Qu’est-ce que le droit peut faire du « raisonnable » ? par le pr. X. Magnon

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Qu’est-ce que le droit peut faire du « raisonnable » ? par le pr. X. Magnon

Voici la 70e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 13e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Cet ouvrage, paru en juin 2016,
est le treizième
issu de la collection « L’Unité du Droit ».

Volume XIII :
Le raisonnable en droit administratif

Ouvrage collectif
– Direction : S. Théron

– Nombre de pages : 134
– Sortie : 03 juin 2016
– Prix : 39 €
– ISBN  / EAN : 979-10-92684-10-0 / 9791092684100
– ISSN : 2259-8812

Présentation :

Le  terme « raisonnable » n’est pas a priori juridique. Il renvoie à l’idée de « raison » mais aussi de « rationalité ». Il semble désigner un standard et colore la règle de droit d’une connotation morale, sociale… Le raisonnable peut être saisi dans ses relations avec d’autres notions comme l’équité, la normalité, la proportionnalité…il semble quasi-systématiquement perçu dans son rapport avec le déraisonnable. Si le terme de raisonnable est peu usité de manière expresse par le droit positif, l’idée de raisonnable semble sous-jacente à l’action de l’administration mais aussi au procès, à la décision du juge administratif. Cet ouvrage, issu des actes du colloque toulousain du 20 mars 2015, aura pour objet de le démontrer. Par- là, il permettra de s’interroger sur le sens et l’unité éventuelle que peut revêtir le raisonnable. Au-delà des enjeux théoriques, s’intéresser au raisonnable en droit administratif permet de comprendre le sens de l’action administrative : le raisonnable traduit une préoccupation – voire une obligation – que l’on rencontre de manière classique en droit administratif (ainsi l’administration doit appliquer sa règle de manière raisonnable en fonction des circonstances, le juge administratif sanctionne une action déraisonnable et doit statuer dans un délai raisonnable… ). De plus, la manière dont la règle de droit est conçue, dont l’action administrative est menée, conduit à se demander si le raisonnable n’est pas devenu une exigence croissante du droit public : les impératifs de précaution face aux différents risques (sanitaires, environnementaux par exemple) ne sont-ils pas un moyen d’intégrer le raisonnable a priori, l’administration ne doit-elle pas ainsi se conduire de manière raisonnable, prudente tel un bon père de famille ? Voilà quelques-unes des interrogations et des pistes qui ont guidé le présent opus.

Qu’est-ce que le droit
peut faire du « raisonnable » ?

Xavier Magnon
Professeur de droit public,
Université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou

La tâche est redoutable. Le sujet proposé porte sur une question, celle de la raison et du raisonnable, qui traverse la pensée occidentale depuis les débuts de la philosophie, il sera banal et convenu que de citer ici Aristote[1] ou Descartes[2], qui a fait l’objet de travaux remarquables en philosophie du droit, pensons seulement à ceux de Perelman[3], et qui renvoie, en droit, à la technique du standard, domaine sur lequel tout semble avoir été déjà écrit en 1980 sans l’angle, à la fois, théorique et du droit positif[4]. S’ajoutent encore les difficultés éventuelles à proposer une définition du droit acceptée de tous.

La recherche est-elle pour autant vaine ? Il est possible de s’inscrire dans une démarche pluridisciplinaire modeste[5], malgré les difficultés liées à une telle démarche[6], consistant à se servir du sens d’un mot tel qu’il a été mis en évidence par d’autres disciplines, afin de proposer un concept utilisable pour la question à traiter sous l’angle juridique. Les travaux évoqués, loin d’imposer un renoncement à la recherche, permettent au contraire de la nourrir afin de proposer une analyse spécifique du raisonnable, tel qu’il peut être utilisé en droit.

Dans cette optique, débarrassons-nous brièvement de la difficulté de la définition du droit pour en retenir une acception minimale de « droit positif », c’est-à-dire de droit en vigueur, de droit obligatoire. La question porte alors sur la question de l’usage par le droit positif textuel, dispositionnel, du « raisonnable ». Il semble également pertinent d’ajouter à cette première acception, la manière dont les organes d’application du droit usent du raisonnable dans l’ensemble du processus de concrétisation du droit. Par organe d’application du droit, il faut entendre organe habilités par le droit à appliquer celui-ci. Le processus de concrétisation normative témoigne de ce que, dans un ordre juridique, plus les normes sont à un niveau élevé de la hiérarchie des normes et plus elles sont générales et abstraites et, qu’à l’inverse, plus elles sont à un niveau faible, plus elles sont individuelles et concrètes[7]. Ce processus aboutit donc à la production de normes, de normes plus individuelles et concrètes au fur et à mesure que l’on descend dans la hiérarchie des normes et que l’on se rapproche du destinataire ultime de la norme. Il ne se réduit cependant pas à la production de normes. Il englobe tous les comportements adoptés par les organes d’application du droit ayant pour résultat le fait de poser une norme. Participent de la concrétisation du droit la procédure législative pour le législateur ou la motivation pour le juge, sans d’ailleurs, dans l’un et l’autre cas, que le processus de concrétisation se réduise seulement à la procédure législative, pour le législateur, ou à la motivation, pour le juge. Ce que fait le droit du « raisonnable » englobe donc aussi bien le renvoi formel au raisonnable par le droit positif que son usage par les organes d’application du droit dans le processus de concrétisation de ce dernier[8].

Le cœur de la difficulté demeure : qu’entendre par « raisonnable » ? L’étude proposée ne se contentera pas d’envisager l’usage par le droit, selon la perspective indiquée, du terme « raisonnable », mais l’usage par le droit du concept de raisonnable, que ce dernier terme soit ou ne soit pas utilisé de manière explicite.

Le terme de raisonnable désigne selon les définitions courantes, et pour ne retenir qu’un sens susceptible d’avoir quelque pertinence en droit, ce qui est conforme à la raison, ce qui renvoie, en l’occurrence, à la définition de ce dernier terme. Avant d’expliciter ce qu’il faudra entendre par le terme « raison », il convient de retenir que la raison est une valeur[9] et que sera raisonnable quelque chose qui est conforme à cette valeur. Autrement dit, le raisonnable permet de mesurer à l’aune de la raison un comportement ou une situation déterminée. Le raisonnable est en ce sens un standard dans l’appréciation des objets auquel il renvoie, il « vise à permettre la mesure de comportements et de situations en termes de normalité, dans la double acception de ce terme »[10].

En tant que standard, le raisonnable renvoie à la normalité et il est utile de rechercher la spécificité que peut revêtir le raisonnable dans la normalité qu’il est censé recouvrir, ce qui revient à rechercher le sens de la raison. Pour mieux le saisir, il convient sans doute d’apprécier de manière comparative, à la suite de nombreux auteurs, le « raisonnable » et le « rationnel ». Ces deux termes renvoient certes de manière immédiate à la raison, mais différemment. Là où le rationnel présente une dimension objective, d’ordre scientifique, le raisonnable comporte une dimension plus subjective, renvoyant à des valeurs. Certes, le choix d’adopter une démarche scientifique correspond à une valeur, précisément la valeur accordée à la science, mais à une valeur objective, ou du moins plus facilement déterminable a priori que d’autres valeurs. Pour Perelman, « est rationnel, dans le sens élargi de ce mot, ce qui est conforme aux méthodes scientifiques »[11]. Il considère que « le rationnel en droit correspond à l’adhésion à (…) la logique et la cohérence (…). Alors que le raisonnable (…), caractérise la décision elle-même, le fait que qu’elle soit acceptable ou non par l’opinion publique, que ses conséquences soient socialement utile ou nuisible, qu’elle soit perçue comme équitable ou impartial »[12]. Le raisonnable présente une dimension plus subjective en ce qu’il s’offre au regard de tous et présente ainsi une dimension extérieure. Le rationnel se rattache à la raison par sa seule cohérence interne ; le raisonnable par ce que tout le monde peut en juger. Lucas considère en ce sens que « dans l’anglais contemporain, il y a une légère différence de sens entre les mots « raisonnable » et « rationnel », car le premier a une connotation morale qui suggère une certaine ouverture envers autrui, tandis que le second a (simplement) une connotation égoïste »[13]. Le rationnel est un élément d’ordre scientifique ; le raisonnable est un sentiment partagé par tous. Le raisonnable ajoute une dimension de valeur dans la mesure de la conformité d’un comportement ou d’une situation à la raison. Il soumet par ailleurs au regard de tous et renvoie ainsi à l’acceptabilité du comportement ou de la situation. Le raisonnable soumet au jugement d’autrui. Le rationnel se suffit à lui-même par sa logique propre, par la cohérence interne de son discours. Est raisonnable ce qui est conforme au sens commun que l’on peut avoir de la raison. Le raisonnable renvoie à une vision collective de ce qui est communément admis.

Le raisonnable, tel que défini, ne semble pas pouvoir se différencier de manière totalement convaincante de la normalité propre au standard. L’on supposera que la raison, valeur à laquelle renvoi le raisonnable, se fond dans la normalité, dans la vision collective de ce qui est communément admis[14]. Le sens commun que l’on peut avoir de la raison, la vision collective de ce qui est communément admis, renvoient à la normalité. Cette proximité entre raisonnable et normal semble devoir permettre, du moins pour notre sujet, d’assimiler le raisonnable et le standard de la manière suivante : tous les standards renvoient au raisonnable, même si seuls certains standards sont formalisés avec le terme même de raisonnable. Lorsque le droit renvoie au raisonnable, il utilise des standards ; dans la formulation de ceux-ci, il use parfois du terme de raisonnable. Tous les standards apparaissent comme des instruments de mesure des comportements s’appuyant sur le raisonnable comme critère d’appréciation, même s’ils n’utilisent pas le terme de manière explicite.

Les termes de raisonnable et de rationnel définis et dissociés, encore faut-il éclairer et illustrer la distinction. Un choix de comportement peut être rationnel sans pour autant être raisonnable ou, à l’inverse, raisonnable sans être rationnel. Aimer son conjoint comme la ou le meilleur des hommes ou des femmes n’est pas rationnel, alors qu’il est fort possible qu’il existe des hommes ou des femmes qui sont meilleurs, mais ce comportement demeure raisonnable dans une société dont l’organisation sociale repose sur la famille. A l’inverse, il peut être rationnel en cas de concurrence avec un ami pour l’obtention d’un meilleur emploi de prendre le poste y compris si cela conduit à écarter son ami, il peut ne pas être raisonnable de le faire, du moins si l’on veut garder son ami. En dehors de ces situations extrêmes, le rationnel peut servir le raisonnable. Le plus souvent, une démarche scientifique reposant sur la rationalité sera également jugée comme raisonnable.

Ce qui apparaît décisif dans l’usage par le droit du raisonnable, ce n’est pas tant l’usage du mot que la fonction qui est assignée au standard, quelle que soit sa formulation linguistique. Cette formulation peut d’ailleurs être interchangeable, alors que la fonction est la même. Est à cet égard topique, le remplacement par l’article 26 de la loi n° 2014-873 du 4 août 2014, pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, du standard « en bon père de famille » par « raisonnablement » ou « d’un bon père de famille » par « raisonnable ». Il n’est pas certain qu’un choix du législateur puisse valider une proposition doctrinale d’analyse, mais il peut, au moins, l’illustrer. L’exemple témoigne ici de ce que les formulations linguistiques des standards sont interchangeables et que tout standard peut être reformulé par une référence au « raisonnable »[15].

La dimension d’appréciation extérieure qu’implique le raisonnable prend un sens tout particulier avec le droit positif : lorsque le droit renvoie au raisonnable, il offre au regard extérieur le soin d’apprécier ce qui est raisonnable. La règle de droit sera d’autant plus acceptable qu’elle renvoie au raisonnable et qu’elle se soumet ainsi à la vision collective de ce qui est communément admis[16]. En renvoyant au raisonnable, le droit crée les conditions de son acceptabilité par ceux qu’il oblige. Encore faut-il cependant que la mise œuvre concrète du raisonnable par les organes d’application du droit corresponde effectivement au sens commun de la raison. La contrepartie de la mise sous le regard de tous réside précisément dans le fait que ce regard est là pour juger si le raisonnable a bien été respecté. Le droit pourrait ainsi être remis en cause, du fait de sa non correspondance avec le raisonnable auquel il renvoie.

Ces premières réflexions sur le « raisonnable » méritent d’être discutées et éprouvées autour des deux sens retenus du terme droit : le droit positif textuel et l’attitude des organes d’application du droit dans le processus de concrétisation de celui-ci. Il semble qu’il faille distinguer l’usage du « raisonnable » dans les deux situations. Cette utilisation ne poursuit pas la même finalité dans l’une et l’autre situation. La norme use du standard pour adapter la contrainte normative aux contextes d’application, c’est-à-dire aux situations de fait dans lesquelles la norme a vocation à s’appliquer, afin de garantit une meilleure efficacité de celle-ci (I). Dans le processus de concrétisation de l’ordre juridique, le recours au raisonnable par les organes d’application du droit, c’est-à-dire par ceux-là même qui sont habilités à produire du droit, renvoie à une dimension d’acceptabilité et de justification de la démarche poursuivie dans la concrétisation du droit (II). Lorsque la norme renvoie au raisonnable, l’analyse s’inscrit ainsi dans une dimension technique ; face à l’usage par les organes d’application du raisonnable, elle présente une dimension plus politique. Dans les deux cas, c’est l’efficacité de la norme et, plus largement, celle de la contrainte qui domine.

I. Le renvoi au raisonnable par la norme : l’adaptation de la contrainte normative aux contextes d’application au nom de l’efficacité normative

Lorsque le droit renvoie au raisonnable, il renvoie à un standard qui permet d’évaluer un comportement ou une situation et autorise ainsi ses destinataires, c’est-à-dire ceux dont le comportement est permis, interdit, obligé ou habilité par la règle de droit, à agir conformément à ce standard. Il offre ainsi une part d’auto-évaluation au destinataire de la norme quant au comportement à avoir dans une situation déterminée. Cette auto-évaluation est elle-même sous le regard des organes de contrôle, et en particulier du juge, qui disposera en l’occurrence d’une marge d’appréciation significative pour apprécier si les comportements visés par le standard entrent bien sous celui-ci.

D’un point de vue technique, l’usage du standard présente une souplesse du fait de son indétermination permettant une adaptation des exigences normatives en fonction des contextes d’application de la norme, afin de permettre une plus grande efficacité de la norme. Parce qu’il n’est pas possible d’envisager dans l’abstrait tous les contextes d’application de la norme, le recours au standard dans la norme permet d’introduire une souplesse, en renvoyant aux destinataires de la norme et aux organes de contrôle le soin d’adapter les exigences normatives à ce contexte, tout en garantissant le respect de la norme dans chacun d’entre eux. Sous cette même fonction, il est cependant possible de distinguer deux types de standards. Le premier type de standard, qui sera qualifié de « standard de résultat », vise à imposer un résultat général sans imposer, de manière implicite, de modalités particulières de réalisation de celui-ci (A) : le second, le « standard de comportements », tout en imposant une obligation générale, exige le respect d’obligations secondaires, adaptées à l’obligation générale et impose ainsi de manière implicite différents comportements (B). Ce n’est pas tant la formulation grammaticale du standard qui sera décisive dans la classification de celui-ci, telle la différence entre « en bon père de famille » et « d’un bon père de famille », mais le sens général à lui attribuer.

A. Le standard de résultat :
une obligation générale de résultat adaptée aux contextes d’application

Le standard sera dit de résultat à chaque fois qu’il fixe une obligation générale à atteindre, tout en étant par ailleurs totalement indifférent aux modalités qui conduisent au respect de cette obligation. Peu importe la manière dont le standard sera respecté, tant que le résultat qu’il prescrit est atteint. Ce qui est décisif c’est que, quel que soit le contexte d’application et quelle que soit les voies empruntées pour réaliser l’obligation exigée, le résultat prescrit soit atteint. La mesure du comportement grâce au standard ne se fait qu’à partir du résultat. Difficile de poursuivre sans passer par l’exemple. Deux standards célèbres peuvent être classés, à titre d’illustration, dans cette première catégorie : le délai raisonnable et l’intérêt général.

L’exigence du respect d’un délai raisonnable de jugement constitue l’illustration la plus significative du standard de résultat. Seul le respect d’un délai raisonnable s’impose sans que, d’aucune manière, les modalités de respect de cette obligation n’importent. Il s’agit moins d’imposer des comportements particuliers qu’un comportement général, le respect du délai raisonnable. Plus exactement, il n’est pas possible de prévoir de manière explicite quels comportements permettront a priori de garantir le respect d’un tel délai, compte tenu de la multitude des contextes d’application. La mesure du délai raisonnable est impossible à établir de manière précise, elle dépend des procédures mises en œuvre, des difficultés liées à la connaissance des éléments factuels de l’affaire, de l’ampleur des dommages, etc. Le contexte d’application est tellement indéterminé qu’il est impossible de le saisir de manière explicite et précise grâce à la formulation de la norme. Seul, le renvoi au standard permettra de couvrir tous ces situations potentielles d’application.

La contrainte posée n’en est que plus efficace puisqu’elle est potentiellement susceptible de s’appliquer à tous les contextes d’application possibles en s’adaptant à ceux-ci. La souplesse de la contrainte participe à une meilleure acceptabilité de la norme : là où un délai de 5 ans pour prononcer un jugement de divorce entre deux personnes n’ayant ni bien, ni enfant, ni animal domestique en commun ne sera pas considéré comme un délai raisonnable de jugement, ce même délai pourra être considérée comme raisonnable dans une affaire impliquant le naufrage d’un pétrolier affrété par une grande compagnie pétrolière ayant causé de graves conséquences écologiques. Aucune de ces situations n’est matérialisable a priori. Il n’est pas possible de couvrir et de déterminer des comportements particuliers dans chacune de ces deux situations. Il est seulement possible d’imposer une obligation de résultat : un délai raisonnable de jugement. L’acceptabilité de la contrainte est plus forte car, dans les deux situations, tout le monde comprendra qu’un procès banal sans aucune difficulté particulière ne saurait durer 5 ans alors qu’un procès complexe et sensible résolu en 5 ans le sera dans un délai raisonnable. Ajoutons encore qu’imposer de brefs délais de jugement en général, c’est-à-dire pour tous les procès quels qu’ils soient, ne saurait se faire en posant un délai précis. L’usage du standard semble s’imposer tout naturellement en pratique.

L’intérêt général pourrait être classé dans la catégorie des standards. Il s’inscrit dans une dimension finaliste, la poursuite de l’intérêt général justifiant des qualifications juridiques particulières et, en conséquence, un régime juridique qui l’est également. Il n’est pas possible de définir a priori l’intérêt général compte tenu de la multiplicité des contextes d’application. Il ne s’agit pas non plus, avec ce standard, d’imposer des comportements particuliers pré-définissables, mais seulement d’imposer un résultat particulier à une activité déterminée. Là encore la logique de résultat impose une lecture différenciée du respect du standard en fonction des circonstances : là où la prise en charge d’une activité normalement réservée aux entreprises privées par une personne publique ne répond pas en principe à l’intérêt général, un contexte local particulier peut justifier cette prise en charge en raison de l’intérêt général. Le résultat prescrit, la satisfaction de l’intérêt général, justifie une appréhension contextuelle différente pour s’adapter au mieux aux circonstances.

Le standard de comportement s’inscrit dans une logique tout autre.

B. Le standard de comportement :
la plasticité des contraintes normatives en fonction des contextes d’application

Le standard de comportement s’entend d’un standard qui impose, au-delà du respect d’une obligation générale, le respect d’un ensemble d’obligations spécifiques non déterminables a priori, mais qui vont s’imposer dans chaque cas où le standard est applicable. Pour être plus clair, le standard pourra se concrétiser par l’établissement de certaines contraintes, à la charge du destinataire de la norme usant du standard, qui apparaitront dans des contextes d’applications particuliers. Il s’agit d’imposer à partir d’une obligation générale, plusieurs obligations consécutives susceptibles de la concrétiser dans un contexte d’application particulier. Le contexte dicte alors les obligations particulières susceptibles de matérialiser l’obligation générale. Là encore le standard permet une adaptation de la contrainte aux circonstances de l’espèce. En revanche, contrairement au standard résultat, qui impose une même obligation quelles que soient les circonstances, le standard de comportement conduit à décliner plusieurs obligations particulières à partir d’une même obligation générale, et ce, en fonction des circonstances. En pratique, cette concrétisation du standard par l’énoncé de plusieurs autres obligations se fera en particulier par le juge, à l’occasion de la vérification du respect du standard par ses destinataires. Celui-ci pourra considérer, dans une circonstance déterminée, que le standard obligeait à tel comportement particulier. Dans une autre circonstance, ce sera un autre comportement qui devra être suivi pour respecter le standard. Chacun des comportements peut être défini de manière précise en fonction d’un contexte particulier, mais il est impossible de prévoir tous les comportements susceptibles de découler du standard en général. Une liste ne saurait être dressée de tous les comportements exigés par le standard car tous les contextes d’application ne sont pas déterminables a priori. Le standard introduit de la souplesse en permettant de faire entrer dans son domaine d’application tous les comportements potentiels susceptibles d’être couverts par la norme qui s’y réfère.

Le standard du « bon père de famille », sous ces deux formes « en… » et « un… », auquel se substituent désormais respectivement les standards « raisonnablement » et « raisonnable », permettra d’illustrer cette présentation générale et abstraite. Il y a lieu d’indiquer que la différence de formulation, « en bon père de famille » ou « d’un bon père de famille », n’implique pas une différence de classification au regard des deux situations identifiées, à savoir le standard de résultat et le standard de comportement. L’article 1137 alinéa 1 du code civil oblige celui qui veille à la conservation de la chose à y apporter les soins raisonnables (antérieurement d’un bon père de famille), raisonnable est utilisé en tant qu’adjectif qualificatif pour désigner quels types de soins s’imposent ; l’article 1729 du code civil oblige le preneur à user de la chose louée raisonnablement (antérieurement en bon père de famille), raisonnable étant employé en tant qu’adverbe, pour indiquer la manière de se comporter quant à l’usage d’une chose. Dans les deux cas, le ressort imposé par le standard est le même, le standard est un standard de comportement. Les soins raisonnables dépendent des circonstances et imposent une multitude d’obligations, telles qu’elles ont pu être dégagées par la jurisprudence. User raisonnablement de la chose louée s’inscrit dans la même perspective. Elle impose plusieurs obligations différentes à la charge du preneur, autant d’obligations qui concrétisent l’usage raisonnable, comme le fait de ne pas envisager de constructions dénaturant le site, ne pas troubler la tranquillité et la sécurité des autres locataires, de ne pas prêter la chose louée… Les obligations dégagées à partir du standard naissent en fonction des circonstances et s’adaptent au but recherché par l’usage du standard. Il n’est pas possible de dresser une liste de ce que comporte l’obligation d’usage raisonnable. L’on permet aux destinataires de la norme de faire entrer tout un ensemble de comportements sous le standard et on leur impose donc des contraintes multiples sous couvert du respect d’une obligation générale. L’organe de sanction jugera, cas par cas, des obligations particulières, dans des contextes qui le sont tout autant, susceptibles de matérialiser l’obligation générale.

Le renvoi au raisonnable par le droit positif textuel s’inscrit dans une logique d’adaptation de la contrainte normative aux contextes d’application, l’usage du raisonnable par les organes d’application du droit s’inscrit dans une autre perspective.

II. Le recours au raisonnable par les organes d’application du droit : l’acceptation et la justification du processus de concrétisation du droit

Le raisonnable semble constituer un guide d’action général du comportement des organes d’application du droit qui s’impose, de manière pragmatique, pour l’acceptation de leur comportement. Dans une société libérale et pluraliste, le comportement des organes d’application du droit est d’autant mieux accepté par les destinataires qu’il est raisonnable. L’efficacité du droit en général passe sans doute par une attitude raisonnable des organes d’application du droit. Ainsi, un processus de concrétisation, entendu dans un sens large, raisonnable garantit une acceptabilité de la contrainte (A). De manière plus précise, les organes d’application peuvent user d’instruments de rationalisation dans leur discours pour justifier leurs choix interprétatifs (B).

A. Un processus de concrétisation du droit raisonnable pour une acceptabilité de la contrainte normative

L’exigence d’un comportement rationnel des organes d’application du droit ne résulte à l’évidence d’aucune exigence normative du système juridique et l’on voit mal d’ailleurs comment un système juridique pourrait en pratique consacrer de manière générale une telle obligation, même si rien ne l’empêche de le faire. L’on pourrait cependant peut-être rechercher dans d’autres exigences juridiques l’obligation de comportement raisonnable, peut-être dans la sécurité juridique, qui impose une certaine prévisibilité du droit, à condition qu’elle soit consacrée par le droit positif. Quelles que soient les discussions possibles sur ce point, ce n’est pas directement sous l’angle normatif qu’il convient d’envisager le comportement raisonnable des organes d’application du droit, mais sous un angle factuel, l’efficacité, et même d’ordre psychologique, d’acceptabilité de la norme.

Alors que le raisonnable renvoie à une conception moyenne de ce qui est conforme à la raison, les organes d’application du droit ont tout intérêt à participer au processus de concrétisation du droit en adoptant une attitude raisonnable. Les organes d’application du doit agissent sous le regard des destinataires des normes et une action raisonnable de ces organes renforce l’acceptation de leur comportement. De manière plus technique, cette idée d’un comportement raisonnable des organes d’application se retrouve en droit positif à travers la plupart des procédures matérialisant la concrétisation du droit.

Ainsi, par exemple, la procédure législative répond à une logique de raisonnable. Elle se doit d’ailleurs d’être raisonnable pour l’acceptabilité même par le citoyen du fonctionnement démocratique. L’on peut même voir dans l’organisation de la procédure législative une logique de rationalité. L’obligation pour les projets de loi d’être accompagnés, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 et la loi organique d’application du 15 avril 2009, par une étude d’impact s’inscrit dans une volonté de rationaliser la procédure législative. Le fait d’imposer que tout un ensemble d’informations soient contenues dans les études d’impact s’inscrit dans une logique de rationalité, d’organisation de dimension scientifique du processus législatif. Cette rationalité renforce le caractère raisonnable de la procédure. La rationalité nourrit le raisonnable. Si la procédure devient plus rigoureuse dans son organisation, elle est d’autant plus raisonnable.

La motivation des décisions juridictionnelles doit également obéir de manière générale au raisonnable. A partir du moment où elle doit justifier la manière de résoudre un litige particulier dans un sens déterminé, elle doit être acceptée non seulement des parties, mais également de tous ceux qui sont susceptibles de la lire. Le discours doit donc être raisonnable. Il ne doit sans doute pas obéir aux principes de la logique formelle (principes de non-contradiction, de tiers exclu, d’identité et de bivalence), mais il doit être raisonnable, apparaître comme conforme à ce qui est communément admis au regard de la raison, à la vision collective de ce qui est communément admis.

Le comportement matériel des organes d’application du droit se doit d’être raisonnable. Sans entrer dans une polémique inutile, il y a lieu de constater que certaines émeutes urbaines ayant eu lieu dans des quartiers périphériques sont consécutives à des comportements des forces de l’ordre jugés non raisonnables par ceux qui en ont été victime. Les procès récents concernant les contrôles d’identité arbitraires renvoient encore à cette dimension raisonnable.

Une concrétisation du droit raisonnable renforce son acceptabilité et donc son efficacité. Le raisonnable peut encore se manifester dans ce processus à travers l’usage d’instruments de rationalisation du discours à d’autres fins.

B. L’usage d’instruments de rationalisation du discours pour justifier les choix interprétatifs

L’hypothèse de l’usage d’instruments qui renvoient au raisonnable doit être soigneusement distinguée de l’hypothèse précédente. Il ne s’agit pas de désigner un processus global raisonnable de concrétisation, mais d’envisager l’utilisation d’instruments techniques qui reflètent une attitude raisonnable des organes d’application du droit. Tel est le cas du recours au standard en général par ces organes, à chaque fois qu’ils doivent motiver leur choix dans le processus de concrétisation. Dans cette motivation, qu’il s’agisse de celle du juge, comme celle de l’administration, l’usage de standard permet de justifier leur décision et donc, comme dans l’hypothèse précédente, de garantir l’acceptabilité et l’efficacité de leur décision. Dans cette perspective, il convient toutefois de distinguer deux situations quant à l’usage du standard par les organes d’application selon qu’il résulte d’une contrainte normative ou de la liberté de choix de l’organe.

Si le droit positif consacre des standards, les organes d’application seront tenus d’en user au moment de concrétiser le droit positif. Dans cette situation, c’est le droit positif lui-même qui impose le recours au standard et l’utilisation par les organes d’application de ce standard s’inscrit dans le prolongement et participe de la même dynamique, sans présenter de spécificité. L’usage autonome, c’est-à-dire en dehors de toute contrainte normative, par les organes d’application paraît sans doute l’attitude la plus singulière à analyser. Le choix d’user d’instruments renvoyant au raisonnable intervient alors pour justifier ses choix interprétatifs et, indirectement, de masquer son pouvoir d’appréciation discrétionnaire. Il existe ainsi une fonction supplémentaire à l’usage du standard. Il ne s’agit plus seulement d’accroître l’acceptabilité et donc l’efficacité de son discours mais, surtout, de le justifier. Un exemple suffit à éclairer cette proposition générale : le contrôle de proportionnalité tel qu’il est revendiqué aujourd’hui par tout un ensemble de juridictions. Dans sa formulation la plus aboutie, il impose une appréciation en trois temps de la nécessité, du caractère adapté et de la proportionnalité stricte d’un comportement au regard d’une valeur déterminée. Cette formulation tend d’ailleurs à rationaliser le discours du juge, cette rationalité nourrissant le raisonnable. Elle vise en tout état de cause à justifier des choix du juge dans l’appréciation de la régularité d’une norme juridique qui porte atteinte à une valeur déterminée. L’usage de cette technique de contrôle, en particulier lorsqu’elle est le fait de cours constitutionnelles, paraît contrebalancer le pouvoir discrétionnaire du juge dans l’appréciation de la régularité de la loi au regard de la Constitution. Face à des énoncés constitutionnels indéterminés et au large pouvoir d’appréciation du législateur dans la concrétisation de ces énoncés, le pouvoir discrétionnaire du juge est considérable. Afficher l’usage de techniques de contrôle de l’ordre du rationnel masque le pouvoir discrétionnaire, justifie le contrôle et le rend acceptable.

Qu’est-ce que le droit peut faire du raisonnable[17]? Les réponses qui ont été proposées s’organisent autour de deux axes. La norme juridique renvoie au raisonnable et plus largement au standard pour permettre une meilleure adaptation de la contrainte aux contextes d’application dans lesquels il a vocation à s’appliquer. Elle peut en ce sens prescrire un résultat général à atteindre sans s’intéresser aux modalités de sa réalisation, en usant d’un standard de résultat, ou, tout en prescrivant une obligation générale, imposer des comportements secondaires adaptés au contexte d’application, en renvoyant à un standard de comportement. Vu par le prisme des organes d’application du droit, le raisonnable constitue à la fois un guide général d’action à l’appui de l’acceptabilité et donc de l’efficacité de la règle de droit et un instrument technique particulier qui vise à justifier les choix interprétatifs et, plus largement, à masquer le pouvoir discrétionnaire. Les résultats de la recherche sont sans doute partiels, les autres contributions permettront de mettre en lumière la pertinence ou l’absence de pertinence de cette présentation qui offre un éclairage général de la question.


[1] Voir Aristote, Ethique à Nicomaque, Flammarion, Le monde de la philosophie, 2008, en particulier la sixième partie, Les vertus intellectuelles, p. 213 et s.

[2] Voir Descartes, Discours de la méthode, Flammarion, Philosophie, 2000, le sous-titre de l’ouvrage étant en l’occurrence le suivant : « pour bien conduire sa raison et chercher sa vérité dans les sciences ».Voir également : Règles pour la direction de l’esprit, Vrin, Les philosophiques, 2000. Voir enfin pour une recherche sur l’usage de la raison par Descartes dans ce dernier ouvrage : E. Cassan, « La raison chez Descartes, puissance de bien juger », Le Philosophoire, n° 28, 2007/1, pp. 133s.

[3] Voir notamment : Perelman C., Justice et raison, Presses universitaire de Bruxelles, 1963.

[4] Rials S., Le juge administratif et la technique du standard : essai sur le traitement juridictionnel de l’idée de normalité, Lgdj, Bibliothèque de droit public, 1980.

[5] Voir pour une défense magistrale d’une approche pluridimensionnelle du droit : Ponsard R., Les catégories juridiques et le Conseil constitutionnel. Contribution à l’analyse du droit et du contentieux constitutionnels, Thèse, Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, 2011, dactyl, voir en particulier l’introduction.

[6] Voir sur cette question et défendant le principe d’une méthode transdisciplinaire normativo-centrée : Appréhender le droit constitutionnel jurisprudentiel sous un angle politique. D’une posture à la discussion de quelques orientations méthodologiques fondamentales », in Questions sur la question (QsQ 3) : de nouveaux équilibres institutionnels ?, sous la direction de Magnon X., Esplugas P., Mastor W. et Mouton S., Lgdj-Lextenso, collection Grands Colloques, 2014, pp. 3-14.

[7] Il s’agit là d’un mouvement consubstantiel à la hiérarchie des normes qui repose sur le rapport de production entre les normes.

[8] Est écartée du domaine d’analyse la question de savoir si le droit positif doit ou est raisonnable. La formulation du sujet « qu’est-ce que le droit peut faire du raisonnable ? » implique de s’interroger de la manière dont en use et non pas de rechercher en quoi il doit s’y soumettre.

[9] MacCormick N. considère que le raisonnable présente une dimension évaluative et non pas descriptive, tout en défendant le fait qu’il constitue un standard objectif. Voir : « Reasonableness and objectivity », Notre Dame L. Rev., Vol. 74:5, 1998-1999, p. 1576.

[10] Rials S., Le juge administratif et la technique du standard : essai sur le traitement juridictionnel de l’idée de normalité, Op. cit. p. 120.

[11] Perelman C., Olbrechts-Tyteca L., Traité de l’argumentation, Editions de l’Université de Bruxelles, UB lire Fondamentaux, 2008, p. 2.

[12] Perelman C., « The rational and the reasonable », in The New Rethoric and the Humanities, Reidel, Dordrecht, 1979, p. 217.

[13] Lucas J.R., On justice, Oxford, 1980, p. 37, cité par Arnio A. : Le Rationnel comme raisonnable : La Justification en droit, Lgdj-Montchrestion, La pensée juridique, 1992, p. 230.

[14] Ce qui revient en définitive à supposer que le système juridique qui renvoie au raisonnable se développe dans une société raisonnable, c’est-à-dire une société qui fonctionne à partir de la valeur de la raison.

[15] Une telle hypothèse mérite cependant d’être éprouvée. Toutes les formulations linguistiques des standards peuvent-elles être remplacées par une référence au raisonnable ? L’intérêt général ou le bon peut-il être réduit à un objectif raisonnable ? L’entretien normal à l’entretien raisonnable ? Cette hypothèse pourrait également impliquer que le recours au « raisonnable » se justifie dès lors qu’il n’est pas possible de trouver une autre formulation linguistique.

[16] Sur le concept d’acceptabilité rationnelle, v. Aarnio A., Le Rationnel comme raisonnable : La Justification en droit, Op. cit. p. 230 et s.

[17] Il convient ici de rappeler, les résultats mis en évidence par Stéphane Rials : « le standard présente trois caractéristiques fonctionnelles essentielles dont il n’a d’ailleurs pas nécessairement l’exclusivité :il opère en fait sinon en droit un transfert de pouvoir créateur de droit à l’autorité qui l’édicte à l’autorité qui l’applique ou si ces deux missions sont assumées par la même autorité, il contribue à réserver le pouvoir de cette dernière ;il assure trois missions rhétoriques liées de persuasion, de légitimation et de généralisation ;il permet une régularisation permanente du système juridique » (Op. cit. p. 120).

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