République & Justice pénale (par M le pr. Jacques Viguier)

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

République & Justice pénale (par M le pr. Jacques Viguier)

Voici la 17e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 1er livre de nos Editions dans la collection « Académique » : les Voyages en l’honneur du professeur Geneviève Koubi.

L’extrait choisi est celui de l’article de M. le professeur Jacques Viguier intitulé « République & Justice pénale« .

Cet ouvrage est le premier
issu de la collection « Académique ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume I :
Voyages en l’honneur du professeur Geneviève Koubi :
un droit à l’évasion … circulaire !

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina & Gilles J. Guglielmi)

– Nombre de pages : 362
– Sortie : octobre 2012
– Prix : 69 €

  • ISBN : 978-2-9541188-2-6
  • ISSN : 2262-8630

Présentation :

La carrière du professeur Koubi a fêté ses trente années d’entrée dans la fonction publique. Pour cet anniversaire (et un autre plus « civil »), comme un clin d’œil aux rapports qu’elle entretient avec la notion de commémoration, et parce qu’elle a toujours dit refuser les honneurs lors de son départ officiel en retraite, quelques collègues et amis ont décidé – en secret, comme ce devrait être toujours l’usage – de lui proposer un hommage pour ces trente années de notes, de publication(s), de critique(s) et de dévouement au service public, à l’enseignement et à la recherche. La thématique qui a été retenue est triple : en effet elle tourne non seulement autour du voyage mais également de l’évasion et ce, de façon nécessairement …. « circulaire » !

Le Professeur Koubi se méfie des institutions, sans doute parce qu’elle les connaît bien et ne supporte pas les complaisances qui s’y développent naturellement. Geneviève n’aime pas les commémorations, espaces de consensus forcés par le temps, stations artificielles sur un chemin non tracé mais continu. Des « Mélanges » ne pouvaient donc pas lui convenir, sauf s’ils sortaient de la tradition institutionnelle ou cérémonielle, sauf s’ils évitaient les écueils de l’entre-soi, de la promotion corporative, de l’atteinte aux mystères d’une personnalité. C’est pourquoi ces Mélanges, bien qu’ils soient substantiellement l’offrande de collègues et d’amis à une femme qui a marqué la vie intellectuelle de son temps et des disciplines qu’elle a fréquentées, ne respectent quasiment aucune règle coutumière du genre des Mélanges. En cela, ils consacrent par eux-mêmes l’axe majeur des travaux de la dédicataire : penser la transgression.

République
et Justice pénale

Jacques Viguier
Professeur à l’Université
Toulouse I – Capitole
Idetcom

Celle à qui est dédiée cette contribution a toujours été passionnée par la Justice et la République. Mettre les deux en résonance à travers le cas français apparaissait alors comme une évidence. C’est un sujet magnifique, tellement magnifique qu’on peut même hésiter à l’aborder, la matière semblant particulièrement riche.

Pourtant le thème est là. Plus de dérobade possible !

Qu’est-ce que la Justice ? Le terme possède au moins un double sens, la Justice avec un grand J côtoie la justice avec un petit j. C’est-à-dire, pour expliciter un peu, que la Justice avec un grand J au sens philosophique ou divin s’oppose à la justice avec un petit j, qui correspond aux juridictions. On parle de manière très courante en France de la justice administrative et de la justice judiciaire, visant en cela l’ordre juridictionnel administratif relatif aux rapports entre les personnes privées et les institutions administratives ou aux rapports entre diverses institutions administratives, qui se distingue de l’ordre juridictionnel judiciaire relatif aux rapports des personnes privées entre elles. Chaque ordre juridictionnel possède une juridiction suprême, le Conseil d’Etat pour la justice administrative, la Cour de Cassation pour la justice judiciaire. Les juridictions pénales sont placées de manière originale, avec presque une contradiction. En effet il s’agit de porter un individu devant un tribunal pénal pour le faire juger et, si nécessaire, le condamner, au nom de l’Etat. Il apparaît en quelque sorte une contradiction : la place des juridictions pénales pourrait en effet être au sein de l’ordre juridictionnel administratif puisqu’il s’agit d’un rapport individu-Etat, mais la construction des juridictions en France fait qu’elles se situent au sein de la juridiction judiciaire.

Les juridictions pénales appliquent le droit pénal. Or le droit pénal à un moment donné dans un Etat donné ce n’est pas forcément la Justice ! Combien de pays, sous la coupe de tyrans, vivent dans l’obscurantisme, malmenés par un droit et des juridictions au service du pouvoir ! De même il existe des variations dans le temps quant aux comportements pénalement répréhensibles : tel agissement légal devient irrégulier, ou tel agissement illégal devient régulier ! La France, malgré ses défauts, fait partie, comme l’ensemble des Etats européens en matière pénale des quelques Etats certes perfectibles, mais corrects. On pourrait reprendre ici l’aphorisme de Churchill sur la démocratie qui serait le « pire des régimes, à l’exception de tous les autres » : le droit pénal et les juridictions pénales en France correspondent à la pire des situations, mais qui apparaît pourtant bien meilleure que dans de nombreux autres Etats.

Ce qui est dommage, c’est que le droit et les juridictions dans leur ensemble, au fil du temps et d’une complexité croissante du droit, ont perdu l’origine, les sources. Avec le Code de Hammourabi ou les Dix commandements, on voyait clairement que le droit était là pour rendre la Justice et les tribunaux aussi. Allez aujourd’hui rechercher, pour prendre un seul exemple dans le Code Général des Impôts la justification de tel ou tel article ! On en a perdu le fondement. Par contre dans les juridictions pénales, on juge plus directement des personnes qui ont porté atteinte à la société en ne respectant pas l’Etat ou d’autres personnes.

Qu’est-ce que la République ? En France on évoque classiquement la Deuxième République en 1848, la IIIe République avec le Constitution de 1875, la IVe République en 1946 et, enfin, la Ve République avec la Constitution de 1958. Et on oublie souvent alors le régime qui a posé les fondements des principes républicains, la Ière République. La Constitution de 1791 correspondait à une monarchie constitutionnelle. Il faut attendre le 21 septembre 1992 pour que la Convention décide de l’abolition de la Royauté et le 22 septembre pour que soit prise la décision de dater les actes de l’an I de la République. Avec la Constitution de 1793 et la Constitution de 1795 la République perdure, avec chaque fois une Déclaration des droits. En effet il n’existe pas seulement la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Il y a aussi celle de 1793, et celle de 1795, cette dernière présentant la particularité d’évoquer les droits, mais aussi les devoirs ; c’est un des rares textes à s’être livré à cette approche, souvent ignorée par les autres constitutions.

La République peut être distinguée d’autres régimes, comme la tyrannie, le totalitarisme ou la théocratie. C’est la comparaison avec la monarchie qui paraît la plus évidente ; on peut penser que s’il y a monarchie, forcément, il n’existe pas de République. Pourtant aujourd’hui la situation est moins évidente quand on introduit la notion d’Etat de droit. La monarchie constitutionnelle, telle qu’elle existe dans les Etats européens, correspond à un Etat de droit, comme les Républiques. Ce qui peut frapper, c’est que le pouvoir du Chef de l’Etat, du roi, est inférieur au pouvoir du Président de la République français dans les monarchies européennes, en particulier en Angleterre ou en Espagne. En réalité la République française et ces deux monarchies se rapprochent par leur caractère d’Etat de droit et la nature parlementaire du régime, puisqu’il existe un Parlement qui fixe les règles générales et impersonnelles. Paradoxalement, alors même qu’ils figurent dans un Etat monarchique, le Parlement espagnol ou le Parlement anglais possèdent plus de pouvoirs que le Parlement français, et le Premier ministre, qui exerce le pouvoir réel dans le Pays, possède dans les deux Etats précités une autorité qui n’a rien à voir avec le Premier ministre français, qui reste soumis aux diktats du chef de l’Etat.

La République à la française, c’est une République qui relève du modèle de la démocratie libérale. Elle est fondée sur un triptyque, sur l’idée centrale des trois droits sacrés, la liberté, l’égalité et la fraternité. Pour aller à l’essentiel, la liberté et l’égalité sont totalement contradictoires, et c’est la fraternité qui permet de trouver un équilibre entre les deux. Il existe des polémiques quant à la liste des droits naturels et sacrés de la République : par exemple à propos de la propriété, que certains considèrent, à l’exemple de la Déclaration de 1789, comme un droit naturel et sacré et que d’autres considèrent comme ne relevant pas de cette catégorie. Egalement la nature et la portée de ces droits ont pu faire l’objet de polémiques. Par exemple, en matière de liberté, Rousseau écrit au début du Contrat social : « il faut forcer les hommes à être libres, il faut forcer les hommes à respecter la loi », alors que chez les anarchistes, la liberté, c’est de n’être encadré par rien.

République et Justice pénale semblent entretenir un rapport d’évidence. Si les révolutionnaires se sont soulevés, c’est en partie pour établir une Justice pénale qui n’existait pas à leurs yeux sous l’Ancien Régime, à cause de l’inégalité entre les différentes parties de la population. Le souvenir des lettres de cachet, qui constituent la négation même de l’idée de justice, puisque l’enfermement repose sur la seule volonté arbitraire du roi, a animé le mouvement de contestation. Les magistrats sont souvent eux-mêmes critiqués comme despotiques, et la patrimonialité des offices a, aux yeux des révolutionnaires, entaché d’arbitraire le travail des magistrats. La Ière République et les Républiques postérieures ont été fondées sur un idéal de Justice pénale (I). Cependant, par la suite, les souhaits initiaux n’ont pas toujours été respectés ; notre République ne respecte pas toujours ce que les régimes antérieurs ont essayé d’établir, la Ve République doit être refondée sur un nouvel Idéal de Justice pénale (II).

I. Les Républiques ont été fondées sur un Idéal de Justice pénale

La République c’est-à-dire, à l’origine, les révolutionnaires ont eu un rapport très précis avec la Justice pénale. Incontestablement ils veulent l’établissement d’un Idéal de Justice pénale (A). Pourtant, le rapport entre République et Justice pénale a évolué au cours des différentes Républiques ce qui a rendu difficile le maintien d’un idéal de Justice pénale après la Ière République (B).

A. L’affirmation catégorique d’un Idéal de Justice pénale
durant la Ière République

La Première République a façonné la démocratie. Le moule de cette nouveauté, c’est la volonté de prendre le contre-pied de l’Ancien Régime et d’en revenir à une conception mythique, celle d’une Justice pénale rendue par le peuple lui-même que l’on considère comme ne pouvant se tromper. Le grand chantier de la fin du XVIIIe siècle consiste à se débarrasser de la conception monarchique de la justice pénale.

Qu’était la justice pénale sous l’Ancien Régime ? Une justice de classe et de caste. Pour connaître la justice avant la République, rappelez-vous cette merveilleuse pièce, seule comédie de Corneille, Les Plaideurs. On y juge un chien, on voit des juges totalement incompétents, qui ne comprennent rien.

Deux éléments frappent. D’un côté, il existe cette capacité royale de prétendument rendre la justice pénale dans l’arbitraire, avec les lettres de cachet. C’est là le symbole d’une justice pénale inique, où tout est permis à celui qui a le pouvoir. La lettre de cachet peut être privative de liberté ; elle permet alors d’enfermer directement en prison, sans passer devant aucun juge. En réalité, cette lettre de cachet symbolise tout l’Ancien Régime, où le droit et la justice appartiennent au roi, inspiré par Dieu[1]. D’un autre côté, pendant la plus longue durée de l’Ancien Régime, les juges possédaient un office, c’est-à-dire une charge qu’ils achetaient et qui est devenue au fil du temps patrimoniale, le père léguant cette charge à ses descendants. Si le père pouvait être un fin juriste, le petit-fils pouvait être catastrophiquement nul ; pourtant on ne pouvait pas l’écarter. On ne peut leur dénier le droit d’exercer la justice, puisqu’ils détiennent cet office dans leur patrimoine[2]. Et surtout, encore plus que cela, ils prétendent juger au nom de Dieu : « Encore ne faut-il pas imaginer les gens du Parlement sacraliser leur fonction juridictionnelle sur le seul fondement de leur science juridique accomplie. Depuis les premiers Pères de l’Eglise juger avait été pensé comme une fonction divine, Dieu seul étant juste, et la justice avait toujours été analysée, de saint Augustin à saint Thomas, sur un registre à la fois terrestre et salvifique. Tout jugement humain participe de l’établissement du  » royaume de Dieu « , autrement dit de sa Loi »[3].

La Première République remet cela en cause. Plus de patrimonialité des offices, la fin des privilèges avec la nuit du 4 août met à bas la construction de l’Ancien Régime ! Les juges sont conçus comme devant être au service du peuple. Ils constituent une justice qui doit satisfaire à la fois le peuple et la Justice. Les juges apparaissent comme des représentants de la Nation.

On pourrait alors penser que tout irait mieux en matière pénale, d’autant plus que les premiers articles de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen se focalisent sur la matière pénale : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société » (art 5) ; « Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu’elle a prescrites » (art 7) ; « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée » (art 8) ; « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi » (art 9). Le décret des 8 octobre et 3 novembre 1789 porte réformation provisoire de la justice criminelle : il supprime la question, l’interrogatoire sur la sellette, il établit la publicité du procès criminel et donne le droit à l’accusé de se choisir un conseil.

Il faut bien évidemment rappeler la sacralisation de la Loi par les révolutionnaires, ainsi que la volonté de ne plus laisser place à aucune interprétation du juge, à aucune jurisprudence. Mais il faut opposer ici le domaine civil, où la jurisprudence existera forcément pour interpréter la loi, et le domaine pénal, où les principes issus notamment de la Déclaration imposent une limitation du pouvoir du juge ; cette opposition est présentée par Portalis dans son « Discours préliminaire » au projet de l’an IX : « Les matières criminelles, qui ne roulent que sur certaines actions, sont circonscrites ; les matières civiles ne le sont pas… Dans les matières criminelles, le débat est entre le citoyen et le public. La volonté du public ne peut être représentée que par celle de la loi … il n’y a qu’un texte formel et préexistant qui puisse fonder l’action du juge, il faut des lois précises et point de jurisprudence. Il en est autrement en matière civile, là, il faut une jurisprudence parce qu’il est impossible de régler tous les objets civils par des lois »[4].

Pourtant, malgré l’affirmation de bonnes intentions, les pires dysfonctionnements en matière de justice pénale vont apparaître avec la Ière République et, en particulier, avec la création du tribunal révolutionnaire présidé par le tristement célèbre Fouquier-Tinville. On assiste aussi à la mise en place de la loi des suspects. Cette loi du 17 septembre 1793 constitue le pire texte qu’on ait pu connaître pendant les Républiques françaises ; selon lui, « tous les gens suspects qui se trouvent sur le territoire de la République et qui sont encore en liberté seront mis en état d’arrestation ». Aucune définition du terme « suspect » ! Quelle justice arbitraire !

La République va devoir lutter contre elle-même, contre sa tendance, non à la Justice, mais à la vengeance. Une fois ces excès terminés, on constate que la Justice pénale ne va pas sans l’égalité. Plus de privilège de justice pour tel ou tel en matière pénale. L’égalité rend tous les citoyens identiques, et donc égaux devant la justice. On peut préciser d’ailleurs que l’égalité, maître mot de la Révolution, ne touche pas seulement les individus, mais aussi les collectivités locales, le département et la commune sont créées pour gommer les disparités qui existaient entre les différentes collectivités existant sous l’Ancien régime ; d’une certaine manière, c’est aussi une forme de justice.

Cela conduit à une nouvelle technique de choix des juges, l’élection. « Adopté le 5 mai 1790 à la majorité de 503 voix contre 450, mis en œuvre par la loi des 16-24 août, le principe de l’élection des juges donne pour ainsi dire congé à toute l’ancienne magistrature, il investit le personnel judiciaire à venir d’un type de légitimité qui renoue avec l’exemple de la Cité antique, il dissipe toute possibilité d’esprit de corps »[5]. La Première République est bien à l’origine d’une nouvelle conception de la Justice pénale. Bien que plus égalitaire et plus tournée vers le peuple, elle aura pourtant des difficultés à se maintenir dans les Républiques postérieures.

B. Les difficultés du maintien d’un Idéal de Justice pénale dans les Républiques postérieures

L’Idéal de justice pénale tel que défendu par les républicains a été fragilisé tout au long du XIXe siècle. La République a du lutter contre la concurrence de l’Empire et de la monarchie et la justice pénale est alors apparue comme l’un des enjeux de cette crise.

Les républicains font de l’autonomie des juridictions par rapport à l’Etat la condition d’une véritable justice pénale au sein de la République. Cette condition a été cependant remise en cause sous l’Empire et la Monarchie.

Sous la Monarchie, peut-on accepter que le roi se proclame encore justicier comme Saint Louis ? Il n’ose plus vraiment le faire, surtout quand il s’agira d’une monarchie constitutionnelle. Quant au régime napoléonien, il joue sur l’ambiguïté avec la République, puisque l’article 1er de la Constitution napoléonienne de 1804 affirme que « le gouvernement de la République est confié à un Empereur ». Sous l’Empire, pendant la Restauration et pendant la Monarchie de juillet, il y a une opposition forte entre les litiges judiciaires et les litiges administratifs. Alors queles premiers sont jugés par un ordre juridictionnel autonome, qui traite à la fois des litiges civils et des litiges pénaux, les seconds sont jugés par les fonctionnaires eux-mêmes et les plus importants remontent au ministre ou au chef de l’Etat. Ce système, qualifié de ministre-juge, implique une situation anormale où une même autorité est à la fois juge et partie. La République repose sur une logique différente. Quand la République est présente, on semble vouloir revenir à un Idéal, à une justice qui se démocratise, à une véritable justice républicaine dans tous les domaines, administratifs et judiciaires. Les Républicains prennent conscience de la nécessité de la recherche d’un véritable idéal de Justice, notamment en matière pénale, sans parvenir toujours à le réaliser. La Deuxième République instaure en matière administrative un nouveau mécanisme en déléguant le pouvoir de juger à un juge indépendant, le Conseil d’Etat. En matière judicaire, « la Justice, elle aussi, a été prise dans l’ambiance, elle aussi a été gagnée par la grande utopie renaissante avant de buter sur la réaction d’une société qui, une fois sa peur vaincue, lui a vite enjoint de rebrousser chemin »[6]. Une commission chargée de proposer une réforme de l’organisation judiciaire rend en juillet 1848 un rapport où la volonté de réconcilier la justice et le peuple est affirmée. Cependant, elle ne propose pas un retour à l’élection des juges. Il faut souligner que la Constitution de 1848 donne au Président de la République le pouvoir de nommer les juges. Sous la Deuxième République, la matière pénale ne connaît pas de véritable bouleversement, et ce d’autant plus que le Second Empire en revient à une volonté affirmée de contrôle très strict de la magistrature, notamment pour essayer de maîtriser de près ou de loin la justice pénale.

Tout au long du XIXe siècle, « la justice a souvent été utilisée comme le bras armé du pouvoir. Au-delà du rôle qu’elle joue dans la définition et la préservation du modèle social, elle a été également un support efficace pour accélérer, protéger ou promouvoir le modèle politique du moment … le procédé le plus immédiat et le plus efficace pour le pouvoir est de recourir à l’épuration »[7]. Ainsi le retour de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité sous la Troisième République ne sera pas à l’origine d’une amélioration de la justice pénale. Toutes les Républiques vont dans le même sens. Elles veulent que la Justice revienne au peuple et éliminent alors les juges considérés comme les plus favorables à la Monarchie ou l’Empire. Ensuite, elles essayent de favoriser l’indépendance des juges, en espérant que cela leur permette de rendre en toute liberté la Justice.

Avec des régimes autoritaires, on revient donc sur l’inamovibilité des juges, mais avec les Républiques aussi, parfois de manière temporaire comme, sous la Troisième République, avec la loi du 30 août 1883. La question de l’élection des juges, vue peut-être comme le seul moyen républicain de réconcilier le Peuple avec la Justice, a été à nouveau posée, pour être repoussée[8].

Le Régime de Vichy a opéré des créations terribles en matière de justice pénale, comme les Sections spéciales de sinistre mémoire, avec la participation à ces formations attentatoires à la Justice de juges, qui continueront parfois à exercer leurs fonctions pendant la IVe République, après une épuration opérée avec la comparution devant une commission d’épuration de la magistrature. Toutes ces structures républicaines envisageaient de porter haut l’idéal de Justice pénale, sans parvenir à la réaliser réellement. Ce constat rend d’autant plus nécessaire un nouvel Idéal de Justice pénale sur lequel doit être refondée la Ve République.

II. La Ve République doit être refondée sur un nouvel Idéal de justice pénale

Le chantier est tellement immense que, franchement, on ne sait comment l’aborder. De nombreux éléments doivent être laissés de côté, faute de place dans une courte contribution comme celle-ci. L’analyse sera focalisée sur la difficile recherche d’un Idéal dans les rapports entre Justice pénale, République et police (A) et la recherche quasi-impossible d’un Idéal dans les rapports entre Justice pénale, République, intime conviction et responsabilité des juges (B).

A. La difficile recherche d’un Idéal dans les rapports entre Justice pénale, République et police

Partons là encore de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui est particulièrement explicite sur le rôle de la police. Voici ce qui figure dans l’article 12 de la Déclaration, article souvent oublié parce qu’on se focalise sur les grands principes en oubliant leur mise en application concrète : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux à qui elle est confiée ». On peut aussi ajouter l’article 15, selon lequel « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Ces deux articles devraient être affichés dans tous les lieux où une force publique exerce ses fonctions.

La police est-elle républicaine parce qu’elle a pour cadre une République ? Qu’est-ce donc qu’une véritable police républicaine ? Comme l’affirme la Déclaration de 1789, c’est une police au service de la chose publique, une police constituant un service public. Plus précisément, la police constitue un des trois services publics régaliens de l’Etat. L’armée, la justice et la police sont des services qu’exerce directement l’Etat. Il n’existe aucune délégation de service public dans ces secteurs d’activité. Chaque policier doit donc intégrer les idéaux de la République, et un mécanisme de mutations obligatoires l’éloigne même du citoyen pour éviter tout favoritisme et satisfaire ainsi le principe d’égalité.

Avoir une police républicaine, c’est aussi écarter toute idée de milice privée, toute idée de délégation de pouvoirs à des sociétés privées de gardiennage et de surveillance.

La police est nécessaire, mais on ne peut, comme pour l’Etat, ni accepter des excès, ni accepter des manques. En pratique il faut parfois moins d’Etat pour que les citoyens puissent exercer leurs droits, et il faut parfois plus d’Etat pour protéger les particuliers contre les pressions d’autres particuliers ou des groupes dangereux, racketteurs ou autres. L’équilibre est difficile à trouver. Ainsi, dans l’ex URSS, il y a eu trop d’Etat pendant la période communiste, et pas assez d’Etat pendant les quelques années qui ont suivi la chute du mur de Berlin. Il en est de même pour la police. Trop de police rend la vie des particuliers dangereuse. Pas assez de police rend la vie des particuliers insuffisamment protégée.

Ainsi peut-on opposer les deux excès, celui d’une police marquée par une dérive totalitaire ou d’une police caractérisée par une dérive laxiste. La première implique que la police soit au-dessus des lois, la seconde est marquée par une dérive permissive aussi nuisible à l’intérêt des particuliers que la dérive totalitaire. La première place la police au-dessus des lois, il y a alors une usurpation du pouvoir, la seconde constitue une sorte de dérive angélique, parce qu’elle n’intervient pas en cas de trouble à l’ordre public nuisible à l’intérêt des particuliers. Réprimer trop est dangereux, réprimer peu est aussi néfaste. La bonne position à adopter est un équilibre entre le trop et le pas assez, dont on peut s’accorder pour dire qu’il est plutôt difficile à atteindre.

Concrètement la police judiciaire est l’auxiliaire des magistrats, le bras armé de la justice pénale. Les policiers doivent donc mener des enquêtes sous l’autorité des magistrats.

Ces rapports entre les magistrats pénaux et les policiers sont ambigus, on ne sait trop qui manipule qui ou qui dirige l’enquête. Le mariage police-justice pénale est souvent un mariage forcé avec des disputes, des réconciliations, des incompréhensions réciproques. Pour donner une sorte de répartition grossière, 70% de magistrats sont indifférents à la police, 15% se méfient de la police, et 15% font totalement confiance à la police, en lui laissant alors les mains libres pour mener une enquête qui peut échapper dans certains cas aux mains du magistrat instructeur. De nombreuses manipulations apparaissent avant la transmission du dossier au magistrat. On peut dire ainsi qu’avant l’erreur judiciaire, il y a souvent une erreur policière que le magistrat instructeur « couvre », légitimant ainsi un abus de pouvoir, une enquête orientée exclusivement à charge.

Si l’on reprend la Déclaration de 1789, il est sûr que les montages du genre « les Irlandais de Vincennes » sont totalement exclus. Les affaires où l’on cache le dossier, comme dans l’affaire Dreyfus, constituent des scandales. Il existe aussi des affaires dans lesquelles on fait disparaître le dossier, on pense ici à la Secte de la Scientologie.

Pour rester sur la police, jusqu’en 1991, les écoutes téléphoniques n’étaient pas encadrées par une loi ; il a fallu une décision de la Cour européenne des droits de l’homme[9] pour imposer à la France l’obligation d’adopter une loi, la loi du 10 juillet 1991 modifiée par la loi du 9 mars 2004[10]. Cette loi distingue les interceptions téléphoniques relevant de la décision d’un juge d’instruction et les interceptions de sécurité relevant du Premier ministre, c’est-à-dire tout ce qui touche au terrorisme et à la sécurité de l’Etat.

La police prend parfois le magistrat instructeur en otage en lui affirmant qu’elle est certaine de la culpabilité d’un homme, qui se prétend innocent, et qu’il faut alors le mettre en prison pour le faire craquer. S’ensuit ainsi parfois une atteinte extrêmement grave aux droits individuels quand un magistrat décide de la détention provisoire d’un prétendu suspect. Si la dangerosité pour la société de l’individu qui a reconnu son crime implique logiquement une détention provisoire, à l’inverse, il peut apparaître alors cette sorte d’entente entre le policier et le magistrat sur un suspect à la culpabilité incertaine, dont on espère que le séjour en prison le fera craquer et avouer, alors que ce suspect peut être totalement innocent. Quel abus de pouvoir ! Quelle atteinte à la Justice ! Rappelons l’article 9 de la Déclaration de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ».

Cette intime conviction du policier et du magistrat instructeur, parfois fausse, se prolonge par un danger au moment du jugement pénal lui-même.

B. La recherche quasi-impossible d’un Idéal dans les rapports entre Justice pénale, République, intime conviction et responsabilité des juges

L’intime conviction, voilà bien une notion qui laisse perplexe ! Peut-on juger quelqu’un sur quelque chose d’aussi subjectif que l’intime conviction ? En fait il faudrait distinguer les textes et la pratique.

Les textes sont en réalité plutôt nuancés. Pour les délits, c’est l’article 427 du Code de procédure pénale, selon lequel « les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve et le juge décide d’après son intime conviction ». Pour les crimes, c’est l’article 353 du Code de procédure pénale, qui oblige le président de la cour d’assises à lire l’instruction suivante : « La loi ne demande pas compte au juge des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles il doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve ; elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes, dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faites, sur leur raison, les preuves rapportées contre l’accusé et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : ‘Avez-vous une intime conviction ?’ ».

Le danger, c’est que l’intime conviction n’est souvent que la réaction naturelle du juge pénal appartenant à la formation de jugement de ratifier l’instruction à charge par son collègue. Ainsi la pratique de certains juges, aussi bien d’instruction que de jugement, est scandaleuse. Les premiers essaient de travailler à charge selon leur propre conviction sur la culpabilité de l’accusé. Les seconds profitent de cette idée d’intime conviction pour convaincre les jurés de ce qu’eux pensent. Il est évident que, pendant la délibération, si certains magistrats respectent le libre arbitre des jurés, sont ouverts et laissent chaque juré s’exprimer, d’autres peuvent faire un monologue de deux heures pour expliquer ce qu’il faut voter.

Il y a donc un danger à se fonder sur une intime conviction devenant une certitude n’ayant aucun fondement. Le plus dangereux est de croire la rumeur, relayée par les médias, qui ont présenté sur une affaire des éléments faux, et qui peuvent influencer le futur juré, qui aurait lu le journal. Son intime conviction serait donc faussée par des éléments erronés. Quel contraste entre l’intime conviction fondée sur la rumeur et la recherche d’une Vérité fondée sur l’autonomie de ceux qui contribuent au bon déroulement de la justice, aussi bien les policiers que le magistrat instructeur ou les juges figurant dans la formation de jugement ! C’est bien la rumeur qui a conduit un juge d’instruction de Poitiers à diligenter une enquête sur Marie Besnard à Loudun. Il faudrait au contraire éradiquer la rumeur en se livrant à un véritable travail d’analyse qui permette d’en démasquer les auteurs. La difficulté, c’est qu’il n’y a pas d’antidote au poison de la calomnie. Une fois versé, il continue d’agir dans le cerveau humain. En effet la logique de la rumeur n’est pas celle de la raison. Ainsi Dreyfus incarnait le juif traître, et quand l’innocence de celui-ci fut démontrée, il fallait pour certains que Dreyfus continue à être coupable, parce que ni l’armée, ni la justice, ni la patrie ne pouvaient avoir été criminelles. Certaines autorités politiques, juridictionnelles et administratives ne veulent pas revenir en arrière pour ne pas remettre en cause un principe d’infaillibilité qui n’existe pourtant pas pour ces autorités.

Ce risque de dérive de l’intime conviction à l’infaillibilité se traduit aussi par un élément auquel il faudrait consacrer un article, voire un livre entier, celui de l’irresponsabilité pratique des juges. Alors que l’article 9 de la Déclaration de 1789 ci-dessus rappelé implique la répression d’une rigueur infondée dans l’arrestation et l’emprisonnement, les juges pénaux semblent encore obéir à un principe d’infaillibilité. Les magistrats veulent être indépendants, mais aucun ne veut être soumis à une quelconque responsabilité, qui en constitue pourtant la compensation logique.

La responsabilité des juges c’est le monstre du Loch Ness de la grouillance judiciaire. On en parle souvent, on croit le voir, et elle n’arrive jamais. Bien sûr il y a la poudre aux yeux du Conseil supérieur de la magistrature qui révoque un juge par an, dans le même temps où la police renvoie plusieurs dizaines de policiers. Pourtant, avec l’affaire d’Outreau, on y croyait. Comment ? On mobilise des dizaines de membres d’une commission présidée par André Vallini, homme de gauche, avec, comme rapporteur, Philippe Houillon, homme de droite. Les auditions font l’objet de journées entières de retransmission sur la chaîne LCI. On fait venir le juge d’instruction de l’affaire d’Outreau, qui se conduit comme un petit garçon pris en faute. Il écopera plus tard d’un blâme du Conseil supérieur de la magistrature.

Après tout ce ramdam médiatique, il semblait évident qu’un projet de loi allait voir le jour, impliquant une responsabilité des juges.

Eh bien non, le corporatisme a triomphé. Le laminage du projet a été entrepris par les magistrats. La ministre de la Justice, qui semblait vouloir imposer une main de fer aux juges, a été gentiment débarquée, pour faire plaisir à tous ces magistrats.

Il est proprement scandaleux qu’un projet de loi aussi fondamental ait capoté, poussé dans le fossé par des juges qui sont peu représentatifs de la Justice.

Il subsiste donc un degré de perfectibilité de la République comme il y a une perfectibilité de la justice pénale pour aller vers la Justice. Les deux sont en quelque sorte liés, parce qu’une meilleure justice pénale, c’est une meilleure République.

On peut oser mettre fin aux dysfonctionnements dont les juges ne sont certes pas toujours les seuls responsables. Le fait qu’ils ne soient pas assez nombreux, et qu’ils doivent rendre plus de jugement dans le même temps que les années précédentes constituent en effet une forme de gêne pour eux.

La loi a réussi à triompher en mettant en place la République. Ce que réussit la République c’est l’émancipation et l’épanouissement de l’individu. Les individus doivent se libérer eux-mêmes du joug d’une justice pénale qui les opprime. Sans revenir à l’élection des juges[11], les solutions tiennent par exemple à l’échevinage et à la responsabilité.

La Justice est la construction de tous, c’est une construction en commun dans la République. Il y a à la fois le travail du Parlement et l’action individuelle. Il faut arrêter d’être bloqué par le corporatisme des juges, qui veulent encore croire en leur infaillibilité comme sous l’Ancien Régime.


[1] « Elles symbolisaient à la fin de l’Ancien Régime l’arbitraire royal et l’opinion éclairée s’en était violemment emparée » – Jean-Pierre Royer, Jean-Paul Jean, Bernard Durand, Nicolas Derasse, Bruno Dubois, Histoire de la justice en France, PUF, 4e édition, 2010, p. 87.

[2] « La vénalité des offices fait partie de ces maux qui minent durablement la justice », Jean-Pierre Royer et autres, op. cit., p. 108.

[3] Jacques Krynen, L’Etat de Justice France, XIIIe– XXe siècle, Tome I, L’idéologie de la magistrature ancienne, éd. Gallimard, 2009, p. 80.

[4] Cité par Jacques Krynen, L’Etat de justice France, XIIIe– XXe siècle, Tome II, L’emprise contemporaine des juges, éd. Gallimard, 2012, p. 120.

[5] Jacques Krynen, op. cit., Tome II, p. 24.

[6] Jean-Pierre Royer et autres, op. cit., p. 499.

[7] Ibid., p. 619.

[8] Sur ce point, v. Jacques Poumarède, « La magistrature et la République. Le débat sur l’élection des juges en 1882 », Mélanges Hébraud, Toulouse, UT1, 1981, p. 665.

[9] CEDH, 24 avril 1990, Kruslin et Huvig c. France, Req. no 11105/84.

[10] Loi n° 91-646 du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques, JORF n°162 du 13 juillet 1991, p. 9167 – Loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, JORF n°59 du 10 mars 2004, p. 4567.

[11] Voir Jacques Krynen, op. cit., Tome II, pp. 376 à 414.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

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