ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Etat & anthropomorphisme (par le pr. G. Bigot)

Voici la 23e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait des 8e & 9e livres de nos Editions dans la collection « Académique » :

les Mélanges en l’honneur
du professeur Jean-Louis Mestre.

Mélanges qui lui ont été remis
le 02 mars 2020

à Aix-en-Provence.

Vous trouverez ci-dessous une présentation desdits Mélanges.

Ces Mélanges forment les huitième & neuvième
numéros issus de la collection « Académique ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volumes VIII & IX :
Des racines du Droit

& des contentieux.
Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre

Ouvrage collectif

– Nombre de pages : 442 & 516

– Sortie : mars 2020

– Prix : 129 € les deux volumes.

ISBN / EAN unique : 979-10-92684-28-5 / 9791092684285

ISSN : 2262-8630

Mots-Clefs :

Mélanges – Jean-Louis Mestre – Histoire du Droit – Histoire du contentieux – Histoire du droit administratif – Histoire du droit constitutionnel et des idées politiques – Histoire de l’enseignement du Droit et des doctrines

Présentation :

Cet ouvrage rend hommage, sous la forme universitaire des Mélanges, au Professeur Jean-Louis Mestre. Interrogeant les « racines » du Droit et des contentieux, il réunit (en quatre parties et deux volumes) les contributions (pour le Tome I) de :

Pr. Paolo Alvazzi del Fratte, Pr. Grégoire Bigot, M. Guillaume Boudou,
M. Julien Broch, Pr. Louis de Carbonnières, Pr. Francis Delpérée,
Pr. Michel Ganzin, Pr. Richard Ghevontian, Pr. Eric Gojosso,
Pr. Nader Hakim, Pr. Jean-Louis Halpérin, Pr. Jacky Hummel,
Pr. Olivier Jouanjan, Pr. Jacques Krynen, Pr. Alain Laquièze,
Pr. Catherine Lecomte, M. Alexis Le Quinio, M. Hervé Le Roy,
Pr. Martial Mathieu, Pr. Didier Maus, Pr. Ferdinand Melin-Soucramanien, Pr. Philippe Nélidoff, Pr. Marc Ortolani, Pr. Bernard Pacteau,
Pr. Xavier Philippe, Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso,
Pr. Hugues Richard, Pr. André Roux, Pr. Thierry Santolini, M. Rémy Scialom, M. Ahmed Slimani, M. Olivier Tholozan,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Michel Verpeaux,

… et pour le Tome II :

M. Stéphane Baudens, M. Fabrice Bin, Juge Jean-Claude Bonichot,
Pr. Marc Bouvet, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Christian Bruschi,
Prs. André & Danielle Cabanis, Pr. Chistian Chêne, Pr. Jean-Jacques Clère, Mme Anne-Sophie Condette-Marcant, Pr. Delphine Costa,
Mme Christiane Derobert-Ratel, Pr. Bernard Durand, M. Sébastien Evrard, Pr. Eric Gasparini, Père Jean-Louis Gazzaniga, Pr. Simon Gilbert,
Pr. Cédric Glineur, Pr. Xavier Godin, Pr. Pascale Gonod,
Pr. Gilles-J. Guglielmi, Pr. Jean-Louis Harouel, Pdt Daniel Labetoulle,
Pr. Olivier Le Bot, Pr. Antoine Leca, Pr. Fabrice Melleray,
Mme Christine Peny, Pr. Laurent Pfister, Pr. Benoît Plessix,
Pr. Jean-Marie Pontier, Pr. Thierry S. Renoux, Pr. Jean-Claude Ricci,
Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli, Mme Solange Ségala,
Pdt Bernard Stirn, Pr. Michael Stolleis, Pr. Arnaud Vergne,
Pr. Olivier Vernier & Pr. Katia Weidenfeld.

Mélanges placés sous le parrainage du Comité d’honneur des :

Pdt Hélène Aldebert, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Sabino Cassese, Pr. Francis Delpérée, Pr. Pierre Delvolvé, Pr. Bernard Durand,
Pr. Paolo Grossi, Pr. Anne Lefebvre-Teillard, Pr. Luca Mannori,
Pdt Jean Massot, Pr. Jacques Mestre, Pr. Marcel Morabito,
Recteur Maurice Quenet, Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli,
Pr. André Roux, Pr. Michael Stolleis & Pr. Michel Troper.

Mélanges réunis par le Comité d’organisation constitué de :

Pr. Jean-Philippe Agresti, Pr. Florent Blanco, M. Alexis Le Quinio,
Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso, Mme Solange Ségala,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Katia Weidenfeld.

Ouvrage publié par et avec le soutien du Collectif L’Unité du Droit
avec l’aide des Facultés de Droit
des Universités de Toulouse et d’Aix-Marseille
ainsi que l’appui généreux du
Centre d’Etudes et de Recherches d’Histoire
des Idées et des Institutions Politiques (Cerhiip)
& de l’Institut Louis Favoreu ; Groupe d’études et de recherches sur la justice constitutionnelle (Gerjc) de l’Université d’Aix-Marseille.

Etat
& anthropomorphisme

Grégoire Bigot
Université de Nantes

« En vérité, elle est étrange, cette prétention
des juristes de se créer un Etat à eux[1] ».

La recherche en droit, à l’instar de la philosophie, doit cultiver le doute, afin de se départir, comme l’écrivait Descartes, de ces « fausses opinions » que nous tenions pour « véritables ». Or ce que l’on appelle l’Etat fait partie « [d]es choses que l’on peut révoquer en doute[2] » tant les principes sur lesquels on l’a fondé en droit sont incertains.

En un mot deux interrogations : comment le droit public a-t-il prétendu s’ériger en science juridique à partir d’un mot, l’Etat, dont on ne savait pas ce qu’il recouvrait ? Ce qui appelle immédiatement la seconde interrogation : pourquoi cette chose que l’on appelle l’Etat est-elle irréductible au droit conçu comme science pure, prétendument délivrée de tous les autres pans de notre culture ?

I. L’anthropomorphisme évacué

La théorie de la personnalité morale de l’Etat est en soi schizophrénique puisque l’Etat y figure comme une personne juridique sans corps physique. C’est d’ailleurs, nous disent les juristes, tout l’intérêt de cette fiction – à moins qu’il ne s’agisse d’une abstraction : le propre de l’Etat est d’être désincarné. Comme nous le racontent avec amusement nos professeurs aux commencements de nos études de droit : « Je n’ai jamais mangé avec une personne morale ». Et pourtant on lui reconnaît – en droit – les attributs qu’on attache d’ordinaire à la personne physique. Avant même de voir en quoi le débat relatif à la personnalité morale, après 1900[3], fait triompher la fiction de l’Etat (contre la théorie de la réalité de la personne morale), un détour s’impose pour tâcher de dater l’apparition de l’Etat comme catégorie juridique dans le droit public puisqu’il faut, avant même qu’on lui attribue une personnalité, supposer qu’il existe.

A. L’Etat sans existence ? Un siècle d’« oubli » de l’Etat

C’est un fait connu que, à la suite d’Adhémar Esmein, Carre de Malberg, dans sa Contribution à la théorie générale de l’Etat, postule que « l’Etat est la personnification de la nation[4] ». Par cette expression nos deux auteurs croient résoudre la question pourtant insoluble de la constitutionnalité de l’Etat. En outre, ils offrent à cet Etat une origine révolutionnaire dont il est à tout le moins incertain que les révolutionnaires l’aient approuvée.

Il est en effet à tout le moins incertain, du moins pour l’historien du droit d’aujourd’hui, que l’Etat soit, en 1789, la personnification de la nation. D’abord parce que si le mot Etat existe depuis des siècles et a notamment connu un regain d’intérêt avec l’avènement de la raison d’Etat au XVIe siècle, la juridicité de l’Etat est quasi nulle à l’orée de la Révolution. C’est qu’ensuite le débat est ailleurs : il porte sur la légitimité, et donc l’assise, de la souveraineté. C’est un fait suffisamment connu que le propre de la Révolution française est d’avoir opéré le transfert de la titulature de la souveraineté depuis le Roi jusqu’à la Nation. Le 17 juin 1789, le Tiers-Etat se proclame assemblée nationale parce qu’il dit, suivant les idées de l’abbé Sieyès, représenter quatre-vingt-seize centièmes de cette nation ; la logique du chiffre et de la raison, qui fonde le principe représentatif, offre à la souveraineté sa nouvelle assise. L’autorité de l’histoire et de la religion, sur laquelle le Roi fondait la légitimité de sa souveraineté – le sacre de 1774 en témoignait – est rejetée dans une forme à jamais révolue du passé. La souveraineté traverse donc intacte le 17 juin comme l’atteste le fait que la loi – prérogative dont s’emparent immédiatement les députés – reste la première marque d’une souveraineté qui demeure absolue. En revanche, c’est son assise qui est précisément révolutionnée. Or il est essentiel pour notre sujet d’insister sur ce point que la ligne de fracture qui se dessine le 17 juin tient au fait que la souveraineté incarnée de l’Ancien Régime cède à la souveraineté désincarnée du nouveau régime représentatif fondé sur l’élection. La nation souveraine est ainsi une pure fiction parce qu’elle est précisément aux antipodes de la souveraineté royale, visible, incarnée. Sans doute la rupture n’est-elle pas aussi radicale que nous venons de le dire dans la mesure où, depuis la captation de la souveraineté par le roi, les juristes ont su forger une souveraineté perpétuelle abstraite, qui transcendait le corps mortel du roi. C’est la théorie bien connue du double corps du roi au terme de laquelle le corps mystique du roi – siège immortel de la souveraineté – survit toujours au corps mortel du roi. Il n’empêche que même mystique, le siège de la souveraineté a le corps pour principe et pour postulat ; même abstraite, la souveraineté conserve avec l’anthropomorphisme un lien consubstantiel. Il tient bien entendu aux origines religieuses de la monarchie et au fait que la chrétienté ne peut se figurer sa foi autrement que par l’incarnation. Les deux abstractions – nation et corps mystique du roi – ont ceci d’irréconciliables que la nation n’est pas à l’image d’un corps d’homme. Elle est totalement désincarnée. Elle est, pour reprendre la fameuse expression du philosophe Claude Lefort, « le lieu vide du pouvoir ». La concrétisation de la nation en « un tout unique » passe par la départementalisation dont l’objet est à ce titre constitutionnel au sens premier du terme : ce sont des territoires qui constituent la nation de façon ascendante ; nous sommes aux antipodes d’une nation conçue à l’image de l’humain ; c’est d’ailleurs la République, et non la nation, qui empruntera à un anthropomorphisme animal (le lion) ou féminin (sur le modèle d’une déesse grecque) sa mise en images.

Une telle nation souveraine peut-elle être ce que les juristes de la troisième République appelleront l’Etat ? Le doute s’accroit si, à l’instar de ce qu’avait prétendu faire Carre de Malberg, on prend le droit constitutionnel de la Révolution au sérieux. Le premier et simple constat qui s’impose est que l’Etat est un inconnu du constitutionnalisme révolutionnaire. Si l’Etat était tout ce qui fonde le droit public, si l’Etat était vraiment la personnification de la nation, on peut supposer que les révolutionnaires, à tout le moins, auraient employé ce mot. Or aucune des trois constitutions votées avant 1799 n’en font ne serait-ce que mention. Pour cette raison essentielle que la nation, et elle seule, est devenue le siège inexpugnable de la souveraineté. L’article 3 de la Déclaration est sur ce point on ne peut plus clair et ferme : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». La nation n’a donc pas besoin de personnification ; elle est à elle-même suffisante lorsqu’elle délègue ses pouvoirs à ceux qui en émanent.

Le mot Etat est constitutionnellement consacré pour la première fois par le texte de frimaire an VIII qui institue le Consulat. Plus précisément le mot Etat fait son entrée sur la scène du constitutionnalisme écrit par la création du Conseil d’Etat auquel le texte de l’an VIII consacre tout un chapitre. Or cet Etat nommé en 1799 est lourd de signification pour trois raisons qui se combinent. D’abord il consacre le retour à une institution d’Ancien Régime. Il est ensuite présidé par les consuls là où, sous l’ancienne monarchie, il était réputé présidé par le roi. Enfin ce Conseil d’Etat présente la bizarrerie, à rebours de la tradition constitutionnelle de la Révolution, de confondre les pouvoirs en son sein par l’exercice de ses fonctions. Il possède logiquement des attributions dans le domaine exécutif puisqu’il prépare des règlements d’administration publique pour le gouvernement (le mot remplace celui d’exécutif en l’an VIII) et ses sections administratives chapeautent l’administration générale dont les départements sont la première interface. Mais le Conseil d’Etat a également des attributions législatives : il prépare les projets de loi dont le gouvernement a seul l’initiative. Il jouit enfin d’attributions juridictionnelles puisqu’il est chargé dès sa création de résoudre le contentieux administratif en lieu et place de la bureaucratie ministérielle du Directoire. Le fait qu’un corps nommé (qui plus est par le seul premier Consul) détienne une prérogative législative qui jusqu’ici ne pouvait relever que des élus de la nation en dit long sur le fait que le Consulat, par le bais même de son Conseil d’Etat, renie les idéaux révolutionnaires. Il le fait suivant l’objectif assumé de « finir », précisément, la Révolution comme en témoigne la proclamation des consuls de frimaire an VIII. Or, clore la décennie révolutionnaire, c’était mettre un terme à la représentation nationale abstraite qui, posée pour principe en 1789, a échoué à donner satisfaction, tout particulièrement sous le Directoire. Comme l’a très bien analysé Marcel Gauchet dans La Révolution des pouvoirs, la solution consistait à renier la souveraineté abstraite pour la réincarner en un homme, par le retour à une tradition issue de l’Ancien Régime[5]. Chacun sait que les trois constitutions du régime napoléonien avant 1814 consacrent au mieux un « césarisme » ; elles sont monocratiques dans la mesure où elles confient l’essentiel des prérogatives de la souveraineté à un seul et même homme : premier Consul en l’an VIII, Consul à vie en l’an X, Empereur – et donc roi – en l’an XII. Ainsi que l’atteste le fait qu’il préside autant qu’il le peut son Conseil d’Etat, depuis lequel il gouverne, le nouveau César ou l’Empereur ressuscité est le premier chef de l’Etat de l’histoire politique contemporaine. L’Etat, à ce stade, est pétri d’anthropomorphisme : il a à sa tête – sens étymologique de « chef » – un homme en qui se donne à voir le souverain. Ce lien intime entre Etat et anthropomorphisme au sortir de la Révolution tient au fait que l’exécutif domine – voire écrase – de ses prérogatives le législatif (le Tribunat est supprimé en 1807 et le Corps Législatif est un « corps de muets »). L’apparition du mot Etat coïncide avec un renforcement de l’Exécutif au détriment des élus de la nation. L’Etat napoléonien est alors possiblement antinomique de la nation souveraine même si la Constitution de l’an VIII, fort habilement, donne l’illusion de consacrer une démocratie par la reconnaissance d’un suffrage universel à la vérité neutralisé dans ses effets (il ne sert qu’à constituer des listes de confiance). La consécration du mot « gouvernement » en lieu et place de l’ancien « pouvoir » exécutif n’est pas sans lien, elle non plus, avec une représentation du souverain incarné en un homme : le capitaine du vaisseau, en homme providentiel, tient le gouvernail pour braver les éléments et conduire à bon port son vaisseau. Les révolutionnaires avaient longuement débattu de la nécessité d’un gouvernement qui fut fort et les travaux parlementaires font état de longues discussions à ce sujet dès la Constituante[6]. Une évolution notable se produit à l’occasion des débats relatifs à l’adoption de la Constitution de l’an III puisque, dans un souci de bien hiérarchiser les fonctions de gouvernement et d’administration au sein d’un exécutif renforcé, les constituants usent de la métaphore corporelle : le Directoire exécutif serait la tête là où l’administration serait le bras. C’est cette métaphore que constitutionnalise le régime du Consulat au profit du premier Consul en consacrant textuellement le vocable « gouvernement ».

Bien qu’elle renoue en grande partie avec le régime représentatif par le truchement d’une chambre des députés élue qui discute et vote les lois, la Charte de juin 1814 pourrait se prêter au même type d’analyse pour l’emploi symptomatique qu’elle fait du mot Etat. Celui-ci est en effet employé au sujet des très particulières « ordonnances pour la sûreté de l’Etat ». Alors que le pouvoir réglementaire classique, d’exécution des lois, oblige le Roi à une collaboration des pouvoirs, dans le cadre du pouvoir réglementaire autonome des ordonnances pour la sûreté de l’Etat, il exerce une souveraineté déliée puisqu’aussi bien elles lui attribuent l’équivalent d’un pouvoir législatif sans partage. Certes la souveraineté est-elle monarchique au terme de la Charte, mais le gouvernement, comme l’avait promis Louis XVIII en mai 1814, est en principe représentatif : il doit composer avec les élus de départements qui, depuis 1789, constituent la nation abstraite. Avec les pouvoirs exceptionnels que lui confèrent les ordonnances pour la sûreté de l’Etat, le monarque s’écarte du principe représentatif, et donc de la nation : rien d’étonnant à ce titre qu’il figure comme garant non de la nation mais de l’Etat, mot qui depuis 1799 caractérise la confusion des pouvoirs au profit de l’exécutif.

Pour autant que le mot Etat ait fait son intrusion dans le constitutionnalisme écrit, il reste d’usage exceptionnel au profit des catégories et représentations anciennes : à savoir, tant la tradition du constitutionnalisme révolutionnaire est prégnante, les pouvoirs législatif et exécutif. L’Etat ne fonde en rien le droit public du XIXe siècle comme en témoigne la littérature publiciste de ce siècle. Ainsi que l’a souligné Luc Heuschling, il n’existe quasiment aucun ouvrage théorique qui soit consacré à l’Etat avant les années 1900 sous la plume d’un juriste[7]. Le monopole de l’enseignement du droit public appartient aux professeurs de droit administratif, matière qui se généralise dans les Facultés à compter de la monarchie de Juillet. Mais l’Etat ne requiert à aucun moment leur attention en tant qu’il servirait de soubassement à l’élaboration de leur science.

B. L’Etat sans corps ?
Le débat relatif à la personnalité morale de l’Etat

L’Etat ne s’invite sérieusement dans le débat politique en France qu’à compter du second Empire. Du fait que ce second césarisme, qui entend renouer en ses origines avec les principes de l’an VIII, consacre un retour à la centralisation administrative, il réarme le discours décentralisateur. Celui-ci s’était une première fois manifesté sous la Restauration dans la mesure où il exigeait que l’administration napoléonienne, autoritaire puisque nommée, fût réformée sur le modèle libéral de la Charte. En un mot les décentralisateurs exigeaient le retour à l’élection de l’organe délibératif au sein des départements et des communes et la reconnaissance, pour ces administrations, du pouvoir de délibérer librement sur les affaires d’intérêt local. Après que la législation décentralisatrice de la monarchie de Juillet leur procure en partie raison, le second Empire renoue avec la logique centralisatrice, notamment par ses décrets de 1852 et 1861 qui renforcent les pouvoirs de décision de l’administration préfectorale. La contestation décentralisatrice sous le second Empire se distingue néanmoins clairement du discours décentralisateur sous les monarchies censitaires dans la mesure où précisément elle sait dépasser le simple dilemme entre libéralisme du régime représentatif et illibéralisme de l’administration napoléonienne. Ce dont veulent faire prendre conscience les libéraux sous le second Empire, c’est que l’administration de type napoléonienne étoufferait jusqu’aux libertés individuelles et collectives. Il y aurait eu, du fait de l’accroissement continu des domaines d’intervention de l’administration, une mise sous tutelle de ces libertés. Ou pour le dire autrement, suivant une expression qui sera celle de Carre de Malberg, la société française serait devenue une société étatisée. C’est en effet par métonymie, alors qu’ils fustigent le poids de l’administration centrale et, à travers elle, le pouvoir trop important de l’exécutif, que les détracteurs de la centralisation emploient par commodité le mot Etat. Il est donc en grande partie une invention de ses détracteurs comme en témoigne par exemple l’œuvre d’Edouard Laboulaye[8]. L’Etat devient un sujet essentiel de controverse chez les publicistes comme en témoignent les titres même des essais publiés pro ou contra la centralisation entendue comme d’un Etat qui doit ou non instituer le social et administrer les libertés. Là où Charles Dupont-White défend la société étatisée en 1856 dans son ouvrage L’individu et l’Etat, Edouard Laboulaye plaide pour la réduction de la sphère de l’Etat en 1865 dans son essai L’Etat et ses limites.

Mais bien que Laboulaye fût juriste, il ne serait pas venu à l’idée de ces publicistes de fournir de l’Etat une définition purement abstraite parce qu’elle serait exclusivement juridique. Ce souci d’abstraire l’Etat pour l’arrimer dans le champ exclusif de la science juridique est essentiellement l’œuvre des universitaires Allemands. Cette histoire de la qualification juridique de l’Etat outre Rhin est bien connue grâce aux remarquables travaux de Michael Stolleis. Après l’échec du Wormärz, les libéraux cherchent, par des moyens juridiques, à assigner des limites à un modèle politique impérial et autoritaire. Contrairement aux publicistes français du second Empire englués dans les réalités de la centralisation administrative qualifiée d’Etat, les universitaires allemands ont tendance à révéler l’Etat par une approche exclusivement juridique, désengagée en quelque sorte des contingences politiques et/ou institutionnelles. L’Etat est à la fois titulaire de droit mais rencontre des limites qui seraient celles du droit. Le droit public Allemand se structure ainsi tout entier autour d’une science juridique de l’Etat qui, par là même, accède comme abstraction à la vie[9].

Après Sedan, dans le contexte de la crise Allemande de la pensée française, dans le contexte de la montée en puissance de ce que l’on qualifiera par la suite les Etats-nations, les universitaires français s’approprient la science juridique allemande et, entre les années 1890 et 1920, la question de la définition juridique de l’Etat restructure l’ensemble du droit public sur notre territoire, aussi bien le droit constitutionnel naissant que le droit administratif qui trouve dans la définition juridique de l’Etat la possibilité de relégitimer et de refonder sa science. Après que la Revue du droit public a été lancée en 1894 avec pour objectif essentiel de structurer tout ce droit autour de la question de l’Etat, ce dernier fait l’objet d’un premier traité en deux tomes sous la plume acerbe de Léon Duguit[10]. Paradoxalement, alors qu’il entend réfuter complètement les théories allemandes qui attribuent à l’Etat une personnalité juridique, il contribue à acclimater les juristes français à cette fiction.

Si Duguit mène une croisade contre la fiction de l’Etat, c’est qu’il ne supporte pas qu’on puisse lui attribuer la titulature de la souveraineté comme un droit en lieu et place de la nation, qui l’exerçait comme un pouvoir. D’ailleurs Duguit a le mérite de la cohérence : il nie que la nation abstraite ait pu réussir à exercer sa souveraineté[11]. En connaisseur de l’histoire du droit, il s’oppose à la fiction première pour laquelle on cherche à trouver un titulaire, à savoir qu’il lutte contre l’idée de souveraineté elle-même. Issue selon ses propres mots de la théocratie médiévale, elle doit être répudiée comme une sorte de monstruosité métaphysique[12]. Le progrès des sciences juridiques – on sait ce que le positivisme de Duguit doit à Auguste Comte – consiste en ceci qu’il ne peut envisager que la réalité des titulaires de droits. L’Etat et la souveraineté sont des idées inadaptées à une analyse juridique du pouvoir, qui doit être centrée sur les seuls rapports gouvernants/gouvernés.

En réponse, les théoriciens de la personnalité morale de l’Etat ne peuvent faire l’économie d’un débat qui consiste à trancher le point de savoir si l’Etat est une pure immatérialité ou s’il prend appui sur le réel d’organes, pour reprendre un mot qu’affectionne Carre de Malberg. Sur ce point, les écrits de ce dernier ainsi que ceux de Léon Michoud, avant lui, sont pétris d’ambiguïtés. Eric Maulin a parfaitement rendu compte des contorsions intellectuelles de Carre de Malberg : l’Etat n’est pas un organisme vivant mais il se fonde sur une réalité qui serait au moins issue de l’histoire, si ce n’est de la nature[13]. Pour le professeur strasbourgeois, « il y aurait dans l’Etat une double personnalité : une personnalité réelle, antérieure à sa personnalité juridique, et formant le substratum de cette dernière qui viendrait s’ajouter à la première[14] ». Mais l’Etat, in fine, doit être totalement désincarné parce que c’est la condition scientifique pour bâtir ce à quoi aspire Carre de Malberg : une théorie pure, à entendre comme purement juridique. A la suite de Jellinek et de Michoud dont il s’inspire, il peut ainsi écrire que « […] l’Etat ne doit pas être envisagé comme une personne réelle, mais seulement comme une personne juridique, ou plutôt l’Etat, n’apparaît comme une personne qu’à partir du moment où on le contemple sous son aspect juridique[15] ». A ce titre, Carre de Malberg écarte d’un revers de main (en note de bas de page) toute possibilité d’anthropomorphisme, considérant qu’il s’agirait d’une théorie « discréditée » : « Il est superflu d’ajouter que cette notion purement juridique n’a rien de commun avec la théorie naturaliste qui prétend que l’Etat est un organisme vivant tout comme l’homme ou l’animal, et qui fonde sur cette prétendue constatation la réalité de son être et de sa personnalité[16] ».

Du côté de Léon Michoud, qui dès 1906 livre sa somme consacrée à la Théorie de la personnalité morale, les mêmes ambiguïtés produisent les mêmes effets. Les ambiguïtés résultent du fait que, comme l’a souligné Nader Hakim récemment, Michoud ne peut se départir complètement de l’argument d’autorité qu’il tire d’une forme de jusnaturalisme[17] : l’Etat serait né d’un fait (essentiellement historique) que le droit constaterait (on reconnaîtra ici la charge classique des publicistes de la troisième République contre l’anhistoricité de la théorie du contrat social[18]). L’effet à tout le moins paradoxal est que le droit à un moment se défait ou se départi du réel : l’Etat connaît son hypostase dans la fiction de sa personnalité seulement morale.

II. L’anthropomorphisme inévacuable

Le lecteur inattentif nous objectera que nous n’avons rien entendu de la théorie pure (i.e. juridiquement pure) de la personnalité morale de l’Etat : elle consiste seulement à imputer à une unité abstraite, qui a le mérite de la continuité, des actes juridiques, pour la force et la sécurité de ces derniers. Qu’importe si d’un œuf juridique – l’acte – on déduit la poule, à savoir la nature de l’auteur de l’acte, dont pourtant l’acte ne nous dit rien. Il n’y aurait pas là de quoi fouetter un juriste.

Comme l’a minutieusement étudié François Brunet dans une thèse récente[19], et dont il n’a pas été suffisamment rendu compte, toute la limite à la théorie du droit consiste en ceci qu’elle prétend évacuer les considérations qui porteraient sur les valeurs, et donc les croyances, dont le droit pourrait rendre compte.

C’est ainsi qu’il n’est pas dit une fois pour toute, c’est ainsi qu’il n’est pas absolument certain que le droit ne soit qu’une opération de la raison – qui plus est juridique – où par un pur jeu de l’esprit il ne serait par exemple qu’un rapport de normes qui se subsument. Le droit restera toujours confronté à la double problématique de son origine et de sa légitimité. Il s’inscrit ainsi dans une culture qui a plus à lui apprendre qu’il ne l’éclaire en retour. Pour le dire autrement, la méthode logico-déductive de la théorie de l’Etat semble aux antipodes de ce que l’anthropologie dogmatique nous dit de l’Etat.

A. Un détour par l’anthropologie dogmatique :
là où l’Etat recouvre tout autre chose qu’une personne morale

La théorie de l’Etat et l’anthropologie dogmatique partent d’un même constat : l’Etat a pour raison d’être d’éviter, comme l’écrivait Georges Burdeau dans son essai sur L’Etat, qu’un homme s’impose par la force à un autre homme[20]. La pure domination trouve dans l’Etat des limites qui sont celles du droit. C’est ce qui incite les théoriciens du droit à ne qualifier que juridiquement l’Etat. Mais c’est ce qui incite l’anthropologie dogmatique à qualifier l’Etat autrement que par le droit ; à savoir comme un invariant garant du droit. L’Etat est ainsi pour Pierre Legendre et Alain Supiot à prendre au sérieux comme question de langage : il est étymologiquement ce qui se tient debout parce que « [c]e montage institutionnel est la réponse occidentale à un impératif anthropologique affronté par toutes les civilisations humaines, qui doivent, pour se maintenir, métaboliser les ressources de la violence en référant le pouvoir à une origine qui tout à la fois le légitime et le limite[21] ».

Là où, par conséquent, théorie du droit et anthropologie dogmatique divergent profondément est que, pour la première, il est contre-productif de vouloir dévoiler l’origine d’un Etat : il ne présenterait que la figure odieuse de la Gorgone. En revanche, tout l’objet de l’anthropologie dogmatique est de précisément lever le voile ou, pour employer l’expression de Pierre Legendre, de « dévoiler les coulisses » de tout montage institutionnel dont l’Etat serait la figure type depuis l’appropriation, par les canonistes, de l’héritage juridique romain au profit de l’empire universel de Rome aux XIIe-XIIIe siècles. Car le propre de l’anthropologie dogmatique – qui de ce point de vue est très datée dans l’histoire des sciences humaines – consiste en une forme de structuralisme. Elle cherche les invariants en quelque sorte sous, ou en amont, des constructions juridiques ; elle cherche à éclairer non le droit en lui-même mais sa raison d’être ; elle tente d’appréhender non pas tant le comment du droit public mais son « pour quoi ? ». Et si l’anthropologie dogmatique est une histoire généalogique, elle fait fi forcément du moment 1789 et de la désincarnation de la souveraineté. En effet, si l’Etat emprunte à un prototype pontificaliste, il se doit d’être incarné parce que le christianisme est par essence la religion de l’incarnation. Il se doit du moins d’avoir l’anthropomorphisme comme croyance fondatrice même si le droit, comme opération du langage ou comme « forçage » ainsi que l’exprime Legendre, saura très bien distinguer ce qui relève du corps immortel du souverain ; c’est l’objet même de la souveraineté, perpétuelle par principe dès lors que « tout pouvoir vient de Dieu » selon le père de l’Eglise.

Toute la limite, peut-être, de l’anthropologie dogmatique, est de prendre très au sérieux un prototype d’Etat pontifical, de supposer comme intangible et comme seule genèse occidentale ce modèle à la vérité situé historiquement. En un mot l’anthropologie dogmatique prend pour modèle l’œuvre des canonistes qui considèrent que la fiction ne peut contrarier une nature créée par Dieu là où pour le droit romain – et peut-être pour la théorie du droit – la fiction de la personnalité est un mensonge assumé aux fins de l’efficacité des opérations du droit[22]. Ce qui n’empêche pas Pierre Legendre, notamment dans Le désir politique de Dieu, d’insister sur le fait que l’Etat forgé par la « bible » romano-canonique reste une fiction au sens d’un mensonge[23]. Mais ce qui distingue cette fiction de la personne eu égard à la fiction romaine de la personnalité, est qu’elle emprunte, du fait de son monothéisme, à un anthropomorphisme au moins symbolique. L’Etat est comme Dieu : l’éternel absent auquel les fictions donnent corps. L’Etat est donc une fiction qui parle par le droit parce que l’Etat emprunte à un anthropomorphisme symbolique qui est pour Legendre inévacuable. Cette histoire généalogique et symbolique, fondée principalement en croyance (la Raison avec un R majuscule pour Legendre), du fait qu’on ne pourrait évacuer le monothéisme latin, justifie ainsi qu’on doive assimiler l’Etat à un Père. Comme on l’a analysé en détail dans une contribution récente[24], la figure structurante de toute identification au pouvoir est celle du Père car, pour Legendre, il convient toujours de « remonter jusqu’à la manœuvre institutionnelle du père pour découvrir le fondement anthropologique du pouvoir comme fonction[25] ».

Si la souveraineté est tout ce qui donne corps à l’Etat comme l’écrivait Loyseau, la représentation dogmatique du souverain – au sens spécifiquement legendrien de mise en scène – ne peut faire l’économie d’un anthropomorphisme au moins en images : il se donne à voir pour que l’individu s’y projette.

B. Le corps désiré de l’Etat : l’Etat en images pieuses

L’acceptation du droit dépend de sa légitimité. L’acceptation est-elle raisonnée ? Il reste incertain que le droit tire sa force obligatoire de la sanction ; aussi bien peut-il tirer cette force obligatoire en quelque sorte en amont de toute sanction ; aussi bien peut-elle résulter d’un lien de confiance : le lien fiduciaire. Ce dernier, pour l’anthropologie dogmatique, tiendrait au fait que ce lien n’est pas une pure opération de la raison. Par emprunt à la psychanalyse, Pierre Legendre considère ainsi que l’Etat, en tant qu’Institution, s’adresse d’abord au désir. C’est en cela qu’il institue : il résout la question anthropologique liée à la question massive de l’Etre. L’Etat ce serait rien moins que le tiers garant d’une identification à soi et au monde.

Si « [n]ous ne sommes pas prêts à reconnaître que les constructions institutionnelles mettent en scène des figurations du désir[26] » c’est essentiellement parce que, pour l’anthropologie dogmatique, le droit public contemporain commet l’erreur de vouloir ignorer les enseignements de la psychanalyse. A commencer par cet « accident de la pensée » que serait la découverte de l’inconscient. La « prise en compte de l’inconscient défait notre vision de l’institutionnel. Pourquoi ? Parce que le lien du sujet et de la société n’apparaît plus comme relation de surface, faite de discours et comportements objectivables[27] ». Mû par son inconscient qui n’est que désir, « l’animal parlant » qu’est l’homme a besoin d’être borné – éduqué – dans l’expression de son désir : il doit pouvoir le projeter sur l’Etat. A ce titre, les justifications juridiques et savantes du pouvoir de cet Etat n’auraient pour fonction que de s’adresser au désir. Pierre Legendre, dès 1974, consacre tout un essai à rendre compte des catégories du droit public à l’aune d’un inconscient qui ne serait que la manifestation du ou des désirs. Dans L’Amour du Censeur, au chapitre intitulé « Où Freud pouvait voir l’institution », il considère ainsi que le « grand œuvre institutionnel […] travaille à escamoter ou réduire le désir ». La soumission à l’institution doit être alors « l’amour de l’institution ». Elle doit, pour y parvenir, se mettre en scène et prendre l’apparence d’une personne à laquelle « l’amour de l’institution » pourra être dédié[28]. On devine ici, pour Legendre, toute l’importance de la fiction juridique qui consiste à assimiler l’Etat à une personne. Même si l’Etat est une fiction et donc a priori une forme vide, par l’effet du monothéisme latin, il investit le corps d’une personne. Alors que la théorie du droit rejette hors du droit la représentation par les images, l’anthropologie dogmatique, au contraire, insiste sur son importance. On sait tout l’intérêt que Pierre Legendre porte à l’iconographie du pouvoir où l’anthropomorphie est en quelque sorte un passage obligé ; elle en dit aussi long que le discours juridique en soutien de la souveraineté car elle met en scène son prestige ; c’est ce prestige qui fonde la foi en ce qu’on nomme l’Etat. Ainsi de la gravure anglaise extraite de George Wither, A Collection of Emblems, 1630 que Legendre reproduit à deux reprises, dans son essai La Balafre puis dans son essai Fantômes de l’Etat en France. Elle représente le Prince armé d’une épée et d’un livre. Pour notre auteur, « [e]lle énonce la représentation iconique de l’Etat en Europe, sur fond de romano-christianisme : le César, maître du Livre et de l’Epée[29] ». Charles Ier, déguisé en empereur romain, représente l’Etat du fait de la Couronne, symbole de la souveraineté. C’est ainsi, poursuit Legendre, que « [l]’Emblème du roi portant sa Couronne nous permet de mettre le doigt sur ce qui constitue le ressort des structures étatiques […]. Ce ressort, c’est la logique des valeurs […]. Autrement dit, l’Etat est un sujet de fiction, une personne morale comme disent les juristes, dans la présence et l’efficacité de laquelle on croit. Cela signifie que, sans le ressort de valeurs fiduciaires, sans le ressort des croyances, un Etat se décompose ou n’est qu’une apparence d’Etat[30] ».

Les portraits officiels des présidents de la cinquième République ne perpétuent-ils pas ce tour de passe-passe du souverain incarné ? Ne sont-ils pas ce qu’étaient pour l’église les images pieuses : celles auxquelles on voue sa dévotion et sa foi ? Ce n’est pas la Nation, encore moins l’Etat que l’on figure : c’est un homme. Juridiquement Président de la République. Inconsciemment, pour l’imaginaire collectif auquel le portrait officiel s’adresse, chef de l’Etat. De l’Etat il a visuellement la stature puisqu’il se tient debout. En l’occurrence dans un palais, celui de l’Elysée. Outre que ce palais perpétue la tradition du souverain plébiscité – donc aimé – du second Empire, son nom même s’adresse au désir collectif comme à notre insu : réservées aux âmes vertueuses après leurs morts, les champs élyséens sont pour Homère le lieu où la vie la plus douce est offerte aux humains. Debout donc, le souverain moderne qu’est Emmanuel Macron n’est pas en pieds : l’iconographie moderne se doit de nous le montrer comme par sa tête. L’effet visuel le couronne. Ce souverain est, ainsi que le disaient les médiévaux au sujet des lois du Roi, de certa scienca. En témoigne le livre ouvert, comme consulté à l’instant, posé à la droite du président sur son bureau et dont le photographe vient de le distraire. Le chef de l’Etat était au travail ; il s’inspirait de la vérité des écritures qu’il est chargé de nous relever comme en témoigne cette mise en scène. Il est à la fois le prêtre des lois comme l’étaient les magistrats pour Domat et la loi vivante comme l’était le Roi dans l’ancien droit parce qu’il a la maîtrise du texte de ce livre volontairement anonyme puisque qu’il est un symbole – de ce maître livre (sinon à quoi bon le faire figurer ?) dont tout porte à croire qu’il puisse s’agir d’une Bible.


[1] L. Duguit, L’Etat, le droit objectif et la loi positive, Paris, Fontemoing, 1901, p. 242.

[2] R. Descartes, Méditations métaphysiques (1647 pour la version française), Paris, Garnier-Flammarion, 2009, p. 79 (Première Méditation. Des choses que l’on peut révoquer en doute).

[3] La querelle sur la question de savoir si la personne morale est « réelle » ou purement fictive occupe en premier lieu la doctrine dite privatiste à un moment où le législateur reconnaît, par la loi de 1901, la personnalité morale aux associations. Le débat est d’autant plus vif que la Révolution avait, par la suppression des privilèges et donc des ordres, comme jeté un interdit sur la question de la personnalité morale appliquée à des êtres collectifs.

[4] R. Carre de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, Paris, Sirey, 1920, tome I, p. 9 : « […] dans les sociétés étatisées, ce que les juristes nomment à proprement parler l’Etat, c’est l’être de droit en qui se résume abstraitement la collectivité nationale. Ou encore, suivant la définition adoptée par les auteurs français : l’Etat est la personnification de la nation ». Carre de Malberg se réfère explicitement à A. Esmein qui, dans ses Eléments de droit constitutionnel, Paris, 1896, écrivait dès la page 1 de son Introduction : « L’Etat est la personnification d’une nation ».

[5] M. Gauchet, La Révolution des pouvoirs. La souveraineté, le peuple et la représentation (1789-1799), Paris, Gallimard, p. 187 et s.

[6] G. Bigot, « La force du gouvernement. Ecritures et réécritures constitutionnelles de l’administration (1789-1795) », Ahrf, 2017, n° 3, p. 19-37.

[7] L. Heuschling, Etat de droit, Rechtsstaat, Rule of Law, Paris, Dalloz « Nouvelle Bibliothèque de Thèses », 2002, p. 348 : « Du temps de la Révolution, le terme Etat tombe quelque peu dans l’oubli […]. Si le terme est connu de tous les auteurs de l’époque allant de 1815 à 1870, on cherchera néanmoins en vain un chapitre exclusif consacré à une théorie générale de l’Etat […]. En général, les définitions de l’Etat sont rares et succinctes ».

[8] G. Bigot, « La conception de l’Etat dans l’œuvre d’Edouard Laboulaye », Rfhip, n° 47, 2018, p. 59-80.

[9] M. Stolleis, Histoire du droit public en Allemagne, 1800-1914, Paris, Dalloz « Rivages du droit », 2014, notamment p. 587 et s. V. également O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918), Paris, Puf « Léviathan », 2005, p. 231 et s.

[10] L. Duguit, L’Etat, le droit objectif et la loi positive, préc. et L’Etat, les gouvernants et les agents, Paris, Fontemoing, 1903.

[11] L. Duguit, L’Etat, le droit objectif et la loi positive, préc. p. 251.

[12] Ibid. p. 243 et s.

[13] E. Maulin, La théorie de l’Etat de Carré de Malberg, Paris, Puf « Léviathan », notamment p. 149 et s.

[14] R. Carre de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, préc. p. 25.

[15] Ibid. p. 27.

[16] Ibid. note de bas de page n° 22.

[17] N. Hakim, « Michoud et la doctrine de droit privé », in Léon Michoud, X. Dupre de Boulois et Ph. Yolka (dir.), Paris, Institut Universitaire Varenne « Colloques & Essais », 2014, p. 63-84.

[18] L. Michoud, La théorie de la personnalité morale. Son application au droit Français (1906), 2e édition par Louis Trotabas, Paris, Lgdj, 1924, Tome I, p. 289 (chapitre III – La création des personnes morales de droit public) : « L’Etat est la première personne juridique que nous rencontrons dans le monde actuel. Son existence est un fait naturel, que le Droit n’a qu’à interpréter, et dont il paraît tirer les conséquences juridiques ».

[19] F. Brunet, La normativité en droit, Paris, Mare & Martin « Bibliothèque des thèses », 2011, notamment p. 427 et s. pour ce qui concerne le droit public.

[20] G. Burdeau, L’Etat, Paris, Seuil, 1970, p. 15.

[21] A. Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au collège de France (2012-2014), Paris, Fayard « Poids et mesures du monde », 2015, p. 274.

[22] Cette distinction fondamentale entre la fiction juridique romaine et la fiction juridique du droit romano-canonique a été parfaitement mise en lumière par Yan Thomas, Les opérations du droit, Paris, Ehess Gallimard-Seuil, 2011, p. 133-185.

[23] P. Legendre, Leçons VII. Le désir politique de Dieu. Etude sur les montages de l’Etat et du Droit, Paris, Fayard, 2e édition, 2005, p. 55 et s.

[24] G. Bigot, « Une généalogie de l’Etat ? Notes brèves sur le Trésor historique de l’Etat en France au miroir de l’anthropologie dogmatique », Revue d’Histoire des Facultés de Droit, 2017, p. 563-583.

[25] P. Legendre, Leçons VII. Le désir politique de Dieu, préc. p. 280.

[26] Ibid. p. 27.

[27] P. Legendre, De la société comme texte. Linéaments d’une anthropologie dogmatique, Paris, Fayard, 2001 ;p. 114.

[28] P. Legendre, L’Amour du Censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Paris, Seuil « Champ Freudien », 1974, réédition 2005, p. 29.

[29] P. Legendre, La Balafre. A la jeunesse désireuse d’apprendre… Discours à de jeunes étudiants sur la science et l’ignorance, Paris, Mille et une Nuits « Les quarante piliers », 2007, p. 110.

[30] P. Legendre, Fantômes de l’Etat en France. Parcelles d’histoire, Paris, Fayard « Les quarante piliers », 2015, p. 196-198.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

La parole en droit public

Voici la 22e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’une présentation du 10e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Cet ouvrage, à paraître pour la fin du printemps 2020, est le dixième issu de la collection « L’Unité du Droit ». En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume X :
La parole
en droit public

Ouvrage collectif sous la direction de
Olivier Desaulnay

– Nombre de pages : 296
– Sortie : mai 2020
– Prix : 39 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-04-9
/ 9791092684049

– ISSN : 2259-8812

Présentation :

Le présent ouvrage rassemble les actes actualisés du colloque éponyme (tenu les 24 et 25 octobre 2013 à la Faculté de droit et de science politique de l’Université de Rennes 1 sous l’égide de l’Institut du Droit Public et de la Science Politique et du Centre d’Histoire du Droit) ainsi que de nouvelles contributions venues au fil de l’eau enrichir l’analyse d’un objet juridique dont les frontières, mêlées avec l’écrit, le rendent quelque peu insaisissable et les manifestations, fortement hétérogènes, paraissent rendre vaine toute tentative d’en dégager une grammaire commune. La parole en droit public renvoie d’abord à l’oralité de ce champ juridique car, sous certaines conditions, dire c’est faire. C’est exprimer la volonté que quelque chose doit être. La parole se veut alors performative, « devoir être » verbalisé pouvant être parfois fondateur d’un authentique acte juridique ou, du moins, constituer un prélude à sa formation. La parole est aussi et surtout un objet du droit public en ce sens que la liberté d’expression qui la porte est sujette à diverses ingérences des autorités publiques qui tantôt la contraignent, tantôt l’affranchissent sans jamais perdre de vue qu’une parole libre, conçue comme un attribut essentiel de la liberté de toute personne humaine – celle d’exprimer une pensée – est inséparable de l’ambition démocratique. Ces deux figures de la parole recèlent par ailleurs une dimension juridictionnelle.

Ecouter l’administrer-citoyen peut revenir à donner la parole au justiciable et entretenir une oralité des débats de qualité. La prise de parole des autorités politiques et publiques peut également servir le juge pour remplir son office ou, à l’inverse, pour en être précisément l’objet. L’ouvrage poursuit ses trois mouvements, apportant par touches successives un éclairage sur la fonction constructive de la parole qui enrichie la délibération parlementaire, qui porte le discours politique, qui constitue ou préfigure l’action publique, qui éclaire le juge…

Y ont contribué : Elisabeth Baraduc, Didier Blanc, Damien Connil, Fleur Dargent, Olivier Desaulnay, Gweltaz Eveillard, Nathalie Havas, Nicolas Hervieux, Caroline Lantero, Frédéric Lombard, Audrey de Montis, Hélène Muscat, Rémi Radiguet, Romain Rambaud, Josselin Rio & Mathieu Touzeil-Divina.

Le présent ouvrage a reçu le soutien financier de l’Université de Rennes 1 (Institut du Droit Public et de la Science Politique), du Collectif L’Unité du Droit et de l’Université de la Réunion (Centre de recherche juridique)


Nota Bene
:
le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Des TBM dans les fonctions publiques ? (par le pr. Touzeil-Divina)

Voici la 21e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 33e (et futur) livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Cet ouvrage forme le trente-troisième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».

Volume XXXIII :
Le tatouage et les modifications corporelles saisis par le droit

Ouvrage collectif sous la direction de
Mélanie Jaoul & Delphine Tharaud

– Nombre de pages : 232

– Sortie : printemps 2020

– Prix : 39 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-45-2
/ 9791092684452

– ISSN : 2259-8812

Présentation :
Si le tatouage a longtemps été réservé aux mauvais garçons, aux prisonniers et aux marins, ce dernier se normalise au point de devenir commun. Face au nombre grandissant de tatoués et de tatoueurs, de nouvelles questions se posent tant aux artistes tatoueurs qu’aux clients. Les problématiques qui se posent sont nombreuses : pratique du tatouage, liberté d’installation, propriété intellectuelle, formation des jeunes tatoueurs, statut du tatoueur et en fond son imposition, droit du travail, déontologie, contrats de mise à disposition de locaux aux tatoueurs permanents ou guests invités… Cet ouvrage est le fruit d’une réflexion qui a été menée lors d’un colloque qui s’est tenu à Limoges en juin 2019 avec l’objectif d’apporter des réponses aux différents opérateurs du monde du tatouage.

Parce que le tatouage est un phénomène de société, il convenait de se demander s’il était devenu un objet juridique à part entière. La réponse est positive. Au terme des débats qui vous sont livrés dans cet ouvrage, il est passionnant de voir à quel point la matière est vivante et nécessite que les juristes s’y intéressent. De l’histoire du tatouage à l’évolution sociologique qui entoure les mutations de la pratique, du statut du tatoueur au contrat de tatouage, des enjeux pour le tatoueur notamment en propriété intellectuelle à ceux du tatoué, ces actes cherchent à apporter des réponses aux interrogations actuelles et à anticiper celles de demain au travers du triptyque : tatoueur, tatoué & tatouage.

Tatouages,
Barbes & Moustaches
(Tbm) dans les
fonctions publiques *

Mathieu Touzeil-Divina
Professeur de droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Imh
Président du Collectif L’Unité du Droit

« Du côté de la barbe est la toute-puissance » !

MolièreL’école des femmes.

Théorie « des » ou droit « aux » apparences ? Parmi les questions juridiques que le présent ouvrage collectif pose, à l’invitation de Mélanie Jaoul, existe selon nous l’interrogation relative à l’apparence du travailleur dans son emploi public ou privé. Considéré « trop » barbu tel un hipster new-yorkais sous 3-mmc, un rabbin loubavitch… ou un musulman salafiste, présentant des piercings ou des scarifications faisant peur aux grands-parents, tatoué[1] sur les membres apparents ou le visage à l’instar d’anciennes traditions polynésiennes ou d’un souvenir de beuverie, de prison ou encore de légion(s), le travailleur public ou privé ne peut pas toujours se présenter à ses employeurs, à ses collègues et à un éventuel public ou à une potentielle clientèle comme il l’entendrait ou le désirerait seul. Ici encore existe un « droit de ». En l’occurrence un droit des travailleurs qui ouvre une branche : celle des apparences et du physique.

Restrictions scientifiques. A priori, la plupart des questions ici envisagées seront communes aux travailleurs des droits privé et public (fonctionnaires compris). Toutefois, parce que nous ne sommes pas spécialisé en droit du travail, nous considérerons principalement les éléments relatifs aux travailleurs publics qui nous sont plus familiers. Et, parce qu’il sera impossible en ces pages de traiter de toutes les hypothèses d’apparences physiques des agents publics, on restreindra – principalement – nos propos aux ports des tatouages[2], barbes et moustaches (dorénavant Tbm)[3]. En traitant ici « des » fonctions publiques, on veut par ailleurs signifier deux éléments. D’abord, au sens strict, on s’intéressera principalement aux agents titulaires de l’une des trois fonctions publiques françaises d’Etat, de la territoriale et de l’hospitalière tels qu’institués et régis unilatéralement par le statut général de la Loi du 13 juillet 1983 (c’est-à-dire tout agent exerçant un emploi permanent auprès d’une personne publique en ayant été nommé dans un grade de la hiérarchie le tout dans une position dite statutaire et réglementaire).

Par ailleurs, on ne s’interdira pas, lato sensu, d’envisager également certains cas d’agents contractuels – titulaires ou non (en Cdd ou en Cdi) – au service de la puissance publique au sens large. Il ne s’agit effectivement pas d’insister sur les différences entre statutaires et autres personnels mais de considérer globalement les travailleurs de droit public.

Quels droits et/ou libertés en jeu ? S’habiller ou se coiffer de telle façon, faire pousser ou non les poils de sa barbe et/ou de sa moustache[4], découvrir, dissimuler ou suggérer un tatouage sur son corps d’agent public met-il en jeu un droit ou une liberté[5] ? Il n’existerait pas de « liberté fondamentale » à se vêtir comme on l’entendrait affirme la Cour de cassation[6] même s’il s’agit vraisemblablement là d’un corolaire de la liberté individuelle. Un droit à son identité. Selon la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme[7], il est en revanche fondamental de protéger les « choix faits quant à l’apparence » par les individus et ce, dans l’espace « public comme en privé ». Il s’agit bien du droit – fondamental – à la vie privée (art. 08 Cesdhlf) qui garantit[8] « l’identité physique, psychologique et sociale d’un individu ».

Quoi qu’il en soit, c’est surtout la notion constitutionnelle d’Egalité qui entre ici en jeu lorsqu’un agent public est barbu, moustachu et/ou tatoué.

Au nom de l’Egalité, l’interdiction de discriminations physiques. A priori (et l’on voudra bien garder en tête qu’il s’agit là d’un a priori principiel particulièrement compliqué à démontrer dans les faits)… a priori – donc – un employeur – public ou privé – ne peut refuser de recruter, ne peut sanctionner ou même licencier un travailleur au regard d’un détail de son apparence physique qui lui déplairait. C’est l’application du principe constitutionnel d’Egalité[9] qui interdit tout traitement différentiel, toute « rupture », toute discrimination à moins – précisent plusieurs normes acceptées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel – qu’un intérêt général engage le législateur, par exemple, à régler[10] « de façon différente des situations différentes » et ce, de façon objective. Autrement dit, s’il n’y a pas véritablement de situation analogue ou comparable, des discriminations peuvent être opérées ! Ainsi, permettra-t-on, y compris dans l’emploi public par l’intermédiaire par exemple du Pacte[11] (Parcours d’Accès aux Carrières de la fonction publique Territoriale, hospitalière et d’Etat) à des citoyens peu qualifiés (et considérés placés dans une situation objectivement différente) d’intégrer plus facilement (que ceux qui seraient diplômés) des emplois de catégorie C des trois fonctions publiques. Afin de résorber le non-emploi des sous-qualifiés (c’est l’objectif affiché d’intérêt général), on cherche à les favoriser en créant à leur profit une discrimination dite positive[12]. L’Egalité est bien l’un des plus beaux aspects de notre fonction publique : sa négation des privilèges d’Ancien régime où ne devenaient agents publics que ceux adoubés par le Prince. Désormais, affirme depuis août 1789 l’article 06 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (à valeur désormais constitutionnelle), les agents publics ne seront recrutés et traités qu’en considération égale de leurs talents et de leurs vertus.

Normes travaillistes & publicistes. En droit privé, le Code du travail dit explicitement (art. L. 1132-1) qu’aucune « personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de nomination ou de l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, (…) en raison de son origine, de son sexe, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, ou en raison de son état de santé, de sa perte d’autonomie ou de son handicap, de sa capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français ». De manière plus générale encore, le Code pénal (art. 225-1), prohibe toute « distinction opérée entre les personnes physiques » notamment « à raison (…) de leur apparence » et – tout aussi explicitement – les statuts applicables aux fonctions publiques connaissent des dispositions similaires et ce, à l’article 06 de la Loi statutaire du 13 juillet 1983[13] :

« La liberté d’opinion est garantie aux fonctionnaires.

Aucune distinction, directe ou indirecte, ne peut être faite entre les fonctionnaires en raison de leurs opinions politiques, syndicales, philosophiques ou religieuses, de leur origine, de leur orientation sexuelle ou identité de genre, de leur âge, de leur patronyme, de leur situation de famille ou de grossesse, de leur état de santé, de leur apparence physique, de leur handicap ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race.

Toutefois des distinctions peuvent être faites afin de tenir compte d’éventuelles inaptitudes physiques à exercer certaines fonctions ».

Il n’est donc pas douteux que le principe d’Egalité s’applique aux éventuelles questions de discriminations d’apparence physique des agents publics. Il est du reste dommage, pourtant invité en ce sens par le Défenseur des droits[14], que le législateur n’ait pas saisi le moment du vote de sa récente « Loi de transformation » de la fonction publique[15] pour y insérer un article exactement similaire à celui du Code du travail.

Unité du Droit. Quoi qu’il en soit, il est certain que le principe de prohibition d’une discrimination physique est a priori identique, dans sa généralité au moins, s’agissant des employeurs privés comme publics et ce, même si le fondement juridique n’est pas – encore – exactement le même et que la fonction publique met en avant immédiatement deux particularités (à l’art. 06 précité du Statut) : d’abord, la primauté de la liberté d’opinion et ensuite l’existence d’exceptions pour « tenir compte d’éventuelles inaptitudes physiques à exercer certaines fonctions » et (mais de moins en moins) en considération de l’âge. Ainsi, n’est-il pas discriminatoire d’interdire à un aveugle d’être tireur d’élite ou pilote d’avion de chasse. Il s’agit d’une particularité physique audible dans ce type d’emplois publics.

Matérialité de l’apparence physique discriminée. Concrètement, il est ainsi estimé discriminatoire (et donc réprimé) le comportement d’un employeur qui sanctionnerait un travailleur qu’il considérerait (sans rapport avec des impératifs de sécurité ou d’intérêts général ou d’entreprise) trop gros, à la coupe de cheveux improbable, aux taches de rousseur trop visibles, à l’acné juvénile bien tardive ou encore parce qu’il serait roux, albinos et ou affublé d’un strabisme déconcertant.

Il en est manifestement de même – concernant la présente étude – si un travailleur était sanctionné du fait même d’un port de barbe, de moustache ou de l’existence (supposée ou réelle et visible) d’un (ou de plusieurs) tatouage(s) sur son épiderme.

Il s’agit bien là de l’apparence physique d’une personne travailleuse.

I. Des uniformes « au poil » mais sans tatouage ?

Du corps aux vêtements en passant par l’uniforme. Dans l’emploi public, cela dit (mais parfois aussi en emploi privé), une fonction peut impliquer le port de vêtements professionnels qualifiés d’uniformes. Rappelons à cet égard que c’est précisément au nom de l’Egalité et de l’Unité des fonctions publiques qu’il peut être imposé à des agents (outre les raisons professionnelles de port de vêtements spécialisés en raison de matériaux techniques[16] et propres aux missions délivrées) de faire disparaître leur individualité derrière des atours les rendant « uniformes[17] » et n’exprimant que les fonctions incarnées les dépassant. Ainsi sont-ils reconnaissables, par leurs vêtements, les magistrats judiciaires, les policiers, les éboueurs, les sapeurs-pompiers, les militaires, les infirmiers, etc. C’est la fonction publique qui prime ici au détriment de l’individu.

Par principe (et avec de rares exceptions par exemple lorsque l’agent n’est jamais confronté à des échanges avec le public[18] ou avec des administrés), le refus de porter l’uniforme imposé ou son travestissement entraîne des sanctions professionnelles[19].

L’Uniforme prohibe a priori la modification d’apparence physique. Or, le principe même de « l’uniforme » rendant « uniforme » prohibe, par principe,toute modification de l’apparence physique. Si le port d’une barbe ou de moustache ne choque pas nécessairement directement la vocation uniforme, un tatouage ou une modification corporelle – visible outre l’uniforme – en revanche peut paraître incompatible avec l’apparence de l’agent public. Il en serait ainsi par exemple d’un policier au visage ou aux mains tatoués mais, ainsi qu’on le verra infra dans nos développements, les corps de fonctionnaires en uniformes semblent plutôt se diriger, comme la société française dans son ensemble, vers une acceptation ou tolérance croissante de ces questions. De nombreux employeurs (publics comme privés) précisent cependant dans leurs normes internes qu’une[20] « présentation soignée » est attendue des agents, particulièrement s’agissant de ceux en contact avec le public ou les administrés.

L’antique port obligatoire des moustaches de l’autorité. Il a même existé, on le sait, en France comme dans plusieurs pays, des corps (comme celui désormais célèbre y compris dans l’imaginaire collectif) où, longtemps, on a imposé aux agents publics une apparence faciale pileuse, outre l’uniforme se remémorant peut-être ces mots de Molière : « du côté de la barbe est la toute-puissance » ! Ainsi, connaît-on la circulaire du 20 mars 1832[21] imposant, à l’initiative du Maréchal Maison, la moustache[22] à tout militaire. Plus précisément apprend-on encore par un acte postérieur du 03 juin 1836[23] que la moustache militaire devra être taillée « uniformément au niveau de la lèvre supérieure, s’étendre sans discontinuité sur toute la longueur de la lèvre et s’arrêter toujours au coin de la bouche ». Selon le lieutenant-colonel Edouard Ebel[24], cette obligation pileuse aurait été imposée en 1836 à tous les militaires à l’exception des gendarmes. Or, « cette sentence très mal perçue par l’Arme, [fut] vécue comme une humiliation et [souleva] un véritable tollé » si bien qu’en 1841, grâce au maréchal Soult, la moustache fut à nouveau imposée à tous les porteurs de l’autorité qui la revendiquaient. Plusieurs normes (et surtout des circulaires) ont effectivement imposé (avec un recul lors de la Première Guerre mondiale[25]) – à fins dites d’autorité – d’arborer non pas une barbe, symbole de la liberté et du poil non maîtrisé, mais une fine moustache taillée et travaillée : ordonnée et au pas cadencé !

Ce n’est alors qu’en 1933[26] (par l’alinéa 1er in fine de l’art. 25 du décret du 1er avril 1933) que l’obligation s’évanouit par une fin de phrase venant totalement déstructurer le principe liminaire énoncé :

Les militaires « portent les cheveux courts, surtout par derrière, la moustache avec ou sans la mouche mais couvrant la lèvre supérieure ou la barbe entière ; ils peuvent également être entièrement rasé ».

Les brigadiers sont ainsi d’ailleurs devenus dans l’inconscient collectif (comme par exemple chez Fred[27] dans Philémon) des « brigadiers à moustache » aussi caractéristiques et parfois caricaturaux que le gendarme du théâtre de Guignol.

L’uniforme jusqu’aux poils ! Ainsi[28], l’uniforme des fonctions publiques notamment n’a pas concerné que les vêtements.

Longtemps, les cheveux et les poils (de barbes et de moustaches) des agents publics ont été régis par les religions[29] et par la Puissance publique. On se souvient ainsi que sous l’Ancien Régime et même après la Révolution, l’usage puis la norme avaient réservé le port des cheveux longs ou ronds (d’où l’arrivée des perruques en crin de cheval le permettant plus aisément[30]) aux seuls nobles dont les gens de Justice. Un arrêté du 02 nivôse an XI en témoigne ainsi que de très nombreux portraits d’Ancien Régime ou même postérieurs à 1789.

Enfin, il est impossible de ne pas évoquer ici la célèbre affaire du Tribunal d’Ambert[31] ayant conduit à la décision de la Cour de cassation (alors sous la présidence – pour la chambre des requêtes – du baron Zangiacomi) ; décision du 06 août 1844 qui rejeta le pourvoi de trois avocats moustachus et consacra conséquemment la solution souveraine des juges du fond selon laquelle la moustache des robins[32] qui avaient osé défier l’autorité en ne venant pas le duvet rasé ce qui constituait une[33] « tenue négligée, peu en rapport avec les habitudes du Barreau, contraire à ses usages et ses traditions » c’est-à-dire une « atteinte portée à la dignité de la Justice et une irrévérence envers ses magistrats » ! Le petit manuel de la moustache et de la barbe[34] mentionne à cet égard le sentiment du Bâtonnier qui y avait également vu une « provocation irrespectueuse, une opposition préméditée, une résistance individuelle et outrageante à un ordre de police intérieure ». Le même manuel relate également cette audace d’un avocat parisien qui, en 1868, osa plaider devant le Tribunal de la Seine : « je cherche vainement l’ordonnance qui règle la nudité de ma lèvre ».

Mais ces questions ne sont pas si anciennes. Mentionnons en effet, plus proche de nous, ce jugement du Tribunal Administratif du 03 juin 1986 d’Amiens (« Seckel »). Il s’y est agi d’une sanction d’un garde forestier à qui l’on reprochait sa coupe de cheveux « incompatible avec [sa] fonction d’autorité ». Il avait en l’occurrence les cheveux rasés et une unique « mèche frontale » (sic).

Des poils obligatoires des agents publics aux « poilus ». Le poil des moustaches (et non des barbes) a ainsi été – un temps – assimilé – officiellement à l’uniforme d’autorité militaire. Pourquoi ? Car la langue, notamment française, a associé sinon assimilé la virilité, la force et le courage à l’abondance pileuse du visage. En témoigne l’adjectif même de « poilu[35] » qui va devenir un substantif synonyme de « soldat ».

Le fonctionnaire militaire français est un moustachu : un poilu.

Il en va différemment de la perception de la barbe ainsi qu’on le rappellera infra.

L’absence de tatouage obligatoire des agents publics. Cela dit, en droit français (sur le territoire métropolitain tout du moins), il n’a a priori pas existé d’obligation normative de tatouer un agent public du fait de sa fonction. L’hypothèse de quelques usages bagnards[36] n’est effectivement pas à prendre ici en compte car il s’agit d’usagers contraints et non d’agents du service public pénitentiaire.

II. Une tolérance croissante
des apparences & de la diversité :
vers un droit des agents publics aux Tbm

Parmi les discriminations dans l’emploi, celles relatives à l’apparence physique ne sont pas les plus fréquentes même si leur perception n’est pas anecdotique pour autant ainsi qu’en atteste l’un des derniers[37] « baromètres » publiés par le Défenseur des droits en partenariat avec l’Organisation Internationale du Travail. Un quart des travailleurs (publics comme privés de façon similaire[38]) aurait ainsi été confronté à la perception d’une discrimination à l’embauche[39] ou dans son emploi ce qui serait principalement matérialisé par des actes ou propos racistes, liés aux sexualités, à la santé et sexistes. Toutefois, la question de discriminations liées à l’apparence physique existe ainsi que le Défenseur des droits l’avait d’ailleurs particulièrement mis en évidence lors de la publication, en 2016[40], de son IXe « Baromètre » précisément intitulé : « le physique de l’emploi » ainsi, plus récemment, que dans sa décision-cadre 2019-205.

Les codes vestimentaires adoptés, la corpulence (et notamment le surpoids) d’un travailleur ou d’une travailleuse, sa « coiffure », ses « tatouages » ou éventuels « piercings » peuvent manifestement conditionner des réactions hostiles dans l’emploi. Un sondage fait alors apparaître que pour plus d’un tiers des travailleurs interrogés, il est « inacceptable quelle que soit la situation » qu’un agent soit sanctionné du fait d’un tatouage alors que pour encore près de 10% des exprimés, cette discrimination est tout à fait compréhensible ! Heureusement (pensons-nous), ceci évolue mais il est évident, au regard des différents Baromètres précités et consultés que si vous êtes agent public et cumulez certaines catégories ou pratiques, votre potentiel de subir des discriminations s’élève. Il en va ainsi des femmes non blanches non catholiques de plus de quarante-cinq ans, non hétérosexuelles, tatouées, percées et en surpoids. Tel est le combo perdant et stigmatisant.

La traduction sinon l’acceptation des comportements sociaux. On estime que la pratique du tatouage[41] depuis une quinzaine d’années est telle dans la société française que bientôt deux personnes majeures sur dix en détiendraient sur leurs peaux. Côté barbes et moustaches, depuis 2010, leur port est revenu à la mode et le phénomène australien Movember est désormais globalisé.

Les deux matérialisations (visages pileux et corps tatoués) ne sont ainsi pas ou plus des expressions mineures ou réservées à certaines catégories sociales ou à certains milieux.

C’est la société notamment française, dans toutes ses dimensions, qui connaît ces phénomènes. En 2014, aux Etats-Unis d’Amérique une pétition a ainsi réussi à faire plier la chaîne Starbucks pour qu’elle cesse de discriminer les serveurs tatoués. En 2020, le barbu n’est donc pas (ou plus nécessairement perçu comme) un dangereux gauchiste négligé, un religieux ultra appliquant les préconisations du Lévitique (19.27). De même le tatoué n’est pas (ou plus) un marginal, un « mauvais garçon », une « mauvaise fille » aux vertus questionnées, un ancien prisonnier[42]. La société tout entière s’est convertie à ces expressions et les fonctions publiques, pour une fois, semblent s’y adapter.

Un rapport[43] a particulièrement accompagné cette prise en compte de la diversité sociale et de ses apparences physiques. C’est celui remis, en 2016, par le professeur L’Horty au ministère de la fonction publique (lorsqu’il en existait encore un). Démontrant, chiffres et pratiques à l’appui, que la diversité ne rimait pas (toujours) avec l’emploi public où les discriminations à l’emploi existeraient de façon durable sinon institutionnalisée, le document universitaire a fait l’effet d’une bombe qu’heureusement les gouvernants successifs semblent ne pas avoir – totalement – ignorée.

Désormais, les fonctions publiques voudraient incarner davantage tous les visages de la société et donc, y compris, ceux des barbus et des tatoués. On s’en réjouira.

L’évolution récente des fonctions publiques d’autorité. Même les fonctions publiques d’autorité (comme l’armée ou la police) semblent avoir cédé à la demande sociale notamment exprimée depuis les années 2010 par les syndicats[44].

En effet, alors que, selon les localisations, certains policiers étaient autorisés à porter la barbe ou à ne pas dissimuler leurs tatouages, d’autres pratiques les prohibaient totalement au nom de l’Egalité uniforme créant, de facto, des ressentis inégalitaires. Après cinq années d’échanges (et parfois d’avancées puis de reculs), la Direction Générale de la Police Nationale (Dgpn) a pris une instruction[45] (datée du 12 janvier 2018 ; Nor : Intc 1801913J) permettant le port encadré des « tatouages, barbes et moustaches, bijoux ou accessoires de mode par les personnels affectés dans les services de la police nationale ». Cette circulaire prise par le préfet Morvan, directeur de la Dgpn prend acte de ce que les piercings et les Tbm ne sont pas qu’un effet de « mode » mais bien « un phénomène culturel et de société ». En conséquence, conclut la direction, tant que les règles de déontologie et l’ordre public ne sont pas atteints et que les coupes des cheveux et poils faciaux demeurent « courtes, soignées et entretenues, sans fantaisie, compatibles avec le port des coiffes de service », rien n’empêche a priori un agent de porter barbe, moustache ou tatouage(s). Après avoir posé ce principe, l’instruction mentionne deux exceptions principales (que l’on retrouve, du reste, en toute profession) :

  • lorsqu’est en jeu la sécurité (par exemple pour une barbe trop longue d’un représentant des forces publiques au point qu’un manifestant pourrait s’en saisir contre l’agent lui-même ou parce qu’il ne pourrait pas porter par exemple un masque à gaz[46] ou à propos de piercings ou d’autres bijoux qui pourraient être retournés contre leurs porteurs) ;
  • et s’agissant d’un port incompatible avec les obligations déontologiques de neutralité des agents (par exemple s’agissant d’une croix gammée).

Enfin, souligne l’acte para-réglementaire, au visa du Code de la sécurité intérieure (art. R. 434-1 et s.) applicable aux gendarmes et aux policiers et spécialement vis-à-vis de l’art. R. 434-14, « le policier ou le gendarme est au service de la population. Sa relation avec celle-ci est empreinte de courtoisie (sic) et requiert l’usage du vouvoiement (re sic) ». Au nom de la « dignité des personnes », l’instruction souligne une circonstance particulière : tout agent positionné en uniforme et/ou en contact direct avec le public se doit d’être particulièrement exemplaire (principe que l’on va retrouver applicable à toute profession).

La tradition des corps d’armées : les corps pileux notamment tatoués. Ainsi qu’on l’a rappelé supra, les corps d’armées ont connu jusqu’en 1933 une obligation normative pileuse. En revanche, rien n’imposait à ces corps d’être tatoués. Toutefois, si rien ne l’obligeait et ne l’oblige encore officiellement, ont longtemps existé – et existent encore – des traditions et des usages en matière de tatouages. La Marine[47] dans de nombreux pays en est peut-être, avec la Légion étrangère, le corps le plus topique et ce, s’agissant des marins, singulièrement dans les pays anglo-saxons[48]. Ici le Droit écrit ne compte (presque) plus s’agissant au moins de l’apparence physique : la force de la tradition des communautés d’individus aux rites propres aux groupes s’impose. Comme autrefois lorsque la métropole acceptait qu’une colonie (parce qu’elle était éloignée et concernait moins de monde) bénéficiât d’exceptions, les marins et les légionnaires (parce qu’ils sont la plupart du temps éloignés du territoire métropolitain et qu’ils ne sont pas si nombreux) voient leurs signes identitaires s’affirmer sous l’œil tolérant et complice de la République.

Le travailleur accueillant (ou non) du public. Cette parenthèse marine refermée, il faut aborder le principe cardinal de notre étude : la confrontation de l’agent au public. En effet, en droit public comme en droit privé, ne pas revêtir correctement un uniforme donné ou ne pas manifester une apparence physique jugée digne est susceptible de sanction(s). Il s’agit bien d’une faute professionnelle ainsi que l’a éprouvé un gardien de prison du centre corrézien de détention d’Uzerche qui a reçu un avertissement du directeur régional des services pénitentiaires parce qu’il avait effectué une partie de son service (la surveillance de détenus pendant des activités sportives) en baskets ! « Pas de Tn pour les matons » a également estimé, après l’employeur public, le Tribunal Administratif de Limoges[49] (jugement n°01-1514 du 06 mai 2004). Ce dernier relevant que la mission de surveillance précitée « n’impliquait aucunement » que le gardien « prenne part aux activités sportives en cause » ! Il en est de même en droit privé[50].

La jurisprudence en matière de tenues et/ou d’apparences physiques jugées inappropriées est assez claire, même si elle relève d’une appréciation toujours circonstanciée et propre aux fonctions exercées.

Un agent en contact direct avec le public n’est ainsi pas placé dans la même situation (et avec les mêmes obligations de soin de son apparence physique) qu’une ou un collègue placé dans un bureau ou un atelier ne recevant pas d’administrés ou de clients.

Si l’employeur peut donc imposer une « tenue » / « apparence » particulière et conforme à l’emploi considéré, il ne peut pas pour autant tout sanctionner ou refuser.

Résumons-nous : par principe l’employeur public (comme privé) ne peut – sans causer de discrimination (et donc en être condamné) – refuser d’employer ou sanctionner lui-même (jusqu’au licenciement) un travailleur barbu, moustachu et/ou tatoué parce qu’il serait barbu, moustachu et/ou tatoué. L’Egalité s’affirme.

  • En revanche, s’il existe un impératif d’ordre public (comme celui de sécurité) ou une contrainte professionnelle particulière avérée, les ports précités pourront être restreints. Ainsi, un agent travaillant avec des produits combustibles ou avec de la pyrotechnie pourrait voir le port de sa barbe (inflammable) contraint.
  • Surtout, si l’agent est en contact avec le public, il ne doit choquer ou porter atteinte à la dignité de personne. C’est évidemment ce dernier critère – le plus subjectif – qui donnera lieu aux appréciations les plus difficiles et circonstanciées. Ce qui sera permis pour un enseignant-chercheur s’adressant à un public majeur ne le sera pas nécessairement pour un professeur des écoles. Ce qui sera admis pour un policier ou d’un gardien de prison ne le sera pas nécessairement d’un magistrat, etc.

Il faut ici mentionner l’existence de la décision-cadre 2019-205[51] du Défenseur des droits qui permet non seulement de résumer l’état du Droit mais encore d’attirer l’attention des employeurs sur le risque de discriminations. En effet, rappelle le document, les caractéristiques physiques peuvent être considérées et contraintes par l’employeur public ou privé si elles répondent à « une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée ». Ce sont les rares exceptions qui seront développées infra. La décision-cadre signale par ailleurs que selon elle « le contact avec les usagers, l’exercice d’une fonction d’autorité ou la relation avec la clientèle ne permettent pas, à elles seules, de justifier toutes les restrictions ». Tout est donc bien affaire d’appréciation circonstanciée dans cette appréhension de l’apparence physique que le Défenseur définit ainsi au point 27 : « l’ensemble des caractéristiques physiques (sic) et des attributs visibles propres à une personne, qui relèvent tant de son intégrité physique et corporelle (morphologie, taille, poids, traits du visage, phénotype, stigmates etc.) que d’éléments liés à l’expression de sa personnalité (tenues et accessoires vestimentaires, coiffure, barbe, piercings, tatouages, maquillage, etc.) ». Les Tbm sont ainsi bien concernés.

III. Le refus des messages appréhendés comme politiques, religieux ou porteurs de propos prohibés dans l’espace public

Si la tolérance des apparences physiques semble croissante, demeurent deux exceptions : celles de certains « messages » prohibés dans l’espace public et la question, tout aussi croissante, de la véritable « peur » du religieux (notamment musulman) et des manifestes fantasmes qu’elle véhicule.

L’antique interdiction de la barbe gauchiste. Si la moustache a été réglementaire dans l’uniforme public militaire, la barbe n’a pas connu le même engouement. Sous l’Ancien Régime, rappelle ainsi Glasson[52], on trouve une ordonnance royale de 1540 « qui défendait à tous juges, avocats et autres, de porter barbe et habillements dissolus » mais l’on sait également que le port de la barbe et de la moustache dans la magistrature fluctua selon les siècles et notamment les modes suivies par l’Eglise et ou le Souverain. En 1974, l’article 11 du Règlement intérieur d’emploi des gradés et gardiens de la police nationale[53] interdisait même explicitement son port sans exception. Il est désormais toléré mais accepté seulement s’il est court.

La barbe longue demeure en effet dans l’inconscient collectif celle des dangereux révolutionnaires dits gauchistes. A l’Université, ainsi, on se souvient que plusieurs normes ont régi les usages capillaires[54]. Le 20 mars 1852, la circulaire Fortoul du ministre de l’Instruction publique interdisait aux enseignants de porter barbes et moustaches. Ces premières, « peu compatibles avec la gravité du professorat » étaient, sous le Second Empire, perçues comme un signe d’opposition au pouvoir impérial. Alors, commentait-on « Hugo, qui a commencé sa carrière joues nues, se laissa croître le poil à mesure qu’il se gauchisait »[55] ! Plus tard, expliquera même Pier Paolo Pasolini : « le langage de ses cheveux exprimait, même indiciblement, des « choses » de gauche » !

A l’Opéra où se produisent notamment des agents publics, la question a même été posée devant les tribunaux : les artistes (que l’Etat rétribuait directement ou non) avaient-ils en conséquence le droit, sans offenses, de paraître sans être glabre ? Et l’auteur du code du théâtre[56] de répondre en résumant la jurisprudence : « l’artiste est tenu de se soumettre à toutes les exigences de ses rôles et de son emploi » ; « il doit en faire le sacrifice (sic) chaque fois que les besoins du service l’exigent ». Force est alors de constater qu’en 2020, toujours, la barbe longue est encore mal perçue. L’instruction précitée de 2018 applicable aux gendarmes et policiers y insiste : si barbe ou moustache il y a : la coupe en sera courte et soignée « sans fantaisie ». A la fin du XIXe siècle, de même, lorsque les poils faciaux étaient tolérés jusque dans les corps armés, il était bien précisé qu’ils seraient taillés et ordonnés et non libres et longs à la seule exception, peut-être, de la barbe longue étonnamment acceptée chez les sapeurs[57] et ce, peut-être du fait du patronyme de leur sainte-patronne. C’est cet état que décrit la théorie militaire et administrative de Cochet de Savigny[58]. Plus récemment (avant l’instruction de janvier 2018), certains médias[59] ont même évoqué dans les corps armés et chez les Crs par exemple de véritables « chasses aux barbus » et l’existence d’une « note de la direction zonale des compagnies républicaines de sécurité » du 1er mars 2017 pour la région Est. Selon cette instruction : « à compter de ce jour est mis en place un tableau mensuel recensant le nombre de fonctionnaires porteurs de barbe ou de bouc ». Heureusement pour les Crs barbus, la circulaire Morvan a modifié cet ordre étonnant daté de 2017 mais respirant les siècles passés. Cela dit, l’art. 90 du règlement intérieur des Compagnies Républicaines de Sécurité continue d’affirmer l’interdit de la barbe aux Crs à moins d’une autorisation explicite du chef de service central des Crs.

La traduction des interdits (notamment de sécurité) de l’espace et de l’ordre publics. Ainsi, les éléments matériels permettant de justifier l’interdit vestimentaire ou d’apparence physique sont rares. Il existe effectivement quelques obligations dues à des emplois spécifiques et dangereux (où l’on va par exemple manipuler des produits dangereux), quelques exigences d’hygiène (en contact avec des produits alimentaires ou de santé notamment) et de sécurité (pour les agents ou le public qu’ils côtoient) mais ces éléments matériels sont plutôt et si objectivement circonstanciés qu’ils ne posent, au contentieux, que peu de difficulté(s). Ainsi, un Crs avec une barbe de cinquante centimètres pourra entendre qu’il est dangereux pour sa sécurité qu’un potentiel manifestant s’y agrippe. Une infirmière comprendra également que le tatouage à propos duquel elle a une réaction cutanée vive et qu’elle vient de réaliser pourrait être mal perçu sinon craint des patients et de sa hiérarchie lui demandant d’agir en milieu stérile. Concrètement, par exemple, l’instruction Morvan précitée nous indique, à propos des policiers, qu’afin « de respecter les exigences de sécurité et la nécessaire étanchéité du matériel prescrite par le fabricant, le port de la barbe ou des favoris ne pourra pas être autorisé lors de 1 ‘utilisation des équipements spéciaux de la tenue Nrbc, à 1’ exception des entraînements et exercices » ; ladite tenue étant celle des opérations Nucléaires, Radiologiques, Biologiques et Chimiques.

Le refus des symboles explicites contraires à la neutralité. La recherche des « Tbm déontologiques ». Plus complexe à appréhender est la justification d’éléments non matériels mais psychologiques ou spirituels. Il en est particulièrement ainsi des tatouages dont on peut se demander comment les appréhender au regard de la liberté de se vêtir, d’assumer son apparence physique et in fine de la liberté d’expression[60]. « Mort aux vaches » ou « aux cons », croix gammée, injures et autres propos diffamants, racistes, antisémites ou encore xénophobes : il est évident que si ces expressions étaient verbalisées en public ou entre collègues par un agent public, elles seraient sanctionnées. Il n’y a donc aucune raison pour qu’un tatouage qui traduirait les mêmes matérialisations soit acceptable et accepté. Tout ce qui est contraire à l’oral ou par le derme coloré aux obligations déontologiques et statutaires et – évidemment – aux Lois de la République est et doit être sanctionné. Il en va conséquemment s’ils sont visibles des collègues, de la hiérarchie ou évidemment du public de tatouages qui :

  • seraient injurieux ou diffamants (comme des doigts sur lesquels seraient écrits « Vtff » ou encore « Bastard », « Fuck off » ;
  • porteraient atteinte à la neutralité du service dans toutes ses dimensions (religieuse, politique, philosophique, etc.) à l’instar de messages tels que « à bas la République ! », « Vive le Rassemblement National ! » ou même de logotypes de partis ou d’idéaux politiques partisans ;
  • en particulier manifesterait un prosélytisme ou un dénonciation d’une religion ou d’un comportement religieux donné (ce qui serait contraire au principe de Laïcité à la différence du port d’une barbe) et ce, à l’image d’un verset, d’une représentation biblique, satanique, etc.

Bien entendu, ici comme souvent en Droit, tout sera question d’appréciation et d’interprétation in concreto. Un message certes biblique comme « aimez-vous les uns les autres » serait potentiellement accepté ; une rose au poing pourrait même l’être s’il ne s’agit pas du strict logotype du parti socialiste. On part donc ici – en pratique – à la recherche des Tbm déontologiques ou conformes aux déontologies et pratiques professionnelles. Au contentieux, citons cet arrêt du Conseil d’Etat[61] confirmant le renvoi (rare avant même sa titularisation et la fin de sa période d’essai) d’un fonctionnaire stagiaire (en l’occurrence surveillant pénitentiaire) qui avait diffusé (notamment sur réseaux sociaux) ses préférences politiques extrémistes et l’existence sur son corps d’un tatouage néonazi. Même non visible en permanence, le fait que l’intéressé ait rendu publiques la connaissance et l’existence de ce tatouage au message prohibé car contraire à la neutralité du service public a suffi.

Saintes barbes prosélytes ? Deux dernières hypothèses pour terminer notre panorama des Tbm dans les fonctions publiques : les sapeurs-pompiers et la barbe dite prosélyte. S’agissant des premiers, on a rappelé supra que le port de la barbe leur avait un temps été reconnu (à la différence des militaires) mais – en toute hypothèse – de nos jours il demeure plus rare et ce, d’autant plus que l’arrêté du 8 avril 2015 fixant les tenues, uniformes, équipements, insignes et attributs des sapeurs-pompiers n’y incite pas véritablement. Son article 08 dispose en effet que « pour des raisons d’hygiène et de sécurité » : « le port de bijoux apparents (dont les boucles d’oreilles et les piercings) n’est pas autorisé ; les cheveux doivent être d’une longueur compatible avec le port d’une coiffe ou être attachés ; le rasage est impératif pour la prise de service ; dans le cas particulier du port de la barbe ou de la moustache, celles-ci doivent être bien taillées et permettre une efficacité optimale du port des masques de protection ». Donc, certes, la barbe est autorisée mais à titre exceptionnel et courte et bien taillée.

Rien à voir, cette fois, avec l’univers des sapeurs-pompiers et celui de leur « sainte patronne » (Sainte-Barbe) d’appropriation étonnamment républicaine, parlons maintenant de la « barbe » à connotation religieuse. On a compris qu’a priori tout agent public peut porter la barbe (au besoin courte et taillée dans certaines fonctions où des exigences sécuritaires ou de port de coiffes l’impliquerait) mais il est clair qu’en tant que tel le port d’une barbe ne saurait être interdit. Pourtant, une jurisprudence vient ternir ce principe et elle nous semble singulièrement détestable. Il s’agit de l’arrêt de la Caa de Versailles en date du 19 décembre 2017[62] qui a considéré à travers l’existence d’une barbe « particulièrement imposante » une « appartenance religieuse » contraire au principe de laïcité. Même si le 25 décembre approchait, il ne s’agissait évidemment pas de la barbe du Père noël ou de celle de Saint-Nicolas mais de celle d’un stagiaire associé à un centre hospitalier qui y était normalement accueilli du 4 novembre 2013 au 2 novembre 2014. Toutefois, le 13 février 2014, l’établissement de santé l’accueillant avait unilatéralement mis fin au stage de l’intéressé qui en a contesté la décision auprès du TA de Montreuil (qui a rejeté sa demande) et en appel devant la Caa de Versailles qui a également débouté l’intéressé. Mettons de côté les éléments de procédure disciplinaire (qui ici n’apportent que peu et sont assez banaux) et concentrons-nous sur le motif légitimant une telle mise au ban : sa « barbe particulièrement imposante » qui traduirait non seulement son appartenance religieuse mais encore un acte de prosélytisme vis-à-vis des usagers et des personnels. Certes, la Caa a rappelé dans son arrêt non seulement que la liberté de conscience et la laïcité sont deux principes constitutionnels à concilier mais surtout – ce qui est paradoxal – qu’a priori « le port d’une barbe, même longue, ne saurait à lui seul constituer un signe d’appartenance religieuse ». Pourtant, elle n’en a pas tiré les mêmes conséquences que nous (ou alors elle s’exprime fort mal et ne donne pas les éléments permettant de la suivre). En effet, qu’un agent public ou assimilé (comme un stagiaire) se doive de ne pas faire état de convictions religieuses est évident et non contesté : le principe de neutralité et / ou de laïcité s’y oppose. Si l’intéressé psalmodiait, s’il faisait des signes de croix, s’il donnait l’absolution à des patients, s’il récitait le Coran ou la Torah, il était parfaitement loisible à l’administration de sanctionner un tel comportement. Il en serait de même s’il officiait en soutane, avec une cornette dite « à la Rolande » ou pour une femme avec un voile islamique car ces tenues vestimentaires sont effectivement des signes destinés à marquer une appartenance religieuse. En revanche, il n’en est rien du seul port d’une barbe qui – même s’il est perçu comme tel et même si au fond il est pratiqué pour une raison religieuse – ne peut et ne doit, en France en 2020 alors que l’ordre moral n’est plus, justifier une telle sanction. Peu importe selon nous que d’aucuns aient perçu ladite formation pileuse comme religieuse car la barbe n’est ni un comportement, ni un message, ni un vêtement : elle fait partie intégrante de son porteur à l’instar de ses pieds, de ses mains ou de ses yeux. Un homme qui ne rase pas ou peu a par définition de la barbe : c’est un signe de masculinité passée la puberté et que certaines religions l’encouragent ou non n’y change rien. Il nous paraît conséquemment affolant qu’un juge[63] ose justifier une sanction pour ce seul motif. Ce n’est pas la barbe qui doit justifier une réaction mais le comportement de son porteur et si ce dernier se contente de ne pas être rasé, personne ne devrait pouvoir le lui reprocher. Or, précise la Cour, « dans ces conditions, il doit être regardé comme ayant manqué à ses obligations (…), alors même que le port de sa barbe ne s’est accompagné d’aucun acte de prosélytisme ni d’observations des usagers du service » ! Heureusement, entre la première écriture du présent article et sa publication, fut jugé et publié un pourvoi en cassation. Il résulte de ce dernier que par un arrêt[64] en date du 12 février 2020, le Palais royal a enfin affirmé solennellement que, quelle que soit sa taille, une barbe ne peut « être regardée comme étant par elle-même un signe d’appartenance religieuse » conséquemment contraire au principe de Laïcité. Il en était ainsi dans l’espèce litigieuse et les juges du fond avaient donc eu tord d’accepter la rupture unilatérale du stage du requérant barbu hors de « circonstance susceptible d’établir [qu’il] aurait manifesté [des] convictions [religieuses] dans l’exercice de ses fonctions ».

Tenue correcte exigée. En définitive, on retrouve ici avec les Tbm la fameuse expression plus moraliste que juridique de « tenue correcte exigée » ou pour reprendre la jurisprudence d’apparence « correcte et soignée ». Une négligence vestimentaire ou pileuse ne justifiera jamais en tant que telle une sanction mais s’il existe un uniforme ou des indications (par exemple dans un règlement intérieur) d’apparence physique à respecter, leur non-respect ne pourra être considéré comme discriminatoire[65]. De même, on s’attendra à ce que la décence et la pudeur soient respectées ce qui implique qu’un message érotique ou sexué que formerait un tatouage ou une coupe de poils ou de cheveux particulière serait susceptible d’entraîner une sanction professionnelle s’il est estimé qu’un préjudice ou un trouble est causé aux collègues ou à la clientèle (et ainsi qu’il en fut considéré à propos d’une employée portant des vêtements transparents et ce, sans… sous-vêtements[66]). Concrètement, cependant, redisons-le le seul port d’une barbe ou de cheveux longs (hors hypothèse militaire précitée) ne peut ni ne doit justifier un licenciement a contrario de ce qu’a jugé la Caa de Versailles en 2017[67] mais a pari de ce qu’entend la jurisprudence judiciaire de la Ca de Versailles[68]. Il en va différemment de l’entretien. En ce sens, rappelle la même Cour, « un soignant mal rasé » ne participeraitpas à « l’image de la plus grande propreté corporelle requise par le règlement d’un Ehpad » rapporte l’Annexe IV[69] de la décision-cadre préc. 2019-2015.

Du symbolique à l’esthétique. En conclusion, on aimerait partager le constat qu’émet Eric Guillon dans plusieurs des livres (préc.) qu’il a écrit ou co-écrit sur le sujet. Selon lui, en effet, alors que le tatouage a originellement été (y compris dans les fonctions publiques ajoutons-nous) un marqueur symbolique, un rite de passage ou d’escales parfois comme chez les marins et les légionnaires, il semble davantage devenu une unique préoccupation d’apparence physique esthétique.

Alors que barbes et tatouages dissimulaient (en les sublimant) autrefois les corps et gueules cassés des agents publics d’autorité, ils sont devenus désormais des matérialisations bien moins symboliques et beaucoup plus cosmétiques.


* Le présent article est dédié à Jordan C. des Curiosités J. pour qu’il retrouve le sourire.

[1] On entendra par tatouage la définition qu’en retient le Snat (cf. en ligne : https://www.s-n-a-t.org/download/charte_snat.pdf). Quant aux attributs pileux, on les qualifiera infra au moyen du Dictionnaire des connaissances générales utiles à la gendarmerie.

[2] Si les premiers concernent essentiellement les agents de sexe masculin (et l’on mettra de côté l’hypothèse – dont on conviendra qu’elle est plutôt rare en fonctions publiques – des « femmes à barbe »), les tatouages concernent en revanche les travailleurs de tout sexe.

[3] L’interrogation des normes, de la doctrine et de la jurisprudence administrative sur les Tbm en droit public est a priori décevante surtout lorsqu’après l’espoir de considérer 453 décisions traitant de « moustaches », on réalise qu’elles sont toutes ou presque dues à la présence en juridiction du président Roland Moustache.

[4] Rappelons que le terme s’emploie toujours au singulier pour un être humain et au pluriel pour les poils longs d’un animal comme le chat. On dira ainsi de Mme R. E. M. qu’elle a de « la » moustache et de Chaconne de Bach qu’elle a « des » moustaches. Enfin, le plus belle des moustaches est évidemment celle du désormais célèbre « Monsieur Moustache » (Hugo S.) à qui les présents propos sont offerts.

[5] A nos yeux (dont on concédera qu’ils sont subjectifs), le plus bel article sur la question est celui de : Schmitz Julia, « Costume, vêtement(s) & droit du travail : la liberté de se vêtir au travail » in Chansons & costumes « à la mode » juridique & française ; Le Mans, L’Epitoge ; 2015 ; p. 107 et s.

[6] Cass., Soc., 28 mai 2003, n°02-40.273 dans l’affaire désormais célèbre dite du « bermuda ».

[7] Cedh, 1er juillet 2014 (GC), S. A. S c/ France, n° 43835/11.

[8] Cedh, 27 août 2015, Parillo c/ Italie, n° 46470/11.

[9] Tel qu’exprimé dans la Constitution, dans la devise de l’Etat ou encore par CE, Ass., 28 mai 1954, Barel (Rec. p. 308).

[10] Conseil Constitutionnel, Décision n° 87-232-DC du 7 janvier 1988.

[11] Ordonnance n° 2005-901 du 2 août 2005 relative aux conditions d’âge dans la fonction publique et instituant un nouveau Parcours d’Accès aux Carrières de la fonction publique Territoriale, de la fonction publique hospitalière et de la fonction publique de l’Etat.

[12] Et ce, à titre très personnel, même si le sens de cette expression nous hérisse le poil (de la barbe évidemment) ainsi qu’on l’a expliqué in Dictionnaire de droit public interne ; Paris, LexisNexis ; 2017 ; p. 132 et s.

[13] Loi dite Le Pors n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.

[14] Voyez en ce sens sur le site de l’institution :

https://juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=18851.

[15] Loi n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique et notre commentaire (critique) :

http://unitedudroit.org/FP/TFP1-MTD.pdf en partie publié in Droit social ; 2020 ; n°03 ; p. 232 et s.

[16] Il en sera ainsi des vêtements ignifugés des pompiers ou des treillis de camouflage des militaires.

[17] A ce propos, on se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, « Uniformes (civils) des fonctions publiques nationales : entre ordre(s) & Egalité » in Chansons & costumes … ; op. cit. ; p. 161 et s.

[18] En droit privé (car nous n’avons pas – encore – trouvé d’exemple en droit public) il en a ainsi été jugé à propos d’un agent de sécurité à qui l’on imposait, à tort, un uniforme alors qu’il était enfermé dans une cabine de visionnage de télésurveillance sans contact avec le public.

[19] Ainsi est confirmé le licenciement de l’agent de police portant un foulard visible sous sa casquette réglementaire ainsi que des vêtements longs dissimulant ses bras sous un polo à manches courtes : Caa Paris, 19 février 2019 (n°17PA00273).

[20] Il en va ainsi de la compagnie de service (encore) public Air France.

[21] Reproduite au Journal militaire ; 1832 ; p. 182 et s.

[22] Cette dernière étant, selon le Dictionnaire préc. des connaissances générales utiles à la gendarmerie (Paris, Lavauzelle ; 14e éd. de 1902 ; p. 523), la « partie de la barbe qui pousse au-dessus de la lèvre supérieure ». La barbe se définissant quant à elle comme l’« ensemble des poils qui poussent sur le visage de l’homme (sic) » (ibidem ; p. 94 et s.). V. également : Dupuis Delphine, Petit manuel de la moustache et de la barbe ; Paris, Les vieux tiroirs ; 2013 ; spécialement p. 158 et s.

[23] Il s’agissait – encore – de Nicolas Joseph Maison (1771-1840) entre temps devenu Ministre de la Guerre.

[24] In Gend’Info ; juillet 2011 ; repris in Libération du 15 juillet 2011.

[25] Art. 331 du décret du 21 septembre 1916 sur le service intérieur des corps de troupe in Bulletin des Lois de la République française ; 1916 ; p. 1559.

[26] Cf. Décret du 1er avril 1933 portant règlement du service dans l’armée. 1re partie. Discipline générale. Mis à jour à la date du 15 avril 1940 ; Paris, Lavauzelle ; 1940 ; p. 33.

[27] Touzeil-Divina Mathieu & Touzeil Tiphaine, « Un droit à l’utopie ? Voyage au cœur des aventures du Philémon de Fred » in Le Droit dans les Bandes dessinées ; Paris, Lgdj ; 2012 ; p. 171 et s.

[28] On reprend ici des éléments développés in « Uniformes (civils) des fonctions publiques nationales » préc.

[29] On lira à cet égard les deux premiers chapitres (à propos de la Bible, de l’Islam et du poil) de : Auzépy Marie-France & Cornette Joël (dir.), Histoire du poil ; Paris, Belin ; 2011.

[30] Perruques qui furent cependant abandonnées en France sur prescription… et pression médicale ainsi que le rappelle : Herzog-Evans Martine, « To robe or not to robe : discussion internationale informelle autour du port de la robe par les magistrats et les avocats » in Ajdp ; juillet 2013 ; n°7, p. 395 et s. Ces mêmes perruques, d’ailleurs, furent importées depuis la mode française au Royaume-Uni où elles sont demeurées, notamment dans le costume juridique, encore d’actualité : Woodcock Thomas, Legal habits ; a brief sartorial history of Wig, Robe and Gown ; Londres, Ede and Ravenscroft ; 2003.

[31] Affaire notamment racontée par Rousselet Marcel, Histoire de la magistrature française ; des origines à nos jours ; Paris, Plon ; 1957 ; Tome I ; p. 347 et s.

[32] Cf. Deligand Edouard, Les gens de robe peuvent-ils porter moustache ?; Sens, Duchemin ; 1876.

[33] Cité par M. Julien ; op. cit. ; p. 06.

[34] Dupuis Delphine, Petit manuel de la moustache et de la barbe ; Paris, Les Vieux tiroirs ; 2013 ; p. 161.

[35] A son sujet : Cronier Emmanuelle, « Les poilus » in Histoire du poil ; op. cit. ; p. 235 et s.

[36] Au présent ouvrage on lira avec profit : Dhalluin Sébastien, « Marquer les hommes comme l’on marque les bêtes : la peine de la flétrissure, une altération judiciaire des corps criminels » ; p.63 et s.

[37] Il s’agit du XIe « baromètre » de la perception des discriminations dans l’emploi (2018), accessible sur :

https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/etudresult-harcmoral-a4-num-30.08.18.pdf.

[38] Ibidem ; p. 03 du « baromètre ».

[39] Duflos Julie & Hidri Neys Oumaya, « Entre perceptions accrues et recours marginaux : le paradoxe des discriminations selon l’apparence physique à l’embauche » in Les cahiers de la LCD ;2018 ; n°6 ; p. 99 et s.

[40] Https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—europe/—ro-geneva/—ilo-paris/documents/publication/wcms_452486.pdf.

[41] Que décrypte (outre son histoire et ses évolutions) le catalogue de l’exposition (du Musée du Quai Branly) Tatoueurs, tatoués ; Paris, Actes Sud ; 2014. Peuvent également être consultés à ce sujet non seulement plusieurs des articles du site Internet du Syndicat National des Artistes Tatoueurs et des professionnels du tatouage (Snat) (https://syndicat-national-des-artistes-tatoueurs.assoconnect.com/page/86330-accueil) ainsi que : Le Breton David, Signes d’identité ; tatouages, piercings et autres marques corporelles ; Paris, Métailié ; 2002.

[42] Ainsi qu’en témoignent les très beaux livres de : Pierrat Jérôme & Guillon Eric, Les vrais, les durs, les tatoués : le tatouage à Biribi ; Paris, Larivière ; 2005 et (des mêmes auteurs) Mauvais garçons, tattoed underworld a portrait gallery ; Paris, Manufacture de livres ; 2013.

[43] Https://www.fonction-publique.gouv.fr/files/files/Espace_Presse/girardin/Rapport_LHorty_final.pdf.

[44] Dont l’Unsa-Police qui le rappelle avec fierté :

http://police.unsa.org/specialistes/conditions-de-travail/article/tatouages-barbes-et-moustaches-l-unsa-police-obtient-satisfaction.

[45] In Bomi (Bulletin Officiel du Ministère de l’Intérieur) ; 2018-02 ; p. 196 et s.

[46] Ces deux exemples – non fictifs – ayant été confirmés par plusieurs agents (dont un « grand barbu ») et anciennement manceaux que l’auteur du présent texte tient à saluer et à remercier. Pour le cas du masque à gaz, la jurisprudence confirme a priori l’analogie avec un agent administratif qui refusait de se raser impliquant qu’il ne pouvait plus porter l’appareil de protection respiratoire que son emploi d’entretien de la piscine municipale imposait : Caa de Versailles, 19 février 2008 (n°06VE02005).

[47] Sur le sujet : Pierrat Jérôme & Guillon Eric, Les gars de la marine : le tatouage de marin ; Paris, Larivière ; 2005. Les auteurs rappellent notamment que c’est à la Marine que l’on doit même le mot « tattow » transformation du « tatau » tahitien des marques dermiques bleutées.

[48] Pierrat Jérôme & Guillon Eric, Marins tatoués (…); Paris, Manufacture de livres ; 2018.

[49] Cf. « à propos du port de l’uniforme (prison) » in Ajfp ; juillet 2004 ; n°4, p. 204 et s.

[50] C’est la célèbre jurisprudence de l’agent immobilier en jogging (Cass., Soc., 06 novembre 2001, Brunet ; Liaisons sociales ; 20 décembre 2001 ; n°746) ou du salarié en bermuda (Cass., Soc., 28 mai 2003 (02-40273)).

[51] Https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/decision-cadre_apparence_physique.pdf.

[52] Glasson Ernest-Désiré, Les origines du costume de la magistrature, Paris, Larose et Forcel, 1884 ; p. 17.

[53] Dans sa version actualisée en 2012, il est encore en ligne ici :
http://www.fpip-police.fr/wp-content/uploads/2012/03/RIPN.pdf.

[54] Voyez en ce sens à l’occurrence « M comme Moustaches » in Touzeil-Divina Mathieu & Boninchi Marc, « Dictionnaire policé du Droit de l’opéra au XIXe siècle » in Droit & Opéra ; Paris, Lgdj ; 2008 ; p. 338 et s.

[55] Cité par Baillette Frédéric, « Organisations pileuses et positions politiques ; à propos de démêlés idéologico-capillaires » in Quasimodo ; n°7 ; Montpellier ; 2003 ; p. 121 et s.

[56] Le Senne Charles, Code du théâtre (…) ; Paris, Tresse ; 1878.

[57] Ce qui semble pourtant incompatible avec la sécurité des agents (le poil étant particulièrement inflammable) mais est attesté dans plusieurs documents dont le truculent Carnet de la Sabretache : revue militaire rétrospective ; publiée mensuellement par la Société « La Sabretache » ; Paris, Leroy ; 1937 ; p. 525.

[58] Cochet de Savigny Pierre Claude Melchior, de la gendarmerie (…) ; Théorie militaire et administrative ; Paris, Léautey ; 1844 ; Tome II ; p. 879 et s.

[59] Https://www.lepoint.fr/societe/les-crs-ouvrent-la-chasse-aux-barbus-03-03-2017-2109169_23.php.

[60] Sur ce sujet, on lira au présent ouvrage : Nicaud Baptiste, « Tatouage et liberté d’expression » ; (…)

[61] CE, 04 juillet 2018, B. (req. 419180).

[62] (15VE03582) commenté par nos soins au Jcp A 2018 ; n°02 ; 14 et s.(dont les propos suivants sont tirés).

[63] Encouragé, cela dit, par les propos de plusieurs politiques jusqu’au sommet de l’Etat. On se souvient en ce sens des déclarations hallucinantes du ministre de l’Intérieur, Castaner, en octobre 2019 expliquant (devant plusieurs commissions parlementaires à l’Assemblée Nationale comme au Sénat) que, parmi les signes de radicalisation des islamistes, il fallait être particulièrement sensible à la barbe. Ces mots ont provoqué le dégoût puis l’hilarité de nombreux citoyens qui les ont dénoncés et raillés sur les réseaux sociaux, au moyen du hashtag #SignaleUnMusulman, dénonçant à ce titre plusieurs dangereux barbus comme le premier ministre Edouard Philippe, l’ancien président du parti des Républicains, Laurent Wauquiez ainsi que de nombreux hipsters !

[64] Avec nos observations « Au nez et à la barbe des juges du fond, le Conseil d’Etat rappelle (enfin) qu’en soi porter la barbe n’est ni illégal ni contraire au principe de Laïcité » in Jcp A n°08 ; 2020 ; p. 03 et s.

[65] CA Nancy, 06 février 2013 (n° 12/00984) cité dans la décision-cadre préc. du Défenseur des droits.

[66] Cass., Soc., 22 juillet 1986 (n°82-43.824) in Liaisons sociales n°5844 ; p. 07.

[67] Et a priori aussi à la mairie de Tremblay-en-France en 2011 où un fonctionnaire semble avoir connu le même sort selon : Feixas Jean & Pierrat Emmanuel, Barbes et moustaches ; Paris, Hoëbeke ; 2015 ; p. 98.

[68] A propos d’un salarié de supermarché respectant le port des vêtements de la « marque » au service de laquelle il était employé mais à la barbe et aux cheveux longs (ainsi qu’avec une boucle d’oreille) ce qui n’a pas été jugé contraire à la « tenue propre et correcte » imposée par le règlement intérieur de l’enseigne : Ca de Versailles, 08 juillet 1994, n°93-6638.

[69] Op. cit. ; p. 33 à propos de CA Versailles, 31 août 2011, n°10/03526.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

L’auteur de la semaine : Arnaud Alessandrin

Voici la 20e publication dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’une présentation de l’un.e de nos auteur.e.s d’exception : M. Arnaud Alessandrin.

Profession :

Sociologue.

Thèmes de recherche(s) :

Les discriminations, le genre et la santé.

Quelle a été votre première collaboration / publication aux Editions L’Epitoge ?

Le XIXe volume de la collection « L’unité du droit » pour l’ouvrage Droit(s) au(x) sexe(s) (sous direction collective).

Y en a-t-il eu d’autres ?

Non, mais je n’attends que ça !

Quelle est votre dernière publication ?

Un livre collectif intitulé « Santé LGBT », codirigé avec Johanna Dagorn, Gabrielle Richard, Anastasia Meidani et Marielle Toulze.

Quelle sera votre future publication ?

Cela devrait être un essai sur la notion de dégout. Il s’intitule « Que faire de nos dégouts ? », est écrit à 6 mains avec mes ami.e.s Brigitte et Tito Esteve-Bellebeau, et sera publié chez une toute jeune et prometteuse maison d’édition : l’éclisse !

Quelle est la publication dont vous êtes le.la plus fier.e / heureux.se ?

Peut-être mon livre « Sociologie des transidentités » édité par la Cavalier Bleu en 2018 car il clôt et synthétise un long cycle de recherches sur cette question.

Quel est – en droit – votre auteur.e préféré.e ?

Mathieu Touzeil Divina, évidemment, car il opère tout un tas de « pas de côtés » thématiques qui me rendent le droit tellement agréable à suivre !

Quel est – en littérature – votre auteur.e préféré.e ?

Jean-Luc Lagarce probablement.

Quel est – en droit – votre ouvrage préféré ?

Un ouvrage que je n’ai pas encore lu mais dont je sais qu’il sera mon préféré : « Du droit chez Aya Nakamura » par Mathieu Touzeil-Divina, Raphaël Costa.

Quel est – en littérature – votre ouvrage préféré ?

Si je triche et que j’en cite deux ? Ça compte ? Auquel cas je dirais « La maladie de la mort » de Duras, que j’ai découvert tardivement, et le recueil « Mon nom est une île » de la poétesse Jeanne Benameur paru en 2011 chez Doucey..

Cet ouvrage (paru le 14 février 2017 pour la St Valentin)
forme le dix-neuvième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».

Volume XIX :
Droit(s) au(x) sexe(s)

direction :
Mathieu Touzeil-Divina & Morgan Sweeney (collectif)
avec la complicité d’Arnaud Alessandrin, de Magali Bouteille-Brigant,
de Josépha Dirringer, de Laëtitia Guilloud-Colliat
& de Stéphanie Willman-Bordat

– Nombre de pages : 286
– Sortie : (14) février 2017
– Prix : 39 €

  • ISBN  / EAN : 979-10-92684-20-9     9791092684209
  • ISSN : 2259-8812

Présentation :

Comme le(s) droit(s), le(s) sexe(s) seraient partout : c’est ainsi au(x) « droit(s) au(x) sexe(s) » que la 5e édition des « 24 heures du Droit » s’est matérialisée (colloque du Mans du 03 juin 2016 organisé par le Collectif L’Unité du Droit et placé sous le parrainage de Mme Brigitte Lahaie). La question du ou de la (des) sexualité(s) confronté(e)(s) au(x) Droit(s) n’est cependant pas nouvelle. Plusieurs travaux ont effectivement précédé les présents actes. Aussi, l’angle que nous avons décidé d’aborder se devait-il de les compléter. Voilà pourquoi nous avons adopté une démarche citoyenne engagée que traduisent notamment les « pro-positions » de nos contributeurs.

Droit(s) au(x) sexe(s) ! Par cet intitulé actant une volonté d’assumer l’existence de droits & de libertés en la matière, les promoteurs du colloque manceau ont voulu préciser qu’il n’y serait ici pas seulement question(s) d’identité et de genre(s) (questions déjà bien traitées) mais que l’accent serait mis non seulement sur les droits de chacun.e à parvenir à la / une / des sexualité(s) mais encore sur les liens souvent non assumés entre représentations juridiques et valeurs morales. Or, si les notions de nature ou de tradition peuvent être invoquées, elles ne disent peut-être pas grand-chose de la complexité biologique du réel et du travail subjectif de chacun.e, y compris à l’encontre des normes. Cela dit, le sexe n’est pas qu’assigné. Il est aussi activité vécue, une perception, une expérience subjective et donc une identité. On parle alors d’identité de genre, de sexe, mais aussi, dans le « faire » qui caractérise son usage, de sexualité. Autrement posée la question est alors celle de l’autonomie sexuelle et de ses limites.

Sexe(s) & Plaisir(s). Sans doute le sexe est-il autre chose qu’un instrument de reproduction et de filiation. Il est aussi objet de fantasmes, de désir et de plaisir. Le Droit s’arrêterait-il là où le plaisir commence ? Que faire alors des sujets qui ne sont pas reconnus comme désirants, en raison de leur incapacité juridique notamment. Songeons aux mineurs, aux seniors, aux handicapés, aux détenus. Sous quelles conditions pouvons-nous leur reconnaitre un égal droit à la sexualité ? Et comment envisager, juridiquement, les questions du sado-masochisme ?

« Sex in the City ». Toutefois le sexe ne peut relever uniquement de l’intime, du privé. Au contraire il est bien souvent un objet politique qui nécessite une affirmation publique rejetant toute stigmatisation et toute con-damnation. C’est dans ce contexte que la visibilité du sexe et de la sexualité prend tout son sens ce dont témoignent notamment les prostitutions. L’espace public comme scène d’interpellation(s) est ici convoqué et la lutte contre les discriminations reste à cet égard une arme non négligeable dans la boîte à outils du droit au(x) sexe(s). Non sans lien avec les questions de consentement, d’éthique, de dignité et de lutte contre les discriminations, le droit au(x) sexe(s) s’entend triplement. S’il est le droit à vivre son/ses sexe(s), il est également le droit à vivre sa/ses sexualité(s) et donc, en creux, celui du respect de l’autre.

Ouvrage publié grâce au soutien de l’Institut Maurice Hauriou de l’Université Toulouse 1 Capitole (ea 4657) ainsi qu’avec le concours du Collectif L’Unité du Droit.


Nota Bene
:
le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

La crise du droit de l’environnement dans un contexte de crise écologique (Dr. X. Braud)

Voici la 31e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 3e livre de nos Editions dans la collection « Académique » : les Mélanges en l’honneur du professeur Jacques Bouveresse.

Il s’agit en l’occurrence d’un article du Dr. Xavier Braud à propos de la cris du droit de l’environnement …

Cet ouvrage est le troisième
issu de la collection « Académique ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume III :
Contributions en l’honneur du pr. Jacques Bouveresse.
Crise(s) & Droit(s)

Ouvrage collectif
(Direction Guy Quintane & Christophe Otero)

– Nombre de pages : 344
– Sortie : juillet 2015
– Prix : 69 €

  • ISBN / EAN : 979-10-92684-13-1 / 9791092684131
  • ISSN : 2262-8630


Présentation :

Les actes du présent colloque qui s’est tenu les 04 & 05 novembre 2014 à l’Université de Rouen, rassemblent, sous les thèmes fédérateurs de la crise et du droit – entendus dans leurs diverses composantes – les contributions de plusieurs universitaires en l’honneur du professeur émérite d’histoire du droit Jacques BOUVERESSE. La notion de crise, d’une grande actualité et si souvent évoquée, trouve des illustrations dans les différentes branches du droit. Néanmoins, si la crise est plurielle et que ses occurrences juridiques le sont aussi, ce n’est pas pour souligner leurs acceptions distinctes que ces contributions ont été réunies. Il ne s’agit donc pas d’identifier et de dissocier les manifestations de crise dans chacune des branches juridiques. Au contraire, en s’associant aux objectifs défendus par le COLLECTIF L’UNITE DU DROIT accueillant le présent ouvrage dans ses collections, les auteurs, qu’ils soient privatistes, publicistes ou historiens du droit montrent ici, non seulement la manière dont le droit est mobilisé pour tenter de réduire les crises qui affectent l’espace social, mais aussi les formes nouvelles qu’il prend tant il apparaît que la crise devient l’un de s traits distinctifs de ce même espace.

Les aspects traités au sein du présent volume – les leçons de l’histoire ; le droit et la crise économique et financière ; le droit, la science, le sujet ; le droit et la crise des pouvoirs ; la crise du droit – ne doivent rien au hasard. Ils font écho, d’abord, à la personnalité atypique de Jacques BOUVERESSE qui a toujours cherché à dépasser les frontières académiques, ensuite, à ses nombreux centres d’intérêt, et enfin, à sa production scientifique fournie tout au long d’une carrière d’enseignant-chercheur qui l’est tout autant. L’ouvrage est placé sous la direction scientifique du professeur Guy QUINTANE & de M. Christophe OTERO.

La crise du droit
de l’environnement
dans un contexte
de crise écologique

Xavier Braud
Maître de conférences en droit public, Université de Rouen

Pour la première fois dans l’histoire de la terre, la planète est confrontée à une crise globale, due exclusivement à l’action d’une espèce vivante, l’homo sapiens sapiens, et de nature à remettre en cause l’existence de cette même espèce, voire même de la vie dans son ensemble.

Le consensus scientifique représenté par le Giec qualifie de hautement improbable l’hypothèse consistant à limiter le réchauffement climatique à 2°C en 2100. Or les hypothèses du Giec ont presque systématiquement été démenties par leur excès d’optimisme. Nous sommes actuellement sur une trajectoire de +4 à +5°C[1], alors que le seuil de 2°C est considéré par le consensus scientifique comme à ne pas dépasser, au risque d’aboutir à une situation d’une particulière gravité et totalement incontrôlable. En effet au-delà de ce seuil (et peut-être avant), le réchauffement s’accélère, s’emballe et s’auto-entretient en dégageant des quantités phénoménales de gaz à effet de serre, notamment ceux séquestrés dans le permafrost (sols gelés). Loin de diminuer, les émissions mondiales de gaz à effet de serre n’ont jamais cru aussi vite qu’en 2013 et 2014 avec le retour en force du charbon[2]. En France, elles ne diminuent pas (+0,6% en 2013). L’année 2100 est un horizon à court terme, aucun scénario ne peut prévoir ce qui se passera au delà, un siècle ou deux plus tard. La seule certitude, c’est l’emballement du réchauffement qui peut aboutir à des situations inimaginables, accélérant encore l’écocide actuellement en cours.

L’autre volet de la crise, qui est en partie liée au premier, est l’effondrement de la biodiversité. Le langage officiel évoque une érosion de la biodiversité. Une négation de la situation quand on évalue la disparition des effectifs de vertébrés (hors homo sapiens sapiens) à 50% en l’espace de seulement 40 ans[3]. La vie animale réduite de moitié en un instant à l’échelle de l’histoire de la vie sur Terre !

Face à ces perspectives effroyables, on pourrait imaginer que le droit de l’environnement soit mis à contribution pour participer à la lutte contre la crise écologique. Or, que constate-t-on ? Une agitation des pouvoirs publics, qui culmine avec la mise en scène spectaculaire du « Grenelle environnement » et se poursuit avec les « conférences environnementales » qui trouvent notamment leur prolongement dans les Etats généraux de la modernisation du droit de l’environnement[4]. Sous le Président François Hollande, 4 ministres de l’Ecologie se sont succédés en deux ans, et la dernière s’est illustrée par son soutien systématique aux groupes d’intérêts qui s’attaquent aux modestes acquis du droit de l’environnement.

Comme on le verra, avec des illustrations qui touchent le droit de l’environnement industriel et des transports (crise climatique) et le droit de la protection de la nature (crise de la biodiversité), le droit de l’environnement se gâte. Toujours plus de gras, toujours moins de muscle.

I. Un droit qui engraisse

Un droit efficace se doit d’être constitué d’un nombre limité de normes simples, claires et précises. Tel n’a jamais été le cas du droit de l’environnement. Mais ces dernières années, la tendance au bavardage et à la complexification inutile du droit de l’environnement, s’est fortement accentuée.

A. Un droit toujours plus bavard

Loin de nous l’idée de prétendre que le droit de l’environnement ait connu un âge d’or. Mais tout de même, force est d’observer l’existence d’un fossé en vingt ans de législation environnementale.

La loi du 3 janvier 1986 relative à la protection et à la mise en valeur du littoral comporte moins de trente articles dont deux concernent l’urbanisme littoral[5]. Ces deux articles sont, illustrés par une jurisprudence abondante, d’une grande clarté, et permettent incontestablement la préservation des milieux littoraux présentant le plus grand intérêt écologique. Second exemple, la loi du 3 janvier 1991 sur la circulation motorisée dans les espaces naturels. Quatre articles seulement, qui interdisent – avec quelques exceptions –, ou encadrent des activités et comportements clairement identifiés, relatifs à la circulation des véhicules terrestres à moteur dans les espaces naturels, ou la circulation des motoneiges.

Vingt ans plus tard, c’est la loghorrée législative. La loi Grenelle 1 relève plus du discours politique que d’un texte normatif : « La présente loi, avec la volonté et l’ambition de répondre au constat partagé et préoccupant d’une urgence écologique, fixe les objectifs, et à ce titre, définit le cadre d’action, organise la gouvernance à long terme et énonce les instruments de la politique mise en œuvre pour lutter contre le changement climatique et s’y adapter, préserver la biodiversité ainsi que les services qui y sont associés… ». Ceci n’est pas un extrait de l’exposé des motifs, mais seulement le début du 1er alinéa de l’article 1er de la loi du 3 août 2009. L’article 2 commence ainsi « La lutte contre le changement climatique est placée au premier rang des priorités. Dans cette perspective, est confirmé l’engagement pris par la France de diviser par quatre ses émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2050… ». Une déclaration d’intention, et une indication purement confirmative d’engagements internationaux.

Certes, comme la loi l’annonce, elle fixe des objectifs, mais qui restent incantatoires, tant l’absence de dispositions juridiques et financières utiles pour les atteindre est criante. Ainsi, l’article 11 de la loi Grenelle 1 énonce que « le programme d’action permettra d’atteindre une croissance de 25% de la part modale du fret non routier et non aérien d’ici à 2012 ». La part modale du fret ferroviaire était de 14% en 2009, elle atteint non pas 17,5% quatre ans plus tard, mais…9%[6] !

La loi portant engagement national pour l’environnement, dite Grenelle 2, censée mettre en œuvre juridiquement les objectifs de la loi Grenelle 1, présente un niveau normatif à peine plus élevé. Le texte comporte, lui aussi, des énoncés, pétitions de principe, ou encore des réécritures de dispositions existantes, des renumérotations, notamment au sein du code de l’urbanisme qui souffre pourtant d’instabilité chronique. Ce texte bat tous les records : 257 articles, 124 pages de journal officiel, 190 décrets à intervenir. Une agitation invraisemblable au regard des maigres évolutions du droit de l’environnement. Au mieux, certaines dispositions se contentent de transposer des directives européennes qui auraient dû l’être parfois depuis des années.

En matière de lutte contre le réchauffement climatique, c’est l’inconsistance absolue. En dehors de la détermination d’objectifs, sans précision de moyens normatifs pour les atteindre, on relèvera d’abord des leurres législatifs, comme la définition de l’autopartage à l’article 54 – au demeurant erronée car confondue avec la voiture en libre service – sans aucune conséquence juridique. Et pour évoquer des choses plus sérieuses, est introduit à l’article 65 le « péage urbain » pour les véhicules motorisés dans les agglomérations de plus de 300 000h, dans des conditions tellement restrictives qu’il n’a aucune chance d’être mis en œuvre. La seule mesure forte en la matière, la taxe kilométrique poids-lourds, qui a fait la preuve de son efficacité en Allemagne, et surtout en Suisse, ne verra jamais le jour comme on le sait.

Quatre ans plus tard est lancée à grands renforts de communication le projet de loi relatif à la transition énergétique, laquelle reste dans une logique de bavardage législatif. Des objectifs sont énoncés (ou tout simplement rappelés et repris du texte précité), sans aucun moyen normatif pour les atteindre. Tous les amendements normatifs (ex : limitation de la durée de vie d’un réacteur nucléaire) sont systématiquement rejetés.

En matière de biodiversité, ce ne sont pas moins de 88 articles que contient la loi du 12 juillet 2010, dont 78 articles consacrés…à l’agriculture. Pour une illustration hélas banale, l’article 96 de la loi modifie l’article L. 256-2 du code rural relatif aux contrôles des matériels d’application des produits phytosanitaires. L’objet de ces contrôles n’est plus de vérifier « leur bon état de fonctionnement » mais « qu’ils fonctionnent correctement ». On s’interroge sur le lien entre ce bavardage législatif et la lutte contre l’effondrement de la biodiversité.

Le droit de la protection du littoral offre une illustration parfaite de l’apparition d’un droit bavard. La loi précitée du 3 janvier 1986, intégrée pour partie au code de l’urbanisme, comporte un nombre limité de prescriptions claires et précises. Le législateur du Grenelle environnement a pourtant jugé utile de doubler ce droit de police d’un droit bavard sur la gestion intégrée des zones côtières (Gizc), c’est à dire sur le droit du littoral. L’article 35 de la loi Grenelle 1 énonce ainsi que « une vision stratégique globale, fondée sur une gestion intégrée et concertée de la mer et du littoral, sera élaborée en prenant en compte l’ensemble des activités humaines concernées, la préservation du milieu marin et la valorisation et la protection de la mer et de ses ressources dans une perspective de développement durable ». Une déclaration d’intention de nature politique qui n’a pas sa place dans un texte de nature législative. En application de ce vœu, l’article 166 de la loi Grenelle 2 (plus de 3 pages de J.O.) a créé dans le code de l’environnement un nouveau chapitre curieusement intitulé « Politiques pour les milieux marins » insérant dix articles nouveaux dans le code de l’environnement dont aucun ne fixe de prescriptions opérantes. Ainsi l’article L. 219-9 énonce-t-il que « l’autorité administrative prend toutes les mesures nécessaires pour réaliser ou maintenir un bon état écologique du milieu marin ».

Relevons encore l’exemple-type de la disposition législative inutile : le relèvement des sanctions en matière de destruction d’espèce protégée : un an de prison et 15 000€ d’amende. Aucune peine de prison n’est jamais prononcée en la matière, et le maximum est loin d’être atteint par les rares décisions judiciaires intervenant dans ce domaine. La priorité n’est donc pas d’augmenter de façon illusoire le maximum, mais bien d’aboutir à ce que l’institution fonctionne, c’est à dire à ce que des contrôles soient effectués, des enquêtes menées et des poursuites engagées. On en est très loin.

En matière de protection de la nature, quatre ans plus tard, intervient là encore une nouvelle étape avec le projet de loi sur la biodiversité. La mesure principale, le regroupement d’établissements publics existants en une « nouvelle » agence de la biodiversité, n’apporte rien au fond du droit de la protection de la nature. Pour le reste, le projet procède à la rénovation du vocabulaire, à d’inutiles aggravations de sanctions pénales, à la création ou modification d’outils inutilisés tel que l’aménagement foncier environnemental.

B. Un droit toujours plus complexe

Dans une société complexe, qui manie des technologies élaborées et potentiellement dangereuses, le droit ne peut qu’être complexe. Toute complexité n’est pour autant pas indispensable et devient regrettable quand il ne s’agit plus d’adapter une réglementation à une situation délicate, mais de créer des édifices juridiques alambiqués pour régir des situations relativement simples.

Des complexifications évitables apparaissent notamment avec l’élaboration de législations successives qui créent des dispositifs différenciés de même nature alors qu’une unité aurait pu être trouvée. Tel est ainsi le cas des évaluations environnementales. A partir de 1976, est créée une grande et unique catégorie d’évaluation environnementale, l’étude d’impact sur l’environnement. Un système tellement clair et simple que l’on peut ici l’exposer à grands traits en très peu de lignes. Toute opération d’aménagement dont le coût excède un seuil financier (initialement 6 millions de F., aujourd’hui 1,9 M€) est présumé avoir un impact significatif sur l’environnement (biodiversité, air, climat…) et doit être, préalablement à sa réalisation, soumis, en application du principe de prévention, à une étude d’impact. Pour affiner quelque peu ce principe, le décret liste des catégories d’opérations qui sont dispensées de ladite étude d’impacts en raison de la faiblesse présumée de ces impacts environnementaux. Il comporte enfin, au contraire, une liste d’opérations qui sont soumises à étude d’impacts quand bien même leur coût serait inférieur au seuil financier.

Puis, en 1985 est créée l’évaluation environnementale propre aux unités touristiques nouvelles, en 1992 le document d’incidence sur le milieu aquatique, en 1993, le volet paysager du permis de construire, etc… Autant de bases juridiques, de contenus et de procédures différents[7], alors qu’il était tout à fait concevable d’en rester à l’étude d’impact unique, dès lors que s’applique un principe de proportionnalité (plus l’opération est importante, plus l’évaluation doit être poussée) et même de spécialité (plus certaines composantes de l’environnement sont affectées – montagne ; milieu aquatique ; paysage…– plus les effets sur ceux-ci doivent être précisément analysés.

La transposition du droit de l’Union européenne est également souvent l’occasion d’inutiles complexifications. Reprenons le même exemple des évaluations environnementales. Pourquoi déterminer des contenus distincts de celui de la traditionnelle étude d’impact aux évaluations environnementales des plans et programmes[8] ? Pourquoi, pire encore, exiger un contenu différent selon que le plan ou programme relève du code de l’environnement ou du code de l’urbanisme[9] ? On observera au passage que, s’agissant des Plu, trois régimes d’évaluation environnementale différents leur sont imposés selon les cas : Plu « ordinaire » (R. 123-2 du Code de l’urbanisme), Plu « susceptible d’avoir des incidences notables sur l’environnement » (évaluation, le cas échéant, après examen de l’autorité administrative) et Plu littoraux (notamment) toujours soumis à évaluation dont le contenu est déterminé à l’article R. 123-2-1 du Code de l’urbanisme.

Il est regrettable que la France n’ait pas utilisé la marge de manœuvre qui était la sienne et qui lui aurait permis d’harmoniser le contenu de ces évaluations. Transposer telle quelle la distinction entre opérations qui sont soumises dans tous les cas à évaluation, et celles qui ne sont soumises qu’au cas par cas[10], constitue là encore une complexification inutile qu’il était possible d’éviter. Plus simplement, il était possible d’exiger dans tous les cas une étude d’impact sur l’environnement, en adaptant les exigences de contenu, sur le fondement du principe de proportionnalité.

Le dispositif le plus ingénieux en termes de complexité est, sans conteste, l’évaluation à géométrie variable, transposée de la directive Habitats naturels du 21 mai 1992. Il s’applique à 28 vastes catégories d’opérations[11] dont les Plu et les opérations soumises à étude d’impact, obligeant ainsi à une combinaison de deux (au moins) catégories d’évaluations environnementales. Ces opérations doivent faire l’objet d’un « exposé sommaire des raisons pour lesquelles l’opération est ou non susceptible d’avoir une incidence sur un ou plusieurs sites Natura 2000 ». Si tel est le cas, le contenu de l’étude doit être renforcé, et ainsi de suite pour aboutir à 4 niveaux différents d’exigence de contenu de ladite évaluation. Ce dispositif n’est d’ailleurs guère sérieux puisqu’il aboutit à confier au maître d’ouvrage le soin de déterminer lui-même le niveau d’exigence de l’étude qui lui est demandée, au risque, s’il est scrupuleux, de mettre l’Administration en situation de compétence liée[12] pour lui refuser l’autorisation sollicitée !

Une inutile complexification se retrouve en matière de législation sur la gestion intégrée des zones côtières déjà évoquée pour son côté bavard. La loi littoral brève, claire et normative, sera doublée par les lois Grenelle de dispositions relatives à la « Gestion intégrée de la mer et du littoral » (codifiées aux articles L. 219-1 et s. C. env.), dispositions qui instituent divers documents et schémas dont la procédure d’élaboration est particulièrement lourde, et qui apportent plus de confusion que de clarifications en la matière[13].

La complexification inutile peut également apparaître sous couvert d’innovation. Tel est le cas en matière de prétendue « nouvelle gouvernance » de l’environnement instituée par le Grenelle environnement. La grande ambition initialement affichée aboutit finalement à une micro-réforme concernant le seul régime des associations agréées. Il eût été suffisant de réformer à la marge le régime de l’agrément pour déterminer un nombre plus restreint d’interlocuteurs associatifs privilégiés des pouvoirs publics, sur la base de critères objectifs. Mais le législateur[14] a décidé de créer un nouveau régime, celui des associations représentatives, aux côtés du régime existant des associations agréées. Ceci pour permettre, aux premières seulement, d’être nommées dans les instances consultatives et décisionnelles de l’Etat et de ses Etablissements publics. Ce qui ne résout aucune des difficultés posées aux associations dans ce cadre[15].

Le type de complexification le plus paradoxal est celui qui intervient masqué sous une vertueuse ambition de simplification. Le cas le plus frappant de ce mécanisme est celui de la création d’une troisième classe d’installation classée, celui de l’enregistrement, qui vise non pas à simplifier la police des installations classées, mais à alléger les exigences pesant sur les exploitants, autrement dit, qui constitue une régression du droit de l’environnement.

II. Un droit qui régresse

Le principe de « non régression »[16] du droit de l’environnement que certains auteurs appellent de leurs vœux, est loin de se concrétiser. Tout au contraire, dans le sillage du « l’environnement, ça commence à bien faire », lancé par le président Sarkozy, les régressions du droit protecteur de l’environnement se multiplient depuis quelques années.

A. Un droit toujours plus souple

L’environnement semble être l’une des principales « terre d’élection du droit souple »[17], qui remet en cause la finalité protectrice du droit de l’environnement. Ceci peut-être illustré par la protection contractuelle des espaces naturels comme par l’essor d’une planification molle.

i. Le développement des protections contractuelles

Le développement des protections contractuelles traduit un ramollissement du droit de la protection de la nature, qui n’est plus fondé, dans certains cas, comme celui des sites Natura 2000, que sur une protection facultative. Les protections contractuelles, qui présentent au demeurant un certain coût pour les finances publiques, ne permettent d’atteindre, partiellement, l’objectif de conservation, que si suffisamment de propriétaires ou exploitants se portent volontaires pour conclure des contrats et…exécutent pleinement les obligations qui en découlent. Que le propriétaire ou l’exploitant juge la contrainte trop forte, la contrepartie proposée trop faible, ou qu’il ne souhaite pas modifier ses pratiques, et la protection n’est pas mise en œuvre. Et lorsqu’elle l’est, la protection est toujours provisoire, les contrats sont conclus pour cinq ans et, en cas de vente, le nouveau propriétaire n’est pas lié par les engagements pris par le vendeur.

Une fois conclu, le contrat doit être effectivement mis en œuvre, ce qui implique des contrôles, car il serait particulièrement confortable, pour le co-contractant, de bénéficier de la contrepartie financière sans pour autant modifier ses pratiques. Or, l’Administration n’est pas en position de force pour procéder à ces contrôles. Les contrôles inopinés sont exclus (R. 414-15 C. env.) et les sanctions possibles consistent en la suspension des aides ou au plus en la résiliation du contrat. Le prononcé de sanction revient donc à prendre acte de l’absence ou de l’insuffisante protection, voire à renoncer à la protection contractuelle, ce qui est l’inverse du but recherché par l’Etat.

Dès 1999, la Cour de justice des communautés européennes a condamné la France en manquement[18], pour n’envisager la protection des zones de protection spéciale pour les oiseaux que par la voie d’engagements contractuels « en raison de leur caractère volontaire et purement incitatif à l’égard des agriculteurs ». Ce à quoi il faut ajouter que l’on ne voit pas bien comment les activités des tiers, non propriétaires ni exploitants, pourraient être encadrées par la voie contractuelle. Que l’on pense aux activités sportives et de loisir comme la chasse, les sports motorisés (Ulm, quads, motos, 4×4…) ou non (canoë-kayak, pêche à pied…).

Les corridors écologiques identifiés dans les trames vertes et bleues ne sont pas, on l’a vu, protégés par des mesures de police telles que celles applicables aux réserves naturelles, sites classés, etc… L’article L. 371-3 d) du code de l’environnement énonce que le Srce comprend « les mesures contractuelles permettant, de façon privilégiée, d’assurer la préservation et, en tant que de besoin, la remise en bon état de la fonctionnalité des continuités écologiques », mais les dispositions réglementaires ne font plus aucune mention de ces mesures de protection contractuelle dont on ignore donc si elles verront effectivement le jour.

En ce qui concerne la protection des milieux aquatiques, il convient de mentionner les échecs successifs des plans « Bretagne eau pure », lancés à partir de 1990, qui ont certes permis de contribuer à subventionner l’élevage breton hors-sol, mais en aucun cas à améliorer la qualité de l’eau[19].

ii. Le développement de pseudo-planifications

L’assouplissement du droit de l’environnement s’observe également en ce qui concerne les outils de « planification ». Là encore, des outils relativement efficaces ont pu être créés dans les années 1990 avec notamment les schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (Sdage), grâce à des exigences de conformité et de compatibilité (L. 212-1-XI C. env.). Cette exigence de compatibilité est contrôlée de façon rigoureuse par le juge administratif comme en témoigne l’abondante jurisprudence annulant des autorisations au titre de la police de l’eau pour incompatibilité avec un Sdage. Mais encore, le Sdage, schéma protecteur, s’impose à d’autres schémas y compris aménageurs, comme le schéma départemental des carrières (L. 515-3 dernier al. C. env.) par le même lien de compatibilité.

Vingt ans plus tard, le législateur n’a pas renoncé à créer de nouveaux outils, il a seulement renoncé à les doter d’une portée normative susceptible de leur faire produire des effets protecteurs. Les schémas régionaux du climat, de l’air et de l’énergie, créés en 2010, sur les cendres des plans régionaux pour la qualité de l’air n’ont d’autre ambition que d’afficher des objectifs généreux sans moyen juridique pour y parvenir[20]. Ce schéma comporte de nombreux inventaires et orientations. Les dispositions législatives et réglementaires sur la procédure d’élaboration et d’approbation sont particulièrement détaillées. Mais aucune disposition n’attribue d’effets juridiques à un tel schéma, aucune obligation de conformité, de compatibilité ni même de prise en compte n’est évoquée, par exemple à l’égard des décisions administratives relatives aux infrastructures routières ou relevant de la police des installations classées. Seule une obligation de compatibilité est énoncée, concernant les plans de déplacements urbains, les plans climat-énergie territoriaux (L. 229-26 C. env.) qui doivent être élaborés par les régions, départements et groupements de communes de plus de 50 000h et les plans de protection de l’atmosphère (agglomérations de plus de 250 000h). Ces derniers définissent eux aussi des objectifs, mais ne produisent que marginalement des effets juridiques (Ppa) ou pas du tout (Pcet).

La trame verte et bleue et ses schémas régionaux de cohérence écologique constituent là encore des instruments nouveaux créés et médiatisés par le Grenelle environnement, qui relèvent d’une illusoire planification, avec une simple obligation de « prise en compte » par les documents d’urbanisme. L’inventaire Znieff[21], pourtant sans aucune portée normative par lui-même, s’avère probablement tout aussi (peu) efficace dans le cadre d’un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation de classement des zonages du Plu.

B. Un droit toujours moins protecteur

La finalité même du droit de l’environnement semble être parfois oubliée par le législateur et le pouvoir réglementaire, sous l’influence de groupes d’intérêts décidés à alléger les contraintes pesant sur les acteurs économiques.

i. La lettre du droit de l’environnement

Il ne saurait être ici question de dresser une liste des régressions connues par le droit de l’environnement au cours de ces dernières années, au risque d’aboutir à un catalogue excessivement long et fastidieux. Une illustration de ce mouvement régressif sera donc opérée à travers des législations majeures destinées à combattre les deux composantes de la crise écologique que sont le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité.

L’allègement, et non la simplification, des polices de l’environnement est une tendance qui s’illustre parfaitement avec la police des installations classées, qui vise notamment à maîtriser les émissions de gaz à effet de serre par les secteurs industriels et agro-industriels. La création, par ordonnance du 11 juin 2009 d’un régime d’enregistrement, ou autorisation simplifiée, vient encombrer ladite police d’un régime hybride inhabituel dans lequel sont appelées à basculer 75% des rubriques relevant alors de l’autorisation. Le passage de l’autorisation à l’enregistrement constitue une impressionnante régression : suppression de l’étude d’impact sur l’environnement et de l’enquête publique, au profit d’une simple mise à disposition du public d’un dossier considérablement allégé. Les principes de prévention et de participation connaissent un recul sans précédent. Les seuils d’autorisation des élevages industriels porcins sont considérablement élevés[22], et ce n’est qu’un début[23].

A l’inverse, les éoliennes, qui permettent d’éviter l’émission d’importantes quantités de gaz à effet, voient leur régime fortement contraint par la loi Grenelle 2[24], qui prévoit leur inclusion, dès 50 m de hauteur, dans le régime des installations classées. Le décret du 23 août 2011[25] étend même ce régime aux éoliennes de plus de 12 m, soit des aérogénérateurs de taille très modeste. Cette soumission à un régime pensé pour les installations industrielles polluantes n’est pas juridiquement justifiée, l’art. L. 512-1 du Code de l’environnement limitant le régime de l’autorisation aux installations « qui présentent de graves dangers ou inconvénients » pour les intérêts environnementaux. Le principal inconvénient, et encore est-ce subjectif, des éoliennes, est de nature paysagère, mais cet inconvénient ne justifie pas, par exemple pour les lignes à haute tension ou les zones commerciales, une telle intégration dans la nomenclature des installations classées. En outre, la loi ajoute de nouvelles contraintes, à la justification incertaine, pour l’implantation des éoliennes. Ainsi de l’interdiction de toute implantation à moins de 500 m d’une habitation, ou dans les zones Au des Plu. Ou encore de la soumission à la constitution de garanties financières[26] pour la remise en état, jusque là réservée à un très petit nombre d’installations classées les plus polluantes !

Le secteur du transport routier, avec près de 30% des émissions nationales de CO² mérite également d’être abordé[27]. La taxe kilométrique poids-lourds fut l’une des principales mesures du Grenelle environnement[28], « première mesure fiscale d’importance pour la mobilité durable »[29]. Adoptée dans le cadre d’un large consensus politique, et même économique (y compris au sein du secteur du transport routier), cette taxe populaire sera abandonnée cinq ans plus tard avant même d’avoir été mise en œuvre. Une fois de plus, un gouvernement cédait devant des actions violentes et illégales portant atteinte – sans réaction des forces de l’ordre – à des ouvrages publics, pourtant limitées à quelques manifestations et attroupements dans une seule des 22 régions françaises. L’abandon de cette taxe coûtera – entre autres – près d’un milliard d’euros au contribuable pour l’indemnisation de la société Ecomouv.

Cette fiscalité écologique devait pourtant permettre non seulement de favoriser le report modal route-rail énoncé comme objectif essentiel du Grenelle, en offrant un signal-prix clair aux chargeurs, mais encore de dégager des financements pour les infrastructures de transport alternatives à la route. Sa disparition met directement en péril 1800km de lignes fret, menacées de fermetures[30]. Au contraire, le taux de Tva sur les transports publics passe de 7 à 10% au 1er janvier 2014[31].

Régressions et allègements se traduisent aussi par la multiplication des dérogations aux protections de police. S’agissant de la loi dite montagne du 9 janvier 1985, codifiée au Code de l’urbanisme, il suffit de constater qu’en 30 ans, les exceptions, dérogations et atténuations aux deux protections principales instituées par les articles L. 145-3 et L. 145-5 se sont multipliées, notamment en 1994, 1995, 2000, 2003, 2004, 2005… La loi littoral du 3 janvier 1986 résiste un peu mieux, mais on observe également une série d’exceptions aux protections instituées par les articles L. 146-4 et L. 146-6 du même Code, notamment en 1999, 2004, 2005… Et la pression de certains parlementaires élus locaux est forte comme en témoigne l’étonnant rapport du 21 janvier 2014 sur la loi littoral qui propose de décentraliser sa mise en œuvre[32].

La police de la nature est atteinte, de son côté, en 2006, avec l’institution, à l’art. L. 411-2-4°, de nombreux cas permettant de déroger à la protection des espèces et des habitats. En outre, la compétence est déconcentrée aux préfets[33] pour délivrer plus rapidement ces dérogations. Ces motifs de dérogation sont certes admis par la directive Habitats naturels, mais le droit français a omis d’intégrer l’exigence essentielle selon laquelle les dérogations ne sauraient être mises en œuvre que dans le cas des espèces en état de conservation favorable[34], même si cette notion n’est pas des plus précises. Jusqu’alors, seules des dérogations à des fins scientifiques pouvaient être accordées. Aujourd’hui, dès qu’un projet d’aménagement public ou privé rencontre des milieux d’espèces protégées, une dérogation est sans difficulté accordée par le préfet. De sorte que l’on s’interroge sur l’intérêt du régime de protection de la faune et de la flore auquel il peut être si simplement dérogé.

La maladie de la dérogation se retrouve également en matière de fiscalité de l’environnement. C’est bien la multiplication des dérogations à la soumission à la « taxe carbone » qui a conduit en 2009 le Conseil constitutionnel à annuler purement et simplement cette mesure fiscale pour rupture d’égalité[35].

Certes, la loi de finances pour 2014[36] institue une « contribution climat-énergie » à hauteur de 7€/tonne de carbone[37] qui se traduit par une augmentation symbolique de la Ticpe de 2c./litre pour les carburants routiers, qui ne peut avoir aucun effet sur les comportements et ne compense pas l’importante baisse des carburants routiers intervenue à la fin de l’année 2014. Alors qu’une augmentation jusqu’à 20€ la tonne était alors prévue, ce signal-prix à moyen terme a été très rapidement abandonné. La contribution climat-énergie est morte née et la remise en cause de la sous-taxation du gazole[38] est une fois de plus remise à plus tard. Parmi les nombreuses mesures fiscales en faveur de la route, il faut rappeler la diminution post-électorale de la fiscalité des carburants routiers en 2012, qui a coûté 300 M€ à l’Etat[39], suivi par l’allègement de la taxe à l’essieu (comme contrepartie de la Tkpl !).

Des éco-taxes plus modestes que la Tkpl ne manquent pas non plus d’être visées, comme la taxe sur les imprimés non sollicités, supprimée par la loi de finances pour 2013[40].

ii. La mise en œuvre du droit de l’environnement.

Non seulement le droit des espèces protégées a introduit en 2006 de vastes possibilités de déroger aux prescriptions protectrices posées par la loi, mais encore l’Administration fait une interprétation particulièrement extensive de ces dérogations. La notion de raison impérative d’intérêt public majeur, directement issue de l’article 6§4 de la directive Habitats naturels, n’est pas d’une grande précision, mais les doubles adjectifs « impératif » et « majeur » indiquent que le champ de cette dérogation est des plus étroits et qu’un seul « intérêt public » ordinaire ne saurait justifier une telle dérogation.

La Cjue a notamment jugé que la notion « d’intérêt public majeur (…) doit faire l’objet d’une interprétation stricte » ce qui implique « que soit démontrée l’absence de solutions alternatives (…) même si elles étaient susceptibles de présenter certaines difficultés »[41].

Il semble pourtant que l’Administration délivre très largement les dérogations sur ce motif qui en vient même à être dénaturé, comme le montrent les quelques décisions du juge administratif en la matière[42]. Ainsi le préfet du Var a-t-il délivré une telle dérogation pour l’aménagement d’une extension d’un centre d’enfouissement des déchets. Le Tribunal administratif de Toulon[43] fait parfaitement la distinction entre un simple intérêt public, qui lui paraît en l’espèce « indiscutable », et une raison impérative d’intérêt public majeur dont il écarte l’existence. Le Tribunal administratif de Dijon suspend une telle dérogation délivrée pour l’aménagement d’une zone d’activité en précisant que l’intérêt public majeur prévu par la loi se limite à « des cas exceptionnels dans lesquels la réalisation d’un projet se révèle indispensable et ou aucune autre solution d’implantation ne convient »[44].

De son côté, le préfet de la Manche, avait délivré une telle dérogation pour l’aménagement d’une portion de 2×2 voies dans un site Natura 2000. Cette dérogation a été annulée pour défaut de motivation, mais la position du rapporteur public sur le fond ne manque pas d’inquiéter : « il nous semble difficile de ne pas considérer le passage d’une 2×2 voies déclarée d’utilité publique comme étant au nombre des raisons impératives d’intérêt public majeur »[45]. De façon plus contestable encore, des dérogations ont été délivrées pour permettre l’extension de carrières[46], dont l’intérêt public paraît minime, notamment en matière d’impact sur l’emploi. Si ces installations classées bénéficient d’une autorisation préalable, elles ne sont revêtues ni du sceau de la déclaration d’utilité publique ni de celui de la déclaration d’intérêt général.

Afin de ne pas heurter les intérêts économiques, les contrôles administratifs environnementaux s’adoucissent. La baisse du nombre de fonctionnaires n’en est malheureusement pas la cause principale. L’inspection de l’environnement (ex-installations classées) ne procède d’ailleurs plus à des contrôles, mais à des « visites », dont le nombre diminue régulièrement depuis plusieurs années[47]. Dans le cadre de certaines législations, ces contrôles ne peuvent en aucun cas être inopinés, s’agissant par exemple de la vérification des engagements contractuels au sein de sites Natura 2000[48]. Une proposition de loi du 1er avril 2014, déposée par 60 députés[49], qui ne sera certes pas adoptée, mais traduit l’air du temps, tendait à interdire purement et simplement les contrôles inopinés en matière d’installations classées agricoles.

Pire, il arrive à l’Etat de contractualiser avec les exploitants pour encadrer les contrôles de police. La légalité de cette contractualisation en matière de police est au minimum douteuse. Ainsi, le préfet de la Vendée a conclu avec la Fdsea de ce département un « protocole de bonnes pratiques des contrôles terrain du secteur agricole par les services et opérateurs de l’Etat »[50]. Il est notamment question dans ce protocole de « limiter le nombre de contrôles », lequel précise que « les contrôles font l’objet d’une information préalable auprès de l’exploitant », auquel il est fait part « de l’objet du contrôle, de la date et de l’heure prévue »!

C’est également l’accès au juge qui a tendance à être limité, pour éviter de sanctionner les atteintes au droit de l’environnement. Les dispositions spéciales du contentieux de l’urbanisme (art. L. 600-1 et suivants) se sont multipliées pour tenter de faire échec à la saisine du juge administratif en matière de permis de construire et permis d’aménager[51]. Parmi celles-ci, beaucoup ont conduit à limiter l’accès au juge, notamment des associations de protection de l’environnement, ou adapter les pouvoirs du juge, afin de protéger de son intervention des décisions illégales, le tout sous couvert de sécurité juridique. Ainsi la loi du 13 juillet 2006 interdit les recours d’associations spécialement constituées pour s’opposer à un projet déterminé[52]. Dans les années qui ont suivi, l’arsenal anti-recours s’est considérablement renforcé : les art. L. 600-1-2 et L. 600-1-3 réduisent les possibilités de recours des riverains contre les autorisations d’urbanisme en déterminant de façon restrictive leur intérêt pour agir. Les art. L. 600-5 et L. 600-5-1 facilitent les régularisations d’autorisations d’urbanisme par le juge pour éviter les annulations pures et simples pourtant inhérentes aux canons du recours pour excès de pouvoir ; l’art. L. 600-7 autorise les conclusions reconventionnelles au bénéfice du titulaire de l’autorisation d’urbanisme.

Côté judiciaire, la répression de la délinquance écologique reste à un niveau très bas. Il n’existe pas de statistique fiable en la matière[53], notamment par ce que l’on sait que la plupart des infractions environnementales ne font l’objet d’aucun constat. Dans un rapport de 2003, la Cour des comptes a relevé « une défaillance à peu près totale de l’action répressive prévue par les textes à l’égard des pollueurs »[54]. Il est impossible d’évaluer le nombre d’infractions commises, mais entre 60 et 70 000 seraient recensées chaque année[55], 18 000 seulement constatées par PV d’infraction, dont 85% classés sans suite et environ 10% soit 1800 seulement donnant lieu à condamnation, le plus souvent avec des peines non dissuasives au regard des avantages économiques retirés par les délinquants. Le fait que 46% des infractions soient constatées par l’Oncfs, autrement dit la moitié en matière de police de la chasse, donne une idée de l’immensité des lacunes dans le domaine du contrôle judiciaire.

Rien n’est fait pour que les Parquets prennent enfin au sérieux la délinquance écologique et saisissent les tribunaux répressifs. Pas plus d’incitation pour que la délinquance écologique soit simplement constatée. De façon très surprenante, les Dreal ne constatent que 2% de la délinquance écologique. C’est dire que certains domaines ne font quasiment pas l’objet de contrôles judiciaires. Et encore la ministre de l’Ecologie donne-t-elle l’ordre aux agents de l’Oncfs de ne pas verbaliser les chasseurs qui chasseraient au delà de la date de fermeture de la chasse aux oies[56]. La transaction pénale est généralisée par l’art. L. 173-12 du Code de l’environnement réduisant là encore la saisine du juge répressif.

Dans ce contexte, les multiples interventions du législateur pour augmenter les sanctions pénales en matière de délinquance écologique ne constituent que de la poudre aux yeux. Ainsi le délit de destruction d’espèce protégée est punissable (article L. 415-3 C.env.), depuis la loi Grenelle II, de 15 000 euros d’amende et d’un an de prison, au lieu de 9 000 euros et six mois d’emprisonnement. On ne connaît aucune décision judiciaire en la matière qui ait prononcé une peine d’emprisonnement, même avec sursis.

Comme si cette situation était encore trop favorable à la répression et qu’il fallait désengorger les juridictions pénales, une ordonnance du 11 janvier 2012[57] vient généraliser à toutes les infractions environnementales la procédure de la transaction pénale. Dans le cadre de cette transaction pénale, les mesures de remise en état ne sont que facultatives.


[1] Le Monde, 25 septembre 2014, p. 6 ; communiqué de presse de l’Organisation météorologique mondiale (Onu) n° 980 du 6 novembre 2013 ; voire +4°C dès 2060 selon la banque mondiale Fnaut-infos n° 221 janvier 2014 p. 7.

[2] Communiqué de presse du Giec du 13 avril 2014.

[3] 10ème rapport biennal de l’Ong Wwf ; Le Figaro, 1er octobre 2014 p. 11.

[4] Voir notamment à ce sujet Romi R., « Recomposer ou décomposer le droit de l’environnement ? » in Dr. Env., n° 218 décembre 2013 p. 406.

[5] Codifiés aux articles L. 146-4 et L. 146-6 du Code de l’urbanisme.

[6] Constant O., « La part modale du fret ferroviaire passe sous la barre des 10% en France », 13 janvier 2015, Portail Transport et Logistique WKTL. Alors qu’en Allemagne, la part modale du fret ferroviaire est passée de 18,4 à 23,1% de 2003 à 2013.

[7] Y compris de procédure contentieuse : le défaut d’étude d’impact donne accès au référé suspension dit automatique (L. 122-2 C.env.) mais pas le défaut d’étude d’incidence sur les milieux aquatiques.

[8] Directive du 27 juin 2001.

[9] Respectivement déterminé par les art. R. 122-20 C.env. et R. 123-2-1 C.urb.

[10] Sur présentation d’un dossier succinct, et après analyse de l’autorité administrative, prenant alors une décision faisant grief, et donc susceptible de recours.

[11] Voir les 28 vastes rubriques mentionnées à l’art. R. 414-19 C. env.

[12] Article L. 414-4-VI C. env.

[13] Braud X., « La gestion intégrée des zones côtières et le droit de l’urbanisme littoral en France », Vertigo, Hors-série n° 18, décembre 2013. (Revue disponible sur Internet).

[14] Article 49 de la loi du 3 août 2009, article 249 de la loi du 12 juillet 2010, décret du 12 juillet 2011 suivi de quatre arrêtés ministériels !

[15] Braud X., « La réforme de l’agrément du 12 juillet 2011 : des objectifs louables, une occasion manquée ? », RJE, n° 1/2012 p. 63.

[16] Krolik Ch., « Vers un principe de non régression de la protection de l’environnement », AJDA, 18 novembre 2013, p. 2247.

[17] « L’environnement, terre d’élection du droit souple ? Entretien avec Jean-Marc Sauvé », Dr. Env., n° 217 novembre 2013, p. 366.

[18] CJCE, 25 novembre 1999, Comm. c/ France, Dr. env., n° 75 p. 6.

[19] http://www.eau-et-rivieres.asso.fr/index.php?77/133.

[20] Huitelec R., « Grenelle de l’environnement et Srcae ou comment paver l’enfer de bonnes intentions », Dr. Env., n° 181 août 2010, p. 253.

[21] Inventaire des zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique, élaboré à partir de 1982 sous l’égide du ministère de l’environnement.

[22] Décret du 31 décembre 2013 qui élève de 450 à 2000 porcs le seuil de l’autorisation, voire à 4000 en cas de regroupement d’installations existantes.

[23] « Je suis d’accord pour travailler et discuter sur l’allègement des procédures Icpe comme cela a été fait en filière porcine » déclare Stéphane Le Foll au congrès de la fédération nationale bovine, in Ouest-France, 6 février 2014, page agriculture.

[24] Article 90 et suivants de la loi du 12 juillet 2010.

[25] Décret n° 2011-984 du 23 août 2011.

[26] R. 553-1 et s. du code de l’environnement introduits par le décret du 23 août 2011.

[27] D’autant que ces émissions croissent. Voir notamment « Les français polluent l’air à peine moins qu’il y a 30 ans », Les Echos, 26 avril 2013. Les émissions de gaz à effet de serre par l’automobile ont augmenté de près de 10% en 30 ans.

[28] Art. 11 de la loi Grenelle I et art.153 de la loi n° 2008-1425 du 27 décembre 2008 de finances pour 2009.

[29] Martin S., « Les conséquences de la suspension de l’écotaxe », Revue de droit des transports, décembre 2013 p. 43.

[30] L’Echo du rail, n° 381 septembre 2014, p. 2.

[31] CGI, art. 278 et 278 bis issus de la loi de finances rectificative 2012.

[32] Sénat, rapport n° 297 de Mme Odette Herviaux et M. Jean Bizet.

[33] R. 411-6 du code de l’environnement issu d’un décret du 4 janvier 2007.

[34] Article 6§4, directive Habitats naturels et Cjce, 10 mai 2007, Comm. c/ Autriche, n° C508-04.

[35] Voir notamment Caudal S., La fiscalité de l’environnement ; Paris, Lgdj, coll. Systèmes ; 2014 ; p. 120.

[36] Article 265 s. du code des douanes introduit par la loi de finances pour 2014 n° 2013-1278 du 29 décembre 2013 ;

[37] La commission Rocard préconisait en 2008 30€ la tonne dans un premier temps pour atteindre 100€ la tonne en 2030.

[38] 18 centimes par litre par rapport à l’essence, contre une moyenne de 11 centimes dans l’UE.

[39] Circulaire du 28 septembre 2012 NOR : BUDD1235621C BO Douanes n° 6949 du 28 septembre 2012 ; 3 centimes par litre durant 3 mois septembre, octobre et novembre 2012 avec sortie progressive du dispositif.

[40] Article 20 de la loi du 29 décembre 2012.

[41] Cjce, 26 octobre 2006, Com. c/ Portugal, Cons. n° 35, 37 et 38.

[42] TA Toulouse, 10 juillet 2014 et TA Rennes, 17 octobre 2014, Dr. Env. n°231 p. 63, voir aussi notes suivantes.

[43] TA Toulon, 26 août 2010, SNPN, AJDA, 28 mai 2011, p. 60. Conclusions M. Revert.

[44] TA Dijon, 27 février 2013, M. Antonio Meijas de Haro et autres, n° 1300303.

[45] TA Caen 9 avril 2010, Ass. Manche-Nature, n° 0902310. Conclusions M. Dorlencourt, p. 3

[46] Ex : autorisation du 4 octobre 2010 délivrée par le préfet de Saône-et-Loire à la société Granulats Bourgogne Auvergne ; arrêté du préfet de la Haute Garonne n° 2010-07 du 2 décembre 2010 dans le cadre de l’extension de la carrière de Martres-Tolosane du groupe Lafarge ciments.

[47] 27 000 visites de contrôle en matières d’installations classées en 2008, 24 000 en 2011.

[48] R. 414-15 C. env. exclut les contrôles inopinés.

[49] PPL n° 1851 du 1er avril 2014 visant à instaurer une information préalable des agriculteurs sur tous les contrôles.

[50] Protocole signé le 5 septembre 2014 par le préfet de la Vendée et le président de la Fdsea de la Vendée.

[51] Voir notamment Billet Ph., « La neutralisation du contentieux de l’urbanisme », Jcp-A, 13 janvier 2014 p. 52.

[52] Article 14 de la loi portant engagement national pour le logement, codifié à l’article L. 600-1-1 du code de l’urbanisme.

[53] Réponse ministérielle de M. Manuel Valls, J.O. Sénat 22 novembre 2013, p. 11773.

[54] Rapport, Cour des comptes mai 2003, p. 625 : http://www.cpepesc.org/POLICE-DE-L-EAU-Action-repressive.html.

[55] « Les infractions au droit de l’environnement constatées en 2012 par la gendarmerie nationale, l’Oncfs et l’Onema », Rapport 2013 disponible sur Internet.

[56] Lettre de Ségolène Royal du 28 janvier 2015 adressée au directeur général de l’Oncfs « vous donnerez des instructions aux services départementaux (…) la verbalisation prendra effet à compter du lundi 9 février ».

[57] Ordonnance n° 2012-34 du 11 janvier 2012 codifiée notamment à l’article L. 173-12 du code de l’environnement et précisé par décret n° 2014-368 du 24 mars 2014 codifié aux articles R. 173-1 et s. du même code.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Attribution au Dr. R. Maurel du 2e prix de thèse de l’Unité du Droit

C’est désormais une tradition que le Collectif L’Unité du Droit espère pérenniser : l’attribution d’un prix de thèse de doctorat à une ou à un docteur de l’Université ayant mis en avant la thématique qui nous est chère …. de l’Unité du Droit ! Après un exceptionnel premier prix attribué en 2018 au Dr. Jean-Benoist Belda, désormais maître de conférences de droit privé à l’Université catholique de l’Ouest, pour ses travaux :

Du discours sur l’office de la Cour de cassation.
Contribution à l’analyse réaliste de la justice française 

… voici donc attribué – au printemps 2020 – notre 2e prix.

Pur l’attribuer, fut constitué fin 2019 le jury suivant :

Trois membres EXTERIEURS au Collectif l’Unité du Droit :

➢ M. le doyen Jean-Christophe PAGNUCCO
(Université de Caen Normandie) ; droit privé
➢ Mme le professeur Véronique CHAMPEIL-DESPLATS
(Université Paris Nanterre) ; droit public
➢ M. le professeur Sébastien PLATON
(Université de Bordeaux) ; droit public

Trois membres du Collectif l’Unité du Droit :

➢ M. le professeur Xavier BIOY
(Université Toulouse 1 Capitole) ; droit public
➢ Mme Dr. Mélanie JAOUL
(Université de Montpellier) ; droit privé
➢ M. le président Dr. Morgan SWEENEY
(Université Paris Dauphine) ; droit privé.

Après en avoir délibéré sous la présidence du président Morgan Sweeney, le jury a élu lauréat M. Raphaël Maurel que l’ensemble des membres du jury et du bureau du Clud félicitent très chaleureusement.

Pour le célébrer comme il se doit (et avant qu’il ne reçoive physiquement son prix), voici une présentation des travaux primés et de leur auteur :

La thèse de doctorat, rédigée sous la direction des Professeurs Charles-André DUBREUIL et Franck LATTY et soutenue le 2 décembre 2019 devant un jury composé des Pr H. Ascensio, J.-B. Auby, L. Dubin, Ch.-A. Dubreuil, P. Jacob, A. Jacquemet-Gauché et F. Latty, porte sur « les sources du droit administratif global ». Ce sujet, inspiré par le projet de recherche sur le Global administrative law (GAL) initié aux États-Unis au milieu des années 2000 puis repris en Italie et en Europe, a d’abord conduit l’auteur à proposer une déconstruction de ce champ doctrinal nouveau. Fondé sur une observation des conséquences de la globalisation sur le phénomène juridique au niveau « global », le projet du GAL est résolument prospectif. Il s’agit, essentiellement, de constater l’émergence de normes de type administratif au niveau global (transparence des procédures et du fonctionnement des organisations internationales et des « administrations globales » au sens large, ouverture de recours, accountability, etc.) et d’en proposer la multiplication pour répondre au déficit démocratique identifié au-delà de l’État. Cependant, la dimension « administrative » des normes, standards et procédures étudiés et suggérés n’apparaissait pas pleinement satisfaisante sur le plan théorique, de sorte qu’une redéfinition préalable du champ du « droit administratif global » – en français –, sous l’angle du droit positif, a paru indispensable. Par ailleurs, la doctrine à l’origine du projet de recherche rejette fermement la notion de « source » du droit, estimant cet outil peu pertinent pour appréhender ces nouveaux phénomènes juridiques. L’hypothèse ayant guidé la recherche résidait à l’inverse dans l’intuition que tous les phénomènes normatifs identifiables sous le vocable « droit administratif global » redéfini, y compris lorsqu’ils semblaient de prime abord échapper à tout modèle normatif connu, répondaient en réalité à un mode de formation identifiable. La recherche confirme cette hypothèse, en proposant une théorie des sources du droit administratif global.

Le lauréat et ses deux directeurs de thèse
lors de la soutenance des travaux (Clermont-Ferrand, 2 décembre 2019).

Au-delà de l’apport à l’étude d’un pan spécifique du droit international, dont le droit administratif global tel qu’analysé constitue une branche, la recherche a d’emblée dû s’émanciper de la traditionnelle distinction entre droit public et droit privé. Celle-ci avait notamment conduit les concepteurs du GAL à écarter du champ du projet, sans réellement le justifier, les entreprises multinationales. Pourtant, celles-ci, lorsqu’elles prennent certaines décisions « globales » susceptibles d’affecter plusieurs ordres juridiques, se soumettent d’elles-mêmes, ou sont soumises par des procédés que la thèse tente d’éclairer, à des normes qualifiables de « droit administratif global ». S’affranchir de la distinction entre ordres juridiques publics et privés a donc permis d’inclure le processus décisionnel de ces entreprises, en tant qu’entités globales, dans l’étude du droit administratif global et particulièrement de ses sources. La recherche montre, à plusieurs reprises, que cette distinction public / privé ne revêt que peu d’intérêt pour l’analyse du droit administratif global. En particulier, l’une des prémisses du raisonnement est que l’épithète « administratif » peut ne pas être conditionné par le caractère public de l’entité appliquant, ou soumise à, la norme étudiée – c’est-à-dire par un critère organique. Les conclusions de l’étude ne permettent pas de contester la pertinence de ce choix préliminaire, dans la mesure où elles sont valables, notamment quant au rôle central de l’État dans la formation du droit administratif global, à la fois pour les entités privées et publiques. L’unité du droit – ici administratif global – n’apparaît, en ce sens, que dès lors que l’observateur renonce à distinguer par principe le droit public du droit privé.

La recherche a, en outre, impliqué d’analyser le phénomène normatif sans égards pour les catégories classiques du droit, et notamment sans préjudice, dans un premier temps, des barrières que constituent les ordres juridiques. S’il résulte de la réflexion que l’ordre juridique demeure un outil fondamental de la compréhension de certaines caractéristiques des normes de droit administratif global – à l’instar de leur obligatoriété et de leur effectivité –, l’unité de cet ensemble ne repose pas sur lui, mais sur des fonctions communes aux sources des normes le composant, peu important leurs ordres juridiques d’origine.

Le lauréat !

Profession :

Pour l’instant, enseignant-chercheur vacataire & juge assesseur (CE) à la Cour nationale du droit d’asile.

Thèmes de recherche(s) :

Droit international, droit(s) administratif(s), théorie des sources du droit.

Quelle a été votre première collaboration / publication aux Editions L’Epitoge ?

Je participe à la relecture des ouvrages des Editions L’Epitoge depuis 2018 et ai eu l’occasion, le plaisir et le privilège d’en relire plusieurs, notamment l’excellent Droit(s) du bio (dir. H. Hoepffner, M. Touzeil-Divina).

Ma première publication aux Editions est L’eau et la forêt. Pistes pour une interaction en droit international !

Y en a-t-il eu d’autres ?

Pas encore !

Quelle est votre dernière publication ?

CHAUMETTE (A.-L.) & MAUREL (R.), Les contre annales du droit public. 66 erreurs que vous ne commettrez plus jamais, Paris, Enrick B. Editions, 2019, 443 p.

Quelle sera votre future publication ?

En 2020, il y aura :
« Les régimes d’inspection à travers le temps : regards sur l’évolution d’un mécanisme de garantie en droit international », in CHAUMETTE Anne-Laure, TAMS Christian (dir.), L’inspection internationale / International Inspection, Académie de droit international de La Haye, Centre for Studies and Research in International Law and International Relations Series, vol. 19, Leiden / Boston, Brill / Nijhoff.

« Le Système Antarctique, un laboratoire des régimes d’inspection internationale », in CHAN-TUNG Ludovic, CHOQUET Anne, LAVOREL Sabine, MICHELOT Agnès (dir.), Les apports du Traité de l’Antarctique au droit international, Paris, Pedone, 2020.

« La contribution de l’ordonnance Gambie c. Myanmar à l’élaboration d’un droit des mesures conservatoires », Revue du Centre Michel de l’Hospital, n°20, 2020.

Plusieurs notices : « inspection », « féminisme », « condoléances », « limogeage », « escalade » et « transparence », in NDIOR Valère (dir.), avec la collaboration éditoriale de MAUREL Raphaël et WEIL Élodie, Dictionnaire de l’actualité internationale, Paris, Pedone, 2020.

« Les Avengers et les compétences de l’État en droit international », in BASIRE Yann, CIAUDO Alexandre (dir.), Du Punisher au Lawyer : les super-héros au prisme du droit, Strasbourg, Presses universitaires de Bourgogne, 2020.

…et sans doute d’autres choses !

Quelle est la publication dont vous êtes le.la plus fier.e / heureux.se ?

Les contre-annales du droit public ! Un travail très efficace mené sur un an, avec une équipe d’auteurs au top, pour un résultat que nous espérons utile à tous !

Quel est – en droit – votre auteur.e préféré.e ?

Bonne question…malgré mon profil essentiellement internationaliste, je pense que c’est Léon Duguit !

Quel est – en littérature – votre auteur.e préféré.e ?

J’aime beaucoup, dans des styles très différents (et par ordre alphabétique), Tolkien, Voltaire, Zelazny et Zola. Mais mon auteur préféré reste Orwell.

Quel est – en droit – votre ouvrage préféré ?

Les transformations du droit public.

Quel est – en littérature – votre ouvrage préféré ?

La ferme des animaux ! Un bijou !

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Remise des Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre

C’est avec beaucoup d’émotion que ce lundi 02 mars 2020 à l’Université d’Aix-Marseille (Faculté de Droit – salle des actes) les amis, les disciples et les collègues du professeur Jean-Louis Mestre lui ont présenté et remis les deux volumes de l’ouvrage Des racines du Droit & des contentieux ;
Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre
.

Le doyen de la Faculté de Droit, Jean-Philippe Agresti, a prononcé un discours auquel le récipiendaire des Mélanges a répondu avec l’humilité et la générosité que chacun lui connaît.

Les Editions l’Epitoge du Collectif L’Unité du Droit ont été très heureuses de participer à cet important moment de la vie académique française.

Vous trouverez ci-dessous une présentation desdits Mélanges.

Ces Mélanges forment les huitième & neuvième
numéros issus de la collection « Académique ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volumes VIII & IX :
Des racines du Droit

& des contentieux.
Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre

Ouvrage collectif

– Nombre de pages : 442 & 516

– Sortie : mars 2020

– Prix : 129 € les deux volumes.

ISBN / EAN unique : 979-10-92684-28-5 / 9791092684285

ISSN : 2262-8630

Mots-Clefs :

Mélanges – Jean-Louis Mestre – Histoire du Droit – Histoire du contentieux – Histoire du droit administratif – Histoire du droit constitutionnel et des idées politiques – Histoire de l’enseignement du Droit et des doctrines

Présentation :

Cet ouvrage rend hommage, sous la forme universitaire des Mélanges, au Professeur Jean-Louis Mestre. Interrogeant les « racines » du Droit et des contentieux, il réunit (en quatre parties et deux volumes) les contributions (pour le Tome I) de :

Pr. Paolo Alvazzi del Fratte, Pr. Grégoire Bigot, M. Guillaume Boudou,
M. Julien Broch, Pr. Louis de Carbonnières, Pr. Francis Delpérée,
Pr. Michel Ganzin, Pr. Richard Ghevontian, Pr. Eric Gojosso,
Pr. Nader Hakim, Pr. Jean-Louis Halpérin, Pr. Jacky Hummel,
Pr. Olivier Jouanjan, Pr. Jacques Krynen, Pr. Alain Laquièze,
Pr. Catherine Lecomte, M. Alexis Le Quinio, M. Hervé Le Roy,
Pr. Martial Mathieu, Pr. Didier Maus, Pr. Ferdinand Melin-Soucramanien, Pr. Philippe Nélidoff, Pr. Marc Ortolani, Pr. Bernard Pacteau,
Pr. Xavier Philippe, Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso,
Pr. Hugues Richard, Pr. André Roux, Pr. Thierry Santolini, M. Rémy Scialom, M. Ahmed Slimani, M. Olivier Tholozan,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Michel Verpeaux,

… et pour le Tome II :

M. Stéphane Baudens, M. Fabrice Bin, Juge Jean-Claude Bonichot,
Pr. Marc Bouvet, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Christian Bruschi,
Prs. André & Danielle Cabanis, Pr. Chistian Chêne, Pr. Jean-Jacques Clère, Mme Anne-Sophie Condette-Marcant, Pr. Delphine Costa,
Mme Christiane Derobert-Ratel, Pr. Bernard Durand, M. Sébastien Evrard, Pr. Eric Gasparini, Père Jean-Louis Gazzaniga, Pr. Simon Gilbert,
Pr. Cédric Glineur, Pr. Xavier Godin, Pr. Pascale Gonod,
Pr. Gilles-J. Guglielmi, Pr. Jean-Louis Harouel, Pdt Daniel Labetoulle,
Pr. Olivier Le Bot, Pr. Antoine Leca, Pr. Fabrice Melleray,
Mme Christine Peny, Pr. Laurent Pfister, Pr. Benoît Plessix,
Pr. Jean-Marie Pontier, Pr. Thierry S. Renoux, Pr. Jean-Claude Ricci,
Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli, Mme Solange Ségala,
Pdt Bernard Stirn, Pr. Michael Stolleis, Pr. Arnaud Vergne,
Pr. Olivier Vernier & Pr. Katia Weidenfeld.

Mélanges placés sous le parrainage du Comité d’honneur des :

Pdt Hélène Aldebert, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Sabino Cassese, Pr. Francis Delpérée, Pr. Pierre Delvolvé, Pr. Bernard Durand,
Pr. Paolo Grossi, Pr. Anne Lefebvre-Teillard, Pr. Luca Mannori,
Pdt Jean Massot, Pr. Jacques Mestre, Pr. Marcel Morabito,
Recteur Maurice Quenet, Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli,
Pr. André Roux, Pr. Michael Stolleis & Pr. Michel Troper.

Mélanges réunis par le Comité d’organisation constitué de :

Pr. Jean-Philippe Agresti, Pr. Florent Blanco, M. Alexis Le Quinio,
Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso, Mme Solange Ségala,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Katia Weidenfeld.

Ouvrage publié par et avec le soutien du Collectif L’Unité du Droit
avec l’aide des Facultés de Droit
des Universités de Toulouse et d’Aix-Marseille
ainsi que l’appui généreux du
Centre d’Etudes et de Recherches d’Histoire
des Idées et des Institutions Politiques (Cerhiip)
& de l’Institut Louis Favoreu ; Groupe d’études et de recherches sur la justice constitutionnelle (Gerjc) de l’Université d’Aix-Marseille.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Jaurès & l’Ecole de la République (par Clothilde Blanchon)

Voici la 72e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui de l’article de Mme Clothilde BLANCHON consacré à Jaurès & l’Ecole de la République et publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).

Volume IV :
Jean Jaurès

& le(s) droit(s)

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes
Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz

– Nombre de pages : 232
– Sortie : mars 2020
– Prix : 33 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-44-5
/ 9791092684445
– ISSN : 2272-2963

Jaurès
& l’école de la République

Clothilde Blanchon
Maître de conférences en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou, Clud, Lm-Dp

« On n’est occupé, depuis plusieurs semaines, qu’à réformer le baccalauréat. […] Il n’est pas démontré que le baccalauréat nouveau modèle fonctionne ; car […] quelques-unes des innovations adoptées se heurteront, dans la pratique, à des résistances sérieuses[1] ». Les mots ne sont pas de Jean-Michel Blanquer, faisant, il y a quelques mois sa rentrée, mais de Jean Jaurès, il y a près de 130 ans. Déjà, la prise en compte de ce que l’on nomme aujourd’hui le « contrôle continu » faisait débat. La question tournait notamment autour de la prise en considération du livret scolaire, que Jaurès acceptait volontiers dès lors qu’il s’agissait de rattraper un étudiant, et non de le rétrograder, et sous réserve que l’examen final reste le principal par rapport au contrôle continu. « Il faut donc que le livret scolaire soit un ami et qu’il ne puisse jamais devenir un ennemi », affirmait-il[2]. Cette bienveillance ne rimait pas avec laxisme, puisqu’il s’opposait par ailleurs à ce que les notes d’écrits soient conservées en cas d’échec ensuite aux épreuves orales[3], le baccalauréat étant alors pour tous un examen en deux parties, des épreuves écrites d’admissibilité, et ensuite, des épreuves orales d’admission. Mais le cœur du débat résidait sur la prise en compte du contrôle continu, sur la possible « combinaison d’un examen et d’un certificat d’études[4] » selon les termes alors usités. Déjà, la question de l’objectivité était relevée, avec à l’époque, une crainte des cléricaux que les bacheliers des « écoles libres » se voient lésés. Jaurès arguait alors de l’indépendance des universitaires, qui président aujourd’hui encore les jurys de baccalauréat, en tenant compte, au besoin du livret scolaire. Jaurès aurait-il alors perçu avant les autres certaines problématiques qui nous taraudent encore aujourd’hui ? Sa pensée, si souvent citée, est-elle toujours bien comprise ? Ses écrits sur l’éducation sont multiples, et peinent à être intégralement recensés[5]. Comment alors condenser la pensée jaurésienne sur ce si vaste sujet ?

On peut dire que tous ses écrits sur l’éducation se trouvent traversés, à des degrés divers, par une idée majeure, celle de la relation symbiotique qui existe entre l’école et la République. En effet, d’une part, la République permet un certain type d’école (I) ; d’autre part et réciproquement, l’école vient renforcer la République (II).

I. L’école permise par la République

Quelle est donc cette école permise par la République, dont Jaurès est l’un des artisans ? Trois adjectifs pourraient servir à la qualifier. C’est une école premièrement laïque (A), deuxièmement sociale (B), et enfin troisièmement riche (C).

A. Une école laïque

Pour convaincre de la nécessité d’une école laïque, il pose, dès son discours de Castres de 1904[6], une identité originale entre démocratie et laïcité. Partant du postulat selon lequel la démocratie se définit avant tout comme « l’égalité des droits », et parallèlement que la laïcité vise à assurer une égalité des droits quelle que soit la confession de chacun (ou l’absence de confession), il affirme que la démocratie ne peut se réaliser pleinement que dans la laïcité : « [la démocratie] est foncièrement laïque, laïque dans son essence comme dans ses formes, dans son principe comme dans ses institutions ». Dans sa pensée, sans laïcité, pas d’égalité des droits indépendamment des croyances, et donc pas démocratie. Poursuivant sa démonstration, il cite l’ensemble des actes de la vie civile ou politique qui peuvent se faire, en démocratie, indépendamment de la religion : l’état civil, le mariage, la justice, le vote, et même – note le pacifiste Jaurès – l’appel au front. Ainsi, « [la démocratie] ne demande pas à l’enfant qui vient de naître, pour reconnaître son droit à la vie, à quelle confession il appartient, et elle ne l’inscrit d’office dans aucune Eglise. […] Elle ne demande pas au citoyen, quand il veut faire […] acte de souveraineté et déposer son bulletin dans l’urne, quel est son culte et s’il en a un » ; ou encore, « elle n’exige pas des justiciables qui viennent demander à ses juges d’arbitrer avec eux, qu’ils reconnaissent, outre le code civil, un code religieux et confessionnel ». Et l’auteur, de dériver habillement vers la question de l’école. « Si laïcité et démocratie sont indivisibles, et si la démocratie ne peut réaliser son essence et remplir son office, qui est d’assurer l’égalité des droits, que dans la laïcité, par quelle contradiction mortelle […] la démocratie renoncerait-elle à faire pénétrer la laïcité dans l’éducation ? ». Puisque toutes les institutions de la vie civile sont déjà pénétrées des préceptes laïcs, l’école, qui est la plus essentielle de toutes, car au commencement d’elles, doit l’être aussi. L’argumentaire est brillamment construit, et Jaurès sera un puissant allié d’Aristide Briand, porteur de la loi de 1905. Laïque, l’école de la République doit en outre, dans la pensée jaurésienne, être sociale.

B. Une école sociale

Jaurès pense l’éducation dans une perspective sociale, socialiste pourrait-on même dire dans le sens d’un idéal de coopération des forces de production. Pour lui, l’école de la République doit être ouverte à tous, et offrir aux enfants du prolétariat une éducation similaire à celle des enfants de la bourgeoisie. Cette liaison étroite qui existe entre la question sociale et la question de l’éducation est d’ailleurs la conclusion de son plaidoyer intitulé « pour la laïque » (sous-entendu pour l’école laïque) : « la question scolaire rejoint la question sociale […]. Laïcité de l’enseignement, progrès social, ce sont deux formules indivisibles. Nous n’oublierons ni l’une ni l’autre, et, en républicains socialistes, nous lutterons pour toutes les deux[7] ». C’est que l’enseignement offert à tous doit permettre de préparer la classe ouvrière à exercer des fonctions dirigeantes[8].

Ouverte à tous, Jaurès imagine en outre une école de la République commune à tous, en ce sens qu’elle regrouperait tous les enfants de la Nation. L’Etat se doit d’organiser un « service public national de l’enseignement […] où seraient appelés tous les enfants de France[9] ». Sur ce point, il rencontra les oppositions les plus diverses : des cléricaux bien sûr, mais encore des radicaux comme Clemenceau qui y voient un dangereux « projet collectiviste », un monopole étatique tyrannique[10]. Il céda quelque peu, et obtint toutefois deux avancées. D’une part, et avec une loi de 1904, l’interdiction pour les congrégations religieuses d’enseigner[11], qu’il défend en ces termes : « seuls, dans une démocratie républicaine, ont le droit d’enseigner ceux qui reconnaissent, non à titre relatif mais à titre absolu, non à titre précaire mais à titre définitif, le droit à la liberté des personnes et des croyances[12] ». D’autre part, et progressivement, il obtint la sécularisation des écoles religieuses, devenant des écoles privées au personnel (en théorie du moins) laïcisé. L’école républicaine doit alors séduire face aux écoles privées, et pour ce faire, elle se doit d’être suffisamment riche.

C. Une école riche

Jaurès porte une haute vision de l’école républicaine, qu’il ne conçoit que comme étant riche. Riche de sens d’abord, évidemment, mais aussi, de manière plus pragmatique, riche de moyens. Pour lui, l’enseignement, engage l’être tout entier : « on n’enseigne pas ce que l’on veut. Je dirai même qu’on n’enseigne pas ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir. On enseigne, et on ne peut enseigner que ce que l’on est[13] ». Il doit être porteur de valeurs plus que d’un savoir passager. L’enseignant y communique les principes essentiels de sa liberté et de sa vie, et les bases d’un savoir émancipateur. Fervent opposant de la méthode encyclopédique, il prône, pour les plus jeunes, une solide maîtrise de la lecture, qui leur permettra, avec quelques livres bien choisis, de se faire « une idée très haute de l’histoire de l’espèce humaine[14] ». L’enseignant lui-même doit perpétuellement entretenir sa curiosité, afin de ne pas « réciter le soir ce qu’il a appris le matin[15] ». Il doit être « pénétré » tout entier « de ce qu’il enseigne[16] ».

Cette école exigeante ne peut se réaliser sans moyens. Jaurès le pragmatique, qui a exercé les fonctions de professeur, questionne : « comment voulez-vous que [les maîtres] […] développent en eux cette culture quand beaucoup d’entre eux plient sous le fardeau démesuré de classes énormes[17] » ? Il en va de l’attractivité de l’école républicaine, et derrière elle, c’est la République elle-même qui est en jeu. Puisque, et c’est le second aspect de sa pensée, l’école républicaine sert la République.

II. La République renforcée par l’école

Que la République soit renforcée par l’école, c’est à la fois d’une part, une volonté assumée de la part de Jaurès (A), et d’autre part, un testament légué (B).

A. Une volonté assumée

Pourquoi Jaurès porte-t-il une telle vision de l’école républicaine ? Parce qu’elle sert son idéal, le socialisme et l’avènement d’une République sociale. Non pas que les instituteurs doivent inculquer les préceptes du socialisme[18], mais parce qu’il est convaincu que le citoyen, pénétré de ces valeurs d’égalité et de liberté acquises à l’école, ne pourra que perpétuer la République, et en particulier, celle qui le protège le mieux, la République sociale. Toute l’unité de la pensée de Jaurès transparaît alors.

On pourrait alors rétorquer que finalement, les Républicains, en faisant de l’école un lieu de diffusion des principes universels des droits de l’homme, viennent remplacer un dogme par un autre. Jaurès anticipe la critique en se départant, de manière originale, de l’adjectif « neutre » : « il n’y a que le néant qui soit neutre » a-t-il pu affirmer[19]. Il va donc plus loin que Jules Ferry sur ce point, en affirmant nettement que la République doit inculquer ses propres valeurs[20]. Rendre l’enseignement incolore, étranger à toute question sociale ou à tout précepte moral, serait le meilleur moyen de redonner sa place au mysticisme et au catholicisme[21].

De cette volonté assumée de faire de l’école de la République un fervent défenseur de la République naît, par ailleurs, un testament légué à tous les républicains d’aujourd’hui.

B. Un testament légué

Cette pensée jaurésienne laisse un testament à la fois aux citoyens pour qu’ils perpétuent la République, mais aussi aux professeurs, puisqu’ils en sont les premiers artisans. A eux de former les citoyens de demain, épris de liberté et d’égalité. Jaurès très tôt dans une lettre leur indique « vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie[22] ». Comment alors faire « œuvre complète d’éducateur[23] », comment satisfaire cette haute exigence ? Jaurès, sans prétendre fournir un manuel à destination des futurs enseignants, fournit quelques pistes, dont nombre sont encore utilisables aujourd’hui. On peut les résumer en quelques mots : la culture évidemment, l’absence de cloisonnement, et enfin l’expérimentation.

La culture est la « condition absolue d’un enseignement à la fois élevé et impartial », selon les mots d’Allard que Jaurès reprend à son compte[24]. L’affirmation est classique, mais le tribun y attache un aspect novateur : il rejette, on l’a dit, la méthode encyclopédique qui n’aboutirait qu’à faire des élèves des « machines à épeler[25] ». Il entend en faire des hommes, aptes à penser par eux-mêmes, et pour ce faire, « il n’est pas nécessaire que [le maître] dise beaucoup, qu’il fasse de longues leçons ; il suffit que tous les détails qu’il leur donnera concourent nettement à un tableau d’ensemble[26] ». La transmission du sens des grandes questions est pour lui une priorité.

Ensuite, l’enseignement idéal selon Jaurès ne saurait être trop cloisonné. Il indique qu’« il faut apprendre aux enfants la facilité des passages et leur montrer, par-delà la barre un peu ensablée toute l’ouverture de l’horizon[27] ». Il refuse une spécialisation trop poussée, qui ne serait qu’une copie préalable de la division du travail. Si le prolétariat accède à l’éducation, ce ne serait pour recevoir uniquement un savoir technique hyper spécialisé. Non seulement parce qu’il faut qu’il acquière la culture de la classe dirigeante, mais encore, parce que toute technique doit être éclairée par la théorie[28] ; et réciproquement, « toutes les théories du monde physique, du monde social, du monde moral, doivent perpétuellement des comptes à la réalité, à la vie[29] ». Ainsi, l’enseignant doit poursuivre ce but ultime de faire de chacun à la fois « un praticien et un philosophe[30] », dans un va-et-vient fécond entre théorie et pratique.

Enfin, et c’est sur ce point que la pensée de Jaurès est peut-être la plus novatrice, il propose dès 1886 – et c’est alors son premier discours comme député – d’instituer le droit pour les communes de créer des écoles expérimentales, où seraient essayés des « méthodes nouvelles », des « programmes nouveaux » et des « doctrines plus hardies[31] ». Il retira toutefois sa proposition d’amendement, afin de ne pas compromettre l’avancée de la majorité sur les lois scolaires. Cet amendement témoigne cependant du caractère avant-gardiste de la pensée de Jaurès, et du fait que l’école républicaine ne doit pas être celle de la pensée unique et de l’uniformisation à tout prix. Une différenciation est possible et même souhaitable. Comme il est accepté qu’une certaine différenciation territoriale ne nuise pas à l’unité de la République, il peut être admis qu’une différenciation éducative ne porte pas atteinte à l’école républicaine, mais au contraire, la fasse progresser. Finalement, pour penser les réformes à venir, il ne faudrait pas être « plus républicains » que les pères de la République, et accepter une certaine dose de différenciation là où elle peut être utile.


[1] Jaurès Jean « La réforme du baccalauréat », La Dépêche, 7 août 1890.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] V. toutefois en ce sens l’anthologie majeure réalisée par Moulin Catherine, Rebérioux Madeleine, Candar Gilles, [et al.] : Jaurès Jean, De l’éducation, Points, 2012, 395 p. Elle réunit les principaux discours et textes de Jaurès sur l’éducation.

[6] Jaurès Jean, « République, démocratie et laïcité », Discours de Castres du 30 juillet 1904, L’Humanité, 2 août 1904. Il commence ainsi « Démocratie et laïcité sont deux termes identiques » ; puis, « j’ai le droit de répéter que démocratie et laïcité sont identiques ».

[7] Jaurès Jean, « Pour la laïque », Discours à la chambre des députés, 21 et 24 janvier 1910, reproduit in Jaurès Jean, Pour la laïque, éd. et comm. Duclert Vincent, Paris, Librairie générale française, 2016, p. 104.

[8] Jaurès Jean, « Le mouvement », 5 avril 1908, Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur (REPPS), reproduit in Jaurès Jean, De l’éducation, op. cit., p. 245.

[9] Jaurès Jean, « Pour la laïque », op. cit., p. 101-102.

[10] Scot Jean-Paul, « Jaurès et la laïcité scolaire », disponible sur http://www.jaures.eu/syntheses/jaures-et-la-laicite-scolaire-jean-paul-scot/.

[11] Loi du 7 juillet 1904 portant suppression de l’enseignement congréganiste.

[12] Jaurès Jean, Discours à la chambre des députés, 3 mars 1904.

[13] Jaurès Jean, « Pour la laïque », op. cit., p. 22.

[14] Jaurès Jean, « Aux instituteurs et institutrices », La Dépêche [de Toulouse], 15 janvier 1888.

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] Jaurès Jean, « Pour la laïque », op. cit., p. 104.

[18] Il ne faudrait pas alors relire la maxime selon laquelle « on enseigne ce que l’on est » comme une dangereux appel à l’endoctrinement des jeunes enfants. Il précise : « je n’entends point par là que l’éducateur s’efforcera […] d’imposer à l’esprit des enfants ou des jeunes gens telle ou telle formule […]. Le jour où les socialistes pourraient fonder des écoles, je considère que le devoir de l’instituteur serait, si je puis dire, de ne pas prononcer devant les enfants le mot même de socialisme. S’il est socialiste, s’il l’est vraiment, c’est que la liberté de sa pensée appliquée à une information exacte et étendue l’a conduit au socialisme. Et les seuls chemins par où il puisse conduire des enfants ou des jeunes gens, ce serait de leur apprendre la même liberté de réflexion et de leur soumettre la même information étendue ».

[19] Jaurès Jean, « Neutralité et impartialité », Repps, 4 oct. 1908.

[20] Dreux Guy, Laval Christian, « Penser l’éducation avec Jaurès », préf. Jaurès Jean, De l’éducation, op. cit., p. 36 ; dans le même sens : Scot Jean-Paul, « Jaurès et la laïcité scolaire », op. cit.

[21] Dreux Guy, Laval Christian, « Penser l’éducation avec Jaurès », ibid.

[22] Jaurès Jean, « Aux instituteurs et institutrices », op. cit.

[23] Ibid.

[24] Jaurès Jean, « Pour la laïque », op. cit., p. 18.

[25] Jaurès Jean, « Aux instituteurs et institutrices », op. cit.

[26] Ibid.

[27] Jaurès Jean, « L’éducation populaire et les patois », La Dépêche de Toulouse, 15 août 1911.

[28] Dreux Guy, Laval Christian, « Penser l’éducation avec Jaurès », op. cit., p. 27.

[29] Jaurès Jean, « L’Armée nouvelle », 10/18, UGE, 1969, p. 207.

[30] Jaurès Jean, « Discours à la jeunesse », Distribution des prix au lycée d’Albi, 30 juillet 1903.

[31] Jaurès Jean, « Le droit des communes en matière d’enseignement primaire », Chambre des députés, séance du 21 oct. 1886.


Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Jaurès & «l’Affaire» par le pr. G. Beaussonie

Voici la 9e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du quatrième livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui de l’article de M. le professeur Guillaume BEAUSSONIE consacré à l’Affaire DREYFUS et publié dans l’ouvrage Jean Jaurès & le(s) Droit(s).

Volume IV :
Jean Jaurès

& le(s) droit(s)

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina, Clothilde Combes
Delphine Espagno-Abadie & Julia Schmitz

– Nombre de pages : 232
– Sortie : mars 2020
– Prix : 33 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-44-5
/ 9791092684445
– ISSN : 2272-2963

Jaurès
& « l’Affaire »

Guillaume Beaussonie
Professeur à l’Université Toulouse 1-Capitole,
Codirecteur de l’Institut Roger Merle,
Membre du Collectif L’Unité du Droit

« L’Affaire », c’est bien sûr l’affaire Dreyfus.

C’est donc l’histoire de la rencontre entre un grand homme politique et une grande affaire judiciaire que je vais vous compter, celle-ci ayant également participé, à sa façon, à la postérité de celui-là.

Quelques rappels sur l’affaire me semblent nécessaires, pour commencer (I), car si ses grandes lignes sont sans doute connues, ses détails le sont souvent moins, qui ont pourtant leur importance dans l’ampleur que va prendre la cause du capitaine Alfred Dreyfus. Il sera alors possible de comprendre le rôle précisément joué par Jaurès dans ce cadre (II).

I. Dreyfus

A la fin du XIXe siècle, durant la IIIe République et ce qu’on appellera plus tard la « Belle Epoque », deux haines sont tenaces en France : la haine des Juifs, à la suite notamment de la publication de La France juive d’Edouard Drumont, en 1886 ; la haine des Allemands, à la suite de l’annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine par l’Empire allemand, en 1871. Autrement dit, bien des Français sont alors antisémites et nationalistes.

Ajoutons à cela, qu’avec d’autres, ces sentiments se trouvent amplifiés par une Presse qui n’a jamais été aussi libre – nous sommes juste après le vote de la loi de 1881 –, l’opinion publique se faisant et se défaisant à la lecture de journaux tels la Libre Parole, le Petit Journal, le Figaro, le Siècle, l’Aurore ou la Petite République (journaux de bords très différents !).

Dans la même idée, la pérennisation du suffrage universel – masculin du moins… – oblige les hommes politiques à faire état publiquement de leurs idées ou, en tous les cas, d’envisager que leurs idées sont susceptibles de leur faire gagner ou perdre des élections.

Dans ce contexte, l’Armée est traversée par des phénomènes paradoxaux : d’un côté, elle demeure l’un des refuges du conservatisme et du catholicisme, qu’une société de plus en plus démocratique et laïque répugne à laisser s’exprimer au-delà ; d’un autre côté, elle se modernise et se démocratise elle-même, notamment en se lançant dans la guerre de l’information, avec la création de la Section de Statistiques, et en permettant, par l’entremise de Polytechnique, à des personnes qui ne sont pas issues de Saint-Cyr  de devenir officiers.

Cette composition instable explose précisément à l’occasion de l’affaire Dreyfus.

A la suite de l’interception, en septembre 1894, d’une lettre déchirée, non signée et non datée (le « bordereau »), mais adressée à l’attaché militaire allemand en poste à l’ambassade d’Allemagne, Max Von Schwartzkoppen, et laissant entendre qu’un officier français livrait des renseignements à ce dernier, le capitaine Alfred Dreyfus, issu de Polytechnique, est immédiatement soupçonné d’en être l’auteur.

Il a contre lui deux choses : d’abord, il est artilleur, une lecture rapide de la lettre pouvant laisser entendre que telle était la fonction de l’espion ; ensuite et surtout, il est le seul juif officier dans l’armée française. En vérité, rien, dans la lettre, n’incitait à chercher du côté de Dreyfus : l’auteur y indiquait notamment qu’il allait partir en manœuvre, ce qui n’était pas le cas du capitaine.

Il n’empêche : il est convoqué sans motif en octobre au ministère de la Guerre, où il est soumis à une dictée, est incarcéré à la prison du Cherche-Midi à Paris et une perquisition est effectuée à son domicile. La machine est lancée.

Une comparaison des écritures est réalisée. Le commandant Paty de Clam, totalement néophyte en matière d’expertise graphologique, conclut dans un rapport remis au général Mercier, ministre de la Guerre, qu’en dépit de quelques dissemblances, les ressemblances sont suffisantes pour justifier une enquête… Un expert près la Banque de France convoqué personnellement par le ministre, Gobert, avait pourtant quant à lui décelé de nombreuses divergences.

En novembre, une instruction est ouverte, le quotidien antisémite la Libre Parole ayant révélé l’affaire au grand jour. Le mois suivant, sur un rapport exclusivement à charge du commandant Besson d’Ormescheville (« un monument de partialité » selon Zola), les suppositions remplaçant les faits, le général Saussier, gouverneur militaire de Paris, se sent contraint de donner l’ordre de mettre Dreyfus en jugement pour haute trahison.

Un procès à huis-clos a lieu au mois de décembre devant le Conseil de guerre. Le dossier officiel est vide (pas de preuve, pas de mobile…), mais un dossier secret, transmis au début du délibéré par la Section des Statistiques au président du Conseil de guerre, Emilien Maurel, en toute illégalité, emporte la conviction des sept juges. Ça et l’idée saugrenue, inventée par Alphonse Bertillon pour les besoins de la cause, que Dreyfus aurait, lors de la rédaction de la lettre, imité sa propre écriture, de même que les déclarations théâtrales du commandant Hubert-Joseph Henry, adjoint du chef de la Section des Statistiques et découvreur de la lettre, qui jure sur l’honneur que le traître est Dreyfus…

A l’issue d’un long délibéré, Dreyfus est condamné à l’unanimité à la déportation perpétuelle, la peine de mort ayant heureusement été abolie pour les crimes politiques par la Constitution de 1848, à la destitution de son grade et à la dégradation. Tout le monde se souvient, je pense, du dessin en une du Petit Journal représentant la cérémonie de la dégradation de Dreyfus dans la Cour Morlan de l’Ecole Militaire à Paris.

Comme si l’injustice de la condamnation ne suffisait pas, Dreyfus subira, dès 1895, des conditions de détention particulièrement difficiles sur l’île du Diable.

Alfred Dreyfus forme un pourvoi en révision qui est rejeté le 31 décembre 1894. A ce moment-là, il n’y a pas vraiment d’affaire, du moins en ce qui concerne l’innocence de Dreyfus. Seuls sa femme Lucie et son frère Mathieu sont persuadés qu’une terrible injustice a été commise.

Les recherches de ce dernier vont d’ailleurs porter leurs fruits car Mathieu va, d’une part, prendre connaissance de l’existence du dossier secret et, d’autre part, apprendre le nom d’un coupable bien plus probable : le sulfureux commandant Ferdinand Walsin Esterhazy. Mathieu ayant effectivement fait publier une reproduction de la lettre par le Figaro en novembre 1897, un créancier d’Esterhasy, le banquier Jacques De Castro, reconnaît l’écriture de son débiteur.

Mathieu convainc aussi certains journalistes de soutenir la cause de son frère. Ainsi du libertaire Bernard Lazare qui, en 1896, publie à Bruxelles le premier opuscule dreyfusard.

Parallèlement, le lieutenant-colonel Marie-George Picquart, affecté à la tête de la Section des Statistiques en juillet 1895, fait lui aussi le lien avec Esterhazy. Prenant connaissance, en mars 1896, d’une lettre que l’ambassade d’Allemagne a adressée à celui-ci (le « petit bleu »), et qui démontre qu’il est un espion, Picquart compare son écriture avec celle de la lettre soi-disant écrite par Dreyfus et se rend compte que son véritable auteur est Esterhazy. Il consulte alors, à son tour, le dossier secret qui a fondé la condamnation de Dreyfus et se rend compte qu’il n’établit aucunement la culpabilité de Dreyfus.

Hélas, le chef d’état-major de l’Armée, le général Boisdeffre ne veut rien entendre et tout est même entrepris pour évincer Picquart de son poste ; il est finalement affecté en Tunisie « dans l’intérêt du service ».

Le 11 novembre 1897, les deux pistes se rejoignent néanmoins, à l’occasion d’une rencontre entre le vice-président du Sénat, Auguste Scheurer-Kestner, qui a été informé des doutes de Picquart par un ami commun, l’avocat Louis Leblois, et Mathieu Dreyfus. Ce dernier obtient enfin la confirmation du fait qu’Esterhazy est bien l’auteur du bordereau.

Le 15 novembre, sur ces bases, Mathieu Dreyfus porte plainte auprès du ministère de la Guerre contre Esterhazy. Une enquête est consécutivement ouverte, Picquart devenant l’ennemi à abattre pour les antidreyfusards.

A ce moment-là, l’erreur de départ est déjà devenue un crime. Incité par sa hiérarchie à étoffer l’accusation de Dreyfus, le commandant Henry – qui, au surplus, a travaillé pendant trois ans avec Esterhazy – fabrique un faux grossier en novembre 1896 : il s’agirait d’un courrier de l’attaché militaire italien Panizzardi adressé à son collègue allemand von Schwartzkoppen, qui démontrerait la culpabilité de Dreyfus… Le document va avoir son importance car, si Dreyfus est coupable, c’est qu’Esterhazy ne peut pas l’être !

Dans l’attente du procès de ce dernier, le mouvement dreyfusard s’amplifie enfin. Bernard Lazare, Mathieu Dreyfus, Joseph Reinach et Auguste Scheurer-Kestner sont rejoints essentiellement par Emile Zola, Octave Mirbeau, Anatole France, Lucien Lévy-Bruhl, les frères Clémenceau et Lucien Herr, qui convainc Léon Blum et Jean Jaurès (le voilà !) de se joindre à eux.

Maurice Barrès, en revanche, refuse de se joindre à ces « intellectuels », le terme prenant alors sous sa plume un sens péjoratif, celui de sachants prétentieux qu’on lui connaît encore aujourd’hui.

Pour Jules Méline, comme il le déclare en ouverture de séance de l’Assemblée nationale, le 7 décembre, « il n’y a pas d’affaire Dreyfus. Il n’y a pas en ce moment et il ne peut pas y avoir d’affaire Dreyfus »…

Bien que tout ait été fait par le gouvernement et l’état-major pour l’éviter, le procès d’ Esterhazy s’ouvre le 10 janvier 1898 devant un Conseil de guerre. Une fois de plus, tout est simulacre : Esterhazy est prévenu des sujets du lendemain avec des indications sur la ligne de défense à tenir ; les constitutions de parties civiles demandées par Mathieu et Lucie Dreyfus leur sont refusées ; les trois experts en écritures ne reconnaissent pas l’écriture d’Esterhazy dans le bordereau et concluent à la contrefaçon… Esterhazy est acquitté à l’unanimité dès le lendemain, après trois minutes de délibéré et sous les applaudissements.

N’en étant plus à une injustice près, l’état-major fait arrêter le lieutenant-colonel Picquart sous l’accusation de violation du secret professionnel, à la suite de la divulgation de son enquête à son avocat qui l’aurait révélée au sénateur Scheurer-Kestner. Il est emprisonné pendant près d’un an (et le sera de nouveau plus tard).

Esterhazy s’exile prudemment en Grande-Bretagne.

Après avoir condamné un innocent par erreur, on acquitte un coupable par dol. C’en est trop pour Emile Zola qui, deux jours seulement après l’acquittement d’Esterhazy, lance à son tour des accusations claires, directes et nominales, à la une du journal L’Aurore, dirigée par Georges Clémenceau. Habituellement diffusé à trente mille exemplaires, le journal est alors reproduit trois cent mille fois et l’effet escompté est atteint : un nouveau procès va avoir lieu ; celui de Zola, contre qui le général Billot, ministre de la guerre, a porté plainte en diffamation (ce qui conduira à la cassation de l’arrêt, car c’est le Conseil de guerre qui aurait dû agir).

Le procès, qui se déroule devant les Assises de la Seine, du 7 au 23 février 1898, est l’occasion de faire connaître l’affaire Dreyfus à tous ceux qui l’ignoraient. Du moins est-ce le cas dans la Presse, car le président Delegorgue, qui lui aussi a reçu des consignes, précise que « la question ne sera pas posée » à chaque fois – et elles sont nombreuses ! – que la défense tente de revenir sur la condamnation injuste de Dreyfus.

A la fin, comme tous ceux qui ont raison dans cette affaire, Zola est condamné aux peines maximales : un an d’emprisonnement et 3 000 francs d’amende (il sera condamné de nouveau après cassation du premier arrêt et que l’écrivain se sera exilé au Royaume-Uni). Mais, comme nul ne l’ignore, le geste de Zola a marqué efficacement et durablement les esprits.

Conscient de cela, le nouveau ministre de la guerre, Godefroy Cavaignac, qui ne veut pas d’une révision du procès Dreyfus, décide d’enquêter. En juillet 1898, dans le but de renforcer la conviction de la culpabilité de Dreyfus, le ministre reconnaît l’existence d’un dossier secret, « accablant » selon lui, mais permettant surtout à Lucie de soutenir une demande en annulation de la condamnation de son mari. Ce d’autant que l’enquête révèle les culpabilités et connivences d’Esterhazy, Paty de Clam et d’Henry. Cavaignac, qui n’en démord pas pour autant, doit alors quitter le gouvernement.

Le 3 septembre 1898, le président du Conseil, Brisson, incite Mathieu Dreyfus à déposer une demande en révision de la décision rendue par le Conseil de guerre en 1894. Le 26 septembre, le gouvernement transfère le dossier à la Cour de cassation pour avis.

La Cour elle-même est divisée, le président de la chambre civile, Quesnay de Beaurepaire, accusant la chambre criminelle de dreyfusisme par voie de presse. Il démissionne le 8 janvier 1899, mais la chambre criminelle est dessaisie au profit des chambres réunies « afin de ne pas la laisser porter seule toute la responsabilité de la sentence définitive ».

Il n’empêche : le 3 juin 1899, les chambres réunies de la Cour de cassation cassent le jugement de 1894 en audience solennelle. L’affaire est renvoyée devant le Conseil de guerre de Rennes. Zola revient ; Picquart est libéré ; Mercier est inquiété ; Dreyfus est de retour en métropole.

Fin de l’histoire ? Non, car Dreyfus est donc déféré le 7 août 1899 devant le Conseil de guerre de Rennes. Le climat est terrible, l’un des avocats de Dreyfus, maître Labori, étant notamment victime d’un attentat en allant au tribunal. L’armée, par ailleurs, n’a pas vraiment évolué.

Le 9 septembre 1899, Dreyfus est de nouveau reconnu coupable de trahison mais « avec circonstances atténuantes » (par 5 voix contre 2 ; 1 voix de moins et c’était l’acquittement…), condamné à dix ans de réclusion et à une nouvelle dégradation.

Dès le lendemain du verdict, Alfred Dreyfus, après avoir hésité, dépose un pourvoi en révision.

Mais, complètement à bout, Dreyfus accepte d’être gracié le 19 septembre, ce qui conduit à sa libération deux jours plus tard. Le 17 novembre 1899, afin que l’affaire s’éteigne définitivement, Waldeck-Rousseau dépose une loi d’amnistie couvrant « tous les faits criminels ou délictueux connexes à l’Affaire Dreyfus ou ayant été compris dans une poursuite relative à l’un de ces faits ». La loi est adoptée, seul un fait nouveau pouvant alors entraîner une révision de l’affaire Dreyfus et, partant, une reconnaissance de son innocence.

Beaucoup de dreyfusards n’acceptent pas une telle conclusion, Jaurès notamment. C’est le temps des écrits : Reinach fait paraître son Histoire de l’Affaire Dreyfus ; Jaurès publie Les Preuves, on va y revenir ; Zola écrit le troisième de ses Evangiles intitulé Vérité.

Zola est tué en 1902. Il « fut un moment de la conscience humaine », comme le rappela son ami Anatole France à ses funérailles.

Jaurès, regagnant le siège de député qu’il avait perdu durant l’affaire, la relance le 7 avril 1903 par un discours prononcé à la Chambre. Il y évoque les faux, obligeant le nouveau ministre de la guerre, le général André, à mener une nouvelle enquête qui va conduire à une nouvelle saisine de la Cour de cassation.

Le 9 mars 1905, le procureur général Baudouin, par un rapport de 800 pages, réclame la cassation, mais cette fois sans renvoi, du jugement rendu à Rennes.

Le 12 juillet 1906, la Cour de cassation, toutes chambres réunies, annule sans renvoi le jugement rendu à Rennes en 1899. Ainsi et enfin, elle réhabilite Dreyfus.

Dreyfus, hélas, n’en aura pas tout à fait fini avec l’armée et avec les injustices et l’antisémitisme. Mais il mourra libre et de mort naturelle. Ce qui, on le sait, ne sera pas le cas de Jaurès dont il nous faut parler maintenant.

II. Jaurès

On a dit tout à l’heure que Jaurès s’est joint aux Dreyfusards assez tardivement, à la fin de l’année 1897 et surtout durant l’été 1898. C’est essentiellement le grand intellectuel Lucien Herr, qui avait déjà participé à faire de Jaurès un socialiste, qui parvient à le convaincre, avec quelques autres socialistes révolutionnaires, de défendre la cause de Dreyfus.

Avant cela, Jaurès n’est sans doute pas antisémite, comme nombre de ses contemporains, parfois socialistes. Ainsi écrit-il dans la Dépêche, au début des années 1890 : « Je n’ai aucun préjugé contre les juifs : j’ai peut-être même des préjugés en leur faveur, car je compte parmi eux, depuis longtemps, des amis excellents qui jettent sans doute pour moi un reflet favorable sur l’ensemble d’Israël. Je n’aime pas les querelles de race, et je me tiens à l’idéal de la révolution française, c’est qu’au fond, il n’y a qu’une seule race : l’humanité ».

Mais le grand homme n’est quand même pas dénué de préjugé, ou au moins de contradiction. Ainsi, à la suite de la condamnation de Dreyfus, dans un discours prononcé le 24 décembre 1894 à la Chambre, Jaurès envisage l’erreur moins dans la condamnation que dans la punition : « le capitaine Dreyfus, convaincu de trahison par un jugement unanime, n’a pas été condamné à mort, et le pays voit qu’on fusille sans pitié de simples soldats coupables d’une minute d’égarement, de violences ». Et il écrit, encore dans la Dépêche, que la peine de mort n’a pas été prononcée, c’est en raison « d’un prodigieux déploiement de la puissance juive pour sauver l’un des siens »…

En vérité, Jaurès se sert ici de l’actualité pour prôner un assouplissement des peines encourues – en l’occurrence la peine de mort – en cas de violences commises par un militaire sur un supérieur. Il rappelle ainsi qu’« un troupier vient d’être condamné à mort et exécuté pour avoir lancé un bouton au visage de son caporal. Alors, se demande-t-il, pourquoi laisser ce misérable traître (entendez Dreyfus) en vie » ? Ces propos lui valent d’ailleurs la censure avec exclusion temporaire de la Chambre. Mais on ne peut pas dire qu’il fasse encore grand cas de Dreyfus et, plus largement, des juifs.

Par ailleurs, Jaurès est très occupé par d’autres combats, notamment celui des verriers de Carmaux.

« J’accuse », semble-t-il, ne convainc pas immédiatement Jaurès. Au début de l’année 1898, en effet, le grand homme oscille encore.

D’un côté, il y a le manifeste du 19 janvier 1898, signé par tous les courants et tous les socialistes, dont Jaurès. L’affaire Dreyfus y est présentée comme un conflit entre « deux clans bourgeois : les opportunistes et les cléricaux ». D’où cette conclusion : « Prolétaires, ne vous enrôlez dans aucun des clans de cette guerre civile bourgeoise… Entre Reinach et De Mun gardez votre liberté entière ».

D’un autre côté, il y a le discours prononcé à la Chambre à la fin du même mois (le basculement a sans doute eu lieu à ce moment précis), et par lequel Jaurès interpelle le gouvernement sur les illégalités dénoncées par Zola et se demande si la culpabilité du capitaine Dreyfus ne repose pas sur le mensonge, l’arbitraire, la propagande antisémite et la manipulation de la justice.

Jaurès exige ainsi qu’on porte au pays « toute la vérité et non pas une vérité mutilée et incomplète » ; il s’agit pour lui d’une « question qui touche aux garanties de la défense pour tout citoyen ». Il dénonce un soupçon détestable, des questions de race et de religion ; « envers un juif comme envers tout autre, nous avons le droit de réclamer l’observation des garanties légales ».

Jaurès est présent durant le procès de Zola, faisant partie de la cohorte de témoins convoqués par la défense du grand écrivain. Par ses paroles, il démontre qu’il a, cette fois, parfaitement pris conscience de toute l’ampleur de l’affaire : « Pourquoi des citoyens comme M. Zola, comme beaucoup d’autres avec lui, se sont-ils jetés dans la bataille, pourquoi sont-ils intervenus, pourquoi ont-ils jeté ce cri de leur émotion et de leur conscience ? Mais, parce que les pouvoirs responsables, voués à l’intrigue et à l’impuissance, n’agissaient pas, ne paraissaient pas. Est-ce que ce n’était pas le premier devoir des législateurs et des gouvernants, depuis l’heure où le bruit avait couru qu’une pièce secrète avait été communiquée aux juges d’un procès criminel, sans être communiquée à l’accusé et à la défense, est-ce que ce n’était pas le premier devoir des législateurs et des gouvernants de s’assurer si, en effet, cette violation de la loi républicaine et des droits humains avait été commise ? »

Et le grand orateur de conclure : « Eh bien, messieurs les jurés, il résulte non seulement que la communication (de la pièce secrète) a été illégale, mais qu’un homme, un seul, sans consulter officieusement ses amis, a pris sur lui de jeter dans la balance du procès une pièce dont seul il avait osé mesurer la valeur. […] et je ne comprends pas que, dans ce pays républicain, un homme, un seul, ose assumer sur sa seule conscience, sur sa seule raison, sur sa seule tête, de décider de la vie, de la liberté, de l’honneur d’un autre homme ; et je dis que si de pareilles habitudes étaient tolérées dans notre pays, c’en serait fait de toute liberté et de toute justice !

Et voilà pourquoi tous les citoyens comme M. Zola ont eu raison de se dresser et de protester. Pendant que le Gouvernement, prisonnier de ses combinaisons, intriguait ou équivoquait, pendant que les partis parlementaires, prisonniers de la peur, se taisaient ou abdiquaient, pendant que la justice militaire installait l’arbitraire du huis clos, des citoyens se sont levés dans leur fierté, dans leur liberté, dans leur indépendance, pour protester contre la violation du droit et c’est le plus grand service qu’ils aient pu rendre à notre pays.

Ah ! Je sais bien que M. Zola est en train d’expier par des haines et des attaques passionnées ce noble service rendu au pays, et je sais aussi pourquoi certains hommes le haïssent et le poursuivent ! 

Ils poursuivent en lui […] l’homme qui a annoncé, dans Germinal, l’éclosion d’une humanité nouvelle, la poussée du prolétariat misérable germant des profondeurs de la souffrance et montant vers le soleil ; ils poursuivent en lui l’homme qui vient d’arracher l’état-major à cette irresponsabilité funeste et superbe où se préparent inconsciemment tous les désastres de la patrie.

Aussi, on peut le poursuivre et le traquer, mais je crois traduire le sentiment des citoyens libres en disant que devant lui nous nous inclinons respectueusement ».

Jaurès raconte, dans la même déposition, que des députés lui disent, dans les couloirs : « Vous avez raison, mais quel dommage que cette affaire ait éclaté avant les élections ! ».

Et, en effet, ces élections seront perdues en mai pour Jaurès. Mais n’est-ce pas là, finalement, le moyen de recouvrer une liberté totale de parole et d’action ? En juin, Jaurès devient codirecteur, avec Gérault-Richard, de la Petite République dont Millerand abandonne la direction. Il y écrira une série d’articles dans lesquels il s’attache à réfuter et démonter, avec méthode et efficacité, les illégalités et mensonges accumulés par l’état-major. Il y expose des preuves, titre du recueil qui les regroupera bientôt.

Dans un discours prononcé au Tivoli Vaux-Hall le 7 juin 1898 et à destination du « peuple socialiste de Paris », Jaurès, tout en essayant de relativiser ses anciennes déclarations pas très intelligentes à l’endroit des juifs, lance surtout un appel aux ouvriers et militants pour qu’ils s’engagent dans la bataille dreyfusienne : car Dreyfus n’est plus ni un bourgeois, ni un officier. « Il est seulement un exemplaire de l’humaine souffrance en ce qu’elle a de plus poignant. Il est le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de l’autorité » (les Preuves).

Jaurès combat désormais sur deux fronts : d’un point de vue individuel, il tente de démontrer que Dreyfus est innocent ; d’un point de vue collectif, il souhaite justifier que la défense du premier est un combat socialiste. En juillet, le ministre Cavaignac contre-attaque et Zola s’exile ; Jaurès devient le principal défenseur de Dreyfus, d’autant que c’est à cette époque que le faux Henry est dévoilé. Il n’y a plus de doute !

Son intervention n’est pas anodine dans la cassation du premier procès. Au procès de Rennes, il soutient Dreyfus. Il est bien sûr déçu par la nouvelle condamnation de ce dernier, ainsi que par sa décision d’accepter la grâce présidentielle et par le vote de la loi d’amnistie. Pour Jaurès, le combat n’est pas fini. Dreyfus lui-même ne s’en contente pas. Il déclare ainsi : « Le gouvernement de la République me rend la liberté. Elle n’est rien pour moi sans l’honneur. Dès aujourd’hui, je vais continuer à poursuivre la réparation de l’effroyable erreur judiciaire dont je suis encore victime. Je veux que la France entière sache, par un jugement définitif, que je suis innocent ».

De nouveau député, à l’issue des élections de 1902, Jaurès fait un discours à la Chambre le 7 avril 1903. Il y insiste de nouveau, et de manière décisive, sur les incohérences et les mensonges de l’affaire Dreyfus. Cela conduira à l’ultime décision de la Cour de cassation.

1902, c’est aussi l’année de la mort de Zola et de la naissance du parti socialiste français. Jaurès, assassiné le 31 juillet 1914, sera panthéonisé dix ans plus tard. 

En 1964, lors de son discours prononcé en hommage à Jean Moulin pour le transfert des cendres du résistant au Panthéon, André Malraux conclut, avant que ne s’élève le chant des Partisans : « C’est la marche funèbre des cendres que voici. A côté de celles de Carnot avec les soldats de l’an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu’elles reposent avec leur long cortège d’ombres défigurées. Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France ».

Pour Jaurès, la France, la République et le socialisme n’étaient pas détachables de l’humanité. La lecture de ses Preuves est hautement conseillée. A cet égard, on a pu écrire que Jaurès y « apparaissait comme un dialecticien merveilleux, comme un impeccable logicien, d’une méthode incomparablement sûre. Ces articles resteront comme un des plus beaux monuments scientifiques, un triomphe de la méthode, un monument de la raison, un modèle de méthode appliquée, un modèle de preuve[1] ». Jaurès s’y fait « détective », a-t-on encore dit, lors d’un récent colloque consacré à son engagement dans cette affaire[2]. Autant de réceptions d’une œuvre qui concordent à faire apparaître sa véritable nature : c’est un ouvrage, si ce n’est de droit, en tout cas de justice, que Jean Jaurès a rédigé dans le but de faire innocenter Alfred Dreyfus.

Les Preuves ont paru à la fin de l’été 1898, les articles de la Petite République ayant été, à cette occasion, remaniés, enrichis d’une préface et organisés dans un plan. L’affaire Dreyfus a débuté en 1894 et ne s’achèvera, malgré l’intervention de Jaurès et de quelques autres, Zola en tête, qu’en 1906.

Dans sa préface, Jaurès explique logiquement ce qui va suivre, mais surtout il explique et justifie sa démarche : démarche socialiste, en ce qu’elle autorise une meilleure connaissance de la réalité par le prolétariat ; démarche opportuniste, dans le contexte d’une première saisine de la Cour de cassation dans l’affaire Dreyfus ; démarche inéluctable, le droit et les institutions ayant failli à de nombreuses reprises ; démarche de vérité, de justice et de transparence, car les faux et la mauvaise foi sont partout, et car la dissimulation est la nouvelle stratégie d’une armée juge et partie : « Et notre grande France généreuse, faisant face une fois de plus aux puissances de réaction et de ténèbres, aura bien mérité du genre humain ».

A l’issue de sa préface, Jaurès annonce son plan de la façon suivante : « De l’examen attentif des faits, des documents, des témoignages, il résulte :

1° Que Dreyfus a été condamné illégalement, en violation des garanties essentielles dues à l’accusé ;

2° Que Dreyfus a été condamné par erreur. C’est un innocent qui souffre au loin pour le crime d’un autre, pour la trahison d’un autre. C’est pour prolonger le supplice d’un innocent que sont coalisés aujourd’hui toutes les puissances de réaction et de mensonge ».

L’illégalité résidait dans la communication par le général Mercier, alors ministre de la guerre, d’une pièce soi-disant décisive, en réalité aussi faussement interprétée que les autres – elle se réfère en effet à un certain « D. », qui pourrait aussi bien être Dreyfus que Dupont/d ou Durand –, aux seuls « juges » du conseil de guerre ; sans donc que Dreyfus et son défenseur n’y aient eu accès. Violation du droit à un procès équitable, dirait-on aujourd’hui et, plus précisément, atteinte au principe fondamental du contradictoire. Comme l’écrit très justement Jaurès, « l’accusé Dreyfus n’a pas été jugé : car il n’y a jugement que lorsqu’il y a débat contradictoire entre l’accusation et l’accusé. Et sur certaines pièces essentielles il n’y a pas eu débat. L’accusé a été étranglé sans discussion, il a été assommé par derrière d’un document qu’il n’a jamais vu, et il ne sait pas encore à cette heure pourquoi il a été condamné ».

Jaurès remet également en cause le huis clos et, plus largement, la dissimulation de la vérité, qui rend l’illégalité d’autant plus scandaleuse et, en un sens, qui la fait correspondre avec l’injustice. La publicité de la procédure participe tout autant du droit à un procès équitable.

Pour faire comprendre son combat pour l’application du droit – ce n’est pas si évident pour un socialiste révolutionnaire –, Jaurès inscrit les lois considérées au sein d’une catégorie à part : « à côté de ces lois de privilège et de rapine, faites par une classe et pour elle, il en est d’autres qui résument les pauvres progrès de l’humanité, les modestes garanties qu’elle a peu à peu conquises par le long effort des siècles et la longue suite des Révolutions. Or parmi ces lois, celle qui ne permet pas de condamner un homme, quel qu’il soit, sans discuter avec lui est la plus essentielle peut être ».

C’est, écrit-il, la « portion humaine » de la légalité, à laquelle tout homme peut prétendre. Les socialistes demandent : s’agit-il ainsi de protéger un bourgeois ? Jaurès répond : « si Dreyfus a été illégalement condamné et si, en effet, comme je le démontrerai bientôt, il est innocent, il n’est plus ni un officier ni un bourgeois : Il est dépouillé, par l’excès même du malheur, de tout caractère de classe ; il n’est plus que l’humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer ».

Au surplus, il apparaît à Jaurès qu’il n’y avait pas de raison d’Etat à commettre cette illégalité. Elle n’a été perpétrée que par inconscience des militaires, d’abord, « peu habitués aux formes légales, au respect de la pensée et de la libre discussion » ; par, ensuite, calcul car, la victime étant toute désignée, il fallait la sacrifier. Comme l’énonce Jaurès, « la loi qui est la garantie de l’accusé est en même temps la garantie du juge : supprimer la loi, c’est livrer l’accusé à l’arbitraire du juge, c’est livrer le juge à l’arbitraire de ses maîtres ». Enfin, l’entraînement de la presse, du corps de la hiérarchie a joué son rôle : « Le général Mercier et M. Du Paty de Clam, grisés peu à peu par la passion mauvaise des journaux et de l’opinion, avaient cru que le bordereau leur suffirait à emporter d’emblée la condamnation ».

Quant à l’erreur, Jaurès rappelle qu’« il y a contre Dreyfus trois ordres de preuves : 1° le bordereau ; 2° les pièces dites secrètes que M. Cavaignac a lues à la tribune le 7 juillet dernier ; 3° les prétendus aveux faits par Dreyfus au capitaine Lebrun-Renaud. Si donc nous démontrons qu’aucune de ces preuves prétendues n’a la moindre valeur, si nous démontrons que le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus n’est pas de Dreyfus, mais d’Esterhazy, si nous démontrons que des trois pièces citées par M. Cavaignac, deux ne peuvent s’appliquer à Dreyfus et que la troisième est un faux imbécile ; si nous démontrons enfin que les prétendus aveux n’ont jamais existé, et qu’au contraire Dreyfus, devant le capitaine Lebrun-Renaud comme devant tout autre, a toujours affirmé énergiquement son innocence, il ne restera rien des charges imaginées contre lui. Il ne restera rien des misérables preuves alléguées, et son innocence, que les amis du véritable traître Esterhazy essaient vainement de nier, éclatera à tous les yeux. Or, pour ceux qui prennent la peine de regarder et de réfléchir, cette triple démonstration est faite ; les éléments de vérité déjà connus suffisent à l’assurer, et c’est avec confiance que je soumets, à tous ceux qui cherchent la vérité, les observations qui suivent ».

D’aveux de Dreyfus, il n’y a point, si ce n’est « une phrase que le capitaine Lebrun-Renaud prétend avoir recueillie de Dreyfus, le matin de la dégradation, dans une conversation où il n’y avait d’autre témoin que Lebrun-Renaud lui-même ». Mais cette phrase, comme le démontre Jaurès avec une efficacité redoutable, a été mal interprétée à dessein. Replacée dans son contexte, elle participe au contraire à démontrer que Dreyfus persiste dans l’affirmation de son innocence.

Le « bordereau » est alors la « seule base d’accusation ». Ainsi que le rappelle Jaurès, « la base de l’accusation portée contre le capitaine Dreyfus est une lettremissive, écrite sur du papier-pelure, non signée et non datée, qui se trouve au dossier, établissant que des documents militaires confidentiels ont été livrés à un agent d’une puissance étrangère ». Ultérieurement, de nombreux documents superflus ou falsifiés s’y ajouteront. Une fois de plus, Jaurès démontre avec méthode comment ce texte a été mal interprété, ce qui ne peut impliquer que de la mauvaise foi de la part des accusateurs, jusqu’à faire intervenir Bertillon qui va créer de toute pièce une théorie destinée à démontrer le contraire de la vérité.

Au surplus, le véritable traitre est connu : « c’est Esterhazy », auteur d’un autre document, le « petit bleu », dont l’écriture correspond à celle du bordereau. A l’exact opposé de Dreyfus, tout concorde à le percevoir comme le traître à une patrie et à une armée qu’il déteste et qui, pourtant, le protège : « qu’on compare l’acte d’accusation si vain, si vide, si absurde, qui a fait condamner Dreyfus et l’acte d’accusation si plein, si solide, si décisif, qui pouvait en septembre 1896 être dressé contre Esterhazy. Et qu’on se demande par quelle coalition monstrueuse de toutes les forces d’iniquité et de mensonge Dreyfus innocent gémit dans le plus horrible supplice, tandis qu’Esterhazy défie, sur les boulevards, la vérité et la justice ». De longues pages sont consacrées à la démonstration que l’auteur du bordereau est Esterhazy car, comme tout le monde l’a bien compris, s’il l’est, c’est que Dreyfus ne l’est pas.

Ce qui n’empêche que, même cette vérité dévoilée, certains ont continué à nier l’innocence de Dreyfus : « On condamne un homme sur une pièce qui n’est pas de lui ! Plus tard, deux ans après, quand on reconnaît que cette pièce n’est pas de lui, qu’elle est d’un autre, au lieu de courir vers l’innocent condamné pour lui demander pardon, on dit : « Bagatelle ! C’est une erreur de détail qui ne touche pas au fond du procès ! » Je ne sais si l’histoire contient beaucoup d’exemples d’un pareil cynisme ».

Jaurès dévoile déjà sa conclusion, tellement logique : « Si, en dehors du bordereau qui ne peut plus être attribué à Dreyfus, il y a d’autres pièces qui le condamnent, rappelez l’accusé ; jugez-le de nouveau en lui soumettant les pièces que vous alléguez contre lui. Jusque-là, les pièces « secrètes » ne sont que des pièces de contrebande ».

Mais les accusateurs persistent, créant les preuves au fur et à mesure qu’elles leur font défaut : lettres adressées à « D. », lettre écrite deux ans après la condamnation de Dreyfus, autant de documents fabriqués ou détournés de leur sens. Jaurès le souligne : « Au centre même du procès, dans sa partie légale et régulière, le bordereau, dont la valeur est néant ; sur les bords du procès, en dehors de ses limites légales, mais y touchant, les deux pièces avec l’initiale D, qui auraient une haute valeur affectée pourtant d’un doute. Enfin deux ans après, à belle distance du procès, hors de la portée des juges comme de l’accusé, la pièce qui serait décisive ».

Car cette dernière pièce, semble-t-il la plus importante, est un faux. Jaurès le pressent et le démontre, avant que son auteur, mis devant le fait accompli, ne l’avoue et, de honte, se suicide. Jaurès écrit ainsi, dans la Petite République : « Ce faux, commis pour sauver Esterhazy, du Paty de Clam et les autres officiers compromis, a été certainement commis par eux, ou sur leurs indications » ; « c’est là qu’est le nid de la vipère ».

En effet, le faussaire est le commandant Henry, qui a travaillé trois ans avec Esterhazy, et qui rédigera même un autre faux pour compromettre un militaire et enquêteur intègre proche de découvrir la vérité : le colonel Picquart. La nature de ce dernier document, tout aussi farfelu que les autres, sera aussi dévoilée par Jaurès ! Et « l’atelier des faussaires », avant de fermer ses portes, produira encore quelques œuvres…

Le pire, sans doute, est que le faussaire Henry sera glorifié après sa mort par toute une cohorte d’antisémites notoires, qui en feront un martyre de la cause antijuive.

Jaurès démontre enfin la culpabilité d’un autre militaire, le commandant Du Paty de Clam, les mensonges du journaliste Rochefort et finalement la responsabilité de l’état-major tout entier.

L’ouvrage s’achève sur l’analyse du dossier secret qui, sans surprise, ne contient que du vent…

Et l’auteur de conclure, en s’adressant à tous les vrais coupables : « c’est au plein jour qu’il faut que votre ignominie apparaisse. A genoux devant la France, coquins qui la déshonoriez ! Pas de huis clos ! Pas de ténèbres ! Au plein jour la justice ! Au plein jour la révision pour le salut de l’innocent, pour le châtiment des coupables, pour l’enseignement du peuple, pour l’honneur de la patrie ! ».

Ainsi s’achève une démonstration redoutable, à la fois précise et compréhensible, courageuse et prudente, juridique et humaniste. Loin de se limiter à l’affaire Dreyfus, le texte de Jaurès est un encouragement à ne pas abandonner trois recherches fondamentales : celle de la vérité, celle de la justice et celle de l’humanité.


[1] C. Péguy, « Préparation au Congrès », Cahiers de la Quinzaine, 1-3, 1900, p. 55-56.

[2] R. Cazals, conclusion au colloque Jaurès et l’affaire Dreyfus, histoire d’un engagement, 24 nov. 2018, Castres.


Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
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ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Juge & service public en Méditerranée (par le président B. Stirn)

Voici la 68e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 9e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

L’extrait choisi est celui de l’article du président Bernard Stirn dans l’ouvrage suivant :

Volume VIII :
Service(s) public(s)
En Méditerranée

Ouvrage collectif
(dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
Mathieu Touzeil-Divina & Stavroula Ktistaki)

Nombre de pages : 342
Sortie : octobre 2018
Prix : 33 €

ISBN  / EAN : 979-10-92684-27-8 / 9791092684278
ISSN : 2268-9893

Mots-Clefs : Droit(s) comparé(s) – droit public – France – Grèce – Athènes – Toulouse – Justice(s) – droit administratif –Méditerranée – Cours constitutionnelles – Pouvoir(s) – Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

Présentation :

« Encadrés par deux exceptionnels textes : la préface de Son Excellence le président de la République hellénique (et professeur de droit public), Prokopios Pavlopoulos, et la postface sur les nouveaux défis du service public par le Conseiller constitutionnel (et professeur de droit public), Antoine Messarra, les présents actes – issus des deux journées de colloque d’Athènes du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public, proposent six thématiques pour décrypter le(s) service(s) public(s) en Méditerranée. Une première partie engage le lecteur à suivre un chorus méditerranéen (et singulièrement toulousain) dans les méandres des influences et confluences méditerranéennes de la notion de service public, en Histoire et en Méditerranée. Depuis Duguit et Hauriou, depuis la France, où et comment la notion systématisante a-t-elle évolué ? Où a-t-elle pris racine et où – au contraire – la greffe n’a-t-elle pas pris ? La deuxième partie, s’intéresse aux matérialisations positives (juridiques et politiques) de l’intérêt général réincarné en service(s) public(s) : depuis l’éducation nationale et les activités locales jusqu’à la culture et au sport. Guidés par Louis Rolland, notre troisième partie invite à l’étude des « Lois » ou principes généraux du service public : Egalité, continuité, mutabilité mais aussi « nouvelles Lois » du service public en Méditerranée. Ensuite, un quatrième temps propose d’examiner, à l’aune du témoignage du président Costa, la manière dont les juges administratifs (grec, égyptien, italien et français) appréhendent et / ou ont appréhendé la notion dans et par leurs prétoires. Alors, un cinquième temps s’intéresse à la gestion – notamment publique – mais évidemment aussi très privée de nos jours des services publics autour de la Mare nostrum. Enfin, un dernier atelier propose de se pencher sur le cas du service public de l’eau.

Le présent ouvrage a reçu le généreux soutien du Collectif l’Unité du Droit (Clud), du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public (Lmdp), de Sciences Po Toulouse & de l’Université Toulouse 1 Capitole (Institut Maurice Hauriou) ».

L’appréhension juridictionnelle
française du service public

Bernard Stirn
Président de section au Conseil d’Etat,
professeur associé à Sciences Po

Dans la construction du droit administratif français, le service public a occupé une place centrale. La notion a connu une histoire à la fois riche et mouvementée, directement liée aux évolutions de la société. Elle pourrait paraître aujourd’hui dépassée au regard tant des caractéristiques économiques et sociales actuelles que des perspectives européennes. En vérité il n’en est rien : le service public, fort de son histoire, est au cœur des grands débats d’aujourd’hui.

I. Le service public, la force de l’histoire

Sans doute n’est-il pas besoin de retracer longuement ici l’histoire du service public dans le droit français. Rappelons les principales étapes : à l’origine pierre angulaire du droit administratif, le service public a traversé ensuite une crise avant de connaître une véritable renaissance.

A. Le service public, pierre angulaire du droit administratif

De 1870 à 1914, le contentieux administratif connaît un « âge d’or ». Le Conseil d’Etat construit ses fondations. Eclairé par les conclusions de commissaires du gouvernement comme Laferrière, Pichat, Teisiser, Romieu, Léon Blum, il donne au service public une place centrale dans le nouvel édifice. Souvenons-nous des conclusions de Romieu sur l’arrêt Terrier du 6 février 1903 : « tout ce qui concerne l’organisation et le fonctionnement des services publics constitue une opération administrative, qui est, par sa nature, du domaine de la juridiction administrative ». Dans ces premiers temps du droit administratif, une complète identité s’affirme entre service public, personne publique et droit public.

La jurisprudence est en harmonie avec la doctrine, en particulier l’Ecole de Bordeaux, animée par Léon Duguit, qui définit l’Etat comme « une coopération de services publics organisés et contrôlés par des gouvernants ». A la faculté de droit de Paris, Gaston Jèze s’inscrit dans cette filiation.

Mais déjà le feu perce sous la cendre. A l’Ecole du service public s’oppose l’Ecole de Toulouse, menée par Maurice Hauriou, qui met au centre de ses réflexions la puissance publique, et non le service public. Surtout la triple identité reposait sur un champ étroit du service public. Par son arrêt Astruc du 7 avril 1916, le Conseil d’Etat refuse la qualité de service public au théâtre des Champs-Elysées, alors géré par la vile de Paris. Maurice Hauriou l’en félicite au travers d’un commentaire qui paraît d’un autre âge mais qui est révélateur d’une époque : « Le théâtre représente l’inconvénient majeur d’exalter l’imagination, d’habituer les esprits à une vie factice et fictive et d’exalter les passions de l’amour, qui sont aussi dangereuses que celles du jeu et de l’intempérance ». Aussi se réjouit-t-il que le Conseil d’Etat « condamne la conception qui consisterait à ériger en service public, comme à l’époque de la décadence romaine, les jeux du cirque ».

Avec les transformations de la société qui suivent la première guerre mondiale, une acception aussi étroite du service public ne pouvait déboucher que sur une crise.

B. La crise du service public

Dès le 22 janvier 1921, le Tribunal des Conflits dégage, dans sa décision société commerciale de l’Ouest africain la notion, appelée à un grand avenir, de service public industriel et commercial, géré pour l’essentiel dans les conditions du droit privé.

Puis le Conseil d’Etat juge, dans les arrêts Etablissements Vézia du 20 décembre 1935 et Caisse primaire aide et protection du 13 mai 1938, qu’une personne privée peut gérer un service public et relever alors du droit administratif.

Le temps de la parfaite unité est loin. Des services publics gérés par des personnes publiques peuvent être régis par le droit privé. A l’inverse des personnes privées qui sont chargées d’un service public se trouvent sous un régime de droit public. Le service public a comme explosé. Il va renaître.

C. La renaissance du service public

De 1954 à 1956, le Conseil d’Etat et le Tribunal des Conflits donnent une nouvelle place au service public par une série d’arrêts, dont plusieurs sont rendus aux conclusions du président Marceau Long, qui était demeuré, rappelons-le ici, très attaché à ses origines méridionales et méditerranéennes, à Aix-en-Provence, et qui nous a quittés l’an passé.

Certes le service public n’est plus à lui seul la clé de voûte, la notion explicative de tout le droit administratif. Mais il contribue à la définition de notions clefs de ce droit, l’agent public (Ce, 4 juin 1954, Affortit et Vingtain), les travaux publics (TC, 28 mars 1955, Effimieff), les contrats administratifs (Ce, 20 avril 1956, époux Bertin et ministre de l’agriculture contre consorts Grimouard), le domaine public (Ce, 19 octobre 1956, société Le Béton). Ecoutons les conclusions du président Long sur l’arrêt Bertin : « Nous ne pouvons pas laisser l’administration confier à un simple particulier l’exécution d’une mission de service public et se dépouiller, en même temps, des droits et prérogatives que lui assure le régime de droit public. Dès lors nous devons nous demander si, lorsque l’objet d’un contrat est l’exécution même du service public, cet objet ne suffit pas à le rendre administratif, même s’il ne contient pas de clauses exorbitantes du droit commun ».

Voyant le service public renaître de ses cendres, le président Roger Latournerie a pu le qualifier de « Lazare juridique ». La jurisprudence a ensuite précisé son étendue et les critères de sa définition.

Un large domaine est ouvert au service public. Ont ainsi le caractère d’un service public un théâtre municipal, même de simple distraction (Ce, 12 juin 1959, Syndicat des exploitants de cinématographe de l’Oranie), l’exploitation d’un casino par une commune (Ce, 25 mars 1966, Ville de Royan), l’organisation des compétitions par les fédérations sportives (Ce, 22 novembre 1974, Fédération des industries françaises d’article de sport). L’extension n’est toutefois pas sans limites. Alors que la Loterie nationale était un service public (Ce, 17 décembre 1948, Angrand), tel n’est pas le cas de la Française des Jeux (Ce, 27 octobre 1999, Rolin).

Un service public se définit comme une activité d’intérêt général menée sous le contrôle de l’administration avec des prérogatives de puissance publique. Le critère des prérogatives est toutefois appliqué avec souplesse. Une personne privée qui assure une mission sociale d’intérêt général sous le contrôle de l’administration est chargée d’une mission de service public, même en l’absence de prérogatives de puissance publique, lorsque « eu égard à l’intérêt général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints, il apparaît que l’administration a entendu lui confier une telle mission » (Ce, 22 février 2007, Association du personnel relevant des établissements pour inadaptés).

Nul doute que le service public, ainsi redéfini, se trouve au cœur des grands débats d’aujourd’hui.

II. Le service public, au cœur des grands débats d’aujourd’hui

Trois séries de raisons situent le service public au cœur des débats actuels. Le service public est porteur de principes et de valeurs dont plus que jamais le respect est nécessaire. Le service public a trouvé sa place dans l’espace européen. Il est enfin un repère pour l’adaptation et la modernisation des administrations.

A. Les principes et les valeurs du service public

Au service public sont associés des principes traditionnels, qui conservent toute leur force, tandis que s’affirment des principes plus récents, porteurs des attentes d’aujourd’hui.

Inhérents de longue date au service public, les principes d’égalité, de continuité, d’adaptation demeurent de première importance.

L’égalité « régit le fonctionnement des services publics » affirme l’arrêt Société des concerts du Conservatoire du 9 mars 1951. Elle revêt de multiples aspects, égalité d’accès à la fonction publique et à la commande publique, égalité devant l’impôt et les charges publiques, égalité devant le service public lui-même. Traditionnel, le principe d’égalité évolue en même temps que les préoccupations de la société. Des discriminations positives sont admises lorsqu’elles sont nécessaires pour assurer une vraie égalité. Ainsi dans un arrêt 29 décembre 1997, Commune de Genevilliers, le Conseil d’Etat juge que des droits d’inscription différents selon les ressources des familles peuvent être pratiqués par un conservatoire municipal de musique, afin que les élèves puissent y accéder sans distinction selon les ressources de leurs parents. Deux révisions constitutionnelles, du 8 juillet 1999 puis du 23 juillet 2008, permettent à la loi de favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux différentes responsabilités politiques et professionnelles. L’égalité rejoint les préoccupations européennes de non-discrimination, affirmées par le droit de l’Union comme par le droit conventionnel.

Se conciliant avec le respect du droit de grève, la continuité oblige à prévoir un service minimum, notamment dans les transports ou pour l’accueil des élèves dans les écoles. Indissociable du service public, elle s’impose quelle que soit sa forme. Par un arrêt du 12 avril 2013, Fédération Force Ouvrière Energie et Mines, le Conseil d’Etat juge qu’après qu’Edf soit devenue une société, les dirigeants de cette entreprise peuvent réglementer le droit de grève dans les centrales nucléaires, dont la contribution est indispensable au service public de l’approvisionnement en électricité.

Plus que jamais le principe d’adaptation est sur le devant de la scène, à une époque où les administrations doivent améliorer leur gestion, moderniser leurs procédures, réduire leurs frais de fonctionnement.

L’affirmation de principes plus récents est révélatrice des préoccupations actuelles. Il en va ainsi de la neutralité et de la laïcité, de la prévention des conflits d’intérêts et du renforcement de la déontologie, de l’accueil et du respect des citoyens.

Neutralité et laïcité revêtent une force particulière dans le service public. A l’école, les enseignants sont soumis à des obligations plus strictes que les élèves. Un avis contentieux du Conseil d’Etat du 3 mai 2000, Mlle Marteaux rappelle « que le principe de laïcité fait obstacle à ce qu’ils disposent, dans le cadre du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses ». La Cour européenne des droits de l’homme a une jurisprudence comparable (15 février 2001, Dahlab c/ Suisse). Elle juge de même qu’un établissement public de santé peut refuser de renouveler le contrat d’une assistante sociale qui refuse d’enlever son voile au travail (26 novembre 2015, Ebrahimian c/ France). Même si les salariés de droit privé peuvent également se voir imposer certaines restrictions du port de signes religieux au travail, comme la Cour de justice de l’Union européenne l’a admis dans des arrêts du 14 mars 2017, le principe de laïcité s’accompagne dans les services publics d’obligations d’une rigueur renforcée.

Avec la prévention des conflits d’intérêts et l’affirmation de la déontologie, les services publics ont également connu des évolutions certes partagées par d’autres secteurs d’activité mais qui s’expriment en leur sein avec une acuité plus grande. En témoignent l’adoption de chartes de déontologie, la mise en place de collèges de déontologie pour veiller à leur application, l’extension des déclarations d’intérêts et parfois des déclarations de patrimoine. Mieux accueillir et respecter les citoyens fait également partie des valeurs émergentes du service public. Dans cet esprit, la Charte Marianne a été rendue obligatoire pour tous les services de l’Etat en 2007. D’autres évolutions s’affirment dans le cadre européen.

B. Europe et service public

Il est vrai que l’espace européen n’apparaît pas de prime abord comme porteur d’attachement au service public, tel qu’il est conçu en France, d’une manière qui n’a pas toujours son écho dans les autres pays. Le droit communautaire a d’abord mis en avant la concurrence tandis que la convention européenne des droits de l’homme est centrée sur les droits et la protection de l’individu. Ni le souci de la concurrence ni la préoccupation des droits de la personne ne valorisent le service public.

Néanmoins une double influence s’exerce, du service public sur l’Europe et de l’Europe sur le service public.

A partir de ses arrêts Corbeau du 19 mai 1993 et Commune d’Almelo du 27 avril 1994, la Cour de justice de Luxembourg a donné toute leur portée aux dispositions des traités relatives aux services d’intérêt économique général. Depuis Maastricht et Amsterdam, les traités ont consacré les objectifs de cohésion économique et sociale, les réseaux transeuropéens, les services d’intérêt général. L’article 36 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne souligne que les services d’intérêt économique général renforcent la cohésion sociale et territoriale de l’Union. A côté des services d’intérêt économique général, la Commission reconnaît des services non économiques d’intérêt général, comme les hôpitaux, les régimes légaux de sécurité sociale, les établissements d’éducation. Elle a forgé le service universel, « service de base offert à tous dans l’ensemble de l’Union à des conditions tarifaires abordables et avec un niveau de qualité standard ». Avec les mots qui sont les siens, le droit de l’Union fait ainsi sa place aux préoccupations de service public, que l’on retrouve également dans le droit conventionnel, au travers d’obligations positives que la Cour impose aux Etats, en particulier à l’égard des personnes les plus fragiles.

Réciproquement le cadre européen concourt à l’évolution des services publics. Les monopoles s’effacent, l’opérateur et le régulateur doivent être distingués, les tarifs sont progressivement libérés. Les droits des agents sont renforcés, notamment pour éviter les discriminations selon le sexe ou selon l’âge. Des obligations n’en continuent pas moins de s’imposer aux sociétés, même privatisées, lorsqu’elles concourent au service public, qu’il s’agisse de l’audiovisuel, des télécommunications ou de l’énergie.

Europe et service public se sont finalement rejoints, au bénéfice de chacun. Le service public renforce la cohésion européenne. Si elle fait évoluer le service public, l’Europe lui ouvre aussi un champ élargi et des perspectives renouvelées. Elle s’inscrit par là dans le mouvement de réforme de l’Etat.

C. Service public et réforme de l’Etat

Pour assurer la nécessaire évolution des administrations, le service public est un levier légitime et efficace.

Il permet d’abord de répondre aux interrogations sur le champ de l’action publique. Les services publics régaliens, défense, justice, diplomatie, sont plus sollicités que jamais. La cohésion de la société repose sur des services publics, éducation, culture, santé, solidarité, transports. Son avenir dépend d’actions publiques qui s’inscrivent dans le temps long, dans les domaines de la recherche, de la protection de l’environnement, de la régulation de l’internet. Dans son Livre blanc sur l’avenir de la fonction publique publié en 2008, Jean-Ludovic Silicani relevait ainsi que « les services publics constituent en France un pilier fondamental du pacte national ».

Le service public est également porteur de capacités d’innovation. Dès 1989 le Premier ministre Michel Rocard signait une circulaire sur le renouveau du service public. En 1996 le président Denoix de Saint Marc a rédigé un rapport sur le thème « service public, services publics, déclin ou renouveau ?», qui appelle à mieux distinguer la mission de service public, qu’il convient de remplir, et certaines caractéristiques du « service public à la française », qui doivent évoluer, notamment le monopole de grands établissements publics nationaux dont les agents bénéficient d’un statut particulier.

Ces réflexions et ces inspirations sont à poursuivre. La juste place des services publics est à définir, au regard du jeu du marché, de l’initiative privée, de la création individuelle. De nouvelles complémentarités sont à rechercher, au travers de délégations de service public, de marchés de partenariat, d’ouverture au mécénat. A côté des moyens classiques, réglementation, autorisation, sanction, l’action des services publics doit s’orienter vers davantage de régulation, de souplesse, de décentralisation, d’évaluation. En reconnaissant par des décisions du 21 mars 2016, Société Fairvesta international et Société Numericable, la portée du droit souple édicté par les autorités de régulation, le Conseil d’Etat contribue à tracer le cadre d’un tel mouvement. Dans un ouvrage récemment paru, sous le titre Le gouvernement des citoyens (Puf 2017), Yann Coatanlem cite une formule du général américain McChrystal, pour qui la modernisation de l’armée appelle une approche « eyes-on, hands-off, c’est-à-dire savoir déléguer et décentraliser tout en gardant une vision d’ensemble ». La réflexion peut s’appliquer à l’ensemble des services publics. En terminant, je ne saurais trop remercier les organisateurs de ce colloque, qui nous offrent le cadre le plus propice pour nous interroger ensemble, entre Etats méditerranéens, sur le service public. Nous partageons les expériences et les valeurs dont le service public est issu. Athènes invite plus que tout autre lieu à associer la prise en compte de la longue histoire et l’ouverture aux nécessités d’un monde en mouvement. Rappelons-nous Fernand Braudel qui expliquait que « la mer Intérieure est pétrie de résurgences historiques, de télé-histoires, de lumières qui lui viennent de mondes en apparence défunts et qui cependant vivent toujours ».


Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).