L’extrait choisi est celui de la présentation par M. l’ancien vice-président du Conseil d’Etat, Jean-Marc Sauvé, le 12 mars 2014, en salle d’assemblée du Conseil d’Etat de l’ouvrage Miscellanées Maurice Hauriou paru le jour du 85e anniversaire de la disparition du doyen Hauriou.
– Nombre de pages : 388 – Sortie : décembre 2013 – Prix : 59 €
ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
ISSN : 2272-2963
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :
Volume II : Voyages en Unité(s) juridique(s) pour les dix années du Collectif l’Unité du Droit
Ouvrage collectif (Direction Mathieu Touzeil-Divina & Morgan Sweeney Fabrice Gréau, Josépha Dirringer & Benjamin Ricou)
– Nombre de pages : 392 – Sortie : juillet 2015 – Prix : 69 €
ISBN / EAN : 979-10-92684-09-4 / 9791092684094
ISSN : 2262-8630
Présentation :
Fondé le 13 mars 2004 (pour le bicentenaire de la Loi du 22 ventôse an XII instituant nos Facultés de droit), le Collectif L’Unité du Droit (CLUD) a pour vocation de rassembler des juristes convaincus du nécessaire rapprochement des droits et de leurs enseignements dans une « Unité » et non dans leurs seules spécificités. Le Collectif cherche à lutter contre le cloisonnement académique des matières et des branches du Droit par un dialogue constant instauré – non entre spécialistes d’un même ensemble et tous universitaires mais – entre théoriciens, universitaires, praticiens, politiques, citoyens, etc. En dix années d’activités, le CLUD a provoqué plusieurs rencontres (colloques, séminaires, Université d’été, etc.), organisé de nombreuses manifestations (symposiums, « 24 heures du Droit », conférences, etc.), participé à la création, à la critique et parfois à la contestation « du » Droit et permis et encouragé la publication d’une vingtaine d’ouvrages aux éditions l’EPITOGE. Voilà pourquoi, fort de ces expériences et comme un cadeau d’anniversaire, le CLUD propose-t-il de présenter son « best-of » ou échantillonnage de dix années d’existence et de travaux, de participations et de pro-positions en faveur ou à propos de l’Unité du / des droit(s) et de son enseignement. La première partie du livre est ainsi relative à des réflexions sur la notion même d’Unité (I). Elle est suivie de l’examen de plusieurs de ses manifestations à travers l’exemple du droit des travailleurs (II), de la Justice, de l’Egalité et des libertés (III) ainsi que des notions de pouvoirs et de services publics, de contrat et de responsabilité (IV). Enfin, ce sont quelques-unes des actions concrètes du CLUD qui sont exposées (V). L’opus contient des contributions des membres de l’association mais aussi de personnalités des mondes juridique, politique et académique qui lui ont fait confiance ; merci en ce sens à Mme la Garde des Sceaux C. TAUBIRA, à M. le président J-L. DEBRÉ, à MM. les présidents J-M. SAUVÉ et B. STIRN ainsi qu’à Mme la députée M. KARAMANLI. Bon voyage en notre compagnie & en Unité(s) du ou des Droits !
Discours de M. le Président Jean-Marc Sauvé
A propos des Miscellanées Maurice Hauriou
Jean-Marc Sauvé Vice-Président du Conseil d’Etat
Inédit[1] extrait de la conférence du
12 mars 2014
en l’honneur du « 85e anniversaire de la mort de
Maurice Hauriou » (donnée au Conseil d’Etat,
salle d’Assemblée, par M. le Président SauvÉ lors de la présentation au public des Miscellanées Maurice Hauriou
(Le Mans, L’Epitoge ; 2013) (Conseil
d’Etat, Palais royal, Paris)).
Mesdames et Messieurs les présidents, Mesdames et
Messieurs les professeurs, chers collègues, je suis heureux et honoré que
soient présentées aujourd’hui, au Conseil d’Etat, les Miscellanées Maurice Hauriou, ouvrage collectif publié
sous la direction scientifique du professeur Touzeil-Divina.
Ces Miscellanées sont pour le lecteur une
heureuse découverte.
Tout au long du chemin, il y rencontre en effet des
textes connus, et d’autres un peu oubliés, voire méconnus, du doyen Hauriou. Il y découvre aussi, et c’est
là que réside le principal apport, l’évidente plus-value de cet ouvrage, des
commentaires de ces textes, des éclairages portés par des auteurs éminents, qui
permettent de relire Hauriou sous
un regard nouveau, c’est-à-dire un regard contemporain. Sans doute est-ce là le
propre des grandes figures de la doctrine : on croit bien à tort tout en
connaître, en parlant par exemple pour Hauriou
de la théorie de l’institution et du rôle de la puissance publique, alors qu’en
vérité, en suivant les méandres de la pensée de ces maîtres, en en remontant le
cours, il reste toujours possible de découvrir des sources inattendues et,
parfois, inespérées. Il faut savoir gré au professeur Touzeil-Divina
et à tous les contributeurs de cet ouvrage d’aborder sous un nouveau jour des
questions que l’on tenait pour acquises et de nous obliger – contrainte
librement consentie bien sûr – à cette perpétuelle découverte.
Le Conseil d’Etat est, pour la présentation de cet
ouvrage, un lieu idoine.
Maurice Hauriou,
comme par exemple Marcel Waline
après lui, a, de manière continue et régulière, poussé l’art du commentaire des
arrêts du Conseil d’Etat à un niveau inégalé d’intensité, de continuité et d’acuité.
Il ne s’est en effet rarement, si ce n’est jamais, contenté de décrire la
solution apportée par le juge. Il l’a toujours examinée avec finesse et
pertinence au regard des catégories juridiques existantes ou en construction ;
il l’a soupesée, analysée et jaugée puis a soumis, dans un style toujours
rigoureux, non exempt d’empathie, mais néanmoins sans concession, son
appréciation à la sagacité du lecteur. Maurice Hauriou
n’était, bien entendu, pas qu’un arrêtiste.
Dans son approche de la formation du droit
administratif, il reconnaissait non seulement le rôle joué par le Conseil d’Etat,
mais aussi la qualité de ses productions. Ainsi, lorsqu’Hauriou[2] écrit
que « sauf de rares écarts, sa
jurisprudence s’est montrée très juridique et l’on peut dire que la substance
du droit administratif est sortie de ses arrêts et de ses avis », la
tautologie se fait compliment.
Maurice Hauriou,
toutefois, ne retint jamais sa plume et s’il vouait à notre institution une
grande attention et un réel respect, cela ne l’empêchait pas de critiquer
âprement certaines solutions et de développer une vision tout en nuances du
droit administratif.
Critique âpre, on le sait. Ainsi de sa note sous l’arrêt
Astruc, lorsqu’il souligne
que[3]
« le commissaire du gouvernement Corneille, dans notre affaire, est
cependant arrivé bien près du problème […] mais, en réalité, il s’est dérobé ».
Ainsi aussi, bien entendu, de sa fameuse note sous l’arrêt Association
syndicale du Canal de Gignac, où le Tribunal des conflits y est brocardé
autant que le Conseil d’Etat, conseiller du Gouvernement, qui, en édictant le
texte en cause[4],
« n’avait pas songé à toutes ses
conséquences » et « a rendu la chose irréparable » et où le
doyen conclut, brandissant la menace collectiviste, « et nous disons que c’est grave, parce qu’on nous change notre Etat ».
Mais au-delà de ces éruptions, qui font le sel de ses
commentaires, nous retenons surtout la plume alerte, la vision globale, la
capacité à appréhender l’intégralité du droit public, mais aussi une pensée
pleine de nuances sur le droit. Il serait rébarbatif d’en donner un aperçu
exhaustif, mais l’ouvrage qui est aujourd’hui présenté permet d’en fournir un
fort bel échantillon. La note sous l’arrêt Société
immobilière de Saint-Just[5] illustre
justement l’originalité et la sagacité de la pensée du doyen. Hauriou y fait le constat suivant :
en ce qui concerne la protection des libertés, « le malheur n’est pas qu’il y ait une juridiction administrative ni qu’elle
soit compétente en ces matières. Le malheur est que cette juridiction (…) soit
insuffisamment outillée et que, notamment, il n’y ait pas devant elle, pour de
semblables occasions, de procédure de référé ». Une telle clairvoyance
ne laisse pas d’étonner et, comme le souligne le président Arrighi de
Casanova dans son commentaire, il
faudra attendre un siècle et la loi du 30 juin 2000, puis l’arrêt Bergoend[6] du
Tribunal des conflits, pour reconnaître que « le ‘malheur’ que l’éminent auteur déplorait a bel et bien pris
fin ».
Plume alerte, disais-je, et je voudrais citer, pour l’illustrer
et conclure, la belle phrase d’Hauriou
qui inaugure le deuxième paragraphe de son Précis de droit administratif et
de droit public général, dans son édition de 1903[7] :
« Le Droit administratif
français constitue pour tout jurisconsulte connaisseur une solution tellement
élégante de difficultés accumulées que l’on doit craindre sa fragilité, puisqu’aussi
bien toute forme de beauté est périssable ».
Cette citation ne peut manquer de susciter la
méditation tout autant que le commentaire – et, je l’espère aussi, la
contradiction.
Le droit, en dépit de sa dimension esthétique, n’est
pas l’un des beaux-arts. Thémis n’est pas une muse. Plus
encore que la beauté, le droit organise la vie sociale, il l’ « informe »
au sens premier du terme et peut lui donner sens. Comme la beauté, le droit et,
en particulier, le droit administratif peut être pérenne, mais nous savons
aussi qu’il est fragile et peut – Hauriou
nous le rappelle – être périssable.
A nous de faire en sorte qu’il ne succombe pas à ces
risques et qu’il s’inscrive dans la durée.
L’œuvre d’Hauriou
est en tout cas si riche qu’un seul volume ne suffira peut-être pas à en rendre
compte et à y faire convenablement écho. Je ne peux que souhaiter, en tout état
de cause, que des ouvrages de la qualité de celui qui est présenté aujourd’hui
continuent à éclairer la pensée des pères de notre droit administratif et de
leurs parfois lointains successeurs et qu’ils permettent de mieux saisir, non
seulement la filiation dans laquelle nous inscrivons, mais aussi la portée et
les conséquences de nos décisions et même, au-delà, le sens et la cohérence de
notre jurisprudence, en soi mais aussi, dans le monde global où nous vivons,
dans son rapport avec celle des cours européennes et des autres juridictions
nationales suprêmes.
Tel est aujourd’hui, dans la fidélité à la pensée et à
la trace d’Hauriou, notre commun
devoir.
[1] Le discours est présenté sur le site Internet du Conseil d’Etat. Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat. Le texte est encore a priori en ligne au moins ici sur l’un des sites de la Juridiction administrative française :
[4] Note sous TC, 9 décembre 1899, Association syndicale du Canal de Gignac.
[5] TC, 2 décembre 1902, Société immobilière de
Saint-Just, Rec. p. 713.
[6] TC, 17 juin 2013, M. Bergoend c/ Société Erdf
Annecy Léman, n° 3911, à paraître au Recueil.
[7]Précis de droit administratif et de droit public
général, 1903, 5e éd., p. IX.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
Voici la 30e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du premier livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.
L’extrait choisi est celui du commentaire – par M. le professeur Jean-MarieDenquin – de l’article « Le pouvoir, l’ordre, la liberté & les erreurs des systèmes objectivistes » du doyen Hauriou.
– Nombre de pages : 388 – Sortie : décembre 2013 – Prix : 59 €
ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
ISSN : 2272-2963
Le pouvoir, l’ordre, la liberté & les erreurs des systèmes objectivistes par Maurice HAURIOU
in Revue de Métaphysique et de Morale, 1928 (Vol. 35 (2), p. 193 et s.).
Chaque discipline a ses postulats nécessaires. La
science a besoin d’un déterminisme, non pas à la vérité d’un déterminisme
absolu que la critique des Lachelier,
des Boutroux, des H. Poincaré a démontré être inutile, mais d’un
déterminisme relatif. Le Droit a besoin du libre arbitre, non pas du libre
arbitre absolu, mais d’un libre arbitre relatif. La formule philosophique n’en
a pas été donnée ; je vais m’efforcer de fournir quelques éléments pour
son élaboration.
Ces éléments seront puisés
dans les relations du pouvoir, de l’ordre et de la liberté individuelle
examinées au point de vue du
droit positif, tel qu’il se développe dans le plan historique. Dans cette
perspective, l’ordre, représenté par les institutions, par les mœurs, par la
réglementation positive, joue le rôle d’une limite à la fois pour le pouvoir et
pour les libertés. Il ne faut pas confondre limitation avec subordination. Le
droit positif n’admet point que le pouvoir et les libertés soient subordonnés à
l’ordre : à l’intérieur des limites qui leur sont imposées, ils jouissent
d’une certaine autonomie.
Il est vrai que cette autonomie elle-même n’est pas
dépourvue d’une tendance vers l’ordre qui provient de ce que le pouvoir et la
liberté contiennent de l’ordre en puissance, mais cette tendance spontanée est
justement un aspect de leur autonomie.
Lorsque cette tendance se
réalise, l’ordre établi est créé par le pouvoir et par les libertés, mais cela
ne signifie point que l’ordre, en puissance dans l’esprit des hommes, se soit
transformé de lui-même en ordre établi. Cela signifie, au contraire, que l’opération
s’est faite par certains actes libres des hommes et avec les modalités que ces
actes ont imposées. De là, d’ailleurs, selon les temps et les lieux, tant de
variété dans les jurisprudences, tant de fantaisie et souvent tant d’arbitraire.
Historiquement, les sociétés
débutent dans un grand désordre, l’ordre n’est créé que par une pénible
conquête et pour remédier aux souffrances engendrées par les désordres
prolongés ; alors que les clans primitifs éprouvaient l’impérieux besoin
de se confédérer en des cités nationales, combien n’a-t-il pas fallu de siècles
pour extirper la plaie des vendettas de clan à clan et de famille à famille,
qui s’opposait à la soudure définitive des populations ? Voilà avec quel
degré d’autonomie et sous la pression de quelles nécessités
s’établissent les relations positives entre le pouvoir, l’ordre et la liberté.
Si ce degré d’autonomie est relatif, en revanche, il est nécessaire :
1° D’abord, une autonomie relative de la
volonté individuelle dans la création du Droit est nécessaire pour la marche
des entreprises économiques que l’ordre individualiste met à la charge des
individus. Il faut à ceux-ci des initiatives juridiques et des responsabilités.
Sans doute, dans la création du Droit par les actes juridiques, leur volonté n’a
plus d’action que sur le contenu des actes, la puissance publique s’est emparée
de la force exécutoire ; mais le contenu des actes c’est la matière
consensuelle des décisions et des obligations, et cette matière, leur volonté
la domine. Les clauses d’un testament seront interprétées par le juge d’après
la volonté du testateur et celles d’un contrat d’après la volonté des parties ;
la matière du Droit, en tant que consensuelle, est donc créée par la volonté
individuelle et, malgré que la Puissance publique intervienne dans les formes
et dans les sanctions, cela reste important.
Si nous entrons
faire un tir chez Gastinne-Renette, nous lui empruntons son stand,
ses armes et l’authenticité du carton, mais notre œuvre personnelle restera
quand même la plus importante si nous plaçons bien nos balles et l’effet, c’est-à-dire
l’honneur, en sera pour nous. Notre acte aura été
encadré et authentiqué mais, dans ces limites, il n’aura pas été subordonné.
Sans doute, le domaine dans lequel joue
l’autonomie juridique individuelle, très élargi pendant la période de libéralisme
économique, commence à se rétrécir ; il y a la théorie de l’abus des
droits, la renaissance des institutions, la substitution de la théorie du
risque à celle de la faute dans la matière des accidents du travail, etc. Mais ce sont là des fluctuations
historiques comme celle du libéralisme et de l’interventionnisme et qui
affectent de faibles étendues. Le colmatage de la baie du mont Saint-Michel ne doit pas être confondu avec le
dessèchement de la Manche. L’autonomie de la volonté individuelle et le
principe de sa responsabilité subjective constituent l’armature du droit privé
et du droit criminel, c’est-à-dire des quatre cinquièmes du Droit.
Historiquement, ce principe juridique s’est organisé par un lent progrès lié à
celui de la civilisation sédentaire ; il n’y a aucune raison pour qu’il
disparaisse tant que durera cette civilisation[1].
2° La création du Droit par un pouvoir
politique doué d’une certaine autonomie n’est pas moins nécessaire au droit
positif ; il peut renoncer à la souveraineté absolue de la Puissance
publique, mais non à sa souveraineté relative. Le gouvernement des groupes
humains, qui ne s’exerce que par la création continuelle de l’ordre et du
droit, exige que ceux qui gouvernent puissent eux-mêmes créer du droit.
Cette création autonome du Droit par le
pouvoir politique est combattue par les systèmes objectivistes avec plus d’acharnement
encore que l’autonomie juridique de la volonté individuelle. Ils partent de ce
postulat qu’il n’existe pas de bonne justification du droit de commander et qu’il
est impossible d’en trouver une, en quoi ils font preuve d’une bien mauvaise
mémoire.
Il existe une très vieille et très bonne
justification juridique du droit de commander ; elle se trouve dans le
consentement des gouvernés. Cette vérité traditionnelle avait été chargée dans la cale du Mayflower par les pilgrims puritains d’Angleterre, lorsqu’ils partirent pour
coloniser l’Amérique, et ils la retrouvèrent dans leurs archives au jour de l’indépendance,
pour la clouer en tête de leur déclaration : « La base de l’autorité se trouve dans le consentement des gouvernés
».
Cette affirmation
juridique a toutefois besoin de quelques commentaires qui déterminent son
caractère à la fois relatif, suffisant et nécessaire.
Ce ne sont pas les
commandements du pouvoir, au moment où ils sont produits comme des actes, qui
sont acceptés par le peuple. Ce n’est même pas le pouvoir en soi qui est
accepté, c’est l’institution politique au nom de laquelle le pouvoir commande. Selon les temps, les lieux et les circonstances, ce sera l’institution
de la Couronne ou celle de l’Etat ou n’importe quelle autre. L’essentiel est qu’il existe dans le groupe une
institution politique acceptée des sujets par un large consentement coutumier ;
le consentement coutumier s’applique aux institutions comme aux règles de
droit, et c’est même par les institutions qu’il commence. Un pouvoir crée une institution qui devient coutumière et sur
laquelle il s’appuie ensuite pour créer du droit au nom de l’institution ;
ainsi s’établit la filière.
Cette explication ne
fournit pas une théorie exhaustive du pouvoir ; elle est purement
pratique. Jhering l’eût appelée une protection
avancée du pouvoir, de même que la possession est une protection avancée de
la propriété. En fait, cette
construction juridique suffit à tous les besoins : outre la justification
du droit de commander, elle assure la continuité du pouvoir en l’associant à
celle de l’institution politique ; elle fournit une base pour la
dévolution du pouvoir ; elle crée l’opposition des gouvernements de droit
et des gouvernements de fait ; elle s’adapte aux événements qui
transforment les gouvernements de fait en gouvernements de droit ; elle
contient même en germe la théorie du gouvernement représentatif, puisque les
chefs n’ont jamais eu de pouvoir de droit que lorsqu’ils ont commandé au nom d’une institution politique
acceptée des sujets, c’est-à-dire lorsqu’ils ont agi en qualité de
représentants, non pas encore du peuple, mais d’une institution voulue par le
peuple.
3° Une certaine autonomie
de l’Ordre est elle-même nécessaire à la vie du droit positif, non pour tout
conformer, mais pour tout limiter. Nous avons rencontré plus haut l’une des
formes sous lesquelles se manifeste l’autonomie de l’ordre ; il s’agit de
l’ordre en puissance qui chemine à l’intérieur du pouvoir et de la liberté,
qui, sans doute, ne se réalise que par l’intermédiaire d’un acte libre, qui n’a
point nécessité cet acte, mais qui, tout de même, l’a sollicité.
Il y a une autre forme
plus objective de la vie propre et autonome de l’ordre, ce sont les institutions
et, surtout, les institutions corporatives. Tout le secret de l’ordre
constitutionnel est dans la création d’institutions vivantes. Les lois
constitutionnelles ne signifient rien en tant que règles ; elles n’ont de
signification qu’en tant que statuts organiques d’institutions. Les
institutions constitutionnelles limitent le pouvoir, s’équilibrent les unes les
autres et évoluent selon les besoins. Il faut avoir des œillères pour déclarer
qu’il n’y a pas d’autolimitation du pouvoir. Il n’y a pas sous forme de
résolution prise in petto, mais il y
en a sous forme de création d’institutions parce que là, le pouvoir appelle à
son secours la force vive de l’ordre lui-même, et c’est pour mieux se lier les
mains. Depuis un siècle les gouvernements successifs de la France avaient
périodiquement pris la résolution de consacrer des disponibilités du budget à l’amortissement
de la dette publique, mais il ne s’était jamais trouvé de disponibilités. Au
mois d’août 1926, un amendement constitutionnel a organisé une caisse autonome
d’amortissement et lui a constitué une dotation. Depuis, l’amortissement
fonctionne et l’autorité budgétaire lui délivre annuellement sa dotation.
Avec l’ordre, ce qu’il
faut craindre, ce n’est pas qu’il n’ait pas assez d’autonomie, c’est, au contraire,
qu’il en ait trop et qu’il ne devienne trop envahissant. L’histoire nous
avertit qu’il y a des précautions à prendre contre le développement excessif
des institutions. Une saine philosophie doit se garder de son côté d’exagérer
le rôle de l’ordre en puissance qui hante l’esprit de l’homme, parce qu’il
étoufferait dans son germe le degré de liberté dont le droit positif a besoin.
C’est l’erreur qu’ont commise les systèmes objectivistes ; ils ont exagéré
le rôle de l’ordre ; ils ont réduit à rien l’autonomie du pouvoir et celle
des libertés individuelles et ont ainsi détruit l’équilibre vivant du droit
positif.
On pouvait depuis
longtemps déjà diagnostiquer l’erreur des systèmes objectivistes, mais le plus difficile
était de la rendre saisissante. Nous devons être reconnaissants au professeur
viennois Hans Kelsen de nous en
avoir fourni le moyen. Dans le très hardi et très élégant système que nous
analysons plus loin, il assimile l’ordre objectif à l’ordre statique et
subordonne étroitement le dynamique au statique. Cela aboutit pratiquement à l’arrêt
du mouvement du Droit ; or, le droit positif, qui se déroule dans le plan
historique, est essentiellement, un droit en mouvement. La contradiction et l’erreur
sautent aux yeux.
Il paraîtrait même invraisemblable
qu’un juriste et un philosophe de la valeur de Kelsen
n’eût pas aperçu cette conséquence inacceptable de son système, si l’on ne
savait : 1° que l’ordre social est couramment assimilé à la stabilité
sociale ; 2° que la stabilité sociale est généralement prise pour une
forme du statique, alors qu’au contraire elle est une certaine forme du
mouvement.
La
stabilité sociale résulte du mouvement lent et uniforme des transformations d’un
système social ordonné. Cette conception se déduit directement
de l’expérience historique, mais on la retrouve en mécanique et en
thermodynamique ; nombreuses sont les hypothèses où la stabilité d’un
système physique se ramène à la même formule. La stabilité d’un organisme
vivant est également du même ordre, car il n’y a pas d’organisme qui ne change
constamment dans toutes ses parties, mais les changements sont lents et
uniformes et l’équilibre général n’en est pas affecté.
Ce que les hommes
appellent stabilité, ce n’est pas l’immobilité absolue, c’est le mouvement lent
et uniforme qui laisse subsister une certaine forme générale des choses à
laquelle ils sont habitués. Tous font dans le « temps » le voyage long ou bref
de la vie, et, quand le paysage social familier ne se modifie pas trop
rapidement autour d’eux, ils ont l’impression de n’avoir pas bougé. Leur soif
de bonheur se contente de cette relativité et même leur soif de spéculation et
d’entreprise, car sur cette stabilité relative s’édifient leurs calculs qui, à
la vérité, sont des calculs de probabilité.
Ce qu’ils appellent «
temps troublés » et considèrent comme le contraire de la stabilité et de l’ordre,
ce sont les périodes où l’évolution sociale s’accélère ou se précipite en
révolution ; celles aussi où il se produit des dislocations dans l’ensemble
des situations et institutions sociales, les unes se maintenant, les autres s’écroulant.
Ainsi, les hommes ont
intégré le temps dans leur géométrie de la stabilité sociale et ont fait de la
relativité sans le savoir.
Ces développements se
greffent admirablement sur la conception bergsonienne de la durée et de la vie
telle qu’elle est exposée dans l’Evolution
créatrice. D’après l’éminent philosophe, il y aurait dans la nature un élan
vital qui se caractériserait par la création continuelle du nouveau et qui,
par-là, créerait en quelque manière la durée dans son mouvement irréversible.
Cela est vrai, et il est génial d’avoir ramené la création de la durée à la
création du nouveau par le moyen de la vie. Mais il est permis d’ajouter que,
peut-être, la création du nouveau ne produit une durée que par l’intervention d’un
rythme de ralentissement. C’est ainsi que l’évolution des formes vivantes est
coupée par les paliers des espèces et celle des formes sociales par ceux des
institutions ; à l’intérieur des espèces et des institutions le mouvement
des transformations est à la fois ralenti et uniformisé. Sans ce rythme
modérateur, l’arbre de la vie eût jailli avec la soudaineté des bouquets de feu
d’artifice qui sont flambés en un moment.
Les frottements et les
résistances que l’élan vital rencontre dans sa course sont la cause naturelle
des ralentissements, mais en matière sociale, et spécialement dans l’organisation
de l’Etat, il est remarquable que l’industrie de l’homme soit venue en aide à la
nature en créant des équilibres de pouvoirs qui scandent les échappements de l’aiguille
du temps avec la régularité d’un balancier[2].
Le mouvement lent et
uniforme d’un système social est le résultat d’un conflit entre des forces de
stabilisation et des forces de mouvement, et, de ce conflit, on peut affirmer
deux choses :
1° Les forces de
mouvement l’emporteront sur les forces de stabilisation ; elles l’emporteront
de peu, et c’est pourquoi le mouvement social sera lent et uniforme ; mais
elles l’emporteront tout de même, sans quoi il n’y aurait plus de mouvement du
tout et donc, plus de vie, car la vie est un mouvement ;
2° Les forces de
mouvement et de changement ne sont pas nécessairement des forces de désordre,
car il y a des changements qui sont pour organiser un ordre meilleur. Les
forces de stabilisation, de leur côté, ne sont pas toujours pour la
conservation de l’ordre le meilleur. Cela prouve que, dans l’équilibre mobile d’où
résulte le mouvement social ordonné, s’affrontent des forces matérielles et des
forces morales. Mais nous n’avons pas ici à entrer dans une discrimination des
deux, car les forces morales, aussi bien que les matérielles, doivent s’accommoder
de cette relativité du mouvement lent et uniforme qui, seule, nous intéresse
ici.
C’est bien là le plan
historique où se déroule la vie du Droit positif. Il y avait hier un certain
état de l’ordre social et du Droit ; il y en a un autre aujourd’hui ;
en aura un troisième demain ; ce passé, ce présent et cet avenir sont les
étapes de l’évolution d’un même système social et d’un même corps de Droit ;
des rapports de séquence rattachent l’une à l’autre ces étapes, en même temps
que des rapports de coexistence relient les diverses parties du système. Le
passé de cet ensemble d’institutions explique leur état présent et projette de
la lumière sur leur avenir. A toutes les belles époques, le Droit a été étudié
dans cette perspective historique qui est la plus proche du réel.
Examen
des systèmes statiques et objectivistes. Ces systèmes se
présentent volontiers comme objectifs, et ils le sont, en effet, puisqu’ils
éliminent le fait volontaire de l’homme, qui est la source du subjectif ;
mais ils sont surtout statiques par leur conception erronée de l’ordre social,
et c’est sous cet aspect statique que nous les examinerons, parce qu’il fait
apparaître leur incompatibilité avec la vie.
Nous en analyserons deux
qui, avec des points de départ différents, arrivent sensiblement aux mêmes
résultats : celui de Kelsen
et celui de Duguit.
1° Le système du Droit transcendant et statique du professeur Hans Kelsen[3]. Nous
commençons par cette doctrine, bien qu’elle soit la dernière en date, d’abord
parce qu’elle est transcendantale, ensuite parce qu’elle est plus logique et
plus nette dans ses conclusions.
Nous n’avons, d’ailleurs,
nul besoin de l’analyser dans sa structure interne, mais seulement dans ses
postulats. Le système s’expose en deux plans dont l’un, consacré à l’ordrejuridique et étatique, est
statique, et dont, l’autre, consacré à la création de l’ordre, estdynamique. Cette dichotomie aurait pu
conduire l’auteur à des résultats heureux ; mais, ce qui gâte les choses,
c’est la façon dont le plan dynamique est subordonné au statique.
Plan
statique. Dans ce plan, l’ordre juridique et étatique est
envisagé comme l’expression d’un impératif catégorique de la raison pratique ;
il devient une insertion directe du transcendantal dans la société. Il
représente un Sollen (ce qui doit
être) s’insérant dans le Sein (ce qui
est), afin de le conformer à l’ordre. Cet impératif catégorique, tiré de la
philosophie kantienne, se traduit en
un ordonnancement d’idées objectives supérieures aux consciences humaines,
nécessitantes pour elles et dont celles-ci peuvent seulement se former des
concepts subjectifs qui aideront à leur réalisation pratique (Art. de la Revue du Droit public, p. 565- 570).
Mais notre auteur n’est pas seulement kantiste, il est aussi, il le déclare lui-même, panthéiste idéaliste et, par conséquent, moniste. Son monisme va se traduire immédiatement par un second postulat, à savoir que, dans le plan statique, l’Etat et le Droit se confondent. Il y a identité entre eux, parce que l’Etat n’est qu’un ordonnancement juridique de normes en qui se résument les organes et les fonctions et en ce que le pouvoir de l’Etat n’est lui-même que la validité du système juridique aboutissant à l’emploi de la contrainte (car l’Etat est une organisation essentiellement coercitive) (p. 572, 574).
Les individus, envisagés
en tant que personnes juridiques, ne sont eux-mêmes que des ordonnancements de
normes, mais qui restent distincts de l’ordonnancement juridique-étatique et, d’ailleurs,
distincts les uns des autres.
Dans ce système
exclusivement idéaliste, les êtres réels disparaissent, n’étant tous
représentés que par des ordonnancements de règles. Cependant, les individus
sont soumis à l’obligation d’obéir à l’Etat ou, du moins, ils subissent, sous
forme d’obligation, la nécessité qui émane de la validité du système juridique
étatique.
Mais, par contre, ils n’ont
pas nécessairement de droits individuels qui soient opposables à l’Etat, parce
que, de leur propre système juridique, n’émane aucune validité qui soit
obligatoire pour celui-ci. Cette grave conséquence est la négation non
seulement de la liberté politique, mais même des libertés civiles.
Plan
dynamique. La création de l’ordre juridico-étatique nous fait
entrer dans le plan dynamique et historique. Nous y voyons un certain nombre de
choses intéressantes ; par exemple, que, si du point de vue statique, l’unité
et l’indivisibilité du pouvoir d’Etat s’impose (ce pouvoir n’étant que la
validité d’un système juridique), du point de vue dynamique de la création de l’ordre,
il peut y avoir intérêt à admettre une séparation des pouvoirs (p. 620).
En ce qui concerne les
sources du Droit, nous y voyons que du droit peut être créé par le pouvoir
législatif, par le pouvoir réglementaire, etc. ;
mais gardons-nous de croire que, même dans cette perspective dynamique, l’auteur
rejoigne la doctrine classique sur la libre création du Droit par le pouvoir de
droit. N’oublions pas que, pour lui, le plan dynamique reste dominé par le plan
statique et que, par suite, les sources du droit positif resteront dominées par
le droit transcendant. D’abord, les sources du droit positif sont
rigoureusement hiérarchisées l’une à l’autre. On remonte ainsi, en dernier
ressort, à la constitution positive de l’Etat. L’auteur souhaiterait que l’on
pût remonter à un statut international ; mais, en tout cas, au-dessus du
plus haut statut positif, il y aura une constitution hypothétique
transcendante. Il ne s’agit pas d’une hiérarchie qui, à chaque degré, laisse
jouer une certaine liberté : non, le Droit a pour caractéristique de
régler sa propre création : « Toute
norme juridique est posée conformément aux prescriptions d’une norme supérieure
». Et ce ne sont pas des règles de procédure qui sont ainsi posées d’avance
pour la création du Droit les normes sont des règles de fond.
Ce n’est pas non plus un
système répressif pour le droit mal créé analogue à celui qui fonctionne dans
les pays qui admettent le contrôle juridique de la constitutionnalité des lois,
c’est un système préventif, en ce sens que l’invalidité de la disposition non
conforme à la constitution hypothétique est immédiate. C’est une nullité de
plein droit. Le pouvoir d’Etat n’est-il pas un système de validité et, parconséquent,
d’invaliditéjuridique ? Notons encore, ce qui est parfaitement logique, la
préférence de l’auteur pour l’administrateur et son dédain pour le juge. Dans
un système aussi bien réglé, le juge ne serait qu’une cause de désordre ;
le juge a un pouvoir incoercible d’arbitrage et de création spontanée du Droit ;
il ne serait fidèle ni à la norme, ni à la constitution hypothétique ;
bien plus avantageux serait un administrateur bien stylé et devant lequel il n’y
aurait point de débat. Napoléon n’avait-il
pas ainsi tremblé pour son code civil en le livrant aux juges ?
Observations
sur le système de Kelsen.
1° Ce système, que nous n’apprécions pas dans sa structure interne, mais dans
ses postulats, n’est pas une nouveauté complète en Allemagne ; il ne fait
que pousser à ses conséquences logiques extrêmes, avec une force et une
élégance auxquelles on doit rendre hommage, des idées plus ou moins exprimées
déjà dans un courant de pensée qui dérive de Kant
par l’intermédiaire de Fichte et Hegel. Notre collègue Carré de Malberg, dans sa Contribution à la théorie générale de l’Etat,
parue en 1920, mais conçue et rédigée avant 1914, s’est inspiré de certaines de
ces idées ; il admet pratiquement la confusion du Droit et de l’Etat :
la grande source du Droit est la Constitution de l’Etat ; enfin, on doit
restreindre le plus possible le rôle du pouvoir dans l’Etat.
Il semble qu’on se soit
rejeté vers ce courant de la philosophie allemande pour échapper aux dangers de
la doctrine de la Herrschaft, du
moins tel paraît être le cas de M. Carré
de Malberg ; mais, alors, on
n’a évité un écueil que pour tomber sur un autre qui, pour être plus caché, n’en
est pas moins dangereux.
2° En effet, si cette
philosophie du Droit évite la théorie du pouvoir de domination de l’Etat, elle
n’évite pas la domination d’un impératif catégorique qui équivaut à un ordre
social essentiellement nécessitant. Le primat d’une liberté relative est
remplacé par celui de l’ordre et de l’autorité. La maxime fondamentale n’est
plus : « Tout ce qui n’est pas
défendu est permis jusqu’à la limite » ; elle est : « Tout ce qui n’est pas conforme à la constitution
hypothétique est sans valeur juridique ». D’ailleurs, on nous le dit
expressément : « Il n’y a pas
nécessairement de droits individuels des sujets opposables à l’Etat ; par
conséquent, il n’y a pas nécessairement de liberté ». Et puis, dans un
système statique, que ferait-on de la liberté ?
Le joug d’une pareille
philosophie serait pour le Droit pire que celui de la théologie : la
théologie catholique pose le primat de la liberté humaine ; l’ordre divin
se propose à l’homme par la grâce, il ne s’impose pas comme une nécessité
contraignante, tandis que l’ordre du panthéisme idéaliste tel que le conçoivent
les juristes post–kantiens s’impose à l’homme sous cette
forme. M. Redslob se fait illusion
(Revue du Droit public, 1926, p.
147). Cette philosophie du Droit post–kantienne n’aura aucun succès en France,
non pas qu’elle soit obscure, car elle n’est que trop claire, non pas qu’on la
prenne pour un jeu de l’esprit, car elle n’est que trop sérieuse, mais parce
que ses tendances sont inconciliables avec celles du Droit. Seule une
philosophie de la liberté est compatible avec le Droit.
2° Le système statique de Droit objectif de Léon Duguit. Antérieur de plus de vingt ans, ce système n’a
pas du tout le même point de départ que celui de Kelsen. Duguit
a horreur de la métaphysique ; il émet la prétention d’être réaliste, c’est-à-dire
de n’admettre que ce qui tombe sous l’observation des sens. Il serait plutôt
apparenté à Durkheim et à Auguste Comte. Sa grande préoccupation a été de
supprimer le pouvoir comme source du Droit. D’une part, il trouve inadmissible
qu’une volonté humaine, quelle qu’elle soit, puisse imposer une obligation à
une autre volonté humaine. Il a perdu la notion du pouvoir de droit qui s’exerce
au nom d’une institution acceptée de tous et tel que nous l’avons rappelé. D’autre
part, très préoccupé par la doctrine allemande de la Herrschaft alors régnante, il pense qu’il faut à tout prix
soumettre l’Etat au Droit et ne voit pas de meilleur moyen que de l’empêcher de
créer du Droit par son propre pouvoir, car, dit-il, tant que l’Etat créera du
Droit, il n’y aura pas moyen de le soumettre ; il ne faut pas compter sur
l’autolimitation subjective de l’Etat, ce n’est pas une garantie, une
résolution interne peut être détruite par une autre résolution interne. Il ne
paraît pas qu’il ait songé qu’il exige une autolimitation objective et
proprement constitutionnelle, résultat de la création d’institutions destinées
à faire obstacle à certaines tentatives de l’Etat.
Quoi qu’il en soit du
bien ou du mal fondé de ses griefs contre le pouvoir de Droit, voilà notre
collègue conduit à séparer radicalement le Droit et l’Etat, position inverse de
celle de Kelsen. Il va donc,
maintenant, construire le système du Droit sans le secours de l’Etat, sans
celui du pouvoir et sans celui de la métaphysique.
Il prend pour point de
départ la notion positiviste d’un ordre des choses sociales conçu comme le
prolongement de l’ordre des choses physiques. De cet ordre des choses découlent
des normes. Dans un premier état de la doctrine, les normes n’avaient pas de
source précise ; dans un second état, elles ont la source que l’école de Savigny assignait à la coutume, le
sentiment de la masse des consciences ; ce sont de grandes règles de conduite
senties comme devant être sanctionnées par une réaction sociale contre ceux qui
les violeraient.
En ces normes, qui sont
peu nombreuses, réside toute la validité du système juridique. Sans doute, il
sera fait par le pouvoir politique des règles constructives, mais ces règles n’auront
pas de valeur juridique par elles-mêmes, elles en auront seulement par leur
conformité à l’une ou à l’autre des normes. Les individus, dans leurs
transactions, feront des déclarations de volonté qui n’auront également de
valeur juridique que par la conformité à la norme…, etc.
Quant à la sanction, elle
se trouve directement dans la contrainte sociale ou étatique. Les normes ne
sont pas obligatoires, elles sont seulement exécutoires. On se demande pour
quelle raison Duguit a tenu à
supprimer ici l’obligatiojuris ; on peut même se demander s’il
y a règle de droit véritable sans obligatiojuris ; si la définition du
Droit par la seule idée de précepte sanctionné par la contrainte est suffisante ;
si l’on ne glisse pas par-là dans la répression disciplinaire où la contrainte
accompagne immédiatement l’ordre donné ; si, notamment, le droit pénal ne
va pas se confondre avec la coercition, l’obligatiojuris étant ce qui permet l’intervention
d’un juge.
Quoi qu’il en soit de
cette objection, attachons-nous à dégager le caractère statique du système.
D’abord, par la négation
du pouvoir subjectif de création du Droit, le mouvement juridique, qui résulte
surtout des forces subjectives, est arrêté, à moins qu’on ne se trouve sous l’empire
d’une norme qui, par exception, pose le principe d’une liberté, comme, par
exemple, celle qui établit la liberté des conventions.
Dans tous les autres cas,
le Droit ne peut se développer que dans la mesure des normes établies ou par l’établissement
de nouvelles normes, mais c’est là une formation coutumière d’une extrême
lenteur. Le système tend donc vers l’immobilité coutumière, avec cette
particularité qu’il s’agit de coutumes à établir dans un grand pays et prenant
forme de préceptes très généraux, ce qui n’est guère le genre habituel des
coutumes.
Pour l’auteur lui-même,
il n’est pas douteux que l’objectif doive l’emporter sur le subjectif et le
statique sur le dynamique ; là-dessus il s’est expliqué maintes fois et il
a écrit deux livres pour se persuader que les transformations du Droit
évoluaient infailliblement vers l’objectif.
Que la logique de son
système substitue le primat de l’ordre à celui de la liberté, il le voit
peut-être moins nettement, mais c’est le postulat d’Auguste Comte[4] et, d’ailleurs,
l’objectif ne saurait s’assujettir le subjectif sans que l’ordre s’assujettisse
la liberté.
Malgré certaines
apparences dues au tempérament vigoureusement individualiste de l’auteur, ce
système est donc en contradiction avec les postulats du Droit positif autant
que celui de Kelsen et, autant que
lui, il est impropre à la vie.
Présentation de l’article : « Le pouvoir, l’ordre, la liberté & les erreurs des systèmes objectivistes »
Jean-Marie Denquin Professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Maurice Hauriou
publie en 1928, dans la Revue de
Métaphysique et de Morale, un article intitulé « Le pouvoir, l’ordre,
la liberté et les erreurs des systèmes objectivistes ». Cet article est consacré,
comme le choix du lieu de publication le laisse déjà supposer, à une question
philosophique, explicitée dès le premier paragraphe».Chaque discipline a ses postulats
nécessaires. (…) Le Droit [sic[5]] a besoin du libre arbitre, non pas du libre
arbitre absolu, mais d’un libre arbitre relatif ». Or « la formule philosophique n’en a pas été
donnée ». Hauriou va donc
s’efforcer « de fournir quelques
éléments pour son élaboration » [125].
Ces affirmations posent d’emblée plusieurs problèmes.
Les développements ultérieurs jetteront quelque lumière sur ce qu’Hauriou entend par « formule
philosophique », et plus généralement par philosophie. Mais il semble d’abord
nécessaire de considérer le sens qu’il donne à l’expression « libre
arbitre ». Priorité d’autant moins contestable qu’Hauriou part de ce terme pour ne pas y revenir : « libre arbitre » n’est
plus jamais employé dans le texte. Comme il est improbable qu’Hauriou n’évoque pas dans un article la
notion dont cet article prétend apporter la « formule
philosophique », on peut raisonnablement supposer que le mot
« autonomie », dont on sait qu’il constitue un thème récurrent de sa
pensée et qui va, au contraire, être très utilisé, occupe la place laissée
vacante par le terme peu transparent de « libre arbitre relatif ».
Cette assimilation n’est cependant pas explicite, et l’autonomie n’est pas plus
définie que le libre arbitre, absolu ou relatif. Il est donc nécessaire d’examiner
la question dans sa généralité pour déduire la signification des termes de l’usage
qu’en fait l’auteur.
Parler de « libre arbitre relatif » ne va en
effet pas de soi. Traditionnellement on distingue un libre arbitre objectif et
subjectif. Dans le premier cas, l’individu est placé devant une alternative et
opte pour l’un de ses termes sans qu’aucun motif détermine son choix : c’est
un libre arbitre d’indifférence. Dans le second cas on entend par libre arbitre
le sentiment de liberté qu’éprouve l’individu
placé en face d’un choix : celui-ci est censé être effectué au terme d’un
processus délibératif où sont mis en balance divers motifs, éventuellement
hétérogènes et inégalement pressants.
Il est tentant de qualifier d’absolu le libre arbitre d’indifférence et de relatif le sentiment psychologique de liberté. Il faut toutefois
prendre garde à ce que le second peut être dit relatif par rapport aux raisons,
plus ou moins décisives, qui guident le choix de l’individu, mais que la notion
considérée en elle-même est en revanche absolue. Elle obéit en effet aux
principes de contradiction et de tiers exclu : en dernier ressort, l’individu
est ou n’est pas libre de son choix.
L’impression de liberté correspond-elle, d’autre part,
à une quelconque réalité ? Il est impossible de démontrer que ce sentiment
n’est pas une illusion du sujet : les choix qu’il opère peuvent être
analysés comme effectivement, bien qu’inconsciemment, déterminés par des
facteurs externes (pressions naturelles et sociales) ou internes (complexion,
caractère, expériences antérieures). A l’inverse, Bergson a soutenu que le sentiment de liberté est
inaccessible à l’analyse rationnelle parce qu’il constitue un processus qui s’inscrit
dans une durée indécomposable et non un état réductible à un temps
mathématique. On ne peut donc le définir sans le supprimer, car « toute définition de la liberté donnera
raison au déterminisme »[6].
Mais, comme l’impensable n’est pas l’irréel, c’est le sentiment de
prédétermination qui doit être tenu pour illusoire. La thèse du libre arbitre
et celle du serf arbitre sont donc également soutenables et discutables :
on sait depuis longtemps qu’il n’existe pas de critère qui permette de choisir
entre elles. Cependant on tient généralement le principe du libre arbitre pour
indispensable à la cohérence de la morale et du droit. Si les comportements
humains sont entièrement déterminés, la morale est impossible et le droit
inutile. Pour fonder une morale, il faut donc dire, avec Kant, que la liberté est un postulat de
la raison pure pratique. Le droit fera pour sa part de la liberté une fiction
juridique, qui peut d’ailleurs être écartée pragmatiquement dans certaines
situations pour éviter une application malencontreuse ou non souhaitée
(responsabilité pénale des mineurs et des aliénés).
En utilisant le terme de « postulat », Hauriou fait implicitement référence à
cette troisième acception du « libre arbitre ». Mais un postulat ne
saurait par définition être relatif : on l’assume ou on ne l’assume pas.
Il existe donc une tension potentielle entre cette notion et l’idée de
« libre arbitre relatif ». Le remplacement du « libre
arbitre » par l’« autonomie » est-elle de nature à résoudre
cette tension ?
L’emploi de la seconde expression parait conforme au
sens étymologique : l’autonomie
s’oppose à l’hétéronomie, la
situation de l’individu qui suit sa propre loi à celle de l’individu qui est
assujetti à la loi d’un autre. Les deux impliquent un rapport à autrui et pas
seulement à soi. Elles impliquent aussi un rapport à une loi, ce qui n’est pas
le cas du libre arbitre, qui garde sa signification même si n’existent que des
choix entre des alternatives concrètes, sans référence à une règle générale.
Une décision autonome est donc une décision prise par un individu qui n’est déterminée
ni par des impératifs extérieurs ni par la considération des conséquences
possibles de son acte, alors même qu’il lui est imputable par autrui. L’autonomie
ne se cantonne pas au for intérieur : elle et une réalité sociale,
concrètement observable et susceptible de varier en intensité, car la
contrainte externe, quels qu’en soient les moyens, peut s’avérer plus ou moins
prégnante.
D’autre part l’opposition libre / serf arbitre ne
recouvre pas l’opposition autonomie / hétéronomie : un acte apparemment
libre et objectivement autonome peut être absolument déterminé, tout comme
un acte apparemment hétéronome et contraint peut être le fruit d’un choix
radicalement libre. Il faut donc admettre qu’Hauriou,
en assimilant libre arbitre relatif
et autonomie confond le libre arbitre
comme postulat nécessaire à l’existence du droit et la nécessité pragmatique de
concéder une capacité d’initiative aux acteurs sociaux – ou plutôt l’incapacité
pratique des systèmes sociaux à contrôler entièrement leurs membres, qui garantit
à ceux-ci une marge incompressible d’autonomie – mais aussi qu’il neutralise
cette confusion en substituant la seconde au premier.
Hauriou,
il est vrai, ne vise pas à édifier une phénoménologie, mais une déontologie du
droit. On pourrait certes être tenté d’interpréter sa démarche comme une
réflexion transcendantale sur les conditions de possibilité du droit : il
chercherait à dégager ses structures implicites en décrivant les règles
immanentes qui, bien qu’inconscientes, permettent son fonctionnement, comme une
grammaire rend possible le langage sans nécessairement être perçue des
locuteurs. Il s’efforcerait donc de montrer que le droit implique une situation
médiane entre deux positions extrêmes, structurellement inaccessibles : la
liberté absolue des individus rendrait le droit impossible puisque celui-ci
vise précisément à réduire le libre arbitre d’indifférence en donnant aux
sujets de bonnes raisons d’adopter
certains comportements et d’en éviter d’autres. Réciproquement, l’anéantissement
de la liberté des individus est inaccessible : aucune norme n’est assez
précise pour déterminer exhaustivement les conduites licites, aucun contrôle
social assez prégnant pour faire respecter toutes les obligations et interdits,
et la promesse de récompenses ou de sanctions n’exclut jamais des comportements
socialement aléatoires – que ceux-ci soient ou non métaphysiquement libres.
Mais tel n’est pas le but d’Hauriou.
Il ne critique pas les théories qu’il entend réfuter comme des analyses fausses, mais comme des doctrines pernicieuses, car il les tient pour autoréalisatrices.
L’anarchie et la dictature sont possibles et seraient les conséquences d’un
ordonnancement juridique contraire aux enseignements de l’expérience. Celui-ci
ne doit donc pas être mis en œuvre.
Le principe d’autonomie juridique, équilibre optimal entre l’ordre et la
liberté, est à l’inverse pour Hauriou
un impératif métajuridique, au sens où l’on peut dire que la séparation des
pouvoirs constitue un principe métaconstitutionnel.
Si ces analyses sont exactes, la pensée d’Hauriou rencontre un problème de
légitimité et un problème d’effectivité. Bien qu’il ne soulève pas ces
questions, on peut déduire de son attitude les réponses qu’il leur apporte
implicitement. D’une part il s’appuie sur une conception objective et non
subjective de la légitimité : celle-ci ne procède pas d’une volonté
souveraine (de Dieu, de ses
interprètes authentiques, du pouvoir constituant originaire ou d’Hauriou lui-même) mais de la nature
objectivement connaissable des faits. Par conséquent le principe n’est légitime
que si l’analyse est correcte, et si l’on peut légitimement en déduire ce que l’auteur
en déduit. Qui garantit ces deux points ? D’autre part le principe n’est
effectif que si l’expérience confirme la théorie. Est-ce bien le cas ?
La réponse à ces questions est inséparable de la
perspective générale où se meut la pensée d’Hauriou
et qui la rend relativement opaque aux esprits formés par la théorie moderne du
droit. Celle-ci décrit une forme et non un contenu, ce qui rend les jugements
de valeur non pertinents à son endroit : elle est susceptible d’être vraie
ou fausse, non d’être bonne ou mauvaise. Le point de vue d’Hauriou est différent et, si l’on ne
fait pas l’effort de le reconstituer, ses raisonnements, ses analyses et les
angles morts de sa vision deviennent inintelligibles. Pour écarter cette
difficulté, il semble qu’on puisse caractériser sa pensée par deux traits, l’un
négatif, l’autre positif.
Négativement, elle se distingue par son refus, ou
plutôt son ignorance, de ce que l’on appelle aujourd’hui, d’une formule d’ailleurs
regrettablement ambiguë, la « loi de
Hume ». Certes, Hauriou connait la distinction de l’être
et du devoir être. Il ne nie pas non plus la « loi », en ce sens qu’il
ne théorise pas sa négation. Mais il ne tire aucune conséquence de l’hétérogénéité
des matériaux qu’il emploie pour construire sa démonstration, comme s’il ne
parvenait pas à concevoir la possibilité d’un point de vue extérieur sur le droit. Il ne s’interroge pas sur ce que le droit est ou peut être. Postulant que le droit détermine le réel, il se demande
ce qu’il doit être et accueille dans
cette démarche tout argument apparemment favorable à sa thèse.
Positivement, la perspective d’Hauriou se caractérise par une tendance jusnaturaliste, mais en donnant à ce terme un sens bien précis. Il
semble en effet nécessaire de distinguer ici naturalisme normatif etnaturalisme prudentiel. Le premier a pour ressort
principal la transmutation de la statistique en norme : ce qui, en fait,
se produit le plus souvent doit, en droit, avoir lieu toujours. Le second n’ignore
pas que certains problèmes peuvent connaître plusieurs solutions mais considère
que l’expérience conduit à en privilégier certaines. Exceptions, pilotage à vue
et corrections de trajectoire ne sont pas théoriquement exclus, car ce qui vaut
en théorie peut s’avérer néfaste en pratique. Hauriou
appartient au second type : il n’abuse pas de la rhétorique de la nature,
mais considère que l’expérience enseigne un art
de gouverner, lui-même fondé sur une science du social. La nature des
choses est pensée comme un guide plus que comme une règle. Une telle vision du
monde n’implique donc pas l’immobilisme, mais au contraire une adaptation
constante aux conditions du réel. Ce pragmatisme n’est pas un progressisme :
non seulement il ne croit pas à une amélioration constante de l’homme et de la
société, mais l’adaptation dont il fait l’éloge possède une finalité explicitement
conservatrice : elle vise à préserver les valeurs et conditions d’existence
qui constituent, pour Hauriou, les
fondements de la vie sociale. L’objectif est donc le maintien d’un équilibre
dynamique, qui fluctue autour d’un point, est susceptible de progrès mais aussi
de régressions. Telle est la finalité naturelle du système politico-juridique.
Il s’agit d’une donnée immédiate de la conscience sociale, et par conséquent d’un
fondement nécessaire et suffisant à la réflexion d’Hauriou : il serait pour lui à la fois inutile et
dangereux de chercher à son analyse une autre légitimité. Mais on comprend
aussi pourquoi la question de l’effectivité du système – la description d’Hauriou correspond-elle aux faits
empiriquement observables ? – n’admet pas d’autre réponse que la
précédente : les choses doivent être ainsi parce qu’elles sont ainsi, et
réciproquement.
Le but d’Hauriou
est donc d’établir qu’un système politico-juridique doit assurer les conditions de l’autonomie – au sens d’autonomie
subjective des individus – afin de permettre la réalisation d’un équilibre
dynamique garant de la conservation du système. Quels sont, si l’on descend d’un
degré dans l’abstraction, les termes de cet équilibre ? Le titre de l’article
le dit : l’équilibre qui doit être préservé est celui qui s’établit entre
l’ordre et la liberté, et c’est le pouvoir
qui assume cette tâche primordiale. Les mauvaises doctrines qui, par des
analyses erronées, mettent en péril ce devoir peuvent être réunies sous la
catégorie générale de l’objectivisme. Celui-ci nie la subjectivité mais aussi
le mouvement, qui est la subjectivité en acte.
A priori, on
pourrait être tenté de penser que l’autonomie relative est l’attribut
nécessaire du pouvoir : il maintient grâce à elle un équilibre dynamique
entre l’ordre et la liberté. En fait, si l’on soumet la théorie d’Hauriou à une analyse rigoureuse, on
constate que sa pensée est plus complexe, pour ne pas dire embrouillée :
elle vise à la systématicité sans vraiment y parvenir.
Qu’est-ce d’abord que l’ordre – ou Ordre ?
« Historiquement, les sociétés
débutent dans un grand désordre ». Bien que « les clans primitifs éprouvent l’impérieux besoin de se confédérer en
cités nationales, (…) la plaie
des vendettas de clan à clan et de famille à famille » est demeurée
endémique (fusion cavalière d’Aristote
et d’Hobbes). « L’ordre » est donc le résultat d’une « pénibleconquête » [125]. Cette évolution postulée est supposée
prouver que « le pouvoir et la
liberté contiennent de l’ordre en puissance » [125]. Cette évolution n’est
toutefois pas automatique : elle « s’est faite par certains actes libres des hommes et avec les modalités
que ces actes ont imposées » [125]. « Une certaine autonomie de l’Ordre [sic] est
elle-même nécessaire à la vie du droit positif ». Elle s’exprime par
« les instituions, et, surtout, les
institutions corporatives. Tout le secret de l’ordre constitutionnel est dans
la création d’institutions vivantes. Les lois constitutionnelles ne signifient
rien en tant que règles ; elles n’ont de signification qu’en tant que statuts
organiques d’institutions » (On voit le contraste avec la bonne
doctrine contemporaine !).
« L’ordre », cependant, peut s’avérer
dangereux : avec lui, « ce qu’il
faut craindre, ce n’est qu’il n’ait pas assez d’autonomie, c’est (…) qu’il en ait trop ». Des
précautions sont à prendre « contre
le développement excessif des institutions » [128]. La stabilité, en
effet, n’est pas l’immobilisme : elle « résulte du mouvement lent et uniforme des transformations d’un
système social ordonné »[7]. Elle
est analogue à la « stabilité d’un organisme
vivant » [128]. Se référant à L’évolution
créatrice de Bergson [128], Hauriou pose que l’élan vital, créateur du nouveau, doit être ralenti sous peine de
s’épuiser en créations éphémères. « C’est ainsi que l’évolution (…) des formes sociales est coupée par [les
paliers] des institutions ». D’où les
« équilibres de pouvoirs qui
scandent » [129] le temps et qu’Hauriou
avait évoqué dès 1896. Ce fait justifie à ses yeux qu’il propose « cette légère addition à la doctrine
bergsonienne » [129, note 2].
Quel peut être, dans ces conditions, le rôle du pouvoir ? Le « pouvoirpolitique », ou « gouvernement
des groupes humains (…) ne s’exerce
que par la création continuelle de l’ordre et du droit ». Il est caractérisé
non « par la souveraineté absolue de
la Puissance publique », à laquelle il peut renoncer, mais par « sa souveraineté relative ». Il faut
en effet que « ceux qui gouvernent
puissent eux-mêmes créer du droit ». C’est « cette création autonome du Droit [sic] par le pouvoir politique »
que combattent « les systèmes
objectivistes ». Il existe donc un « droit de commander » [on passe de l’ordonnancement
juridique au droit subjectif des gouvernants] qui possède « une très vieille et très bonne justification » :
« le consentement des gouvernés »
[127]. Hauriou précise que « ce ne sont pas les commandements du pouvoir,
au moment où ils sont produits comme des actes, qui sont acceptés par le
peuple. Ce n’est même pas le pouvoir en soi qui est accepté, c’est l’institution
politique [la Couronne ou l’Etat par exemple] au nom de laquelle le pouvoir commande ». Malheureusement Hauriou ne fournit aucun élément
susceptible d’éclairer cette tripartition (qu’est-ce que le « pouvoir en
soi » ?) ni aucun argument qui vienne étayer cette affirmation.
Le consentement des gouvernés est présenté comme une « construction juridique [qui] suffit à tous les besoins » :
elle justifie le droit de commander, « assure
la continuité du pouvoir associée à celle de l’institution », « fournit une base pour la dévolution du
pouvoir », « crée l’opposition des gouvernements de
droit et des gouvernements de fait », « s’adapte aux événements qui transforment les gouvernements de fait en
gouvernements de droit » et même contient « en germe la théorie du gouvernement représentatif, puisque les
chefs » agissent « en
qualité de représentants, non encore du peuple, mais d’une institution voulue
par le peuple » [127]. Il n’est pas besoin d’insister sur le caractère
hautement discutable de ces affirmations : non seulement on ne voit pas
comment le consentement de ceux qui consentent pourrait justifier le pouvoir à
l’égard de ceux qui ne consentent pas, mais en outre la notion même de
consentement apparait redoutablement ambiguë : si l’on n’en précise pas le
sens et les critères, le mot permet à l’évidence de justifier n’importe quoi.
Dans tous ces développements, le mot liberté[8], qui figure dans le
titre de l’article, n’est guère utilisé. Il faut considérer que l’autonomie en tient lieu, comme elle
tient lieu du libre arbitre. « Une autonomie relative de la volonté
individuelle dans la création du Droit [sic]
est nécessaire pour la marche des
entreprises économiques que l’ordre individualiste [il y a donc plusieurs
ordres, qualitativement distincts] met à
la charge des individus » [125]. Malgré un certain rétrécissement du
domaine « où joue l’autonomie
juridique individuelle » (« théorie
de l’abus des droits », « renaissance
des institutions », « substitution
de la théorie du risque à celle de la faute dans la matière des accidents du
travail »), « l’autonomie
de de la volonté individuelle et le principe de sa responsabilité subjective
constituent l’armature du droit privé et du droit criminel » [126]. Une
certaine autonomie du pouvoir est d’autre part nécessaire, on l’a vu, dans la
création du droit.
Le mouvement de la pensée d’Hauriou est circulaire, car chaque élément y est à la fois cause et conséquence des autres. L’autonomie, qui constitue l’un des pôles de l’équilibre, est également inhérente à l’ordre et au pouvoir, puisque tous deux la créent et la supposent. Le pouvoir crée l’ordre, mais il est créé par lui. Les institutions, suscitées à la fois par le pouvoir et par l’ordre, contribuent réciproquement à leur maintien. Les mots sembleraient suggérer un pouvoir actif et un ordre passif, notamment parce que le premier est susceptible d’être incarné alors que le second est une abstraction. Mais dans l’univers d’Hauriou l’ordre et les équilibres sont, à l’instar des individus, supposés capables d’agir, de vouloir, de concevoir des buts et de combiner des moyens. Le ménage à trois du pouvoir, de l’ordre et de la liberté-autonomie tourne donc sur lui-même et engendre le Droit sans qu’il soit possible d’y découvrir une cause première – sauf peut-être la « civilisation sédentaire » à laquelle « ce principe juridique » (autonomie de la volonté et principe de responsabilité subjective) [126] est lié.
Si l’analyse de ce qui est ne va pas sans ambiguïtés, l’affirmation
de ce qui doit être s’avère en revanche parfaitement claire : « Une saine philosophie doit se garder (…)
d’exagérer le rôle de l’ordre en
puissance (…), parce qu’il
étoufferait dans son germe le degré de liberté dont le droit positif a
besoin » [128][9].
Réduire « à rien l’autonomie du
pouvoir et celle des libertés individuelles » constitue précisément
« l’erreur » commise par
« les systèmes objectivistes »
[128] – ou plutôt « statiques et
objectivistes ». C’est en effet « sous cet aspect statique » qu’Hauriou
les examine « parce qu’il fait
apparaitre leur incompatibilité avec la vie ». Il étudie d’abord
« le système du Droit [sic]
transcendant et statique du professeur Hans Kelsen »,
« parcequ[e cette doctrine] est transcendantale »
(…) et « plus nette dans ses
conclusions » [130] que « le
système statique de Droit [sic] objectif de Léon Duguit » [133].
Hauriou
précise qu’il n’analyse pas le premier « dans sa structure interne, mais seulement dans ses postulats »[10]. La
distinction entre un plan statique « consacréà l’ordre juridique et étatique »
et un plan dynamique « consacré à la
création de l’ordre » lui parait pertinente, mais les choses se gâtent
car « le plan dynamique est
subordonné au plan statique » (Rien, dans le texte cité de Kelsen, ne justifie un tel diagnostic). « Dans ce plan [statique], l’ordre
juridique et étatique est envisagé comme l’expression d’un impératif
catégorique de la raison pratique ; il devient une insertion directe du transcendantal
dans la société [?]. Il représente unSollen (…) s’insérant dans le Sein (…) afin de le conformer à l’ordre ».
Ce système « tiré de la philosophie
kantienne, se traduit en un ordonnancement d’idées objectives supérieures aux
consciences humaines » [131] et implique que « l’Etat et le Droit [sic] se confondent ». « L’Etat n’est qu’un ordonnancement juridique de normes en qui se
résument les organes et les fonctions et en ce que le pouvoir de l’Etat n’est
lui-même que la validité du système juridique aboutissant à l’emploi de la
contrainte ». Ainsi « les
êtres humains disparaissent »[11] et
« n’ont pas nécessairement de droits
individuels qui soient opposables à l’Etat ». On aboutit donc à
« la négation non seulement de la
liberté politique, mais même des libertés civiles ».
Dans le plan dynamique, toutefois, « il peut y avoir intérêt à admettre une
séparation de pouvoirs » [131]. « L’auteur » ne rejoint pas « la doctrine classique sur la libre création
du Droit [sic] par le pouvoir de droit » car, pour
lui, « le plan dynamique reste
dominé par le plan statique et que, par suite, les sources du droit positif
resteront dominées par le droit » : elles sont en effet « rigoureusement hiérarchisées » et
« au-dessus du plus haut statut positif,
il y aura une constitution hypothétique transcendante »[12] [sic !]. Comme « toute norme juridique est posée conformément
aux prescriptions d’une norme supérieure », il n’existe aucune liberté
à aucun niveau. Circonstance aggravante : cette conformité n’est pas
assurée par « unsystèmerépressif » incarné dans un « contrôlejuridiquede la constitutionnalité des lois »,
mais par « un système préventif » :
« l’invalidité de la disposition non
conforme à la constitution hypothétique est immédiate ». En effet
« dans un système aussi bien réglé,
le juge ne serait qu’une cause de désordre » en raison de son « pouvoir incoercible de création spontanée du
Droit[13]
[sic] ; il ne serait fidèle ni à la norme, ni à la constitution hypothétique ;
bien plus avantageux serait un administrateur bien stylé » [132].
Selon Hauriou,
ces thèmes ne sont pas entièrement nouveaux puisqu’ils dérivent « de Kant
par l’intermédiaire de Fichte et
de Hegel » et que « notre collègue Carré de Malberg (…) s’est inspiré de certaines de ces idées : il admet pratiquement la
confusion du Droit [sic] et de l’Etat : la grande source du
Droit [sic] est la Constitution [sic]
de l’Etat ; enfin, on doit
restreindre le plus possible le rôle du pouvoir dans l’Etat ». « Il semble qu’on se soit rejeté vers ce
courant de la philosophie allemande pour échapper aux dangers de la doctrine de
la Herrschaft ». Mais c’est pour tomber d’un péril dans un autre. « Cette philosophie du Droit [sic]
(…) n’évite pas la domination d’un
impératif catégorique[14] qui équivaut à un ordre social
essentiellement nécessitant ».
(…) « Tout ce qui n’est pas conforme
à la constitution hypothétique est sans valeur juridique ». (…) « Dans un système statique, que ferait-on de
la liberté » ? « Le
joug d’une pareille philosophie serait pour le Droit [sic] pire que celui de la
théologie » car « l’ordre
divin se propose à l’homme par la grâce, il ne s’impose pas par une nécessité
contraignante, tandis que l’ordre du panthéisme idéaliste tel que le conçoivent
les juristes post-kantiens s’impose à l’homme sous cette forme » [133].
Conclusion : « cette
philosophie (…) n’aura aucun succès
en France, non pas qu’elle soit obscure (…), mais parce que ses tendances sont inconciliables avec celle du Droit »
[sic] [133].
On ne saurait évidemment juger cette analyse à l’aune
du savoir actuel. La doctrine de Kelsen
n’est pas achevée au moment où Hauriou
en prend une connaissance superficielle. Elle va connaitre des
approfondissements et des variations. Mais en outre sa compréhension implique
la maitrise d’outils intellectuels adaptés. La manière dont Hauriou entrelace les termes transcendant et transcendantal ne permet guère d’échapper à l’impression qu’il
confond leur sens et réduit le second au premier – d’où l’étonnante expression
de « constitution hypothétique transcendante ». Or précisément c’est
le caractère transcendantal de l’analyse
kelsénienne qui frappe d’inanité les
critiques d’Hauriou, ou les
relègue au rang de procès d’intention. Que la recherche des conditions de
possibilité du droit à partir de postulats positivistes connaisse ou non le
succès, elle ne saurait en toute hypothèse être comprise comme visant à imposer
aux hommes une nécessité extérieure, arbitraire et contraignante. L’évocation
de l’impératif catégorique, digne du Disciple de Paul Bourget, n’y change rien. En fait il semble qu’Hauriou ait projeté sur la lecture de Kelsen ses terreurs intimes, au point de
constituer la doctrine de celui-ci en épitomé de ce qu’il abhorre. Ainsi s’expliquerait
l’affirmation gratuite de la prédominance chez Kelsen
de la dimension statique sur la dimension dynamique. Non moins fantasmatiques
apparaissent la détermination absolue, transparente et autoréalisatrice de l’ensemble
des normes juridiques à partir de la « constitution
hypothétique » et le « dédain
pour les juges » [132] censé en constituer la conséquence et la
preuve.
Il faut toutefois observer que la critique d’Hauriou, inadéquate à l’objet qu’elle
vise, retrouve une certaine pertinence si l’on considère l’interprétation
mécaniste et réductrice qu’une partie de la doctrine française contemporaine
donne de la hiérarchie des normes et de l’Etat de droit. Celle-ci pose en effet
l’existence d’une norme, à la fois transcendante (constitutionnelle ou métaconstitutionnelle)
et positive, qui est censée assurer la conformité de l’ensemble des décisions
juridiques aux principes fondamentaux. Comme dans la vision d’Hauriou, le système est statique –
défini une fois pour toutes et pour tous par les valeurs de l’occident
contemporain –, absolu et autorégulé puisque toute déviance est censée être
repérée et corrigée. Il exclut les singularités et les conjonctures, espaces
traditionnels de la politique et du pouvoir. Il marginalise les êtres concrets,
car les droits fondamentaux qu’il prétend sacraliser sont les droits subjectifs
d’êtres abstraits et se confondent ainsi avec l’ordonnancement juridique.
Entre ces kélsénismes
fantasmatiques existent pourtant deux différences. Globalement, l’empire du bien se substitue à l’empire du mal que diagnostiquait Hauriou. Et les juges, exclus du système
selon lui, en deviennent les héros : c’est eux, et non plus une harmonie
préétablie ou une nécessité aussi catégorique que mystérieuse, qui garantissent
à chaque niveau la conformité des actes juridiques aux normes de rang
supérieur. Ce mécanisme est censé fonder la crédibilité de l’analyse : le
système fonctionne grâce à la vigilance de ses gardiens. (N’a-t-on pas
seulement déplacé l’utopie ? Des Juges providentiels sont-ils plus faciles
à trouver que les sauveurs habituels ?) On voit les étranges conséquences
qu’engendre la fréquentation hâtive de théories philosophiques par certains
juristes. Les exemples contemporains montrent d’ailleurs que les aventures
picaresques du transcendantal ne sont pas terminées[15].
Hauriou se
trouve évidemment en terrain plus familier lorsqu’il aborde le système de Duguit. Celui-ci se veut réaliste :
« il serait plutôt apparenté à Durkheim et à Auguste Comte ». L’auteur entend
« supprimer le pouvoir comme source
du Droit » [sic] car il
refuse « qu’une volonté humaine,
quelle qu’elle soit, puisse imposer une obligation à une autre volonté humaine »
et pense « qu’il faut à tout prix
soumettre l’Etat au Droit » [sic].
L’idée d’auto-limitation lui parait vide de sens car, à la différence d’Hauriou, il ne conçoit pas « une auto-limitation objective et proprement
constitutionnelle, résultat de la création d’institutions destinées à faire
obstacle à certaines tentatives de l’Etat » [133]. Pour lui les normes
découlent de l’ordre des choses sociales : « ce sont de grandes règles de conduite senties comme devant être
sanctionnées par une réaction sociale contre ceux qui les violeraient ».
(…) Sans doute, il sera fait par le pouvoir politique des règles constructives,
mais ces règles n’auront pas de valeur juridique par elles-mêmes, elles en
auront seulement par leur conformité à l’une ou l’autre de ces normes.
La théorie duguiste
présente, selon Hauriou, un
caractère statique en raison de « la
négation du pouvoir subjectif de création du Droit [sic] » [134]. L’adoption de nouvelles normes implique « une formation coutumière d’une extrême
lenteur ». La conclusion s’impose : « la logique [du] système
substitue le primat de l’ordre à celui de la liberté ». Il « est donc en contradiction avec le Droit
[sic] positif autant que celui de Kelsen
et, autant que lui, il est impropre à la vie » [134].
Les critiques adressées à Duguit par Hauriou
ne sont pas profondes : on pourrait reprocher au maitre de Bordeaux de
noyer la spécificité des phénomènes juridiques dans des généralités si vastes
qu’elles en deviennent insignifiantes et d’exposer, comme Hauriou d’ailleurs, ce que le droit devrait être plutôt que ce qu’il est.
Elles n’en sont pas moins pertinentes et pointent une difficulté centrale de l’œuvre
de Duguit : comment
passe-t-on du niveau du droit objectif à celui du droit positif ? Le sens
du mot droit est-il identique
dans les deux cas ? Au-delà du contraste des critiques – l’une, bien rôdée
et rapide, voire elliptique, contre un adversaire traditionnel, l’autre, effort
pour ramener à une problématique familière une matière complexe largement
étrangère aux préoccupations de l’auteur – le lecteur est frappé par la manière
dont Hauriou construit des
similitudes entre deux démarches qui n’ont a
priori rien en commun. On voit qu’il y parvient en substituant largement l’opposition
statique/dynamique au clivage objectiviste / subjectiviste. Il est vrai que le
terme « objectivisme »
semble peu adéquat pour décrire la doctrine de Kelsen,
d’ailleurs accusée d’accabler le Sein
sous le règne inhumain du Sollen.
Mais l’idée de « statisme »
ne s’impose elle-même que par l’effet d’un double glissement : à l’affirmation
arbitraire de la suprématie du point de vue statique chez Kelsen répond l’accusation faite à Duguit de privilégier, à travers la
formation coutumière du droit, l’ordre sur la liberté – alors qu’il est
traditionnellement soupçonné d’anarchisme et qu’une partie de son œuvre est
consacrée aux transformations du
droit.
Le fait qu’Hauriou
privilégie dans sa présentation la notion d’« objectivisme » doit cependant conduire à s’interroger :
que veut-il faire entendre à travers cette catégorie, supposée assez englobante
pour accueillir des théories aussi contrastées ? L’article consacré à ce
terme dans le Vocabulaire de Lalande n’apporte rien[16]. En
revanche, les divers sens attribués à l’adjectif « objectif »
paraissent de nature à éclairer la question. Parmi les six retenus par l’auteur,
quatre semblent pertinents : objectif
peut être pris comme antonyme de subjectif
au sens d’apparent ou irréel (sens B) ; comme opposé à
subjectif au sens d’individuel (sens
C) ; comme indépendant de la volonté, à l’instar des phénomènes physiques
(sens E) ; comme opposé à subjectif
au sens de conscient, mental (sens F)[17]. Il
convient de confronter ces quatre significations aux théories examinées par Hauriou.
Les sens B et F doivent évidemment être exclus dans les
deux cas. La négation du premier sens assume une valeur péjorative, alors que
chez Hauriou c’est l’objectivisme
qui occupe le pôle négatif : la position qu’il défend ne saurait être irréelle. Le dernier sens est également
insoutenable, car même une application mécanique et rigoureusement déterminée
du droit suppose la conscience de l’obligation et du contenu de l’obligation.
Elle implique une activité mentale ou, pour employer un vocabulaire qui n’est
pas celui d’Hauriou, une intentionnalité : l’obligation
juridique est nécessairement une obligation de
quelque chose.
Restent les sens C et E, qui d’ailleurs possèdentune partie commune et s’opposent
conjointement à l’idée de volonté
individuelle. C’est en ce sens, manifestement, que Duguit, auquel Hauriou
l’emprunte, prend le mot. Le droit objectif
est celui qui se forme lui-même à travers un processus largement mystérieux
nommé « coutume », où n’interfère en principe aucune volonté
individuelle, capricieuse et intéressée. Il peut être conçu comme le fruit d’une
volonté collective, à moins que l’on préfère y voir le résultat d’une évolution
qui, n’étant la volonté de personne, n’est pas une volonté.
L’application de cette notion à l’œuvre de Kelsen apparait, en revanche,
problématique. La norme fondamentale hypothétique n’est pas, par définition, un
acte de volonté, puisqu’elle n’est pas posée mais transcendentalement déduite
de l’existence du système de normes en tant que condition de la possibilité de
celui-ci : l’interprétation qu’en fait Hauriou
est donc insoutenable. En revanche la Constitution positive et les actes
juridiques inférieurs sont des actes de volonté, et de volontés individuelles,
celles des constituants, des législateurs, des juges. Ces volontés sont certes
orientées par l’impératif de conformité aux normes supérieures mais elles
possèdent toujours une marge d’autonomie car, dans sa généralité, les premières
sont compatibles avec plusieurs applications. Le regroupement sous une même
étiquette des deux théories repose donc sur un contresens. Il accroit l’arbitraire
de conclusions prédéterminées.
Car ce
qui sépare Hauriou de Kelsen est plus et autre chose qu’une
analyse de la réalité empirique. On risquera l’hypothèse que la réflexion du
premier repose sur des considérations affectives que la thèse rationaliste du
second ignore. Un schéma théologique parait sous-jacent à la théorie d’Hauriou. Dieu
aime et protège les bons, surveille et punit les méchants. Il exige en retour l’amour
des hommes, à moins que ceux-ci se persuadent qu’ils peuvent le fléchir en
prenant l’initiative de l’aimer. De même l’Etat d’Hauriou aime, protège, surveille et punit : il est
prudent de l’aimer. Saint Augustin
a montré la différence entre croire à
Dieu et croire en Dieu :
le diable croit à Dieu (il a de bonnes raisons pour cela)
mais pas en Dieu. Duguit
croit à l’Etat, puisqu’il entend le
détruire ou du moins le désarmer. Kelsen
croit à l’Etat, puisqu’il le définit,
mais sans investissement affectif. Hauriou
croit à l’Etat, mais aussi en l’Etat. Il doit donc l’incarner dans
un pouvoir susceptible d’aimer et d’être aimé, auteur du bien et irresponsable
du mal. On comprend aisément qu’une telle pensée soit devenue obscure à nos
contemporains, qui font profession de ne croire ni à l’Etat ni en l’Etat.
[1] Sur la civilisation sédentaire, voir mon article sur
« L’Ordre social, la Justice et le Droit » dans la Revue trimestrielle de Droit civil,
1927, p. 795 : « La subsistance des
nations sédentaires postule la production individualiste, l’entreprise individualiste
et une certaine création subjective du droit ».
[2] Je ne me serais pas permis de proposer cette légère
addition à la doctrine bergsonienne si elle n’avait été suggérée par la lecture
de l’Evolution créatrice ; mais
mes idées sur le mouvement social lent et uniforme et sur les équilibres qui, d’ailleurs,
sont tirées de la mécanique et de la thermodynamique, apparaissent déjà dans ma
Science sociale traditionnelle de
1896 et dans mon Mouvement social de
1899. C’est une simple rencontre et je reconnais que l’idée de la création du
nouveau était plus difficile à trouver que celle du mouvement ralenti, beaucoup
plus.
[3] « Aperçu d’une théorie générale de l’Etat »,
article de Kelsen, Revue du Droit public, 1926, p. 561 et
s. Ouvrages allemands de Kelsen :
Hauptproblem der Staatsrechtlehre,
1911, Allgemeine Staatslehre,
1925 ; t. XXIII de l’Encyclopédie de
la Science du Droit el de l’Etat de Kohlrausch.
Cf. une analyse faite par Duguit dans son Traité de Droit constitutionnel, 3e éd., 1927, et. J.-L.
Kunz, La primauté du droit des gens,
Revue de Droit international de Gand, 1925, p. 564 et s.
[4]Catéchisme
positiviste (huitième entretien). L’erreur d’Auguste Comte est de dire : « La liberté est la conformité à l’ordre »,
au lieu de « La liberté est la faculté de
se conformer à l’ordre ». Pour la subordination du dynamique au
statique, autre erreur. Voir eodem loco
(sixième entretien).
[5] Dans le texte d’Hauriou,
les mots [droit], [ordre] et [constitution] sont écrits tantôt avec une
majuscule, tantôt une minuscule. L’usage de la majuscule est indiqué dans les
citations qui suivent. Existe-t-il une nuance de sens entre ces emplois ?
N’y a-t-il là qu’une négligence typographique ? On est tenté de penser qu’Hauriou vise tantôt la réalité idéale
(ou platonicienne) évoquée par ces termes, tantôt leur usage empirique. Mais
dans « Droit positif » [134] a
contrario : [125, 126, 127, etc.])
la majuscule parait étrange. Il est difficile de trancher.
[6] Bergson Henri,
Essai sur les données immédiates de la conscience,
Garnier-Flammarion, 2013, p.221.
[7] Note de l’éditeur : les italiques originellement contenus dans les citations d’Hauriou ont ici été soulignés.
[8] Il n’est peut-être pas indifférent d’observer que la
liberté, parfois qualifiée d’individuelle, n’est jamais définie comme liberté de quelqu’un. Hauriou ne s’interroge pas sur la question de savoir si la
liberté de l’un est compatible avec la liberté de l’autre. Peut-être y a-t-il
là un motif de préférer « autonomie » à « liberté » :
au niveau du langage, deux autonomies relatives coexistent plus aisément que
deux libertés contraires. Mais dans les faits ?
[9] Une « saine
philosophie » assume donc des devoirs que la philosophie tout court
ignore.
[10] La lecture de l’article publié en 1926 par Kelsen dans la Revue du droit public (« Aperçu d’une théorie générale de l’Etat »
(traduction de C. Eisenmann, RDP, t. XLIII, 1926, p. 561-646) et
auquel Hauriou fait référence
[130, note 3], en particulier celle des pages 565 à 570 qu’il vise expressément
[131], montre cependant qu’il ne ‘agit pas là de postulats explicites posés par
Kelsen mais de présupposés,
mélanges de mésinterprétation et de procès de tendance, qui lui sont
arbitrairement prêtés. On remarque d’ailleurs qu’Hauriou traduit Kelsen dans sa propre phraséologie, ce
qui évidemment n’est pas neutre.
[11] Reproche-t-on à la Critique
de la raison pure de nier l’existence des hommes ?
[12] Dans l’article précité, Kelsen parle de « constitutionhypothétique » pour évoquer
la problématique des relations du Droit international public et du droit public
interne (monisme ou pluralisme), p. 621.
[13] Kelsen
évoque ce pouvoir (ibid., p. 624-625)
mais n’en tire nullement cette conclusion.
[14] Cette expression, absente de l’article cité, est le
fruit d’une induction d’Hauriou.
[15] Celles-ci procèdent souvent d’une confusion entre fondement et conditions de possibilité. Je me permets de renvoyer sur ce point à
mon article « Situation présente du constitutionnalisme. Quelques
réflexions sur l’idée de démocratie par le droit », Jus politicum n° 1, 2009, p. 19-29.
[16] A. Lalande,
Vocabulaire technique et critique de la
philosophie, Puf, 13e
éd., 1980, p. 701-702. On sait que cet ouvrage pourrait être meilleur qu’il n’est.
Mais, publié d’abord en fascicules dans le
Bulletin de la Société française de philosophie de 1902 à 1923, il reflète
sans doute assez bien, en sa première couche, la culture philosophique moyenne
de l’époque où Hauriou écrit.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
Voici la 51e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.
L’extrait choisi est celui de l’article de Mmes Marietta Karamanli & Mélina Elshoud publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).
Volume IV : Jean Jaurès & le(s) droit(s)
Ouvrage collectif sous la direction de Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz
– Nombre de pages : 232 – Sortie : mars 2020 – Prix : 33 €
Jaurès en 2020 : entre instrumentalisation(s) & héritage(s)
Marietta Karamanli & Mélina Elshoud Députée de la 2e circonscription de la Sarthe & Conseillère départementale de la Sarthe
Mesdames, Messieurs les Professeurs, Mesdames, Messieurs,
Vos contributions l’ont toutes très bien démontré : Jean Jaurès est bel et bien un acteur
politique de notre temps, en ce sens que, nombreuses sont toujours les
références à son travail, à sa pensée, à son action publique.
Parmi ces références, il est intéressant de constater que les discours
des responsables politiques français lui réservent une place particulière, mais
surtout grandissante ; certains commentateurs[1]
ayant évoqué une « Jaurèsophilie »
ou une « Jaurèsmania ».
Il n’y a pas de récente campagne électorale nationale française, et
notamment présidentielle, qui échappe à une volonté d’appropriation, ou du
moins à des manœuvres que nous qualifierons librement « d’assimilation »
de la pensée de Jean Jaurès par
les principaux courants politiques de notre vie nationale. Gilles Candar, un des meilleurs spécialistes de
l’homme et de son œuvre – que nous saluons – a lui-même publié un long papier
sur la campagne présidentielle de 2007 et la revendication par des partis de
droite du tribun socialiste, un phénomène qu’il qualifie de « nouveau[2]», non pas dans son principe, mais
dans son ampleur depuis le début de la Ve République.
En 2007, la droite scande « Je
me sens l’héritier de Jaurès[3] »
et la gauche conteste une « captation
d’héritage[4]». Cette bataille mémorielle avait
inspiré à Philippe Bilger cette
question simple, bien qu’il la trouve lui-même « infiniment vulgaire[5]» : « A qui
appartient Jaurès ? ».
Dans le cadre de cette intervention, nous n’avons pas cherché à répondre
à cette question – non pas qu’elle soit mal posée car au contraire elle résume
bien le « procès en légitimité[6] »
qui est fait aujourd’hui à celui qui décide de citer Jaurès – mais parce que la réponse nous semble
indubitable et donc dénuée d’intérêt : Jean Jaurès n’appartient à personne, ou plutôt, il appartient à
tout le monde, en ce qu’il est, comme l’écrit Gilles Candar, « le
patrimoine commun de l’humanité[7] ».
Nous avons eu à cœur toutes deux de faire œuvre d’analyse en soumettant à
une démarche libre et contradictoire notre examen de la filiation revendiquée d’un
homme, à la fois, acteur et décideur politique, et universitaire.
Nous avons souhaité, d’une part, mettre en exergue les motivations qui
conduisent, quel que soit le bord politique, des responsables élus à se référer
à Jaurès.
Nous avons souhaité, d’autre part, voir si ces citations correspondaient
bien à la philosophie de Jaurès,
mais non pas en passant chacune des assertions de nos responsables politiques à
la moulinette critique de leur pertinence au regard des principes et
propositions de Jean Jaurès – ce
qui aurait demandé une grande familiarité avec l’œuvre de Jaurès que nous ne prétendons pas avoir
et ce qui risquerait d’encourir le reproche d’une interprétation du passé à la
lumière d’enjeux en opportunité du présent – mais, nous avons essayé de tirer
des enseignements de la façon dont Jaurès
lui-même a pu utiliser des références à une œuvre ou à un propos de ses
prédécesseurs pour éclairer l’actualité politique contemporaine.
Evidemment, notre propos est « situé » c’est-à-dire que nous
parlons d’une place particulière, élu-e-s toutes deux, avec des engagements
partisans, et nous avons l’expérience de celles et ceux qui citent Jaurès avec parfois du talent mais
surtout le souhait de trouver ou gagner une légitimité que donnerait l’Histoire
en disant que lui, Jaurès, l’aurait
ou pas, fait ou pensé.
Sans prétendre à l’exhaustivité, nous souhaiterions vous rappeler
quelques exemples caractéristiques de cette « assimilation »
politique des propos de Jean Jaurès.
En avril 2007, lors d’un meeting dans la région, Nicolas Sarkozy alors candidat à la Présidence
de la République cite une trentaine de fois Jean Jaurès[8]
déclarant qu’il s’en sent « l’héritier ».
« Laissez dormir Jaurès »
demande-t-il à la gauche d’aujourd’hui qui, selon lui, « n’aime pas le
travail » contrairement à celle d’hier, et à la droite qu’il incarne
et qui veut permettre à ceux qui veulent travailler plus pour gagner davantage
de pouvoir le faire. Un peu plus tard, à l’occasion d’un meeting à Paris pour
les législatives, François Fillon
s’offusque[9]
« Est-ce la faute des citoyens, si
le parti de Jaurès et de Blum est devenu l’un des plus
rétrogrades d’Europe ? ».
En janvier 2011, à Tours, Marine Le
Pen évoque, lors du congrès de son
mouvement, la pensée jaurésienne et déclare que Jaurès aurait dit en son temps « A celui qui n’a
plus rien, la patrie est son seul bien », confirmant, selon elle, qu’il
a été « lui aussi trahi par la
gauche du FMI ». Cette
référence n’est pas nouvelle puisqu’en 2007 déjà, son père Jean-Marie Le Pen
avait fait valoir une pseudo filiation au patriotisme de Jaurès, et en 2009, cette citation avait
orné les affiches de la campagne européenne de Louis Aliot et notamment à Carmaux, suppléée par la phrase « Jaurès
aurait voté Front national ».
En 2012, à Toulouse, François Bayrou
alors candidat à l’élection présidentielle et contestant le Président sortant,
Nicolas Sarkozy, cite Jaurès, en reprenant son propos selon
lequel « On doit les mener [les Français] sur le seul chemin qui
soit le chemin de la République, on doit les mener vers les hauteurs […]. C’est
trahir la République que de la tirer vers le bas[10] » !
Le 23 avril 2014, François Hollande,
Président de la République, vient expliquer ses réformes à Carmaux et rappelle
à cette occasion que Jaurès
« enseignait la patience de la réforme, la constance de l’action, la
ténacité de l’effort[11] ».
En juillet 2014, Jean-Christophe Cambadélis
en visite à Carmaux compare François Hollande,
alors en difficulté face à sa propre majorité parlementaire et à l’opinion, à
Jean Jaurès. Selon lui, les deux
hommes partagent un destin commun ; ils auraient été de grands incompris
de leur époque. Il déclare « Il est intéressant de constater que [Jean
Jaurès], en son temps décrié,
honni, vilipendé – on l’a même assassiné – soit devenu par la suite une figure
de notre nation[12] ».
La même année, en juin, Manuel Valls,
Premier ministre en visite au Centre des monuments nationaux pour inaugurer une
exposition sur le centenaire de la mort de Jaurès,
affirme que ce dernier aurait voté le « pacte de responsabilité », une mesure chère à François Hollande qui vise à alléger les charges
sociales des entreprises s’engageant à embaucher, car il aurait été, selon lui,
« de ceux qui veulent gouverner et qui veulent que la gauche gouverne
dans la durée[13] ».
En face, dans une tribune intitulée « Jaurès revient ! Ils ont changé de
camps ! », Jean-Luc Mélenchon
lui reproche de « Faire parler les morts pour endormir les vivants[14] ».
Paradoxalement, il se soumet lui-même dans le reste de sa lettre à cet exercice
délicat consistant à expliquer ce qu’aurait fait Jaurès s’il était encore vivant[15].
En juillet 2017, le même Jean-Luc Mélenchon,
élu de son mouvement La France
insoumise, aurait demandé au Président de l’Assemblée nationale la place
dans l’hémicycle autrefois occupée par Jaurès[16].
Enfin, en mai 2017, quelques semaines avant, Emmanuel Macron, candidat à l’élection
présidentielle en meeting à Albi,
déclare que Jean Jaurès « n’est pas celui qu’on veut nous faire croire. C’était
un homme qui aimait la liberté beaucoup plus que ceux qui le citent à loisir
aujourd’hui. C’était à ce titre un défenseur de l’entrepreneur ce qui surprend
souvent […]. Il est en quelque sorte l’homme du « en même temps »
que je porte aujourd’hui. Il n’était pas enfermé dans l’égalitarisme[17] ».
Autant d’égards et d’hommages peuvent surprendre[18].
Quatre motifs, qui peuvent se superposer et jouer ensemble, nous
paraissent expliquer cet engouement au moins « facial » pour la place
et la parole qu’incarne le philosophe et député que fut Jean Jaurès.
I.
La première raison est la conquête ou la reconquête en légitimité d’un électorat de gauche attaché à la tradition d’un socialisme français, indépendant, démocratique, exigeant quant aux finalités, et dépassant les appareils. Citer Jaurès c’est d’abord puiser dans l’imaginaire collectif de la gauche et renvoyer aux combats et aux idéaux de l’homme. De ce point de vue, on cite beaucoup Jaurès pour susciter de l’espoir et de l’effervescence. D’ailleurs, à gauche, chaque campagne nationale comprend son meeting à Toulouse, à Albi ou à Carmaux, lequel offre une occasion privilégiée de puiser dans l’œuvre de Jaurès : ce fut le cas pour François Hollande en 2012, pour Benoit Hamon et Jean-Luc Melenchon en 2017, ou encore pour Raphaël Glucksmann en 2019.
Toujours pour retrouver de la légitimité, on utilise aussi Jaurès comme
« justification », comme pour dire qu’une mesure est « vraiment de gauche même si elle n’en a
pas vraiment l’air ». Les propos précités de Jean-Christophe Cambadelis, de Manuel Valls ou de François Hollande, valorisant le pragmatisme de Jaurès et rappelant parfois l’impopularité
de ses positions, peuvent facilement y trouver une raison d’être.
Enfin, et toujours dans cette volonté de légitimer ou justement de
délégitimer, on cite Jaurès pour
critiquer des politiques « pas assez de gauche ». Cette
démarche a été beaucoup utilisée par
La France insoumise ou le Front
national pour fustiger les réformes prises sous le quinquennat de
François Hollande, notamment dans
l’objectif de s’adresser à un électorat ouvrier, qui
constituait historiquement une base électorale du socialisme[19].
Les propos de Jaurès sur le
protectionnisme, sur le travail, sur la patrie ont été beaucoup utilisés car
ils servent des revendications sociales et donc une « une prolétarisation du discours[20] ».
II.
La deuxième raison est la volonté de rassemblement des candidats à l’élection présidentielle qui doivent dépasser leur camp et pour lequel la référence à Jaurès rend possible un ralliement au-delà du camp droite-gauche. Les propos tenus par les deux candidats qu’ont été successivement Nicolas Sarkozy ou Emmanuel Macron dans leur registre spécifique peuvent y trouver leur origine.
III.
La troisième raison s’apparente à une vision nationale dans laquelle la figure de Jaurès est consensuelle, même si marquée à gauche, une figure qui a fait la France au même titre que d’autres figures historiques et dont la mort au service de la paix transcende les différences et les oppositions mêmes violentes d’avant ! On cite Jaurès comme on cite de Gaulle, Aristote, Briand, etc. C’est un « marqueur » intéressant pour des partis qui veulent nourrir ou « se racheter » en quelque sorte une image républicaine.
IV.
Enfin, la quatrième raison tient moins au fond qu’à la forme : Jaurès rassemble car tout le monde lui reconnaît des qualités « politiques » essentielles.
Il est d’abord très bon orateur, surnommé Saint-Jean Bouche d’Or. D’ailleurs, sa figure est souvent utilisée par des agences de communication, de management et de formation à la prise de parole en public et on le retrouve en librairie dans Convaincre comme Jaurès. Comment devenir un orateur d’exception[21].
Fondant son engagement sur des valeurs universelles – ses propos sur le
courage, l’humanité ou l’optimisme sont ceux qui sont le plus cités par les
élus de tous bords – il apparaît comme un homme de convictions tout autant que
de consensus, un homme respectueux des traditions mais marquant par son
originalité, et prouvant, s’il le faut, que ces qualités ne sont pas
inconciliables.
Tout cela lui vaut d’être respecté et craint, admiré par ses soutiens et
ses adversaires, faisant de lui un grand homme public. Citer Jaurès aujourd’hui pour un élu, c’est
admettre de prendre en modèle un homme politique de son envergure.
Il s’agit là, nous semble-t-il d’une vision de Jaurès qualifiable de « patrimoniale » ; elle n’est,
elle-même, pas exempte d’une vision partisane tendant à faire de Jaurès une référence évoquant davantage
le passé de la France que son actualité. Cette vision peut être revendiquée à
titre subsidiaire par les uns et les autres.
A l’évidence, certains responsables peuvent avoir un rapport personnel à
l’auteur et acteur Jaurès pour l’avoir
lu, avoir étudié son action et ses prises de positions sur le long terme, cela
devient alors souvent plus intéressant.
A l’évidence aussi, certains responsables « font leur marché »
dans une pensée qui reste vivante car elle pose des questions et tente de
dessiner un chemin, mais les comparaisons s’arrêtent souvent sur un point, un
sujet, une crise, et ils n’envisagent pas sa pensée comme un tout, un mouvement
et c’est là que peuvent émerger des contre-sens majeurs.
La plupart de ces citations procèdent d’ailleurs, nous l’avons laissé
percevoir, d’une logique de communication visant par une phrase à revendiquer
une part de l’héritage sans même connaître les problématiques d’ensemble
posées. On use de la légitimité de Jaurès
pour en faire un « supporter » de renom.
Nombreuses sont, malheureusement, les références appartenant à cette
dernière typologie de citations, utilisées non pas pour éclairer une vision et
nourrir un débat, mais comme un argument d’autorité et un faire-valoir pour
conforter une position que l’on veut indiscutable.
Ainsi, on constate avec désarroi que ceux qui mettent en avant l’intérêt
porté au travail par Jaurès, le
font au détriment de son souhait de mettre fin au salariat et de partager les
moyens de production avec les travailleurs. Ceux qui mettent en avant le rôle
et l’importance de la patrie pour Jaurès,
oublient souvent sa conviction profonde que « le jour où un seul
individu humain trouverait, hors de l’idée de patrie, des garanties supérieures
pour son droit, pour sa liberté, pour son développement, ce jour-là l’idée de
patrie serait morte[22] ».
Journalistes, universitaires, politiques ont souvent condamné les
citations « tronquées » de Jaurès
qui conduisent des responsables politiques à lui faire dire autre chose, comme
François Fillon en 2007 dont l’article
tronqué en faisait le défenseur du patronat[23],
ou comme Marine Le Pen en 2011, citant une citation non
référencée et en fait inexistante dans les écrits de Jaurès[24],
ou qui conduisent à passer sous silence une partie de son propos, à l’image de
Raphaël Glucksmann qui citait, à
Toulouse, il y a quelques mois, Jaurès
pour sa conviction dans le caractère réformateur du Parti socialiste, tout en taisant le fait que cette conviction
tient à ce que le parti veut, à l’époque, nous citons, « abolir le salariat, résorber et supprimer
tout le capitalisme[25] ».
Au cours de nos lectures, nous avons remis la main sur un texte de Jaurès, et plus précisément sur une
conférence de philosophie qu’il donna à l’Université de Toulouse en 1893 sur
« les idées politiques et sociales
de Rousseau[26]», philosophe qu’il considère
comme une de ses sources d’inspiration.
Nous l’avons trouvé intéressant car il donne une illustration de la façon
dont Jaurès avait lui-même pu
utiliser l’œuvre d’un de ses prédécesseurs au service d’une analyse de la
politique contemporaine à laquelle il aimait se livrer, plus d’un siècle après.
Nous avons en effet tenté de voir si selon lui il était possible de juger
les effets d’idées politiques énoncées pour changer un monde, alors même que ce
monde a changé et peut encore être changé. Dans ce cours, Jaurès met en évidence quelques éléments
significatifs de la pensée de Rousseau
et établit une réelle continuité entre sa pensée socialiste et celle du
philosophe des Lumières. Tout d’abord, il considère que Rousseau est au commencement de l’idée
socialiste, je cite, « qui était en lui, par son désintéressement, son
détachement personnel[27] ».
Rousseau est un homme d’esprit
« désintéressé », et c’est selon Jaurès,
ce qui a donné de l’autorité à ses idées. Mais dans le même temps, c’est ce
« désintéressement » qui l’a empêché, selon lui, d’être un « penseur d’action[28]» c’est à dire de « croire à la possibilité d’obtenir les transformations
profondes exigées par le droit[29]».
Le deuxième élément, c’est qu’il est un penseur de l’idéal de la liberté
politique et de l’égalité sociale. Il pense les institutions comme régulant la
société mais aussi comme pouvant enchaîner les individus. S’il se félicite des
progrès, il connaît l’effet néfaste des passions qui se déchaînent. C’est ce
qui nourrit chez lui la force de l’idée du Droit, notamment pour encadrer la
question de la propriété individuelle, car il a ce mot fort : « la
faiblesse humaine est disproportionnée au progrès humain[30] ».
Dans son cours, Jaurès met
en évidence la cohérence et la cohésion d’une pensée complète habitée par le
souci de l’égalité et des solutions concrètes à y apporter, et dont le défaut
majeur est pour Rousseau de ne pas
avoir suffisamment « cru », nous citons Jaurès, « à sa chimère[31]! ».
Car Jaurès constate que Rousseau,
qui a agi si puissamment sur la Révolution, ne croyait pas au succès possible
de cette Révolution et, il confesse même qu’il n’est « pas sûr que pour cet homme concentré, fermé
à certaines légèretés d’enthousiasme, la Révolution française n’eût pas été une
nouvelle cause de désespoir[32]». Et, pourtant la liberté y a été
acquise et persiste un siècle plus tard. Il constate aussi que si les clauses de son contrat
social n’ont jamais été exposées, partout elles ont été facilement adoptées et
reconnues. S’il n’y trouve pas de solution précise pour décliner son action
politique, Jaurès puise dans Rousseau l’inspiration de la Justice, l’attachement
au Droit, et il y puise aussi par expérience d’une Révolution que Rousseau n’a
pas connue, l’optimisme et la conviction qu’un jour « la grandeur des événements répond à la
grandeur de la pensée[33] ».
Ainsi si on veut établir une continuité, si ce n’est parfaite, du moins
logique entre Jaurès et la
politique d’aujourd’hui, on devrait rétablir un lien entre sa vision politique
d’ensemble et son comportement et les enjeux du moment.
Comme l’a très justement écrit Gilles Candar,
« la politique n’a de sens pour lui que rattachée à une conception
générale de la vie et de l’humanité[34] ».
Ceux qui se revendiquent de Jaurès
n’ont pas toujours eu la chance ou tout simplement le souhait de connaître
« le socialisme des origines, qui avait une dimension internationale et
portait un modèle de société[35] »
comme le disait le socialiste et ancien Premier ministre Michel Rocard. Ce dernier insistait sur cette
dimension essentielle : « Il y avait la conscience de porter une
histoire collective, elle était notre ciment[36]».
A l’évidence, cet intérêt et ce désir n’existent pas toujours chez ceux
qui le célèbrent ou lui empruntent un morceau d’intelligence ou de gloire. Ils
n’existent pas chez ceux que Jaurès
appelait les « hommes pratiques[37]» qui « emploient quelques mots humanitaires pour amorcer les suffrages du
peuple, et qui, sous ces mots, ne mettent aucun sentiment ardent, aucune idée
précise qui puisse inquiéter les privilégiés[38] ».
Par ailleurs, la crise du socialisme démocratique actuelle dépasse largement la
question des citations et de ceux qui les utilisent.
Il faut néanmoins rappeler cette part manquante : citer Jaurès c’est peut-être en partie
« du » Jaurès, mais c’est
seulement en partie[39],
sans le socialisme et la préoccupation de porter un regard sur un fait
essentiel tel qu’il résumait la pensée de Rousseau :
« Tout homme entrant dans l’ordre social doit y trouver l’égalité, en
échange de la liberté dont il fait abandon[40] ».
Pour conclure, il nous semble que la pensée de Jaurès reste « dynamique » parce que ses propos
peuvent faire écho à des évènements et questionnements contemporains variés
posés par la mondialisation, par la recherche de la paix, par la paupérisation
et la peur du déclassement qu’elle nourrit, par la montée des individualismes
et des nationalismes, par le dérèglement climatique et la question de la
décroissance, par le fonctionnement de nos institutions ou encore par la
réglementation du droit du travail.
Nous ne prendrons qu’un exemple ; au moment où se discute la place
et le rôle de la nature dans notre société et où l’avenir des territoires
ruraux est interrogé, il est éclairant de relire une dernière fois Jaurès, que nous citons : « Demain,
si comme l’espèrent tous les socialistes, un nouveau système social et le
perfectionnement de tous les moyens de communication permettent aux hommes de
se disséminer dans les campagnes au lieu de s’entasser dans des villes
démesurées, l’humanité pourra revenir à un stade antérieur ; et ce sera
pourtant un progrès immense, car pouvoir vibrer à la fois, par un double
contact, de l’immense vie remuante des hommes et de l’immense vie paisible des
choses, quelle plénitude et quelle joie[41] ! ».
Nous aimons à croire qu’il n’aurait pas vu d’un mauvais œil que ses idées
soient reprises, citées, commentées, car il aimait nourrir le débat, enseigner
pour cultiver, et partager ses sources d’inspiration et de questionnement. Il
voulait nourrir des esprits libres, c’est ce qui justifiait aussi son amour et
sa confiance dans la République.
Si le terme « instrumentalisation » renvoie à une connotation
négative, elle ne désigne que le fait d’utiliser quelque chose ou quelqu’un
comme un instrument, mais elle ne dit pas au service de quoi. Et il nous semble
qu’utiliser Jaurès pour faire progresser
les idées du socialisme, pour nourrir la réflexion politique et juridique comme
aujourd’hui, pour « aller à l’idéal
et comprendre le réel[42]», pour expliquer la complexité du
monde tout en le rendant plus facile à vivre pour tous, pour exiger autre chose
de nos modèles sociaux et économiques, pour faire vivre et démocratiser sa
pensée, cet héritage ; pour toutes ces raisons au moins, utiliser Jaurès reste une belle façon de lui
rendre hommage.
[1] Guguen Guillaume, « Ces politiques qui ne jurent plus que par Jean Jaurès » in Site du journal France 24 ; 2014 ; (https://www.france24.com/fr/20140730-centenaire-jaures-jean-assassinat-politique-france-ps-fn-sarkozy-valls-hollande-pen-melenchon) (consulté le 11/08/2019).
[2] Candar Gilles,
« Jaurès en campagne » in
Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ;
p. 1 ; [http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479]
(consulté le 08/08/2019).
[3] Propos tenus par Nicolas Sarkozy en 2007 lors d’un meeting à Toulouse, et contestés
par le Premier secrétaire du Parti socialiste de l’époque, François Hollande. V. « Cent ans
après la mort de Jaurès, les
politiques se disputent son héritage » in Site du Journal Le Parisien ; 2014 ;
[http://www.leparisien.fr/politique/videos-cent-ans-apres-la-mort-de-jaures-les-politiques-se-disputent-son-heritage-28-07-2014-4033231.php]
(consulté le 08/08/2019).
[5] Philippe Bilger,
« A qui appartient Jaurès ? »
in Blog de Philippe Bilger ; 2007 ;
[https://www.philippebilger.com/blog/2007/01/index.html] (consulté le 22/08/2019).
[6] A propos d’une autre querelle autour de la figure de Jaurès lors des élections régionales de
2015, V. « A Carmaux, Louis Aliot
et Carole Delga s’opposent autour
de la figure de Jaurès » in
Site du Journal France 3 ; 2015 ; [https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/tarn/carmaux-louis-aliot-et-carole-delga-s-opposent-autour-de-la-figure-de-jaures-832303.html]
(consulté le 12/08/2019).
[7] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 5 ; (http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479) (consulté le 08/08/2019).
[8] « 2007 : « je me sens l`héritier de Jaurès » (Sarkozy) » in Site du journal Challenges ;
2007 ; [https://www.challenges.fr/entreprise/2007-je-me-sens-l-heritier-de-jaures-sarkozy_387775]
(consulté le 08/08/2019).
[9] Micoine
Didier, « Fillon se fait le
chantre de l’ouverture » in Site du journal Le Parisien ; 2007 ; [http://www.leparisien.fr/politique/fillon-se-fait-le-chantre-de-l-ouverture-15-06-2007-2008125323.php]
(consulté le 08/08/2019).
[10] Guguen Guillaume, « Ces politiques qui ne jurent plus que par Jean Jaurès » in Site du journal France 24 ; (https://www.france24.com/fr/20140730-centenaire-jaures-jean-assassinat-politique-france-ps-fn-sarkozy-valls-hollande-pen-melenchon) 2014 ; (consulté le 11/08/2019).
[11] « Dans son hommage à Jaurès, Hollande demande « de la patience » aux Français » in Site du journal Le Parisien ; 2014 ; (http://www.leparisien.fr/politique/dans-son-hommage-a-jaures-hollande-demande-de-la-patience-aux-francais-23-04-2014-3789203.php) (consulté le 22/09/2019).
[12] Boni Marc
(de), « Cambadélis tente une comparaison entre Hollande et Jaurès » in Site du Journal Le Figaro ; 2014 ; [http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2014/07/30/25002-20140730ARTFIG00069-cambadelis-tente-une-comparaison-entre-hollande-et-jaures.php]
(consulté le 13/08/2019).
[13] Chazot Sylvain, « D’après Manuel Valls, Jean Jaurès aurait voté le pacte de responsabilité » in Site du journal Le Lab Europe 1 ; 2014 ; (https://lelab.europe1.fr/D-apres-Manuel-Valls-Jean-Jaures-aurait-vote-le-pacte-de-responsabilite-15227) (consulté le 09/08/2019).
[14] Mélenchon Jean-Luc,
« Jaurès reviens ! Ils
ont changé de camp ! » in Site du Journal du dimanche ; 2014 ; [https://www.lejdd.fr/Politique/Melenchon-Jaures-reviens-Ils-ont-change-de-camp-677766]
(consulté le 22/08/2019).
[15] « Quand Hollande
abdique le pouvoir des Français dans les mains des androïdes de la Commission
européenne, Jaurès lui tire l’oreille […] Quand
Hollande soutient le gouvernement Netanyahou, il se fâche » inibid.
[16] Tronche
Sébastien, « Où l’on apprend que Jean-Luc Mélenchon
voulait le siège de Jaurès à l’Assemblée
nationale » in Site du journal Le Lab Europe 1 ;
2017 ; [https://lelab.europe1.fr/ou-lon-apprend-que-jean-luc-melenchon-voulait-le-siege-de-jaures-a-lassemblee-nationale-3380561]
(consulté le 22/08/2019).
[17] « Interview exclusive d’Emmanuel Macron : « Je suis un patriote réformateur » » in Site du journal La Dépêche ; 2017 ; (https://www.ladepeche.fr/article/2017/05/03/2567441-interview-exclusive-d-emmanuel-macron-je-suis-un-patriote-reformateur.html) (consulté le 22/08/2019). V. aussi Apel-Muller Patrick, « Comment Emmanuel Macron a kidnappé Jaurès » in Site du journal l’Humanité ; 2017 ; (https://www.humanite.fr/comment-emmanuel-macron-kidnappe-jaures-635748) (consulté le 22/08/2019).
[18] Il a été noté qu’aucun responsable politique national
de l’extrême gauche (il en va ainsi des partis ou organisations politiques se
réclamant du trotskysme) n’a cité ou n’a dit être inspiré par Jean Jaurès en 2007, en 2012 ou en 2017,
pourtant Trotsky avait considéré
en 1915 que Jaurès était bien un
idéaliste démocrate même si la lutte des classes façon léniniste ne l’avait pas
suffisamment gagné.
[19] Selon Florian Gougou, historien, cité par Le Figaro « les évolutions du vote des ouvriers sont portées par le renouvellement des générations » et « le recul du vote de gauche des ouvriers [est alimenté] par l’arrivée de nouvelles cohortes dans le champ électoral, qui n’ont jamais eu des habitudes de vote à gauche […] Ces nouvelles cohortes votent de plus en plus pour le Front national. Ce ne sont pas les mêmes ouvriers qui hier votaient pour la gauche qui aujourd’hui votent pour le FN » in site du Figaro ; 2014 ; (https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2014/07/31/01016-20140731ARTFIG00091-quand-le-front-national-reprend-jaures.php) (consulté le 23/08/2019).
[20] Nitkowski
Octave, « Quand le Front national cite Jaurès » in
Blog d’Octave Nitkowski ; 2014 ; [https://www.huffingtonpost.fr/octave-nitkowski/quand-le-front-national-cite-jean-jaures_b_4670481.html]
(consulté le 17/08/2019) : « Le Front national à la sauce Marine Le Pen reprend non seulement, comme
chacun le sait, des idées de gauche mais s’approprie désormais – chose nouvelle
– l’imaginaire collectif de gauche ».
[21] Chanoir
Yohann & Harlaut Yann, Convaincre
comme Jean Jaurès :
Comment devenir un orateur d’exception ; Paris, Eyrolles ; 2014.
[22] Jaurès
Jean, Le socialisme et la vie : Idéalisme et matérialisme ;
Paris : Editions Payot & Rivages ; 2011 ; p. 83.
[23] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 3 ; (http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479) (consulté le 08/08/2019).
[24] Chamayou Grégoire, « Marine Le Pen et la fausse citation de Jaurès » in Site du journal Libération ; 2011 ; (https://www.liberation.fr/france/2011/01/21/marine-le-pen-et-la-fausse-citation-de-jaures_708831) (consulté le 17/08/2019).
[25] Extrait du discours de Jean Jaurès prononcé au Congrès de la Sfio à Toulouse en 1908. V. « Raphaël Glucksmann falsifie Jean Jaurès pour son premier meeting » in Site du média agauche.org ; 2019 ; (https://agauche.org/2019/04/07/raphael-glucksmann-falsifie-jean-jaures-pour-son-premier-meeting/) (consulté le 23/08/2019).
[26] Jaurès
Jean, « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » inRevue de
Métaphysique et de Morale ; 1912 ; n°3, p. 371 et s.
[27] Jaurès
Jean, « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » inRevue de
Métaphysique et de Morale ; 1912 ; n°3, p. 371 et s.,
édition numérique réalisée par Bertrand Gibier,
publiée sur le Site de l’Université
de Québec à Chicoumi ;
[http://classiques.uqac.ca/classiques/jaures_jean/idees_politiques_Rousseau/idees_politiques_Rousseau.html]
(consulté le 23/08/2019).
[34] Candar Gilles, « Jaurès en campagne » in Site de la société d’études jaurésiennes ; 2007 ; p. 3 ; (http://www.jaures.info/bibliotheque/File/etudes/Candar-Jaures-Sarkozy.pdf?PHPSESSID=e9cd28ba18abff6477acf79b38189479) (consulté le 08/08/2019).
[35] Monod Jean-Claude, « Il y a du Ricœur dans Macron, le socialisme en moins » in Site du journal Libération ; 2017 ; (https://www.liberation.fr/debats/2017/10/23/il-y-a-du-ricoeur-dans-macron-le-socialisme-en-moins_1605122) (consulté le 23/08/2019).
[39] Monod Jean-Claude, « Il y a du Ricœur dans Macron, le socialisme en moins » in Site du journal Libération ; 2017 ; (https://www.liberation.fr/debats/2017/10/23/il-y-a-du-ricoeur-dans-macron-le-socialisme-en-moins_1605122) (consulté le 23/08/2019).
[40] Jaurès
Jean, « Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau » inRevue de
Métaphysique et de Morale ; 1912 ; n°3, p. 371 et s.,
édition numérique réalisée par Bertrand Gibier,
publiée sur le Site de l’Université
de Québec à Chicoumi ;
[http://classiques.uqac.ca/classiques/jaures_jean/idees_politiques_Rousseau/idees_politiques_Rousseau.html]
(consulté le 23/08/2019).
[41] Jaurès
Jean, Le socialisme et la vie : Idéalisme et matérialisme ;
Paris : Editions Payot & Rivages ; 2011 ; p. 66.
[42] Jaurès
Jean, Le socialisme et la vie : Idéalisme et matérialisme ;
Paris : Editions Payot & Rivages ; 2011 ; p. 137.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
Voici la 36e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.
L’extrait choisi est celui de l’article de M. le professeur Gilles CANDAR consacré à la République sociale & Jaurès et publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).
Volume IV : Jean Jaurès & le(s) droit(s)
Ouvrage collectif sous la direction de Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz
– Nombre de pages : 232 – Sortie : mars 2020 – Prix : 33 €
Gilles Candar Professeur de chaire supérieure honoraire en histoire, Président de la Société d’études jaurésiennes
A
l’origine, pour Jean Jaurès, jeune
Français de son temps, il faut sans doute évoquer la patrie. Il éprouve à son
égard comme une première passion. La patrie structure ses premières affections,
la raison de ses combats initiaux, le but de sa vie et elle conduit ses
premières réflexions. Plus que des paysages et des souvenirs historiques ou
littéraires, elle est d’abord pour lui une affaire humaine. Elle s’incarne dans
la nation française que le jeune homme ne sépare pas de ses constituants. Elle
reste une instance déterminante de sa réflexion, même si celle-ci s’élargit
progressivement et s’ouvre à d’autres exigences, qui s’intègrent et
enrichissent le noyau initial sans jamais le supprimer. Il faut prendre en considération
les conditions de sa formation, de son éveil à la vie civique. Jaurès a onze ans au moment de « l’année
terrible[1] »,
des drames de la guerre malheureuse et de l’amputation des départements d’Alsace-Lorraine.
Sa famille compte de nombreux militaires, de tous grades, de l’oncle simple
sergent chez les Zouaves au prestigieux cousin de son père, l’amiral Benjamin Jaurès, qui combattit comme général d’infanterie
les Prussiens lors de la funeste bataille du Mans. Les civils parents et alliés
ressentent tout aussi douloureusement les tristes événements de la période. Le
frère de Jean, Louis, devient à son tour marin puis amiral. Jean se tourne vers
des études littéraires, mais il souhaite d’abord servir son pays, la communauté
nationale à laquelle il appartient. Cette communauté doit s’organiser, vivre et
s’unifier. Et pour cela le jeune homme pense très vite que la forme la plus
appropriée est la République. Nom d’un régime nouveau, encore assez rare dans
le monde d’alors, à l’exception du continent américain, la République est plus
fondamentalement un idéal auquel adhère le collégien de Castres et qu’il
souhaite faire triompher. Le jeune Jaurès
se rattache aux grands souvenirs des Lumières et de la Révolution française. La
notion clef de son idéal, qu’il applique aux institutions comme à la démocratie
et à la laïcité, est l’égalité, l’égalité des droits et leur universalité. Et
comme il veut agir pour cette idée, servir et aider la République, convaincre
les tièdes et les indécis et même les adversaires de bonne foi, il se dirige
tôt vers l’action publique. On connaît la formule expéditive de la figure
tutélaire de sa famille, l’amiral Jaurès,
pour faire accepter ce choix à la mère inquiète de Jaurès : « Jean va à la politique comme le canard va à
l’eau[2]». Nous pourrions citer aussi
Jules Guesde, mi-amusé,
mi-admiratif, qui observait un jour que chez Jaurès
« l’acte suit toujours la pensée[3] ». Jean se passionne pour les
élections, il souhaite être candidat et élu et il réussit assez vite à l’être
puisqu’il se retrouve en 1885 à tout juste 26 ans le benjamin de la nouvelle
Chambre des députés de la République française. Jaurès
est républicain parce que cela lui semble le meilleur moyen, le seul praticable
en fait, d’unir les Français, de constituer la nation divisée jusqu’alors par
les luttes de partis comme par les divisions sociales, les jalousies et les
ressentiments. Cette volonté d’union est le principal ressort de son adhésion à
la République tout comme elle sera bientôt celui de son socialisme.
I. La République
Longtemps
Jaurès se définit simplement comme
républicain, évitant d’ajouter une quelconque étiquette partisane. Il ne se
veut ni « opportuniste », ni « radical », pour citer les
noms des deux grandes familles politiques républicaines au cours des trois
dernières décennies du siècle. A l’instar de Saint-Just,
il refuse d’être l’homme d’une « faction », et quand il se convaincra
que se revendiquer républicain ne suffit pas, il complètera ou plutôt élargira
comme il aime à dire son appartenance politique, mais il ne cessera nullement
de s’en réclamer. Le fait est connu et il n’est pas utile d’insister : dès
1893, et jusqu’en 1914, il se présente aux élections comme candidat
« républicain socialiste », non plus candidat
« républicain » simplement, mais pas non plus candidat
« socialiste » tout court. C’est au nom de la République qu’il
poursuit son combat, qu’il réclame la justice. Et c’est donc pour instituer
véritablement une république où à la différence des cités antiques, tous les
hommes adultes seraient des citoyens libres, qu’il se convainc de la nécessité
ultime de la socialisation de la production. Jaurès
prolonge l’œuvre des grands révolutionnaires de 1789 en l’adaptant et la
vivifiant, il ne la récuse pas et toute sa vie il l’assumera, ne serait-ce qu’en
approfondissant sa pensée et explorant ses connaissances sur le sujet avec la
direction de l’Histoiresocialiste (1789-1900) pour laquelle il
travaille et rédige les chapitres consacrés aux premières années de la
Révolution. C’est ainsi qu’il se plaît à se référer au grand libéral défenseur
de la monarchie constitutionnelle Royer-Collard,
qui ne pensait pas nécessaire d’ajouter autre chose que « l’égalité des droits » pour définir
la laïcité ou la démocratie[4]. Et lorsqu’il envisage la question
sociale, Jaurès se place sans
hésitation à la suite de Boissy d’Anglas qui estimait la propriété
nécessaire à l’exercice des droits civiques. La forme moderne de la diffusion
et de l’extension de la propriété lui paraît être celle de la socialisation,
qui seule assure à chacun de recevoir sa juste part de propriétaire de la
production nationale. Alain Boscus,
qui l’a montré dans ses travaux, notamment dans l’édition de deux volumes des Œuvres
de Jaurès : Le militant
ouvrier et Le socialisme en débat (1893-1897) ainsi que dans
diverses communications, contributions et conférences[5]. La
propriété, pour Jaurès, est bien
un fait social, non un fait naturel, et la société peut donc en contrôler l’étendue
et la portée. Très tôt, le futur historien de la Révolution a rappelé ce
principe fondamental voté par la Convention dans la constitution de 1793 :
« Le droit de propriété ne peut
préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété
de nos semblables[6] ».
De
nombreux hommes politiques aiment à citer une phrase de Jaurès qui se retrouve aisément sur internet, et qui en plus
provient de La Dépêche de Toulouse, ce qui ne gâte rien : « Je n’ai jamais séparé la République des idées
de justice sociale, sans lesquelles elle n’est qu’un mot[7] ».
Belle phrase, authentique et en général correctement citée, ce qui n’est pas le
cas de toutes les citations de Jaurès
qui circulent, mais dont il faut bien exploiter toutes les potentialités. Sa
forme modérée convient aux politiques soucieux de rassemblement. Cela vient d’ailleurs
de ce qu’elle date de la période où le nouveau collaborateur de la jeune Dépêche n’est pas encore explicitement
devenu socialiste, où il est un député républicain du Tarn, aux idées sociales
avancées, partisan convaincu d’un réformisme républicain, mais pas encore
théoricien ou héraut d’un idéal révolutionnaire.
De
toute façon, d’abord et toujours la République. Cet ancrage républicain du
socialisme n’a pas commencé avec Jaurès,
mais que ce soit dans les congrès de l’Internationale ou au cours de ses
voyages ou rencontres, Jaurès le
parachève, le justifie, le révèle aux socialistes comme aux autres, alliés
potentiels ou adversaires irréductibles, à la nation française et au monde. Jaurès lui donne toute sa force et le
situe au cœur du socialisme. Plus que d’autres, à vrai dire beaucoup plus que
tous les autres, « le socialisme
français est un socialisme républicain » martelait le grand historien
Ernest Labrousse, lui aussi
originaire d’un Midi déjà presque occitan. Il précisait : « Républicain dans ses origines, dans ses
réflexes, dans ses attitudes historiques, dans son implantation territoriale.
Républicain au plus lointain et au plus profond de lui-même, au plus profond de
son histoire et de sa géographie politique[8] ».
C’est
un fil que nous retrouvons constamment. Nous pouvons même considérer que c’est
la raison profonde de l’axe majoritaire qui se constitue dans le socialisme
français autour de Jaurès et de Vaillant, parfois flanqués des
allemanistes toujours un peu frondeurs. Des aléas, circonstances ou brouilles,
peuvent compliquer les choses, mais comme aimait à dire le fondateur de L’Humanité, il faut aller à l’essentiel :
« au pays de la Grande Révolution,
poursuivie et continuée dans les révolutions du XIXe siècle »,
le socialisme ne peut être qu’un socialisme républicain. C’est sans doute une
orientation toujours peu ou prou contestée : les marxistes orthodoxes ou
pouvant se revendiquer comme tels avec Lafargue[9]
et Guesde[10],
le premier plus doctrinaire et le second plus propagandiste et homme d’action,
les « insurrectionnels » qui suivent Gustave Hervé[11],
certains syndicalistes révolutionnaires ou des anarchistes critiquent,
condamnent à l’occasion ce sur-moi républicain dont ils voient les dangers d’évolutions,
d’adaptations et d’alliances… Eux-mêmes sont le plus souvent amenés à
composer, à s’adapter et comme cela arrive parfois à s’immerger à leur tour
dans un bain républicain d’autant plus réconfortant et apprécié qu’il a été
auparavant nié ou dédaigné. C’est évidemment ce qui relie et donne son sens aux
grands choix du socialisme français de la période, et notamment dans l’affaire Dreyfus qui montre la revendication de
justice comme structurant le socialisme autant que la position de classe dans
les rapports de production.
Etre
républicain ne signifie nullement se contenter de la légalité républicaine ou
des institutions de 1875 acceptées à contrecœur par la gauche républicaine,
radicale ou socialiste. La République n’a pas été instaurée par les seuls
républicains et cela pèse longtemps sur l’attitude des socialistes. Ce n’est
que progressivement qu’ils acceptent le principe de la participation aux
élections sénatoriales ou à celle du président de la République dont le rôle d’incarnation
et d’arbitre n’est pas automatiquement admis[12]. Une
fois le principe accepté, les socialistes se contentent longtemps de peser en
faveur d’un président le plus républicain possible, c’est-à-dire attaché aux
libertés publiques et aux droits des parlementaires.
Tentés
par le monocaméralisme héritier de la Révolution française, les socialistes
acceptent le principe d’une deuxième Chambre, mais veulent profondément la
transformer. Le choix de Jaurès l’oriente
vers une Chambre du Travail représentant les catégories socio-professionnelles[13]. Si
la République démocratique apparaît aux socialistes comme la forme politique
nécessaire d’une France socialiste, celle-ci ne saurait se résumer à un régime
parlementaire trop distancié de la volonté populaire. La population civique,
qui devrait englober les femmes puisque le principe en a été adopté à « l’immortel congrès » de Marseille
en 1879, doit pouvoir s’exprimer par des pétitions ou d’autres modalités. Les
socialistes sont à l’origine de la reconnaissance de facto du droit de
manifester au début du XXe siècle, sur le modèle britannique que Vaillant par exemple avait pu observer
de près lors de son exil des années 1870. Leur soutien à la procédure du
référendum a été oublié au fur et à mesure que s’est accentué le
parlementarisme de la Sfio. Mais
la revendication du référendum se retrouve dans des familles socialistes
différentes, chez les anciens blanquistes comme chez les possibilistes[14] de Brousse et d’Allemane[15]. Le
parti lui-même le réclame pour sortir du conflit entre la Chambre et le Sénat
sur l’instauration de la représentation proportionnelle, adopté par la Chambre
en 1912, mais refusé par la Chambre haute l’année suivante.
D’une
manière générale, les réflexions de Jaurès
et des socialistes tendent à sortir le régime parlementaire de l’entre-soi
bourgeois de sa tradition orléaniste et de lui permettre de prendre en compte,
d’être animé ou confronté à une participation civique et populaire. Cela doit
évidemment être organisé, formalisé. Cela passe au minimum par de nombreux
comptes rendus de mandat, par l’organisation des citoyens en partis structurés
et liés à leurs mandants, par l’instauration d’un mode de scrutin proportionnel
qui n’est pas seulement, du moins chez Jaurès,
l’instauration d’une technique ou la possibilité d’un avantage électoral, mais
qui renvoie à une philosophie de l’action politique et de la démocratie, qui se
veut aussi une garantie du passage pacifique et ordonné d’une société
bourgeoise et capitaliste au socialisme.
II. La Sociale
Nous
ne nous sommes éloignés qu’en apparence du concept de République sociale. Il
fallait d’abord montrer que l’adjectif va tellement de soi pour Jaurès qu’il est quasiment
superfétatoire. Comme il le disait à son interlocuteur syndicaliste en 1887, c’est
bien la République en elle-même qui porte une exigence de justice sociale, seul
soubassement possible au suffrage universel. C’est ce que Jaurès explique notamment dans un de ses
plus célèbres discours, avec d’autres mots et dans un autre contexte, puisqu’il
est alors à la Chambre le véhément porte-parole du groupe socialiste face à un
gouvernement très hostile. Dans son discours du 21 novembre 1893[16], Jaurès combat la politique répressive du
gouvernement Dupuy et contribue
fortement à le faire tomber, mais plus profondément, il explique aussi le lien
entre République, l’action naissante du mouvement ouvrier et ses buts
ultimes : « Dans l’ordre
politique, la nation est souveraine et elle a brisé toutes les oligarchies du
passé ; dans l’ordre économique la nation est soumise à beaucoup de ces
oligarchies […] par le suffrage
universel, par la souveraineté nationale, qui trouve son expression définitive
et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris
les salariés, une assemblée de rois […] mais
au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans
l’ordre économique réduit à une sorte de servage.[…] Et c’est parce que le
socialisme apparaît comme seul capable de résoudre cette contradiction
fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que
la République politique doit aboutir à la République sociale, c’est parce qu’il
veut que la République soit affirmée dans l’atelier comme le est affirmée
ici ; c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine dans l’ordre
économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est
souveraine dans l’ordre politique, c’est pour cela que le socialisme sort du
mouvement républicain. C’est la République qui est le grand excitateur, c’est
la République qui est le grand meneur[17]… ».
La
République sociale se tient aux deux bouts de la chaîne chez Jaurès. Elle est à la fois l’objectif
concret, immédiat, des luttes politiques et sociales et le symbole de l’Idéal
poursuivi. Pour suivre ce mouvement, il suffirait au reste de reprendre la belle
anthologie commentée réalisé par Vincent Duclert
aux éditions Privat, à Toulouse, en 2014 et qui porte ce simple titre : Jaurès.
La République. Nous pouvons aussi à nouveau contextualiser un moment et
renvoyer aux premières années de vie publique pour Jaurès. La République qui triomphe à la fin des années 1870
et au début des années 1880 est une République sage, conservatrice, rassurante
pour les possédants. C’est ce qu’ont voulu ses promoteurs, Thiers, Gambetta
ou Ferry, c’est ce qu’exprime la
longue présence au ministère des Finances du banquier et théoricien libéral
Léon Say, quelle que soit la
couleur plus ou moins conservatrice ou républicaine du ministère dans la phase
d’affrontements et de transition des années 1870, de Thiers à Waddington,
en passant par Dufaure, Buffet ou Jules Simon[18].
La France est un pays encore en nette majorité rurale, avec un artisanat
nombreux, une industrie économiquement décisive mais qui socialement ne
concerne encore qu’une population assez réduite. L’impôt est doux et l’ambition
sociale réduite même chez Gambetta
à une série de « besoins multiples
et variés correspondant à des remèdes variés et multiples » (Le Havre,
18 avril 1872). Ces besoins sont en tout cas l’objet d’intenses batailles au
Parlement ou dans la société, avec cette période caractérisée par l’historienne
Michelle Perrot comme celle de la Jeunesse
de la grève[19].
Il s’agit d’obtenir les garanties élémentaires qui donneraient un début de
caractère social à la République, la limitation de la durée du travail par
exemple, côté syndical c’est la célébrissime revendication des 8 heures portée
par la journée du 1er mai et l’action de l’Internationale, côté
parlementaire c’est la mise en place progressive de la journée de dix heures,
instaurée par le premier socialiste ministre de la IIIe République,
Alexandre Millerand, dans des
conditions difficiles car la semaine de soixante heures ainsi induite fait
selon ses détracteurs peser des risques sur l’industrie française et empêche le
travailleur de travailler librement pour gagner plus, c’est aussi l’instauration
d’une journée hebdomadaire de repos obligatoire, votée en 1906 grâce au renfort
de nombreux réformateurs sociaux y compris des catholiques partisans du
dimanche férié, ce sont les premières lois d’hygiène et d’assistance sociale,
sur lesquelles interviennent davantage Vaillant
et les députés de Paris, l’instauration elle aussi difficile et contestée des
premières retraites ouvrières et paysannes décidées en 1910, le rassemblement à
la fin de la même année de la législation sociale dans un Code du Travail voulu
par Arthur Groussier et son
collègue Vaillant. Nous ne citons
que les principales mesures qui à vrai dire nous apparaissent comme des
linéaments modestes comparées aux grands apports du Front Populaire ou de la
Libération, mais qui en sont les prémisses et dont les perspectives globales
sont d’ores et déjà pensées à ce moment-là, et qui constituent le noyau initial
de la proclamation de la France comme « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »
par la Constitution de 1946, reprise par celle de 1958, ce qui soixante-dix ans
plus tard est toujours la question centrale du débat politique et sociale de
notre pays.
III. La République sociale, une création continue
Le
temps passe en effet. Clemenceau s’est
un jour moqué de Jaurès,
prétendant qu’on reconnaissait ses discours à ce que les verbes y étaient
toujours conjugués au futur[20]. Le
persiflage comporte une part de vérité car Jaurès
refuse le pragmatisme une politique enfermée dans la gestion à courte vue et un
présent dépourvu d’imagination. Il demande une orientation générale et
nettement pensée, continuant ainsi longtemps à préférer la politique même
bourgeoise de Ferry à la critique
trop négative de Clemenceau. Il
apprécie les grands réformateurs, du présent comme du passé, au service d’une
idée. Tout au long de son célèbre chapitre X de L’Armée nouvelle (1910),
il affirme le primat de l’idéal sur les contraintes matérielles, de la morale
sur les rapports de forces, de la volonté politique sur les dogmes de fatalité.
Jaurès est en accord avec le
marxisme sur l’explication du mécanisme de l’exploitation capitaliste. Pour
lui, le travail est le seul véritable dieu de l’histoire et il doit l’emporter
dans sa compétition sur le Capital. Le prolétariat doit apprendre, s’éduquer,
se discipliner, s’organiser, combattre l’alcoolisme et tous les fléaux qui l’affaiblissent
ou le détournent de son œuvre d’émancipation. La lutte des classes doit se
poursuivre dans un cadre républicain et pacifié. Il existe un terrain commun,
celui de l’humanité, à condition que la paix et la démocratie soient
maintenues. La démocratie est une force modératrice : « la bourgeoisie est obligée à des concessions
opportunes et le prolétariat est détourné des révoltes furieuses et
vaines ».
Jaurès dépasse les distinctions entre
réformiste et révolutionnaire en préconisant « l’évolution révolutionnaire[21] » selon une formule empruntée à
Marx. Jaurès définit très précisément celle-ci dans sa série de
grands articles regroupés en Etudes socialistes : selon lui, l’évolution
révolutionnaire consiste à « introduire
dans la société d’aujourd’hui des formes de propriété qui la démentent et qui
la dépassent, qui annoncent et préparent la société nouvelle, et par leur force
organique hâtent la dissolution du monde ancien. Les réformes ne sont pas
seulement, à mes yeux, des adoucissants : elles sont, elles doivent être
des préparations. Ainsi, sous l’action socialiste, elles prennent un caractère
et une efficacité révolutionnaire[22] ».
Le but final de la politique socialiste est bien toujours révolutionnaire
puisqu’il s’agit de « constituer l’humanité »
avec une société fondée sur la socialisation des moyens de production. Mais
pour l’atteindre, et sans exclure les accidents de l’histoire, Jaurès envisage de plus en plus
ouvertement une succession de réformes, ce que Charles Fourier appelait un engrenage de réformes, qui pouvait
comprendre des moments d’accélération et de rupture, d’autres plus calmes et lents.
Il dégage un chemin étroit où la lutte des classes la plus intense se concilie
avec la démocratie, l’unité de la patrie et la cohésion et la continuité de la
vie sociale. Elle aboutit en effet à un régime d’assurance sociale, à des
contrats collectifs, à des conditions de vie et à une participation des
travailleurs à la puissance économique qui sont à la fois un stade développé du
capitalisme – Jaurès utilise à ce
propos l’expression de « phase
hypercapitaliste » et la porte ouverte par étapes « à la socialisation intégrale ». Peu
importe dans ces conditions de savoir s’il faut privilégier en démocratie le
vocabulaire révolutionnaire, puisque « la
révolution sociale prend nécessairement la forme de l’évolution », ou
réformiste, puisque « l’évolution a
nécessairement une valeur révolutionnaire » explique-t-il dans L’Armée
nouvelle[23].
Cette fameuse synthèse a pu parfois sembler trop habile ou insuffisamment
étayée en doctrine. Elle s’appuie en tout cas sur un solide sens historique,
sur une capacité à retrouver de la cohérence dans les phases d’avancée brusque
comme de calme apparent, voire de régression qui caractérisent l’histoire
contemporaine et c’est sans doute cette ductabilité et cette compatibilité avec
le mouvement historique éprouvé à son époque et depuis qui expliquent la
persistance et la résilience de la pensée jaurésienne comme axe structurant la
gauche française dans ses profondeurs.
La République sociale est à la fois l’horizon de la lutte quotidienne et celui de l’avenir. Il n’y aurait pas grand sens à les distinguer trop abruptement puisque les deux s’enchaînent et s’entremêlent sans forcément se figer dans des formules stables. Et pour autant, contrairement à Bernstein, ou plutôt à l’interprétation courante et erronée du théoricien allemand, reposant sur des formulations décalées ou mal comprises[24], l’action ne se réduit pas au mouvement, mais doit conserver la spécificité de son but. Un idéalisme moral exigeant préside à cette analyse sociale et politique de la lutte des classes. La République sociale n’est pas tenue quitte d’être nécessaire ou plus juste, elle doit permettre un progrès de l’humanité. Le socialisme, écrit-il dans L’Armée nouvelle, doit démontrer « qu’il est capable d’assurer une production puissante, et, dans l’harmonie de l’action sociale, le jeu libre et fort des énergies individuelles ». L’idée forte qu’il développe tout au long du célèbre chapitre X de ce livre (« Le ressort moral et social. L’armée, la patrie et le prolétariat ») est le primat de l’idéal sur les contraintes matérielles, de la morale sur les rapports de forces, de la volonté politique sur les dogmes de fatalité . Il ne récuse pas les seconds termes de chacune de ces alternatives, mais il plaide pour leur juste évaluation. Ce qu’il veut, c’est en somme, écrit-il dans sa Préface aux discours parlementaires[25], d’organiser l’humanité sans Dieu, ni roi, ni patron, c’est-à-dire d’aller jusqu’au bout du programme de la Révolution française, qui n’est pas fondamentalement violence ou bouleversement pour le principe, mais construction du maximum de liberté, d’égalité et de fraternité pour les humains. « L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine », écrit-il dans son premier éditorial de L’Humanité[26]. C’est à la réalisation de celle-ci que la politique doit se consacrer, qu’il s’agisse de l’élaboration de la loi au Parlement, de la gestion des collectivités locales, des luttes sociales ou de l’œuvre de propagande et d’organisation de l’opinion, du moindre détail de l’action publique aux grandes secousses.
[1] Hugo
Victor, L’année terrible, Paris,
Michel Lévy frères, 1872.
[2] Le mot se retrouve chez tous les biographes de Jaurès. Le premier à l’avoir relaté est
sans doute son ami et camarade d’Ecole, Lucien Lévy-Bruhl,
dans son article nécrologique pour l’Annuaire
de l’Ecole Normale Supérieure, repris ensuite en volume aux éditions de L’Humanité, 1916, puis sous le titre Jean Jaurès.
Esquisse biographique, Paris, Rieder, 1924.
[3] Cité par Jaurès
au moins deux fois, dans sa conférence sur Bernstein
et l’évolution de la méthode socialiste, Paris, salle des Sociétés
savantes, 16 février 1900, et dans sa controverse avec Jules Guesde à l’hippodrome de Lille, le 26
novembre 1900, toutes deux repris dans Défense républicaine et participation
ministérielle 1899-1902, tome 8 des Œuvres de Jean Jaurès, édition établie par Agulhon Maurice et Chanet Jean-François, Paris, Fayard,
2013, p. 265 et 346.
[4] Discours du 22 janvier 1822, cité par Jaurès dans son discours sur l’enseignement
laïque du 30 janvier 1904, voir son édition par Lalouette
Jacqueline dans Laïcité et unité, tome 10 des Œuvres de Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2015, p. 82.
[5] Boscus Alain,
« Jaurès et les
nationalisations », colloque de Castres sur Jaurès et l’Etat, Cahiers
Jaurès n°150, octobre-décembre
1998 et « Conception jaurésienne de la propriété sociale », site de
la SEJ www.jaures.info.
[6] Jaurès Jean, « Le socialisme de la
Révolution française », La Dépêche, 22 octobre 1890, repris par Ducange Jean-Numa, Socialisme &
Révolution française, Paris, Démopolis, 2010 ; Duclert Vincent, Jaurès.
La République, Toulouse, Privat, 2014 et dans Le passage au socialisme,
tome 2 des Œuvres de Jean Jaurès,
édition par Rebérioux Madeleine et
Candar Gilles, Paris, Fayard,
2011.
[7] Jaurès
Jean, « Lettre à Jacques Balfet,
président de la chambre syndicale de la laine et du bâtiment à Mazamet », La
Dépêche, 24 octobre 1887.
[8] Labrousse
Ernest, « Le socialisme et la Révolution française », préface à Jaurès Jean, Histoire socialiste de
la Révolution française, éd. Soboul
Albert, Paris, Editions sociales, 1968, rééd. 2014.
[9] Pour une approche globale, synthétique et scientifique,
Lafargue Paul, Paresse et révolution. Ecrits 1880-1911,
édité par Candar Gilles et Ducange Jean-Numa, Paris, Tallandier,
« Texto », 2009.
[11] Heuré
Gilles, Gustave Hervé. Itinéraire d’un provocateur, Paris, La
Découverte, « L’espace de l’histoire », 1997.
[12] Conord
Fabien, Les socialistes et les élections sénatoriales (1875-2015),
Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2015
et Les élections sénatoriales en France 1875-2015, Rennes, Pur, 2016 ; Candar Gilles, Quel président de la République ? Les
choix de Jaurès, Paris,
Fondation Jean-Jaurès, 2016.
[13] Chatriot
Alain, « Jaurès face au
Sénat. La Chambre haute : problème ou solution pour les socialistes et les
républicains », Cahiers Jaurès,
n°174, octobre-décembre 2004.
[14] Candar
Gilles, Edouard Vaillant. L’invention
de la gauche, Paris, Armand Colin,
2018.
[15] Jousse
Emmanuel, Les hommes révoltés. Les origines intellectuelles du réformisme en
France (1871-1917), Paris, Fayard, 2017.
[16] Un des plus grands classiques de la pensée
jaurésienne, souvent édité et réédité. Il est repris dans le tome 4 des Œuvres
de Jean Jaurès, Le militant
ouvrier, édition par Boscus
Alain, Paris, Fayard, 2017, p. 454-466.
[17] Dans l’édition Fayard des Œuvres, p. 460-461,
[18] Garrigues
Jean, Léon Say et le centre
gauche (1871-1896), la grande bourgeoisie libérale dans les débuts de la
Troisième République, thèse d’histoire soutenue à l’université de Paris-X
sous la direction du professeur Philippe Vigier,
1993.
[19] Une grande thèse, un livre devenu classique et une
réédition pour la postérité : Perrot
Michelle, Les ouvriers en grève. France
1871-1890, Paris-La Haye, Mouton, 1973, 2 tomes ; Jeunesse de la grève : France, 1871-1890, Paris, Le Seuil,
« L’univers historique », 1984 et Les
chemins des femmes, Paris, Robert Laffont,
« Bouquins », 2019.
[20] Appréciation répétée partout sans qu’elle puisse être
sourcée avec précision mais conforme à ce qu’exprime Clemenceau dans sa grande polémique de juin 1906 contre Jaurès lors des grèves consécutives à la
catastrophe de la compagnie des mines de Courrières (1100 morts environ), cf.
Candar Gilles et Valls Manuel, La gauche et le
pouvoir. Juin 1906 : le débat Jaurès-Clemenceau, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2010 et pour la partie
jaurésienne de la controverse Voici le XXe siècle ! tome
11 des Œuvres de Jean Jaurès,
édition par Duclert Vincent,
Paris, Fayard, 2019.
[21] Jaurès
Jean, « République et socialisme », La Petite République, 17
octobre 1901.
[22]Ibidem. Les Etudes
socialistes maintes fois rééditées l’ont été récemment par Chanet Jean-François et Agulhon Maurice dans Défense
républicaine et participation ministérielle, op. cit. Leur interprétation est discutée par Scot Jean-Paul, Jaurès et le réformisme révolutionnaire,
Paris, Stock, 2014.
[24] Vaste débat engagé depuis en France depuis au moins la
parution chez Stock en 1900 de la traduction française de son ouvrage, Die Voraussetzungen des Sozialismusund die Aufgaben der Sozialdemokratie,
souvent accessible aujourd’hui sous le titre Les présupposés du socialisme, Paris, Seuil, 1974. Voir la conférence
de Jaurès déjà évoquée et les
travaux d’Emmanuel Jousse sur la
question, notamment Réviser le
marxisme ? D’Eduard Bernstein
à Albert Thomas, Paris, L’Harmattan,
2007 et « Jean Jaurès et le
révisionnisme de Bernstein :
logiques d’une méprise », Cahiers Jaurès n°192, avril-juin 2009.
[25] Jaurès
Jean, « Le socialisme et le radicalisme en 1885. Préface aux Discours
parlementaires », 1904, repris dans Bloc des gauches, tome 9 des Œuvres
de Jean Jaurès, édition par Candar Gilles, Duclert Vincent et Fabre
Rémi, Paris, Fayard, 2016, p. 66 et s.
[26] Jaurès Jean, « Notre but », L’Humanité,
18 avril 1904, repris dans Bloc des gauches, op. cit., p. 403-406.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
Jean Jaurès juriste ? Tel n’est pas l’objet de démonstration du présent ouvrage. Jean Jaurès (1859-1914) est l’un des plus célèbres hommes politiques français et le Collectif L’Unité du Droit a décidé – en un quadriptyque d’études – de confronter les pensées de quatre hommes et femmes politiques (Jean Jaurès, Louise Michel, Charles Maurras & Charles Péguy) à l’analyse « en Droit » de juristes. L’idée générale des présentes contributions est de faire ressortir dans les écrits de Jaurès des thèmes qui nous ont semblé opportuns en matière de droit(s) et de République(s) et ce, à partir de ses ouvrages mais également de ses discours et de son expérience en tant qu’élu (local et national). L’homme et sa doctrine ont effectivement beaucoup fait l’objet d’études historiques, littéraires, philosophiques et même sociologiques mais très peu « en Droit » justifiant ainsi la présente démarche. Concrètement, l’opus confronte d’abord la pensée de Jaurès aux notions juridiques de liberté, d’Egalité et de Fraternité composant le triptyque républicain. Par ailleurs, Toulouse oblige (parce que l’homme y fut universitaire et maire-adjoint), les rapports entre Jaurès, la « ville rose » et ses institutions sont également abordés à l’instar – en conclusion – de son héritage.
Par ailleurs, la doctrine jauressienne est également analysée au regard du droit parlementaire (et de sa rationalisation) ainsi que des concepts de propriété et de République sociales. Y ont participé : Frédéric Balaguer, Guillaume Beaussonie, Alain Boscus, Clothilde Blanchon, Gilles Candar, Rémy Cazals, Clothilde Combes, Patrick Charlot, Nathalie Droin, Mélina Elshoud, Delphine Espagno-Abadie, Marietta Karamanli, Julia Schmitz & Mathieu Touzeil-Divina.
Le présent ouvrage, issu des actes du colloque de Toulouse en date du 03 septembre 2019 matérialisé le jour même du 160e anniversaire de naissance du tribun, a été réalisé grâce au soutien de la Fédération Jean Jaurès ainsi que du conseil départemental de la Haute-Garonne et du Collectif L’Unité du Droit. La gravure sur bois qui orne la première de couverture du livre est l’œuvre de M. Matthieu Roussel.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :
Volume II : Léon Duguit :
de la Sociologie
& du Droit
Delphine Espagno
– Nombre de pages : 198
– Sortie : décembre 2013
– Prix : 39 €
ISBN / EAN : 978-2-9541188-6-4 /9782954118864
ISSN : 2272-2963
Présentation :
L’ouvrage que nous propose aujourd’hui Mme Delphine ESPAGNO, (…) est peut-être la plus belle des invitations qui ait été écrite afin d’inciter le lecteur, citoyen et / ou juriste, à comprendre la pensée du doyen de Bordeaux (…). Léon DUGUIT méritait effectivement [les présents] ouvrage et hommage (…) car le doyen, comme Jean-Jacques ROUSSEAU avant lui (…), a longtemps été et est encore souvent présenté soit comme un marginal de la pensée juridique, soit est même dédaigné de façon méprisante comme si sa qualité de juriste lui était déniée. HAURIOU, nous rappelle l’auteure, ira même ainsi jusqu’à affubler DUGUIT d’être un « anarchiste de la chaire » ce qui n’avait manifestement pas totalement déplu à ce dernier ! Car, ce que rappelle Mme ESPAGNO dès son introduction, c’est bien une nouvelle manière de penser et de réinventer le Droit dans son ensemble que nous invite à accomplir Léon DUGUIT. Il n’est pas qu’un faiseur de théorie(s) (comme celles du service public, des agents publics ou encore de l’Etat), il est – pour reprendre l’expression de CHENOT désormais consacrée – un véritable « faiseur de système » dans son sens le plus noble et mélioratif (…). DUGUIT assume en effet son rôle de guide et nous a donné à voir une nouvelle façon d’appréhender le Droit non pas tel qu’il est mais tel qu’il devrait être. Un Droit qu’il a comme réinventé en chaussant de nouvelles lunettes tel le spectateur qui verrait en deux dimensions et désormais en découvrirait – grâce à lui – une troisième. Après Léon DUGUIT, les juristes n’ont ainsi pu feindre de ne concevoir le Droit qu’à l’instar d’un artifice fictif, technique et juridique : le Droit est devenu indissociable de la Sociologie (…). Ce « droit duguiste » nous offre alors grâce à la lumière qu’y dépose avec délicatesse Mme Delphine ESPAGNO la vision renouvelée des relations existantes entre Droit, individu et collégialité ou société (…) En outre, ce que va construire le doyen de Bordeaux n’est pas – comme on le lit encore souvent – une « simple » théorie du service public mais une théorie réaliste de l’Etat par le service public ».
L’ouvrage, publié le 18 décembre 2013 pour le 85e anniversaire de la mort du doyen DUGUIT, a été réalisé grâce au soutien de SCIENCES PO Toulouse ainsi que du COLLECTIF L’UNITE DU DROIT. Il est en outre sorti en parallèle avec un second ouvrage sur l’autre géant du droit public français : Maurice HAURIOU.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).
Le projet de réunir dans un ouvrage publié des morceaux choisis ou Miscellanées parmi l’œuvre du doyen HAURIOU (1856-1929) coïncide avec la (re)découverte de sa sépulture (à Nonac en Charente) au moment où elle allait rejoindre l’indifférence d’un caveau municipal. La présente sélection est alors construite en trois parties : elle contient d’abord des extraits d’œuvres méconnues du maître (I) à l’instar de ce témoignage sur « les idées de M. DUGUIT » paru en 1911 au Recueil de Législation de Toulouse ; de l’article « le droit naturel et l’Allemagne » paru en 1918 dans le Correspondant. Ensuite, l’ouvrage propose la réimpression in extenso d’œuvres fondatrices (II) mais peu accessibles sur support papier et parfois mal connues. Ainsi en est-il de l’article mythique sur « la formation du droit administratif » paru en 1892 à la Revue générale d’administration puis en 1897 sous sa forme plus connue au Répertoire BEQUET. De même, pourra-t-on relire « la théorie de l’Institution et de la Fondation » paru en 1925 aux Cahiers de la nouvelle journée et « le pouvoir, l’ordre, la liberté et les erreurs des systèmes objectivistes » paru en 1928 dans la Revue de métaphysique et de morale. Enfin, les Miscellanées HAURIOU proposent également une sélection d’extraits d’œuvres cardinales (III) et ce, parmi les 370 notes d’arrêts du doyen de Toulouse publiées au Recueil SIREY entre 1892 et 1929.
Participent à cette « aventure HAURIOU » : Yann AGUILA, Jacques ARRIGHI DE CASANOVA, Emmanuel AUBIN, Karine BALA, Xavier BIOY, Elise CARPENTIER, Jean-Marie DENQUIN, Gilles J. GUGLIELMI, Hélène HOEPFFNER, Geneviève KOUBI, Valérie LASSERRE, Arnaud DE NANTEUIL, Benjamin RICOU, Julia SCHMITZ, Bertrand SEILLER, Jean-Gabriel SORBARA, Bernard STIRN, Mathieu TOUZEIL-DIVINA, Amaury VAUTERIN, Katia WEIDENFELD ainsi que des jeunes chercheurs en droit public.
L’ouvrage, officiellement présenté au public le 12 mars 2014 pour le 85e anniversaire de la mort du doyen de Toulouse et initié par le professeur TOUZEIL-DIVINA, a été réalisé grâce au soutien du COLLECTIF L’UNITE DU DROIT. Il a été publié en parallèle avec un second ouvrage sur l’autre géant du droit public français : Léon DUGUIT.
Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).