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ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Présentation par le président Sauvé des Miscellanées Hauriou

Voici la 16e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 2e livre de nos Editions dans la collection « Académique » : les Voyages en Unité(s) juridique(s) pour les dix années du Collectif l’Unité du Droit.

L’extrait choisi est celui de la présentation par M. l’ancien vice-président du Conseil d’Etat, Jean-Marc Sauvé, le 12 mars 2014, en salle d’assemblée du Conseil d’Etat de l’ouvrage Miscellanées Maurice Hauriou paru le jour du 85e anniversaire de la disparition du doyen Hauriou.

Volume I :
Miscellanées Maurice Hauriou

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina)

– Nombre de pages : 388
– Sortie : décembre 2013
– Prix : 59 €

  • ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
  • ISSN : 2272-2963

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume II :
Voyages en Unité(s) juridique(s)
pour les dix années du Collectif l’Unité du Droit

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina & Morgan Sweeney
Fabrice Gréau, Josépha Dirringer & Benjamin Ricou)

– Nombre de pages : 392
– Sortie : juillet 2015
– Prix : 69 €

  • ISBN / EAN : 979-10-92684-09-4 / 9791092684094
  • ISSN : 2262-8630

Présentation :

Fondé le 13 mars 2004 (pour le bicentenaire de la Loi du 22 ventôse an XII instituant nos Facultés de droit), le Collectif L’Unité du Droit (CLUD) a pour vocation de rassembler des juristes convaincus du nécessaire rapprochement des droits et de leurs enseignements dans une « Unité » et non dans leurs seules spécificités. Le Collectif cherche à lutter contre le cloisonnement académique des matières et des branches du Droit par un dialogue constant instauré – non entre spécialistes d’un même ensemble et tous universitaires mais – entre théoriciens, universitaires, praticiens, politiques, citoyens, etc. En dix années d’activités, le CLUD a provoqué plusieurs rencontres (colloques, séminaires, Université d’été, etc.), organisé de nombreuses manifestations (symposiums, « 24 heures du Droit », conférences, etc.), participé à la création, à la critique et parfois à la contestation « du » Droit et permis et encouragé la publication d’une vingtaine d’ouvrages aux éditions l’EPITOGE. Voilà pourquoi, fort de ces expériences et comme un cadeau d’anniversaire, le CLUD propose-t-il de présenter son « best-of » ou échantillonnage de dix années d’existence et de travaux, de participations et de pro-positions en faveur ou à propos de l’Unité du / des droit(s) et de son enseignement. La première partie du livre est ainsi relative à des réflexions sur la notion même d’Unité (I). Elle est suivie de l’examen de plusieurs de ses manifestations à travers l’exemple du droit des travailleurs (II), de la Justice, de l’Egalité et des libertés (III) ainsi que des notions de pouvoirs et de services publics, de contrat et de responsabilité (IV). Enfin, ce sont quelques-unes des actions concrètes du CLUD qui sont exposées (V). L’opus contient des contributions des membres de l’association mais aussi de personnalités des mondes juridique, politique et académique qui lui ont fait confiance ; merci en ce sens à Mme la Garde des Sceaux C. TAUBIRA, à M. le président J-L. DEBRÉ, à MM. les présidents J-M. SAUVÉ et B. STIRN ainsi qu’à Mme la députée M. KARAMANLI. Bon voyage en notre compagnie & en Unité(s) du ou des Droits !

Discours de M. le Président
Jean-Marc Sauvé

A propos des Miscellanées Maurice Hauriou

Jean-Marc Sauvé
Vice-Président du Conseil d’Etat

Inédit[1] extrait de la conférence du 12 mars 2014
en l’honneur du « 85e anniversaire de la mort de Maurice Hauriou » (donnée au Conseil d’Etat, salle d’Assemblée, par M. le Président SauvÉ lors de la présentation au public des Miscellanées Maurice Hauriou
(Le Mans, L’Epitoge ; 2013) (Conseil d’Etat, Palais royal, Paris)).

Mesdames et Messieurs les présidents, Mesdames et Messieurs les professeurs, chers collègues, je suis heureux et honoré que soient présentées aujourd’hui, au Conseil d’Etat, les Miscellanées Maurice Hauriou, ouvrage collectif publié sous la direction scientifique du professeur Touzeil-Divina.

Ces Miscellanées sont pour le lecteur une heureuse découverte.

Tout au long du chemin, il y rencontre en effet des textes connus, et d’autres un peu oubliés, voire méconnus, du doyen Hauriou. Il y découvre aussi, et c’est là que réside le principal apport, l’évidente plus-value de cet ouvrage, des commentaires de ces textes, des éclairages portés par des auteurs éminents, qui permettent de relire Hauriou sous un regard nouveau, c’est-à-dire un regard contemporain. Sans doute est-ce là le propre des grandes figures de la doctrine : on croit bien à tort tout en connaître, en parlant par exemple pour Hauriou de la théorie de l’institution et du rôle de la puissance publique, alors qu’en vérité, en suivant les méandres de la pensée de ces maîtres, en en remontant le cours, il reste toujours possible de découvrir des sources inattendues et, parfois, inespérées. Il faut savoir gré au professeur Touzeil-Divina et à tous les contributeurs de cet ouvrage d’aborder sous un nouveau jour des questions que l’on tenait pour acquises et de nous obliger – contrainte librement consentie bien sûr – à cette perpétuelle découverte.

Le Conseil d’Etat est, pour la présentation de cet ouvrage, un lieu idoine.

Maurice Hauriou, comme par exemple Marcel Waline après lui, a, de manière continue et régulière, poussé l’art du commentaire des arrêts du Conseil d’Etat à un niveau inégalé d’intensité, de continuité et d’acuité. Il ne s’est en effet rarement, si ce n’est jamais, contenté de décrire la solution apportée par le juge. Il l’a toujours examinée avec finesse et pertinence au regard des catégories juridiques existantes ou en construction ; il l’a soupesée, analysée et jaugée puis a soumis, dans un style toujours rigoureux, non exempt d’empathie, mais néanmoins sans concession, son appréciation à la sagacité du lecteur. Maurice Hauriou n’était, bien entendu, pas qu’un arrêtiste.

Dans son approche de la formation du droit administratif, il reconnaissait non seulement le rôle joué par le Conseil d’Etat, mais aussi la qualité de ses productions. Ainsi, lorsqu’Hauriou[2] écrit que « sauf de rares écarts, sa jurisprudence s’est montrée très juridique et l’on peut dire que la substance du droit administratif est sortie de ses arrêts et de ses avis », la tautologie se fait compliment.

Maurice Hauriou, toutefois, ne retint jamais sa plume et s’il vouait à notre institution une grande attention et un réel respect, cela ne l’empêchait pas de critiquer âprement certaines solutions et de développer une vision tout en nuances du droit administratif.

Critique âpre, on le sait. Ainsi de sa note sous l’arrêt Astruc, lorsqu’il souligne que[3] « le commissaire du gouvernement Corneille, dans notre affaire, est cependant arrivé bien près du problème […] mais, en réalité, il s’est dérobé ». Ainsi aussi, bien entendu, de sa fameuse note sous l’arrêt Association syndicale du Canal de Gignac, où le Tribunal des conflits y est brocardé autant que le Conseil d’Etat, conseiller du Gouvernement, qui, en édictant le texte en cause[4], « n’avait pas songé à toutes ses conséquences » et « a rendu la chose irréparable » et où le doyen conclut, brandissant la menace collectiviste, « et nous disons que c’est grave, parce qu’on nous change notre Etat ».

Mais au-delà de ces éruptions, qui font le sel de ses commentaires, nous retenons surtout la plume alerte, la vision globale, la capacité à appréhender l’intégralité du droit public, mais aussi une pensée pleine de nuances sur le droit. Il serait rébarbatif d’en donner un aperçu exhaustif, mais l’ouvrage qui est aujourd’hui présenté permet d’en fournir un fort bel échantillon. La note sous l’arrêt Société immobilière de Saint-Just[5] illustre justement l’originalité et la sagacité de la pensée du doyen. Hauriou y fait le constat suivant : en ce qui concerne la protection des libertés, « le malheur n’est pas qu’il y ait une juridiction administrative ni qu’elle soit compétente en ces matières. Le malheur est que cette juridiction (…) soit insuffisamment outillée et que, notamment, il n’y ait pas devant elle, pour de semblables occasions, de procédure de référé ». Une telle clairvoyance ne laisse pas d’étonner et, comme le souligne le président Arrighi de Casanova dans son commentaire, il faudra attendre un siècle et la loi du 30 juin 2000, puis l’arrêt Bergoend[6] du Tribunal des conflits, pour reconnaître que « le ‘malheur’ que l’éminent auteur déplorait a bel et bien pris fin ».

Plume alerte, disais-je, et je voudrais citer, pour l’illustrer et conclure, la belle phrase d’Hauriou qui inaugure le deuxième paragraphe de son Précis de droit administratif et de droit public général, dans son édition de 1903[7] :

« Le Droit administratif français constitue pour tout jurisconsulte connaisseur une solution tellement élégante de difficultés accumulées que l’on doit craindre sa fragilité, puisqu’aussi bien toute forme de beauté est périssable ».

Cette citation ne peut manquer de susciter la méditation tout autant que le commentaire – et, je l’espère aussi, la contradiction.

Le droit, en dépit de sa dimension esthétique, n’est pas l’un des beaux-arts. Thémis n’est pas une muse. Plus encore que la beauté, le droit organise la vie sociale, il l’ « informe » au sens premier du terme et peut lui donner sens. Comme la beauté, le droit et, en particulier, le droit administratif peut être pérenne, mais nous savons aussi qu’il est fragile et peut – Hauriou nous le rappelle – être périssable.

A nous de faire en sorte qu’il ne succombe pas à ces risques et qu’il s’inscrive dans la durée.

L’œuvre d’Hauriou est en tout cas si riche qu’un seul volume ne suffira peut-être pas à en rendre compte et à y faire convenablement écho. Je ne peux que souhaiter, en tout état de cause, que des ouvrages de la qualité de celui qui est présenté aujourd’hui continuent à éclairer la pensée des pères de notre droit administratif et de leurs parfois lointains successeurs et qu’ils permettent de mieux saisir, non seulement la filiation dans laquelle nous inscrivons, mais aussi la portée et les conséquences de nos décisions et même, au-delà, le sens et la cohérence de notre jurisprudence, en soi mais aussi, dans le monde global où nous vivons, dans son rapport avec celle des cours européennes et des autres juridictions nationales suprêmes.

Tel est aujourd’hui, dans la fidélité à la pensée et à la trace d’Hauriou, notre commun devoir.


[1] Le discours est présenté sur le site Internet du Conseil d’Etat. Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat. Le texte est encore a priori en ligne au moins ici sur l’un des sites de la Juridiction administrative française :

http://www.melun.tribunaladministratif.fr/Actualites/Discours-Interventions/Les-Miscellanees-Maurice-Hauriou

[2] « De la formation du droit administratif français depuis l’an VIII », p. 64.

[3] Note sous CE, 7 avril 1916, Astruc.

[4] Note sous TC, 9 décembre 1899, Association syndicale du Canal de Gignac.

[5] TC, 2 décembre 1902, Société immobilière de Saint-Just, Rec. p. 713.

[6] TC, 17 juin 2013, M. Bergoend c/ Société Erdf Annecy Léman, n° 3911, à paraître au Recueil.

[7] Précis de droit administratif et de droit public général, 1903, 5e éd., p. IX.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Les professeurs Hauriou & Denquin réunis !

Voici la 30e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du premier livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui du commentaire – par M. le professeur Jean-Marie Denquin – de l’article « Le pouvoir, l’ordre, la liberté & les erreurs des systèmes objectivistes » du doyen Hauriou.

Volume I :
Miscellanées Maurice Hauriou

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina)

– Nombre de pages : 388
– Sortie : décembre 2013
– Prix : 59 €

  • ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
  • ISSN : 2272-2963

Le pouvoir, l’ordre, la liberté
& les erreurs
des systèmes objectivistes
par Maurice HAURIOU

in Revue de Métaphysique et de Morale, 1928 (Vol. 35 (2), p. 193 et s.).

Chaque discipline a ses postulats nécessaires. La science a besoin d’un déterminisme, non pas à la vérité d’un déterminisme absolu que la critique des Lachelier, des Boutroux, des H. Poincaré a démontré être inutile, mais d’un déterminisme relatif. Le Droit a besoin du libre arbitre, non pas du libre arbitre absolu, mais d’un libre arbitre relatif. La formule philosophique n’en a pas été donnée ; je vais m’efforcer de fournir quelques éléments pour son élaboration.

Ces éléments seront puisés dans les relations du pou­voir, de l’ordre et de la liberté individuelle examinées au point de vue du droit positif, tel qu’il se développe dans le plan historique. Dans cette perspective, l’ordre, représenté par les institutions, par les mœurs, par la réglementation positive, joue le rôle d’une limite à la fois pour le pouvoir et pour les libertés. Il ne faut pas confondre limitation avec subordination. Le droit positif n’admet point que le pouvoir et les libertés soient subordonnés à l’ordre : à l’intérieur des limites qui leur sont imposées, ils jouissent d’une certaine autonomie.

Il est vrai que cette autonomie elle-même n’est pas dépourvue d’une tendance vers l’ordre qui provient de ce que le pouvoir et la liberté contiennent de l’ordre en puissance, mais cette tendance spontanée est justement un aspect de leur autonomie.

Lorsque cette tendance se réalise, l’ordre établi est créé par le pouvoir et par les libertés, mais cela ne signifie point que l’ordre, en puissance dans l’esprit des hommes, se soit transformé de lui-même en ordre éta­bli. Cela signifie, au contraire, que l’opération s’est faite par certains actes libres des hommes et avec les modalités que ces actes ont imposées. De là, d’ailleurs, selon les temps et les lieux, tant de variété dans les jurisprudences, tant de fantaisie et souvent tant d’arbitraire.

Historiquement, les sociétés débutent dans un grand désordre, l’ordre n’est créé que par une pénible conquête et pour remédier aux souffrances engendrées par les désordres prolongés ; alors que les clans primitifs éprou­vaient l’impérieux besoin de se confédérer en des cités nationales, combien n’a-t-il pas fallu de siècles pour extirper la plaie des vendettas de clan à clan et de famille à famille, qui s’opposait à la soudure définitive des populations ? Voilà avec quel degré d’autonomie et sous la pression de quelles nécessités
s’établissent les relations positives entre le pouvoir, l’ordre et la liberté. Si ce degré d’autonomie est relatif, en revanche, il est nécessaire :

1° D’abord, une autonomie relative de la volonté individuelle dans la création du Droit est nécessaire pour la marche des entreprises économiques que l’ordre individualiste met à la charge des individus. Il faut à ceux-ci des initiatives juridiques et des responsabilités. Sans doute, dans la création du Droit par les actes juri­diques, leur volonté n’a plus d’action que sur le contenu des actes, la puissance publique s’est emparée de la force exécutoire ; mais le contenu des actes c’est la matière consensuelle des décisions et des obligations, et cette matière, leur volonté la domine. Les clauses d’un testament seront interprétées par le juge d’après la volonté du testateur et celles d’un contrat d’après la volonté des parties ; la matière du Droit, en tant que consensuelle, est donc créée par la volonté individuelle et, malgré que la Puissance publique intervienne dans les formes et dans les sanctions, cela reste important.

Si nous entrons faire un tir chez Gastinne-Renette, nous lui empruntons son stand, ses armes et l’authen­ticité du carton, mais notre œuvre personnelle restera quand même la plus importante si nous plaçons bien nos balles et l’effet, c’est-à-dire l’honneur, en sera pour nous. Notre acte aura été encadré et authentiqué mais, dans ces limites, il n’aura pas été subordonné.

Sans doute, le domaine dans lequel joue l’autonomie juridique individuelle, très élargi pendant la période de libéralisme économique, commence à se rétrécir ; il y a la théorie de l’abus des droits, la renaissance des institutions, la substitution de la théorie du risque à celle de la faute dans la matière des accidents du travail, etc. Mais ce sont là des fluctuations historiques comme celle du libéralisme et de l’interventionnisme et qui affectent de faibles étendues. Le colmatage de la baie du mont Saint-Michel ne doit pas être confondu avec le dessèchement de la Manche. L’autonomie de la volonté individuelle et le principe de sa responsabilité subjective constituent l’armature du droit privé et du droit criminel, c’est-à-dire des quatre cinquièmes du Droit. Historiquement, ce principe juridique s’est organisé par un lent progrès lié à celui de la civilisation sédentaire ; il n’y a aucune raison pour qu’il dispa­raisse tant que durera cette civilisation[1].

2° La création du Droit par un pouvoir politique doué d’une certaine autonomie n’est pas moins nécessaire au droit positif ; il peut renoncer à la souveraineté absolue de la Puissance publique, mais non à sa souveraineté relative. Le gouvernement des groupes humains, qui ne s’exerce que par la création continuelle de l’ordre et du droit, exige que ceux qui gouvernent puissent eux-mêmes créer du droit.

Cette création autonome du Droit par le pouvoir politique est combattue par les systèmes objectivistes avec plus d’acharnement encore que l’autonomie juri­dique de la volonté individuelle. Ils partent de ce pos­tulat qu’il n’existe pas de bonne justification du droit de commander et qu’il est impossible d’en trouver une, en quoi ils font preuve d’une bien mauvaise mémoire.

Il existe une très vieille et très bonne justification juridique du droit de commander ; elle se trouve dans le consentement des gouvernés. Cette vérité traditionnelle avait été chargée dans la cale du Mayflower par les pilgrims puritains d’Angleterre, lorsqu’ils partirent pour coloniser l’Amérique, et ils la retrouvèrent dans leurs archives au jour de l’indépendance, pour la clouer en tête de leur déclaration : « La base de l’autorité se trouve dans le consentement des gouvernés ».

Cette affirmation juridique a toutefois besoin de quelques commentaires qui déterminent son caractère à la fois relatif, suffisant et nécessaire.

Ce ne sont pas les commandements du pouvoir, au moment où ils sont produits comme des actes, qui sont acceptés par le peuple. Ce n’est même pas le pouvoir en soi qui est accepté, c’est l’institution politique au nom de laquelle le pouvoir commande. Selon les temps, les lieux et les circonstances, ce sera l’institution de la Couronne ou celle de l’Etat ou n’importe quelle autre. L’essentiel est qu’il existe dans le groupe une institution politique acceptée des sujets par un large consentement coutumier ; le consentement coutumier s’applique aux institutions comme aux règles de droit, et c’est même par les institutions qu’il commence. Un pouvoir crée une institution qui devient coutumière et sur laquelle il s’appuie ensuite pour créer du droit au nom de l’institution ; ainsi s’établit la filière.

Cette explication ne fournit pas une théorie exhaustive du pouvoir ; elle est purement pratique. Jhering l’eût appelée une protection avancée du pouvoir, de même que la possession est une protection avancée de la propriété. En fait, cette construction juridique suffit à tous les besoins : outre la justification du droit de commander, elle assure la continuité du pouvoir en l’associant à celle de l’institution politique ; elle fournit une base pour la dévolution du pouvoir ; elle crée l’opposition des gouvernements de droit et des gouvernements de fait ; elle s’adapte aux événements qui transforment les gouvernements de fait en gouvernements de droit ; elle contient même en germe la théorie du gouvernement représentatif, puisque les chefs n’ont jamais eu de pouvoir de droit que lorsqu’ils ont commandé au nom d’une institution politique acceptée des sujets, c’est-à-dire lorsqu’ils ont agi en qualité de représentants, non pas encore du peuple, mais d’une institution voulue par le peuple.

3° Une certaine autonomie de l’Ordre est elle-même nécessaire à la vie du droit positif, non pour tout conformer, mais pour tout limiter. Nous avons rencontré plus haut l’une des formes sous lesquelles se manifeste l’autonomie de l’ordre ; il s’agit de l’ordre en puissance qui chemine à l’intérieur du pouvoir et de la liberté, qui, sans doute, ne se réalise que par l’intermédiaire d’un acte libre, qui n’a point nécessité cet acte, mais qui, tout de même, l’a sollicité.

Il y a une autre forme plus objective de la vie propre et autonome de l’ordre, ce sont les institutions et, surtout, les institutions corporatives. Tout le secret de l’ordre constitutionnel est dans la création d’institutions vivantes. Les lois constitutionnelles ne signifient rien en tant que règles ; elles n’ont de signification qu’en tant que statuts organiques d’institutions. Les institutions constitutionnelles limitent le pouvoir, s’équilibrent les unes les autres et évoluent selon les besoins. Il faut avoir des œillères pour déclarer qu’il n’y a pas d’autolimitation du pouvoir. Il n’y a pas sous forme de résolution prise in petto, mais il y en a sous forme de création d’institutions parce que là, le pouvoir appelle à son secours la force vive de l’ordre lui-même, et c’est pour mieux se lier les mains. Depuis un siècle les gouvernements successifs de la France avaient périodiquement pris la résolution de consacrer des disponibilités du budget à l’amortissement de la dette publique, mais il ne s’était jamais trouvé de disponibilités. Au mois d’août 1926, un amendement constitutionnel a organisé une caisse autonome d’amortissement et lui a constitué une dotation. Depuis, l’amortissement fonctionne et l’autorité budgétaire lui délivre annuellement sa dotation.

Avec l’ordre, ce qu’il faut craindre, ce n’est pas qu’il n’ait pas assez d’autonomie, c’est, au contraire, qu’il en ait trop et qu’il ne devienne trop envahissant. L’histoire nous avertit qu’il y a des précautions à prendre contre le développement excessif des institutions. Une saine philosophie doit se garder de son côté d’exagérer le rôle de l’ordre en puissance qui hante l’esprit de l’homme, parce qu’il étoufferait dans son germe le degré de liberté dont le droit positif a besoin. C’est l’erreur qu’ont commise les systèmes objectivistes ; ils ont exagéré le rôle de l’ordre ; ils ont réduit à rien l’autonomie du pouvoir et celle des libertés individuelles et ont ainsi détruit l’équilibre vivant du droit positif.

On pouvait depuis longtemps déjà diagnostiquer l’erreur des systèmes objectivistes, mais le plus difficile était de la rendre saisissante. Nous devons être reconnaissants au professeur viennois Hans Kelsen de nous en avoir fourni le moyen. Dans le très hardi et très élégant système que nous analysons plus loin, il assimile l’ordre objectif à l’ordre statique et subordonne étroitement le dynamique au statique. Cela aboutit pratiquement à l’arrêt du mouvement du Droit ; or, le droit positif, qui se déroule dans le plan historique, est essentiellement, un droit en mouvement. La contradiction et l’erreur sautent aux yeux.

Il paraîtrait même invraisemblable qu’un juriste et un philosophe de la valeur de Kelsen n’eût pas aperçu cette conséquence inacceptable de son système, si l’on ne savait : 1° que l’ordre social est couramment assimilé à la stabilité sociale ; 2° que la stabilité sociale est généralement prise pour une forme du statique, alors qu’au contraire elle est une certaine forme du mouvement.

La stabilité sociale résulte du mouvement lent et uniforme des transformations d’un système social ordonné. Cette conception se déduit directement de l’expérience historique, mais on la retrouve en mécanique et en thermodynamique ; nombreuses sont les hypothèses où la stabilité d’un système physique se ramène à la même formule. La stabilité d’un organisme vivant est également du même ordre, car il n’y a pas d’organisme qui ne change constamment dans toutes ses parties, mais les changements sont lents et uniformes et l’équilibre général n’en est pas affecté.

Ce que les hommes appellent stabilité, ce n’est pas l’immobilité absolue, c’est le mouvement lent et uniforme qui laisse subsister une certaine forme générale des choses à laquelle ils sont habitués. Tous font dans le « temps » le voyage long ou bref de la vie, et, quand le paysage social familier ne se modifie pas trop rapidement autour d’eux, ils ont l’impression de n’avoir pas bougé. Leur soif de bonheur se contente de cette relativité et même leur soif de spéculation et d’entreprise, car sur cette stabilité relative s’édifient leurs calculs qui, à la vérité, sont des calculs de probabilité.

Ce qu’ils appellent « temps troublés » et considèrent comme le contraire de la stabilité et de l’ordre, ce sont les périodes où l’évolution sociale s’accélère ou se précipite en révolution ; celles aussi où il se produit des dislocations dans l’ensemble des situations et institutions sociales, les unes se maintenant, les autres s’écroulant.

Ainsi, les hommes ont intégré le temps dans leur géométrie de la stabilité sociale et ont fait de la relativité sans le savoir.

Ces développements se greffent admirablement sur la conception bergsonienne de la durée et de la vie telle qu’elle est exposée dans l’Evolution créatrice. D’après l’éminent philosophe, il y aurait dans la nature un élan vital qui se caractériserait par la création continuelle du nouveau et qui, par-là, créerait en quelque manière la durée dans son mouvement irréversible. Cela est vrai, et il est génial d’avoir ramené la création de la durée à la création du nouveau par le moyen de la vie. Mais il est permis d’ajouter que, peut-être, la création du nouveau ne produit une durée que par l’intervention d’un rythme de ralentissement. C’est ainsi que l’évolution des formes vivantes est coupée par les paliers des espèces et celle des formes sociales par ceux des institutions ; à l’intérieur des espèces et des institutions le mouvement des transformations est à la fois ralenti et uniformisé. Sans ce rythme modérateur, l’arbre de la vie eût jailli avec la soudaineté des bouquets de feu d’artifice qui sont flambés en un moment.

Les frottements et les résistances que l’élan vital rencontre dans sa course sont la cause naturelle des ralentissements, mais en matière sociale, et spécialement dans l’organisation de l’Etat, il est remarquable que l’industrie de l’homme soit venue en aide à la nature en créant des équilibres de pouvoirs qui scandent les échappements de l’aiguille du temps avec la régularité d’un balancier[2].

Le mouvement lent et uniforme d’un système social est le résultat d’un conflit entre des forces de stabilisation et des forces de mouvement, et, de ce conflit, on peut affirmer deux choses :

1° Les forces de mouvement l’emporteront sur les forces de stabilisation ; elles l’emporteront de peu, et c’est pourquoi le mouvement social sera lent et uniforme ; mais elles l’emporteront tout de même, sans quoi il n’y aurait plus de mouvement du tout et donc, plus de vie, car la vie est un mouvement ;

2° Les forces de mouvement et de changement ne sont pas nécessairement des forces de désordre, car il y a des changements qui sont pour organiser un ordre meilleur. Les forces de stabilisation, de leur côté, ne sont pas toujours pour la conservation de l’ordre le meilleur. Cela prouve que, dans l’équilibre mobile d’où résulte le mouvement social ordonné, s’affrontent des forces matérielles et des forces morales. Mais nous n’avons pas ici à entrer dans une discrimination des deux, car les forces morales, aussi bien que les matérielles, doivent s’accommoder de cette relativité du mouvement lent et uniforme qui, seule, nous intéresse ici.

C’est bien là le plan historique où se déroule la vie du Droit positif. Il y avait hier un certain état de l’ordre social et du Droit ; il y en a un autre aujourd’hui ; en aura un troisième demain ; ce passé, ce présent et cet avenir sont les étapes de l’évolution d’un même système social et d’un même corps de Droit ; des rapports de séquence rattachent l’une à l’autre ces étapes, en même temps que des rapports de coexistence relient les diverses parties du système. Le passé de cet ensemble d’institutions explique leur état présent et projette de la lumière sur leur avenir. A toutes les belles époques, le Droit a été étudié dans cette perspective historique qui est la plus proche du réel.

Examen des systèmes statiques et objectivistes. Ces systèmes se présentent volontiers comme objectifs, et ils le sont, en effet, puisqu’ils éliminent le fait volontaire de l’homme, qui est la source du subjectif ; mais ils sont surtout statiques par leur conception erronée de l’ordre social, et c’est sous cet aspect statique que nous les examinerons, parce qu’il fait apparaître leur incompatibilité avec la vie.

Nous en analyserons deux qui, avec des points de départ différents, arrivent sensiblement aux mêmes résultats : celui de Kelsen et celui de Duguit.

Le système du Droit transcendant et statique du professeur Hans Kelsen[3]. Nous commençons par cette doctrine, bien qu’elle soit la dernière en date, d’abord parce qu’elle est transcendantale, ensuite parce qu’elle est plus logique et plus nette dans ses conclusions.

Nous n’avons, d’ailleurs, nul besoin de l’analyser dans sa structure interne, mais seulement dans ses postulats. Le système s’expose en deux plans dont l’un, consacré à l’ordre juridique et étatique, est statique, et dont, l’autre, consacré à la création de l’ordre, est dynamique. Cette dichotomie aurait pu conduire l’auteur à des résultats heureux ; mais, ce qui gâte les choses, c’est la façon dont le plan dynamique est subordonné au statique.

Plan statique. Dans ce plan, l’ordre juridique et étatique est envisagé comme l’expression d’un impératif catégorique de la raison pratique ; il devient une insertion directe du transcendantal dans la société. Il représente un Sollen (ce qui doit être) s’insérant dans le Sein (ce qui est), afin de le conformer à l’ordre. Cet impératif catégorique, tiré de la philosophie kantienne, se traduit en un ordonnancement d’idées objectives supérieures aux consciences humaines, nécessitantes pour elles et dont celles-ci peuvent seulement se former des concepts subjectifs qui aideront à leur réalisation pratique (Art. de la Revue du Droit public, p. 565- 570).

Mais notre auteur n’est pas seulement kantiste, il est aussi, il le déclare lui-même, panthéiste idéaliste et, par conséquent, moniste. Son monisme va se traduire immédiatement par un second postulat, à savoir que, dans le plan statique, l’Etat et le Droit se confondent. Il y a identité entre eux, parce que l’Etat n’est qu’un ordonnancement juridique de normes en qui se résument les organes et les fonctions et en ce que le pouvoir de l’Etat n’est lui-même que la validité du système juridique aboutissant à l’emploi de la contrainte (car l’Etat est une organisation essentiellement coercitive) (p. 572, 574).

Les individus, envisagés en tant que personnes juridiques, ne sont eux-mêmes que des ordonnancements de normes, mais qui restent distincts de l’ordonnancement juridique-étatique et, d’ailleurs, distincts les uns des autres.

Dans ce système exclusivement idéaliste, les êtres réels disparaissent, n’étant tous représentés que par des ordonnancements de règles. Cependant, les individus sont soumis à l’obligation d’obéir à l’Etat ou, du moins, ils subissent, sous forme d’obligation, la nécessité qui émane de la validité du système juridique étatique.

Mais, par contre, ils n’ont pas nécessairement de droits individuels qui soient opposables à l’Etat, parce que, de leur propre système juridique, n’émane aucune validité qui soit obligatoire pour celui-ci. Cette grave conséquence est la négation non seulement de la liberté politique, mais même des libertés civiles.

Plan dynamique. La création de l’ordre juridico-étatique nous fait entrer dans le plan dynamique et historique. Nous y voyons un certain nombre de choses intéressantes ; par exemple, que, si du point de vue statique, l’unité et l’indivisibilité du pouvoir d’Etat s’impose (ce pouvoir n’étant que la validité d’un système juridique), du point de vue dynamique de la création de l’ordre, il peut y avoir intérêt à admettre une séparation des pouvoirs (p. 620).

En ce qui concerne les sources du Droit, nous y voyons que du droit peut être créé par le pouvoir législatif, par le pouvoir réglementaire, etc. ; mais gardons-nous de croire que, même dans cette perspective dynamique, l’auteur rejoigne la doctrine classique sur la libre création du Droit par le pouvoir de droit. N’oublions pas que, pour lui, le plan dynamique reste dominé par le plan statique et que, par suite, les sources du droit positif resteront dominées par le droit transcendant. D’abord, les sources du droit positif sont rigoureusement hiérarchisées l’une à l’autre. On remonte ainsi, en dernier ressort, à la constitution positive de l’Etat. L’auteur souhaiterait que l’on pût remonter à un statut international ; mais, en tout cas, au-dessus du plus haut statut positif, il y aura une constitution hypothétique transcendante. Il ne s’agit pas d’une hiérarchie qui, à chaque degré, laisse jouer une certaine liberté : non, le Droit a pour caractéristique de régler sa propre création : « Toute norme juridique est posée conformément aux prescriptions d’une norme supérieure ». Et ce ne sont pas des règles de procédure qui sont ainsi posées d’avance pour la création du Droit les normes sont des règles de fond.

Ce n’est pas non plus un système répressif pour le droit mal créé analogue à celui qui fonctionne dans les pays qui admettent le contrôle juridique de la constitutionnalité des lois, c’est un système préventif, en ce sens que l’invalidité de la disposition non conforme à la constitution hypothétique est immédiate. C’est une nullité de plein droit. Le pouvoir d’Etat n’est-il pas un système de validité et, par conséquent, d’invalidité juridique ? Notons encore, ce qui est parfaitement logique, la préférence de l’auteur pour l’administrateur et son dédain pour le juge. Dans un système aussi bien réglé, le juge ne serait qu’une cause de désordre ; le juge a un pouvoir incoercible d’arbitrage et de création spontanée du Droit ; il ne serait fidèle ni à la norme, ni à la constitution hypothétique ; bien plus avantageux serait un administrateur bien stylé et devant lequel il n’y aurait point de débat. Napoléon n’avait-il pas ainsi tremblé pour son code civil en le livrant aux juges ?

Observations sur le système de Kelsen. 1° Ce système, que nous n’apprécions pas dans sa structure interne, mais dans ses postulats, n’est pas une nouveauté complète en Allemagne ; il ne fait que pousser à ses conséquences logiques extrêmes, avec une force et une élégance auxquelles on doit rendre hommage, des idées plus ou moins exprimées déjà dans un courant de pensée qui dérive de Kant par l’intermédiaire de Fichte et Hegel. Notre collègue Carré de Malberg, dans sa Contribution à la théorie générale de l’Etat, parue en 1920, mais conçue et rédigée avant 1914, s’est inspiré de certaines de ces idées ; il admet pratiquement la confusion du Droit et de l’Etat : la grande source du Droit est la Constitution de l’Etat ; enfin, on doit restreindre le plus possible le rôle du pouvoir dans l’Etat.

Il semble qu’on se soit rejeté vers ce courant de la philosophie allemande pour échapper aux dangers de la doctrine de la Herrschaft, du moins tel paraît être le cas de M. Carré de Malberg ; mais, alors, on n’a évité un écueil que pour tomber sur un autre qui, pour être plus caché, n’en est pas moins dangereux.

2° En effet, si cette philosophie du Droit évite la théorie du pouvoir de domination de l’Etat, elle n’évite pas la domination d’un impératif catégorique qui équivaut à un ordre social essentiellement nécessitant. Le primat d’une liberté relative est remplacé par celui de l’ordre et de l’autorité. La maxime fondamentale n’est plus : « Tout ce qui n’est pas défendu est permis jusqu’à la limite » ; elle est : « Tout ce qui n’est pas conforme à la constitution hypothétique est sans valeur juridique ». D’ailleurs, on nous le dit expressément : « Il n’y a pas nécessairement de droits individuels des sujets opposables à l’Etat ; par conséquent, il n’y a pas nécessairement de liberté ». Et puis, dans un système statique, que ferait-on de la liberté ?

Le joug d’une pareille philosophie serait pour le Droit pire que celui de la théologie : la théologie catholique pose le primat de la liberté humaine ; l’ordre divin se propose à l’homme par la grâce, il ne s’impose pas comme une nécessité contraignante, tandis que l’ordre du panthéisme idéaliste tel que le conçoivent les juristes postkantiens s’impose à l’homme sous cette forme. M. Redslob se fait illusion (Revue du Droit public, 1926, p. 147). Cette philosophie du Droit postkantienne n’aura aucun succès en France, non pas qu’elle soit obscure, car elle n’est que trop claire, non pas qu’on la prenne pour un jeu de l’esprit, car elle n’est que trop sérieuse, mais parce que ses tendances sont inconciliables avec celles du Droit. Seule une philosophie de la liberté est compatible avec le Droit.

Le système statique de Droit objectif de Léon Duguit. Antérieur de plus de vingt ans, ce système n’a pas du tout le même point de départ que celui de Kelsen. Duguit a horreur de la métaphysique ; il émet la prétention d’être réaliste, c’est-à-dire de n’admettre que ce qui tombe sous l’observation des sens. Il serait plutôt apparenté à Durkheim et à Auguste Comte. Sa grande préoccupation a été de supprimer le pouvoir comme source du Droit. D’une part, il trouve inadmissible qu’une volonté humaine, quelle qu’elle soit, puisse imposer une obligation à une autre volonté humaine. Il a perdu la notion du pouvoir de droit qui s’exerce au nom d’une institution acceptée de tous et tel que nous l’avons rappelé. D’autre part, très préoccupé par la doctrine allemande de la Herrschaft alors régnante, il pense qu’il faut à tout prix soumettre l’Etat au Droit et ne voit pas de meilleur moyen que de l’empêcher de créer du Droit par son propre pouvoir, car, dit-il, tant que l’Etat créera du Droit, il n’y aura pas moyen de le soumettre ; il ne faut pas compter sur l’autolimitation subjective de l’Etat, ce n’est pas une garantie, une résolution interne peut être détruite par une autre résolution interne. Il ne paraît pas qu’il ait songé qu’il exige une autolimitation objective et proprement constitutionnelle, résultat de la création d’institutions destinées à faire obstacle à certaines tentatives de l’Etat.

Quoi qu’il en soit du bien ou du mal fondé de ses griefs contre le pouvoir de Droit, voilà notre collègue conduit à séparer radicalement le Droit et l’Etat, position inverse de celle de Kelsen. Il va donc, maintenant, construire le système du Droit sans le secours de l’Etat, sans celui du pouvoir et sans celui de la métaphysique.

Il prend pour point de départ la notion positiviste d’un ordre des choses sociales conçu comme le prolongement de l’ordre des choses physiques. De cet ordre des choses découlent des normes. Dans un premier état de la doctrine, les normes n’avaient pas de source précise ; dans un second état, elles ont la source que l’école de Savigny assignait à la coutume, le sentiment de la masse des consciences ; ce sont de grandes règles de conduite senties comme devant être sanctionnées par une réaction sociale contre ceux qui les violeraient.

En ces normes, qui sont peu nombreuses, réside toute la validité du système juridique. Sans doute, il sera fait par le pouvoir politique des règles constructives, mais ces règles n’auront pas de valeur juridique par elles-mêmes, elles en auront seulement par leur conformité à l’une ou à l’autre des normes. Les individus, dans leurs transactions, feront des déclarations de volonté qui n’auront également de valeur juridique que par la conformité à la norme…, etc.

Quant à la sanction, elle se trouve directement dans la contrainte sociale ou étatique. Les normes ne sont pas obligatoires, elles sont seulement exécutoires. On se demande pour quelle raison Duguit a tenu à supprimer ici l’obligatio juris ; on peut même se demander s’il y a règle de droit véritable sans obligatio juris ; si la définition du Droit par la seule idée de précepte sanctionné par la contrainte est suffisante ; si l’on ne glisse pas par-là dans la répression disciplinaire où la contrainte accompagne immédiatement l’ordre donné ; si, notamment, le droit pénal ne va pas se confondre avec la coercition, l’obligatio juris étant ce qui permet l’intervention d’un juge.

Quoi qu’il en soit de cette objection, attachons-nous à dégager le caractère statique du système.

D’abord, par la négation du pouvoir subjectif de création du Droit, le mouvement juridique, qui résulte surtout des forces subjectives, est arrêté, à moins qu’on ne se trouve sous l’empire d’une norme qui, par exception, pose le principe d’une liberté, comme, par exemple, celle qui établit la liberté des conventions.

Dans tous les autres cas, le Droit ne peut se développer que dans la mesure des normes établies ou par l’établissement de nouvelles normes, mais c’est là une formation coutumière d’une extrême lenteur. Le système tend donc vers l’immobilité coutumière, avec cette particularité qu’il s’agit de coutumes à établir dans un grand pays et prenant forme de préceptes très généraux, ce qui n’est guère le genre habituel des coutumes.

Pour l’auteur lui-même, il n’est pas douteux que l’objectif doive l’emporter sur le subjectif et le statique sur le dynamique ; là-dessus il s’est expliqué maintes fois et il a écrit deux livres pour se persuader que les transformations du Droit évoluaient infailliblement vers l’objectif.

Que la logique de son système substitue le primat de l’ordre à celui de la liberté, il le voit peut-être moins nettement, mais c’est le postulat d’Auguste Comte[4] et, d’ailleurs, l’objectif ne saurait s’assujettir le subjectif sans que l’ordre s’assujettisse la liberté.

Malgré certaines apparences dues au tempérament vigoureusement individualiste de l’auteur, ce système est donc en contradiction avec les postulats du Droit positif autant que celui de Kelsen et, autant que lui, il est impropre à la vie.

Présentation de l’article :
« Le pouvoir, l’ordre, la liberté
& les erreurs des systèmes objectivistes »

Jean-Marie Denquin
Professeur de droit public
à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Maurice Hauriou publie en 1928, dans la Revue de Métaphysique et de Morale, un article intitulé « Le pouvoir, l’ordre, la liberté et les erreurs des systèmes objectivistes ». Cet article est consacré, comme le choix du lieu de publication le laisse déjà supposer, à une question philosophique, explicitée dès le premier paragraphe». Chaque discipline a ses postulats nécessaires. (…) Le Droit [sic[5]a besoin du libre arbitre, non pas du libre arbitre absolu, mais d’un libre arbitre relatif ». Or « la formule philosophique n’en a pas été donnée ». Hauriou va donc s’efforcer « de fournir quelques éléments pour son élaboration » [125].

Ces affirmations posent d’emblée plusieurs problèmes. Les développements ultérieurs jetteront quelque lumière sur ce qu’Hauriou entend par « formule philosophique », et plus généralement par philosophie. Mais il semble d’abord nécessaire de considérer le sens qu’il donne à l’expression « libre arbitre ». Priorité d’autant moins contestable qu’Hauriou part de ce terme pour ne pas y revenir : « libre arbitre » n’est plus jamais employé dans le texte. Comme il est improbable qu’Hauriou n’évoque pas dans un article la notion dont cet article prétend apporter la « formule philosophique », on peut raisonnablement supposer que le mot « autonomie », dont on sait qu’il constitue un thème récurrent de sa pensée et qui va, au contraire, être très utilisé, occupe la place laissée vacante par le terme peu transparent de « libre arbitre relatif ». Cette assimilation n’est cependant pas explicite, et l’autonomie n’est pas plus définie que le libre arbitre, absolu ou relatif. Il est donc nécessaire d’examiner la question dans sa généralité pour déduire la signification des termes de l’usage qu’en fait l’auteur.

Parler de « libre arbitre relatif » ne va en effet pas de soi. Traditionnellement on distingue un libre arbitre objectif et subjectif. Dans le premier cas, l’individu est placé devant une alternative et opte pour l’un de ses termes sans qu’aucun motif détermine son choix : c’est un libre arbitre d’indifférence. Dans le second cas on entend par libre arbitre le sentiment de liberté qu’éprouve l’individu placé en face d’un choix : celui-ci est censé être effectué au terme d’un processus délibératif où sont mis en balance divers motifs, éventuellement hétérogènes et inégalement pressants.

Il est tentant de qualifier d’absolu le libre arbitre d’indifférence et de relatif le sentiment psychologique de liberté. Il faut toutefois prendre garde à ce que le second peut être dit relatif par rapport aux raisons, plus ou moins décisives, qui guident le choix de l’individu, mais que la notion considérée en elle-même est en revanche absolue. Elle obéit en effet aux principes de contradiction et de tiers exclu : en dernier ressort, l’individu est ou n’est pas libre de son choix.

L’impression de liberté correspond-elle, d’autre part, à une quelconque réalité ? Il est impossible de démontrer que ce sentiment n’est pas une illusion du sujet : les choix qu’il opère peuvent être analysés comme effectivement, bien qu’inconsciemment, déterminés par des facteurs externes (pressions naturelles et sociales) ou internes (complexion, caractère, expériences antérieures). A l’inverse, Bergson a soutenu que le sentiment de liberté est inaccessible à l’analyse rationnelle parce qu’il constitue un processus qui s’inscrit dans une durée indécomposable et non un état réductible à un temps mathématique. On ne peut donc le définir sans le supprimer, car « toute définition de la liberté donnera raison au déterminisme »[6]. Mais, comme l’impensable n’est pas l’irréel, c’est le sentiment de prédétermination qui doit être tenu pour illusoire. La thèse du libre arbitre et celle du serf arbitre sont donc également soutenables et discutables : on sait depuis longtemps qu’il n’existe pas de critère qui permette de choisir entre elles. Cependant on tient généralement le principe du libre arbitre pour indispensable à la cohérence de la morale et du droit. Si les comportements humains sont entièrement déterminés, la morale est impossible et le droit inutile. Pour fonder une morale, il faut donc dire, avec Kant, que la liberté est un postulat de la raison pure pratique. Le droit fera pour sa part de la liberté une fiction juridique, qui peut d’ailleurs être écartée pragmatiquement dans certaines situations pour éviter une application malencontreuse ou non souhaitée (responsabilité pénale des mineurs et des aliénés).

En utilisant le terme de « postulat », Hauriou fait implicitement référence à cette troisième acception du « libre arbitre ». Mais un postulat ne saurait par définition être relatif : on l’assume ou on ne l’assume pas. Il existe donc une tension potentielle entre cette notion et l’idée de « libre arbitre relatif ». Le remplacement du « libre arbitre » par l’« autonomie » est-elle de nature à résoudre cette tension ?

L’emploi de la seconde expression parait conforme au sens étymologique : l’autonomie s’oppose à l’hétéronomie, la situation de l’individu qui suit sa propre loi à celle de l’individu qui est assujetti à la loi d’un autre. Les deux impliquent un rapport à autrui et pas seulement à soi. Elles impliquent aussi un rapport à une loi, ce qui n’est pas le cas du libre arbitre, qui garde sa signification même si n’existent que des choix entre des alternatives concrètes, sans référence à une règle générale. Une décision autonome est donc une décision prise par un individu qui n’est déterminée ni par des impératifs extérieurs ni par la considération des conséquences possibles de son acte, alors même qu’il lui est imputable par autrui. L’autonomie ne se cantonne pas au for intérieur : elle et une réalité sociale, concrètement observable et susceptible de varier en intensité, car la contrainte externe, quels qu’en soient les moyens, peut s’avérer plus ou moins prégnante.

D’autre part l’opposition libre / serf arbitre ne recouvre pas l’opposition autonomie / hétéronomie : un acte apparemment libre et objectivement autonome peut être absolument déterminé, tout comme un acte apparemment hétéronome et contraint peut être le fruit d’un choix radicalement libre. Il faut donc admettre qu’Hauriou, en assimilant libre arbitre relatif et autonomie confond le libre arbitre comme postulat nécessaire à l’existence du droit et la nécessité pragmatique de concéder une capacité d’initiative aux acteurs sociaux – ou plutôt l’incapacité pratique des systèmes sociaux à contrôler entièrement leurs membres, qui garantit à ceux-ci une marge incompressible d’autonomie – mais aussi qu’il neutralise cette confusion en substituant la seconde au premier.

Hauriou, il est vrai, ne vise pas à édifier une phénoménologie, mais une déontologie du droit. On pourrait certes être tenté d’interpréter sa démarche comme une réflexion transcendantale sur les conditions de possibilité du droit : il chercherait à dégager ses structures implicites en décrivant les règles immanentes qui, bien qu’inconscientes, permettent son fonctionnement, comme une grammaire rend possible le langage sans nécessairement être perçue des locuteurs. Il s’efforcerait donc de montrer que le droit implique une situation médiane entre deux positions extrêmes, structurellement inaccessibles : la liberté absolue des individus rendrait le droit impossible puisque celui-ci vise précisément à réduire le libre arbitre d’indifférence en donnant aux sujets de bonnes raisons d’adopter certains comportements et d’en éviter d’autres. Réciproquement, l’anéantissement de la liberté des individus est inaccessible : aucune norme n’est assez précise pour déterminer exhaustivement les conduites licites, aucun contrôle social assez prégnant pour faire respecter toutes les obligations et interdits, et la promesse de récompenses ou de sanctions n’exclut jamais des comportements socialement aléatoires – que ceux-ci soient ou non métaphysiquement libres. Mais tel n’est pas le but d’Hauriou. Il ne critique pas les théories qu’il entend réfuter comme des analyses fausses, mais comme des doctrines pernicieuses, car il les tient pour autoréalisatrices. L’anarchie et la dictature sont possibles et seraient les conséquences d’un ordonnancement juridique contraire aux enseignements de l’expérience. Celui-ci ne doit donc pas être mis en œuvre. Le principe d’autonomie juridique, équilibre optimal entre l’ordre et la liberté, est à l’inverse pour Hauriou un impératif métajuridique, au sens où l’on peut dire que la séparation des pouvoirs constitue un principe métaconstitutionnel.

Si ces analyses sont exactes, la pensée d’Hauriou rencontre un problème de légitimité et un problème d’effectivité. Bien qu’il ne soulève pas ces questions, on peut déduire de son attitude les réponses qu’il leur apporte implicitement. D’une part il s’appuie sur une conception objective et non subjective de la légitimité : celle-ci ne procède pas d’une volonté souveraine (de Dieu, de ses interprètes authentiques, du pouvoir constituant originaire ou d’Hauriou lui-même) mais de la nature objectivement connaissable des faits. Par conséquent le principe n’est légitime que si l’analyse est correcte, et si l’on peut légitimement en déduire ce que l’auteur en déduit. Qui garantit ces deux points ? D’autre part le principe n’est effectif que si l’expérience confirme la théorie. Est-ce bien le cas ? 

La réponse à ces questions est inséparable de la perspective générale où se meut la pensée d’Hauriou et qui la rend relativement opaque aux esprits formés par la théorie moderne du droit. Celle-ci décrit une forme et non un contenu, ce qui rend les jugements de valeur non pertinents à son endroit : elle est susceptible d’être vraie ou fausse, non d’être bonne ou mauvaise. Le point de vue d’Hauriou est différent et, si l’on ne fait pas l’effort de le reconstituer, ses raisonnements, ses analyses et les angles morts de sa vision deviennent inintelligibles. Pour écarter cette difficulté, il semble qu’on puisse caractériser sa pensée par deux traits, l’un négatif, l’autre positif.

Négativement, elle se distingue par son refus, ou plutôt son ignorance, de ce que l’on appelle aujourd’hui, d’une formule d’ailleurs regrettablement ambiguë, la « loi de Hume ». Certes, Hauriou connait la distinction de l’être et du devoir être. Il ne nie pas non plus la « loi », en ce sens qu’il ne théorise pas sa négation. Mais il ne tire aucune conséquence de l’hétérogénéité des matériaux qu’il emploie pour construire sa démonstration, comme s’il ne parvenait pas à concevoir la possibilité d’un point de vue extérieur sur le droit. Il ne s’interroge pas sur ce que le droit est ou peut être. Postulant que le droit détermine le réel, il se demande ce qu’il doit être et accueille dans cette démarche tout argument apparemment favorable à sa thèse.

Positivement, la perspective d’Hauriou se caractérise par une tendance jusnaturaliste, mais en donnant à ce terme un sens bien précis. Il semble en effet nécessaire de distinguer ici naturalisme normatif etnaturalisme prudentiel. Le premier a pour ressort principal la transmutation de la statistique en norme : ce qui, en fait, se produit le plus souvent doit, en droit, avoir lieu toujours. Le second n’ignore pas que certains problèmes peuvent connaître plusieurs solutions mais considère que l’expérience conduit à en privilégier certaines. Exceptions, pilotage à vue et corrections de trajectoire ne sont pas théoriquement exclus, car ce qui vaut en théorie peut s’avérer néfaste en pratique. Hauriou appartient au second type : il n’abuse pas de la rhétorique de la nature, mais considère que l’expérience enseigne un art de gouverner, lui-même fondé sur une science du social. La nature des choses est pensée comme un guide plus que comme une règle. Une telle vision du monde n’implique donc pas l’immobilisme, mais au contraire une adaptation constante aux conditions du réel. Ce pragmatisme n’est pas un progressisme : non seulement il ne croit pas à une amélioration constante de l’homme et de la société, mais l’adaptation dont il fait l’éloge possède une finalité explicitement conservatrice : elle vise à préserver les valeurs et conditions d’existence qui constituent, pour Hauriou, les fondements de la vie sociale. L’objectif est donc le maintien d’un équilibre dynamique, qui fluctue autour d’un point, est susceptible de progrès mais aussi de régressions. Telle est la finalité naturelle du système politico-juridique. Il s’agit d’une donnée immédiate de la conscience sociale, et par conséquent d’un fondement nécessaire et suffisant à la réflexion d’Hauriou : il serait pour lui à la fois inutile et dangereux de chercher à son analyse une autre légitimité. Mais on comprend aussi pourquoi la question de l’effectivité du système – la description d’Hauriou correspond-elle aux faits empiriquement observables ? – n’admet pas d’autre réponse que la précédente : les choses doivent être ainsi parce qu’elles sont ainsi, et réciproquement.

Le but d’Hauriou est donc d’établir qu’un système politico-juridique doit assurer les conditions de l’autonomie – au sens d’autonomie subjective des individus – afin de permettre la réalisation d’un équilibre dynamique garant de la conservation du système. Quels sont, si l’on descend d’un degré dans l’abstraction, les termes de cet équilibre ? Le titre de l’article le dit : l’équilibre qui doit être préservé est celui qui s’établit entre l’ordre et la liberté, et c’est le pouvoir qui assume cette tâche primordiale. Les mauvaises doctrines qui, par des analyses erronées, mettent en péril ce devoir peuvent être réunies sous la catégorie générale de l’objectivisme. Celui-ci nie la subjectivité mais aussi le mouvement, qui est la subjectivité en acte.

A priori, on pourrait être tenté de penser que l’autonomie relative est l’attribut nécessaire du pouvoir : il maintient grâce à elle un équilibre dynamique entre l’ordre et la liberté. En fait, si l’on soumet la théorie d’Hauriou à une analyse rigoureuse, on constate que sa pensée est plus complexe, pour ne pas dire embrouillée : elle vise à la systématicité sans vraiment y parvenir.

Qu’est-ce d’abord que l’ordre – ou Ordre ? « Historiquement, les sociétés débutent dans un grand désordre ». Bien que « les clans primitifs éprouvent l’impérieux besoin de se confédérer en cités nationales, (…) la plaie des vendettas de clan à clan et de famille à famille » est demeurée endémique (fusion cavalière d’Aristote et d’Hobbes). « L’ordre » est donc le résultat d’une « pénible conquête » [125]. Cette évolution postulée est supposée prouver que « le pouvoir et la liberté contiennent de l’ordre en puissance » [125]. Cette évolution n’est toutefois pas automatique : elle « s’est faite par certains actes libres des hommes et avec les modalités que ces actes ont imposées » [125]. « Une certaine autonomie de l’Ordre [sic] est elle-même nécessaire à la vie du droit positif ». Elle s’exprime par « les instituions, et, surtout, les institutions corporatives. Tout le secret de l’ordre constitutionnel est dans la création d’institutions vivantes. Les lois constitutionnelles ne signifient rien en tant que règles ; elles n’ont de signification qu’en tant que statuts organiques d’institutions » (On voit le contraste avec la bonne doctrine contemporaine !).

« L’ordre », cependant, peut s’avérer dangereux : avec lui, « ce qu’il faut craindre, ce n’est qu’il n’ait pas assez d’autonomie, c’est (…) qu’il en ait trop ». Des précautions sont à prendre « contre le développement excessif des institutions » [128]. La stabilité, en effet, n’est pas l’immobilisme : elle « résulte du mouvement lent et uniforme des transformations d’un système social ordonné »[7]. Elle est analogue à la « stabilité d’un organisme vivant » [128]. Se référant à L’évolution créatrice de Bergson [128], Hauriou pose que l’élan vital, créateur du nouveau, doit être ralenti sous peine de s’épuiser en créations éphémères. « C’est ainsi que l’évolution (…) des formes sociales est coupée par [les paliers] des institutions ». D’où les « équilibres de pouvoirs qui scandent » [129] le temps et qu’Hauriou avait évoqué dès 1896. Ce fait justifie à ses yeux qu’il propose « cette légère addition à la doctrine bergsonienne » [129, note 2].

Quel peut être, dans ces conditions, le rôle du pouvoir ? Le « pouvoir politique », ou « gouvernement des groupes humains (…) ne s’exerce que par la création continuelle de l’ordre et du droit ». Il est caractérisé non « par la souveraineté absolue de la Puissance publique », à laquelle il peut renoncer, mais par « sa souveraineté relative ». Il faut en effet que « ceux qui gouvernent puissent eux-mêmes créer du droit ». C’est « cette création autonome du Droit [sic] par le pouvoir politique » que combattent « les systèmes objectivistes ». Il existe donc un « droit de commander » [on passe de l’ordonnancement juridique au droit subjectif des gouvernants] qui possède « une très vieille et très bonne justification » : « le consentement des gouvernés » [127]. Hauriou précise que « ce ne sont pas les commandements du pouvoir, au moment où ils sont produits comme des actes, qui sont acceptés par le peuple. Ce n’est même pas le pouvoir en soi qui est accepté, c’est l’institution politique [la Couronne ou l’Etat par exemple] au nom de laquelle le pouvoir commande ». Malheureusement Hauriou ne fournit aucun élément susceptible d’éclairer cette tripartition (qu’est-ce que le « pouvoir en soi » ?) ni aucun argument qui vienne étayer cette affirmation.

Le consentement des gouvernés est présenté comme une « construction juridique [qui] suffit à tous les besoins » : elle justifie le droit de commander, « assure la continuité du pouvoir associée à celle de l’institution », « fournit une base pour la dévolution du pouvoir », « crée l’opposition des gouvernements de droit et des gouvernements de fait », « s’adapte aux événements qui transforment les gouvernements de fait en gouvernements de droit » et même contient « en germe la théorie du gouvernement représentatif, puisque les chefs » agissent « en qualité de représentants, non encore du peuple, mais d’une institution voulue par le peuple » [127]. Il n’est pas besoin d’insister sur le caractère hautement discutable de ces affirmations : non seulement on ne voit pas comment le consentement de ceux qui consentent pourrait justifier le pouvoir à l’égard de ceux qui ne consentent pas, mais en outre la notion même de consentement apparait redoutablement ambiguë : si l’on n’en précise pas le sens et les critères, le mot permet à l’évidence de justifier n’importe quoi.

Dans tous ces développements, le mot liberté[8], qui figure dans le titre de l’article, n’est guère utilisé. Il faut considérer que l’autonomie en tient lieu, comme elle tient lieu du libre arbitre. « Une autonomie relative de la volonté individuelle dans la création du Droit [sic] est nécessaire pour la marche des entreprises économiques que l’ordre individualiste [il y a donc plusieurs ordres, qualitativement distincts] met à la charge des individus » [125]. Malgré un certain rétrécissement du domaine « où joue l’autonomie juridique individuelle » (« théorie de l’abus des droits », « renaissance des institutions », « substitution de la théorie du risque à celle de la faute dans la matière des accidents du travail »), « l’autonomie de de la volonté individuelle et le principe de sa responsabilité subjective constituent l’armature du droit privé et du droit criminel » [126]. Une certaine autonomie du pouvoir est d’autre part nécessaire, on l’a vu, dans la création du droit.

Le mouvement de la pensée d’Hauriou est circulaire, car chaque élément y est à la fois cause et conséquence des autres. L’autonomie, qui constitue l’un des pôles de l’équilibre, est également inhérente à l’ordre et au pouvoir, puisque tous deux la créent et la supposent. Le pouvoir crée l’ordre, mais il est créé par lui. Les institutions, suscitées à la fois par le pouvoir et par l’ordre, contribuent réciproquement à leur maintien. Les mots sembleraient suggérer un pouvoir actif et un ordre passif, notamment parce que le premier est susceptible d’être incarné alors que le second est une abstraction. Mais dans l’univers d’Hauriou l’ordre et les équilibres sont, à l’instar des individus, supposés capables d’agir, de vouloir, de concevoir des buts et de combiner des moyens. Le ménage à trois du pouvoir, de l’ordre et de la liberté-autonomie tourne donc sur lui-même et engendre le Droit sans qu’il soit possible d’y découvrir une cause première – sauf peut-être la « civilisation sédentaire » à laquelle « ce principe juridique » (autonomie de la volonté et principe de responsabilité subjective) [126] est lié.

Si l’analyse de ce qui est ne va pas sans ambiguïtés, l’affirmation de ce qui doit être s’avère en revanche parfaitement claire : « Une saine philosophie doit se garder (…) d’exagérer le rôle de l’ordre en puissance (…), parce qu’il étoufferait dans son germe le degré de liberté dont le droit positif a besoin » [128][9]. Réduire « à rien l’autonomie du pouvoir et celle des libertés individuelles » constitue précisément « l’erreur » commise par « les systèmes objectivistes » [128] – ou plutôt « statiques et objectivistes ». C’est en effet « sous cet aspect statique » qu’Hauriou les examine « parce qu’il fait apparaitre leur incompatibilité avec la vie ». Il étudie d’abord « le système du Droit [sic] transcendant et statique du professeur Hans Kelsen », « parce qu[e cette doctrine] est transcendantale » (…) et « plus nette dans ses conclusions » [130] que « le système statique de Droit [sic] objectif de Léon Duguit » [133].

Hauriou précise qu’il n’analyse pas le premier « dans sa structure interne, mais seulement dans ses postulats »[10]. La distinction entre un plan statique « consacré à l’ordre juridique et étatique » et un plan dynamique « consacré à la création de l’ordre » lui parait pertinente, mais les choses se gâtent car « le plan dynamique est subordonné au plan statique » (Rien, dans le texte cité de Kelsen, ne justifie un tel diagnostic). « Dans ce plan [statique], l’ordre juridique et étatique est envisagé comme l’expression d’un impératif catégorique de la raison pratique ; il devient une insertion directe du transcendantal dans la société [?]. Il représente un Sollen (…) s’insérant dans le Sein (…) afin de le conformer à l’ordre ». Ce système « tiré de la philosophie kantienne, se traduit en un ordonnancement d’idées objectives supérieures aux consciences humaines » [131] et implique que « l’Etat et le Droit [sic] se confondent ». « L’Etat n’est qu’un ordonnancement juridique de normes en qui se résument les organes et les fonctions et en ce que le pouvoir de l’Etat n’est lui-même que la validité du système juridique aboutissant à l’emploi de la contrainte ». Ainsi « les êtres humains disparaissent »[11] et « n’ont pas nécessairement de droits individuels qui soient opposables à l’Etat ». On aboutit donc à « la négation non seulement de la liberté politique, mais même des libertés civiles ».

Dans le plan dynamique, toutefois, « il peut y avoir intérêt à admettre une séparation de pouvoirs » [131]. « L’auteur » ne rejoint pas « la doctrine classique sur la libre création du Droit [sic] par le pouvoir de droit » car, pour lui, « le plan dynamique reste dominé par le plan statique et que, par suite, les sources du droit positif resteront dominées par le droit » : elles sont en effet « rigoureusement hiérarchisées » et « au-dessus du plus haut statut positif, il y aura une constitution hypothétique transcendante »[12] [sic !]. Comme « toute norme juridique est posée conformément aux prescriptions d’une norme supérieure », il n’existe aucune liberté à aucun niveau. Circonstance aggravante : cette conformité n’est pas assurée par « un système répressif » incarné dans un « contrôle juridique de la constitutionnalité des lois », mais par « un système préventif » : « l’invalidité de la disposition non conforme à la constitution hypothétique est immédiate ». En effet « dans un système aussi bien réglé, le juge ne serait qu’une cause de désordre » en raison de son « pouvoir incoercible de création spontanée du Droit[13] [sic] ; il ne serait fidèle ni à la norme, ni à la constitution hypothétique ; bien plus avantageux serait un administrateur bien stylé » [132].

Selon Hauriou, ces thèmes ne sont pas entièrement nouveaux puisqu’ils dérivent « de Kant par l’intermédiaire de Fichte et de Hegel » et que « notre collègue Carré de Malberg (…) s’est inspiré de certaines de ces idées : il admet pratiquement la confusion du Droit [sic] et de l’Etat : la grande source du Droit [sic] est la Constitution [sic] de l’Etat ; enfin, on doit restreindre le plus possible le rôle du pouvoir dans l’Etat ». « Il semble qu’on se soit rejeté vers ce courant de la philosophie allemande pour échapper aux dangers de la doctrine de la Herrschaft ». Mais c’est pour tomber d’un péril dans un autre. « Cette philosophie du Droit [sic] (…) n’évite pas la domination d’un impératif catégorique[14] qui équivaut à un ordre social essentiellement nécessitant ». (…) « Tout ce qui n’est pas conforme à la constitution hypothétique est sans valeur juridique ». (…) « Dans un système statique, que ferait-on de la liberté » ? « Le joug d’une pareille philosophie serait pour le Droit [sic] pire que celui de la théologie » car « l’ordre divin se propose à l’homme par la grâce, il ne s’impose pas par une nécessité contraignante, tandis que l’ordre du panthéisme idéaliste tel que le conçoivent les juristes post-kantiens s’impose à l’homme sous cette forme » [133]. Conclusion : « cette philosophie (…) n’aura aucun succès en France, non pas qu’elle soit obscure (…), mais parce que ses tendances sont inconciliables avec celle du Droit » [sic] [133].

On ne saurait évidemment juger cette analyse à l’aune du savoir actuel. La doctrine de Kelsen n’est pas achevée au moment où Hauriou en prend une connaissance superficielle. Elle va connaitre des approfondissements et des variations. Mais en outre sa compréhension implique la maitrise d’outils intellectuels adaptés. La manière dont Hauriou entrelace les termes transcendant et transcendantal ne permet guère d’échapper à l’impression qu’il confond leur sens et réduit le second au premier – d’où l’étonnante expression de « constitution hypothétique transcendante ». Or précisément c’est le caractère transcendantal de l’analyse kelsénienne qui frappe d’inanité les critiques d’Hauriou, ou les relègue au rang de procès d’intention. Que la recherche des conditions de possibilité du droit à partir de postulats positivistes connaisse ou non le succès, elle ne saurait en toute hypothèse être comprise comme visant à imposer aux hommes une nécessité extérieure, arbitraire et contraignante. L’évocation de l’impératif catégorique, digne du Disciple de Paul Bourget, n’y change rien. En fait il semble qu’Hauriou ait projeté sur la lecture de Kelsen ses terreurs intimes, au point de constituer la doctrine de celui-ci en épitomé de ce qu’il abhorre. Ainsi s’expliquerait l’affirmation gratuite de la prédominance chez Kelsen de la dimension statique sur la dimension dynamique. Non moins fantasmatiques apparaissent la détermination absolue, transparente et autoréalisatrice de l’ensemble des normes juridiques à partir de la « constitution hypothétique » et le « dédain pour les juges » [132] censé en constituer la conséquence et la preuve.

Il faut toutefois observer que la critique d’Hauriou, inadéquate à l’objet qu’elle vise, retrouve une certaine pertinence si l’on considère l’interprétation mécaniste et réductrice qu’une partie de la doctrine française contemporaine donne de la hiérarchie des normes et de l’Etat de droit. Celle-ci pose en effet l’existence d’une norme, à la fois transcendante (constitutionnelle ou métaconstitutionnelle) et positive, qui est censée assurer la conformité de l’ensemble des décisions juridiques aux principes fondamentaux. Comme dans la vision d’Hauriou, le système est statique – défini une fois pour toutes et pour tous par les valeurs de l’occident contemporain –, absolu et autorégulé puisque toute déviance est censée être repérée et corrigée. Il exclut les singularités et les conjonctures, espaces traditionnels de la politique et du pouvoir. Il marginalise les êtres concrets, car les droits fondamentaux qu’il prétend sacraliser sont les droits subjectifs d’êtres abstraits et se confondent ainsi avec l’ordonnancement juridique.

Entre ces kélsénismes fantasmatiques existent pourtant deux différences. Globalement, l’empire du bien se substitue à l’empire du mal que diagnostiquait Hauriou. Et les juges, exclus du système selon lui, en deviennent les héros : c’est eux, et non plus une harmonie préétablie ou une nécessité aussi catégorique que mystérieuse, qui garantissent à chaque niveau la conformité des actes juridiques aux normes de rang supérieur. Ce mécanisme est censé fonder la crédibilité de l’analyse : le système fonctionne grâce à la vigilance de ses gardiens. (N’a-t-on pas seulement déplacé l’utopie ? Des Juges providentiels sont-ils plus faciles à trouver que les sauveurs habituels ?) On voit les étranges conséquences qu’engendre la fréquentation hâtive de théories philosophiques par certains juristes. Les exemples contemporains montrent d’ailleurs que les aventures picaresques du transcendantal ne sont pas terminées[15].

Hauriou se trouve évidemment en terrain plus familier lorsqu’il aborde le système de Duguit. Celui-ci se veut réaliste : « il serait plutôt apparenté à Durkheim et à Auguste Comte ». L’auteur entend « supprimer le pouvoir comme source du Droit » [sic] car il refuse « qu’une volonté humaine, quelle qu’elle soit, puisse imposer une obligation à une autre volonté humaine » et pense « qu’il faut à tout prix soumettre l’Etat au Droit » [sic]. L’idée d’auto-limitation lui parait vide de sens car, à la différence d’Hauriou, il ne conçoit pas « une auto-limitation objective et proprement constitutionnelle, résultat de la création d’institutions destinées à faire obstacle à certaines tentatives de l’Etat » [133]. Pour lui les normes découlent de l’ordre des choses sociales : « ce sont de grandes règles de conduite senties comme devant être sanctionnées par une réaction sociale contre ceux qui les violeraient ». (…) Sans doute, il sera fait par le pouvoir politique des règles constructives, mais ces règles n’auront pas de valeur juridique par elles-mêmes, elles en auront seulement par leur conformité à l’une ou l’autre de ces normes.

La théorie duguiste présente, selon Hauriou, un caractère statique en raison de « la négation du pouvoir subjectif de création du Droit [sic] » [134]. L’adoption de nouvelles normes implique « une formation coutumière d’une extrême lenteur ». La conclusion s’impose : « la logique [du] système substitue le primat de l’ordre à celui de la liberté ». Il « est donc en contradiction avec le Droit [sic] positif autant que celui de Kelsen et, autant que lui, il est impropre à la vie » [134].

Les critiques adressées à Duguit par Hauriou ne sont pas profondes : on pourrait reprocher au maitre de Bordeaux de noyer la spécificité des phénomènes juridiques dans des généralités si vastes qu’elles en deviennent insignifiantes et d’exposer, comme Hauriou d’ailleurs, ce que le droit devrait être plutôt que ce qu’il est. Elles n’en sont pas moins pertinentes et pointent une difficulté centrale de l’œuvre de Duguit : comment passe-t-on du niveau du droit objectif à celui du droit positif ? Le sens du mot droit est-il identique dans les deux cas ? Au-delà du contraste des critiques – l’une, bien rôdée et rapide, voire elliptique, contre un adversaire traditionnel, l’autre, effort pour ramener à une problématique familière une matière complexe largement étrangère aux préoccupations de l’auteur – le lecteur est frappé par la manière dont Hauriou construit des similitudes entre deux démarches qui n’ont a priori rien en commun. On voit qu’il y parvient en substituant largement l’opposition statique/dynamique au clivage objectiviste / subjectiviste. Il est vrai que le terme « objectivisme » semble peu adéquat pour décrire la doctrine de Kelsen, d’ailleurs accusée d’accabler le Sein sous le règne inhumain du Sollen. Mais l’idée de « statisme » ne s’impose elle-même que par l’effet d’un double glissement : à l’affirmation arbitraire de la suprématie du point de vue statique chez Kelsen répond l’accusation faite à Duguit de privilégier, à travers la formation coutumière du droit, l’ordre sur la liberté – alors qu’il est traditionnellement soupçonné d’anarchisme et qu’une partie de son œuvre est consacrée aux transformations du droit.

Le fait qu’Hauriou privilégie dans sa présentation la notion d’« objectivisme » doit cependant conduire à s’interroger : que veut-il faire entendre à travers cette catégorie, supposée assez englobante pour accueillir des théories aussi contrastées ? L’article consacré à ce terme dans le Vocabulaire de Lalande n’apporte rien[16]. En revanche, les divers sens attribués à l’adjectif « objectif » paraissent de nature à éclairer la question. Parmi les six retenus par l’auteur, quatre semblent pertinents : objectif peut être pris comme antonyme de subjectif au sens d’apparent ou irréel (sens B) ; comme opposé à subjectif au sens d’individuel (sens C) ; comme indépendant de la volonté, à l’instar des phénomènes physiques (sens E) ; comme opposé à subjectif au sens de conscient, mental (sens F)[17]. Il convient de confronter ces quatre significations aux théories examinées par Hauriou.

Les sens B et F doivent évidemment être exclus dans les deux cas. La négation du premier sens assume une valeur péjorative, alors que chez Hauriou c’est l’objectivisme qui occupe le pôle négatif : la position qu’il défend ne saurait être irréelle. Le dernier sens est également insoutenable, car même une application mécanique et rigoureusement déterminée du droit suppose la conscience de l’obligation et du contenu de l’obligation. Elle implique une activité mentale ou, pour employer un vocabulaire qui n’est pas celui d’Hauriou, une intentionnalité : l’obligation juridique est nécessairement une obligation de quelque chose.

Restent les sens C et E, qui d’ailleurs possèdentune partie commune et s’opposent conjointement à l’idée de volonté individuelle. C’est en ce sens, manifestement, que Duguit, auquel Hauriou l’emprunte, prend le mot. Le droit objectif est celui qui se forme lui-même à travers un processus largement mystérieux nommé « coutume », où n’interfère en principe aucune volonté individuelle, capricieuse et intéressée. Il peut être conçu comme le fruit d’une volonté collective, à moins que l’on préfère y voir le résultat d’une évolution qui, n’étant la volonté de personne, n’est pas une volonté.

L’application de cette notion à l’œuvre de Kelsen apparait, en revanche, problématique. La norme fondamentale hypothétique n’est pas, par définition, un acte de volonté, puisqu’elle n’est pas posée mais transcendentalement déduite de l’existence du système de normes en tant que condition de la possibilité de celui-ci : l’interprétation qu’en fait Hauriou est donc insoutenable. En revanche la Constitution positive et les actes juridiques inférieurs sont des actes de volonté, et de volontés individuelles, celles des constituants, des législateurs, des juges. Ces volontés sont certes orientées par l’impératif de conformité aux normes supérieures mais elles possèdent toujours une marge d’autonomie car, dans sa généralité, les premières sont compatibles avec plusieurs applications. Le regroupement sous une même étiquette des deux théories repose donc sur un contresens. Il accroit l’arbitraire de conclusions prédéterminées. Car ce qui sépare Hauriou de Kelsen est plus et autre chose qu’une analyse de la réalité empirique. On risquera l’hypothèse que la réflexion du premier repose sur des considérations affectives que la thèse rationaliste du second ignore. Un schéma théologique parait sous-jacent à la théorie d’Hauriou. Dieu aime et protège les bons, surveille et punit les méchants. Il exige en retour l’amour des hommes, à moins que ceux-ci se persuadent qu’ils peuvent le fléchir en prenant l’initiative de l’aimer. De même l’Etat d’Hauriou aime, protège, surveille et punit : il est prudent de l’aimer. Saint Augustin a montré la différence entre croire à Dieu et croire en Dieu : le diable croit à Dieu (il a de bonnes raisons pour cela) mais pas en Dieu. Duguit croit à l’Etat, puisqu’il entend le détruire ou du moins le désarmer. Kelsen croit à l’Etat, puisqu’il le définit, mais sans investissement affectif. Hauriou croit à l’Etat, mais aussi en l’Etat. Il doit donc l’incarner dans un pouvoir susceptible d’aimer et d’être aimé, auteur du bien et irresponsable du mal. On comprend aisément qu’une telle pensée soit devenue obscure à nos contemporains, qui font profession de ne croire ni à l’Etat ni en l’Etat.


[1] Sur la civilisation sédentaire, voir mon article sur « L’Ordre social, la Justice et le Droit » dans la Revue trimestrielle de Droit civil, 1927, p. 795 : « La subsistance des nations sédentaires postule la production individualiste, l’entreprise individualiste et une certaine création subjective du droit ».

[2] Je ne me serais pas permis de proposer cette légère addition à la doctrine bergsonienne si elle n’avait été suggérée par la lecture de l’Evolution créatrice ; mais mes idées sur le mouvement social lent et uniforme et sur les équilibres qui, d’ailleurs, sont tirées de la mécanique et de la thermodynamique, apparaissent déjà dans ma Science sociale traditionnelle de 1896 et dans mon Mouvement social de 1899. C’est une simple rencontre et je reconnais que l’idée de la création du nouveau était plus difficile à trouver que celle du mouvement ralenti, beaucoup plus.

[3] « Aperçu d’une théorie générale de l’Etat », article de Kelsen, Revue du Droit public, 1926, p. 561 et s. Ouvrages allemands de Kelsen : Hauptproblem der Staatsrechtlehre, 1911, Allgemeine Staatslehre, 1925 ; t. XXIII de l’Encyclopédie de la Science du Droit el de l’Etat de Kohlrausch. Cf. une analyse faite par Duguit dans son Traité de Droit constitutionnel, 3e éd., 1927, et. J.-L. Kunz, La primauté du droit des gens, Revue de Droit international de Gand, 1925, p. 564 et s.

[4] Catéchisme positiviste (huitième entretien). L’erreur d’Auguste Comte est de dire : « La liberté est la conformité à l’ordre », au lieu de « La liberté est la faculté de se conformer à l’ordre ». Pour la subordination du dynamique au statique, autre erreur. Voir eodem loco (sixième entretien).

[5] Dans le texte d’Hauriou, les mots [droit], [ordre] et [constitution] sont écrits tantôt avec une majuscule, tantôt une minuscule. L’usage de la majuscule est indiqué dans les citations qui suivent. Existe-t-il une nuance de sens entre ces emplois ? N’y a-t-il là qu’une négligence typographique ? On est tenté de penser qu’Hauriou vise tantôt la réalité idéale (ou platonicienne) évoquée par ces termes, tantôt leur usage empirique. Mais dans « Droit positif » [134] a contrario : [125, 126, 127, etc.]) la majuscule parait étrange. Il est difficile de trancher.

[6] Bergson Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience, Garnier-Flammarion, 2013, p.221.

[7] Note de l’éditeur : les italiques originellement contenus dans les citations d’Hauriou ont ici été soulignés.

[8] Il n’est peut-être pas indifférent d’observer que la liberté, parfois qualifiée d’individuelle, n’est jamais définie comme liberté de quelqu’un. Hauriou ne s’interroge pas sur la question de savoir si la liberté de l’un est compatible avec la liberté de l’autre. Peut-être y a-t-il là un motif de préférer « autonomie » à « liberté » : au niveau du langage, deux autonomies relatives coexistent plus aisément que deux libertés contraires. Mais dans les faits ?

[9] Une « saine philosophie » assume donc des devoirs que la philosophie tout court ignore.

 [10] La lecture de l’article publié en 1926 par Kelsen dans la Revue du droit public (« Aperçu d’une théorie générale de l’Etat » (traduction de C. Eisenmann, RDP, t. XLIII, 1926, p. 561-646) et auquel Hauriou fait référence [130, note 3], en particulier celle des pages 565 à 570 qu’il vise expressément [131], montre cependant qu’il ne ‘agit pas là de postulats explicites posés par Kelsen mais de présupposés, mélanges de mésinterprétation et de procès de tendance, qui lui sont arbitrairement prêtés. On remarque d’ailleurs qu’Hauriou traduit Kelsen dans sa propre phraséologie, ce qui évidemment n’est pas neutre.

[11] Reproche-t-on à la Critique de la raison pure de nier l’existence des hommes ?

[12] Dans l’article précité, Kelsen parle de « constitution hypothétique » pour évoquer la problématique des relations du Droit international public et du droit public interne (monisme ou pluralisme), p. 621.

[13] Kelsen évoque ce pouvoir (ibid., p. 624-625) mais n’en tire nullement cette conclusion.

[14] Cette expression, absente de l’article cité, est le fruit d’une induction d’Hauriou.

[15] Celles-ci procèdent souvent d’une confusion entre fondement et conditions de possibilité. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « Situation présente du constitutionnalisme. Quelques réflexions sur l’idée de démocratie par le droit », Jus politicum n° 1, 2009, p. 19-29.

[16] A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Puf, 13e éd., 1980, p. 701-702. On sait que cet ouvrage pourrait être meilleur qu’il n’est. Mais, publié d’abord en fascicules dans le Bulletin de la Société française de philosophie de 1902 à 1923, il reflète sans doute assez bien, en sa première couche, la culture philosophique moyenne de l’époque où Hauriou écrit.

[17] Ibid., p. 696-699.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Jaurès en 2020 (par Mmes Mélina Elshoud & Marietta Karamani)

Voici la 51e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui de l’article de Mmes Marietta Karamanli & Mélina Elshoud publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).

Volume IV :
Jean Jaurès

& le(s) droit(s)

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes
Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz

– Nombre de pages : 232
– Sortie : mars 2020
– Prix : 33 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-44-5
/ 9791092684445
– ISSN : 2272-2963

Jaurès en 2020 :
entre instrumentalisation(s)
& héritage(s)

Marietta Karamanli & Mélina Elshoud
Députée de la 2e circonscription de la Sarthe
& Conseillère départementale de la Sarthe

Mesdames, Messieurs les Professeurs, Mesdames, Messieurs,

Vos contributions l’ont toutes très bien démontré : Jean Jaurès est bel et bien un acteur politique de notre temps, en ce sens que, nombreuses sont toujours les références à son travail, à sa pensée, à son action publique.

Parmi ces références, il est intéressant de constater que les discours des responsables politiques français lui réservent une place particulière, mais surtout grandissante ; certains commentateurs[1] ayant évoqué une « Jaurèsophilie » ou une « Jaurèsmania ».

Il n’y a pas de récente campagne électorale nationale française, et notamment présidentielle, qui échappe à une volonté d’appropriation, ou du moins à des manœuvres que nous qualifierons librement « d’assimilation » de la pensée de Jean Jaurès par les principaux courants politiques de notre vie nationale. Gilles Candar, un des meilleurs spécialistes de l’homme et de son œuvre – que nous saluons – a lui-même publié un long papier sur la campagne présidentielle de 2007 et la revendication par des partis de droite du tribun socialiste, un phénomène qu’il qualifie de « nouveau[2]», non pas dans son principe, mais dans son ampleur depuis le début de la Ve République.

En 2007, la droite scande « Je me sens l’héritier de Jaurès[3] » et la gauche conteste une « captation d’héritage[4]». Cette bataille mémorielle avait inspiré à Philippe Bilger cette question simple, bien qu’il la trouve lui-même « infiniment vulgaire[5]» : « A qui appartient Jaurès ? ».

Dans le cadre de cette intervention, nous n’avons pas cherché à répondre à cette question – non pas qu’elle soit mal posée car au contraire elle résume bien le « procès en légitimité[6] » qui est fait aujourd’hui à celui qui décide de citer Jaurès – mais parce que la réponse nous semble indubitable et donc dénuée d’intérêt : Jean Jaurès n’appartient à personne, ou plutôt, il appartient à tout le monde, en ce qu’il est, comme l’écrit Gilles Candar, « le patrimoine commun de l’humanité[7] ».

Nous avons eu à cœur toutes deux de faire œuvre d’analyse en soumettant à une démarche libre et contradictoire notre examen de la filiation revendiquée d’un homme, à la fois, acteur et décideur politique, et universitaire.

Nous avons souhaité, d’une part, mettre en exergue les motivations qui conduisent, quel que soit le bord politique, des responsables élus à se référer à Jaurès.

Nous avons souhaité, d’autre part, voir si ces citations correspondaient bien à la philosophie de Jaurès, mais non pas en passant chacune des assertions de nos responsables politiques à la moulinette critique de leur pertinence au regard des principes et propositions de Jean Jaurès – ce qui aurait demandé une grande familiarité avec l’œuvre de Jaurès que nous ne prétendons pas avoir et ce qui risquerait d’encourir le reproche d’une interprétation du passé à la lumière d’enjeux en opportunité du présent – mais, nous avons essayé de tirer des enseignements de la façon dont Jaurès lui-même a pu utiliser des références à une œuvre ou à un propos de ses prédécesseurs pour éclairer l’actualité politique contemporaine.

Evidemment, notre propos est « situé » c’est-à-dire que nous parlons d’une place particulière, élu-e-s toutes deux, avec des engagements partisans, et nous avons l’expérience de celles et ceux qui citent Jaurès avec parfois du talent mais surtout le souhait de trouver ou gagner une légitimité que donnerait l’Histoire en disant que lui, Jaurès, l’aurait ou pas, fait ou pensé.

Sans prétendre à l’exhaustivité, nous souhaiterions vous rappeler quelques exemples caractéristiques de cette « assimilation » politique des propos de Jean Jaurès.

En avril 2007, lors d’un meeting dans la région, Nicolas Sarkozy alors candidat à la Présidence de la République cite une trentaine de fois Jean Jaurès[8] déclarant qu’il s’en sent « l’héritier ». « Laissez dormir Jaurès » demande-t-il à la gauche d’aujourd’hui qui, selon lui, « n’aime pas le travail » contrairement à celle d’hier, et à la droite qu’il incarne et qui veut permettre à ceux qui veulent travailler plus pour gagner davantage de pouvoir le faire. Un peu plus tard, à l’occasion d’un meeting à Paris pour les législatives, François Fillon s’offusque[9] « Est-ce la faute des citoyens, si le parti de Jaurès et de Blum est devenu l’un des plus rétrogrades d’Europe ? ».

En janvier 2011, à Tours, Marine Le Pen évoque, lors du congrès de son mouvement, la pensée jaurésienne et déclare que Jaurès aurait dit en son temps « A celui qui n’a plus rien, la patrie est son seul bien », confirmant, selon elle, qu’il a été « lui aussi trahi par la gauche du FMI ». Cette référence n’est pas nouvelle puisqu’en 2007 déjà, son père Jean-Marie Le Pen avait fait valoir une pseudo filiation au patriotisme de Jaurès, et en 2009, cette citation avait orné les affiches de la campagne européenne de Louis Aliot et notamment à Carmaux, suppléée par la phrase « Jaurès aurait voté Front national ».

En 2012, à Toulouse, François Bayrou alors candidat à l’élection présidentielle et contestant le Président sortant, Nicolas Sarkozy, cite Jaurès, en reprenant son propos selon lequel « On doit les mener [les Français] sur le seul chemin qui soit le chemin de la République, on doit les mener vers les hauteurs […]. C’est trahir la République que de la tirer vers le bas[10] » !

Le 23 avril 2014, François Hollande, Président de la République, vient expliquer ses réformes à Carmaux et rappelle à cette occasion que Jaurès « enseignait la patience de la réforme, la constance de l’action, la ténacité de l’effort[11] ». En juillet 2014, Jean-Christophe Cambadélis en visite à Carmaux compare François Hollande, alors en difficulté face à sa propre majorité parlementaire et à l’opinion, à Jean Jaurès. Selon lui, les deux hommes partagent un destin commun ; ils auraient été de grands incompris de leur époque. Il déclare « Il est intéressant de constater que [Jean Jaurès], en son temps décrié, honni, vilipendé – on l’a même assassiné – soit devenu par la suite une figure de notre nation[12] ».

La même année, en juin, Manuel Valls, Premier ministre en visite au Centre des monuments nationaux pour inaugurer une exposition sur le centenaire de la mort de Jaurès, affirme que ce dernier aurait voté le « pacte de responsabilité », une mesure chère à François Hollande qui vise à alléger les charges sociales des entreprises s’engageant à embaucher, car il aurait été, selon lui, « de ceux qui veulent gouverner et qui veulent que la gauche gouverne dans la durée[13] ». En face, dans une tribune intitulée « Jaurès revient ! Ils ont changé de camps ! », Jean-Luc Mélenchon lui reproche de « Faire parler les morts pour endormir les vivants[14] ». Paradoxalement, il se soumet lui-même dans le reste de sa lettre à cet exercice délicat consistant à expliquer ce qu’aurait fait Jaurès s’il était encore vivant[15].

En juillet 2017, le même Jean-Luc Mélenchon, élu de son mouvement La France insoumise, aurait demandé au Président de l’Assemblée nationale la place dans l’hémicycle autrefois occupée par Jaurès[16].

Enfin, en mai 2017, quelques semaines avant, Emmanuel Macron, candidat à l’élection présidentielle en meeting à Albi, déclare que Jean Jaurès « n’est pas celui qu’on veut nous faire croireC’était un homme qui aimait la liberté beaucoup plus que ceux qui le citent à loisir aujourd’hui. C’était à ce titre un défenseur de l’entrepreneur ce qui surprend souvent […]. Il est en quelque sorte l’homme du « en même temps » que je porte aujourd’hui. Il n’était pas enfermé dans l’égalitarisme[17] ».

Autant d’égards et d’hommages peuvent surprendre[18].

Quatre motifs, qui peuvent se superposer et jouer ensemble, nous paraissent expliquer cet engouement au moins « facial » pour la place et la parole qu’incarne le philosophe et député que fut Jean Jaurès.

I.

La première raison est la conquête ou la reconquête en légitimité d’un électorat de gauche attaché à la tradition d’un socialisme français, indépendant, démocratique, exigeant quant aux finalités, et dépassant les appareils. Citer Jaurès c’est d’abord puiser dans l’imaginaire collectif de la gauche et renvoyer aux combats et aux idéaux de l’homme. De ce point de vue, on cite beaucoup Jaurès pour susciter de l’espoir et de l’effervescence. D’ailleurs, à gauche, chaque campagne nationale comprend son meeting à Toulouse, à Albi ou à Carmaux, lequel offre une occasion privilégiée de puiser dans l’œuvre de Jaurès : ce fut le cas pour François Hollande en 2012, pour Benoit Hamon et Jean-Luc Melenchon en 2017, ou encore pour Raphaël Glucksmann en 2019.

Toujours pour retrouver de la légitimité, on utilise aussi Jaurès comme « justification », comme pour dire qu’une mesure est « vraiment de gauche même si elle n’en a pas vraiment l’air ». Les propos précités de Jean-Christophe Cambadelis, de Manuel Valls ou de François Hollande, valorisant le pragmatisme de Jaurès et rappelant parfois l’impopularité de ses positions, peuvent facilement y trouver une raison d’être.

Enfin, et toujours dans cette volonté de légitimer ou justement de délégitimer, on cite Jaurès pour critiquer des politiques « pas assez de gauche ». Cette démarche a été beaucoup utilisée par La France insoumise ou le Front national pour fustiger les réformes prises sous le quinquennat de François Hollande, notamment dans l’objectif de s’adresser à un électorat ouvrier, qui constituait historiquement une base électorale du socialisme[19]. Les propos de Jaurès sur le protectionnisme, sur le travail, sur la patrie ont été beaucoup utilisés car ils servent des revendications sociales et donc une « une prolétarisation du discours[20] ».

II.

La deuxième raison est la volonté de rassemblement des candidats à l’élection présidentielle qui doivent dépasser leur camp et pour lequel la référence à Jaurès rend possible un ralliement au-delà du camp droite-gauche. Les propos tenus par les deux candidats qu’ont été successivement Nicolas Sarkozy ou Emmanuel Macron dans leur registre spécifique peuvent y trouver leur origine.

III.

La troisième raison s’apparente à une vision nationale dans laquelle la figure de Jaurès est consensuelle, même si marquée à gauche, une figure qui a fait la France au même titre que d’autres figures historiques et dont la mort au service de la paix transcende les différences et les oppositions mêmes violentes d’avant ! On cite Jaurès comme on cite de Gaulle, Aristote, Briand, etc. C’est un « marqueur » intéressant pour des partis qui veulent nourrir ou « se racheter » en quelque sorte une image républicaine.

IV.

Enfin, la quatrième raison tient moins au fond qu’à la forme : Jaurès rassemble car tout le monde lui reconnaît des qualités « politiques » essentielles.

Il est d’abord très bon orateur, surnommé Saint-Jean  Bouche d’Or. D’ailleurs, sa figure est souvent utilisée par des agences de communication, de management et de formation à la prise de parole en public et on le retrouve en librairie dans Convaincre comme Jaurès. Comment devenir un orateur d’exception[21].

Fondant son engagement sur des valeurs universelles – ses propos sur le courage, l’humanité ou l’optimisme sont ceux qui sont le plus cités par les élus de tous bords – il apparaît comme un homme de convictions tout autant que de consensus, un homme respectueux des traditions mais marquant par son originalité, et prouvant, s’il le faut, que ces qualités ne sont pas inconciliables.

Tout cela lui vaut d’être respecté et craint, admiré par ses soutiens et ses adversaires, faisant de lui un grand homme public. Citer Jaurès aujourd’hui pour un élu, c’est admettre de prendre en modèle un homme politique de son envergure.

Il s’agit là, nous semble-t-il d’une vision de Jaurès qualifiable de « patrimoniale » ; elle n’est, elle-même, pas exempte d’une vision partisane tendant à faire de Jaurès une référence évoquant davantage le passé de la France que son actualité. Cette vision peut être revendiquée à titre subsidiaire par les uns et les autres.

A l’évidence, certains responsables peuvent avoir un rapport personnel à l’auteur et acteur Jaurès pour l’avoir lu, avoir étudié son action et ses prises de positions sur le long terme, cela devient alors souvent plus intéressant.

A l’évidence aussi, certains responsables « font leur marché » dans une pensée qui reste vivante car elle pose des questions et tente de dessiner un chemin, mais les comparaisons s’arrêtent souvent sur un point, un sujet, une crise, et ils n’envisagent pas sa pensée comme un tout, un mouvement et c’est là que peuvent émerger des contre-sens majeurs.

La plupart de ces citations procèdent d’ailleurs, nous l’avons laissé percevoir, d’une logique de communication visant par une phrase à revendiquer une part de l’héritage sans même connaître les problématiques d’ensemble posées. On use de la légitimité de Jaurès pour en faire un « supporter » de renom.

Nombreuses sont, malheureusement, les références appartenant à cette dernière typologie de citations, utilisées non pas pour éclairer une vision et nourrir un débat, mais comme un argument d’autorité et un faire-valoir pour conforter une position que l’on veut indiscutable.

Ainsi, on constate avec désarroi que ceux qui mettent en avant l’intérêt porté au travail par Jaurès, le font au détriment de son souhait de mettre fin au salariat et de partager les moyens de production avec les travailleurs. Ceux qui mettent en avant le rôle et l’importance de la patrie pour Jaurès, oublient souvent sa conviction profonde que « le jour où un seul individu humain trouverait, hors de l’idée de patrie, des garanties supérieures pour son droit, pour sa liberté, pour son développement, ce jour-là l’idée de patrie serait morte[22] ».

Journalistes, universitaires, politiques ont souvent condamné les citations « tronquées » de Jaurès qui conduisent des responsables politiques à lui faire dire autre chose, comme François Fillon en 2007 dont l’article tronqué en faisait le défenseur du patronat[23], ou comme Marine Le Pen en 2011, citant une citation non référencée et en fait inexistante dans les écrits de Jaurès[24], ou qui conduisent à passer sous silence une partie de son propos, à l’image de Raphaël Glucksmann qui citait, à Toulouse, il y a quelques mois, Jaurès pour sa conviction dans le caractère réformateur du Parti socialiste, tout en taisant le fait que cette conviction tient à ce que le parti veut, à l’époque, nous citons, « abolir le salariat, résorber et supprimer tout le capitalisme[25] ».

Au cours de nos lectures, nous avons remis la main sur un texte de Jaurès, et plus précisément sur une conférence de philosophie qu’il donna à l’Université de Toulouse en 1893 sur « les idées politiques et sociales de Rousseau[26]», philosophe qu’il considère comme une de ses sources d’inspiration.

Nous l’avons trouvé intéressant car il donne une illustration de la façon dont Jaurès avait lui-même pu utiliser l’œuvre d’un de ses prédécesseurs au service d’une analyse de la politique contemporaine à laquelle il aimait se livrer, plus d’un siècle après.

Nous avons en effet tenté de voir si selon lui il était possible de juger les effets d’idées politiques énoncées pour changer un monde, alors même que ce monde a changé et peut encore être changé. Dans ce cours, Jaurès met en évidence quelques éléments significatifs de la pensée de Rousseau et établit une réelle continuité entre sa pensée socialiste et celle du philosophe des Lumières. Tout d’abord, il considère que Rousseau est au commencement de l’idée socialiste, je cite, « qui était en lui, par son désintéressement, son détachement personnel[27] ». Rousseau est un homme d’esprit « désintéressé », et c’est selon Jaurès, ce qui a donné de l’autorité à ses idées. Mais dans le même temps, c’est ce « désintéressement » qui l’a empêché, selon lui, d’être un « penseur d’action[28]» c’est à dire de « croire à la possibilité d’obtenir les transformations profondes exigées par le droit[29] ».

Le deuxième élément, c’est qu’il est un penseur de l’idéal de la liberté politique et de l’égalité sociale. Il pense les institutions comme régulant la société mais aussi comme pouvant enchaîner les individus. S’il se félicite des progrès, il connaît l’effet néfaste des passions qui se déchaînent. C’est ce qui nourrit chez lui la force de l’idée du Droit, notamment pour encadrer la question de la propriété individuelle, car il a ce mot fort : « la faiblesse humaine est disproportionnée au progrès humain[30] ». 

Dans son cours, Jaurès met en évidence la cohérence et la cohésion d’une pensée complète habitée par le souci de l’égalité et des solutions concrètes à y apporter, et dont le défaut majeur est pour Rousseau de ne pas avoir suffisamment « cru », nous citons Jaurès, « à sa chimère[31]! ».

Car Jaurès constate que Rousseau, qui a agi si puissamment sur la Révolution, ne croyait pas au succès possible de cette Révolution et, il confesse même qu’il n’est « pas sûr que pour cet homme concentré, fermé à certaines légèretés d’enthousiasme, la Révolution française n’eût pas été une nouvelle cause de désespoir[32]». Et, pourtant la liberté y a été acquise et persiste un siècle plus tard. Il constate aussi que si les clauses de son contrat social n’ont jamais été exposées, partout elles ont été facilement adoptées et reconnues. S’il n’y trouve pas de solution précise pour décliner son action politique, Jaurès puise dans Rousseau l’inspiration de la Justice, l’attachement au Droit, et il y puise aussi par expérience d’une Révolution que Rousseau n’a pas connue, l’optimisme et la conviction qu’un jour « la grandeur des événements répond à la grandeur de la pensée[33] ».

Ainsi si on veut établir une continuité, si ce n’est parfaite, du moins logique entre Jaurès et la politique d’aujourd’hui, on devrait rétablir un lien entre sa vision politique d’ensemble et son comportement et les enjeux du moment.

Comme l’a très justement écrit Gilles Candar, « la politique n’a de sens pour lui que rattachée à une conception générale de la vie et de l’humanité[34] ».

Ceux qui se revendiquent de Jaurès n’ont pas toujours eu la chance ou tout simplement le souhait de connaître « le socialisme des origines, qui avait une dimension internationale et portait un modèle de société[35] » comme le disait le socialiste et ancien Premier ministre Michel Rocard. Ce dernier insistait sur cette dimension essentielle : « Il y avait la conscience de porter une histoire collective, elle était notre ciment[36]».

A l’évidence, cet intérêt et ce désir n’existent pas toujours chez ceux qui le célèbrent ou lui empruntent un morceau d’intelligence ou de gloire. Ils n’existent pas chez ceux que Jaurès appelait les « hommes pratiques[37]» qui « emploient quelques mots humanitaires pour amorcer les suffrages du peuple, et qui, sous ces mots, ne mettent aucun sentiment ardent, aucune idée précise qui puisse inquiéter les privilégiés[38] ». Par ailleurs, la crise du socialisme démocratique actuelle dépasse largement la question des citations et de ceux qui les utilisent. 

Il faut néanmoins rappeler cette part manquante : citer Jaurès c’est peut-être en partie « du » Jaurès, mais c’est seulement en partie[39], sans le socialisme et la préoccupation de porter un regard sur un fait essentiel tel qu’il résumait la pensée de Rousseau : « Tout homme entrant dans l’ordre social doit y trouver l’égalité, en échange de la liberté dont il fait abandon[40] ».

Pour conclure, il nous semble que la pensée de Jaurès reste « dynamique » parce que ses propos peuvent faire écho à des évènements et questionnements contemporains variés posés par la mondialisation, par la recherche de la paix, par la paupérisation et la peur du déclassement qu’elle nourrit, par la montée des individualismes et des nationalismes, par le dérèglement climatique et la question de la décroissance, par le fonctionnement de nos institutions ou encore par la réglementation du droit du travail.

Nous ne prendrons qu’un exemple ; au moment où se discute la place et le rôle de la nature dans notre société et où l’avenir des territoires ruraux est interrogé, il est éclairant de relire une dernière fois Jaurès, que nous citons : « Demain, si comme l’espèrent tous les socialistes, un nouveau système social et le perfectionnement de tous les moyens de communication permettent aux hommes de se disséminer dans les campagnes au lieu de s’entasser dans des villes démesurées, l’humanité pourra revenir à un stade antérieur ; et ce sera pourtant un progrès immense, car pouvoir vibrer à la fois, par un double contact, de l’immense vie remuante des hommes et de l’immense vie paisible des choses, quelle plénitude et quelle joie[41] ! ».

Nous aimons à croire qu’il n’aurait pas vu d’un mauvais œil que ses idées soient reprises, citées, commentées, car il aimait nourrir le débat, enseigner pour cultiver, et partager ses sources d’inspiration et de questionnement. Il voulait nourrir des esprits libres, c’est ce qui justifiait aussi son amour et sa confiance dans la République.

Si le terme « instrumentalisation » renvoie à une connotation négative, elle ne désigne que le fait d’utiliser quelque chose ou quelqu’un comme un instrument, mais elle ne dit pas au service de quoi. Et il nous semble qu’utiliser Jaurès pour faire progresser les idées du socialisme, pour nourrir la réflexion politique et juridique comme aujourd’hui, pour « aller à l’idéal et comprendre le réel[42]», pour expliquer la complexité du monde tout en le rendant plus facile à vivre pour tous, pour exiger autre chose de nos modèles sociaux et économiques, pour faire vivre et démocratiser sa pensée, cet héritage ; pour toutes ces raisons au moins, utiliser Jaurès reste une belle façon de lui rendre hommage.


[1] Guguen Guillaume, « Ces politiques qui ne jurent plus que par Jean Jaurès » in Site du journal France 24 ; 2014 ; (https://www.france24.com/fr/20140730-centenaire-jaures-jean-assassinat-politique-france-ps-fn-sarkozy-valls-hollande-pen-melenchon) (consulté le 11/08/2019).

[2] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 1 ; [http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479] (consulté le 08/08/2019).

[3] Propos tenus par Nicolas Sarkozy en 2007 lors d’un meeting à Toulouse, et contestés par le Premier secrétaire du Parti socialiste de l’époque, François Hollande. V. « Cent ans après la mort de Jaurès, les politiques se disputent son héritage » in Site du Journal Le Parisien ; 2014 ;

[http://www.leparisien.fr/politique/videos-cent-ans-apres-la-mort-de-jaures-les-politiques-se-disputent-son-heritage-28-07-2014-4033231.php] (consulté le 08/08/2019).

[4] Ibid.

[5] Philippe Bilger, « A qui appartient Jaurès ? » in Blog de Philippe Bilger ; 2007 ;

[https://www.philippebilger.com/blog/2007/01/index.html] (consulté le 22/08/2019).

[6] A propos d’une autre querelle autour de la figure de Jaurès lors des élections régionales de 2015, V. « A Carmaux, Louis Aliot et Carole Delga s’opposent autour de la figure de Jaurès » in Site du Journal France 3 ; 2015 ; [https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/tarn/carmaux-louis-aliot-et-carole-delga-s-opposent-autour-de-la-figure-de-jaures-832303.html] (consulté le 12/08/2019).

[7] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 5 ; (http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479) (consulté le 08/08/2019).

[8] « 2007 : « je me sens l`héritier de Jaurès » (Sarkozy) » in Site du journal Challenges ; 2007 ; [https://www.challenges.fr/entreprise/2007-je-me-sens-l-heritier-de-jaures-sarkozy_387775] (consulté le 08/08/2019).

[9] Micoine Didier, « Fillon se fait le chantre de l’ouverture » in Site du journal Le Parisien ; 2007 ; [http://www.leparisien.fr/politique/fillon-se-fait-le-chantre-de-l-ouverture-15-06-2007-2008125323.php] (consulté le 08/08/2019).

[10] Guguen Guillaume, « Ces politiques qui ne jurent plus que par Jean Jaurès » in Site du journal France 24 ; (https://www.france24.com/fr/20140730-centenaire-jaures-jean-assassinat-politique-france-ps-fn-sarkozy-valls-hollande-pen-melenchon) 2014 ; (consulté le 11/08/2019).

[11] « Dans son hommage à Jaurès, Hollande demande « de la patience » aux Français » in Site du journal Le Parisien ; 2014 ; (http://www.leparisien.fr/politique/dans-son-hommage-a-jaures-hollande-demande-de-la-patience-aux-francais-23-04-2014-3789203.php) (consulté le 22/09/2019).

[12] Boni Marc (de), « Cambadélis tente une comparaison entre Hollande et Jaurès » in Site du Journal Le Figaro ; 2014 ; [http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2014/07/30/25002-20140730ARTFIG00069-cambadelis-tente-une-comparaison-entre-hollande-et-jaures.php] (consulté le 13/08/2019).

[13] Chazot Sylvain, « D’après Manuel Valls, Jean Jaurès aurait voté le pacte de responsabilité » in Site du journal Le Lab Europe 1 ; 2014 ; (https://lelab.europe1.fr/D-apres-Manuel-Valls-Jean-Jaures-aurait-vote-le-pacte-de-responsabilite-15227) (consulté le 09/08/2019).

[14] Mélenchon Jean-Luc, « Jaurès reviens ! Ils ont changé de camp ! » in Site du Journal du dimanche ; 2014 ; [https://www.lejdd.fr/Politique/Melenchon-Jaures-reviens-Ils-ont-change-de-camp-677766] (consulté le 22/08/2019).

[15] « Quand Hollande abdique le pouvoir des Français dans les mains des androïdes de la Commission européenne, Jaurès lui tire l’oreille […] Quand Hollande soutient le gouvernement Netanyahou, il se fâche » in ibid.

[16] Tronche Sébastien, « Où l’on apprend que Jean-Luc Mélenchon voulait le siège de Jaurès à l’Assemblée nationale » in Site du journal Le Lab Europe 1 ; 2017 ; [https://lelab.europe1.fr/ou-lon-apprend-que-jean-luc-melenchon-voulait-le-siege-de-jaures-a-lassemblee-nationale-3380561] (consulté le 22/08/2019).

[17] « Interview exclusive d’Emmanuel Macron : « Je suis un patriote réformateur » » in Site du journal La Dépêche ; 2017 ; (https://www.ladepeche.fr/article/2017/05/03/2567441-interview-exclusive-d-emmanuel-macron-je-suis-un-patriote-reformateur.html) (consulté le 22/08/2019). V. aussi Apel-Muller Patrick, « Comment Emmanuel Macron a kidnappé Jaurès » in Site du journal l’Humanité ; 2017 ; (https://www.humanite.fr/comment-emmanuel-macron-kidnappe-jaures-635748) (consulté le 22/08/2019).

[18] Il a été noté qu’aucun responsable politique national de l’extrême gauche (il en va ainsi des partis ou organisations politiques se réclamant du trotskysme) n’a cité ou n’a dit être inspiré par Jean Jaurès en 2007, en 2012 ou en 2017, pourtant Trotsky avait considéré en 1915 que Jaurès était bien un idéaliste démocrate même si la lutte des classes façon léniniste ne l’avait pas suffisamment gagné.

[19] Selon Florian Gougou, historien, cité par Le Figaro « les évolutions du vote des ouvriers sont portées par le renouvellement des générations » et « le recul du vote de gauche des ouvriers [est alimenté] par l’arrivée de nouvelles cohortes dans le champ électoral, qui n’ont jamais eu des habitudes de vote à gauche […] Ces nouvelles cohortes votent de plus en plus pour le Front national. Ce ne sont pas les mêmes ouvriers qui hier votaient pour la gauche qui aujourd’hui votent pour le FN » in site du Figaro ; 2014 ; (https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2014/07/31/01016-20140731ARTFIG00091-quand-le-front-national-reprend-jaures.php) (consulté le 23/08/2019).

[20] Nitkowski Octave, « Quand le Front national cite Jaurès » in Blog d’Octave Nitkowski ; 2014 ; [https://www.huffingtonpost.fr/octave-nitkowski/quand-le-front-national-cite-jean-jaures_b_4670481.html] (consulté le 17/08/2019) : « Le Front national à la sauce Marine Le Pen reprend non seulement, comme chacun le sait, des idées de gauche mais s’approprie désormais – chose nouvelle – l’imaginaire collectif de gauche ».

[21] Chanoir Yohann & Harlaut Yann, Convaincre comme Jean Jaurès : Comment devenir un orateur d’exception ; Paris, Eyrolles ; 2014.

[22] Jaurès Jean, Le socialisme et la vie : Idéalisme et matérialisme ; Paris : Editions Payot & Rivages ; 2011 ; p. 83.

[23] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 3 ; (http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479) (consulté le 08/08/2019).

[24] Chamayou Grégoire, « Marine Le Pen et la fausse citation de Jaurès » in Site du journal Libération ; 2011 ; (https://www.liberation.fr/france/2011/01/21/marine-le-pen-et-la-fausse-citation-de-jaures_708831) (consulté le 17/08/2019).

[25] Extrait du discours de Jean Jaurès prononcé au Congrès de la Sfio à Toulouse en 1908. V. « Raphaël Glucksmann falsifie Jean Jaurès pour son premier meeting » in Site du média agauche.org ; 2019 ; (https://agauche.org/2019/04/07/raphael-glucksmann-falsifie-jean-jaures-pour-son-premier-meeting/) (consulté le 23/08/2019).

[26] Jaurès Jean, « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » in Revue de Métaphysique et de Morale ; 1912 ; n°3, p. 371 et s.

[27] Jaurès Jean, « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » in Revue de Métaphysique et de Morale ; 1912 ; n°3, p. 371 et s., édition numérique réalisée par Bertrand Gibier, publiée sur le Site de l’Université de Québec à Chicoumi ;

[http://classiques.uqac.ca/classiques/jaures_jean/idees_politiques_Rousseau/idees_politiques_Rousseau.html] (consulté le 23/08/2019).

[28] Ibid.

[29] Ibid.

[30] Ibid.

[31] Ibid.

[32] Ibid.

[33] Ibid.

[34] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 3 ; (http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479) (consulté le 08/08/2019).

[35] Monod Jean-Claude, « Il y a du Ricœur dans Macron, le socialisme en moins » in Site du journal Libération ; 2017 ; (https://www.liberation.fr/debats/2017/10/23/il-y-a-du-ricoeur-dans-macron-le-socialisme-en-moins_1605122) (consulté le 23/08/2019).

[36] Ibid.

[37] Jaurès Jean, « La politique » in La Dépêche ; 23 janvier 1980.

[38] Ibid.

[39] Monod Jean-Claude, « Il y a du Ricœur dans Macron, le socialisme en moins » in Site du journal Libération ; 2017 ; (https://www.liberation.fr/debats/2017/10/23/il-y-a-du-ricoeur-dans-macron-le-socialisme-en-moins_1605122) (consulté le 23/08/2019).

[40] Jaurès Jean, « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » in Revue de Métaphysique et de Morale ; 1912 ; n°3, p. 371 et s., édition numérique réalisée par Bertrand Gibier, publiée sur le Site de l’Université de Québec à Chicoumi ;

[http://classiques.uqac.ca/classiques/jaures_jean/idees_politiques_Rousseau/idees_politiques_Rousseau.html] (consulté le 23/08/2019).

[41] Jaurès Jean, Le socialisme et la vie : Idéalisme et matérialisme ; Paris : Editions Payot & Rivages ; 2011 ; p. 66.

[42] Jaurès Jean, Le socialisme et la vie : Idéalisme et matérialisme ; Paris : Editions Payot & Rivages ; 2011 ; p. 137.


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ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Jaurès & la République sociale (par Gilles Candar)

Voici la 36e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui de l’article de M. le professeur Gilles CANDAR consacré à la République sociale & Jaurès et publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).

Volume IV :
Jean Jaurès

& le(s) droit(s)

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes
Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz

– Nombre de pages : 232
– Sortie : mars 2020
– Prix : 33 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-44-5
/ 9791092684445
– ISSN : 2272-2963

Jaurès
& la République sociale

Gilles Candar
Professeur de chaire supérieure honoraire en histoire,
Président de la Société d’études jaurésiennes

A l’origine, pour Jean Jaurès, jeune Français de son temps, il faut sans doute évoquer la patrie. Il éprouve à son égard comme une première passion. La patrie structure ses premières affections, la raison de ses combats initiaux, le but de sa vie et elle conduit ses premières réflexions. Plus que des paysages et des souvenirs historiques ou littéraires, elle est d’abord pour lui une affaire humaine. Elle s’incarne dans la nation française que le jeune homme ne sépare pas de ses constituants. Elle reste une instance déterminante de sa réflexion, même si celle-ci s’élargit progressivement et s’ouvre à d’autres exigences, qui s’intègrent et enrichissent le noyau initial sans jamais le supprimer. Il faut prendre en considération les conditions de sa formation, de son éveil à la vie civique. Jaurès a onze ans au moment de « l’année terrible[1] », des drames de la guerre malheureuse et de l’amputation des départements d’Alsace-Lorraine. Sa famille compte de nombreux militaires, de tous grades, de l’oncle simple sergent chez les Zouaves au prestigieux cousin de son père, l’amiral Benjamin Jaurès, qui combattit comme général d’infanterie les Prussiens lors de la funeste bataille du Mans. Les civils parents et alliés ressentent tout aussi douloureusement les tristes événements de la période. Le frère de Jean, Louis, devient à son tour marin puis amiral. Jean se tourne vers des études littéraires, mais il souhaite d’abord servir son pays, la communauté nationale à laquelle il appartient. Cette communauté doit s’organiser, vivre et s’unifier. Et pour cela le jeune homme pense très vite que la forme la plus appropriée est la République. Nom d’un régime nouveau, encore assez rare dans le monde d’alors, à l’exception du continent américain, la République est plus fondamentalement un idéal auquel adhère le collégien de Castres et qu’il souhaite faire triompher. Le jeune Jaurès se rattache aux grands souvenirs des Lumières et de la Révolution française. La notion clef de son idéal, qu’il applique aux institutions comme à la démocratie et à la laïcité, est l’égalité, l’égalité des droits et leur universalité. Et comme il veut agir pour cette idée, servir et aider la République, convaincre les tièdes et les indécis et même les adversaires de bonne foi, il se dirige tôt vers l’action publique. On connaît la formule expéditive de la figure tutélaire de sa famille, l’amiral Jaurès, pour faire accepter ce choix à la mère inquiète de Jaurès : « Jean va à la politique comme le canard va à l’eau[2]». Nous pourrions citer aussi Jules Guesde, mi-amusé, mi-admiratif, qui observait un jour que chez Jaurès « l’acte suit toujours la pensée[3] ». Jean se passionne pour les élections, il souhaite être candidat et élu et il réussit assez vite à l’être puisqu’il se retrouve en 1885 à tout juste 26 ans le benjamin de la nouvelle Chambre des députés de la République française. Jaurès est républicain parce que cela lui semble le meilleur moyen, le seul praticable en fait, d’unir les Français, de constituer la nation divisée jusqu’alors par les luttes de partis comme par les divisions sociales, les jalousies et les ressentiments. Cette volonté d’union est le principal ressort de son adhésion à la République tout comme elle sera bientôt celui de son socialisme.

I. La République

Longtemps Jaurès se définit simplement comme républicain, évitant d’ajouter une quelconque étiquette partisane. Il ne se veut ni « opportuniste », ni « radical », pour citer les noms des deux grandes familles politiques républicaines au cours des trois dernières décennies du siècle. A l’instar de Saint-Just, il refuse d’être l’homme d’une « faction », et quand il se convaincra que se revendiquer républicain ne suffit pas, il complètera ou plutôt élargira comme il aime à dire son appartenance politique, mais il ne cessera nullement de s’en réclamer. Le fait est connu et il n’est pas utile d’insister : dès 1893, et jusqu’en 1914, il se présente aux élections comme candidat « républicain socialiste », non plus candidat « républicain » simplement, mais pas non plus candidat « socialiste » tout court. C’est au nom de la République qu’il poursuit son combat, qu’il réclame la justice. Et c’est donc pour instituer véritablement une république où à la différence des cités antiques, tous les hommes adultes seraient des citoyens libres, qu’il se convainc de la nécessité ultime de la socialisation de la production. Jaurès prolonge l’œuvre des grands révolutionnaires de 1789 en l’adaptant et la vivifiant, il ne la récuse pas et toute sa vie il l’assumera, ne serait-ce qu’en approfondissant sa pensée et explorant ses connaissances sur le sujet avec la direction de l’Histoire socialiste (1789-1900) pour laquelle il travaille et rédige les chapitres consacrés aux premières années de la Révolution. C’est ainsi qu’il se plaît à se référer au grand libéral défenseur de la monarchie constitutionnelle Royer-Collard, qui ne pensait pas nécessaire d’ajouter autre chose que « l’égalité des droits » pour définir la laïcité ou la démocratie[4]. Et lorsqu’il envisage la question sociale, Jaurès se place sans hésitation à la suite de Boissy d’Anglas qui estimait la propriété nécessaire à l’exercice des droits civiques. La forme moderne de la diffusion et de l’extension de la propriété lui paraît être celle de la socialisation, qui seule assure à chacun de recevoir sa juste part de propriétaire de la production nationale. Alain Boscus, qui l’a montré dans ses travaux, notamment dans l’édition de deux volumes des Œuvres de Jaurès : Le militant ouvrier et Le socialisme en débat (1893-1897) ainsi que dans diverses communications, contributions et conférences[5]. La propriété, pour Jaurès, est bien un fait social, non un fait naturel, et la société peut donc en contrôler l’étendue et la portée. Très tôt, le futur historien de la Révolution a rappelé ce principe fondamental voté par la Convention dans la constitution de 1793 : « Le droit de propriété ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables[6] ».

De nombreux hommes politiques aiment à citer une phrase de Jaurès qui se retrouve aisément sur internet, et qui en plus provient de La Dépêche de Toulouse, ce qui ne gâte rien : « Je n’ai jamais séparé la République des idées de justice sociale, sans lesquelles elle n’est qu’un mot[7] ». Belle phrase, authentique et en général correctement citée, ce qui n’est pas le cas de toutes les citations de Jaurès qui circulent, mais dont il faut bien exploiter toutes les potentialités. Sa forme modérée convient aux politiques soucieux de rassemblement. Cela vient d’ailleurs de ce qu’elle date de la période où le nouveau collaborateur de la jeune Dépêche n’est pas encore explicitement devenu socialiste, où il est un député républicain du Tarn, aux idées sociales avancées, partisan convaincu d’un réformisme républicain, mais pas encore théoricien ou héraut d’un idéal révolutionnaire.

De toute façon, d’abord et toujours la République. Cet ancrage républicain du socialisme n’a pas commencé avec Jaurès, mais que ce soit dans les congrès de l’Internationale ou au cours de ses voyages ou rencontres, Jaurès le parachève, le justifie, le révèle aux socialistes comme aux autres, alliés potentiels ou adversaires irréductibles, à la nation française et au monde. Jaurès lui donne toute sa force et le situe au cœur du socialisme. Plus que d’autres, à vrai dire beaucoup plus que tous les autres, « le socialisme français est un socialisme républicain » martelait le grand historien Ernest Labrousse, lui aussi originaire d’un Midi déjà presque occitan. Il précisait : « Républicain dans ses origines, dans ses réflexes, dans ses attitudes historiques, dans son implantation territoriale. Républicain au plus lointain et au plus profond de lui-même, au plus profond de son histoire et de sa géographie politique[8] ».

C’est un fil que nous retrouvons constamment. Nous pouvons même considérer que c’est la raison profonde de l’axe majoritaire qui se constitue dans le socialisme français autour de Jaurès et de Vaillant, parfois flanqués des allemanistes toujours un peu frondeurs. Des aléas, circonstances ou brouilles, peuvent compliquer les choses, mais comme aimait à dire le fondateur de L’Humanité, il faut aller à l’essentiel : « au pays de la Grande Révolution, poursuivie et continuée dans les révolutions du XIXe siècle », le socialisme ne peut être qu’un socialisme républicain. C’est sans doute une orientation toujours peu ou prou contestée : les marxistes orthodoxes ou pouvant se revendiquer comme tels avec Lafargue[9] et Guesde[10], le premier plus doctrinaire et le second plus propagandiste et homme d’action, les « insurrectionnels » qui suivent Gustave Hervé[11], certains syndicalistes révolutionnaires ou des anarchistes critiquent, condamnent à l’occasion ce sur-moi républicain dont ils voient les dangers d’évolutions, d’adaptations et d’alliances… Eux-mêmes sont le plus souvent amenés à composer, à s’adapter et comme cela arrive parfois à s’immerger à leur tour dans un bain républicain d’autant plus réconfortant et apprécié qu’il a été auparavant nié ou dédaigné. C’est évidemment ce qui relie et donne son sens aux grands choix du socialisme français de la période, et notamment dans l’affaire Dreyfus qui montre la revendication de justice comme structurant le socialisme autant que la position de classe dans les rapports de production.

Etre républicain ne signifie nullement se contenter de la légalité républicaine ou des institutions de 1875 acceptées à contrecœur par la gauche républicaine, radicale ou socialiste. La République n’a pas été instaurée par les seuls républicains et cela pèse longtemps sur l’attitude des socialistes. Ce n’est que progressivement qu’ils acceptent le principe de la participation aux élections sénatoriales ou à celle du président de la République dont le rôle d’incarnation et d’arbitre n’est pas automatiquement admis[12]. Une fois le principe accepté, les socialistes se contentent longtemps de peser en faveur d’un président le plus républicain possible, c’est-à-dire attaché aux libertés publiques et aux droits des parlementaires.

Tentés par le monocaméralisme héritier de la Révolution française, les socialistes acceptent le principe d’une deuxième Chambre, mais veulent profondément la transformer. Le choix de Jaurès l’oriente vers une Chambre du Travail représentant les catégories socio-professionnelles[13]. Si la République démocratique apparaît aux socialistes comme la forme politique nécessaire d’une France socialiste, celle-ci ne saurait se résumer à un régime parlementaire trop distancié de la volonté populaire. La population civique, qui devrait englober les femmes puisque le principe en a été adopté à « l’immortel congrès » de Marseille en 1879, doit pouvoir s’exprimer par des pétitions ou d’autres modalités. Les socialistes sont à l’origine de la reconnaissance de facto du droit de manifester au début du XXe siècle, sur le modèle britannique que Vaillant par exemple avait pu observer de près lors de son exil des années 1870. Leur soutien à la procédure du référendum a été oublié au fur et à mesure que s’est accentué le parlementarisme de la Sfio. Mais la revendication du référendum se retrouve dans des familles socialistes différentes, chez les anciens blanquistes comme chez les possibilistes[14] de Brousse et d’Allemane[15]. Le parti lui-même le réclame pour sortir du conflit entre la Chambre et le Sénat sur l’instauration de la représentation proportionnelle, adopté par la Chambre en 1912, mais refusé par la Chambre haute l’année suivante.

D’une manière générale, les réflexions de Jaurès et des socialistes tendent à sortir le régime parlementaire de l’entre-soi bourgeois de sa tradition orléaniste et de lui permettre de prendre en compte, d’être animé ou confronté à une participation civique et populaire. Cela doit évidemment être organisé, formalisé. Cela passe au minimum par de nombreux comptes rendus de mandat, par l’organisation des citoyens en partis structurés et liés à leurs mandants, par l’instauration d’un mode de scrutin proportionnel qui n’est pas seulement, du moins chez Jaurès, l’instauration d’une technique ou la possibilité d’un avantage électoral, mais qui renvoie à une philosophie de l’action politique et de la démocratie, qui se veut aussi une garantie du passage pacifique et ordonné d’une société bourgeoise et capitaliste au socialisme.

II. La Sociale

Nous ne nous sommes éloignés qu’en apparence du concept de République sociale. Il fallait d’abord montrer que l’adjectif va tellement de soi pour Jaurès qu’il est quasiment superfétatoire. Comme il le disait à son interlocuteur syndicaliste en 1887, c’est bien la République en elle-même qui porte une exigence de justice sociale, seul soubassement possible au suffrage universel. C’est ce que Jaurès explique notamment dans un de ses plus célèbres discours, avec d’autres mots et dans un autre contexte, puisqu’il est alors à la Chambre le véhément porte-parole du groupe socialiste face à un gouvernement très hostile. Dans son discours du 21 novembre 1893[16], Jaurès combat la politique répressive du gouvernement Dupuy et contribue fortement à le faire tomber, mais plus profondément, il explique aussi le lien entre République, l’action naissante du mouvement ouvrier et ses buts ultimes : « Dans l’ordre politique, la nation est souveraine et elle a brisé toutes les oligarchies du passé ; dans l’ordre économique la nation est soumise à beaucoup de ces oligarchies […] par le suffrage universel, par la souveraineté nationale, qui trouve son expression définitive et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une assemblée de rois […] mais au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage.[…] Et c’est parce que le socialisme apparaît comme seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale, c’est parce qu’il veut que la République soit affirmée dans l’atelier comme le est affirmée ici ; c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine dans l’ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l’ordre politique, c’est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain. C’est la République qui est le grand excitateur, c’est la République qui est le grand meneur[17]… ».

La République sociale se tient aux deux bouts de la chaîne chez Jaurès. Elle est à la fois l’objectif concret, immédiat, des luttes politiques et sociales et le symbole de l’Idéal poursuivi. Pour suivre ce mouvement, il suffirait au reste de reprendre la belle anthologie commentée réalisé par Vincent Duclert aux éditions Privat, à Toulouse, en 2014 et qui porte ce simple titre : Jaurès. La République. Nous pouvons aussi à nouveau contextualiser un moment et renvoyer aux premières années de vie publique pour Jaurès. La République qui triomphe à la fin des années 1870 et au début des années 1880 est une République sage, conservatrice, rassurante pour les possédants. C’est ce qu’ont voulu ses promoteurs, Thiers, Gambetta ou Ferry, c’est ce qu’exprime la longue présence au ministère des Finances du banquier et théoricien libéral Léon Say, quelle que soit la couleur plus ou moins conservatrice ou républicaine du ministère dans la phase d’affrontements et de transition des années 1870, de Thiers à Waddington, en passant par Dufaure, Buffet ou Jules Simon[18]. La France est un pays encore en nette majorité rurale, avec un artisanat nombreux, une industrie économiquement décisive mais qui socialement ne concerne encore qu’une population assez réduite. L’impôt est doux et l’ambition sociale réduite même chez Gambetta à une série de « besoins multiples et variés correspondant à des remèdes variés et multiples » (Le Havre, 18 avril 1872). Ces besoins sont en tout cas l’objet d’intenses batailles au Parlement ou dans la société, avec cette période caractérisée par l’historienne Michelle Perrot comme celle de la Jeunesse de la grève[19]. Il s’agit d’obtenir les garanties élémentaires qui donneraient un début de caractère social à la République, la limitation de la durée du travail par exemple, côté syndical c’est la célébrissime revendication des 8 heures portée par la journée du 1er mai et l’action de l’Internationale, côté parlementaire c’est la mise en place progressive de la journée de dix heures, instaurée par le premier socialiste ministre de la IIIe République, Alexandre Millerand, dans des conditions difficiles car la semaine de soixante heures ainsi induite fait selon ses détracteurs peser des risques sur l’industrie française et empêche le travailleur de travailler librement pour gagner plus, c’est aussi l’instauration d’une journée hebdomadaire de repos obligatoire, votée en 1906 grâce au renfort de nombreux réformateurs sociaux y compris des catholiques partisans du dimanche férié, ce sont les premières lois d’hygiène et d’assistance sociale, sur lesquelles interviennent davantage Vaillant et les députés de Paris, l’instauration elle aussi difficile et contestée des premières retraites ouvrières et paysannes décidées en 1910, le rassemblement à la fin de la même année de la législation sociale dans un Code du Travail voulu par Arthur Groussier et son collègue Vaillant. Nous ne citons que les principales mesures qui à vrai dire nous apparaissent comme des linéaments modestes comparées aux grands apports du Front Populaire ou de la Libération, mais qui en sont les prémisses et dont les perspectives globales sont d’ores et déjà pensées à ce moment-là, et qui constituent le noyau initial de la proclamation de la France comme « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » par la Constitution de 1946, reprise par celle de 1958, ce qui soixante-dix ans plus tard est toujours la question centrale du débat politique et sociale de notre pays.

III. La République sociale, une création continue

Le temps passe en effet. Clemenceau s’est un jour moqué de Jaurès, prétendant qu’on reconnaissait ses discours à ce que les verbes y étaient toujours conjugués au futur[20]. Le persiflage comporte une part de vérité car Jaurès refuse le pragmatisme une politique enfermée dans la gestion à courte vue et un présent dépourvu d’imagination. Il demande une orientation générale et nettement pensée, continuant ainsi longtemps à préférer la politique même bourgeoise de Ferry à la critique trop négative de Clemenceau. Il apprécie les grands réformateurs, du présent comme du passé, au service d’une idée. Tout au long de son célèbre chapitre X de L’Armée nouvelle (1910), il affirme le primat de l’idéal sur les contraintes matérielles, de la morale sur les rapports de forces, de la volonté politique sur les dogmes de fatalité. Jaurès est en accord avec le marxisme sur l’explication du mécanisme de l’exploitation capitaliste. Pour lui, le travail est le seul véritable dieu de l’histoire et il doit l’emporter dans sa compétition sur le Capital. Le prolétariat doit apprendre, s’éduquer, se discipliner, s’organiser, combattre l’alcoolisme et tous les fléaux qui l’affaiblissent ou le détournent de son œuvre d’émancipation. La lutte des classes doit se poursuivre dans un cadre républicain et pacifié. Il existe un terrain commun, celui de l’humanité, à condition que la paix et la démocratie soient maintenues. La démocratie est une force modératrice : « la bourgeoisie est obligée à des concessions opportunes et le prolétariat est détourné des révoltes furieuses et vaines ».

Jaurès dépasse les distinctions entre réformiste et révolutionnaire en préconisant « l’évolution révolutionnaire[21] » selon une formule empruntée à Marx. Jaurès définit très précisément celle-ci dans sa série de grands articles regroupés en Etudes socialistes : selon lui, l’évolution révolutionnaire consiste à « introduire dans la société d’aujourd’hui des formes de propriété qui la démentent et qui la dépassent, qui annoncent et préparent la société nouvelle, et par leur force organique hâtent la dissolution du monde ancien. Les réformes ne sont pas seulement, à mes yeux, des adoucissants : elles sont, elles doivent être des préparations. Ainsi, sous l’action socialiste, elles prennent un caractère et une efficacité révolutionnaire[22] ». Le but final de la politique socialiste est bien toujours révolutionnaire puisqu’il s’agit de « constituer l’humanité » avec une société fondée sur la socialisation des moyens de production. Mais pour l’atteindre, et sans exclure les accidents de l’histoire, Jaurès envisage de plus en plus ouvertement une succession de réformes, ce que Charles Fourier appelait un engrenage de réformes, qui pouvait comprendre des moments d’accélération et de rupture, d’autres plus calmes et lents. Il dégage un chemin étroit où la lutte des classes la plus intense se concilie avec la démocratie, l’unité de la patrie et la cohésion et la continuité de la vie sociale. Elle aboutit en effet à un régime d’assurance sociale, à des contrats collectifs, à des conditions de vie et à une participation des travailleurs à la puissance économique qui sont à la fois un stade développé du capitalisme – Jaurès utilise à ce propos l’expression de « phase hypercapitaliste » et la porte ouverte par étapes « à la socialisation intégrale ». Peu importe dans ces conditions de savoir s’il faut privilégier en démocratie le vocabulaire révolutionnaire, puisque « la révolution sociale prend nécessairement la forme de l’évolution », ou réformiste, puisque « l’évolution a nécessairement une valeur révolutionnaire » explique-t-il dans L’Armée nouvelle[23]. Cette fameuse synthèse a pu parfois sembler trop habile ou insuffisamment étayée en doctrine. Elle s’appuie en tout cas sur un solide sens historique, sur une capacité à retrouver de la cohérence dans les phases d’avancée brusque comme de calme apparent, voire de régression qui caractérisent l’histoire contemporaine et c’est sans doute cette ductabilité et cette compatibilité avec le mouvement historique éprouvé à son époque et depuis qui expliquent la persistance et la résilience de la pensée jaurésienne comme axe structurant la gauche française dans ses profondeurs.

La République sociale est à la fois l’horizon de la lutte quotidienne et celui de l’avenir. Il n’y aurait pas grand sens à les distinguer trop abruptement puisque les deux s’enchaînent et s’entremêlent sans forcément se figer dans des formules stables. Et pour autant, contrairement à Bernstein, ou plutôt à l’interprétation courante et erronée du théoricien allemand, reposant sur des formulations décalées ou mal comprises[24], l’action ne se réduit pas au mouvement, mais doit conserver la spécificité de son but. Un idéalisme moral exigeant préside à cette analyse sociale et politique de la lutte des classes. La République sociale n’est pas tenue quitte d’être nécessaire ou plus juste, elle doit permettre un progrès de l’humanité. Le socialisme, écrit-il dans L’Armée nouvelle, doit démontrer « qu’il est capable d’assurer une production puissante, et, dans l’harmonie de l’action sociale, le jeu libre et fort des énergies individuelles ». L’idée forte qu’il développe tout au long du célèbre chapitre X de ce livre (« Le ressort moral et social. L’armée, la patrie et le prolétariat ») est le primat de l’idéal sur les contraintes matérielles, de la morale sur les rapports de forces, de la volonté politique sur les dogmes de fatalité . Il ne récuse pas les seconds termes de chacune de ces alternatives, mais il plaide pour leur juste évaluation. Ce qu’il veut, c’est en somme, écrit-il dans sa Préface aux discours parlementaires[25], d’organiser l’humanité sans Dieu, ni roi, ni patron, c’est-à-dire d’aller jusqu’au bout du programme de la Révolution française, qui n’est pas fondamentalement violence ou bouleversement pour le principe, mais construction du maximum de liberté, d’égalité et de fraternité pour les humains. « L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine », écrit-il dans son premier éditorial de L’Humanité[26]. C’est à la réalisation de celle-ci que la politique doit se consacrer, qu’il s’agisse de l’élaboration de la loi au Parlement, de la gestion des collectivités locales, des luttes sociales ou de l’œuvre de propagande et d’organisation de l’opinion, du moindre détail de l’action publique aux grandes secousses.


[1] Hugo Victor, L’année terrible, Paris, Michel Lévy frères, 1872.

[2] Le mot se retrouve chez tous les biographes de Jaurès. Le premier à l’avoir relaté est sans doute son ami et camarade d’Ecole, Lucien Lévy-Bruhl, dans son article nécrologique pour l’Annuaire de l’Ecole Normale Supérieure, repris ensuite en volume aux éditions de L’Humanité, 1916, puis sous le titre Jean Jaurès. Esquisse biographique, Paris, Rieder, 1924.

[3] Cité par Jaurès au moins deux fois, dans sa conférence sur Bernstein et l’évolution de la méthode socialiste, Paris, salle des Sociétés savantes, 16 février 1900, et dans sa controverse avec Jules Guesde à l’hippodrome de Lille, le 26 novembre 1900, toutes deux repris dans Défense républicaine et participation ministérielle 1899-1902, tome 8 des Œuvres de Jean Jaurès, édition établie par Agulhon Maurice et Chanet Jean-François, Paris, Fayard, 2013, p. 265 et 346.

[4] Discours du 22 janvier 1822, cité par Jaurès dans son discours sur l’enseignement laïque du 30 janvier 1904, voir son édition par Lalouette Jacqueline dans Laïcité et unité, tome 10 des Œuvres de Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2015, p. 82.

[5] Boscus Alain, « Jaurès et les nationalisations », colloque de Castres sur Jaurès et l’Etat, Cahiers Jaurès n°150, octobre-décembre 1998 et « Conception jaurésienne de la propriété sociale », site de la SEJ www.jaures.info.

[6] Jaurès Jean, « Le socialisme de la Révolution française », La Dépêche, 22 octobre 1890, repris par Ducange Jean-Numa, Socialisme & Révolution française, Paris, Démopolis, 2010 ; Duclert Vincent, Jaurès. La République, Toulouse, Privat, 2014 et dans Le passage au socialisme, tome 2 des Œuvres de Jean Jaurès, édition par Rebérioux Madeleine et Candar Gilles, Paris, Fayard, 2011.

[7] Jaurès Jean, « Lettre à Jacques Balfet, président de la chambre syndicale de la laine et du bâtiment à Mazamet », La Dépêche, 24 octobre 1887.

[8] Labrousse Ernest, « Le socialisme et la Révolution française », préface à Jaurès Jean, Histoire socialiste de la Révolution française, éd. Soboul Albert, Paris, Editions sociales, 1968, rééd. 2014.

[9] Pour une approche globale, synthétique et scientifique, Lafargue Paul, Paresse et révolution. Ecrits 1880-1911, édité par Candar Gilles et Ducange Jean-Numa, Paris, Tallandier, « Texto », 2009.

[10] Ducange Jean-Numa, Jules Guesde, l’anti-Jaurès ?, Paris, Armand Colin, « Nouvelles biographies », 2017.

[11] Heuré Gilles, Gustave Hervé. Itinéraire d’un provocateur, Paris, La Découverte, « L’espace de l’histoire », 1997.

[12] Conord Fabien, Les socialistes et les élections sénatoriales (1875-2015), Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2015 et Les élections sénatoriales en France 1875-2015, Rennes, Pur, 2016 ; Candar Gilles, Quel président de la République ? Les choix de Jaurès, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2016.

[13] Chatriot Alain, « Jaurès face au Sénat. La Chambre haute : problème ou solution pour les socialistes et les républicains », Cahiers Jaurès, n°174, octobre-décembre 2004.

[14] Candar Gilles, Edouard Vaillant. L’invention de la gauche, Paris, Armand Colin, 2018.

[15] Jousse Emmanuel, Les hommes révoltés. Les origines intellectuelles du réformisme en France (1871-1917), Paris, Fayard, 2017.

[16] Un des plus grands classiques de la pensée jaurésienne, souvent édité et réédité. Il est repris dans le tome 4 des Œuvres de Jean Jaurès, Le militant ouvrier, édition par Boscus Alain, Paris, Fayard, 2017, p. 454-466.

[17] Dans l’édition Fayard des Œuvres, p. 460-461,

[18] Garrigues Jean, Léon Say et le centre gauche (1871-1896), la grande bourgeoisie libérale dans les débuts de la Troisième République, thèse d’histoire soutenue à l’université de Paris-X sous la direction du professeur Philippe Vigier, 1993.

[19] Une grande thèse, un livre devenu classique et une réédition pour la postérité : Perrot Michelle, Les ouvriers en grève. France 1871-1890, Paris-La Haye, Mouton, 1973, 2 tomes ; Jeunesse de la grève : France, 1871-1890, Paris, Le Seuil, « L’univers historique », 1984 et Les chemins des femmes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2019.

[20] Appréciation répétée partout sans qu’elle puisse être sourcée avec précision mais conforme à ce qu’exprime Clemenceau dans sa grande polémique de juin 1906 contre Jaurès lors des grèves consécutives à la catastrophe de la compagnie des mines de Courrières (1100 morts environ), cf. Candar Gilles et Valls Manuel, La gauche et le pouvoir. Juin 1906 : le débat Jaurès-Clemenceau, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2010 et pour la partie jaurésienne de la controverse Voici le XXe siècle ! tome 11 des Œuvres de Jean Jaurès, édition par Duclert Vincent, Paris, Fayard, 2019.

[21] Jaurès Jean, « République et socialisme », La Petite République, 17 octobre 1901.

[22] Ibidem. Les Etudes socialistes maintes fois rééditées l’ont été récemment par Chanet Jean-François et Agulhon Maurice dans Défense républicaine et participation ministérielle, op. cit. Leur interprétation est discutée par Scot Jean-Paul, Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Paris, Stock, 2014.

[23] Jaurès Jean, L’Armée nouvelle (1910), rééditée en 1915, 1932, 1969, 1977, 1992 et dans le tome 13 des Œuvres de Jean Jaurès, édition par Becker Jean-Jacques, Paris, Fayard, 2012.

[24] Vaste débat engagé depuis en France depuis au moins la parution chez Stock en 1900 de la traduction française de son ouvrage, Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie, souvent accessible aujourd’hui sous le titre Les présupposés du socialisme, Paris, Seuil, 1974. Voir la conférence de Jaurès déjà évoquée et les travaux d’Emmanuel Jousse sur la question, notamment Réviser le marxisme ? D’Eduard Bernstein à Albert Thomas, Paris, L’Harmattan, 2007 et « Jean Jaurès et le révisionnisme de Bernstein : logiques d’une méprise », Cahiers Jaurès n°192, avril-juin 2009.

[25] Jaurès Jean, « Le socialisme et le radicalisme en 1885. Préface aux Discours parlementaires », 1904, repris dans Bloc des gauches, tome 9 des Œuvres de Jean Jaurès, édition par Candar Gilles, Duclert Vincent et Fabre Rémi, Paris, Fayard, 2016, p. 66 et s.

[26] Jaurès Jean, « Notre but », L’Humanité, 18 avril 1904, repris dans Bloc des gauches, op. cit., p. 403-406.


Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Jean Jaurès & le(s) droit(s)

Cet ouvrage est le quatrième
issu de la collection « Histoire(s) du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume IV :
Jean Jaurès

& le(s) droit(s)

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes
Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz

– Nombre de pages : 232

– Sortie : mars 2020

– Prix : 33 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-44-5
/ 9791092684445

– ISSN : 2272-2963

Mots-Clefs : Droit & Politique – Egalité – Liberté – Fraternité – Toulouse – 160e anniversaire – Parlement – Idées politiques

Présentation :

Jean Jaurès juriste ?
Tel n’est pas l’objet de démonstration du présent ouvrage. Jean Jaurès (1859-1914) est l’un des plus célèbres hommes politiques français et le Collectif L’Unité du Droit a décidé – en un quadriptyque d’études – de confronter les pensées de quatre hommes et femmes politiques (Jean Jaurès, Louise Michel, Charles Maurras & Charles Péguy) à l’analyse « en Droit » de juristes. L’idée générale des présentes contributions est de faire ressortir dans les écrits de Jaurès des thèmes qui nous ont semblé opportuns en matière de droit(s) et de République(s) et ce, à partir de ses ouvrages mais également de ses discours et de son expérience en tant qu’élu (local et national). L’homme et sa doctrine ont effectivement beaucoup fait l’objet d’études historiques, littéraires, philosophiques et même sociologiques mais très peu « en Droit » justifiant ainsi la présente démarche. Concrètement, l’opus confronte d’abord la pensée de Jaurès aux notions juridiques de liberté, d’Egalité et de Fraternité composant le triptyque républicain. Par ailleurs, Toulouse oblige (parce que l’homme y fut universitaire et maire-adjoint), les rapports entre Jaurès, la « ville rose » et ses institutions sont également abordés à l’instar – en conclusion – de son héritage.

Par ailleurs, la doctrine jauressienne est également analysée au regard du droit parlementaire (et de sa rationalisation) ainsi que des concepts de propriété et de République sociales. Y ont participé : Frédéric Balaguer, Guillaume Beaussonie, Alain Boscus, Clothilde Blanchon, Gilles Candar, Rémy Cazals, Clothilde Combes, Patrick Charlot, Nathalie Droin, Mélina Elshoud, Delphine Espagno-Abadie, Marietta Karamanli, Julia Schmitz & Mathieu Touzeil-Divina.

Le présent ouvrage, issu des actes du colloque de Toulouse en date du 03 septembre 2019 matérialisé le jour même du 160e anniversaire de naissance du tribun, a été réalisé grâce au soutien de la Fédération Jean Jaurès ainsi que du conseil départemental de la Haute-Garonne et du Collectif L’Unité du Droit. La gravure sur bois qui orne la première de couverture du livre est l’œuvre de M. Matthieu Roussel.


Nota Bene
:
le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Léon Duguit : de la Sociologie & du Droit

Cet ouvrage est le deuxième
issu de la collection « Histoire(s) du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume II :
Léon Duguit :
de la Sociologie
& du Droit

Delphine Espagno

– Nombre de pages : 198

– Sortie : décembre 2013

– Prix : 39 €

  • ISBN / EAN : 978-2-9541188-6-4 /9782954118864
  • ISSN : 2272-2963

      

Présentation :

L’ouvrage que nous propose aujourd’hui Mme Delphine ESPAGNO, (…) est peut-être la plus belle des invitations qui ait été écrite afin d’inciter le lecteur, citoyen et / ou juriste, à comprendre la pensée du doyen de Bordeaux (…). Léon DUGUIT méritait effectivement [les présents] ouvrage et hommage (…) car le doyen, comme Jean-Jacques ROUSSEAU avant lui (…), a longtemps été et est encore souvent présenté soit comme un marginal de la pensée juridique, soit est même dédaigné de façon méprisante comme si sa qualité de juriste lui était déniée. HAURIOU, nous rappelle l’auteure, ira même ainsi jusqu’à affubler DUGUIT d’être un « anarchiste de la chaire » ce qui n’avait manifestement pas totalement déplu à ce dernier ! Car, ce que rappelle Mme ESPAGNO dès son introduction, c’est bien une nouvelle manière de penser et de réinventer le Droit dans son ensemble que nous invite à accomplir Léon DUGUIT. Il n’est pas qu’un faiseur de théorie(s) (comme celles du service public, des agents publics ou encore de l’Etat), il est – pour reprendre l’expression de CHENOT désormais consacrée – un véritable « faiseur de système » dans son sens le plus noble et mélioratif (…). DUGUIT assume en effet son rôle de guide et nous a donné à voir une nouvelle façon d’appréhender le Droit non pas tel qu’il est mais tel qu’il devrait être. Un Droit qu’il a comme réinventé en chaussant de nouvelles lunettes tel le spectateur qui verrait en deux dimensions et désormais en découvrirait – grâce à lui – une troisième. Après Léon DUGUIT, les juristes n’ont ainsi pu feindre de ne concevoir le Droit qu’à l’instar d’un artifice fictif, technique et juridique : le Droit est devenu indissociable de la Sociologie (…). Ce « droit duguiste » nous offre alors grâce à la lumière qu’y dépose avec délicatesse Mme Delphine ESPAGNO la vision renouvelée des relations existantes entre Droit, individu et collégialité ou société (…) En outre, ce que va construire le doyen de Bordeaux n’est pas – comme on le lit encore souvent – une « simple » théorie du service public mais une théorie réaliste de l’Etat par le service public ».

L’ouvrage, publié le 18 décembre 2013 pour le 85e anniversaire de la mort du doyen DUGUIT, a été réalisé grâce au soutien de SCIENCES PO Toulouse ainsi que du COLLECTIF L’UNITE DU DROIT. Il est en outre sorti en parallèle avec un second ouvrage sur l’autre géant du droit public français : Maurice HAURIOU.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Miscellanées Maurice Hauriou

Cet ouvrage est le premier
issu de la collection « Histoire(s) du Droit ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume I :
Miscellanées Maurice Hauriou

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina)

– Nombre de pages : 388

– Sortie : décembre 2013

– Prix : 59 €

  • ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
  • ISSN : 2272-2963

      

Présentation :

Le projet de réunir dans un ouvrage publié des morceaux choisis ou Miscellanées parmi l’œuvre du doyen HAURIOU (1856-1929) coïncide avec la (re)découverte de sa sépulture (à Nonac en Charente) au moment où elle allait rejoindre l’indifférence d’un caveau municipal. La présente sélection est alors construite en trois parties : elle contient d’abord des extraits d’œuvres méconnues du maître (I) à l’instar de ce témoignage sur « les idées de M. DUGUIT » paru en 1911 au Recueil de Législation de Toulouse ; de l’article « le droit naturel et l’Allemagne » paru en 1918 dans le Correspondant. Ensuite, l’ouvrage propose la réimpression in extenso d’œuvres fondatrices (II) mais peu accessibles sur support papier et parfois mal connues. Ainsi en est-il de l’article mythique sur « la formation du droit administratif » paru en 1892 à la Revue générale d’administration puis en 1897 sous sa forme plus connue au Répertoire BEQUET. De même, pourra-t-on relire « la théorie de l’Institution et de la Fondation » paru en 1925 aux Cahiers de la nouvelle journée et « le pouvoir, l’ordre, la liberté et les erreurs des systèmes objectivistes » paru en 1928 dans la Revue de métaphysique et de morale. Enfin, les Miscellanées HAURIOU proposent également une sélection d’extraits d’œuvres cardinales (III) et ce, parmi les 370 notes d’arrêts du doyen de Toulouse publiées au Recueil SIREY entre 1892 et 1929.

Participent à cette « aventure HAURIOU » : Yann AGUILA, Jacques ARRIGHI DE CASANOVA, Emmanuel AUBIN, Karine BALA, Xavier BIOY, Elise CARPENTIER, Jean-Marie DENQUIN, Gilles J. GUGLIELMI, Hélène HOEPFFNER, Geneviève KOUBI, Valérie LASSERRE, Arnaud DE NANTEUIL, Benjamin RICOU, Julia SCHMITZ, Bertrand SEILLER, Jean-Gabriel SORBARA, Bernard STIRN, Mathieu TOUZEIL-DIVINA, Amaury VAUTERIN, Katia WEIDENFELD ainsi que des jeunes chercheurs en droit public.

L’ouvrage, officiellement présenté au public le 12 mars 2014 pour le 85e anniversaire de la mort du doyen de Toulouse et initié par le professeur TOUZEIL-DIVINA, a été réalisé grâce au soutien du COLLECTIF L’UNITE DU DROIT. Il a été publié en parallèle avec un second ouvrage sur l’autre géant du droit public français : Léon DUGUIT.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).