que l’on se situe au niveau de la communauté des juristes académiques ; il est vraisemblable qu’à des niveaux plus spécialisés, comme la théorie du droit, ou le droit international privé, puissent apparaître des controverses du type envisagé, et donc des Ecoles. Par exemple en théorie du droit entre le normativisme (l’Ecole française kelsénienne si l’on préfère) et le réalisme (l’Ecole nanterroise). Mais ce niveau présuppose une méta-représentation du droit commune, qui demeure alors extrêmement minoritaire (le positivisme épistémologique et l’affirmation que la science du droit n’est pas le droit) et qui ne s’inscrit pas elle-même dans une controverse d’Ecole : plus on monte en généralité, plus la controverse se dilue au point de ne pas pouvoir constituer un élément structurant de la discipline académique juridique.

Dès lors, les controverses, lorsqu’elles se produisent, révèlent en réalité des enjeux extra-épistémologiques. Je veux pour illustrer en donner quelques exemples, en m’appuyant sur des épiphénomènes qui ont été je crois surestimés (sur le plan épistémologique tout au moins).

La controverse sur la constitutionnalisation du droit me semble être celle qui aurait pu avoir les effets structurants les plus évidents.

A partir des années 1980, un nombre important de spécialistes de droit constitutionnel en s’appuyant sur la montée en puissance du contrôle de constitutionnalité, vont se réunir autour de l’idée que le droit constitutionnel (affaibli par la scission de la science politique) doit être la systématisation dogmatico-doctrinale (donc la description et la systématisation) des décisions du conseil constitutionnel (improprement appelée jurisprudence constitutionnelle voire contentieux constitutionnel). La création d’une association disciplinaire (Association française de droit constitutionnel), l’émergence de plusieurs centres de recherche dont à Aix-en-Provence le Groupe d’Etudes et de Recherches Comparées sur la Justice Constitutionnelle (Gerc, devenu Institut Louis Favoreu du nom de son fondateur), une stratégie de visibilité impressionnante (création de nouvelles revues, et de rubriques dans des revues existantes, relais auprès de l’institution étudiée, prix de thèses, présence au Cnu et dans les jurys d’agrégation de droit public) va permettre la diffusion de cette conception du droit constitutionnel, et (ré-)ancrer cette discipline au cœur de la pratique des juristes universitaires (transformant l’objet institutionnel et politique classique du droit constitutionnel, à la marge de la pratique des juristes, en objet premier des juristes, marqué par le différend juridique).

L’ambition n’est donc pas simplement de constituer une ou des écoles réseaux (ce qui a été immédiatement perçu par les analystes critiques, et nié – sans vraiment convaincre – par les animateurs de cette école – je n’insiste pas sur ce point qui est bien connu et étudié), mais une véritable école de pensée, affichant certains fondements théoriques et épistémologiques (une certaine version simplifiée du positivisme normativiste kelsénien).

Mais la dualité de l’ambition va conduire certains tenants de cette école à pousser au-delà la revendication, notamment en affirmant l’hypothèse d’une constitutionnalisation des branches du droit du fait de cette montée en puissance de la « jurisprudence constitutionnelle » : pour le dire brièvement, l’existence de décisions de constitutionnalité sur des lois régissant des disciplines académiques non constitutionnelles, comme le droit du travail ou le droit civil, aurait « constitutionnalisé » ces disciplines (voir notamment la thèse de Marc Frangi : Constitution et droit privé: les droits individuels et les droits économiques, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 1992, avec pour sous-titre : Contribution à l’étude de la constitutionnalisation du droit privé).

La démarche était critiquable d’un point de vue théorique. La jurisprudence constitutionnelle, sur la base même d’un normativisme même relatif, ne constitutionnalise pas des disciplines académiques, ou si l’on préfère ne substitue pas une discipline académique (par exemple le droit constitutionnel social) à une autre (les sources constitutionnelles et la jurisprudence constitutionnelle en droit social) dans sa prétention à rendre compte de l’unité d’un ordre juridique constitué.

Derrière le débat, comme l’ont compris ceux qui sont entrés dans celui-ci, cristallisant la controverse (dès avant la publication de la thèse : voir notamment Christian Attias, « La civilisation du droit constitutionnel », Journal des Economistes et Etudes Humaines, 1990-1-4 et Jean-Yves Chérot, « Les rapports du droit civil et du droit constitutionnel. A propos de la « civilisation du droit constitutionnel », Journal des Economistes et Etudes Humaines, 1990-1-4), il y a une question d’influence disciplinaire académique : au sein des universités (dans la formation des futurs juristes, comme dans la répartition des moyens), et dans la constitution de méthodes (argumentatives, interprétatives, etc.) dans la pratique sociale qu’est le droit. Pas donc une controverse scientifique, même au sens le plus léger qui soit, mais bel et bien directement des enjeux de pouvoirs. Il n’est d’ailleurs pas neutre que la controverse ne s’est guère située au sein de la communauté disciplinaire du droit constitutionnel (les critiques, présentes et fortes dans ce cadre, comme dans l’association disciplinaire constituée, ne proposant pas une alternative fédérative autour d’une idée concurrente du droit constitutionnel, mais refusant pour des raisons diverses ce qui était devenu le paradigme de la discipline), mais entre tenants de disciplines académiques se voulant autonomes, dans une revendication d’autonomie et de préséance.

Pourtant, il y avait là matière, dans la formalisation des arguments, à dégager une controverse structurante : sur la place du droit constitutionnel et son identité, sur la construction unitaire d’un objet droit ou sur les revendications d’autonomie des disciplines académiques, sur les effets d’une pensée unitaire/divisée de la pratique sociale des juristes notamment. On a désormais largement oublié cette controverse, comme nombre de celles qui avaient précédé (Vedel et Eisenmann sur les bases constitutionnelles du droit administratif par exemple) : elles n’ont ni entraîné l’apparition d’écoles qui s’opposeraient théoriquement (entre droit constitutionnel et autres branches académiques du droit, ou au sein de la discipline académique du droit constitutionnel), ni ne se sont dissoutes dans des résolutions communément acceptées (ce qui aurait supposé une communauté théorique) ; simplement les arguments ont passé de mode, et ne sont ni plus affirmés (s’ils sont utilisés), ni discutés. D’ailleurs, là où les tenants de la constitutionnalisation auraient pu réamorcer la polémique, avec l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité, il n’y eu guère de candidats, et c’est assez heureux ; d’un autre côté, l’européanisation du droit français, depuis une vingtaine d’année, a eu pour effet non un accroissement de la place des publicistes (longtemps en situation de monopole dans l’enseignement du droit européen conçu comme institutionnel), mais la captation du droit communautaire matériel par l’ensemble des disciplines académiques concernées par cette européanisation, et au premier chef les disciplines de droit privé (concurrence, liberté de circulation, etc.). Voilà qui peut inciter à de la prudence dans la manière de vouloir fonder une école sur l’hégémonie disciplinaire.

Toutes choses égales par ailleurs, le même type d’opposition peut se développer à un niveau plus restreint de la discipline (par exemple sur la question du droit international, public et privé unifiés, par opposition au droit interne) ; ou à un niveau plus général, comme dans l’affrontement autour de la question de l’enseignement du droit en dehors des universités (écoles et Iep de Paris principalement), et de la remise en cause de certains monopoles historiques d’accès aux professions juridiques (même si sur ces derniers points l’opposition, qui existe, ne trahit pas des positions uniformes, au moins au sein des universités). Ces affrontements ne transforment pas le débat en controverses d’écoles, car la question épistémologique de l’objet enseigné, si elle est parfois mobilisée formellement, ne se distingue jamais d’un enjeu de protection/conquête de la maîtrise des débouchés professionnels, et donc de l’attractivité des institutions pour les futurs juristes. Même si ces questions pourraient ne pas être sans effet sur des ruptures épistémologiques et pédagogiques (davantage liées par ailleurs à des différences criantes de moyens et de sélection), elles ne se superposent pas, notamment dans le cas de l’opposition entre juristes des universités et juristes de l’Iep de Paris avec une différenciation entre juristes et politistes, telle qu’elle a pu se construire dans les quarante dernières années.

A côté de la logique disciplinaire, un autre type de prétendue controverse est relativement fréquent, qui ne se traduit pas non plus en constitution d’écoles, à partir de positionnements politiques et moraux.

Deux exemples dans les dernières années l’ont montré. Le premier concerne le statut du droit européen et son enseignement dans les cursus juridiques français, le second l’adoption de la loi dite du mariage pour tous.

Ces deux exemples peuvent être regroupés car ils traduisent la même démarche. D’une part une pétition lancée par des universitaires juristes qui arguent de leur statut de juristes universitaires pour s’opposer à des évolutions du droit positif, directement (avant l’adoption de la loi) ou indirectement (en refusant d’enseigner ces évolutions), au moyen d’un texte collectif publié soit dans une revue juridique, soit dans des médias plus larges. La structure de l’argument est dans les deux cas identique, s’appuyant sur le statut et le nombre, à l’adresse d’autorités institutionnelles (Lettre ouverte au président de la République dénonçant l’excès de pouvoir entachant la proposition de règlement communautaire sur la loi applicable aux obligations contractuelles, Jcp G 2006, act. 586 et Lettre ouverte à toutes les sénatrices et tous les sénateurs de la République française afin de les alerter sur les conséquences réelles pour les enfants du projet de loi sur le mariage des personnes de même sexe, notamment dans Libération, 18/03/2013), et reposant sur l’affirmation d’une connaissance a priori du droit ou de ce qu’il doit être (au nom de cette connaissance).

La démarche sur l’excès de pouvoir du droit européen commençait par une affirmation qui à elle seule aurait pu fournir une posture d’école : « Dans une démocratie organisée selon les principes de l’Etat de droit, une règle n’est légitime que si elle émane d’une autorité investie du pouvoir de l’édicter. Comme on l’enseigne aux étudiants de première année des facultés de droit, sinon déjà aux collégiens dans leurs cours d’instruction civique, ce n’est qu’à cette condition qu’elle est une règle de droit et mérite donc obéissance… » ; c’est là le credo du cognitivisme éthique. Elleavait suscité une réaction sur le même plan : une contre pétition dans la même revue (Jcp G ; 2007, act. 18), dans laquelle les signataires (dont je faisais partie) affirmaient de leur côté qu’ : « ils ne considèrent pas qu’ils se déshonorent en enseignant, oralement ou par écrit, le droit communautaire et en le tenant pour du Droit [… et que…] quelles que soient les opinions que l’on peut avoir sur la construction de l’Europe, les problèmes difficiles posés par la transformation de la convention de Rome en règlement appellent des réponses plus constructives que le très excessif procès d’intention intenté par les auteurs de la lettre ». Par la suite, l’un des promoteurs de la première lettre, sous le titre révélateur de L’honneur des professeurs de droit. – Explication d’une lettre ouverte sur l’Union européenne, la démocratie et l’Etat de droit (V. Heuzé, Jcp G ; 2007, I 116), fournissait une explication de la démarche dans laquelle on trouve les affirmations suivantes : « Les auteurs de la lettre ouverte sont tous des professeurs en exercice. Et ils sont tous spécialisés dans les matières qu’affectent les excès de pouvoir qu’ils dénoncent. En tant qu’ils défendent les conditions d’exercice de leur profession, ils ne sont donc guère exposés aux justes observations de Pierre Bourdieu à propos de « ce que parler veut dire » […et…] Enseignant-chercheur, le professeur de droit est aussi un juriste. Ce n’est pas un politologue, un sociologue ou un psychologue qui observe la comédie du pouvoir et cherche à en découvrir les ressorts. Il est au service du droit, en tant que produit d’expériences multiséculaires et instrument de l’organisation sociale, mais non pas des puissants ». Face à cette double affirmation ontologique du droit (ce n’est qu’à cette condition qu’elle est une règle de droit et mérite donc obéissance) et du professeur de droit (au service du droit), il n’y eut pourtant pas de réponse clairement ontologique et épistémologique, seule susceptible de porter l’affrontement du terrain directement politique sur un terrain d’écoles.

C’est en revanche ce que avec Stéphanie Hennette-Vauchez, Véronique Champeil-Desplats et Pierre Brunet nous avons tenté de faire en répondant à laLettre ouverte à toutes les sénatrices et tous les sénateurs de la République française afin de les alerter sur les conséquences réelles pour les enfants du projet de loi sur le mariage des personnes de même sexe non sous forme de pétition mais par une présentation (nécessairement rapide) d’arguments de nature épistémologique, d’abord dans une revue en ligne de philosophie (http://www.raison-publique.fr/article601.html, et il faut ici dire que le texte proposé à des quotidiens, pour demeurer dans le même circuit de communication que la pétition discutée, n’avait pas été accepté, montrant que laquestion épistémologique importait assez peu dans le débat politique naturel ; le titre s’en ressent, Mariage pour tous : juristes, taisons-nous !, tout en se référant tant aux débats dans d’autres communautés de praticiens qu’à des articles essentiels de la réflexion sur la critique des juristes, v. infra), puis repris dans une revue juridique (sous un titre plus adapté à la démarche :« Mariage pour tous: les juristes peuvent-ils parler « au nom du Droit » ? », Recueil Dalloz, 2013, p. 784). A cette prise de position épistémologique, destinée à dessiner des oppositions d’écoles, une réponse fut proposée par quatre des signataires de la première lettre ouverte, qui dut néanmoins pour être acceptée à la publication recourir aux dispositifs juridiques relatifs au droit de réponse (B. Daugeron, A.-M. Le Pourhiet, J. Roux, P. Stoffel-Munck, « Droit de réponse. Mariage pour tous, silence pour quelques-uns », D. 2013, p. 784). Ni la réponse, ni les réactions à cette confrontation (davantage sur les blogs et les réseaux sociaux de juristes, ou non, que dans les écrits universitaires ; mais voir cependant parmi les rares exceptions A. Supiot, « Ontologie et déontologie de la doctrine», Dalloz 2013 p. 1421 ; M. Troper, « Les topographes du droit. A propos de l’argumentation anti-mariage gay : que savent les professeurs de droit ? », Grief ; 2014 n°1) n’ont entendu cependant se situer sur ce terrain. Il y a une véritable réticence semble-t-il à accepter ce recentrement, qui est pourtant le seul moyen de clarifier les fondements d’éventuelles écoles.

Un des points ironiques alors, dans ce minestrone politico-épistémologique, réside dans l’instrumentalisation du débat entre Danièle Lochak et Michel Troper sur le positivisme (voir Curapp, Les usages sociaux du droit, 1989) et plus particulièrement dans l’utilisation de la position prétendument défendue par Danièle Lochak, en défense du cognitivisme éthique et de la dévalorisation de la question épistémologique. Vincent Heuzé, dans son explication écrivait : « Or, comme le rappelle fort opportunément Danièle Lochak dans une étude très récente, « la description « neutre et objective » du droit positif produit des effets de naturalisation et de légitimation », alors que « le juriste est souvent le mieux placé pour démontrer et dénoncer le caractère dangereux ou pervers de certains textes ». Et ces justes remarques, qui concernent le « droit positif », sont l’expression d’un véritable devoir pour les juristes lorsque sont en cause des règles dont les conditions d’élaboration contredisent cette qualification ». Anne-Marie Le Pourhiet, Bruno Daugeron, Jérôme Roux et Philippe Stoffel-Munck achevaient quant à eux leur droit de réponse par ce paragraphe : « Il n’est pourtant jamais venu à l’esprit des 170 signataires de la lettre aux sénateurs d’enjoindre aux collègues de Paris-Ouest de se taire, ni de les accuser de « méthodes fallacieuses », ni encore de leur reprocher de « parler au nom du droit », comme ceux-ci viennent de le faire, en s’abritant derrière un paravent méthodologique et déontologique qui cache très mal leur évident soutien au projet de loi Taubira. D’une part parce que les 170 sont des universitaires tolérants et que certains d’entre eux auraient d’ailleurs fort bien pu signer quelques pétitions des collègues de Nanterre, d’autre part parce que c’est précisément de Nanterre qu’est un jour venue une opportune piqûre de rappel contre « les mésaventures du positivisme ». Outre dans cette dernière réponse la manœuvre stratégique, qui aurait pu être de bonne guerre, de souligner des contradictions ou des incohérences au sein d’une supposée Ecole nanterroise (qui pour exister supposerait une unité qui existe sans doute en partie, mais qu’il convient de ne pas exagérer, et surtout une controverse d’autres Ecoles se situant sur le même terrain pour justifier des postures différentes), il demeure que l’énoncé de prises de position épistémologique suppose qu’on aille un peu au-delà des titres, pour mobiliser des arguments. Danièle Lochak écrivait pourtant (il est vrai dans un texte un peu postérieur : « Ecrire, se taire…, Réflexions sur la doctrine antisémite de Vichy», Le Genre Humain no 30-31, 1996) : « Qu’on m’entende bien : je ne plaide pas pour le mélange des genres. Il est facile d’objecter que prendre parti, c’est tuer la science, et je sais tout ce que la rigueur juridique a à perdre d’y voir mêler sans cesse des jugements de valeur. Il faut savoir distinguer, dans sa propre pratique, ce qui relève respectivement du rôle du juriste, du rôle de l’intellectuel, du rôle du citoyen. Il faut être capable de dire clairement, lorsqu’on s’exprime, « d’où l’on parle », ne pas cultiver la confusion. Mais, pour autant, le juriste ne doit pas ignorer qu’il est aussi un intellectuel et un citoyen, et qu’il a à cet égard des responsabilités ».

Assumer rigueur épistémologique et engagement intellectuel, capacité à dire clairement « d’où l’on parle » ; deux principes d’une épistémologie minimale visiblement non perçue, comme le démontre sa récusation dans la dénonciation d’« un paravent méthodologique et déontologique qui cache très mal [un] évident soutien au projet de loi Taubira ». Je dois avouer que j’ignore encore à l’heure actuelle la position exacte de mes ami-e-s cosignataires sur ce point (qui n’importe en rien dans le recentrage que nous défendions). Pour ma part, m’entendre qualifier de soutien au projet de loi Taubira m’a simplement fait sourire, tant je n’avais pas caché ma position à propos des décisions Qpc antérieures à la loi :

« Si par exemple le conseil constitutionnel avait considéré que l’interdiction du mariage entre personnes de même sexe posait dans son application un problème de discrimination, contraire à la constitution, cela ne revenait pas à admettre de facto la nécessité de décider, juridictionnellement ou législativement, la consécration juridique du mariage entre personnes de même sexe. Mais cela aurait montré qu’un problème de discrimination existe réellement dans le système, qui pourrait être surmonté de différente manière, c’est-à-dire par différentes possibilités de faire évoluer le système : l’évolution de l’interprétation de la loi existante par la Cour de cassation sur les mots « mari » et « femme » aux fins de ne pas y voir un obstacle au mariage qui n’est pas composé d’un « homme » et d’une « femme » au sens biologique ; la modification de l’énoncé du code civil par le législateur pour admettre le mariage entre personnes de même sexe ; mais aussi l’intervention du législateur ou du juge pour gommer les discriminations qui auraient été constatées entre personnes (hétérosexuelles) mariées et personnes non mariées, sans admettre le mariage homosexuel ; voire l’intervention du législateur pour considérer que le mariage, compris comme une institution produisant une discrimination entre couples de même sexe et couples de sexe différent du fait de ses dimensions religieuses ou sociales, ne peut plus être une institution juridique, qui serait renvoyé ainsi à une possibilité de la sphère privée juridiquement reconnue comme objet d’une liberté individuelle sans que des effets juridiques y soient attachés (un mariage religieux sans le mariage civil) ». (« Les premières Qpc en droit civil » in X Philippe et M. Stéfanini, Questions prioritaires de constitutionnalité : premiers bilans , Les cahiers de l’Institut Louis Favoreu, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2011, p. 43 et s.) ; ou sur la question de l’analyse des unions homosexuelles du point de vue du droit des libertés :

« Il est possible qu’il existe de bonnes raisons de refuser le mariage aux personnes du même sexe ; encore faut-il que ces raisons soient publiques, compatibles avec l’affirmation des droits fondamentaux, et que ces raisons conduisent évidemment à l’exclusion. Les raisons classiquement avancées pour considérer qu’un couple homosexuel et un couple hétérosexuel ne peuvent avoir le même droit au mariage sont celles de l’article 12 de la Convention, qui lient le mariage et la fondation de la famille, donc qui dessinent derrière l’institution du mariage la capacité de reproduction. Or les organes européens de protection des droits de l’homme eux-mêmes non seulement se refusent à limiter le droit au mariage à l’exigence de possibilité ou de volonté de reproduction (Comm Edh, 13 déc. 1979, Hamer c/ Royaume Uni : D. et R., 24, p. 5), mais reconnaissent aussi que les termes de l’article 12 n’impliquent pas « que le sexe doive être déterminé selon des critères purement biologiques » (Cedh, gr. ch., 11 juill. 2002, Goodwin c/ Royaume-Uni : Gacedh 2002, n° 38, § 100). Par ailleurs il ne fait aucun doute que le nombre de familles composées de parents non mariés et d’enfants (recomposées ou non) ne peut plus être considéré depuis longtemps comme marginal, et infirme l’idée d’un lien empiriquement nécessaire entre mariage et procréation. Il n’y a rien ici qui puisse justifier l’exclusion du mariage homosexuel. En revanche, il est possible et légitime de considérer que le mariage est un sacrement, et qu’il obéit à des présupposés de type religieux ou moraux, auxquels son extension aux couples homosexuels contreviendrait. Ces raisons ne sont pas nécessairement publiques, mais bien réelles derrière la prohibition. Or ces raisons n’impliquent pas nécessairement cette prohibition. Aussi respectables qu’ils soient, ces présupposés sont relatifs au mariage religieux, et n’ont pas à être pris en compte sans précaution, notamment celles qui imposent d’assurer l’égalité devant la loi, dans la compréhension du mariage civil. Si l’on tient absolument à protéger le lien entre mariage et présupposés religieux ou moraux, la prohibition du mariage homosexuel n’est pas plus légitime que la disparition du mariage civil, qui placerait juridiquement chaque couple dans une situation d’égalité vis-à-vis du droit, et laisserait à chacun de ces couples la responsabilité de sa conscience, en recourant ou non, s’il le veut ou s’il le peut, à un mariage strictement religieux, selon ses croyances. On peut choisir de supprimer le mariage civil, ou d’étendre le mariage aux couples homosexuels : c’est un choix essentiel, et qui mérite attention et prudence. Mais il est douteux que l’on puisse indéfiniment occulter ce choix en voulant préserver une législation établissant une discrimination de moins en moins justifiable ». (« La protection de la vie familiale » in P. Wachsmann et F. Picod (dir.), Encyclopédie Libertés, LexisNexis, Paris, 2007, fascicule 1200.)

Pour qu’il puisse y avoir Ecoles, dans le sens que j’ai adopté, il est donc nécessaire d’avoir au minimum une conception méta-doctrinale commune sur les nécessités d’une épistémologie, sinon partagée, du moins en débat (et sur la nature des arguments en débat). Je ne prétends donc pas qu’il faut une même conception épistémologique (le positivisme critique pour faire court), mais qu’il faut un intérêt pour la question épistémologique. C’est là la condition pour s’accorder sur des désaccords, et permettre une controverse cohérente, constitutive d’Ecoles. Or cette question ne me paraît pas plus centrale aujourd’hui qu’au moment où le Jam la discutait dans ses cours au sein de la communauté des juristes universitaires, qui se définit toujours académiquement (disciplinairement si l’on préfère, par l’appartenance à une même discipline qui n’est pas interrogée, et repose sur l’évidence des anciennes facultés de droit), comme le montre notre capacité à nous fédérer défensivement (contre la remise en cause du monopole de ces facultés) ou offensivement (dans des débats davantage politiques et citoyens que théoriques et scientifiques).

A cet égard, le constat auquel procédait la science politique il y a quarante ans ne peut être considéré comme dépassé, quand bien même l’essor très relatif de la théorie du droit ou de la sociologie du droit offre sans doute des pistes sinon nouvelles, en tout cas possibles ; mais très marginalement empruntées. Pour l’essentiel, il n’y a pas d’Ecoles en droit, mais une Ecole du droit, assez peu discutée de l’intérieur, et fortement attaquée de l’extérieur.

Si c’est donc là que se situe l’unité de la discipline juridique, à l’inverse, celle de la science politique peut faire aussi question. Rupture évidemment disciplinaire au sens académique, la science politique reconnue (Section Cnu, département à l’intérieur des Ufr de droit – et de science politique – le plus souvent davantage qu’autonomie institutionnelle) ne me semble pas pouvoir ni devoir s’unifier sur une épistémologie commune (même si à l’évidence la prise en compte de la question y est plus présente et radicale qu’au sein de la discipline juridique) : entre sociologie critique, histoire, philosophie et autres, la science politique est en réalité plurielle, non au sens d’Ecoles (encore que…) mais au sens de ses objets et de ses méthodes ; de sciences (du politique) ou de sciences sociales. D’une certaine manière, volontiers provocatrice, l’immobilisme des juristes (et sa puissance de feu : sa masse d’enseignants-chercheurs et d’étudiants si l’on veut) continue à unifier la discipline non de manière positive (ce que doit être la science politique) mais de manière négative (ce à quoi, ou à qui, elle – continue à – s’oppose-r). Loin de tuer le père, on conserve son image comme repoussoir, évitant peut-être d’aborder de front la question de sa propre identité.

D’un autre côté, tout cela demeure très franco-français : dans nombre de pays voisins une partie des politistes et des juristes travaillent ensemble autour d’un objet commun et de méthodes partagées : Kelsen n’a pu rejoindre Berkeley qu’en devenant professeur au département de science politique (après avoir été refusé à la faculté de droit de Harvard) ; et Bobbio fonda un département de science politique ; pour des raisons très diverses, deux des grands juristes du XXe siècle, tenants d’une épistémologie du droit rigoureuse, ont travaillé (avec) la science politique sans renoncer à cette épistémologie. Et l’on pourrait multiplier les exemples.

Il y a sans doute matière à dépasser les héritages historiques des deux disciplines du droit et de la science politique, leur clivage fondateur et leurs imprécisions épistémologiques, pour constituer sur des objets communs (quand ces objets sont communs) un travail pluridisciplinaire, voire pour faire émerger sur ces objets communs une épistémologie partagée (autour de l’empirie et de la sociologie du droit en action, autour de l’analyse linguistique critique, etc.). Il est bien sûr possible que cela ne soit plus ni réellement du droit, ni réellement de la science politique : mais c’est un enjeu majeur de la recherche et de l’enseignement. Cela l’était déjà dans les enseignements du Jam ; peu de structures disposent des atouts du Laboratoire des Sciences Sociales du Politique pour proposer une telle démarche et pour ce faisant faire Ecole.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Relire le Précis de droit administratif de Louis Rolland (par le Dr. M. Meyer)

Voici la 33e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 4e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

L’extrait choisi est celui de l’article du Dr. Maxime Meyer présentant le précis de droit administratif de Louis Rolland.

Cet ouvrage est le quatrième issu de la collection
« Revue Méditerranéenne de Droit Public (RM-DP) ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume IV :
Journées Louis Rolland
le Méditerranéen
dont Justice(s) constitutionnelle(s) en Méditerranée

Ouvrage collectif
(dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
Mathieu Touzeil-Divina & Anne Levade)

– Nombre de pages : 214
– Sortie : juillet 2016
– Prix : 39 €

ISBN / EAN : 979-10-92684-08-7 / 9791092684087

ISSN : 2268-9893

Mots-Clefs : Droit(s) comparé(s) – droit public – Justice(s) – Louis Rolland – droit administratif – droit colonial – Libertés – Constitution – constitutionnalisme – Méditerranée – Cours constitutionnelles – Pouvoir(s) – Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

Présentation :

Le présent ouvrage est le fruit de deux journées d’étude(s) qui se sont déroulées au Mans (à l’Université du Maine) respectivement en mars 2014 et en mars 2015. Ces moments furent placés sous le patronyme et le patronage du publiciste Louis ROLLAND (1877-1956) né en Sarthe. Et, comme ce dernier – par sa carrière comme par sa doctrine – évolua auprès de plusieurs rives de la Méditerranée, le titre choisi pour ce quatrième numéro de la RMDP est – tout naturellement – : « Louis ROLLAND, le méditerranéen ».La première partie de la Revue reprend les principaux actes de la journée d’étude(s) de 2014 spécialement consacrée à l’œuvre (notamment à ses deux célèbres précis) et à la vie du juriste sarthois qui fut député du Maine-et-Loire mais également chargé de cours puis professeur à Alger, Nancy et Paris. La seconde partie de ce numéro propose ensuite des réflexions et des propositions relatives à « la » ou plutôt « aux » Justice(s) constitutionnelle(s) en Méditerranée.

Ont participé à ce numéro : les pr. BENDOUROU, CASSELLA, GUGLIELMI, HOURQUEBIE, IANNELLO, LEVADE, DE NANTEUIL & TOUZEIL-DIVINA ainsi que mesdames et messieurs ELSHOUD, GELBLAT, MEYER & PIERCHON. Y ont également participé plusieurs étudiants du Master II Juriste de Droit Public de l’Université du Maine (promotions 2014 & 2015).

Publication réalisée par le COLLECTIF L’UNITE DU DROIT avec le soutien du laboratoire juridique THEMIS-UM (EA 4333 ; Université du Maine).

Relire le Précis de droit administratif
de Louis Rolland

Maxime Meyer
Doctorant en droit public, Université du Maine (ed 88)
Laboratoire Themis-Um (ea 4333), Collectif L’Unité du Droit
Secrétaire du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

Une lecture utile ? Il pourrait y avoir quelques paradoxes à dépoussiérer et consacrer quelques lignes au Précis de droit administratif de Louis Rolland tant son existence n’est pas inconnue des universitaires et son sujet bien appréhendé, tant, encore, d’autres facettes de sa vie et aspects de son œuvre ont mérité et – en conséquence fait l’objet – d’amples enquêtes et explications[1]. Battu sur le terrain de la notoriété par ses illustres prédécesseurs administrativistes[2], dépassé par l’inexorable écoulement du temps, que pourrait-on encore apprendre en lisant cet ouvrage publié dans la collection des petits précis Dalloz et essentiellement conçu pour les étudiants ? Avant de jeter une lumière sur cet écrit de première importance, un rappel de ses origines et diverses éditions, ainsi que de sa place dans l’œuvre écrite de Louis Rolland ne paraît pas inconvenant.

Origines, éditions du Précis. Le Précis de droit administratif[3] tire son origine directe des notes de cours correspondant aux enseignements du Professeur Rolland dispensés d’abord à la Faculté de Droit de Nancy puis à celle de Paris. L’ouvrage connaîtra de multiples éditions – onze précisément, de 1926 à 1957 – sans compter la publication d’éditions mises à jour par le biais d’addenda évitant ainsi une refonte complète et parfois lourde[4]. La onzième et dernière édition du Précis est parue à titre posthume en 1957, l’année suivant la mort de son auteur, et a été permise grâce aux bons soins de MM. De Corail et Jeanneau et préfacée par le Professeur Rivero, qui a repris aux éditions Dalloz la charge de rédiger un précis de Droit administratif à partir de 1960[5].

Place du Précis dans l’œuvre de Rolland. Coexistent avec ce Précis de droit administratif, outre de nombreux articles et notamment des travaux relatifs aux droits internationaux et financiers, deux séries d’écrits majeurs que sont les répétitions écrites de ses cours de doctorat[6] et son Précis de législation coloniale devenu Précis de droit des pays d’outre-mer[7]en collaboration avec Pierre Lampué. Complément naturel de ces productions, le Précis de droit administratif, en ce qui concerne exclusivement cette matière, est l’ouvrage de base. D’abord, il est le premier ouvrage d’ensemble du Professeur sarthois. C’est grâce à sa nomination pérenne à la Faculté de droit de Paris qu’il lui a été permis de rédiger une telle synthèse. Ensuite, on peut dire qu’il est devenu une œuvre de maturité ; celle qu’il a constamment remise à jour jusqu’à sa disparition. Il est donc celui qui nous permet de saisir le mieux sa doctrine – la plus tardive – et sa conception d’ensemble du droit administratif.

Oubli relatif du Précis. Certes, le Précis constitue sans doute l’œuvre la plus connue du Professeur sarthois en ce que nombre d’administrativistes y ont recours, surtout s’agissant des études relatives au service public, où il est devenu classique de citer les « caractères communs à tous les services publics »[8], nationalement connus et enseignés sous le nom de « Lois de Rolland ». Pour autant, le Précis n’est pas cité systématiquement en tant qu’ouvrage de référence. Ainsi en va-t-il par exemple du récent Traité de droit administratif, paru aux éditions Dalloz, qui ne le mentionne pas en tant qu’ouvrage classique[9], ni dans la bibliographie particulière du chapitre consacré au service public[10]. Autre exemple, le bien connu traité du Professeur Chapus ne fait pas davantage place au Précis dans les éléments bibliographiques consacrés aux services publics[11]. On pourrait multiplier les exemples à l’envi ; la conclusion est la suivante : le Précis n’est pas passé à la postérité. La raison peut tenir aux caractères intrinsèques d’un précis, destiné avant tout à l’enseignement et qui n’a pas vocation à faire date dans la littérature scientifique, à l’inverse des grands traités et articles de fond, quoi qu’il ne s’agisse pas là d’une donnée générale[12]. Pour autant, la lecture du Précis ne laisse pas indifférent et ce, à raison tant de sa structuration formelle que de son contenu. Puisqu’il s’agit moins de traiter de la doctrine de Louis Rolland proprement dite – ce qui, du reste, à déjà été mené au moins du point de vue de la notion de service public[13] – que du Précis en lui-même[14], nous serons amenés à présenter d’abord les caractères pédagogique et transitionnel du livre (I), ensuite ses dimensions réellement doctrinale et théorique (II).

I. Une œuvre pédagogique et transitionnelle

Tradition et modernité. Le Précis appartient à un double courant. Il est à la fois traditionnel par ses développements qui, à partir des années 1950, semblent disparaître formellement des plans et constituaient des classiques dans les ouvrages de droit administratif depuis 1800 et moderne par son format – en ce sens qu’il est un ouvrage « de masse », destinée à la population estudiantine, essentiellement en licence. La force du Précis réside dans le fait qu’il combine à la fois un objectif premier d’être un outil d’enseignement du droit administratif (A) et la conservation d’une originalité propre jusqu’à ses dernières éditions (B) qui, d’une certaine manière, le rattache à la grande tradition des publicistes administrativistes.

A. Un livre formellement et avant tout consacré à l’enseignement

Les prétentions du Précis. Le Précis, par sa dénomination même ne poursuit pas l’exhaustivité qui est plutôt l’apanage des traités. L’auteur en convient volontiers puisqu’il précise en préface qu’il s’agit d’un « petit livre », « un tableau d’ensemble » brossé « de façon simple, très claire, et aussi très rapide »[15]. Humble, le professeur Rolland renvoie aisément aux ouvrages plus détaillés[16], mais ne renonce pas pour autant à une certaine forme d’exhaustivité. Aussi annonce-t-il que si l’ouvrage n’est pas le lieu de savantes constructions doctrinales, les controverses, doctrines, systèmes normatifs et jurisprudences feront systématiquement l’objet d’une description ou d’un jugement, fût-ce en quelques lignes[17]. La concision et l’excellence de ce Précis n’a pas manqué d’être relevées lors de la parution de ses multiples éditions. Ainsi la Revue du droit public a-t-elle pu signaler un « tableau d’ensemble, substantiel, mais bref, du droit administratif français »[18] et un « excellent petit précis pour les étudiants, mais très substantiel et résumant, en termes précis, les théories générales du droit administratif français »[19]. Ces commentaires ont évidemment une connotation plutôt dépréciative s’agissant, tout du moins, de l’intérêt scientifique du livre. Si le public visé est évidemment constitué majoritairement d’étudiants, Louis Rolland a souhaité toucher plus largement les citoyens[20]. Cette volonté se retrouve fréquemment exprimée dans les préfaces et avertissements des ouvrages de droit administratif, mais elle trouve une réalité visible dans ce Précis eu égard au caractère détaillé et directement utile pour les administrés des développements consacrés aux recours juridictionnels et non juridictionnels ainsi qu’aux grands services publics présentés en dernière partie. Plus tard et de façon plus méliorative, le Doyen Vedel mentionnera le Précis comme un « excellent traité » ayant marqué « la transition de l’avant-guerre à l’après-guerre »[21].

La multiplicité des sources. S’agissant de la méthode d’étude du droit administratif, l’auteur rappelle selon une méthode exégétique[22] que, outre la consultation et la connaissance des normes écrites (lois, règlement), une attention particulière doit être portée aux doctrines – et cite en ce sens la construction de la théorie des domaines publics et privés –, mais surtout à la jurisprudence[23]. Notamment, il milite pour une consultation sérieuse et minutieuse des décisions car dit-il « beaucoup d’erreurs proviennent d’une lecture superficielle ou incomplète »[24] de celles-ci. Pour aussi naturel que ce conseil puisse paraître, un tel rappel n’est pourtant pas suranné compte tenu de la massification croissante des ouvrages et revues pouvant laisser croire – du moins aux nouveaux étudiants – que l’on peut s’abstraire de se confronter directement aux décisions de justice au profit de résumés et commentaires facilement consultables.

La structure du droit administratif. En outre et formellement, l’ouvrage est construit selon une logique qui de prime abord peut paraître déroutante. Sans doute convient-il d’en donner l’aperçu avant de la commenter. Formellement, l’ouvrage se divise en cinq parties, précédées d’une introduction générale[25] essentiellement historique sur l’évolution du droit et du système administratifs depuis l’An VIII (1799). Surtout la matière du droit administratif et la notion de service public y font d’emblée l’objet de premières définitions. Sans anticiper davantage sur la suite des développements, précisons que Louis Rolland définit en première page le droit administratif comme « constitué par l’ensemble des règles relatives à l’organisation et au fonctionnement des services publics et aux rapports de ceux-ci avec les particuliers »[26]. De cette circonscription du domaine du droit administratif, il différencie nettement les droits constitutionnels – bien que ses données bibliographiques sommaires l’amènent à nuancer ce propos[27] – financiers et propres à l’organisation de l’appareil judiciaire, précisant que le droit administratif ne concerne que « les services publics […] constituant l’administration »[28]. La première partie est intitulée « la structure juridique de l’administration » et ce titre renseigne en réalité assez mal sur son contenu. Elle est toute entière centrée sur les services publics, ce que traduisait mieux l’intitulé retenu pour les premières éditions : « Théorie générale des services publics »[29]. L’auteur y aborde naturellement le service public et les diverses distinctions que la notion induit, mais aussi des éléments sur la personnalité morale de droit public. A l’intérieur de cette première partie, la « théorie générale de l’organisation et du fonctionnement des services publics »[30] comprend les développements relatifs à la séparation des autorités administratives et judiciaires, aux actes de l’administration (acte unilatéral et contrat) ainsi qu’à la théorie de la supériorité de la loi. La seconde moitié de cette partie est consacrée à l’étude des fonctionnaires, autres agents publics et travailleurs de droit privé que l’on retrouve au sein des services publics. Ensuite, la deuxième partie consiste en l’exposé classique des institutions administratives territoriales d’abord, centrales ensuite, avec place faite aux établissements publics et aux personnes morales de droit privé d’intérêt général. La troisième partie est consacrée à l’étude du contentieux administratif que l’auteur considère comme réglant les rapports de l’administration avec les administrés et qui constitue pour eux le moyen d’influer sur la marche, éventuellement défaillante, des services publics. La quatrième et avant dernière partie consiste en l’examen des « moyens d’action de l’administration », « grâce auxquels, dit l’auteur, la marche des services est assurée »[31]. Il s’agit d’aborder la police administrative et les diverses matières qui ressortissent aujourd’hui au droit administratif des biens (les domaines, les réquisitions de biens et les travaux publics). La cinquième partie, sous l’appellation générique « les mécanismes administratifs »[32] consiste en l’exposé de quelques grands services publics : l’enseignement classique (public et privé, supérieur, secondaire et primaire) et technique et agricole ; les transports ferroviaires et aériens marchands ; l’exploitation des mines et la fourniture de l’électricité. Il s’agit ici, d’une sélection opérée dans ce qu’il était classique d’appeler « les matières administratives »[33]. Le plan global de l’ouvrage, qui traduit la vision personnelle de Louis Rolland quant à l’objet du droit administratif, est globalement maintenu au fil des dix éditions. Les modestes mutations constatées – relatives surtout à l’intitulé de la première, à la disparition du service public de l’assistance au sein des « mécanismes administratifs » et à l’ajout du service des transports aériens marchands – ne traduisent pas, selon nous, une évolution de conception dans la matière, mais essentiellement des transformations sémantiques, d’aisance, ainsi qu’une conformation à l’évolution du droit positif. Il faut en conclure que le plan bâti en 1926, et a priori fondé sur le plan de ses cours aux Facultés de droit de Nancy et de Paris, a paru propre à donner une vision claire du droit administratif nonobstant ses transformations profondes durant le deuxième quart du XXe siècle. C’est dire que Louis Rolland était convaincu de son efficience et de sa complétude et que celles-ci se sont vérifiées à travers les âges. C’est précisément les dimensions du Précis – avons-nous dit essentiellement pédagogique – combinées à cette structure, hautement symbolique et chargée de convictions, qui le distinguent nettement des autres manuels concurrents et fondent ainsi, selon nous, son originalité et sa force.

B. Un livre original mêlant tradition et modernité

La transition littéraire. Afin de donner tout son relief à l’originalité du Précis de Louis Rolland, il importe de le replacer dans la littérature administrativiste de son temps et de relever qu’une transition s’opère entre deux âges : celui des traités exhaustifs et à la dimension doctrinale incontestable et celui des ouvrages qui, pour être complets et transmettre des idées fortes, sont bâtis selon un plan similaire et essentiellement neutre, voire descriptif. En schématisant, et donc de façon nécessairement grossière, on peut dire qu’avant la Seconde Guerre mondiale, la littérature consacrée au droit administratif est marquée par l’hégémonie de grands traités dont les dimensions dépassent largement celles du Précis de Louis Rolland. Ainsi en va-t-il des classiques Principes généraux du droit administratif[34]de Gaston Jèze ; du monumental Traité de droit constitutionnel de Léon Duguit et du Précis de droit administratif et de droit public de Maurice Hauriou[35]. Pour ne prendre que ces trois exemples parmi les plus célèbres, tous sont animés d’une coloration doctrinale forte et aisée à constater. Ainsi Gaston Jèze ouvre la deuxième édition de ses Principes en relevant qu’« aux dogmes périmés, la jurisprudence du Conseil d’Etat a substitué la notion fondamentale […] du service public. Ce n’est pas le moment de développer cette idée qui inspirera cet ouvrage tout entier. […] Le service public est, aujourd’hui, la pierre angulaire du Droit administratif français. Cette notion sert à remodeler toutes les institutions du droit public »[36] ; les tomes II et III de son grand ouvrage confirment, par leurs titre et plan, ce constat. Hauriou fait une place très nette à sa théorie de l’institution, et à l’idée de puissance publique – en contestant frontalement l’approche de « l’Ecole du service public »[37]. Plus tard, essentiellement après la guerre, nombre d’ouvrages de droit administratif vont perdre cette physionomie doctrinale et substituer à un exposé engagé, prescriptif, un plan plus descriptif consistant grosso modo, à présenter les différents pans de la matière comme autant de réponses à des questions simples : qui ? Les institutions administratives. Dans quel cadre ? Les sources. Par quels moyens ? Les actes, et plus tard, les biens et les fonctions publics. Dans quels buts ? La police administrative, le service public, l’interventionnisme et la régulation économique. Dans quelle limite ? La responsabilité administrative. Enfin, sous quel contrôle ? La juridiction et le contentieux administratif. La critique est facile : l’explosion normative et l’expansion des champs d’étude ont rendu difficile, voire infaisable, la recherche d’un « critère » du droit administratif et la subordination de tout le droit administratif à ce seul critère. Si cette recherche d’un critère unificateur n’a jamais disparu[38], elle s’est amenuisée et disparaît de la structure – évidemment jamais totalement du fond – des ouvrages destinés en premier lieu à l’apprentissage. Par exemple, le successeur précité de Louis Rolland aux éditions Dalloz, le Professeur Rivero, bâtit son ouvrage selon un plan beaucoup plus descriptif et neutre[39]. Louis Rolland perpétue une certaine tradition dans son ouvrage, rapproché dans sa forme, son volume et sa pédagogie, relevée supra, d’un ouvrage d’aujourd’hui. Cette perpétuation sera évoquée à travers le double prisme des « matières administratives » et de la recherche d’un critère essentiel au droit administratif.

La mise en avant des « matières administratives ». Etabli en cinquième et dernière partie d’ouvrage, ces « mécanismes administratifs particulièrement importants »[40] que sont dans l’ouvrage l’enseignement, les transports et l’énergie, sont ce que l’auteur appelle encore et qu’il était courant d’appeler les « matières administratives ». Définies par le Professeur Touzeil-Divina comme « rangées le plus souvent alphabétiquement, ces matières n’étaient autres qu’un découpage sectoriel et personnel – comme dans un code privé – de la législation administrative positive »[41], les « matières administratives » furent un procédé important et essentiel de diffusion du droit administratif dès les années 1800. Cette présentation du droit administratif sous forme de répertoire alphabétiquement organisé n’est pas restée sans critique notamment quant à l’induction d’un brouillage des grands principes et idées qui modèlent le droit administratif[42]. Cet écueil ne saurait être reproché à Louis Rolland qui place ces éléments en dernier lieu et qui donc sont précédés d’un exposé plus organisé prenant alors forme d’une excellente introduction. Evidemment, Louis Rolland n’aurait pu présenter toutes ces matières dans un cadre aussi réduit que le Précis. Un choix a donc dû être opéré[43]. Les services publics de l’assistance – initialement présenté dans les premières éditions et disparu par la suite – et de l’enseignement sont choisis car ce sont deux éléments forts de la pensée politique de Louis Rolland. L’assistance est en lien avec la vertu chrétienne de charité chère à Louis Rolland. Il en va de même de l’enseignement eu égard à son action politique au cours de son mandat de député. Les transports et les secteurs énergétiques sans doute, quant à eux, à raison de leur importance économique et sociale importante. Un autre élément qui maintient le Précis dans une certaine tradition est la recherche et la mise en avant d’un critère essentiel et structurant du droit administratif.

La recherche d’un critère essentiel. La structure du livre peut, notamment avec un regard actuel, dérouter. En effet, la structure employée par l’auteur conduit à disjoindre l’exposé d’éléments qui sont traditionnellement étudiés de conserve. Notamment, la théorie des actes administratifs est dissociée du droit des fonctions publiques et des biens publics alors qu’ils constituent ensemble les moyens d’action de l’administration : moyens juridiques pour les actes, en personnel pour le droit public du travail et en matériel avec le droit administratif des biens. De même, la police administrative est disjointe des services publics alors que la police est un service public. Il est vrai que police administrative et service public sont souvent, mais pas systématiquement, étudiés de manière séparée dans les ouvrages et cours de droit administratif. Il faut cependant insister, en souscrivant à l’opinion du Professeur Delvolvé, sur le fait que « la mission de maintien de l’ordre correspond elle-même à un service public : la police est un service public »[44] et qu’il « faut donc être conscient de ce rapprochement lorsqu’on envisage successivement la police et le service public »[45]. La cohérence du plan, inhabituel aujourd’hui, devient plus évidente. Au service public sont liées les institutions administratives en ce qu’elles décident de ce qui est ou n’est pas un service public. Ces institutions sont celles qui assurent les missions de service public et celles de droit public en conservent toujours la « direction stratégique »[46]. Le contentieux administratif est cette matière qui vient aider l’administré à faire face aux défaillances des services publics. Les moyens de l’administration, dont nous avons noté le morcellement dans l’ouvrage, sont ceux qui permettent la bonne marche des services publics. Les mécanismes administratifs décrivent, quant à eux, des manifestations des services publics, des illustrations, particulièrement importantes aux yeux de l’auteur. On observe aisément à la lecture du Précis que l’élément structurant réside dans la notion de service public. Ce faisant, Louis Rolland continuait d’ériger le service public en « pierre angulaire »[47] du droit administratif ce qui soutient indéniablement les dimensions doctrinale et théorique du Précis.

II. Une œuvre doctrinale et théorique

« Doctrine » et « théorie ». Selon une distinction un temps bien établie, mais aujourd’hui semble-t-il délaissée, il convient de distinguer entre l’écrit prescriptif – la « doctrine » –, qui consiste à donner une manière dont il faut voir les choses, et l’écrit descriptif – la « théorie » –, qui consiste à donner à voir les choses telles qu’elles sont[48], il est possible de rattacher aux deux notions le Précis de droit administratif de Louis Rolland. Doctrinal, l’ouvrage, par sa structure même, nous invite à concevoir le droit administratif selon un critère fort, comme le droit des services publics (A) ; conception qui ne saurait être maintenue qu’en raison d’une systématisation théorique de la jurisprudence de son temps effectuée par le Professeur parisien (B). Il s’est agi pour Louis Rolland de livrer une œuvre inductive, réaliste, – le droit administratif est droit des services publics à raison du réel – et non de déduire la teneur du droit administratif d’une hypothèse, politique ou autre.

A. La part doctrinale : un écrit engagé en faveur du service public

Un écrit juridiquement engagé. Outre sa structure même, le fond de l’ouvrage ne fait pas mentir l’avertissement de l’éditeur qui précisait que « malgré leur format réduit, ces [précis] ne sont pas des « mémentos », résumés secs et incolores […], mais bien de vrais manuels animés de l’esprit des cours oraux et développant idées générales qui vivifient l’enseignement ». En effet, le livre fourmille d’exemples matérialisant un réel questionnement sur le droit positif après son exposé. Ainsi, Louis Rolland se propose-t-il d’enseigner « la véritable nature de la personne morale »[49] ou de la notion de la règle de séparation des autorités administratives et judiciaires[50], prenant position dans un débat exposé auparavant en profondeur. Plus fréquemment encore, l’auteur questionne la « valeur » de distinctions, thèses ou critique à propos, notamment, de la distinction entre actes d’autorité et de gestion, des thèses régionalistes, des critiques dirigées contre l’institution des tribunaux administratifs, du système français de répartition des compétences juridictionnelles entre les deux ordres, des théories domaniales, etc. Ce faisant, Louis Rolland assume pleinement son rôle d’enseignant-chercheur, qui, en sus de son rôle de transmission des savoirs, analyse, critique et propose. Par ailleurs, certains développements font directement écho à son engagement politique. Ainsi en va-t-il de la liberté de conscience, du régime et de la police des cultes[51], ou encore des services publics de l’enseignement[52], thématique qu’il a pu approfondir et défendre durant son mandat de député[53].

La mise en avant du service public. Enfin, et surtout pour la science du droit public, c’est la mise en avant du service public qui contribue à la dimension doctrinale du Précis ainsi qu’on l’a déjà écrit supra. Pour Louis Rolland en effet, le droit administratif « est constitué par l’ensemble des règles relatives à l’organisation et au fonctionnement des services publics et aux rapports de ceux-ci avec les particuliers »[54] ; il « est essentiellement le droit des services publics »[55]. Ceci dit, quelle(s) conception(s) du service public Louis Rolland retenait-il ?

Organicisme et subjectivisme[56]. L’auteur adopte une conception à la fois organique et subjective de la notion de service public. Organique d’abord, la notion de service public est définie largement comme une « entreprise ou institution d’intérêt général qui, sous la haute direction des gouvernants, est destinée à donner satisfaction à des besoins collectifs du public »[57]. Trois points ressortent clairement de cette définition : 1°/ d’abord, l’idée que le service public n’est pas une notion abstraite, mais a, au contraire, une existence matérielle indéniable mêlant à des techniques juridiques des moyens humains et matériels, c’est-à-dire une « entreprise » visant « à obtenir un certain résultat »[58] ; 2°/ ensuite, l’idée que le service public doit correspondre à un intérêt général, tantôt désigné par Louis Rolland comme tel, tantôt en tant que « besoins collectifs », soit encore par l’expression aux accents thomistes[59] de « bien commun » ; 3°/ enfin, que les services publics dépendent toujours des gouvernants, donc d’une personne publique, critère fondamental et premier pour Rolland qui en fera en outre la première de ses « Lois »[60]. Le prisme organique est affirmé de manière plus claire encore lorsque Louis Rolland précise que « le plus simple [pour la construction d’un plan d’étude du droit administratif] paraît être de décrire d’abord la structure juridique de l’Administration, et pour cela d’étudier les règles générales d’organisation des services publics »[61]. L’auteur concède toutefois que l’on peut considérer le service public sous un autre angle qu’il appelle « matériel », aujourd’hui nous dirions fonctionnel. C’est dire que le service public est ici considéré du point de vue de l’activité en cause qui, dans tous les cas, est une activité d’intérêt général. Louis Rolland concède que la jurisprudence utilisait ce point de vue notamment pour caractériser l’existence d’entreprises privées d’intérêt général, c’est-à-dire, exerçant une activité d’intérêt général[62]. Mais selon lui, cette manière de faire est condamnable et contribue à noyer la notion de service public avec toute mission d’intérêt général qui ne serait pas exercée sous la direction effective d’une personne publique. Cette fidélité à une conception organique du service public n’était, du reste, partagée ni par Léon Duguit, ni par Gaston Jèze qui définissaient le service public en premier lieu comme une « activité »[63] ou un « procédé »[64], donc fonctionnellement. Roger Bonnard semble en revanche partager la conception organique dans son Précis de droit administratif[65]. Subjective ensuite, cette conception suppose, qu’il n’y a pas de service public « par nature », qu’est service public ce qui est décidé comme tel par la personne publique, ce que marque les expressions employées dans le Précis telles que « sous la haute direction des gouvernants » ou encore « tous les services publics […] relèvent d’une personne morale de droit public »[66]. Ainsi entendu, le subjectivisme est l’aboutissement naturel du primat organique dans la définition du service public. Nul objectivisme duguiste prescrivant l’obligation pour une personne publique de remplir une mission par contrainte, sous le poids de l’interdépendance sociale objectivement constatée et qu’il convient impérativement de réaliser[67]. Après Jèze, Rolland souscrit à l’idée selon laquelle les personnes publiques sont libres de décerner la qualité de service public à telle ou telle activités ainsi que les théories de « l’étiquette »[68], du « label »[69] ou encore du « post-it »[70] le formalisent. Cette posture doctrinale de mise en relief de la notion de service public est sous-tendue par un travail de systématisation dont nous allons donner trois exemples parmi les plus importants.

B. La part théorique : un essai réaliste de systématisation

Nécessité & matérialité des « Lois » du service public. La notion de service public, aux débuts du XXe siècle, avait une haute charge unificatrice en ce qu’il en découlait un triple lien entre le service public et la personne publique, le droit administratif et la compétence contentieuse de la juridiction administrative[71]. A partir des années 1920, ces liens sont rompus dans la mesure où l’émergence de la notion de spic[72] conduisait à l’application du droit privé, sous le contrôle éventuel du juge judiciaire ; et en 1938, avec l’arrêt Caisse Primaire « Aide et protection »[73], le juge administratif admettait qu’une personne privée puisse gérer directement un service public administratif. Devant ce morcellement, Louis Rolland proposait une adaptation contribuant à sauvegarder l’unité et l’utilité de la notion de service public : la formalisation de principes communs à tous les services publics d’une part et d’autre part l’acceptation et la valorisation des services publics industriels et commerciaux. C’est sans conteste la fulgurance intellectuelle de Louis Rolland la plus reconnue. Elle est passée à la postérité dans la doctrine administrativiste, mais force est de constater, encore une fois, que le Précis est trop rarement cité lorsqu’il est question des « Lois de Rolland ». Souvent enseignées au nombre de trois, il en existe en réalité quatre dont une seule est, au début, qualifiée de loi : c’est la loi de changement, dit aussi principe de mutabilité d’après lequel les « règles d’organisation et de fonctionnement [des services publics] peuvent toujours être modifiées à tout moment par l’autorité publique compétente »[74]. Les deux autres règles bien connues sont celles de continuité du service et d’égalité devant les services publics. Le quatrième principe commun à tous les services, « souvent négligé »[75] et qui est en réalité le plus important est la règle de rattachement selon laquelle tous les services publics sont placés sous la dépendance effective des personnes publiques auxquelles s’attachent des prérogatives exorbitantes. Cette règle, très rarement enseignée au titre des « Lois de Rolland », découlant pourtant directement de la définition organique du service public, n’est jamais démentie par le droit positif[76]. Le grand intérêt de ces « Lois », dégagées d’après la jurisprudence, est de conférer à la notion de service public une unité certaine[77].

Les deux visages du service public. Louis Rolland distingue – avec Roger Bonnard[78], ce à quoi Léon Duguit et Gaston Jèze refusaient de souscrire[79] – entre les services publics proprement dits et « les autres services publics » qui « sont, pour la plupart, des services à caractère industriel ou commercial »[80]. Tous les services sont soumis aux principes communs, les quatre lois précédemment citées. Les services publics proprement dits font l’objet de règles supplémentaires : le principe de continuité y joue de manière absolue, le personnel est essentiellement composé de fonctionnaires, les biens sont soumis un régime particulier, de même pour les deniers mobilisés, les actes bénéficient d’une certaine exorbitance, de même que la responsabilité et la compétence de principe est celle du juge administratif. Pour autant, l’Administration peut recourir au droit privé. Et les services publics à caractère industriel et commercial sont majoritairement soumis au droit privé. Si les règles de droit administratif ont pour bienfait de maintenir la marche régulière et continue du service, elles souffrent de trois inconvénients d’après l’auteur. Premier inconvénient, il est permis de redouter l’abus des prérogatives exorbitantes qu’offre le droit administratif. Deuxième inconvénient, ces règles sont complexes, lourdes et manquent parfois de souplesse. Troisième inconvénient, l’auteur écrit que « le régime spécial est susceptible d’entraîner pour les agents un certain laisser-aller ; il ne les pousse pas à avoir de l’initiative, dilue ou fait disparaître leur responsabilité »[81]. Louis Rolland souligne ainsi l’utilité du recours au service public industriel et commercial et au droit privé. Plutôt que de le rejeter, il l’accepte pour mieux révéler les contours protéiformes de la notion de service public, ce que Laurent Bézie traduit par une « le refus d’une conception monolithique des services publics »[82].

L’acceptation de la personnalité morale et ses conséquences. A la différence de Léon Duguit et Gaston Jèze, Louis Rolland rallie la théorie de la personnalité morale. C’est qu’elle lui paraît incontestable et surtout utile. Utile, car elle permet de mutualiser les patrimoines utiles à la réalisation d’une entreprise commune et surtout parce qu’elle constitue le support des services publics[83]. Incontestable car « réaliste » et aisément observable : rejetant dos à dos les théories de la fiction[84] et de la réalité des personnes morales[85], Louis Rolland explique dans un paragraphe lourdement intitulé « la véritable nature de la personne morale » que « la vérité [sic], c’est que la personne morale n’est ni un être fictif ni un être réel. Elle correspond à un procédé de pure technique juridique derrière lequel il y a des réalités très simples : des individus et un patrimoine affecté à un certain but autre qu’un but individuel ». De là découle notamment l’acceptation de la propriété publique à propos des dépendances du domaine public longtemps discutée en doctrine. Pour Rolland, « avec le criterium de la domanialité publique basé sur l’affectation, il n’y a aucune difficulté à parler d’un droit de propriété »[86]. Toujours réaliste, Louis Rolland concède qu’il ne s’agit pas d’une propriété identique à celle du Code civil, mais que l’idée est tout de même nécessaire pour concevoir le droit des personnes publiques d’exercer des actions possessoires en cas d’empiètement citant à l’appui la jurisprudence administrative[87]. Si Louis Rolland se détache ainsi et encore des pensées de Duguit et Jèze[88], c’est le fait d’une observation des réalités et d’arguments jurisprudentiels qui, ainsi systématisés, forment la théorie nécessaire au soutien de sa doctrine.

Une lecture salutaire. Nous espérons, au terme de cette brève présentation du Précis de droit administratif, avoir démontré tout l’intérêt et l’originalité de cet ouvrage qui, tout en garantissant son objectif premier de transmission des savoirs à un public néophyte, mêle avec habileté tradition et modernité, c’est-à-dire concrètement insère dans un format réduit et « grand public » une doctrine forte : le droit administratif est le droit des services publics. Cette vision qui a pu être décrite comme passéiste, à tout le moins dépassée, mérite, bien davantage qu’une telle critique que l’écoulement d’un demi-siècle peut valider, d’être saluée. Compte tenu de l’histoire et de la complexification considérable du droit administratif à la fin du XXe siècle et au XXIe siècle naissant[89], du délaissement saisissant de la recherche d’un « critère » du droit administratif, le Précis de Louis Rolland mérite relecture en tant qu’il est une belle invitation à poursuivre ce voyage désormais souvent esquivé. Surtout il nous rappelle que le droit administratif justifie son exorbitance, de plus en plus questionnée et discutée[90], par la notion de service public, « raison d’être de l’administration »[91] et donc du droit administratif.


[1] Voir dans cette même Revue, la contribution du Pr. Touzeil-Divina consacrée à la vie de Louis Rolland, et celle de M. Pierchon à propos de son Précis de droit colonial. Nous remercions ici le Professeur Touzeil-Divina pour nous avoir permis de développer oralement ces propos dans le cadre de la « Journée Louis Rolland » ainsi que pour ses relectures attentives et ses précieux conseils.

[2] On pense naturellement à Léon Duguit et Gaston Jèze et au phénomène dit de « l’Ecole de Bordeaux » ou du « service public » sur lesquels nous reviendrons infra.

[3] L’édition utilisée pour cette étude est la 10e, parue en 1951 aux éditions Dalloz, dernière de son vivant, et pour la suite de cette étude citée « Précis … » suivi du numéro de page.

[4] Plus précisément, 1re éd., 1926 ; 2e éd., 1928 ; 3e éd, 1930 ; 4e éd., 1932 ; 5e éd., 1934 ; 6e éd., 1937 ; 7e éd., 1938 ; 8e éd., 1943 ; 9e éd., 1947 (addendum en 1949) ; 10e éd., 1951 (avec addenda en 1953, 1954 et 1955).

[5] Rivero Jean, Droit administratif ; Paris, Dalloz, coll. « Précis » ; 1960 (réédition en 2011).

[6] Publiés aux éditions Les Cours de droit entre 1934 et 1946, hélas devenus introuvables.

[7] Nous renvoyons sur ces ouvrages au travail exhaustif, déjà cité, de M. Jean-Baptiste Pierchon : « Le Précis de législation coloniale de Louis Rolland et Pierre Lampue. Une nouvelle conception du droit colonial au cours de l’entre-deux-guerres ? » ; infra.

[8] Précis… ; p. 18.

[9] Gonod Pascale, Melleray Fabrice et Yolka Philippe (dir.), Traité de droit administratif ; Paris, Dalloz, coll. « Traités Dalloz » ; 2011 ; t. 1, p. XII et XIII.

[10]Ibid. ; t. 2, p. 111.

[11] Chapus René, Droit administratif général ; Paris, Montchrestien, coll. « Domat » ; 2001 (15e éd.) ; n° 775 : le Pr. Chapus écrit simplement, sans précisions particulières à propos des sources, que « ces principes, dont Louis Rolland a mis l’existence en lumière (d’où leur désignation fréquente de « lois de Rolland »), sont les principes de mutabilité, de continuité et d’égalité ».

[12] Il peut en ce sens relever de notables exceptions : ainsi dans la même collection, le Précis de droit constitutionnel devenu Institutions politiques et droit constitutionnel de Marcel Prélot ou encore celui de Droit administratif de Jean Rivero, et ce, sans préjudice des ouvrages qui, bien que titrés « précis », s’apparentent, par leurs dimension et profondeur, davantage à des traités, au titre desquels on trouve naturellement celui de Maurice Hauriou (Précis de droit administratif et de droit public ; Paris, Sirey ; 1933 (12e éd.).

[13] Bézie Laurent, Louis Rolland, théoricien du service public ; mémoire, Paris II ; 2003 et du même, « Louis Rolland : théoricien oublié du service public » in Rdp ; juillet 2006 ; p. 847 et s.

[14] Même si un recoupement certain des deux thèmes est inévitable.

[15] Précis … ; p. VII.

[16] Ainsi cite-t-il les ouvrages des Professeurs Hauriou et Berthélémy en préface de la deuxième édition de 1928.

[17] Précis … ; préface.

[18]Revue du droit public, Bulletin bibliographique ; 1928 ; p. 184 (à propos de la deuxième édition).

[19]Revue du droit public, Bulletin bibliographique ; 1929 ; p. 674 (à propos de la troisième édition). 

[20] « Nous songeons aussi au public des administrés. Tous nous sommes journellement en contact avec l’Administration. N’est-il pas nécessaire que nous puissions savoir, au moins sommairement, ce qu’est et ce que fait cette personne puissante que nous maudissons parfois, mais dont nous ne saurions nous passer ? » ; Précis … ; préface.

[21] Vedel Georges, Droit administratif ; Paris, Puf ; 1976 (6e éd.) ; p. 5.

[22] A propos de l’emphase sur le droit écrit et du droit constitutionnel, un étudiant de Louis Rolland, appelé plus tard à une grande carrière politique et universitaire rapportait que celui-ci « se demandait s’il n’avait pas été téméraire en affirmant que le droit constitutionnel français pouvait impliquer certains recours à la coutume » : Prélot Marcel, « Introduction à l’étude du droit constitutionnel » in Collectif, Introduction à l’étude du droit ; Paris, Rousseau ; 1953 ; t. 2, p. 103-104.

[23] Précis … ; p. 11.

[24] Ibid. ; p. 12.

[25] Dont la teneur est la suivante : « Introduction : notions générales sur le droit administratif français / première partie : la structure juridique de l’administration / deuxième partie : l’organisation administrative française / troisième partie : les tribunaux administratifs et les recours / quatrième partie : les moyens d’action de l’administration / cinquième partie : les mécanismes administratifs ».

[26] Précis … ; p. 1.

[27] Ibid. ; p. 11-12.

[28] Ibid. ; p. 1.

[29] Voir Précis … ; 1928 (2e éd.). L’appellation est maintenue au moins jusqu’à la 7e édition de 1938.

[30] Précis … ; p. 39.

[31] Ibid. ; p. 395.

[32] Ibid. ; p. 572.

[33] Sur lesquelles nous reviendrons infra en ce qu’elle constitue une certaine originalité.

[34] Jèze Gaston, Les principes généraux du droit administratif ; Paris, Dalloz ; 2004-2011 ; 3 tomes (réédition de la troisième édition).

[35] Hauriou Maurice, Précis de droit administratif et de droit public ; Paris, Dalloz ; 2002 (rééd., Paris, Sirey ; 1933, 12e éd.).

[36] Jèze Gaston, op. cit. ; t. 1 ; p. XV.

[37] Hauriou Maurice, op. cit. ; p. X et s.

[38] En attestent notamment les célèbres études telles que celles des Professeurs Chapus (« Le service public et la puissance publique » in Rdp ; 1968 ; p. 235 et s.) et Delvolvé (« Service public et libertés publiques » in Rdfa ; 1985 ; p. 1 et s.) ainsi que les réactions par elles suscitées.

[39] Dont la teneur est la suivante (v. Rivero Jean, op. cit.) : Introduction générale ; première partie : Les données juridiques fondamentales de l’action administrative (Théorie générale des personnes publiques ; la règle de droit ; les actes de l’administration ; la juridiction administrative ; la responsabilité administrative) ; deuxième partie : L’organisation administrative (Principes généraux ; l’administration d’Etat ; les collectivités décentralisées ; les agents publics) ; troisième partie : Les formes de l’action administrative (les activités administratives ; les organes de gestion des activités de l’administration) ; quatrième partie : Les moyens matériels de l’action administrative : les patrimoines administratifs.

[40] Précis … ; p. 13.

[41] Touzeil-Divina Mathieu, La doctrine publiciste ; Paris, La Mémoire du Droit ; 2009 ; p. 46.

[42] Ibid. ; p. 48 : voir la citation de Théophile Ducrocq.

[43] « Il ne saurait être question d’aborder, dans sa totalité, pareille étude. Elle déborderait de beaucoup le cadre de ce précis. Toutefois, certaines de ces entreprises ont, dans notre vie publique, une grande importance ou présentent des aspects juridiques particuliers » : v. Précis … ; p. 571.

[44] Delvolvé Pierre, Droit administratif ; Paris, Dalloz, coll. « Connaissance du droit » ; 2010 (5e éd.) ; p. 38.

[45] Ibidem.

[46] Guglielmi Gilles J. et Koubi Geneviève, Droit du service public ; Paris, Montchrestien, coll. « Domat » ; 2011 (3 éd.) ; n° 625.

[47] L’expression bien connue est de Gaston Jèze.

[48] Sur les nécessités d’une telle distinction et sa relativisation, nous nous référons à Chevallier Jean-Jacques, La jeune politique grecque. Cours d’histoire des idées politiques (doctorat) ; Paris, Les Cours de Droit ; 1956-1957 ; p. 4-9. Sur sa fécondité v. Prélot Marcel, Histoire des idées politiques ; Paris, Dalloz, coll. « Précis » ; 1970 (4e éd.) ; n° 1.

[49] Cf. infra.

[50] Précis… ; p. 41 : séparation à laquelle Louis Rolland souscrit pleinement.

[51] Ibid … ; p. 414 et s.

[52] Ibid. ; p. 572 et s.

[53] « Il […] rompt des lances pour la liberté de l’enseignement, réalisée non seulement en théorie mais aussi en pratique grâce à une politique de subventions équitables. […] Il s’occupe activement des questions qui lui tiennent particulièrement à cœur : statut des congrégations, réforme de l’enseignement, aménagement des baux ruraux ». Voir sur le site de l’Assemblée nationale :

http://www.assemblee-nationale.fr/sycomore/fiche.asp?num_dept=6065

[54] Précis … ; p. 1.

[55] Ibid. ; p. 15.

[56] Nous ne reviendrons pas longuement sur ces caractères qui, pour composer une part doctrinale importante du Précis, ont déjà été mis en relief par Laurent Bézie dans son article précité : « Louis Rolland : théoricien oublié du service public ». Nous n’en donnerons donc qu’une vue générale et brève.

[57] Précis … ; p. 1 et 2.

[58] Ibid. ; p. 2. L’idée théorique duguiste de limitation de l’Etat et de fondation du droit public par la notion de service public apparaît donc absente de la doctrine de Louis Rolland.

[59] Par ailleurs conformes à son engagement personnel et politique sur les voies de la démocratie chrétienne.

[60] Cf. infra.

[61] Précis … ; p. 13.

[62] Précis … ; p. 16.

[63] Duguit Léon, Traité de droit constitutionnel ; Paris, Boccard ; 1928 (2e éd.) ; t. 2, p. 61 : pour le Doyen Duguit, le service public est « toute activité dont l’accomplissement doit être assuré, réglé et contrôlé par les gouvernants, parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale, et qu’elle est de telle nature qu’elle ne peut être réalisée complètement que par l’intervention de la force gouvernante. »

[64] Jèze Gaston, « Théâtres nationaux, services publics » in Rdp ; 1923 ; p. 561 : « Pour ma part, je persiste à croire que le service public est un procédé juridique qui peut être appliqué pour la satisfaction d’un besoin d’intérêt général, quel qu’il soit ».

[65] Bonnard Roger, Précis de droit administratif ; Paris, Lgdj ; 1943 (4e éd.) ; p. 49 : « Les services publics sont les organisations qui forment la structure même de l’Etat ».

[66] Précis … ; p. 16.

[67] Duguit Léon, Traité de droit constitutionnel ; op. cit. ; p. 60.

[68] Waline Marcel, Manuel élémentaire de droit administratif ; Paris, Sirey ; 1939 (2e éd.) ; p. 64.

[69] Truchet Didier, «Nouvelles d’un illustre vieillard, label de service public et statut de service public » in Ajda ; 1982 ; p. 427 et s.

[70] Touzeil-Divina Mathieu, « Laïcité latitudinaire » in Recueil Dalloz ; 2011 ; p. 2375 et s.

[71] Droit du service public ; op. cit. ; n° 129. Voir aussi, Dictionnaire de droit administratif ; Paris, Sirey ; 2011 (6e éd.) ; entrée « Service public ».

[72] Deux décisions fondatrices étant : CE, 23 décembre 1921, Société générale d’armement et TC, 11 juillet 1933, Dame Mélinette. On lira à propos de l’idée – fausse sinon très discutable – selon laquelle la décision du Tribunal des conflits du 22 janvier 1921 et dite « Bac d’Eloka » constitue l’acte de naissance du spic, Touzeil-Divina Mathieu, « Eloka : sa colonie, son wharf, son mythe … mais pas de service public ? » in Kodjo-Grandvaux Séverine et Koubi Geneviève (dir.), Droit & colonisation ; Bruxelles, Bruylant ; 2005 ; p. 309 et s.

[73] CE, 13 mai 1938, Caisse Primaire « Aide et protection » ; Rec. Lebon , p. 417

[74] Précis … ; p. 18.

[75] Bézie Laurent, art. préc.

[76] Ainsi en va-t-il avec le « grand arrêt » APREI (CE, Sect., 22 février 2007, Association du personnel relevant des établissements pour inadaptés, req. n° 264541) qui confirme la haute nécessité de déceler la présence d’une personne publique pour retenir la qualification de service public.

[77] Et ce à rebours des traditions méthodologiques qui supportent mal l’inclusion d’éléments relatifs au régime juridique dans la définition d’un objet puisque c’est ladite définition qui, retenue comme qualification juridique, est censée déclencher l’application de tel ou tel régime juridique. L’unité de la notion semble se payer au prix d’une tautologie…

[78] Bonnard Roger, Précis de droit administratif ; op. cit. ; p. 46.

[79] Pour Duguit, v. Traité de droit constitutionnel ; op. cit. ; p. 80.

[80] Précis … ; p. 19 et s.

[81] Ibid. ; p. 22.

[82] Bézie Laurent, art. préc.

[83] Précis … ; p. 30.

[84] Ibid. ; p. 31 : « Cette théorie longtemps dominante est indéfendable. Comment une fiction légale peut-elle avoir une volonté propre ? Comment peut-on parler de représentation de sa volonté ? Comment appliquer la théorie à l’Etat, qui ne saurait être créé par la loi, celle-ci n’étant qu’une manifestation de sa volonté ? Comment admettre l’idée d’une volonté souveraine de l’Etat ».

[85] Ibid. ; « Ces théories ne sont pas non plus fort défendables. Elles s’appuient sur des affirmations dont l’exactitude est impossible à démontrer. Appliquées à l’Etat, elles conduisent à en faire un être par nature supérieur aux autres, dont la volonté crée le droit et n’est limitée que par les barrières qu’elle se pose à elle-même ».

[86] Ibid. ; p. 454.

[87] En l’occurrence : CE, 17 juin 1923, Ministre des Travaux publics, Rec. 1923, p. 44.

[88] Leur rejet de la propriété publique est directement lié à leur rejet de la personnalité morale. En effet, c’est à cette personnalité morale que sont rattachées la titulature de droits subjectifs, l’existence d’un patrimoine et donc, conséquemment, la faculté d’être propriétaire. Aussi pour Duguit, il n’est pas question de propriété mais d’affectation au service public. Chez Jèze, l’opposition à la thèse propriétariste apparaît à la fois clairement dans son refus de reconnaître la théorie de la personnalité morale et dans son refus de la transposition des notions civilistes au droit administratif, selon un « réflexe autonomiste ». Voir sur ces points Gaudemet Yves, Traité de droit administratif : Tome 2, Droit administratif des biens ; Paris, Lgdj ; 2011 (14e éd.) ; p. 13 et s.

[89] Notamment au travers de l’internationalisation et l’européanisation du droit administratif, et des effets plus généraux de la globalisation à son égard. Voir par ex., Cananea Giacinto (della), « Grands systèmes de droit administratif et globalisation du droit » in Traité de droit administratif ; op. cit. ; t. 1, p. 773 et s.

[90] Melleray Fabrice (dir.), L’exorbitance du droit administratif en question(s) ; Poitiers, Lgdj ; 2004.

[91] Chapus René, Droit administratif général ; op. cit. ; t. I, n° 742.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

P. Rossi & les libertés (par Alexis Le Quinio)

Voici la 58e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait des 8e & 9e livres de nos Editions dans la collection « Académique » :

les Mélanges en l’honneur
du professeur Jean-Louis Mestre.

Mélanges qui lui ont été remis
le 02 mars 2020

à Aix-en-Provence.

 

Vous trouverez ci-dessous une présentation desdits Mélanges.

Ces Mélanges forment les huitième & neuvième
numéros issus de la collection « Académique ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volumes VIII & IX :
Des racines du Droit

& des contentieux.
Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre

Ouvrage collectif

– Nombre de pages : 442 & 516

– Sortie : mars 2020

– Prix : 129 € les deux volumes.

ISBN / EAN unique : 979-10-92684-28-5 / 9791092684285

ISSN : 2262-8630

Mots-Clefs :

Mélanges – Jean-Louis Mestre – Histoire du Droit – Histoire du contentieux – Histoire du droit administratif – Histoire du droit constitutionnel et des idées politiques – Histoire de l’enseignement du Droit et des doctrines

Présentation :

Cet ouvrage rend hommage, sous la forme universitaire des Mélanges, au Professeur Jean-Louis Mestre. Interrogeant les « racines » du Droit et des contentieux, il réunit (en quatre parties et deux volumes) les contributions (pour le Tome I) de :

Pr. Paolo Alvazzi del Fratte, Pr. Grégoire Bigot, M. Guillaume Boudou,
M. Julien Broch, Pr. Louis de Carbonnières, Pr. Francis Delpérée,
Pr. Michel Ganzin, Pr. Richard Ghevontian, Pr. Eric Gojosso,
Pr. Nader Hakim, Pr. Jean-Louis Halpérin, Pr. Jacky Hummel,
Pr. Olivier Jouanjan, Pr. Jacques Krynen, Pr. Alain Laquièze,
Pr. Catherine Lecomte, M. Alexis Le Quinio, M. Hervé Le Roy,
Pr. Martial Mathieu, Pr. Didier Maus, Pr. Ferdinand Melin-Soucramanien, Pr. Philippe Nélidoff, Pr. Marc Ortolani, Pr. Bernard Pacteau,
Pr. Xavier Philippe, Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso,
Pr. Hugues Richard, Pr. André Roux, Pr. Thierry Santolini, M. Rémy Scialom, M. Ahmed Slimani, M. Olivier Tholozan,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Michel Verpeaux,

… et pour le Tome II :

M. Stéphane Baudens, M. Fabrice Bin, Juge Jean-Claude Bonichot,
Pr. Marc Bouvet, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Christian Bruschi,
Prs. André & Danielle Cabanis, Pr. Chistian Chêne, Pr. Jean-Jacques Clère, Mme Anne-Sophie Condette-Marcant, Pr. Delphine Costa,
Mme Christiane Derobert-Ratel, Pr. Bernard Durand, M. Sébastien Evrard, Pr. Eric Gasparini, Père Jean-Louis Gazzaniga, Pr. Simon Gilbert,
Pr. Cédric Glineur, Pr. Xavier Godin, Pr. Pascale Gonod,
Pr. Gilles-J. Guglielmi, Pr. Jean-Louis Harouel, Pdt Daniel Labetoulle,
Pr. Olivier Le Bot, Pr. Antoine Leca, Pr. Fabrice Melleray,
Mme Christine Peny, Pr. Laurent Pfister, Pr. Benoît Plessix,
Pr. Jean-Marie Pontier, Pr. Thierry S. Renoux, Pr. Jean-Claude Ricci,
Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli, Mme Solange Ségala,
Pdt Bernard Stirn, Pr. Michael Stolleis, Pr. Arnaud Vergne,
Pr. Olivier Vernier & Pr. Katia Weidenfeld.

Mélanges placés sous le parrainage du Comité d’honneur des :

Pdt Hélène Aldebert, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Sabino Cassese, Pr. Francis Delpérée, Pr. Pierre Delvolvé, Pr. Bernard Durand,
Pr. Paolo Grossi, Pr. Anne Lefebvre-Teillard, Pr. Luca Mannori,
Pdt Jean Massot, Pr. Jacques Mestre, Pr. Marcel Morabito,
Recteur Maurice Quenet, Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli,
Pr. André Roux, Pr. Michael Stolleis & Pr. Michel Troper.

Mélanges réunis par le Comité d’organisation constitué de :

Pr. Jean-Philippe Agresti, Pr. Florent Blanco, M. Alexis Le Quinio,
Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso, Mme Solange Ségala,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Katia Weidenfeld.

Ouvrage publié par et avec le soutien du Collectif L’Unité du Droit
avec l’aide des Facultés de Droit
des Universités de Toulouse et d’Aix-Marseille
ainsi que l’appui généreux du
Centre d’Etudes et de Recherches d’Histoire
des Idées et des Institutions Politiques (Cerhiip)
& de l’Institut Louis Favoreu ; Groupe d’études et de recherches sur la justice constitutionnelle (Gerjc) de l’Université d’Aix-Marseille.

Pellegrino Rossi
& les libertés

Alexis Le Quinio
Maître de conférences Hdr en droit public,
Institut d’Etudes Politiques de Lyon

Avant d’aborder le sujet de ma contribution, je souhaite profiter de la liberté qu’offrent les Mélanges pour rendre un hommage personnel au dédicataire de cette contribution. N’ayant rejoint la Faculté de droit d’Aix-en-Provence que pour mes études doctorales, je n’ai pas eu la chance d’avoir Jean-Louis Mestre comme Professeur et de pouvoir assister à ses enseignements.

Néanmoins, comme beaucoup de doctorants du Gerjc et du Cerhipp, j’ai été amené à bénéficier de ses conseils et de ses bons mots durant la fin de ma thèse et le début de ma carrière. Si le terme est désuet dans l’Université actuelle et que je n’ai été ni son élève, ni son doctorant, il fait partie de cette poignée d’enseignants qui m’ont marqué et que je considère comme mes Maîtres.

En effet, au-delà de son talent et de son érudition reconnus par tous, je voudrais surtout évoquer sa gentillesse et sa bienveillance. Je raconterai donc une anecdote qui m’amènera vers le sujet que je souhaite traiter pour lui rendre hommage. A la suite de mon rattachement en 2012 à un centre de recherches spécialisé dans l’étude du droit italien et de la parution de la réédition de morceaux choisis par le Professeur Julien Boudon du Cours de droit constitutionnel[1] de Pellegrino Rossi, j’ai proposé à un collègue, Thierry Santolini, que l’on organise un colloque sur plusieurs précurseurs italiens du droit constitutionnel[2].

Dans cette optique, et n’étant pas historien du droit, je décide d’appeler le Professeur Jean-Louis Mestre pour lui demander conseil à propos de cette entreprise. Il me donne rendez-vous dans la salle des Professeurs de la Faculté de droit d’Aix-en-Provence pour, j’imagine, que nous puissions échanger à ce sujet. Ce fut le cas, mais en plus de ces échanges passionnants et de ces conseils, j’ai eu la surprise de voir qu’il m’avait amené plusieurs ouvrages rares, suisse et italien, issus de sa bibliothèque sur le Comte Rossi, mais surtout qu’il m’avait préparé un dossier de plusieurs centaines de pages composé d’une sélection d’articles sur Rossi et Compagnoni qu’il avait pris soin de faire relier, le tout en deux exemplaires puisque nous étions deux à organiser le colloque ! Je pourrais raconter d’autres anecdotes, notamment sur les heures passées au téléphone après chaque leçon du concours d’agrégation, mais celle-ci me paraît la plus révélatrice de l’universitaire et de l’homme qu’est le Professeur Jean-Louis Mestre.

C’est pourquoi le modeste hommage que je vais lui rendre à travers les lignes qui vont suivre porte sur Pellegrino Rossi et les libertés.

Les travaux de Pellegrino Rossi ont été très variés et se sont développés dans de nombreux champs disciplinaires tels que l’économie, la philosophie, l’histoire ou le droit[3]. Ses œuvres les plus connus et les plus étudiées, encore aujourd’hui demeurent ses cours d’économie politique, de droit constitutionnel et de droit pénal.

Son profil de publiciste[4] et de pénaliste[5] le prédisposait à l’étude des libertés et de leur protection. Il ne s’agira évidemment pas, dans la présente contribution, d’étudier chaque liberté évoquée, chaque développement relatif au régime juridique de ces libertés dans le détail, mais de présenter la vision globale de Pellegrino Rossi de cette question, tant dans la manière dont il l’appréhende que dans la classification qu’il propose.

La question de la protection des droits s’inscrit, pour lui, dans une perspective spécifique. En effet, son appréhension des libertés se développe dans une optique englobante dans laquelle les droits individuels sont conçus comme une organisation sociale[6]. C’est le cas lorsqu’il affirme que le principal problème à résoudre, dans la perspective du développement d’une société mature est de « trouver le point d’intersection entre la liberté individuelle d’un homme et celle d’un autre homme son égal, entre la liberté individuelle de chacun et les exigences de l’ordre social qui nous est nécessaire pour le développement et le perfectionnement de notre nature[7] ».

Pellegrino Rossi considère que les libertés individuelles doivent être au cœur de sa pensée libérale revendiquée. Il fait mine de s’interroger, « peut-être ne porte-t-on pas assez d’attention aux questions qui concernent la liberté individuelle, aux questions qui concernent la chose la plus précieuse pour l’individu. Et certes, sans vouloir ôter aux questions politiques proprement dites leur importance, leur portée, leur influence, il est permis de croire que la question de la liberté individuelle mérite autant que tout autre question l’attention des jurisconsultes, des hommes d’Etat[8] ». Rappelons que Pellegrino Rossi était un libéral qui appréhendait la Révolution de manière duale. Il la considérait comme un bienfait qui avait permis d’aboutir à l’unité nationale et à l’égalité civile mais également comme critiquable en ce qu’elle avait abouti à la Terreur qui avait entraîné des violations manifestes des libertés individuelles.

L’approche constitutionnaliste de Rossi est particulièrement intéressante concernant la question des libertés, car indépendamment du sens et de la méthode[9] de son enseignement en la matière, sa théorie du droit constitutionnel « se signale en ce qu’elle est, parallèlement et à un degré égal, une théorie des droits individuels et une théorie de l’Etat[10] ».

Pellegrino Rossi évoque, dans son cours de droit constitutionnel les « principes dirigeants » du droit constitutionnel français qui donnent un « caractère distinctif » à ce dernier[11]. Le premier de ces principes[12], qui domine, d’après lui, l’organisation sociale, est : « l’égalité devant la loi, en d’autres termes, la liberté pour tous[13] ».

Précisons toutefois que s’il met le principe d’égalité au cœur de sa conception de l’Etat, il s’agit bien de l’égalité civile[14]. Pellegrino Rossi est anti-égalitariste, et cela apparaît notamment dans son compte-rendu de la deuxième partie de De la démocratie en Amérique[15]. S’il reconnaît et défend l’intérêt de l’égalité civile, il récuse celle de l’égalité des conditions et critique ce goût dépravé de l’égalité[16].

L’organisation de son Cours de droit constitutionnel est révélatrice de la perception qu’il peut avoir des libertés et de leur fonction sociale. Le rôle essentiel de l’Etat est d’aboutir à l’« ordre social[17] », ce dernier reposant sur l’équilibre entre l’individu, le corps social et le pouvoir social.

Cet ordre social va se matérialiser dans une « organisation sociale[18] » et « une organisation politique[19] ». Dès la leçon inaugurale de son Cours de droit constitutionnel, Rossi, qui aborde toujours l’étude de l’ordre juridique français dans une perspective de maturation, évoque les « irrésistibles efforts de la nation française vers une meilleure organisation sociale et politique ». S’il retient cette dichotomie, c’est parce qu’elle lui semble à la fois la plus pédagogique, mais également la plus conforme avec « la nature des choses[20] ». Pour lui, l’organisation politique ne constitue finalement que le moyen d’aboutir à l’organisation sociale, « la société est le but […] le gouvernement est le moyen[21] ». Il le réaffirme de manière limpide dès la Première leçon de son Cours : « appelé à étudier avec vous le droit constitutionnel du pays, nous avons deux grandes sections devant nous : l’organisation sociale de la France ; l’organisation politique de la France[22] ».

Ce lien entre les deux éléments de sa bipartition justifie pour lui que dans les constitutions les plus récentes et les plus abouties, « l’organisation sociale […] a toujours précédé l’organisation politique[23] » et il appartient au droit public interne de régler les deux[24].

Et bien sûr, la Charte de 1830 n’échappe pas à cette règle, au contraire, elle se fonde sur l’esprit de 1789 : « Sous le titre de droit public, la Charte détermine d’abord les principes de notre organisation sociale ; elle nous apprend quels sont les droits et prérogatives les plus essentielles du Français, ces droits et prérogatives que l’Etat lui garantit, que la puissance publique a mission de lui assurer envers et contre tous. Elle traite ensuite du gouvernement du roi ; elle en détermine les formes, les obligations, les droits : c’est là notre organisation politique[25] ».

Cette première dichotomie est au fondement de sa classification des « classes d’obligations et de droits ». Ainsi, Pellegrino Rossi affirme que « la véritable division, et je vois avec plaisir qu’elle commence à être généralement adoptée[26], me paraît être la division des droits en droits privés, publics et politiques[27] ». Les droits politiques sont rattachables à l’organisation politique tandis que les droits privés et publics[28] découlent de l’organisation sociale.

Pellegrino Rossi ajoute les droits politiques à la classification traditionnelle[29]. Il justifie cet ajout dans les lignes qui suivent sa proposition. D’après lui, les droits privés peuvent être conçus, du point de vue théorique, indépendamment de l’Etat social du fait qu’ils règlent « les transactions privées entre les hommes et les droits de famille[30] ». A contrario, si les droits publics appartiennent pareillement aux individus, leur garantie ne se conçoit que dans l’ordre étatique car « ils sont l’expression du développement des facultés humaines dans l’Etat social, l’expression du développement de l’homme[31] ». D’après lui, il paraît relever de l’évidence qu’ils n’est pas possible de confondre, dans leur essence, la liberté d’acheter ou de vendre avec la liberté individuelle, la liberté de conscience ou le droit de propriété. Ces derniers supposent nécessairement un certain degré d’avancement de la société afin d’assurer le développement des facultés qu’ils supposent : « ce sont des droits dont le germe est dans la nature humaine, mais dont le développement demande une société plus ou moins avancée, et c’est pour cela qu’on pourrait les appeler des droits sociaux[32] ».

Il convient de remarquer que cette conception des droits publics par Pellegrino Rossi est résolument moderne. Si son appréhension des droits relève en partie d’une conception naturaliste – comme le souligne la citation précédente – ces droits ne peuvent connaître une garantie effective que dans le cadre d’un Etat connaissant un développement avancé. Il rejette d’ailleurs de manière tout à fait explicite la doctrine du droit naturel « qu’il faut laisser tomber dans l’oubli », l’expression de « droits innés et naturels » n’ayant point de sens[33]. On en revient toujours à l’idée que la protection des libertés ne peut s’inscrire que dans un cadre étatique qui doit permettre à l’individu de développer librement ses facultés : « pour le législateur tout naît, tout se forme dans l’état social […] il y a des droits et des obligations, parce qu’il y a des règles auxquelles tous les membres de la société se sont assujettis par le fait de leur concours à la formation du corps social[34] ». Le rejet par Pellegrino Rossi de l’existence même des droits naturels[35] le conduit ainsi, dès 1820, à se moquer de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et de son aînée des Etats-Unis : « ces déclarations des droits de l’homme, l’une plus absurde que l’autre, qu’on a forgées en France et en Amérique, est-ce dans les écoles de droit qu’on les a apprises[36] ? ».

Pour Rossi, les libertés individuelles ne peuvent être effectivement garanties que dans le cadre d’un régime légal assuré par l’Etat. Ainsi, comme le relève le Professeur Pouthier, Pellegrino Rossi est, avec Serrigny, l’un des publicistes de la Monarchie de Juillet « qui se relèvent le mieux rendre compte du mouvement de constitution progressive d’une législation organique des droits individuels – ce que l’on appelle, à proprement parler, les libertés publiques[37] ». Dans une telle perspective, seul l’Etat, en tant qu’organisation sociale, est à même de garantir la protection des libertés individuelles. Il appartient donc à l’Etat de mettre en place un régime légal de protection pour chaque liberté pour permettre aux individus de développer leurs facultés.

Pour Rossi, la dichotomie classique entre les droits privés et publics nécessite d’être complétée car les droits politiques, qui sont traditionnellement rattachés aux droits publics, doivent en être distingués. Cette distinction repose sur la notion de capacité. En effet, les droits politiques, qui « consistent dans la participation à la puissance publique », nécessitent une condition de capacité :« les droits publics sont la chose, les droits politiques sont la garantie[38] ». Il prend pour exemple la situation des enfants, des femmes et des fous, qui bénéficient tous de droits publics (la liberté individuelle ou la liberté d’opinion) mais qui ne bénéficient pas des droits politiques. Il ne nie pas la proximité entre ces deux catégories de droit, mais il considère qu’ils relèvent de deux ordres, de deux logiques différentes : « Supposez que demain on découvre un moyen certain de garantir les droits de l’Etat et des citoyens, sans gouvernement, il n’y aurait pas de droits politiques mais des droits publics. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des rapports très étroits entre l’organisation sociale et l’organisation politique, mais ces rapports sont précisément les rapports qui existent entre deux choses diverses, ce ne sont pas des rapports d’identité[39] ».

Pour Rossi, il existe donc trois catégories de libertés. S’il n’aborde pas la première, celle des droits civils, qui relève du cours de droit civil, il présente successivement les droits publics (leçons XXV à LXVII) et les droits politiques associés à l’organisation politique de la France (leçons LXVIII à CV).

Cette division fondamentale sera ensuite précisée et approfondie. Il abordera successivement, pour son exposé relatif aux droits publics des français qu’il définit comme des libertés fondamentales – « la liberté même garantie dans ses diverses manifestations par la loi fondamentale du pays[40] » –, les libertés individuelles, les libertés de l’esprit et les libertés économiques, sa classification des libertés découlant de la typologie des actes auxquels la liberté humaine s’applique.

Pellegrino Rossi identifie comme une première classe d’actes les « actes extérieurs proprement dits, les actes physiques[41] », indépendamment de leur finalité. Ces actes sont notamment couverts par la liberté d’aller et venir, la sureté[42] et « rentrent plus particulièrement sous le chef de la liberté individuelle[43] ». Ces libertés individuelles, qui sont abordées au sein des leçons XXVI à XLV, concernent la liberté d’action, la liberté de circulation, la sécurité. La liberté individuelle peut être appréhendée, pour Rossi, en fonction de trois points de vue différents : du point de vue de son possesseur, du point de vue des autres individus et du point de vue de la puissance publique[44]. S’agissant de ce dernier aspect, s’il implique évidemment l’imposition d’obligations par l’Etat à destination des individus, il implique également l’existence de prestations réclamées par les particuliers à l’Etat.

La deuxième classe d’actes identifiée par Rossi est celle qui concerne les libertés de l’esprit. Il retient de cette dernière une conception assez englobante dans laquelle il inclue la liberté de conscience, la liberté des cultes, la liberté d’expression, la liberté de la presse[45] – ces deux dernières se confondant sous la plume de Rossi[46] – et celle de l’enseignement[47]. S’il ne l’annonce pas explicitement dans sa leçon XXV, d’autres droits et libertés ressortissent, d’après lui, des libertés de l’esprit, tels que le droit de pétition et de la liberté d’association qui sont traités dans les LXe et LXIe leçons.

La troisième classe d’actes est celle des « actes par lesquels nous approprions les choses à notre bien-être matériel[48] », ce que l’on qualifierait aujourd’hui de libertés économiques. Il intègre dans ce périmètre le droit de propriété, les libertés de l’industrie et du commerce[49].

Il précise cette classification : « dans la première catégorie, je comprends, pour ainsi dire, tous les actes qui n’ont pas de classification spéciale, les actes qui ont rapport à la liberté individuelle ; dans la seconde je comprends ceux qui ont rapport à des libertés spéciales très précieuses, la liberté des cultes, la liberté de la presse, la liberté de l’enseignement ; dans la troisième, les actes qui ont un rapport à la propriété, aux moyens d’acquérir, aux moyens d’existence et de bien-être[50] ». Comme l’a souligné le Professeur Tristan Pouthier, chez Pellegrino Rossi, « la liberté juridiquement garantie […], n’est que la forme extérieure qui permet à l’individu de développer ses facultés, selon sa propre spontanéité, mais par l’association avec autrui[51] ».

La classification proposée n’est pas neutre et il convient de rappeler le contexte dans lequel Pellegrino Rossi a élaboré ce premier cours de droit constitutionnel dispensé en France. En effet, la rapidité de l’accession de Rossi aux plus hautes fonctions dans notre pays n’a été possible que grâce au soutien et aux liens privilégiés qu’il entretenait avec le régime en place. Ces liens impliquaient évidemment pour Rossi qu’il soit un défenseur du régime. Et c’est dans cette perspective qu’il doit concevoir son cours de droit constitutionnel. Cela apparaît sous la plume de Guizot pour qui l’objet et le contenu du cours sont très clairs : « c’est l’exposition de la Charte et des garanties individuelles comme des institutions politiques qu’elle consacre. Ce n’est plus là, pour nous, un simple système philosophique livré aux disputes des hommes ; c’est une loi écrite, reconnue, qui peut et doit être expliquée, commentée aussi bien que la loi civile ou toute autre partie de notre législation[52] ».

Cette mission de défense de la Charte implique que son cours mette en avant les vertus et la supériorité du régime. Pour Rossi, la Charte de 1830 a permis de réaliser un idéal social. Il met ainsi en exergue l’originalité du système français qui, pour lui, est celui qui a su le mieux allier les principes de l’unité nationale et de l’égalité civile. Pellegrino Rossi identifie ce qu’il qualifie de « religion politique et sociale de la France »à travers« l’unité matérielle et morale par l’égalité civile[53] ». Ainsi, les institutions de l’Antiquité, mais également celles des Etats-Unis de l’Angleterre ou de la Suisse dans la période moderne n’ont pu atteindre un équilibre équivalent à celui de la France entre ces deux principes[54]. Il considère donc que la réunion de de l’unité nationale et de l’égalité civile, qui constitue un élément central de la réussite d’un régime politique, est un problème que seule la France a su résoudre.

Cet équilibre, qui n’existe qu’en France, justifie son appréhension et sa classification des libertés. Car la Charte, en réussissant là où les autres régimes ont échoué, a placé l’égalité civile à la base de l’organisation sociale de la France. Sur ce fondement, la Charte a mis en place un Etat, un ordre social constituant un idéal rationnel, qui a su apporter aux hommes les garanties juridiques permettant le libre développement de leurs facultés. Et seul un ordre social abouti et constitué en Etat tel que celui mis en place par la Charte peut permettre l’épanouissement réel des droits publics que sont la liberté individuelle, le droit de propriété, la liberté de la presse, la liberté de conscience ou la liberté de culte.

Un autre élément fondamental de l’approche de Pellegrino Rossi réside dans son adhésion aux travaux de l’école historique de Savigny[55]. En effet, l’approche historique est au cœur de la réflexion sur les libertés de Rossi.

Dans une telle perspective, le développement des libertés suit, d’après lui, une trajectoire sinusoïdale – selon que l’Etat privilégie l’ordre ou la liberté – qui doit, au final, aboutir à un certain équilibre. Précisons toutefois que si les principes sont saisis dès l’origine, c’est la concrétisation de leur garantie légale qui va fluctuer selon les périodes et les régimes. Dans la perspective historique qui est celle de Pellegrino Rossi, l’aboutissement de la protection d’une liberté se réalise lorsque la consécration de cette dernière permet, en alternant entre des phases de reculs et d’avancées, un retour au principe initial. Comme Rossi le précise à propos de la liberté de l’enseignement, tout en étendant son analyse aux autres libertés : « en fait de liberté d’enseignement comme de plusieurs autres libertés, après un long détour on est revenu aux principes qui avaient été abandonnés. Seulement on est revenu à ces principes dans un temps où la réalisation, où l’application de ces principes est chose possible[56] ».

Et évidemment, pour Rossi, ce processus de maturation a abouti sous la Monarchie de Juillet[57]. La méthode retenue dans l’exposition de son Cours de droit constitutionnel avait donc pour objectif de parvenir à cette conclusion, « l’art de M. Rossi consistait à partir de principes très libéraux pour arriver à démontrer que la Charte de 1830 contenait la consécration de ces principes[58] ».

Il ressort de ce qui précède que la réflexion relative aux libertés de Pellegrino Rossi relève ainsi d’une approche globale qui irrigue l’ensemble de son œuvre, qui présente, de ce point vue, une certaine unité. En effet, dans son œuvre, la liberté « revêt une importance centrale, même d’un point de vue technique. Ce n’est pas sans raison ni par hasard que ses réflexions en matière de procédure pénale se trouvent surtout dans son Cours de droit constitutionnel qui est par excellence le lieu de l’engagement sur le terrain des libertés publiques, qui fait des règles et des questions de procédure un aspect du « droit public » en tant que droit touchant à l’organisation et la garantie des libertés[59] ».

Si la doctrine de Pellegrino Rossi est orientée par sa défense de la Monarchie de Juillet cela n’enlève rien à l’intérêt et à la modernité de sa conception de la garantie des libertés qui ne peut être assurée que dans Etat légal suffisamment mature pour assurer aux individus la possibilité de développer leurs facultés au sein de l’ordre social.


[1] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, introduction de J. Boudon, Paris, Dalloz, coll. Bibliothèque Dalloz, 2012.

[2] A. Le Quinio, T. Santolini, (dir.), Compagnoni, Filangieri, Rossi : trois précurseurs italiens du droit constitutionnel, préface de Marcel Morabito, Paris, La mémoire du droit, 2019.

[3] Pour une synthèse récente et complète du parcours personnel et intellectuel de Pellegrino Rossi, voir J. Boudon, « Introduction à la réédition », in P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, Op. Cit.

[4] H. Baudrillart, « Pellegrino Rossi », in Publicistes modernes, Paris, Didier et Cie, 1862, p. 404-454. A. Dufour, « Pellegrino Rossi publiciste », in Des libertés et des peines, Actes du colloque Pellegrino Rossi organisé à Genève les 23 et 24 novembre 1979, Genève, Georg & Cie, coll. Mémoires publiés par la Faculté de droit de Genève, 1980, p. 213-247.

[5] P. Rossi, Traité de droit pénal, 3 t., Genève – Paris, Barbezat – Sautelet, 1829, 308, 340 et 318 p.

[6] T. Pouthier, Au fondement des droits. Droit naturel et droits individuels en France au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de la pensée juridique, n° 10, 2019, p. 272 et s.

[7] P. Rossi, Œuvres complètes de P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, XXVe leçon, Paris, Guillaumin et Cie, 1866, p. 16.

[8] Ibidem., XLIIIe leçon, p. 339.

[9] A. Dufour, « Sens et méthode de l’enseignement du droit constitutionnel chez Pellegrino Rossi », in A. Le Quinio, T. Santolini, (dir.), Compagnoni, Filangieri, Rossi : trois précurseurs italiens du droit constitutionnel, Paris, La mémoire du droit, 2019, p. 147-172.

[10] T. Pouthier, Op. Cit., p. 272.

[11] P. Rossi, Œuvres complètes de P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Leçon inaugurale, Paris, Guillaumin et Cie, 1866, p. LXXIII.

[12] Le second, l’unité nationale (la réunion dans un seul et même tout des diverses parties de l’Etat) domine, pour sa part, l’organisation politique. Ibidem, p. LXXIII-LXXIV.

[13] Idem.

[14] Pour Rossi, cette application de l’égalité civile à l’ensemble des faits de la vie sociale est le principal apport de la Révolution, voir« Observations sur le droit civil français considéré dans ses rapports avec l’état économique de la société », in Mélanges d’économie politique d’histoire et de philosophie. Histoire et philosophie, t. II, Paris, Guillaumin et Cie, 1857, p. 18.

[15] P. Rossi, « De la démocratie en Amérique, par M. Alexis de Tocqueville », Revue des Deux Mondes, Quatrième série, t. XXIII, 1840, p. 886-904.

[16] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., XVIIe leçon, p. 256 : « Ce serait, non l’égalité des hommes libres, mais l’égalité des esclaves qui vivent des mêmes aliments, sont rangés à peu près dans les mêmes cabanes, couverts à peu près des mêmes haillons, chargés à peu près des mêmes chaînes, quelle que puisse être d’ailleurs la diversité de leurs facultés intellectuelles et physiques ».

[17] P. Rossi, « Droit constitutionnel français. Fragment », in Mélanges d’économie politique d’histoire et de philosophie. Histoire et philosophie, t. II, Paris, Guillaumin et Cie, 1857, p. 36 et s.

[18] Ibidem, p. 49 : « Nous appelons organisation sociale l’ensemble des règles qui déterminent et des garanties qui assurent l’ordre social en ce qui concerne les droits et les obligations des individus ».

[19] Idem : « L’ensemble des règles qui déterminent et des garanties qui assurent la constitution du pouvoir social, les droits et les obligations de l’Etat, nous l’appelons organisation politique ».

[20] Idem.

[21] Ibidem, p. 50.

[22] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., Première leçon, p. 12.

[23] Idem.                                                                                                     

[24] Ibidem, p. 9.

[25] P. Rossi, « Droit constitutionnel français. Fragment », Op. Cit., p. 50-51.

[26] Pellegrino Rossi est conscient qu’« ordinairement, on distingue les droits en droits privés ou civils, comme on les appelle, et en droits politiques », P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., Première leçon, p. 9.

[27] Idem.

[28] Précisons qu’il évoque de manière indifférente les droits publics ou sociaux du fait que ces derniers ne peuvent exister et être protégés qu’à l’état social.

[29] Alfred Dufour rappelle que cette dichotomie s’inspire de celle établie en 1789 par Sieyes entre les droits naturels et civils et les droits politiques, voir A. Dufour, « Pellegrino Rossi publiciste », in Des libertés et des peines, Op. Cit., p. 238-240.

[30] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., Première leçon, p. 9.

[31] Idem.

[32] Idem.

[33] P. Rossi, « L’étude du Droit dans ses rapports avec la civilisation et l’état actuel de cette science », in Mélanges d’économie politique d’histoire et de philosophie. Histoire et philosophie, t. II, Paris, Guillaumin et Cie, 1857, p. 385.

[34] Idem.

[35] A. Dufour, « Droits de l’Homme, droit naturel et droit public dans la pensée de Pellegrino Rossi », in A. Auer et al., Aux confins du Droit, Essais en l’honneur du Professeur Charles-Albert Morand, Bâle/Genève, Helbing & Lichtenhahn, 2001, p. 193-206.

[36] P. Rossi, « L’étude du Droit dans ses rapports … », Op. Cit., p. 362.

[37] T. Pouthier, Op. Cit., p. 279.

[38] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., Première leçon, p. 11.

[39] Ibidem, p. 10-11.

[40] P. Rossi, Œuvres complètes de P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, XXVe leçon, Paris, Guillaumin et Cie, 1866, p. 12.

[41] Ibidem, p. 13.

[42] Idem : « la liberté d’action, la liberté locomotive, la liberté qu’on a appelé sécurité ».

[43] Idem.

[44] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, Op. Cit., XXVIème leçon, p. 16-19.

[45] Qui fera l’objet de ses leçons LI à LVIII.

[46] P. Rossi, Œuvres complètes de P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 3, LIIIe leçon, Paris, Guillaumin et Cie, 1867, p. 34.

[47] Leçon LIX.

[48] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, Op. Cit., XXVe leçon, p. 13.

[49] Leçons LXII et LXVII.

[50] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, Op. Cit., XXVe leçon, p. 14.

[51] T. Pouthier, Op. Cit.,, p. 274.

[52] Le Moniteur Universel, n° 256, 24 août 1834. Voir Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., p. V.

[53] Idem., p. 245.

[54] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, Op. Cit., XVIème leçon, p. 247-248.

[55] P. Caroni, « Pellegrino Rossi et Savigny. L’école historique du droit à Genève », in Des libertés et des peines, Op. Cit., p. 15-40 ; A. Dufour, « Sens et méthode de l’enseignement du droit constitutionnel chez Pellegrino Rossi », in A. Le Quinio, T. Santolini, (dir.), Op. Cit., p. 147-172.

[56] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 3, Op. Cit., LIXe leçon, p. 157.

[57] Idem : « Le principe […] est posé dans la Charte ».

[58] G. Colmet-Daage, « M. Rossi à l’école de droit », Comptes rendus de l’Académie des sciences morales et politiques, Notice lue par M. Glasson, séance du 22 mai 1886,Picard, Paris, 1886, p. 117.

[59] M. Sbriccoli, « Pellegrino Rossi et la science juridique » in Des libertés et des peines, Op. Cit., p. 186.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Droit(s) des stades (par le pr. M. Maisonneuve)

Voici la 28e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 9e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Volume IX :
Droit(s) du football

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu(x)
Maisonneuve & Touzeil-Divina)

– Sortie : 03 juin 2014
– Prix : 39 €

  • ISBN : 979-10-92684-03-2
  • ISSN : 2259-8812

Présentation :

Les actes du présent colloque s’inscrivent dans le cadre de l’atelier « Droit(s) du football » du Collectif L’Unité du Droit. Ils s’inscrivent aussi dans le prolongement des deux premières éditions, à l’Université du Maine, des « 24 heures du Droit » dont ils constituent la troisième matérialisation.

L’ouvrage est placé sous la direction scientifique des professeurs Mathieu Touzeil-Divina et Mathieu Maisonneuve, respectivement professeurs de droit public aux Universités du Maine et de la Réunion et sa sortie coïncide, sans hasard, avec la 20e édition de la Coupe du monde de football (Brésil, juin 2014). Les actes ici proposés diffèrent en outre des angles déjà analysés dans plusieurs ouvrages dédiés aux droits du sport, ce qui en justifie scientifiquement la tenue. Spécialement relatifs au(x) droit(s) du football, ils n’ont pas la généralité de l’excellent manuel de Droit du sport (de l’équipe Aix-Auvergne ; Lgdj ; 3e édition ; 2012) et ne sont pas des décalques de précédents colloques et ce, ni sur le fond (Droit et football ; Lgdj ; 2012) ni sur la forme (Droit et rugby ; Lextenso ; 2013). A cet égard, le projet ici porté ne s’appelle précisément pas « Droit & Football » ou « Football & Droit » mais bien « Droit(s) du football ». Il a pour objectif(s) de traduire la notion d’Unité(s) du Droit et utilise pour ce faire le plan romaniste historique : hommes, choses et actions. Pour toutes ces raisons, il vous est proposé de chausser vos crampons juridiques et de sortir les maillots de votre équipe (doctrinale ?) préférée !

Colloque réalisé et ouvrage publié avec le concours du Collectif L’Unité du Droit ainsi que des laboratoires juridiques Crj & Themis-Um.

Droit(s) des stades

Mathieu Maisonneuve
Professeur de droit public
à l’Université de la Réunion,
Co-directeur du Crj,
membre du Collectif L’Unité du Droit

Du droit(s) des stades aux dieux des stades, il y a un pas que l’on peut ne pas oser franchir dans un atelier consacré aux choses du football. Du droit des stades aux droits des stades, il y a en revanche un gué que l’on peut sans risque emprunter. Les stades de football sont divers et leur droit aussi. Le Stade de France, le Parc des princes, le stade François Coty d’Ajaccio, le stade Léo Lagrange de Besançon et le stade de l’Est à Saint Denis de La Réunion, ne sont pas tous logés à la même enseigne juridique.

Bien sûr, ils sont l’objet de modes contractuels variés. Marchés publics, délégations de service public, baux emphytéotiques administratifs, conventions d’occupation du domaine public, sous-concessions domaniales, contrats de partenariat, sont autant de catégories de contrats utilisées pour leur construction, leur rénovation, leur gestion et/ou leur utilisation. La chose est connue[1], même si elle n’en finit pas d’interroger, notamment afin de limiter le risque financier pour les collectivités territoriales[2].

Bien sûr, les stades de football relèvent en France de deux régimes de propriété : la domanialité publique, habituelle, et la propriété privée, exceptionnelle. Cette présentation mérite toutefois d’être approfondie. D’abord parce que, compte tenu de la rareté des stades privés, la doctrine ne s’y est guère intéressée[3]. Ensuite parce que les stades publics sont soumis à un droit moins homogène que la dichotomie « domanialité publique – propriété privée » pourrait le faire croire.

Si le modèle de développement économique des clubs, autant que la bonne utilisation des derniers publics, devrait à l’avenir conduire à ce que de plus en plus de stades privés voient le jour, ce qui rend aujourd’hui plus utile qu’hier de s’intéresser à eux, les nécessités du football moderne ont déjà conduit certaines villes à privatiser leur stade au profit d’un seul et unique club sans pour autant lui en céder la propriété.

Les stades publics d’utilité générale (I), coexistent ainsi, et coexisteront de plus en plus, avec des stades publics privatisés (II) et des stades qui, pour être privés, n’en restent pas moins d’intérêt public (III).

I. Les stades publics d’utilité générale

Sont des stades publics d’utilité générale les stades présentant les deux caractéristiques suivantes : être la propriété d’une personne publique ; être affecté à un service public.

L’immense majorité des stades entre en France dans cette catégorie. La plupart sont en effet la propriété de la commune qui les a construits, voire d’une intercommunalité ; plus rarement d’une région ou d’un département ; plus rarement encore de l’Etat lui-même. Et, parmi eux, tous ou presque sont affectés à un service public.

Le plus souvent au service public du « développement d’activités sportives et d’activités physiques »[4]. C’est le cas de tous les stades qui ne sont pas réservés à l’usage sportif exclusif d’un club professionnel, mais auxquels ont accès différents clubs, à différentes heures, de différents niveaux, mais aussi des scolaires, voire des pratiquants individuels.

Ce sont les petits stades, les stades que l’on a en bas de chez soi, les stades où l’on joue au football avec ses amis, son club du dimanche, les stades où l’on va faire son jogging. Ce sont aussi bien des stades où évolue un club résident de Ligue 1 ou de Ligue 2, sans pour autant que son usage soit complètement fermé à des pratiques sportives non professionnelles.

Si une telle fermeture peut parfois être regardée comme incompatible avec l’idée d’une affectation au service du développement d’activités physiques et sportives[5], elle n’est toutefois pas nécessairement exclusive de toute affectation à un service public pour peu que, fermé au sport amateur, le stade soit ouvert par son propriétaire aux spectacles vivants, notamment des concerts, voire simplement à des spectacles sportifs variés (matchs des équipes de France de football ou de rugby ; match de hockey sur glace ; courses automobiles, de motos, de karting ; meetings d’athlétisme ; finales de compétitions nationales ou internationales, etc.).

Avec ces stades « parcs d’attractions sportives et culturelles », à l’image du Stade de France, on nous change certes nos stades, qui sentaient bon la bière et la sueur, mais pas notre domanialité, qui reste malgré tout publique, le service public de promotion du sport et/ou le service culturel prenant alors le relai du service public de développement des activités physiques et sportives.

La cause paraît d’autant plus entendue que la jurisprudence Jean Bouin[6]est étrangère à la question. La récente tendance du Conseil d’Etat à se montrer plus exigeant que par le passé pour qualifier de délégation de service public un contrat conclu avec le gestionnaire ou l’occupant d’un stade est en effet sans conséquence sur l’affectation du lieu. Que le contractant de l’administration ne soit pas délégataire de service public est une chose ; que le domaine ne soit pas affecté à un service public en est une autre[7]. Restrictif concernant le service public comme objet contractuel, la Haute juridiction administrative reste peu exigeante s’agissant du service public comme affectation d’un lieu.

Pour les stades de la première catégorie, les stades « lieux publics d’intérêt général », le contentieux porte ainsi moins sur le principe de leur appartenance au domaine public que sur les contours exacts de cette appartenance et sur le respect du régime applicable.

Sur le premier point, il peut par exemple s’agir de savoir si un club house fait partie du domaine public[8], au même titre que l’aire de jeu, les tribunes ou les vestiaires, ce qui revient classiquement à se demander s’il constitue un accessoire du stade stricto sensu, c’est-à-dire la partie aménagée pour la pratique d’un ou de plusieurs sports[9]. Oui s’il est physiquement attaché au principal, ce qui implique notamment qu’il ne dispose pas d’un accès séparé à la voie publique, et s’il lui est également fonctionnellement lié, ce qui suppose que pèsent sur l’exploitant des sujétions particulières liées aux activités sportives. Non si le club house ne remplit pas le critère physique ou le critère fonctionnel de la théorie de l’accessoire.

Sur le second point, c’est le respect de l’article L. 2125-3 du Code général de la propriété des personnes publiques, relatif au montant des redevances domaniales, qui retient le plus l’attention. Par deux fois, la Cour administrative d’appel de Lyon est ainsi venue rappeler que, conformément à l’article précité, cette redevance devait tenir compte « des avantages de toute nature procurés au titulaire de l’autorisation » d’occuper le domaine public.

Dans un arrêt du 12 juillet 2007[10], elle a annulé la décision du maire de Lyon de signer avec la société « Olympique lyonnais » une convention d’occupation du domaine public fixant à 32 827 euros le montant de la redevance à verser par match joué au stade de Gerland ; dans un arrêt du 28 février 2013[11], elle a annulé une délibération de la communauté d’agglomération « Grenoble Alpes métropole » imposant à la société « Grenoble Foot 38 », du temps où elle évoluait en Ligue 1, une redevance fixe de 500000 euros par an majorée d’une part variable basée sur les recettes de billetterie pour l’occupation du Stade des Alpes.

Dans les deux cas, la Cour administrative d’appel de Lyon a estimé que le montant de la redevance était insuffisant par rapport aux avantages que tiraient les deux clubs professionnels de l’occupation des deux stades, lesquels avantages, pour un complexe sportif, doivent s’apprécier« au regard des recettes tirées de son utilisation telles que la vente des places et des produits dérivés aux spectateurs », mais aussi au regard de « la location des emplacements publicitaires et des charges que la collectivité publique supporte telles que les amortissements, l’entretien et la maintenance calculées au prorata de l’utilisation d’un tel équipement ». 

Sans grande surprise en droit, ces décisions devraient largement contribuer à mettre fin à cette forme de soutien traditionnel des collectivités locales aux clubs de football professionnel consistant à n’exiger d’eux que des redevances modestes[12]. Il s’agit là d’une forme d’aide, souvent illégale, dont la légitimité est de plus en contestée à l’heure du sport business. Le modèle économique sur lequel il repose n’est d’ailleurs pas étranger à la privatisation exclusive de l’usage de certains stades publics.

II. Les stades publics à usage privatisé

Les stades publics à usage privatisé sont, comme les précédents, des stades propriétés de personnes publiques, mais cette fois laissés à la libre disposition d’un seul club de football professionnel.

C’est par exemple le cas du Parc des princes. La convention signée le 20 décembre 2013 entre la ville de Paris, propriétaire du stade, et la Société d’exploitation sports événements (Sese), détenue à 100% par la société Paris Saint Germain football (Psg), fait de cette dernière son unique occupant pour une durée de 30 ans. Tout au plus 182 jours au maximum sont-ils réservés au bénéfice de la ville de Paris dans le cas où elle serait retenue comme hôte d’un événement sportif international, ce qui est d’ores et déjà le cas pour le championnat d’Europe Uefa de football masculin 2016.

La privatisation de l’usage d’un stade public au profit d’un unique club de football professionnel pose, en théorie, certaines questions, et ouvre, en pratique, des possibilités.

Les questions, pour l’heure théoriques, ont trait au respect du droit de la concurrence. Si l’on sait que la passation des simples conventions d’occupation du domaine public ne sont soumises, au moins en l’état du droit français[13], soumises ni à mise en concurrence ni même à publicité préalable, on sait aussi que les personnes publiques doivent respecter le droit de la concurrence, et notamment s’abstenir de placer les occupants de leur domaine en situation d’abus de position dominante[14].

Dans une ville où n’existerait qu’un seul stade susceptible d’accueillir des rencontres de football de haut niveau, on ne saurait complètement exclure, même si c’est pour le moment une hypothèse d’école, qu’en en réservant le droit d’usage à un club professionnel donné, celui-ci soit mis illégalement en mesure de faire obstacle à l’avènement ou au développement d’un club concurrent. L’exemple du stade GiuseppeMeazza de Milan prouve en effet que deux clubs de l’élite footballistique peuvent très bien cohabiter.

La privatisation exclusive de l’usage d’un stade est porteuse de potentialités économiques pour l’occupant, et peut même ouvrir la voie à une cession du stade. Un stade ainsi privatisé est-il en effet affecté ou encore affecté à un service public ? C’est loin d’être évident. Si le sport pour tous ou des spectacles sportifs et culturels variés peuvent constituer des services publics, c’est en revanche plus douteux pour le seul football professionnel.

Certes, la Fédération Française de Football est, depuis l’arrêt Fifas[15], délégataire de service public et la Ligue de football professionnel, qui organise les championnats de Ligue 1 et de Ligue 2, en est depuis sa création subdélégataire. Mais ce que le Conseil d’Etat, puis à sa suite le législateur, ont consacré comme étant un service public, ce n’est pas le football professionnel en tant que tel. C’est seulement l’organisation de compétitions de football, y compris professionnel, par une autorité distincte des compétiteurs, et non la pratique du football professionnel elle-même.

Le Conseil d’Etat ne semble pas plus disposé aujourd’hui qu’hier, et peut-être encore moins au regard des dérives du football business, à couvrir « du pavillon du service public une marchandise des plus douteuses »[16]. Dans ses arrêts Jean Bouin de 2010[17] et Mme Gilles de 2011, la Haute juridiction administrative a en effet par deux fois affirmé que la seule présence d’un club professionnel, de rugby dans un cas, de football dans l’autre, sans autres contraintes que celles découlant de la mise à disposition des équipements sportifs ne caractérisait pas à elle seule une mission de service public. Même s’il s’agissait qualifier un contrat, non de déterminer la domanialité du lieu, ce n’est sans doute pas non plus complètement anodin.

De là à conclure que les stades publics exclusivement occupés par un club professionnel de football ne sont pas affectés à un service public, il n’y a qu’un pas qui paraît franchissable. Dans la mesure où l’on ne saurait considérer qu’ils sont affectés à l’usage direct du public, faute qu’il puisse l’utiliser seul, ces stades ne sont affectés à aucune utilité publique[18]. Rien n’empêche donc de les déclasser pour échapper à certaines contraintes de la domanialité publique, ce qui pourrait permettre de rassurer les investisseurs, ou même pour les céder, comme cela a pu par exemple être évoqué pendant la campagne des municipales 2014 à Paris et à Marseille, pour en faire des stades privés.

III. Les stades privés d’intérêt public

Les exemples de stades qui sont la propriété de personnes privées ne manquent pas à l’étranger. C’est par exemple le cas de l’Emirates Stadium à Londres ou l’Alianz Arena à Munich. En France, les stades privés sont rares. En 2013-2014, le seul club de football de Ligue 1 propriétaire de son stade était l’Athletic Club Ajaccio[19]. A l’avenir, les choses pourraient toutefois évoluer. C’est en tout le cas le souhait, après la commission « Euro 2016 » que présidait Philippe Seguin[20], de la mission sénatoriale d’information sur le sport professionnel et les collectivités territoriales[21].

Pour ce faire, deux voies sont envisageables : celle de l’achat et celle de la construction. Juridiquement, la cession d’un stade public n’est pas inenvisageable, à condition bien sûr de le déclasser au préalable et de ne pas le brader[22]. Politiquement en revanche, la vente d’un stade peut-être mal perçue lorsqu’il s’agit d’un stade appartenant au patrimoine sportif. A chacun son Hôtel de la Marine. Economiquement, ce n’est toutefois pas forcément une mauvaise solution. Tout dépend des circonstances : de l’existence potentielle d’une offre d’achat et de son montant ; de ce que rapporte le stade à la collectivité et de qu’il lui coûte, mais aussi du contenu du contrat de vente, notamment de la capacité du vendeur à y inclure des clauses particulières (agrément de la collectivité en cas de revente ; droit d’usage pour certains grands événements au profit de la collectivité, etc.).

La deuxième voie permettant à un club de se doter de son propre stade consiste à le construire. C’est la voie dans laquelle s’est engagée l’Olympique lyonnais[23]. Mais, même là, le concours des collectivités intéressées demeure indispensable. Leur concours administratif tout d’abord. La construction d’un stade suppose en effet une modification du plan d’occupation des sols et des plans de circulation. Leurs concours opérationnel et financier ensuite, ne serait-ce que pour la réalisation des infrastructures d’accès.

Le concours des collectivités à la réalisation de ces dernières est juridiquement envisageable. L’article 28-II de la loi n° 2009-888 du 22 juillet 2009 de développement et de modernisation des services touristiques autorise en effet expressément les collectivités territoriales et leurs groupements à « réaliser ou concourir à la réalisation des ouvrages et équipements nécessaires au fonctionnement et à la desserte des installations mentionnées au I », c’est-à-dire des enceintes sportives déclarées d’intérêt général du fait de leur inscription sur une liste fixée par arrêté du ministre chargé des sports, après avis des conseils municipaux concernés, peu importe qu’il s’agisse d’enceintes publiques ou privées.

Au-delà de la réalisation des infrastructures d’accès, les collectivités territoriales peuvent-elles plus généralement contribuer financièrement à la réalisation des travaux de construction du stade lui-même ? Une décision de la Commission européenne du 18 décembre 2013[24] semble l’admettre. Par cette décision, la Commission a en effet estimé que le financement public de la construction ou la rénovation des stades français pour l’Euro 2016, dont le stade des Lumières de l’Olympique lyonnais, était bien constitutif d’une aide d’Etat, mais que cette aide était compatible avec le marché intérieur. Elle a en particulier estimé, comme elle l’avait déjà fait à propos d’un programme de rénovation de stades en Belgique[25], que cela renforcerait la promotion du sport et de la culture, objectif commun de l’UE, sans fausser indûment la concurrence.

Il ne saurait toutefois être question d’y voir un blanc-seing donné par la Commission. Si elle a ici donné son accord, c’est parce que le projet n’aurait pas été viable sans soutien public, parce que les aides étaient limitées au minimum nécessaire pour garantir la mise en conformité avec les exigences de l’Uefa à temps pour l’Euro 2016, et parce qu’il s’agissait d’installations multifonctionnelles permettant d’organiser des événements sportifs, culturels et sociaux.

Nécessairement limités, les financements publics de grands stades, privés comme publics, n’en restent pas moins envisageables. Dans la presque totalité des cas, l’équilibre financier de l’opération d’acquisition, de construction ou de rénovation dépendra de la présence d’un club résident professionnel. Que ce club vienne à quitter le haut niveau, et l’opération risque de vite devenir économiquement bancale.

Afin d’éviter que la glorieuse incertitude du sport ne vienne mettre à mal le besoin de sécurité des investisseurs, l’idée d’une limitation de l’aléa sportif commence à faire son chemin[26]. En somme, il s’agirait de rogner, au moins à la marge, sur le modèle européen du sport, lequel est notamment fondé sur un système de promotion/relégation, en protégeant certains clubs.

Peut-être temps sera-t-il alors temps de dire adieu au stade.


[1] Sur la question, V., d’une manière générale, Simon Gérald et alii, Droit du sport, Paris, Puf, coll. Thémis, 2012, n° 470 et s., ainsi que le dossier spécial « Le renouveau des équipements sportifs et aquatiques », Contrats publics, avril 2010, n° 98 ; V. également Lagarde Franck, « Financement et réalisation d’un équipement sportif : quels montages juridiques ? », Jurisport, n° 100, 2010, p. 20 ; Richer Laurent, « Propriété publique et rentabilité des stades : de la concession au contrat de partenariat » in Simon Gérald (dir.), Le stade et le droit, Paris, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2008, p. 67 ; Bayeux Patrick, « Les mode de gestion des équipements sportifs utilisés par les clubs professionnels », Ajda, 2005, p. 1438.

[2] Proposant dernièrement de proscrire le recours au contrat de partenariat par les collectivités territoriales pour le financement de nouveaux stades, V. Sport professionnel et collectivités territoriales : l’heure des transferts ?, Rapport de la mission commune d’information du Sénat sur le sport professionnel et les collectivités territoriales proposait, 12 mai 2014.

[3] En revanche, la question a été récemment abordée dans plusieurs rapports. Outre le rapport sénatorial cité supra, V. notamment Grands stades, rapport de la commission « Euro 2016 » présidée par Philippe Seguin, novembre 2008.

[4] CE Sect., 13 juillet 1961, Ville de Toulouse, Rec. p. 513 ; Ajda, 1961, 1, 467, chron. Galabert et Gentot ; Cjeg, 1962, J, 25, note A.C.

[5] V. infra partie II.

[6] CE Sect., 3 décembre 2010, Ville de Paris – Association Paris Jean-Bouin, req. n° 338272, Rec.,p. 472 ; Bjcp, 2011, n° 74, p. 36, concl. N. Escaut ; Ajda, 2011, p. 18, étude S. Nicinski et E. Glaser ; Rlc, 2011, n° 26, p. 45, note G. Clamour ; Ajct, 2011, p. 37, note J.-D. Dreyfus ; Contrats & marchés publics, 2011, comm. n° 25, note G. Eckert ; Cah. dr. sport, n° 23, 2011, p. 58, note F. Colin ; Dr. adm., 2011, comm. n° 17, note F. Brenet et F. Melleray ; Rdi, 2011, p. 162, note S. Braconnier et R. Noguellou ; Bjcl, n° 5, 2011, p. 315, note F. Hoffman ; Jcp A, 2011, 2043, note C. Deves ; Jcp G, 2011, p. 483, note A. Chaminade ; RJEP, n° 685, 2011, p. 25, note. C. Maugüe ; Lpa, 26 mai 2011, p. 8, note. P. Juen.

[7] L’illustrant, V. CE, 19 janvier 2011, CCI de Pointe-à-Pitre, req. n° 341669, Bjcp, 2011, n° 75, p. 101, concl. N. Boulouis ; Ajda, 2011, p. 1330, note P. Caille ; Contrats & marchés publics, 2011, n° 3, p. 30, note G. Eckert ; Rlct, 2011, n° 66, p. 46, note E. Glaser ; Gaz. Pal., 2011, n°140, p. 43, note C. Gisbrant-Boinon.

[8] CAA Nantes, 15 novembre 2013, Association Stade nantais université club et autres, req. n° 11NT02688, Ajda, 2014, p. 10, note F. Lagarde.

[9] En ce sens, V. Simon Gérald, « Qu’est-ce qu’un stade ? » in Simon Gérald (dir.), Le stade et le droit, Paris,2008 ;  Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, p. 5.

[10] CAA Lyon, 12 juillet 2007, Ville de Lyon, req. n° 06LY02103, Ajda, 2007, p. 2312, concl. D. Besle. 

[11] CAA Lyon, 28 février 2013, Communauté d’agglomération Grenoble Alpes Métropole, req. n° 12LY00820.

[12] A titre d’exemple, la redevance que versait l’Olympique de Marseille pour l’occupation du Stade Vélodrome n’était ainsi, en application de la convention du 5 juillet 2011 arrivée à terme le 30 juin 2014, que de 50 000 euros par an (Chambre régionale des comptes Paca, Rapport d’observations définitives sur la gestion de la commune de Marseille, 7 octobre 2013, spéc. p. 57).

[13] CE Sect., 3 décembre 2010, Ville de Paris – Association Paris Jean-Bouin, préc.

[14] CE Sect., 26 mars 1999, Société EDA, req. n° 202260, Rec. p. 107 ; Gddab, Dalloz, 2013, n° 52, note R. Noguellou ; Ajda, 1999, p. 427, concl. J.-H. Stahl et note M. Bazex ; Rdp, 2000, p. 353, note C. Guettier.

[15] CE Sect., 22 novembre 1974, Fédération des industries françaises d’articles de sport, Rec., p. 577, concl. J. Thery ; Rdp, 1975, p. 1109, note M. Waline ; Ajda, 1975, p. 19, chron. M. Franc et M. Boyon ; D., 1975, juris., p. 739, note J.-F. Lachaume ; Jcp, 1975, I, n° 2724, note J.-Y. Plouvin.

[16] Moderne Franck, note sous CE, 26 novembre 1976, Fédération française de cyclisme, Ajda, 1977, p. 147.

[17] CE Sect., 3 décembre 2010, Ville de Paris – Association Paris Jean Bouin, préc.

[18] Au sens nécessaire pour qu’un bien fasse partie du domaine public. Au sens plus général, même un stade réservé à un club de football professionnel reste d’intérêt public, mais s’il s’agit peut-être d’un intérêt public de plus faible intensité que pour d’autres stades.

[19] Todeschini J.-M. et Bailly D., Le financement public des grandes infrastructures sportives, Rapport d’information, Sénat, 17 octobre 2013, p. 10.

[20] Grands stades, rapport, novembre 2008, spéc. p. 57 et s.

[21] Sport professionnel et collectivités territoriales : l’heure des transferts ?, rapport du 12 mai 2014.

[22] Ce qui pose la délicate question de l’évaluation des biens rares ou uniques. Interrogés par L’Equipe (14 février 2014), des experts évaluaient ainsi le Parc des princes entre 130 millions et 1 euro symbolique. Sur la question de l’évaluation de l’hippodrome de Compiègne, V. Rapport d’information de Mme Nicole BRICQ, fait au nom de la commission des finances, n° 327 (2010-2011) – 2 mars 2011, spéc. p. 30 et s.

[23] Sur les péripéties juridiques du projet, V. notamment TA Lyon, 10 janvier 2013, Poet et autres, req. n° 1104543, Ajda, 2013, p. 79 : annulation de la délibération par laquelle la communauté urbaine de Lyon avait accepté la cession des terrains publics sur lesquels le stade doit être édifié, en raison de l’information incomplète des élus.

[24] Aide d’Etat SA.35501 (2013/N) – France.

[25] Aide d’Etat SA.37109 (2013/N) – Belgique.

[26] En ce sens, V. Todeschini J.-M. et Bailly D., Le financement public des grandes infrastructures sportives, Rapport d’information, Sénat, 17 octobre 2013, p. 39 et s. ; ainsi que Sport professionnel et collectivités territoriales : l’heure des transferts ?, Rapport de la mission commune d’information sur le sport professionnel et les collectivités territoriales, 12 mai 2014.

Nota Bene : le présent ouvrage sera diffusé par les Editions Lextenso. Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Juge & service public en Méditerranée (témoignage du président JP Costa)

Voici la 26e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 9e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

L’extrait choisi est celui de l’article du président Jean-Paul Costa dans l’ouvrage suivant :

Volume VIII :
Service(s) public(s)
En Méditerranée

Ouvrage collectif
(dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
Mathieu Touzeil-Divina & Stavroula Ktistaki)

Nombre de pages : 342
Sortie : octobre 2018
Prix : 33 €

ISBN  / EAN : 979-10-92684-27-8 / 9791092684278
ISSN : 2268-9893

Mots-Clefs : Droit(s) comparé(s) – droit public – France – Grèce – Athènes – Toulouse – Justice(s) – droit administratif –Méditerranée – Cours constitutionnelles – Pouvoir(s) – Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

Présentation :

« Encadrés par deux exceptionnels textes : la préface de Son Excellence le président de la République hellénique (et professeur de droit public), Prokopios Pavlopoulos, et la postface sur les nouveaux défis du service public par le Conseiller constitutionnel (et professeur de droit public), Antoine Messarra, les présents actes – issus des deux journées de colloque d’Athènes du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public, proposent six thématiques pour décrypter le(s) service(s) public(s) en Méditerranée. Une première partie engage le lecteur à suivre un chorus méditerranéen (et singulièrement toulousain) dans les méandres des influences et confluences méditerranéennes de la notion de service public, en Histoire et en Méditerranée. Depuis Duguit et Hauriou, depuis la France, où et comment la notion systématisante a-t-elle évolué ? Où a-t-elle pris racine et où – au contraire – la greffe n’a-t-elle pas pris ? La deuxième partie, s’intéresse aux matérialisations positives (juridiques et politiques) de l’intérêt général réincarné en service(s) public(s) : depuis l’éducation nationale et les activités locales jusqu’à la culture et au sport. Guidés par Louis Rolland, notre troisième partie invite à l’étude des « Lois » ou principes généraux du service public : Egalité, continuité, mutabilité mais aussi « nouvelles Lois » du service public en Méditerranée. Ensuite, un quatrième temps propose d’examiner, à l’aune du témoignage du président Costa, la manière dont les juges administratifs (grec, égyptien, italien et français) appréhendent et / ou ont appréhendé la notion dans et par leurs prétoires. Alors, un cinquième temps s’intéresse à la gestion – notamment publique – mais évidemment aussi très privée de nos jours des services publics autour de la Mare nostrum. Enfin, un dernier atelier propose de se pencher sur le cas du service public de l’eau.

Le présent ouvrage a reçu le généreux soutien du Collectif l’Unité du Droit (Clud), du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public (Lmdp), de Sciences Po Toulouse & de l’Université Toulouse 1 Capitole (Institut Maurice Hauriou) ».

Témoignage
du Président Costa
à propos du Juge
& du service public
en Méditerranée

Jean-Paul Costa
Conseiller d’Etat honoraire (France),
ancien Président de la

Cour européenne des droits de l’homme,
Président de la Fondation René Cassin,
Institut international des droits de l’homme

(…) Je remercie les organisateurs de ce beau colloque, placé sous le haut patronage du Président de la République Hellénique, M. Prokopios Pavlopoulos (que j’ai l’honneur de connaître), pour m’avoir invité à y participer et pour m’avoir demandé d’y intervenir.

Mes remerciements vont particulièrement au Professeur Mathieu Touzeil-Divina et au Laboratoire méditerranéen de droit public, ainsi qu’à nos amis Grecs qui nous accueillent en faisant preuve de leur hospitalité légendaire.

J’ajoute que moi qui ai passé des décennies au sein du Conseil d’Etat de France, je suis ravi de participer à une table ronde rassemblant des collègues et amis des conseils d’Etat de plusieurs pays du pourtour de la Méditerranée. Je me rappelle avec beaucoup de plaisir des colloques avec le Conseil d’Etat hellénique à Bastia en 1985 ou avec le Conseil d’Etat italien au Palais Spada à Rome en 1997, entre autres.

Je prends ce matin la parole en qualité – ou en tout cas avec le titre ! – de « Grand témoin ».

Il est vrai que j’ai fait du contentieux administratif pendant une bonne vingtaine d’années au sein du Conseil d’Etat français, puis pendant treize ans du droit européen des droits de l’homme, comme juge puis président de la Cour européenne des droits de l’homme (Cedh). A ce double titre j’ai pu, à travers il est vrai le filtre juridictionnel, observer l’organisation et le fonctionnement des services publics français et européens, dont pour une part ceux des pays de la Méditerranée, du moins du Nord de celle-ci (et de l’Est si on pense à la Turquie).

Mon témoignage est comme l’aurait dit Sartre situé, dans le temps comme dans l’espace.

Il se place d’abord dans le temps.

En effet j’ai assisté dans ma carrière et comme citoyen à une profonde évolution du régime juridique, des modes de gestion et finalement de la conception même des services publics.

Les services publics ont un régime juridique qui appellent un ensemble de règles ; et notamment, dans les pays qui connaissent deux ordres de juridictions, ce qui est le cas de la majorité des pays méditerranéens, ils sont soumis à la compétence, pour l’essentiel, des juges administratifs et à la soumission au droit administratif. C’est évidemment différent dans les Etats qui connaissent la common law ou dans certains Etats du Nord et de l’Est de l’Europe.

Mais ceci s’est affaibli. Les services publics industriels et commerciaux se sont multipliés, il y a eu des privatisations, de la dérégulation, de la déréglementation ; les autorités administratives indépendantes sont apparues, et si nombre d’entre elles ont un contentieux qui ressortit à la compétence administrative, celui de certaines relève de la juridiction judiciaire (et du droit privé) – pas toujours avec une logique aveuglante. Le périmètre des services publics se modifie, parfois dans un sens, parfois dans l’autre, au gré des alternances politiques et de facteurs idéologiques. Pareillement le statut des agents des services publics a lui aussi beaucoup changé.

Même les principes se sont modifiés dans le temps ; le principe d’égalité me semble moins fort qu’avant ; ceux de mutabilité et d’adaptation restent importants, mais ils se relativisent, tout comme la continuité.

En revanche, la neutralité s’est renforcée, y compris sous l’angle de la laïcité. La jurisprudence de la Cedh pousse dans ce sens, y compris la jurisprudence récente. Je pense à un arrêt Ebrahimian c. France du 26 novembre 2015 concernant le port du foulard par une assistante sociale d’un centre hospitalier, ou à l’arrêt Osmanoglou c. Suisse relatif à l’obligation de cours de natation mixtes pour des enfants en dessous de l’âge de la puberté dans des établissements publics d’enseignement. L’obligation de neutralité, appréhendée sous l’angle religieux, est moins forte dans les entreprises privées telles que British Airways (arrêt Eweida c. Royaume-Uni du 17 janvier 2013).

Mon témoignage se place également dans l’espace.

Il existe de grandes disparités entre les pays européens et/ou méditerranéens. Certains demeurent très attachés aux services publics, au service public, comme la France (depuis le XVIIe siècle) ou le Danemark, ou la Suède à un moindre degré.

En sens inverse, l’Angleterre des années 80 et 90, surtout sous la direction de Margaret Thatcher entre 1979 et 1990, un peu moins sous celle de M. John Major entre 1990 et 1996, a fait diminuer fortement le nombre et l’importance des services publics, en particulier par une politique résolue de privatisations. De même, après la chute du Mur de Berlin en 1989, les pays de l’Europe centrale et orientale ont abandonné le système des démocraties populaires, et là aussi l’économie et la société se sont largement privatisées, on peut dire dépublicisées.

Dans le sud de l’Europe, des pays comme l’Espagne, la Grèce ou le Portugal ont subi après 2008 une terrible crise économique et financière, dont ils sortent à peine, et ils ont dû de ce fait prendre plus ou moins volontairement des mesures qui ont affecté le régime et quelquefois l’existence même des services publics.

D’autres facteurs jouent encore, comme l’existence ou l’absence du fédéralisme. On cite souvent l’exemple de l’enseignement en Allemagne. Le service public de l’enseignement dans ce pays n’est pas fédéral, mais il est organisé au niveau des länder.

Dans le domaine des services publics, la jurisprudence de la Cedh n’a guère joué son habituel rôle harmonisateur, sauf quant à l’article 6§1 de la Convention, sur le droit au procès équitable, dont elle a fait une application extensive, par exemple en y soumettant les autorités administratives indépendantes.

De son côté, la Cour de Justice de l’Union européenne (Cjue) applique fortement le principe de libre concurrence, un élément important de la politique de l’Union, et fait par exemple la chasse aux aides d’Etat, de nature selon elle à la compromettre. Cependant sa jurisprudence récente apparait plus nuancée, en faisant une place aux services d’intérêt économique général. Les textes communautaires vont d’ailleurs dans ce sens. Ainsi l’article 14 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ancien article 16 du Traité de la Communauté européenne) reconnait que ces services font partie des valeurs communes de l’Union et jouent un rôle pour la protection de la cohésion sociale et territoriale. Tout en étant différents des services publics au sens strict, les services d’intérêt économique général ont ainsi une consécration textuelle, et finalement jurisprudentielle aussi.

Si je dois résumer mon témoignage, c’est celui de la vision d’un spectre des services publics très varié (et très évolutif).

Il me semble toutefois que le service public en tant que notion garde une unité indéniable, au moins quant à son noyau dur, celui de l’Etat gendarme, surtout face aux menaces qui se propagent partout à l’encontre de la sécurité.


Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Etat & anthropomorphisme (par le pr. G. Bigot)

Voici la 23e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait des 8e & 9e livres de nos Editions dans la collection « Académique » :

les Mélanges en l’honneur
du professeur Jean-Louis Mestre.

Mélanges qui lui ont été remis
le 02 mars 2020

à Aix-en-Provence.

Vous trouverez ci-dessous une présentation desdits Mélanges.

Ces Mélanges forment les huitième & neuvième
numéros issus de la collection « Académique ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volumes VIII & IX :
Des racines du Droit

& des contentieux.
Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre

Ouvrage collectif

– Nombre de pages : 442 & 516

– Sortie : mars 2020

– Prix : 129 € les deux volumes.

ISBN / EAN unique : 979-10-92684-28-5 / 9791092684285

ISSN : 2262-8630

Mots-Clefs :

Mélanges – Jean-Louis Mestre – Histoire du Droit – Histoire du contentieux – Histoire du droit administratif – Histoire du droit constitutionnel et des idées politiques – Histoire de l’enseignement du Droit et des doctrines

Présentation :

Cet ouvrage rend hommage, sous la forme universitaire des Mélanges, au Professeur Jean-Louis Mestre. Interrogeant les « racines » du Droit et des contentieux, il réunit (en quatre parties et deux volumes) les contributions (pour le Tome I) de :

Pr. Paolo Alvazzi del Fratte, Pr. Grégoire Bigot, M. Guillaume Boudou,
M. Julien Broch, Pr. Louis de Carbonnières, Pr. Francis Delpérée,
Pr. Michel Ganzin, Pr. Richard Ghevontian, Pr. Eric Gojosso,
Pr. Nader Hakim, Pr. Jean-Louis Halpérin, Pr. Jacky Hummel,
Pr. Olivier Jouanjan, Pr. Jacques Krynen, Pr. Alain Laquièze,
Pr. Catherine Lecomte, M. Alexis Le Quinio, M. Hervé Le Roy,
Pr. Martial Mathieu, Pr. Didier Maus, Pr. Ferdinand Melin-Soucramanien, Pr. Philippe Nélidoff, Pr. Marc Ortolani, Pr. Bernard Pacteau,
Pr. Xavier Philippe, Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso,
Pr. Hugues Richard, Pr. André Roux, Pr. Thierry Santolini, M. Rémy Scialom, M. Ahmed Slimani, M. Olivier Tholozan,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Michel Verpeaux,

… et pour le Tome II :

M. Stéphane Baudens, M. Fabrice Bin, Juge Jean-Claude Bonichot,
Pr. Marc Bouvet, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Christian Bruschi,
Prs. André & Danielle Cabanis, Pr. Chistian Chêne, Pr. Jean-Jacques Clère, Mme Anne-Sophie Condette-Marcant, Pr. Delphine Costa,
Mme Christiane Derobert-Ratel, Pr. Bernard Durand, M. Sébastien Evrard, Pr. Eric Gasparini, Père Jean-Louis Gazzaniga, Pr. Simon Gilbert,
Pr. Cédric Glineur, Pr. Xavier Godin, Pr. Pascale Gonod,
Pr. Gilles-J. Guglielmi, Pr. Jean-Louis Harouel, Pdt Daniel Labetoulle,
Pr. Olivier Le Bot, Pr. Antoine Leca, Pr. Fabrice Melleray,
Mme Christine Peny, Pr. Laurent Pfister, Pr. Benoît Plessix,
Pr. Jean-Marie Pontier, Pr. Thierry S. Renoux, Pr. Jean-Claude Ricci,
Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli, Mme Solange Ségala,
Pdt Bernard Stirn, Pr. Michael Stolleis, Pr. Arnaud Vergne,
Pr. Olivier Vernier & Pr. Katia Weidenfeld.

Mélanges placés sous le parrainage du Comité d’honneur des :

Pdt Hélène Aldebert, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Sabino Cassese, Pr. Francis Delpérée, Pr. Pierre Delvolvé, Pr. Bernard Durand,
Pr. Paolo Grossi, Pr. Anne Lefebvre-Teillard, Pr. Luca Mannori,
Pdt Jean Massot, Pr. Jacques Mestre, Pr. Marcel Morabito,
Recteur Maurice Quenet, Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli,
Pr. André Roux, Pr. Michael Stolleis & Pr. Michel Troper.

Mélanges réunis par le Comité d’organisation constitué de :

Pr. Jean-Philippe Agresti, Pr. Florent Blanco, M. Alexis Le Quinio,
Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso, Mme Solange Ségala,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Katia Weidenfeld.

Ouvrage publié par et avec le soutien du Collectif L’Unité du Droit
avec l’aide des Facultés de Droit
des Universités de Toulouse et d’Aix-Marseille
ainsi que l’appui généreux du
Centre d’Etudes et de Recherches d’Histoire
des Idées et des Institutions Politiques (Cerhiip)
& de l’Institut Louis Favoreu ; Groupe d’études et de recherches sur la justice constitutionnelle (Gerjc) de l’Université d’Aix-Marseille.

Etat
& anthropomorphisme

Grégoire Bigot
Université de Nantes

« En vérité, elle est étrange, cette prétention
des juristes de se créer un Etat à eux[1] ».

La recherche en droit, à l’instar de la philosophie, doit cultiver le doute, afin de se départir, comme l’écrivait Descartes, de ces « fausses opinions » que nous tenions pour « véritables ». Or ce que l’on appelle l’Etat fait partie « [d]es choses que l’on peut révoquer en doute[2] » tant les principes sur lesquels on l’a fondé en droit sont incertains.

En un mot deux interrogations : comment le droit public a-t-il prétendu s’ériger en science juridique à partir d’un mot, l’Etat, dont on ne savait pas ce qu’il recouvrait ? Ce qui appelle immédiatement la seconde interrogation : pourquoi cette chose que l’on appelle l’Etat est-elle irréductible au droit conçu comme science pure, prétendument délivrée de tous les autres pans de notre culture ?

I. L’anthropomorphisme évacué

La théorie de la personnalité morale de l’Etat est en soi schizophrénique puisque l’Etat y figure comme une personne juridique sans corps physique. C’est d’ailleurs, nous disent les juristes, tout l’intérêt de cette fiction – à moins qu’il ne s’agisse d’une abstraction : le propre de l’Etat est d’être désincarné. Comme nous le racontent avec amusement nos professeurs aux commencements de nos études de droit : « Je n’ai jamais mangé avec une personne morale ». Et pourtant on lui reconnaît – en droit – les attributs qu’on attache d’ordinaire à la personne physique. Avant même de voir en quoi le débat relatif à la personnalité morale, après 1900[3], fait triompher la fiction de l’Etat (contre la théorie de la réalité de la personne morale), un détour s’impose pour tâcher de dater l’apparition de l’Etat comme catégorie juridique dans le droit public puisqu’il faut, avant même qu’on lui attribue une personnalité, supposer qu’il existe.

A. L’Etat sans existence ? Un siècle d’« oubli » de l’Etat

C’est un fait connu que, à la suite d’Adhémar Esmein, Carre de Malberg, dans sa Contribution à la théorie générale de l’Etat, postule que « l’Etat est la personnification de la nation[4] ». Par cette expression nos deux auteurs croient résoudre la question pourtant insoluble de la constitutionnalité de l’Etat. En outre, ils offrent à cet Etat une origine révolutionnaire dont il est à tout le moins incertain que les révolutionnaires l’aient approuvée.

Il est en effet à tout le moins incertain, du moins pour l’historien du droit d’aujourd’hui, que l’Etat soit, en 1789, la personnification de la nation. D’abord parce que si le mot Etat existe depuis des siècles et a notamment connu un regain d’intérêt avec l’avènement de la raison d’Etat au XVIe siècle, la juridicité de l’Etat est quasi nulle à l’orée de la Révolution. C’est qu’ensuite le débat est ailleurs : il porte sur la légitimité, et donc l’assise, de la souveraineté. C’est un fait suffisamment connu que le propre de la Révolution française est d’avoir opéré le transfert de la titulature de la souveraineté depuis le Roi jusqu’à la Nation. Le 17 juin 1789, le Tiers-Etat se proclame assemblée nationale parce qu’il dit, suivant les idées de l’abbé Sieyès, représenter quatre-vingt-seize centièmes de cette nation ; la logique du chiffre et de la raison, qui fonde le principe représentatif, offre à la souveraineté sa nouvelle assise. L’autorité de l’histoire et de la religion, sur laquelle le Roi fondait la légitimité de sa souveraineté – le sacre de 1774 en témoignait – est rejetée dans une forme à jamais révolue du passé. La souveraineté traverse donc intacte le 17 juin comme l’atteste le fait que la loi – prérogative dont s’emparent immédiatement les députés – reste la première marque d’une souveraineté qui demeure absolue. En revanche, c’est son assise qui est précisément révolutionnée. Or il est essentiel pour notre sujet d’insister sur ce point que la ligne de fracture qui se dessine le 17 juin tient au fait que la souveraineté incarnée de l’Ancien Régime cède à la souveraineté désincarnée du nouveau régime représentatif fondé sur l’élection. La nation souveraine est ainsi une pure fiction parce qu’elle est précisément aux antipodes de la souveraineté royale, visible, incarnée. Sans doute la rupture n’est-elle pas aussi radicale que nous venons de le dire dans la mesure où, depuis la captation de la souveraineté par le roi, les juristes ont su forger une souveraineté perpétuelle abstraite, qui transcendait le corps mortel du roi. C’est la théorie bien connue du double corps du roi au terme de laquelle le corps mystique du roi – siège immortel de la souveraineté – survit toujours au corps mortel du roi. Il n’empêche que même mystique, le siège de la souveraineté a le corps pour principe et pour postulat ; même abstraite, la souveraineté conserve avec l’anthropomorphisme un lien consubstantiel. Il tient bien entendu aux origines religieuses de la monarchie et au fait que la chrétienté ne peut se figurer sa foi autrement que par l’incarnation. Les deux abstractions – nation et corps mystique du roi – ont ceci d’irréconciliables que la nation n’est pas à l’image d’un corps d’homme. Elle est totalement désincarnée. Elle est, pour reprendre la fameuse expression du philosophe Claude Lefort, « le lieu vide du pouvoir ». La concrétisation de la nation en « un tout unique » passe par la départementalisation dont l’objet est à ce titre constitutionnel au sens premier du terme : ce sont des territoires qui constituent la nation de façon ascendante ; nous sommes aux antipodes d’une nation conçue à l’image de l’humain ; c’est d’ailleurs la République, et non la nation, qui empruntera à un anthropomorphisme animal (le lion) ou féminin (sur le modèle d’une déesse grecque) sa mise en images.

Une telle nation souveraine peut-elle être ce que les juristes de la troisième République appelleront l’Etat ? Le doute s’accroit si, à l’instar de ce qu’avait prétendu faire Carre de Malberg, on prend le droit constitutionnel de la Révolution au sérieux. Le premier et simple constat qui s’impose est que l’Etat est un inconnu du constitutionnalisme révolutionnaire. Si l’Etat était tout ce qui fonde le droit public, si l’Etat était vraiment la personnification de la nation, on peut supposer que les révolutionnaires, à tout le moins, auraient employé ce mot. Or aucune des trois constitutions votées avant 1799 n’en font ne serait-ce que mention. Pour cette raison essentielle que la nation, et elle seule, est devenue le siège inexpugnable de la souveraineté. L’article 3 de la Déclaration est sur ce point on ne peut plus clair et ferme : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». La nation n’a donc pas besoin de personnification ; elle est à elle-même suffisante lorsqu’elle délègue ses pouvoirs à ceux qui en émanent.

Le mot Etat est constitutionnellement consacré pour la première fois par le texte de frimaire an VIII qui institue le Consulat. Plus précisément le mot Etat fait son entrée sur la scène du constitutionnalisme écrit par la création du Conseil d’Etat auquel le texte de l’an VIII consacre tout un chapitre. Or cet Etat nommé en 1799 est lourd de signification pour trois raisons qui se combinent. D’abord il consacre le retour à une institution d’Ancien Régime. Il est ensuite présidé par les consuls là où, sous l’ancienne monarchie, il était réputé présidé par le roi. Enfin ce Conseil d’Etat présente la bizarrerie, à rebours de la tradition constitutionnelle de la Révolution, de confondre les pouvoirs en son sein par l’exercice de ses fonctions. Il possède logiquement des attributions dans le domaine exécutif puisqu’il prépare des règlements d’administration publique pour le gouvernement (le mot remplace celui d’exécutif en l’an VIII) et ses sections administratives chapeautent l’administration générale dont les départements sont la première interface. Mais le Conseil d’Etat a également des attributions législatives : il prépare les projets de loi dont le gouvernement a seul l’initiative. Il jouit enfin d’attributions juridictionnelles puisqu’il est chargé dès sa création de résoudre le contentieux administratif en lieu et place de la bureaucratie ministérielle du Directoire. Le fait qu’un corps nommé (qui plus est par le seul premier Consul) détienne une prérogative législative qui jusqu’ici ne pouvait relever que des élus de la nation en dit long sur le fait que le Consulat, par le bais même de son Conseil d’Etat, renie les idéaux révolutionnaires. Il le fait suivant l’objectif assumé de « finir », précisément, la Révolution comme en témoigne la proclamation des consuls de frimaire an VIII. Or, clore la décennie révolutionnaire, c’était mettre un terme à la représentation nationale abstraite qui, posée pour principe en 1789, a échoué à donner satisfaction, tout particulièrement sous le Directoire. Comme l’a très bien analysé Marcel Gauchet dans La Révolution des pouvoirs, la solution consistait à renier la souveraineté abstraite pour la réincarner en un homme, par le retour à une tradition issue de l’Ancien Régime[5]. Chacun sait que les trois constitutions du régime napoléonien avant 1814 consacrent au mieux un « césarisme » ; elles sont monocratiques dans la mesure où elles confient l’essentiel des prérogatives de la souveraineté à un seul et même homme : premier Consul en l’an VIII, Consul à vie en l’an X, Empereur – et donc roi – en l’an XII. Ainsi que l’atteste le fait qu’il préside autant qu’il le peut son Conseil d’Etat, depuis lequel il gouverne, le nouveau César ou l’Empereur ressuscité est le premier chef de l’Etat de l’histoire politique contemporaine. L’Etat, à ce stade, est pétri d’anthropomorphisme : il a à sa tête – sens étymologique de « chef » – un homme en qui se donne à voir le souverain. Ce lien intime entre Etat et anthropomorphisme au sortir de la Révolution tient au fait que l’exécutif domine – voire écrase – de ses prérogatives le législatif (le Tribunat est supprimé en 1807 et le Corps Législatif est un « corps de muets »). L’apparition du mot Etat coïncide avec un renforcement de l’Exécutif au détriment des élus de la nation. L’Etat napoléonien est alors possiblement antinomique de la nation souveraine même si la Constitution de l’an VIII, fort habilement, donne l’illusion de consacrer une démocratie par la reconnaissance d’un suffrage universel à la vérité neutralisé dans ses effets (il ne sert qu’à constituer des listes de confiance). La consécration du mot « gouvernement » en lieu et place de l’ancien « pouvoir » exécutif n’est pas sans lien, elle non plus, avec une représentation du souverain incarné en un homme : le capitaine du vaisseau, en homme providentiel, tient le gouvernail pour braver les éléments et conduire à bon port son vaisseau. Les révolutionnaires avaient longuement débattu de la nécessité d’un gouvernement qui fut fort et les travaux parlementaires font état de longues discussions à ce sujet dès la Constituante[6]. Une évolution notable se produit à l’occasion des débats relatifs à l’adoption de la Constitution de l’an III puisque, dans un souci de bien hiérarchiser les fonctions de gouvernement et d’administration au sein d’un exécutif renforcé, les constituants usent de la métaphore corporelle : le Directoire exécutif serait la tête là où l’administration serait le bras. C’est cette métaphore que constitutionnalise le régime du Consulat au profit du premier Consul en consacrant textuellement le vocable « gouvernement ».

Bien qu’elle renoue en grande partie avec le régime représentatif par le truchement d’une chambre des députés élue qui discute et vote les lois, la Charte de juin 1814 pourrait se prêter au même type d’analyse pour l’emploi symptomatique qu’elle fait du mot Etat. Celui-ci est en effet employé au sujet des très particulières « ordonnances pour la sûreté de l’Etat ». Alors que le pouvoir réglementaire classique, d’exécution des lois, oblige le Roi à une collaboration des pouvoirs, dans le cadre du pouvoir réglementaire autonome des ordonnances pour la sûreté de l’Etat, il exerce une souveraineté déliée puisqu’aussi bien elles lui attribuent l’équivalent d’un pouvoir législatif sans partage. Certes la souveraineté est-elle monarchique au terme de la Charte, mais le gouvernement, comme l’avait promis Louis XVIII en mai 1814, est en principe représentatif : il doit composer avec les élus de départements qui, depuis 1789, constituent la nation abstraite. Avec les pouvoirs exceptionnels que lui confèrent les ordonnances pour la sûreté de l’Etat, le monarque s’écarte du principe représentatif, et donc de la nation : rien d’étonnant à ce titre qu’il figure comme garant non de la nation mais de l’Etat, mot qui depuis 1799 caractérise la confusion des pouvoirs au profit de l’exécutif.

Pour autant que le mot Etat ait fait son intrusion dans le constitutionnalisme écrit, il reste d’usage exceptionnel au profit des catégories et représentations anciennes : à savoir, tant la tradition du constitutionnalisme révolutionnaire est prégnante, les pouvoirs législatif et exécutif. L’Etat ne fonde en rien le droit public du XIXe siècle comme en témoigne la littérature publiciste de ce siècle. Ainsi que l’a souligné Luc Heuschling, il n’existe quasiment aucun ouvrage théorique qui soit consacré à l’Etat avant les années 1900 sous la plume d’un juriste[7]. Le monopole de l’enseignement du droit public appartient aux professeurs de droit administratif, matière qui se généralise dans les Facultés à compter de la monarchie de Juillet. Mais l’Etat ne requiert à aucun moment leur attention en tant qu’il servirait de soubassement à l’élaboration de leur science.

B. L’Etat sans corps ?
Le débat relatif à la personnalité morale de l’Etat

L’Etat ne s’invite sérieusement dans le débat politique en France qu’à compter du second Empire. Du fait que ce second césarisme, qui entend renouer en ses origines avec les principes de l’an VIII, consacre un retour à la centralisation administrative, il réarme le discours décentralisateur. Celui-ci s’était une première fois manifesté sous la Restauration dans la mesure où il exigeait que l’administration napoléonienne, autoritaire puisque nommée, fût réformée sur le modèle libéral de la Charte. En un mot les décentralisateurs exigeaient le retour à l’élection de l’organe délibératif au sein des départements et des communes et la reconnaissance, pour ces administrations, du pouvoir de délibérer librement sur les affaires d’intérêt local. Après que la législation décentralisatrice de la monarchie de Juillet leur procure en partie raison, le second Empire renoue avec la logique centralisatrice, notamment par ses décrets de 1852 et 1861 qui renforcent les pouvoirs de décision de l’administration préfectorale. La contestation décentralisatrice sous le second Empire se distingue néanmoins clairement du discours décentralisateur sous les monarchies censitaires dans la mesure où précisément elle sait dépasser le simple dilemme entre libéralisme du régime représentatif et illibéralisme de l’administration napoléonienne. Ce dont veulent faire prendre conscience les libéraux sous le second Empire, c’est que l’administration de type napoléonienne étoufferait jusqu’aux libertés individuelles et collectives. Il y aurait eu, du fait de l’accroissement continu des domaines d’intervention de l’administration, une mise sous tutelle de ces libertés. Ou pour le dire autrement, suivant une expression qui sera celle de Carre de Malberg, la société française serait devenue une société étatisée. C’est en effet par métonymie, alors qu’ils fustigent le poids de l’administration centrale et, à travers elle, le pouvoir trop important de l’exécutif, que les détracteurs de la centralisation emploient par commodité le mot Etat. Il est donc en grande partie une invention de ses détracteurs comme en témoigne par exemple l’œuvre d’Edouard Laboulaye[8]. L’Etat devient un sujet essentiel de controverse chez les publicistes comme en témoignent les titres même des essais publiés pro ou contra la centralisation entendue comme d’un Etat qui doit ou non instituer le social et administrer les libertés. Là où Charles Dupont-White défend la société étatisée en 1856 dans son ouvrage L’individu et l’Etat, Edouard Laboulaye plaide pour la réduction de la sphère de l’Etat en 1865 dans son essai L’Etat et ses limites.

Mais bien que Laboulaye fût juriste, il ne serait pas venu à l’idée de ces publicistes de fournir de l’Etat une définition purement abstraite parce qu’elle serait exclusivement juridique. Ce souci d’abstraire l’Etat pour l’arrimer dans le champ exclusif de la science juridique est essentiellement l’œuvre des universitaires Allemands. Cette histoire de la qualification juridique de l’Etat outre Rhin est bien connue grâce aux remarquables travaux de Michael Stolleis. Après l’échec du Wormärz, les libéraux cherchent, par des moyens juridiques, à assigner des limites à un modèle politique impérial et autoritaire. Contrairement aux publicistes français du second Empire englués dans les réalités de la centralisation administrative qualifiée d’Etat, les universitaires allemands ont tendance à révéler l’Etat par une approche exclusivement juridique, désengagée en quelque sorte des contingences politiques et/ou institutionnelles. L’Etat est à la fois titulaire de droit mais rencontre des limites qui seraient celles du droit. Le droit public Allemand se structure ainsi tout entier autour d’une science juridique de l’Etat qui, par là même, accède comme abstraction à la vie[9].

Après Sedan, dans le contexte de la crise Allemande de la pensée française, dans le contexte de la montée en puissance de ce que l’on qualifiera par la suite les Etats-nations, les universitaires français s’approprient la science juridique allemande et, entre les années 1890 et 1920, la question de la définition juridique de l’Etat restructure l’ensemble du droit public sur notre territoire, aussi bien le droit constitutionnel naissant que le droit administratif qui trouve dans la définition juridique de l’Etat la possibilité de relégitimer et de refonder sa science. Après que la Revue du droit public a été lancée en 1894 avec pour objectif essentiel de structurer tout ce droit autour de la question de l’Etat, ce dernier fait l’objet d’un premier traité en deux tomes sous la plume acerbe de Léon Duguit[10]. Paradoxalement, alors qu’il entend réfuter complètement les théories allemandes qui attribuent à l’Etat une personnalité juridique, il contribue à acclimater les juristes français à cette fiction.

Si Duguit mène une croisade contre la fiction de l’Etat, c’est qu’il ne supporte pas qu’on puisse lui attribuer la titulature de la souveraineté comme un droit en lieu et place de la nation, qui l’exerçait comme un pouvoir. D’ailleurs Duguit a le mérite de la cohérence : il nie que la nation abstraite ait pu réussir à exercer sa souveraineté[11]. En connaisseur de l’histoire du droit, il s’oppose à la fiction première pour laquelle on cherche à trouver un titulaire, à savoir qu’il lutte contre l’idée de souveraineté elle-même. Issue selon ses propres mots de la théocratie médiévale, elle doit être répudiée comme une sorte de monstruosité métaphysique[12]. Le progrès des sciences juridiques – on sait ce que le positivisme de Duguit doit à Auguste Comte – consiste en ceci qu’il ne peut envisager que la réalité des titulaires de droits. L’Etat et la souveraineté sont des idées inadaptées à une analyse juridique du pouvoir, qui doit être centrée sur les seuls rapports gouvernants/gouvernés.

En réponse, les théoriciens de la personnalité morale de l’Etat ne peuvent faire l’économie d’un débat qui consiste à trancher le point de savoir si l’Etat est une pure immatérialité ou s’il prend appui sur le réel d’organes, pour reprendre un mot qu’affectionne Carre de Malberg. Sur ce point, les écrits de ce dernier ainsi que ceux de Léon Michoud, avant lui, sont pétris d’ambiguïtés. Eric Maulin a parfaitement rendu compte des contorsions intellectuelles de Carre de Malberg : l’Etat n’est pas un organisme vivant mais il se fonde sur une réalité qui serait au moins issue de l’histoire, si ce n’est de la nature[13]. Pour le professeur strasbourgeois, « il y aurait dans l’Etat une double personnalité : une personnalité réelle, antérieure à sa personnalité juridique, et formant le substratum de cette dernière qui viendrait s’ajouter à la première[14] ». Mais l’Etat, in fine, doit être totalement désincarné parce que c’est la condition scientifique pour bâtir ce à quoi aspire Carre de Malberg : une théorie pure, à entendre comme purement juridique. A la suite de Jellinek et de Michoud dont il s’inspire, il peut ainsi écrire que « […] l’Etat ne doit pas être envisagé comme une personne réelle, mais seulement comme une personne juridique, ou plutôt l’Etat, n’apparaît comme une personne qu’à partir du moment où on le contemple sous son aspect juridique[15] ». A ce titre, Carre de Malberg écarte d’un revers de main (en note de bas de page) toute possibilité d’anthropomorphisme, considérant qu’il s’agirait d’une théorie « discréditée » : « Il est superflu d’ajouter que cette notion purement juridique n’a rien de commun avec la théorie naturaliste qui prétend que l’Etat est un organisme vivant tout comme l’homme ou l’animal, et qui fonde sur cette prétendue constatation la réalité de son être et de sa personnalité[16] ».

Du côté de Léon Michoud, qui dès 1906 livre sa somme consacrée à la Théorie de la personnalité morale, les mêmes ambiguïtés produisent les mêmes effets. Les ambiguïtés résultent du fait que, comme l’a souligné Nader Hakim récemment, Michoud ne peut se départir complètement de l’argument d’autorité qu’il tire d’une forme de jusnaturalisme[17] : l’Etat serait né d’un fait (essentiellement historique) que le droit constaterait (on reconnaîtra ici la charge classique des publicistes de la troisième République contre l’anhistoricité de la théorie du contrat social[18]). L’effet à tout le moins paradoxal est que le droit à un moment se défait ou se départi du réel : l’Etat connaît son hypostase dans la fiction de sa personnalité seulement morale.

II. L’anthropomorphisme inévacuable

Le lecteur inattentif nous objectera que nous n’avons rien entendu de la théorie pure (i.e. juridiquement pure) de la personnalité morale de l’Etat : elle consiste seulement à imputer à une unité abstraite, qui a le mérite de la continuité, des actes juridiques, pour la force et la sécurité de ces derniers. Qu’importe si d’un œuf juridique – l’acte – on déduit la poule, à savoir la nature de l’auteur de l’acte, dont pourtant l’acte ne nous dit rien. Il n’y aurait pas là de quoi fouetter un juriste.

Comme l’a minutieusement étudié François Brunet dans une thèse récente[19], et dont il n’a pas été suffisamment rendu compte, toute la limite à la théorie du droit consiste en ceci qu’elle prétend évacuer les considérations qui porteraient sur les valeurs, et donc les croyances, dont le droit pourrait rendre compte.

C’est ainsi qu’il n’est pas dit une fois pour toute, c’est ainsi qu’il n’est pas absolument certain que le droit ne soit qu’une opération de la raison – qui plus est juridique – où par un pur jeu de l’esprit il ne serait par exemple qu’un rapport de normes qui se subsument. Le droit restera toujours confronté à la double problématique de son origine et de sa légitimité. Il s’inscrit ainsi dans une culture qui a plus à lui apprendre qu’il ne l’éclaire en retour. Pour le dire autrement, la méthode logico-déductive de la théorie de l’Etat semble aux antipodes de ce que l’anthropologie dogmatique nous dit de l’Etat.

A. Un détour par l’anthropologie dogmatique :
là où l’Etat recouvre tout autre chose qu’une personne morale

La théorie de l’Etat et l’anthropologie dogmatique partent d’un même constat : l’Etat a pour raison d’être d’éviter, comme l’écrivait Georges Burdeau dans son essai sur L’Etat, qu’un homme s’impose par la force à un autre homme[20]. La pure domination trouve dans l’Etat des limites qui sont celles du droit. C’est ce qui incite les théoriciens du droit à ne qualifier que juridiquement l’Etat. Mais c’est ce qui incite l’anthropologie dogmatique à qualifier l’Etat autrement que par le droit ; à savoir comme un invariant garant du droit. L’Etat est ainsi pour Pierre Legendre et Alain Supiot à prendre au sérieux comme question de langage : il est étymologiquement ce qui se tient debout parce que « [c]e montage institutionnel est la réponse occidentale à un impératif anthropologique affronté par toutes les civilisations humaines, qui doivent, pour se maintenir, métaboliser les ressources de la violence en référant le pouvoir à une origine qui tout à la fois le légitime et le limite[21] ».

Là où, par conséquent, théorie du droit et anthropologie dogmatique divergent profondément est que, pour la première, il est contre-productif de vouloir dévoiler l’origine d’un Etat : il ne présenterait que la figure odieuse de la Gorgone. En revanche, tout l’objet de l’anthropologie dogmatique est de précisément lever le voile ou, pour employer l’expression de Pierre Legendre, de « dévoiler les coulisses » de tout montage institutionnel dont l’Etat serait la figure type depuis l’appropriation, par les canonistes, de l’héritage juridique romain au profit de l’empire universel de Rome aux XIIe-XIIIe siècles. Car le propre de l’anthropologie dogmatique – qui de ce point de vue est très datée dans l’histoire des sciences humaines – consiste en une forme de structuralisme. Elle cherche les invariants en quelque sorte sous, ou en amont, des constructions juridiques ; elle cherche à éclairer non le droit en lui-même mais sa raison d’être ; elle tente d’appréhender non pas tant le comment du droit public mais son « pour quoi ? ». Et si l’anthropologie dogmatique est une histoire généalogique, elle fait fi forcément du moment 1789 et de la désincarnation de la souveraineté. En effet, si l’Etat emprunte à un prototype pontificaliste, il se doit d’être incarné parce que le christianisme est par essence la religion de l’incarnation. Il se doit du moins d’avoir l’anthropomorphisme comme croyance fondatrice même si le droit, comme opération du langage ou comme « forçage » ainsi que l’exprime Legendre, saura très bien distinguer ce qui relève du corps immortel du souverain ; c’est l’objet même de la souveraineté, perpétuelle par principe dès lors que « tout pouvoir vient de Dieu » selon le père de l’Eglise.

Toute la limite, peut-être, de l’anthropologie dogmatique, est de prendre très au sérieux un prototype d’Etat pontifical, de supposer comme intangible et comme seule genèse occidentale ce modèle à la vérité situé historiquement. En un mot l’anthropologie dogmatique prend pour modèle l’œuvre des canonistes qui considèrent que la fiction ne peut contrarier une nature créée par Dieu là où pour le droit romain – et peut-être pour la théorie du droit – la fiction de la personnalité est un mensonge assumé aux fins de l’efficacité des opérations du droit[22]. Ce qui n’empêche pas Pierre Legendre, notamment dans Le désir politique de Dieu, d’insister sur le fait que l’Etat forgé par la « bible » romano-canonique reste une fiction au sens d’un mensonge[23]. Mais ce qui distingue cette fiction de la personne eu égard à la fiction romaine de la personnalité, est qu’elle emprunte, du fait de son monothéisme, à un anthropomorphisme au moins symbolique. L’Etat est comme Dieu : l’éternel absent auquel les fictions donnent corps. L’Etat est donc une fiction qui parle par le droit parce que l’Etat emprunte à un anthropomorphisme symbolique qui est pour Legendre inévacuable. Cette histoire généalogique et symbolique, fondée principalement en croyance (la Raison avec un R majuscule pour Legendre), du fait qu’on ne pourrait évacuer le monothéisme latin, justifie ainsi qu’on doive assimiler l’Etat à un Père. Comme on l’a analysé en détail dans une contribution récente[24], la figure structurante de toute identification au pouvoir est celle du Père car, pour Legendre, il convient toujours de « remonter jusqu’à la manœuvre institutionnelle du père pour découvrir le fondement anthropologique du pouvoir comme fonction[25] ».

Si la souveraineté est tout ce qui donne corps à l’Etat comme l’écrivait Loyseau, la représentation dogmatique du souverain – au sens spécifiquement legendrien de mise en scène – ne peut faire l’économie d’un anthropomorphisme au moins en images : il se donne à voir pour que l’individu s’y projette.

B. Le corps désiré de l’Etat : l’Etat en images pieuses

L’acceptation du droit dépend de sa légitimité. L’acceptation est-elle raisonnée ? Il reste incertain que le droit tire sa force obligatoire de la sanction ; aussi bien peut-il tirer cette force obligatoire en quelque sorte en amont de toute sanction ; aussi bien peut-elle résulter d’un lien de confiance : le lien fiduciaire. Ce dernier, pour l’anthropologie dogmatique, tiendrait au fait que ce lien n’est pas une pure opération de la raison. Par emprunt à la psychanalyse, Pierre Legendre considère ainsi que l’Etat, en tant qu’Institution, s’adresse d’abord au désir. C’est en cela qu’il institue : il résout la question anthropologique liée à la question massive de l’Etre. L’Etat ce serait rien moins que le tiers garant d’une identification à soi et au monde.

Si « [n]ous ne sommes pas prêts à reconnaître que les constructions institutionnelles mettent en scène des figurations du désir[26] » c’est essentiellement parce que, pour l’anthropologie dogmatique, le droit public contemporain commet l’erreur de vouloir ignorer les enseignements de la psychanalyse. A commencer par cet « accident de la pensée » que serait la découverte de l’inconscient. La « prise en compte de l’inconscient défait notre vision de l’institutionnel. Pourquoi ? Parce que le lien du sujet et de la société n’apparaît plus comme relation de surface, faite de discours et comportements objectivables[27] ». Mû par son inconscient qui n’est que désir, « l’animal parlant » qu’est l’homme a besoin d’être borné – éduqué – dans l’expression de son désir : il doit pouvoir le projeter sur l’Etat. A ce titre, les justifications juridiques et savantes du pouvoir de cet Etat n’auraient pour fonction que de s’adresser au désir. Pierre Legendre, dès 1974, consacre tout un essai à rendre compte des catégories du droit public à l’aune d’un inconscient qui ne serait que la manifestation du ou des désirs. Dans L’Amour du Censeur, au chapitre intitulé « Où Freud pouvait voir l’institution », il considère ainsi que le « grand œuvre institutionnel […] travaille à escamoter ou réduire le désir ». La soumission à l’institution doit être alors « l’amour de l’institution ». Elle doit, pour y parvenir, se mettre en scène et prendre l’apparence d’une personne à laquelle « l’amour de l’institution » pourra être dédié[28]. On devine ici, pour Legendre, toute l’importance de la fiction juridique qui consiste à assimiler l’Etat à une personne. Même si l’Etat est une fiction et donc a priori une forme vide, par l’effet du monothéisme latin, il investit le corps d’une personne. Alors que la théorie du droit rejette hors du droit la représentation par les images, l’anthropologie dogmatique, au contraire, insiste sur son importance. On sait tout l’intérêt que Pierre Legendre porte à l’iconographie du pouvoir où l’anthropomorphie est en quelque sorte un passage obligé ; elle en dit aussi long que le discours juridique en soutien de la souveraineté car elle met en scène son prestige ; c’est ce prestige qui fonde la foi en ce qu’on nomme l’Etat. Ainsi de la gravure anglaise extraite de George Wither, A Collection of Emblems, 1630 que Legendre reproduit à deux reprises, dans son essai La Balafre puis dans son essai Fantômes de l’Etat en France. Elle représente le Prince armé d’une épée et d’un livre. Pour notre auteur, « [e]lle énonce la représentation iconique de l’Etat en Europe, sur fond de romano-christianisme : le César, maître du Livre et de l’Epée[29] ». Charles Ier, déguisé en empereur romain, représente l’Etat du fait de la Couronne, symbole de la souveraineté. C’est ainsi, poursuit Legendre, que « [l]’Emblème du roi portant sa Couronne nous permet de mettre le doigt sur ce qui constitue le ressort des structures étatiques […]. Ce ressort, c’est la logique des valeurs […]. Autrement dit, l’Etat est un sujet de fiction, une personne morale comme disent les juristes, dans la présence et l’efficacité de laquelle on croit. Cela signifie que, sans le ressort de valeurs fiduciaires, sans le ressort des croyances, un Etat se décompose ou n’est qu’une apparence d’Etat[30] ».

Les portraits officiels des présidents de la cinquième République ne perpétuent-ils pas ce tour de passe-passe du souverain incarné ? Ne sont-ils pas ce qu’étaient pour l’église les images pieuses : celles auxquelles on voue sa dévotion et sa foi ? Ce n’est pas la Nation, encore moins l’Etat que l’on figure : c’est un homme. Juridiquement Président de la République. Inconsciemment, pour l’imaginaire collectif auquel le portrait officiel s’adresse, chef de l’Etat. De l’Etat il a visuellement la stature puisqu’il se tient debout. En l’occurrence dans un palais, celui de l’Elysée. Outre que ce palais perpétue la tradition du souverain plébiscité – donc aimé – du second Empire, son nom même s’adresse au désir collectif comme à notre insu : réservées aux âmes vertueuses après leurs morts, les champs élyséens sont pour Homère le lieu où la vie la plus douce est offerte aux humains. Debout donc, le souverain moderne qu’est Emmanuel Macron n’est pas en pieds : l’iconographie moderne se doit de nous le montrer comme par sa tête. L’effet visuel le couronne. Ce souverain est, ainsi que le disaient les médiévaux au sujet des lois du Roi, de certa scienca. En témoigne le livre ouvert, comme consulté à l’instant, posé à la droite du président sur son bureau et dont le photographe vient de le distraire. Le chef de l’Etat était au travail ; il s’inspirait de la vérité des écritures qu’il est chargé de nous relever comme en témoigne cette mise en scène. Il est à la fois le prêtre des lois comme l’étaient les magistrats pour Domat et la loi vivante comme l’était le Roi dans l’ancien droit parce qu’il a la maîtrise du texte de ce livre volontairement anonyme puisque qu’il est un symbole – de ce maître livre (sinon à quoi bon le faire figurer ?) dont tout porte à croire qu’il puisse s’agir d’une Bible.


[1] L. Duguit, L’Etat, le droit objectif et la loi positive, Paris, Fontemoing, 1901, p. 242.

[2] R. Descartes, Méditations métaphysiques (1647 pour la version française), Paris, Garnier-Flammarion, 2009, p. 79 (Première Méditation. Des choses que l’on peut révoquer en doute).

[3] La querelle sur la question de savoir si la personne morale est « réelle » ou purement fictive occupe en premier lieu la doctrine dite privatiste à un moment où le législateur reconnaît, par la loi de 1901, la personnalité morale aux associations. Le débat est d’autant plus vif que la Révolution avait, par la suppression des privilèges et donc des ordres, comme jeté un interdit sur la question de la personnalité morale appliquée à des êtres collectifs.

[4] R. Carre de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, Paris, Sirey, 1920, tome I, p. 9 : « […] dans les sociétés étatisées, ce que les juristes nomment à proprement parler l’Etat, c’est l’être de droit en qui se résume abstraitement la collectivité nationale. Ou encore, suivant la définition adoptée par les auteurs français : l’Etat est la personnification de la nation ». Carre de Malberg se réfère explicitement à A. Esmein qui, dans ses Eléments de droit constitutionnel, Paris, 1896, écrivait dès la page 1 de son Introduction : « L’Etat est la personnification d’une nation ».

[5] M. Gauchet, La Révolution des pouvoirs. La souveraineté, le peuple et la représentation (1789-1799), Paris, Gallimard, p. 187 et s.

[6] G. Bigot, « La force du gouvernement. Ecritures et réécritures constitutionnelles de l’administration (1789-1795) », Ahrf, 2017, n° 3, p. 19-37.

[7] L. Heuschling, Etat de droit, Rechtsstaat, Rule of Law, Paris, Dalloz « Nouvelle Bibliothèque de Thèses », 2002, p. 348 : « Du temps de la Révolution, le terme Etat tombe quelque peu dans l’oubli […]. Si le terme est connu de tous les auteurs de l’époque allant de 1815 à 1870, on cherchera néanmoins en vain un chapitre exclusif consacré à une théorie générale de l’Etat […]. En général, les définitions de l’Etat sont rares et succinctes ».

[8] G. Bigot, « La conception de l’Etat dans l’œuvre d’Edouard Laboulaye », Rfhip, n° 47, 2018, p. 59-80.

[9] M. Stolleis, Histoire du droit public en Allemagne, 1800-1914, Paris, Dalloz « Rivages du droit », 2014, notamment p. 587 et s. V. également O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918), Paris, Puf « Léviathan », 2005, p. 231 et s.

[10] L. Duguit, L’Etat, le droit objectif et la loi positive, préc. et L’Etat, les gouvernants et les agents, Paris, Fontemoing, 1903.

[11] L. Duguit, L’Etat, le droit objectif et la loi positive, préc. p. 251.

[12] Ibid. p. 243 et s.

[13] E. Maulin, La théorie de l’Etat de Carré de Malberg, Paris, Puf « Léviathan », notamment p. 149 et s.

[14] R. Carre de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, préc. p. 25.

[15] Ibid. p. 27.

[16] Ibid. note de bas de page n° 22.

[17] N. Hakim, « Michoud et la doctrine de droit privé », in Léon Michoud, X. Dupre de Boulois et Ph. Yolka (dir.), Paris, Institut Universitaire Varenne « Colloques & Essais », 2014, p. 63-84.

[18] L. Michoud, La théorie de la personnalité morale. Son application au droit Français (1906), 2e édition par Louis Trotabas, Paris, Lgdj, 1924, Tome I, p. 289 (chapitre III – La création des personnes morales de droit public) : « L’Etat est la première personne juridique que nous rencontrons dans le monde actuel. Son existence est un fait naturel, que le Droit n’a qu’à interpréter, et dont il paraît tirer les conséquences juridiques ».

[19] F. Brunet, La normativité en droit, Paris, Mare & Martin « Bibliothèque des thèses », 2011, notamment p. 427 et s. pour ce qui concerne le droit public.

[20] G. Burdeau, L’Etat, Paris, Seuil, 1970, p. 15.

[21] A. Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au collège de France (2012-2014), Paris, Fayard « Poids et mesures du monde », 2015, p. 274.

[22] Cette distinction fondamentale entre la fiction juridique romaine et la fiction juridique du droit romano-canonique a été parfaitement mise en lumière par Yan Thomas, Les opérations du droit, Paris, Ehess Gallimard-Seuil, 2011, p. 133-185.

[23] P. Legendre, Leçons VII. Le désir politique de Dieu. Etude sur les montages de l’Etat et du Droit, Paris, Fayard, 2e édition, 2005, p. 55 et s.

[24] G. Bigot, « Une généalogie de l’Etat ? Notes brèves sur le Trésor historique de l’Etat en France au miroir de l’anthropologie dogmatique », Revue d’Histoire des Facultés de Droit, 2017, p. 563-583.

[25] P. Legendre, Leçons VII. Le désir politique de Dieu, préc. p. 280.

[26] Ibid. p. 27.

[27] P. Legendre, De la société comme texte. Linéaments d’une anthropologie dogmatique, Paris, Fayard, 2001 ;p. 114.

[28] P. Legendre, L’Amour du Censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Paris, Seuil « Champ Freudien », 1974, réédition 2005, p. 29.

[29] P. Legendre, La Balafre. A la jeunesse désireuse d’apprendre… Discours à de jeunes étudiants sur la science et l’ignorance, Paris, Mille et une Nuits « Les quarante piliers », 2007, p. 110.

[30] P. Legendre, Fantômes de l’Etat en France. Parcelles d’histoire, Paris, Fayard « Les quarante piliers », 2015, p. 196-198.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

La parole en droit public

Voici la 22e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’une présentation du 10e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Cet ouvrage, à paraître pour la fin du printemps 2020, est le dixième issu de la collection « L’Unité du Droit ». En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume X :
La parole
en droit public

Ouvrage collectif sous la direction de
Olivier Desaulnay

– Nombre de pages : 296
– Sortie : mai 2020
– Prix : 39 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-04-9
/ 9791092684049

– ISSN : 2259-8812

Présentation :

Le présent ouvrage rassemble les actes actualisés du colloque éponyme (tenu les 24 et 25 octobre 2013 à la Faculté de droit et de science politique de l’Université de Rennes 1 sous l’égide de l’Institut du Droit Public et de la Science Politique et du Centre d’Histoire du Droit) ainsi que de nouvelles contributions venues au fil de l’eau enrichir l’analyse d’un objet juridique dont les frontières, mêlées avec l’écrit, le rendent quelque peu insaisissable et les manifestations, fortement hétérogènes, paraissent rendre vaine toute tentative d’en dégager une grammaire commune. La parole en droit public renvoie d’abord à l’oralité de ce champ juridique car, sous certaines conditions, dire c’est faire. C’est exprimer la volonté que quelque chose doit être. La parole se veut alors performative, « devoir être » verbalisé pouvant être parfois fondateur d’un authentique acte juridique ou, du moins, constituer un prélude à sa formation. La parole est aussi et surtout un objet du droit public en ce sens que la liberté d’expression qui la porte est sujette à diverses ingérences des autorités publiques qui tantôt la contraignent, tantôt l’affranchissent sans jamais perdre de vue qu’une parole libre, conçue comme un attribut essentiel de la liberté de toute personne humaine – celle d’exprimer une pensée – est inséparable de l’ambition démocratique. Ces deux figures de la parole recèlent par ailleurs une dimension juridictionnelle.

Ecouter l’administrer-citoyen peut revenir à donner la parole au justiciable et entretenir une oralité des débats de qualité. La prise de parole des autorités politiques et publiques peut également servir le juge pour remplir son office ou, à l’inverse, pour en être précisément l’objet. L’ouvrage poursuit ses trois mouvements, apportant par touches successives un éclairage sur la fonction constructive de la parole qui enrichie la délibération parlementaire, qui porte le discours politique, qui constitue ou préfigure l’action publique, qui éclaire le juge…

Y ont contribué : Elisabeth Baraduc, Didier Blanc, Damien Connil, Fleur Dargent, Olivier Desaulnay, Gweltaz Eveillard, Nathalie Havas, Nicolas Hervieux, Caroline Lantero, Frédéric Lombard, Audrey de Montis, Hélène Muscat, Rémi Radiguet, Romain Rambaud, Josselin Rio & Mathieu Touzeil-Divina.

Le présent ouvrage a reçu le soutien financier de l’Université de Rennes 1 (Institut du Droit Public et de la Science Politique), du Collectif L’Unité du Droit et de l’Université de la Réunion (Centre de recherche juridique)


Nota Bene
:
le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Des TBM dans les fonctions publiques ? (par le pr. Touzeil-Divina)

Voici la 21e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 33e (et futur) livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Cet ouvrage forme le trente-troisième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».

Volume XXXIII :
Le tatouage et les modifications corporelles saisis par le droit

Ouvrage collectif sous la direction de
Mélanie Jaoul & Delphine Tharaud

– Nombre de pages : 232

– Sortie : printemps 2020

– Prix : 39 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-45-2
/ 9791092684452

– ISSN : 2259-8812

Présentation :
Si le tatouage a longtemps été réservé aux mauvais garçons, aux prisonniers et aux marins, ce dernier se normalise au point de devenir commun. Face au nombre grandissant de tatoués et de tatoueurs, de nouvelles questions se posent tant aux artistes tatoueurs qu’aux clients. Les problématiques qui se posent sont nombreuses : pratique du tatouage, liberté d’installation, propriété intellectuelle, formation des jeunes tatoueurs, statut du tatoueur et en fond son imposition, droit du travail, déontologie, contrats de mise à disposition de locaux aux tatoueurs permanents ou guests invités… Cet ouvrage est le fruit d’une réflexion qui a été menée lors d’un colloque qui s’est tenu à Limoges en juin 2019 avec l’objectif d’apporter des réponses aux différents opérateurs du monde du tatouage.

Parce que le tatouage est un phénomène de société, il convenait de se demander s’il était devenu un objet juridique à part entière. La réponse est positive. Au terme des débats qui vous sont livrés dans cet ouvrage, il est passionnant de voir à quel point la matière est vivante et nécessite que les juristes s’y intéressent. De l’histoire du tatouage à l’évolution sociologique qui entoure les mutations de la pratique, du statut du tatoueur au contrat de tatouage, des enjeux pour le tatoueur notamment en propriété intellectuelle à ceux du tatoué, ces actes cherchent à apporter des réponses aux interrogations actuelles et à anticiper celles de demain au travers du triptyque : tatoueur, tatoué & tatouage.

Tatouages,
Barbes & Moustaches
(Tbm) dans les
fonctions publiques *

Mathieu Touzeil-Divina
Professeur de droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Imh
Président du Collectif L’Unité du Droit

« Du côté de la barbe est la toute-puissance » !

MolièreL’école des femmes.

Théorie « des » ou droit « aux » apparences ? Parmi les questions juridiques que le présent ouvrage collectif pose, à l’invitation de Mélanie Jaoul, existe selon nous l’interrogation relative à l’apparence du travailleur dans son emploi public ou privé. Considéré « trop » barbu tel un hipster new-yorkais sous 3-mmc, un rabbin loubavitch… ou un musulman salafiste, présentant des piercings ou des scarifications faisant peur aux grands-parents, tatoué[1] sur les membres apparents ou le visage à l’instar d’anciennes traditions polynésiennes ou d’un souvenir de beuverie, de prison ou encore de légion(s), le travailleur public ou privé ne peut pas toujours se présenter à ses employeurs, à ses collègues et à un éventuel public ou à une potentielle clientèle comme il l’entendrait ou le désirerait seul. Ici encore existe un « droit de ». En l’occurrence un droit des travailleurs qui ouvre une branche : celle des apparences et du physique.

Restrictions scientifiques. A priori, la plupart des questions ici envisagées seront communes aux travailleurs des droits privé et public (fonctionnaires compris). Toutefois, parce que nous ne sommes pas spécialisé en droit du travail, nous considérerons principalement les éléments relatifs aux travailleurs publics qui nous sont plus familiers. Et, parce qu’il sera impossible en ces pages de traiter de toutes les hypothèses d’apparences physiques des agents publics, on restreindra – principalement – nos propos aux ports des tatouages[2], barbes et moustaches (dorénavant Tbm)[3]. En traitant ici « des » fonctions publiques, on veut par ailleurs signifier deux éléments. D’abord, au sens strict, on s’intéressera principalement aux agents titulaires de l’une des trois fonctions publiques françaises d’Etat, de la territoriale et de l’hospitalière tels qu’institués et régis unilatéralement par le statut général de la Loi du 13 juillet 1983 (c’est-à-dire tout agent exerçant un emploi permanent auprès d’une personne publique en ayant été nommé dans un grade de la hiérarchie le tout dans une position dite statutaire et réglementaire).

Par ailleurs, on ne s’interdira pas, lato sensu, d’envisager également certains cas d’agents contractuels – titulaires ou non (en Cdd ou en Cdi) – au service de la puissance publique au sens large. Il ne s’agit effectivement pas d’insister sur les différences entre statutaires et autres personnels mais de considérer globalement les travailleurs de droit public.

Quels droits et/ou libertés en jeu ? S’habiller ou se coiffer de telle façon, faire pousser ou non les poils de sa barbe et/ou de sa moustache[4], découvrir, dissimuler ou suggérer un tatouage sur son corps d’agent public met-il en jeu un droit ou une liberté[5] ? Il n’existerait pas de « liberté fondamentale » à se vêtir comme on l’entendrait affirme la Cour de cassation[6] même s’il s’agit vraisemblablement là d’un corolaire de la liberté individuelle. Un droit à son identité. Selon la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme[7], il est en revanche fondamental de protéger les « choix faits quant à l’apparence » par les individus et ce, dans l’espace « public comme en privé ». Il s’agit bien du droit – fondamental – à la vie privée (art. 08 Cesdhlf) qui garantit[8] « l’identité physique, psychologique et sociale d’un individu ».

Quoi qu’il en soit, c’est surtout la notion constitutionnelle d’Egalité qui entre ici en jeu lorsqu’un agent public est barbu, moustachu et/ou tatoué.

Au nom de l’Egalité, l’interdiction de discriminations physiques. A priori (et l’on voudra bien garder en tête qu’il s’agit là d’un a priori principiel particulièrement compliqué à démontrer dans les faits)… a priori – donc – un employeur – public ou privé – ne peut refuser de recruter, ne peut sanctionner ou même licencier un travailleur au regard d’un détail de son apparence physique qui lui déplairait. C’est l’application du principe constitutionnel d’Egalité[9] qui interdit tout traitement différentiel, toute « rupture », toute discrimination à moins – précisent plusieurs normes acceptées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel – qu’un intérêt général engage le législateur, par exemple, à régler[10] « de façon différente des situations différentes » et ce, de façon objective. Autrement dit, s’il n’y a pas véritablement de situation analogue ou comparable, des discriminations peuvent être opérées ! Ainsi, permettra-t-on, y compris dans l’emploi public par l’intermédiaire par exemple du Pacte[11] (Parcours d’Accès aux Carrières de la fonction publique Territoriale, hospitalière et d’Etat) à des citoyens peu qualifiés (et considérés placés dans une situation objectivement différente) d’intégrer plus facilement (que ceux qui seraient diplômés) des emplois de catégorie C des trois fonctions publiques. Afin de résorber le non-emploi des sous-qualifiés (c’est l’objectif affiché d’intérêt général), on cherche à les favoriser en créant à leur profit une discrimination dite positive[12]. L’Egalité est bien l’un des plus beaux aspects de notre fonction publique : sa négation des privilèges d’Ancien régime où ne devenaient agents publics que ceux adoubés par le Prince. Désormais, affirme depuis août 1789 l’article 06 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (à valeur désormais constitutionnelle), les agents publics ne seront recrutés et traités qu’en considération égale de leurs talents et de leurs vertus.

Normes travaillistes & publicistes. En droit privé, le Code du travail dit explicitement (art. L. 1132-1) qu’aucune « personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de nomination ou de l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, (…) en raison de son origine, de son sexe, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, ou en raison de son état de santé, de sa perte d’autonomie ou de son handicap, de sa capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français ». De manière plus générale encore, le Code pénal (art. 225-1), prohibe toute « distinction opérée entre les personnes physiques » notamment « à raison (…) de leur apparence » et – tout aussi explicitement – les statuts applicables aux fonctions publiques connaissent des dispositions similaires et ce, à l’article 06 de la Loi statutaire du 13 juillet 1983[13] :

« La liberté d’opinion est garantie aux fonctionnaires.

Aucune distinction, directe ou indirecte, ne peut être faite entre les fonctionnaires en raison de leurs opinions politiques, syndicales, philosophiques ou religieuses, de leur origine, de leur orientation sexuelle ou identité de genre, de leur âge, de leur patronyme, de leur situation de famille ou de grossesse, de leur état de santé, de leur apparence physique, de leur handicap ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race.

Toutefois des distinctions peuvent être faites afin de tenir compte d’éventuelles inaptitudes physiques à exercer certaines fonctions ».

Il n’est donc pas douteux que le principe d’Egalité s’applique aux éventuelles questions de discriminations d’apparence physique des agents publics. Il est du reste dommage, pourtant invité en ce sens par le Défenseur des droits[14], que le législateur n’ait pas saisi le moment du vote de sa récente « Loi de transformation » de la fonction publique[15] pour y insérer un article exactement similaire à celui du Code du travail.

Unité du Droit. Quoi qu’il en soit, il est certain que le principe de prohibition d’une discrimination physique est a priori identique, dans sa généralité au moins, s’agissant des employeurs privés comme publics et ce, même si le fondement juridique n’est pas – encore – exactement le même et que la fonction publique met en avant immédiatement deux particularités (à l’art. 06 précité du Statut) : d’abord, la primauté de la liberté d’opinion et ensuite l’existence d’exceptions pour « tenir compte d’éventuelles inaptitudes physiques à exercer certaines fonctions » et (mais de moins en moins) en considération de l’âge. Ainsi, n’est-il pas discriminatoire d’interdire à un aveugle d’être tireur d’élite ou pilote d’avion de chasse. Il s’agit d’une particularité physique audible dans ce type d’emplois publics.

Matérialité de l’apparence physique discriminée. Concrètement, il est ainsi estimé discriminatoire (et donc réprimé) le comportement d’un employeur qui sanctionnerait un travailleur qu’il considérerait (sans rapport avec des impératifs de sécurité ou d’intérêts général ou d’entreprise) trop gros, à la coupe de cheveux improbable, aux taches de rousseur trop visibles, à l’acné juvénile bien tardive ou encore parce qu’il serait roux, albinos et ou affublé d’un strabisme déconcertant.

Il en est manifestement de même – concernant la présente étude – si un travailleur était sanctionné du fait même d’un port de barbe, de moustache ou de l’existence (supposée ou réelle et visible) d’un (ou de plusieurs) tatouage(s) sur son épiderme.

Il s’agit bien là de l’apparence physique d’une personne travailleuse.

I. Des uniformes « au poil » mais sans tatouage ?

Du corps aux vêtements en passant par l’uniforme. Dans l’emploi public, cela dit (mais parfois aussi en emploi privé), une fonction peut impliquer le port de vêtements professionnels qualifiés d’uniformes. Rappelons à cet égard que c’est précisément au nom de l’Egalité et de l’Unité des fonctions publiques qu’il peut être imposé à des agents (outre les raisons professionnelles de port de vêtements spécialisés en raison de matériaux techniques[16] et propres aux missions délivrées) de faire disparaître leur individualité derrière des atours les rendant « uniformes[17] » et n’exprimant que les fonctions incarnées les dépassant. Ainsi sont-ils reconnaissables, par leurs vêtements, les magistrats judiciaires, les policiers, les éboueurs, les sapeurs-pompiers, les militaires, les infirmiers, etc. C’est la fonction publique qui prime ici au détriment de l’individu.

Par principe (et avec de rares exceptions par exemple lorsque l’agent n’est jamais confronté à des échanges avec le public[18] ou avec des administrés), le refus de porter l’uniforme imposé ou son travestissement entraîne des sanctions professionnelles[19].

L’Uniforme prohibe a priori la modification d’apparence physique. Or, le principe même de « l’uniforme » rendant « uniforme » prohibe, par principe,toute modification de l’apparence physique. Si le port d’une barbe ou de moustache ne choque pas nécessairement directement la vocation uniforme, un tatouage ou une modification corporelle – visible outre l’uniforme – en revanche peut paraître incompatible avec l’apparence de l’agent public. Il en serait ainsi par exemple d’un policier au visage ou aux mains tatoués mais, ainsi qu’on le verra infra dans nos développements, les corps de fonctionnaires en uniformes semblent plutôt se diriger, comme la société française dans son ensemble, vers une acceptation ou tolérance croissante de ces questions. De nombreux employeurs (publics comme privés) précisent cependant dans leurs normes internes qu’une[20] « présentation soignée » est attendue des agents, particulièrement s’agissant de ceux en contact avec le public ou les administrés.

L’antique port obligatoire des moustaches de l’autorité. Il a même existé, on le sait, en France comme dans plusieurs pays, des corps (comme celui désormais célèbre y compris dans l’imaginaire collectif) où, longtemps, on a imposé aux agents publics une apparence faciale pileuse, outre l’uniforme se remémorant peut-être ces mots de Molière : « du côté de la barbe est la toute-puissance » ! Ainsi, connaît-on la circulaire du 20 mars 1832[21] imposant, à l’initiative du Maréchal Maison, la moustache[22] à tout militaire. Plus précisément apprend-on encore par un acte postérieur du 03 juin 1836[23] que la moustache militaire devra être taillée « uniformément au niveau de la lèvre supérieure, s’étendre sans discontinuité sur toute la longueur de la lèvre et s’arrêter toujours au coin de la bouche ». Selon le lieutenant-colonel Edouard Ebel[24], cette obligation pileuse aurait été imposée en 1836 à tous les militaires à l’exception des gendarmes. Or, « cette sentence très mal perçue par l’Arme, [fut] vécue comme une humiliation et [souleva] un véritable tollé » si bien qu’en 1841, grâce au maréchal Soult, la moustache fut à nouveau imposée à tous les porteurs de l’autorité qui la revendiquaient. Plusieurs normes (et surtout des circulaires) ont effectivement imposé (avec un recul lors de la Première Guerre mondiale[25]) – à fins dites d’autorité – d’arborer non pas une barbe, symbole de la liberté et du poil non maîtrisé, mais une fine moustache taillée et travaillée : ordonnée et au pas cadencé !

Ce n’est alors qu’en 1933[26] (par l’alinéa 1er in fine de l’art. 25 du décret du 1er avril 1933) que l’obligation s’évanouit par une fin de phrase venant totalement déstructurer le principe liminaire énoncé :

Les militaires « portent les cheveux courts, surtout par derrière, la moustache avec ou sans la mouche mais couvrant la lèvre supérieure ou la barbe entière ; ils peuvent également être entièrement rasé ».

Les brigadiers sont ainsi d’ailleurs devenus dans l’inconscient collectif (comme par exemple chez Fred[27] dans Philémon) des « brigadiers à moustache » aussi caractéristiques et parfois caricaturaux que le gendarme du théâtre de Guignol.

L’uniforme jusqu’aux poils ! Ainsi[28], l’uniforme des fonctions publiques notamment n’a pas concerné que les vêtements.

Longtemps, les cheveux et les poils (de barbes et de moustaches) des agents publics ont été régis par les religions[29] et par la Puissance publique. On se souvient ainsi que sous l’Ancien Régime et même après la Révolution, l’usage puis la norme avaient réservé le port des cheveux longs ou ronds (d’où l’arrivée des perruques en crin de cheval le permettant plus aisément[30]) aux seuls nobles dont les gens de Justice. Un arrêté du 02 nivôse an XI en témoigne ainsi que de très nombreux portraits d’Ancien Régime ou même postérieurs à 1789.

Enfin, il est impossible de ne pas évoquer ici la célèbre affaire du Tribunal d’Ambert[31] ayant conduit à la décision de la Cour de cassation (alors sous la présidence – pour la chambre des requêtes – du baron Zangiacomi) ; décision du 06 août 1844 qui rejeta le pourvoi de trois avocats moustachus et consacra conséquemment la solution souveraine des juges du fond selon laquelle la moustache des robins[32] qui avaient osé défier l’autorité en ne venant pas le duvet rasé ce qui constituait une[33] « tenue négligée, peu en rapport avec les habitudes du Barreau, contraire à ses usages et ses traditions » c’est-à-dire une « atteinte portée à la dignité de la Justice et une irrévérence envers ses magistrats » ! Le petit manuel de la moustache et de la barbe[34] mentionne à cet égard le sentiment du Bâtonnier qui y avait également vu une « provocation irrespectueuse, une opposition préméditée, une résistance individuelle et outrageante à un ordre de police intérieure ». Le même manuel relate également cette audace d’un avocat parisien qui, en 1868, osa plaider devant le Tribunal de la Seine : « je cherche vainement l’ordonnance qui règle la nudité de ma lèvre ».

Mais ces questions ne sont pas si anciennes. Mentionnons en effet, plus proche de nous, ce jugement du Tribunal Administratif du 03 juin 1986 d’Amiens (« Seckel »). Il s’y est agi d’une sanction d’un garde forestier à qui l’on reprochait sa coupe de cheveux « incompatible avec [sa] fonction d’autorité ». Il avait en l’occurrence les cheveux rasés et une unique « mèche frontale » (sic).

Des poils obligatoires des agents publics aux « poilus ». Le poil des moustaches (et non des barbes) a ainsi été – un temps – assimilé – officiellement à l’uniforme d’autorité militaire. Pourquoi ? Car la langue, notamment française, a associé sinon assimilé la virilité, la force et le courage à l’abondance pileuse du visage. En témoigne l’adjectif même de « poilu[35] » qui va devenir un substantif synonyme de « soldat ».

Le fonctionnaire militaire français est un moustachu : un poilu.

Il en va différemment de la perception de la barbe ainsi qu’on le rappellera infra.

L’absence de tatouage obligatoire des agents publics. Cela dit, en droit français (sur le territoire métropolitain tout du moins), il n’a a priori pas existé d’obligation normative de tatouer un agent public du fait de sa fonction. L’hypothèse de quelques usages bagnards[36] n’est effectivement pas à prendre ici en compte car il s’agit d’usagers contraints et non d’agents du service public pénitentiaire.

II. Une tolérance croissante
des apparences & de la diversité :
vers un droit des agents publics aux Tbm

Parmi les discriminations dans l’emploi, celles relatives à l’apparence physique ne sont pas les plus fréquentes même si leur perception n’est pas anecdotique pour autant ainsi qu’en atteste l’un des derniers[37] « baromètres » publiés par le Défenseur des droits en partenariat avec l’Organisation Internationale du Travail. Un quart des travailleurs (publics comme privés de façon similaire[38]) aurait ainsi été confronté à la perception d’une discrimination à l’embauche[39] ou dans son emploi ce qui serait principalement matérialisé par des actes ou propos racistes, liés aux sexualités, à la santé et sexistes. Toutefois, la question de discriminations liées à l’apparence physique existe ainsi que le Défenseur des droits l’avait d’ailleurs particulièrement mis en évidence lors de la publication, en 2016[40], de son IXe « Baromètre » précisément intitulé : « le physique de l’emploi » ainsi, plus récemment, que dans sa décision-cadre 2019-205.

Les codes vestimentaires adoptés, la corpulence (et notamment le surpoids) d’un travailleur ou d’une travailleuse, sa « coiffure », ses « tatouages » ou éventuels « piercings » peuvent manifestement conditionner des réactions hostiles dans l’emploi. Un sondage fait alors apparaître que pour plus d’un tiers des travailleurs interrogés, il est « inacceptable quelle que soit la situation » qu’un agent soit sanctionné du fait d’un tatouage alors que pour encore près de 10% des exprimés, cette discrimination est tout à fait compréhensible ! Heureusement (pensons-nous), ceci évolue mais il est évident, au regard des différents Baromètres précités et consultés que si vous êtes agent public et cumulez certaines catégories ou pratiques, votre potentiel de subir des discriminations s’élève. Il en va ainsi des femmes non blanches non catholiques de plus de quarante-cinq ans, non hétérosexuelles, tatouées, percées et en surpoids. Tel est le combo perdant et stigmatisant.

La traduction sinon l’acceptation des comportements sociaux. On estime que la pratique du tatouage[41] depuis une quinzaine d’années est telle dans la société française que bientôt deux personnes majeures sur dix en détiendraient sur leurs peaux. Côté barbes et moustaches, depuis 2010, leur port est revenu à la mode et le phénomène australien Movember est désormais globalisé.

Les deux matérialisations (visages pileux et corps tatoués) ne sont ainsi pas ou plus des expressions mineures ou réservées à certaines catégories sociales ou à certains milieux.

C’est la société notamment française, dans toutes ses dimensions, qui connaît ces phénomènes. En 2014, aux Etats-Unis d’Amérique une pétition a ainsi réussi à faire plier la chaîne Starbucks pour qu’elle cesse de discriminer les serveurs tatoués. En 2020, le barbu n’est donc pas (ou plus nécessairement perçu comme) un dangereux gauchiste négligé, un religieux ultra appliquant les préconisations du Lévitique (19.27). De même le tatoué n’est pas (ou plus) un marginal, un « mauvais garçon », une « mauvaise fille » aux vertus questionnées, un ancien prisonnier[42]. La société tout entière s’est convertie à ces expressions et les fonctions publiques, pour une fois, semblent s’y adapter.

Un rapport[43] a particulièrement accompagné cette prise en compte de la diversité sociale et de ses apparences physiques. C’est celui remis, en 2016, par le professeur L’Horty au ministère de la fonction publique (lorsqu’il en existait encore un). Démontrant, chiffres et pratiques à l’appui, que la diversité ne rimait pas (toujours) avec l’emploi public où les discriminations à l’emploi existeraient de façon durable sinon institutionnalisée, le document universitaire a fait l’effet d’une bombe qu’heureusement les gouvernants successifs semblent ne pas avoir – totalement – ignorée.

Désormais, les fonctions publiques voudraient incarner davantage tous les visages de la société et donc, y compris, ceux des barbus et des tatoués. On s’en réjouira.

L’évolution récente des fonctions publiques d’autorité. Même les fonctions publiques d’autorité (comme l’armée ou la police) semblent avoir cédé à la demande sociale notamment exprimée depuis les années 2010 par les syndicats[44].

En effet, alors que, selon les localisations, certains policiers étaient autorisés à porter la barbe ou à ne pas dissimuler leurs tatouages, d’autres pratiques les prohibaient totalement au nom de l’Egalité uniforme créant, de facto, des ressentis inégalitaires. Après cinq années d’échanges (et parfois d’avancées puis de reculs), la Direction Générale de la Police Nationale (Dgpn) a pris une instruction[45] (datée du 12 janvier 2018 ; Nor : Intc 1801913J) permettant le port encadré des « tatouages, barbes et moustaches, bijoux ou accessoires de mode par les personnels affectés dans les services de la police nationale ». Cette circulaire prise par le préfet Morvan, directeur de la Dgpn prend acte de ce que les piercings et les Tbm ne sont pas qu’un effet de « mode » mais bien « un phénomène culturel et de société ». En conséquence, conclut la direction, tant que les règles de déontologie et l’ordre public ne sont pas atteints et que les coupes des cheveux et poils faciaux demeurent « courtes, soignées et entretenues, sans fantaisie, compatibles avec le port des coiffes de service », rien n’empêche a priori un agent de porter barbe, moustache ou tatouage(s). Après avoir posé ce principe, l’instruction mentionne deux exceptions principales (que l’on retrouve, du reste, en toute profession) :

  • lorsqu’est en jeu la sécurité (par exemple pour une barbe trop longue d’un représentant des forces publiques au point qu’un manifestant pourrait s’en saisir contre l’agent lui-même ou parce qu’il ne pourrait pas porter par exemple un masque à gaz[46] ou à propos de piercings ou d’autres bijoux qui pourraient être retournés contre leurs porteurs) ;
  • et s’agissant d’un port incompatible avec les obligations déontologiques de neutralité des agents (par exemple s’agissant d’une croix gammée).

Enfin, souligne l’acte para-réglementaire, au visa du Code de la sécurité intérieure (art. R. 434-1 et s.) applicable aux gendarmes et aux policiers et spécialement vis-à-vis de l’art. R. 434-14, « le policier ou le gendarme est au service de la population. Sa relation avec celle-ci est empreinte de courtoisie (sic) et requiert l’usage du vouvoiement (re sic) ». Au nom de la « dignité des personnes », l’instruction souligne une circonstance particulière : tout agent positionné en uniforme et/ou en contact direct avec le public se doit d’être particulièrement exemplaire (principe que l’on va retrouver applicable à toute profession).

La tradition des corps d’armées : les corps pileux notamment tatoués. Ainsi qu’on l’a rappelé supra, les corps d’armées ont connu jusqu’en 1933 une obligation normative pileuse. En revanche, rien n’imposait à ces corps d’être tatoués. Toutefois, si rien ne l’obligeait et ne l’oblige encore officiellement, ont longtemps existé – et existent encore – des traditions et des usages en matière de tatouages. La Marine[47] dans de nombreux pays en est peut-être, avec la Légion étrangère, le corps le plus topique et ce, s’agissant des marins, singulièrement dans les pays anglo-saxons[48]. Ici le Droit écrit ne compte (presque) plus s’agissant au moins de l’apparence physique : la force de la tradition des communautés d’individus aux rites propres aux groupes s’impose. Comme autrefois lorsque la métropole acceptait qu’une colonie (parce qu’elle était éloignée et concernait moins de monde) bénéficiât d’exceptions, les marins et les légionnaires (parce qu’ils sont la plupart du temps éloignés du territoire métropolitain et qu’ils ne sont pas si nombreux) voient leurs signes identitaires s’affirmer sous l’œil tolérant et complice de la République.

Le travailleur accueillant (ou non) du public. Cette parenthèse marine refermée, il faut aborder le principe cardinal de notre étude : la confrontation de l’agent au public. En effet, en droit public comme en droit privé, ne pas revêtir correctement un uniforme donné ou ne pas manifester une apparence physique jugée digne est susceptible de sanction(s). Il s’agit bien d’une faute professionnelle ainsi que l’a éprouvé un gardien de prison du centre corrézien de détention d’Uzerche qui a reçu un avertissement du directeur régional des services pénitentiaires parce qu’il avait effectué une partie de son service (la surveillance de détenus pendant des activités sportives) en baskets ! « Pas de Tn pour les matons » a également estimé, après l’employeur public, le Tribunal Administratif de Limoges[49] (jugement n°01-1514 du 06 mai 2004). Ce dernier relevant que la mission de surveillance précitée « n’impliquait aucunement » que le gardien « prenne part aux activités sportives en cause » ! Il en est de même en droit privé[50].

La jurisprudence en matière de tenues et/ou d’apparences physiques jugées inappropriées est assez claire, même si elle relève d’une appréciation toujours circonstanciée et propre aux fonctions exercées.

Un agent en contact direct avec le public n’est ainsi pas placé dans la même situation (et avec les mêmes obligations de soin de son apparence physique) qu’une ou un collègue placé dans un bureau ou un atelier ne recevant pas d’administrés ou de clients.

Si l’employeur peut donc imposer une « tenue » / « apparence » particulière et conforme à l’emploi considéré, il ne peut pas pour autant tout sanctionner ou refuser.

Résumons-nous : par principe l’employeur public (comme privé) ne peut – sans causer de discrimination (et donc en être condamné) – refuser d’employer ou sanctionner lui-même (jusqu’au licenciement) un travailleur barbu, moustachu et/ou tatoué parce qu’il serait barbu, moustachu et/ou tatoué. L’Egalité s’affirme.

  • En revanche, s’il existe un impératif d’ordre public (comme celui de sécurité) ou une contrainte professionnelle particulière avérée, les ports précités pourront être restreints. Ainsi, un agent travaillant avec des produits combustibles ou avec de la pyrotechnie pourrait voir le port de sa barbe (inflammable) contraint.
  • Surtout, si l’agent est en contact avec le public, il ne doit choquer ou porter atteinte à la dignité de personne. C’est évidemment ce dernier critère – le plus subjectif – qui donnera lieu aux appréciations les plus difficiles et circonstanciées. Ce qui sera permis pour un enseignant-chercheur s’adressant à un public majeur ne le sera pas nécessairement pour un professeur des écoles. Ce qui sera admis pour un policier ou d’un gardien de prison ne le sera pas nécessairement d’un magistrat, etc.

Il faut ici mentionner l’existence de la décision-cadre 2019-205[51] du Défenseur des droits qui permet non seulement de résumer l’état du Droit mais encore d’attirer l’attention des employeurs sur le risque de discriminations. En effet, rappelle le document, les caractéristiques physiques peuvent être considérées et contraintes par l’employeur public ou privé si elles répondent à « une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée ». Ce sont les rares exceptions qui seront développées infra. La décision-cadre signale par ailleurs que selon elle « le contact avec les usagers, l’exercice d’une fonction d’autorité ou la relation avec la clientèle ne permettent pas, à elles seules, de justifier toutes les restrictions ». Tout est donc bien affaire d’appréciation circonstanciée dans cette appréhension de l’apparence physique que le Défenseur définit ainsi au point 27 : « l’ensemble des caractéristiques physiques (sic) et des attributs visibles propres à une personne, qui relèvent tant de son intégrité physique et corporelle (morphologie, taille, poids, traits du visage, phénotype, stigmates etc.) que d’éléments liés à l’expression de sa personnalité (tenues et accessoires vestimentaires, coiffure, barbe, piercings, tatouages, maquillage, etc.) ». Les Tbm sont ainsi bien concernés.

III. Le refus des messages appréhendés comme politiques, religieux ou porteurs de propos prohibés dans l’espace public

Si la tolérance des apparences physiques semble croissante, demeurent deux exceptions : celles de certains « messages » prohibés dans l’espace public et la question, tout aussi croissante, de la véritable « peur » du religieux (notamment musulman) et des manifestes fantasmes qu’elle véhicule.

L’antique interdiction de la barbe gauchiste. Si la moustache a été réglementaire dans l’uniforme public militaire, la barbe n’a pas connu le même engouement. Sous l’Ancien Régime, rappelle ainsi Glasson[52], on trouve une ordonnance royale de 1540 « qui défendait à tous juges, avocats et autres, de porter barbe et habillements dissolus » mais l’on sait également que le port de la barbe et de la moustache dans la magistrature fluctua selon les siècles et notamment les modes suivies par l’Eglise et ou le Souverain. En 1974, l’article 11 du Règlement intérieur d’emploi des gradés et gardiens de la police nationale[53] interdisait même explicitement son port sans exception. Il est désormais toléré mais accepté seulement s’il est court.

La barbe longue demeure en effet dans l’inconscient collectif celle des dangereux révolutionnaires dits gauchistes. A l’Université, ainsi, on se souvient que plusieurs normes ont régi les usages capillaires[54]. Le 20 mars 1852, la circulaire Fortoul du ministre de l’Instruction publique interdisait aux enseignants de porter barbes et moustaches. Ces premières, « peu compatibles avec la gravité du professorat » étaient, sous le Second Empire, perçues comme un signe d’opposition au pouvoir impérial. Alors, commentait-on « Hugo, qui a commencé sa carrière joues nues, se laissa croître le poil à mesure qu’il se gauchisait »[55] ! Plus tard, expliquera même Pier Paolo Pasolini : « le langage de ses cheveux exprimait, même indiciblement, des « choses » de gauche » !

A l’Opéra où se produisent notamment des agents publics, la question a même été posée devant les tribunaux : les artistes (que l’Etat rétribuait directement ou non) avaient-ils en conséquence le droit, sans offenses, de paraître sans être glabre ? Et l’auteur du code du théâtre[56] de répondre en résumant la jurisprudence : « l’artiste est tenu de se soumettre à toutes les exigences de ses rôles et de son emploi » ; « il doit en faire le sacrifice (sic) chaque fois que les besoins du service l’exigent ». Force est alors de constater qu’en 2020, toujours, la barbe longue est encore mal perçue. L’instruction précitée de 2018 applicable aux gendarmes et policiers y insiste : si barbe ou moustache il y a : la coupe en sera courte et soignée « sans fantaisie ». A la fin du XIXe siècle, de même, lorsque les poils faciaux étaient tolérés jusque dans les corps armés, il était bien précisé qu’ils seraient taillés et ordonnés et non libres et longs à la seule exception, peut-être, de la barbe longue étonnamment acceptée chez les sapeurs[57] et ce, peut-être du fait du patronyme de leur sainte-patronne. C’est cet état que décrit la théorie militaire et administrative de Cochet de Savigny[58]. Plus récemment (avant l’instruction de janvier 2018), certains médias[59] ont même évoqué dans les corps armés et chez les Crs par exemple de véritables « chasses aux barbus » et l’existence d’une « note de la direction zonale des compagnies républicaines de sécurité » du 1er mars 2017 pour la région Est. Selon cette instruction : « à compter de ce jour est mis en place un tableau mensuel recensant le nombre de fonctionnaires porteurs de barbe ou de bouc ». Heureusement pour les Crs barbus, la circulaire Morvan a modifié cet ordre étonnant daté de 2017 mais respirant les siècles passés. Cela dit, l’art. 90 du règlement intérieur des Compagnies Républicaines de Sécurité continue d’affirmer l’interdit de la barbe aux Crs à moins d’une autorisation explicite du chef de service central des Crs.

La traduction des interdits (notamment de sécurité) de l’espace et de l’ordre publics. Ainsi, les éléments matériels permettant de justifier l’interdit vestimentaire ou d’apparence physique sont rares. Il existe effectivement quelques obligations dues à des emplois spécifiques et dangereux (où l’on va par exemple manipuler des produits dangereux), quelques exigences d’hygiène (en contact avec des produits alimentaires ou de santé notamment) et de sécurité (pour les agents ou le public qu’ils côtoient) mais ces éléments matériels sont plutôt et si objectivement circonstanciés qu’ils ne posent, au contentieux, que peu de difficulté(s). Ainsi, un Crs avec une barbe de cinquante centimètres pourra entendre qu’il est dangereux pour sa sécurité qu’un potentiel manifestant s’y agrippe. Une infirmière comprendra également que le tatouage à propos duquel elle a une réaction cutanée vive et qu’elle vient de réaliser pourrait être mal perçu sinon craint des patients et de sa hiérarchie lui demandant d’agir en milieu stérile. Concrètement, par exemple, l’instruction Morvan précitée nous indique, à propos des policiers, qu’afin « de respecter les exigences de sécurité et la nécessaire étanchéité du matériel prescrite par le fabricant, le port de la barbe ou des favoris ne pourra pas être autorisé lors de 1 ‘utilisation des équipements spéciaux de la tenue Nrbc, à 1’ exception des entraînements et exercices » ; ladite tenue étant celle des opérations Nucléaires, Radiologiques, Biologiques et Chimiques.

Le refus des symboles explicites contraires à la neutralité. La recherche des « Tbm déontologiques ». Plus complexe à appréhender est la justification d’éléments non matériels mais psychologiques ou spirituels. Il en est particulièrement ainsi des tatouages dont on peut se demander comment les appréhender au regard de la liberté de se vêtir, d’assumer son apparence physique et in fine de la liberté d’expression[60]. « Mort aux vaches » ou « aux cons », croix gammée, injures et autres propos diffamants, racistes, antisémites ou encore xénophobes : il est évident que si ces expressions étaient verbalisées en public ou entre collègues par un agent public, elles seraient sanctionnées. Il n’y a donc aucune raison pour qu’un tatouage qui traduirait les mêmes matérialisations soit acceptable et accepté. Tout ce qui est contraire à l’oral ou par le derme coloré aux obligations déontologiques et statutaires et – évidemment – aux Lois de la République est et doit être sanctionné. Il en va conséquemment s’ils sont visibles des collègues, de la hiérarchie ou évidemment du public de tatouages qui :

  • seraient injurieux ou diffamants (comme des doigts sur lesquels seraient écrits « Vtff » ou encore « Bastard », « Fuck off » ;
  • porteraient atteinte à la neutralité du service dans toutes ses dimensions (religieuse, politique, philosophique, etc.) à l’instar de messages tels que « à bas la République ! », « Vive le Rassemblement National ! » ou même de logotypes de partis ou d’idéaux politiques partisans ;
  • en particulier manifesterait un prosélytisme ou un dénonciation d’une religion ou d’un comportement religieux donné (ce qui serait contraire au principe de Laïcité à la différence du port d’une barbe) et ce, à l’image d’un verset, d’une représentation biblique, satanique, etc.

Bien entendu, ici comme souvent en Droit, tout sera question d’appréciation et d’interprétation in concreto. Un message certes biblique comme « aimez-vous les uns les autres » serait potentiellement accepté ; une rose au poing pourrait même l’être s’il ne s’agit pas du strict logotype du parti socialiste. On part donc ici – en pratique – à la recherche des Tbm déontologiques ou conformes aux déontologies et pratiques professionnelles. Au contentieux, citons cet arrêt du Conseil d’Etat[61] confirmant le renvoi (rare avant même sa titularisation et la fin de sa période d’essai) d’un fonctionnaire stagiaire (en l’occurrence surveillant pénitentiaire) qui avait diffusé (notamment sur réseaux sociaux) ses préférences politiques extrémistes et l’existence sur son corps d’un tatouage néonazi. Même non visible en permanence, le fait que l’intéressé ait rendu publiques la connaissance et l’existence de ce tatouage au message prohibé car contraire à la neutralité du service public a suffi.

Saintes barbes prosélytes ? Deux dernières hypothèses pour terminer notre panorama des Tbm dans les fonctions publiques : les sapeurs-pompiers et la barbe dite prosélyte. S’agissant des premiers, on a rappelé supra que le port de la barbe leur avait un temps été reconnu (à la différence des militaires) mais – en toute hypothèse – de nos jours il demeure plus rare et ce, d’autant plus que l’arrêté du 8 avril 2015 fixant les tenues, uniformes, équipements, insignes et attributs des sapeurs-pompiers n’y incite pas véritablement. Son article 08 dispose en effet que « pour des raisons d’hygiène et de sécurité » : « le port de bijoux apparents (dont les boucles d’oreilles et les piercings) n’est pas autorisé ; les cheveux doivent être d’une longueur compatible avec le port d’une coiffe ou être attachés ; le rasage est impératif pour la prise de service ; dans le cas particulier du port de la barbe ou de la moustache, celles-ci doivent être bien taillées et permettre une efficacité optimale du port des masques de protection ». Donc, certes, la barbe est autorisée mais à titre exceptionnel et courte et bien taillée.

Rien à voir, cette fois, avec l’univers des sapeurs-pompiers et celui de leur « sainte patronne » (Sainte-Barbe) d’appropriation étonnamment républicaine, parlons maintenant de la « barbe » à connotation religieuse. On a compris qu’a priori tout agent public peut porter la barbe (au besoin courte et taillée dans certaines fonctions où des exigences sécuritaires ou de port de coiffes l’impliquerait) mais il est clair qu’en tant que tel le port d’une barbe ne saurait être interdit. Pourtant, une jurisprudence vient ternir ce principe et elle nous semble singulièrement détestable. Il s’agit de l’arrêt de la Caa de Versailles en date du 19 décembre 2017[62] qui a considéré à travers l’existence d’une barbe « particulièrement imposante » une « appartenance religieuse » contraire au principe de laïcité. Même si le 25 décembre approchait, il ne s’agissait évidemment pas de la barbe du Père noël ou de celle de Saint-Nicolas mais de celle d’un stagiaire associé à un centre hospitalier qui y était normalement accueilli du 4 novembre 2013 au 2 novembre 2014. Toutefois, le 13 février 2014, l’établissement de santé l’accueillant avait unilatéralement mis fin au stage de l’intéressé qui en a contesté la décision auprès du TA de Montreuil (qui a rejeté sa demande) et en appel devant la Caa de Versailles qui a également débouté l’intéressé. Mettons de côté les éléments de procédure disciplinaire (qui ici n’apportent que peu et sont assez banaux) et concentrons-nous sur le motif légitimant une telle mise au ban : sa « barbe particulièrement imposante » qui traduirait non seulement son appartenance religieuse mais encore un acte de prosélytisme vis-à-vis des usagers et des personnels. Certes, la Caa a rappelé dans son arrêt non seulement que la liberté de conscience et la laïcité sont deux principes constitutionnels à concilier mais surtout – ce qui est paradoxal – qu’a priori « le port d’une barbe, même longue, ne saurait à lui seul constituer un signe d’appartenance religieuse ». Pourtant, elle n’en a pas tiré les mêmes conséquences que nous (ou alors elle s’exprime fort mal et ne donne pas les éléments permettant de la suivre). En effet, qu’un agent public ou assimilé (comme un stagiaire) se doive de ne pas faire état de convictions religieuses est évident et non contesté : le principe de neutralité et / ou de laïcité s’y oppose. Si l’intéressé psalmodiait, s’il faisait des signes de croix, s’il donnait l’absolution à des patients, s’il récitait le Coran ou la Torah, il était parfaitement loisible à l’administration de sanctionner un tel comportement. Il en serait de même s’il officiait en soutane, avec une cornette dite « à la Rolande » ou pour une femme avec un voile islamique car ces tenues vestimentaires sont effectivement des signes destinés à marquer une appartenance religieuse. En revanche, il n’en est rien du seul port d’une barbe qui – même s’il est perçu comme tel et même si au fond il est pratiqué pour une raison religieuse – ne peut et ne doit, en France en 2020 alors que l’ordre moral n’est plus, justifier une telle sanction. Peu importe selon nous que d’aucuns aient perçu ladite formation pileuse comme religieuse car la barbe n’est ni un comportement, ni un message, ni un vêtement : elle fait partie intégrante de son porteur à l’instar de ses pieds, de ses mains ou de ses yeux. Un homme qui ne rase pas ou peu a par définition de la barbe : c’est un signe de masculinité passée la puberté et que certaines religions l’encouragent ou non n’y change rien. Il nous paraît conséquemment affolant qu’un juge[63] ose justifier une sanction pour ce seul motif. Ce n’est pas la barbe qui doit justifier une réaction mais le comportement de son porteur et si ce dernier se contente de ne pas être rasé, personne ne devrait pouvoir le lui reprocher. Or, précise la Cour, « dans ces conditions, il doit être regardé comme ayant manqué à ses obligations (…), alors même que le port de sa barbe ne s’est accompagné d’aucun acte de prosélytisme ni d’observations des usagers du service » ! Heureusement, entre la première écriture du présent article et sa publication, fut jugé et publié un pourvoi en cassation. Il résulte de ce dernier que par un arrêt[64] en date du 12 février 2020, le Palais royal a enfin affirmé solennellement que, quelle que soit sa taille, une barbe ne peut « être regardée comme étant par elle-même un signe d’appartenance religieuse » conséquemment contraire au principe de Laïcité. Il en était ainsi dans l’espèce litigieuse et les juges du fond avaient donc eu tord d’accepter la rupture unilatérale du stage du requérant barbu hors de « circonstance susceptible d’établir [qu’il] aurait manifesté [des] convictions [religieuses] dans l’exercice de ses fonctions ».

Tenue correcte exigée. En définitive, on retrouve ici avec les Tbm la fameuse expression plus moraliste que juridique de « tenue correcte exigée » ou pour reprendre la jurisprudence d’apparence « correcte et soignée ». Une négligence vestimentaire ou pileuse ne justifiera jamais en tant que telle une sanction mais s’il existe un uniforme ou des indications (par exemple dans un règlement intérieur) d’apparence physique à respecter, leur non-respect ne pourra être considéré comme discriminatoire[65]. De même, on s’attendra à ce que la décence et la pudeur soient respectées ce qui implique qu’un message érotique ou sexué que formerait un tatouage ou une coupe de poils ou de cheveux particulière serait susceptible d’entraîner une sanction professionnelle s’il est estimé qu’un préjudice ou un trouble est causé aux collègues ou à la clientèle (et ainsi qu’il en fut considéré à propos d’une employée portant des vêtements transparents et ce, sans… sous-vêtements[66]). Concrètement, cependant, redisons-le le seul port d’une barbe ou de cheveux longs (hors hypothèse militaire précitée) ne peut ni ne doit justifier un licenciement a contrario de ce qu’a jugé la Caa de Versailles en 2017[67] mais a pari de ce qu’entend la jurisprudence judiciaire de la Ca de Versailles[68]. Il en va différemment de l’entretien. En ce sens, rappelle la même Cour, « un soignant mal rasé » ne participeraitpas à « l’image de la plus grande propreté corporelle requise par le règlement d’un Ehpad » rapporte l’Annexe IV[69] de la décision-cadre préc. 2019-2015.

Du symbolique à l’esthétique. En conclusion, on aimerait partager le constat qu’émet Eric Guillon dans plusieurs des livres (préc.) qu’il a écrit ou co-écrit sur le sujet. Selon lui, en effet, alors que le tatouage a originellement été (y compris dans les fonctions publiques ajoutons-nous) un marqueur symbolique, un rite de passage ou d’escales parfois comme chez les marins et les légionnaires, il semble davantage devenu une unique préoccupation d’apparence physique esthétique.

Alors que barbes et tatouages dissimulaient (en les sublimant) autrefois les corps et gueules cassés des agents publics d’autorité, ils sont devenus désormais des matérialisations bien moins symboliques et beaucoup plus cosmétiques.


* Le présent article est dédié à Jordan C. des Curiosités J. pour qu’il retrouve le sourire.

[1] On entendra par tatouage la définition qu’en retient le Snat (cf. en ligne : https://www.s-n-a-t.org/download/charte_snat.pdf). Quant aux attributs pileux, on les qualifiera infra au moyen du Dictionnaire des connaissances générales utiles à la gendarmerie.

[2] Si les premiers concernent essentiellement les agents de sexe masculin (et l’on mettra de côté l’hypothèse – dont on conviendra qu’elle est plutôt rare en fonctions publiques – des « femmes à barbe »), les tatouages concernent en revanche les travailleurs de tout sexe.

[3] L’interrogation des normes, de la doctrine et de la jurisprudence administrative sur les Tbm en droit public est a priori décevante surtout lorsqu’après l’espoir de considérer 453 décisions traitant de « moustaches », on réalise qu’elles sont toutes ou presque dues à la présence en juridiction du président Roland Moustache.

[4] Rappelons que le terme s’emploie toujours au singulier pour un être humain et au pluriel pour les poils longs d’un animal comme le chat. On dira ainsi de Mme R. E. M. qu’elle a de « la » moustache et de Chaconne de Bach qu’elle a « des » moustaches. Enfin, le plus belle des moustaches est évidemment celle du désormais célèbre « Monsieur Moustache » (Hugo S.) à qui les présents propos sont offerts.

[5] A nos yeux (dont on concédera qu’ils sont subjectifs), le plus bel article sur la question est celui de : Schmitz Julia, « Costume, vêtement(s) & droit du travail : la liberté de se vêtir au travail » in Chansons & costumes « à la mode » juridique & française ; Le Mans, L’Epitoge ; 2015 ; p. 107 et s.

[6] Cass., Soc., 28 mai 2003, n°02-40.273 dans l’affaire désormais célèbre dite du « bermuda ».

[7] Cedh, 1er juillet 2014 (GC), S. A. S c/ France, n° 43835/11.

[8] Cedh, 27 août 2015, Parillo c/ Italie, n° 46470/11.

[9] Tel qu’exprimé dans la Constitution, dans la devise de l’Etat ou encore par CE, Ass., 28 mai 1954, Barel (Rec. p. 308).

[10] Conseil Constitutionnel, Décision n° 87-232-DC du 7 janvier 1988.

[11] Ordonnance n° 2005-901 du 2 août 2005 relative aux conditions d’âge dans la fonction publique et instituant un nouveau Parcours d’Accès aux Carrières de la fonction publique Territoriale, de la fonction publique hospitalière et de la fonction publique de l’Etat.

[12] Et ce, à titre très personnel, même si le sens de cette expression nous hérisse le poil (de la barbe évidemment) ainsi qu’on l’a expliqué in Dictionnaire de droit public interne ; Paris, LexisNexis ; 2017 ; p. 132 et s.

[13] Loi dite Le Pors n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.

[14] Voyez en ce sens sur le site de l’institution :

https://juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=18851.

[15] Loi n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique et notre commentaire (critique) :

http://unitedudroit.org/FP/TFP1-MTD.pdf en partie publié in Droit social ; 2020 ; n°03 ; p. 232 et s.

[16] Il en sera ainsi des vêtements ignifugés des pompiers ou des treillis de camouflage des militaires.

[17] A ce propos, on se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, « Uniformes (civils) des fonctions publiques nationales : entre ordre(s) & Egalité » in Chansons & costumes … ; op. cit. ; p. 161 et s.

[18] En droit privé (car nous n’avons pas – encore – trouvé d’exemple en droit public) il en a ainsi été jugé à propos d’un agent de sécurité à qui l’on imposait, à tort, un uniforme alors qu’il était enfermé dans une cabine de visionnage de télésurveillance sans contact avec le public.

[19] Ainsi est confirmé le licenciement de l’agent de police portant un foulard visible sous sa casquette réglementaire ainsi que des vêtements longs dissimulant ses bras sous un polo à manches courtes : Caa Paris, 19 février 2019 (n°17PA00273).

[20] Il en va ainsi de la compagnie de service (encore) public Air France.

[21] Reproduite au Journal militaire ; 1832 ; p. 182 et s.

[22] Cette dernière étant, selon le Dictionnaire préc. des connaissances générales utiles à la gendarmerie (Paris, Lavauzelle ; 14e éd. de 1902 ; p. 523), la « partie de la barbe qui pousse au-dessus de la lèvre supérieure ». La barbe se définissant quant à elle comme l’« ensemble des poils qui poussent sur le visage de l’homme (sic) » (ibidem ; p. 94 et s.). V. également : Dupuis Delphine, Petit manuel de la moustache et de la barbe ; Paris, Les vieux tiroirs ; 2013 ; spécialement p. 158 et s.

[23] Il s’agissait – encore – de Nicolas Joseph Maison (1771-1840) entre temps devenu Ministre de la Guerre.

[24] In Gend’Info ; juillet 2011 ; repris in Libération du 15 juillet 2011.

[25] Art. 331 du décret du 21 septembre 1916 sur le service intérieur des corps de troupe in Bulletin des Lois de la République française ; 1916 ; p. 1559.

[26] Cf. Décret du 1er avril 1933 portant règlement du service dans l’armée. 1re partie. Discipline générale. Mis à jour à la date du 15 avril 1940 ; Paris, Lavauzelle ; 1940 ; p. 33.

[27] Touzeil-Divina Mathieu & Touzeil Tiphaine, « Un droit à l’utopie ? Voyage au cœur des aventures du Philémon de Fred » in Le Droit dans les Bandes dessinées ; Paris, Lgdj ; 2012 ; p. 171 et s.

[28] On reprend ici des éléments développés in « Uniformes (civils) des fonctions publiques nationales » préc.

[29] On lira à cet égard les deux premiers chapitres (à propos de la Bible, de l’Islam et du poil) de : Auzépy Marie-France & Cornette Joël (dir.), Histoire du poil ; Paris, Belin ; 2011.

[30] Perruques qui furent cependant abandonnées en France sur prescription… et pression médicale ainsi que le rappelle : Herzog-Evans Martine, « To robe or not to robe : discussion internationale informelle autour du port de la robe par les magistrats et les avocats » in Ajdp ; juillet 2013 ; n°7, p. 395 et s. Ces mêmes perruques, d’ailleurs, furent importées depuis la mode française au Royaume-Uni où elles sont demeurées, notamment dans le costume juridique, encore d’actualité : Woodcock Thomas, Legal habits ; a brief sartorial history of Wig, Robe and Gown ; Londres, Ede and Ravenscroft ; 2003.

[31] Affaire notamment racontée par Rousselet Marcel, Histoire de la magistrature française ; des origines à nos jours ; Paris, Plon ; 1957 ; Tome I ; p. 347 et s.

[32] Cf. Deligand Edouard, Les gens de robe peuvent-ils porter moustache ?; Sens, Duchemin ; 1876.

[33] Cité par M. Julien ; op. cit. ; p. 06.

[34] Dupuis Delphine, Petit manuel de la moustache et de la barbe ; Paris, Les Vieux tiroirs ; 2013 ; p. 161.

[35] A son sujet : Cronier Emmanuelle, « Les poilus » in Histoire du poil ; op. cit. ; p. 235 et s.

[36] Au présent ouvrage on lira avec profit : Dhalluin Sébastien, « Marquer les hommes comme l’on marque les bêtes : la peine de la flétrissure, une altération judiciaire des corps criminels » ; p.63 et s.

[37] Il s’agit du XIe « baromètre » de la perception des discriminations dans l’emploi (2018), accessible sur :

https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/etudresult-harcmoral-a4-num-30.08.18.pdf.

[38] Ibidem ; p. 03 du « baromètre ».

[39] Duflos Julie & Hidri Neys Oumaya, « Entre perceptions accrues et recours marginaux : le paradoxe des discriminations selon l’apparence physique à l’embauche » in Les cahiers de la LCD ;2018 ; n°6 ; p. 99 et s.

[40] Https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—europe/—ro-geneva/—ilo-paris/documents/publication/wcms_452486.pdf.

[41] Que décrypte (outre son histoire et ses évolutions) le catalogue de l’exposition (du Musée du Quai Branly) Tatoueurs, tatoués ; Paris, Actes Sud ; 2014. Peuvent également être consultés à ce sujet non seulement plusieurs des articles du site Internet du Syndicat National des Artistes Tatoueurs et des professionnels du tatouage (Snat) (https://syndicat-national-des-artistes-tatoueurs.assoconnect.com/page/86330-accueil) ainsi que : Le Breton David, Signes d’identité ; tatouages, piercings et autres marques corporelles ; Paris, Métailié ; 2002.

[42] Ainsi qu’en témoignent les très beaux livres de : Pierrat Jérôme & Guillon Eric, Les vrais, les durs, les tatoués : le tatouage à Biribi ; Paris, Larivière ; 2005 et (des mêmes auteurs) Mauvais garçons, tattoed underworld a portrait gallery ; Paris, Manufacture de livres ; 2013.

[43] Https://www.fonction-publique.gouv.fr/files/files/Espace_Presse/girardin/Rapport_LHorty_final.pdf.

[44] Dont l’Unsa-Police qui le rappelle avec fierté :

http://police.unsa.org/specialistes/conditions-de-travail/article/tatouages-barbes-et-moustaches-l-unsa-police-obtient-satisfaction.

[45] In Bomi (Bulletin Officiel du Ministère de l’Intérieur) ; 2018-02 ; p. 196 et s.

[46] Ces deux exemples – non fictifs – ayant été confirmés par plusieurs agents (dont un « grand barbu ») et anciennement manceaux que l’auteur du présent texte tient à saluer et à remercier. Pour le cas du masque à gaz, la jurisprudence confirme a priori l’analogie avec un agent administratif qui refusait de se raser impliquant qu’il ne pouvait plus porter l’appareil de protection respiratoire que son emploi d’entretien de la piscine municipale imposait : Caa de Versailles, 19 février 2008 (n°06VE02005).

[47] Sur le sujet : Pierrat Jérôme & Guillon Eric, Les gars de la marine : le tatouage de marin ; Paris, Larivière ; 2005. Les auteurs rappellent notamment que c’est à la Marine que l’on doit même le mot « tattow » transformation du « tatau » tahitien des marques dermiques bleutées.

[48] Pierrat Jérôme & Guillon Eric, Marins tatoués (…); Paris, Manufacture de livres ; 2018.

[49] Cf. « à propos du port de l’uniforme (prison) » in Ajfp ; juillet 2004 ; n°4, p. 204 et s.

[50] C’est la célèbre jurisprudence de l’agent immobilier en jogging (Cass., Soc., 06 novembre 2001, Brunet ; Liaisons sociales ; 20 décembre 2001 ; n°746) ou du salarié en bermuda (Cass., Soc., 28 mai 2003 (02-40273)).

[51] Https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/decision-cadre_apparence_physique.pdf.

[52] Glasson Ernest-Désiré, Les origines du costume de la magistrature, Paris, Larose et Forcel, 1884 ; p. 17.

[53] Dans sa version actualisée en 2012, il est encore en ligne ici :
http://www.fpip-police.fr/wp-content/uploads/2012/03/RIPN.pdf.

[54] Voyez en ce sens à l’occurrence « M comme Moustaches » in Touzeil-Divina Mathieu & Boninchi Marc, « Dictionnaire policé du Droit de l’opéra au XIXe siècle » in Droit & Opéra ; Paris, Lgdj ; 2008 ; p. 338 et s.

[55] Cité par Baillette Frédéric, « Organisations pileuses et positions politiques ; à propos de démêlés idéologico-capillaires » in Quasimodo ; n°7 ; Montpellier ; 2003 ; p. 121 et s.

[56] Le Senne Charles, Code du théâtre (…) ; Paris, Tresse ; 1878.

[57] Ce qui semble pourtant incompatible avec la sécurité des agents (le poil étant particulièrement inflammable) mais est attesté dans plusieurs documents dont le truculent Carnet de la Sabretache : revue militaire rétrospective ; publiée mensuellement par la Société « La Sabretache » ; Paris, Leroy ; 1937 ; p. 525.

[58] Cochet de Savigny Pierre Claude Melchior, de la gendarmerie (…) ; Théorie militaire et administrative ; Paris, Léautey ; 1844 ; Tome II ; p. 879 et s.

[59] Https://www.lepoint.fr/societe/les-crs-ouvrent-la-chasse-aux-barbus-03-03-2017-2109169_23.php.

[60] Sur ce sujet, on lira au présent ouvrage : Nicaud Baptiste, « Tatouage et liberté d’expression » ; (…)

[61] CE, 04 juillet 2018, B. (req. 419180).

[62] (15VE03582) commenté par nos soins au Jcp A 2018 ; n°02 ; 14 et s.(dont les propos suivants sont tirés).

[63] Encouragé, cela dit, par les propos de plusieurs politiques jusqu’au sommet de l’Etat. On se souvient en ce sens des déclarations hallucinantes du ministre de l’Intérieur, Castaner, en octobre 2019 expliquant (devant plusieurs commissions parlementaires à l’Assemblée Nationale comme au Sénat) que, parmi les signes de radicalisation des islamistes, il fallait être particulièrement sensible à la barbe. Ces mots ont provoqué le dégoût puis l’hilarité de nombreux citoyens qui les ont dénoncés et raillés sur les réseaux sociaux, au moyen du hashtag #SignaleUnMusulman, dénonçant à ce titre plusieurs dangereux barbus comme le premier ministre Edouard Philippe, l’ancien président du parti des Républicains, Laurent Wauquiez ainsi que de nombreux hipsters !

[64] Avec nos observations « Au nez et à la barbe des juges du fond, le Conseil d’Etat rappelle (enfin) qu’en soi porter la barbe n’est ni illégal ni contraire au principe de Laïcité » in Jcp A n°08 ; 2020 ; p. 03 et s.

[65] CA Nancy, 06 février 2013 (n° 12/00984) cité dans la décision-cadre préc. du Défenseur des droits.

[66] Cass., Soc., 22 juillet 1986 (n°82-43.824) in Liaisons sociales n°5844 ; p. 07.

[67] Et a priori aussi à la mairie de Tremblay-en-France en 2011 où un fonctionnaire semble avoir connu le même sort selon : Feixas Jean & Pierrat Emmanuel, Barbes et moustaches ; Paris, Hoëbeke ; 2015 ; p. 98.

[68] A propos d’un salarié de supermarché respectant le port des vêtements de la « marque » au service de laquelle il était employé mais à la barbe et aux cheveux longs (ainsi qu’avec une boucle d’oreille) ce qui n’a pas été jugé contraire à la « tenue propre et correcte » imposée par le règlement intérieur de l’enseigne : Ca de Versailles, 08 juillet 1994, n°93-6638.

[69] Op. cit. ; p. 33 à propos de CA Versailles, 31 août 2011, n°10/03526.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).