ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Les professeurs Hauriou & de Nanteuil réunis autour d’un arrêt mythique

Voici la 2e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du premier livre de nos Editions dans la collection Histoire(s) du Droit, publiée depuis 2013 et ayant commencé par la mise en avant d’un face à face doctrinal à travers deux maîtres du droit public : Léon Duguit & Maurice Hauriou.

L’extrait choisi est celui du commentaire de la note – par M. le professeur Arnaud de Nanteuil – du doyen Hauriou au lendemain de l’arrêt CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage dite « Gaz de Bordeaux » ; arrêt particulièrement intéressant en ces jours de confinement.

Volume I :
Miscellanées Maurice Hauriou

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina)

– Nombre de pages : 388
– Sortie : décembre 2013
– Prix : 59 €

  • ISBN / EAN : 978-2-9541188-5-7 / 9782954118857
  • ISSN : 2272-2963

Note sous CE, 30 mars 1916,
Compagnie générale d’éclairage dite « Gaz de Bordeaux »

in Recueil Sirey ; 1916.III.17 & La Jurisprudence administrative (III ; 578).

Présentation de M. le professeur
Arnaud de Nanteuil,
Université du Maine,
Themis-Um (ea 4333),

Directeur adjoint de l’Ecole
doctorale Pierre Couvrat (ed 88)

I. Note de Maurice Hauriou,
publiée au Recueil Sirey

On a souvent loué le Conseil d’Etat d’être une juridiction d’équité, compliment dangereux, parce qu’il provoque immédiatement la riposte bien connue : « Dieu nous garde de l’équité des Parlements » ! Il serait à la fois plus exact et plus prudent de le louer d’être une jurisprudence sociale, c’est-à-dire d’orienter sa jurisprudence vers une justice élargie, toute pénétrée d’intérêt public. Jamais ce caractère social ne s’était affirmé aussi nettement que dans l’arrêt dont nous entreprenons le commentaire, dont l’importance a été immédiatement soulignée, et dont la nouveauté plus apparente que réelle a provoqué des étonnements et des critiques passionnées (V. Rev. Polit. et parl., mai 1916, p. 264, lettre de M. Duguit).

Un concessionnaire de l’éclairage au gaz est lié à une ville par un traité formel ; ce contrat prévoit des variations dans le prix des charbons, matière première de la fabrication, et admet des variations proportionnelles dans le prix du mètre cube de gaz ; cependant, il fixe un prix maximum, que le prix du gaz ne pourra dépasser en aucun cas. Survient la guerre, qui entraîne la hausse énorme que l’on sait sur les charbons ; la Compagnie du gaz déclare qu’elle ne peut plus assurer le service ; elle demande que la ville vienne à son secours ; le Conseil d’Etat lui donne en principe raison ; non seulement il ne la condamne pas à continuer la fourniture du gaz au prix maximum du contrat, mais il n’admet même pas que le contrat puisse être résilié ; la ville sera obligée de supporter la Compagnie, laquelle continuera d’assurer le service, et la ville devra une indemnité compensatrice de la hausse des charbons, dans une mesure à déterminer, à moins que les parties ne préfèrent passer, pour la durée de la guerre, une nouvelle convention, qui contiendra un relèvement du prix des abonnements à la charge des consommateurs. Voilà pour le fond de la décision.

En la forme, le Conseil d’Etat adopte une procédure de jugement qui paraît surprenante. Il est saisi de l’affaire en qualité de juge d’appel, le conseil de préfecture de la Gironde ayant statué en premier ressort. Or, il ne termine pas lui-même le procès ; il le coupe en deux ; il établit seulement le principe que la ville doit venir en aide à la Compagnie, et que, si elle ne le fait pas à l’amiable, elle devra être condamnée à une indemnité ; puis il renvoie les parties à s’entendre, ou, sinon, à recommencer un second procès devant le conseil de préfecture. Toutes ces singularités sont admirablement exposées et expliquées dans les remarquables conclusions de M. le commissaire du gouvernement Chardenet, qu’on lira plus haut. Le rôle très modeste de l’arrêtiste consistera simplement à ajouter quelques éclaircissements spécialement destinés à répondre aux objections et aux critiques qui ont déjà été formulées ou qui pourraient encore l’être. Ces éclaircissements porteront sur les points suivants : 1° la conception du contrat de concession de service public d’après la jurisprudence du Conseil d’Etat ; 2° le rôle du juge d’appel d’après la même jurisprudence ; 3° la question du partage de compétence entre la juridiction administrative et la juridiction civile, à propos de la répercussion de ces événements sur les abonnés au gaz.

§ 1

Le Conseil d’Etat a élaboré, depuis un certain nombre d’années, une théorie du contrat de concession de service public qui est allée toujours s’éloignant des principes du droit civil, et qui devait le conduire tout naturellement aux mesures qu’il a prises dans l’affaire de la Compagnie du gaz de Bordeaux. Remarquons tout de suite que le Conseil d’Etat a tout simplement appliqué ici le principe général sur lequel reposent les moratoria, à savoir, d’une part, que les transactions ordinaires de la vie sont faites pour l’état de paix, que l’état de guerre n’a pas pu entrer dans les prévisions des parties, d’autre part, qu’il faut cependant que la vie sociale continue, même pendant la guerre, d’où la conséquence que des mesures spéciales, et, s’il le faut, extra-contractuelles, sont nécessaires, qu’elles doivent être imposées aux parties pendant la durée de la guerre. Dans les matières civiles, il a fallu instituer les moratoria par des mesures réglementaires ou législatives, à cause du peu de hardiesse sociale de la jurisprudence civile ; dans les matières administratives, l’intervention du législateur n’était pas utile ; la pente naturelle de la jurisprudence du Conseil d’Etat le portait à prendre les initiatives nécessaires.

Déjà, en effet, cette jurisprudence avait dégagé, dans le contrat d’entreprise ou de concession de service public, deux idées fondamentales : d’une part, la subordination de l’élément du contrat à l’élément d’entreprise de service public, et surtout à la nécessité d’assurer le service ; d’autre part, l’idée de la limitation des risques et de la responsabilité de l’entrepreneur par la notion de ce qui est ou de ce qui n’est pas dans les prévisions normales, autrement dit, la théorie de l’imprévision.

I. La subordination de l’élément contractuel à l’élément de service public provient de cette observation très simple que l’entreprise ou la concession de service public ne sont que des procédés d’institution et d’exécution de services publics, qui, à la rigueur, auraient pu être institués et exécutés par le procédé de la régie. Qu’un service d’éclairage soit organisé par le système de la concession au lieu de l’être en régie, cela n’empêche pas que ce soit un service public, et qu’une fois institué, il ne doive être assuré dans sa logique de service public, tel que l’intérêt public l’exige, même si l’on doit faire plier des clauses du contrat. Cette conception, qui se traduit par cette maxime : rigidité du service public et flexibilité du contrat, n’est pas extrêmement ancienne ; elle a succédé à une autre conception, qui était celle de la rigidité du contrat ou de la rigidité du cahier des charges.

Le changement de point de vue est lié à ce que, primitivement, on n’avait pas vu que la concession de travaux publics, par laquelle se réalisaient les entreprises administratives qui nous occupent, et que l’on prenait comme un mode d’exécution de l’opération de travaux publics, était en réalité un mode d’institution d’un service public. A mesure que cette vérité s’est fait jour, grâce à la durée de la période d’exploitation, qui, dans chaque concession, a succédé à la période de construction et d’installation, l’élément du contrat initial a perdu graduellement de son importance ; il est devenu l’accessoire du service public, révélé par la période d’exploitation. L’objet du contrat initial n’est plus que d’établir un équilibre raisonnable entre les droits et obligations du concessionnaire et les nécessités du service public ; cette économie contractuelle, d’ordre essentiellement pécuniaire, constitue une sorte de mécanisme compensateur, destiné à régulariser les relations entre l’entrepreneur et l’entreprise, mécanisme qui suppose avant tout la primauté de l’entreprise du service public (V. CE, 11 mars 1910, Min. des travaux publics, S. et P. 1911.3.1 ; Pand. pér., 1911.3.1, avec les conclusions de M. Blum et la note de M. Hauriou).

Cette primauté du service public explique que l’inexécution des conditions, imputable au concessionnaire, n’entraîne pas toujours la résolution du contrat. Le juge ne consultera pas l’intérêt passager des contractants, mais l’intérêt permanent du service, qui est que l’exploitation continue par les soins du concessionnaire. De là, en matière de concessions de travaux publics, et même en matière de marchés à l’entreprise, une jurisprudence de plus en plus restrictive, en ce qui concerne les droits des administrations publiques d’infliger par décision exécutoire des sanctions, telles que la mise en régie ou la déchéance, qui ont l’inconvénient d’interrompre le mode de gestion de l’entreprise ou du service ; de là le pouvoir que s’est arrogé le juge administratif de substituer à ces sanctions, que l’on pourrait qualifier d’interruptives, d’autres sanctions, qui ne sont pas interruptives, telles que des dommages-intérêts, alors même que le cahier des charges n’aurait pas prévu les dommages-intérêts, faisant ainsi échec à l’ancien principe de la rigidité du cahier des charges (V. CE, 31 mai 1907, Deplanque, S. et P. 1907.3.113, et la note de M. Hauriou ; adde., les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Romieu dans cette affaire, Rec. des arrêts du CE, p. 514).

C’est porté par toute cette jurisprudence que, dans notre affaire Compagnie du gaz de Bordeaux, le Conseil d’Etat a pu écarter la solution de la résiliation du contrat, qu’il a pu déclarer que la Compagnie resterait tenue d’assurer le service concédé, comme la ville serait tenue de supporter la Compagnie, parce que l’intérêt général exige la continuation du service par la Compagnie à l’aide de tous ses moyens de production. En effet, ce n’aurait pas été le moment, en pleine guerre, d’improviser une régie municipale du gaz, alors que, même en période de paix, ces régies industrielles sont pleines d’inconvénients. Et c’est toujours en vertu du même mouvement de jurisprudence que le conseil envisage la possibilité de régler la question par une indemnité ; mais, ici, pour expliquer l’idée d’une indemnité au profit de la Compagnie du gaz, il faut se référer à un autre développement de sa jurisprudence.

II. C’est ce qu’on a appelé, dans les débats de notre affaire, la théorie de l’imprévision, théorie destinée à limiter les risques et la responsabilité des contractants plus qu’elles ne sont limitées dans le droit civil, théorie qui se rattache à une notion administrative de la force majeure plus souple que n’est la notion civiliste, théorie, enfin, qui fait appel à la distinction de ce qui est normal et de ce qui est anormal, plus largement qu’on n’y fait appel dans la jurisprudence civile. On voit qu’il s’agit là d’un mouvement de jurisprudence d’une grande ampleur ; mais il se relie au précédent, en ce sens que c’est à mesure que l’ombre du service concédé s’est projetée sur le contrat de concession qu’en même temps, s’est imposée, pour l’interprétation de ce contrat, une norme de la vie administrative qui n’est pas celle de la vie civile.

La théorie civiliste du contrat est que toutes les éventualités possibles sont censées avoir été prévues par le contractant qui s’engage à une prestation ; la théorie administrative, au contraire, est que les contractants ne sont censés avoir prévu que les éventualités habituelles, d’après le droit commun de la vie, lequel s’établit avant tout dans l’état de paix, et qu’ainsi, il y a une marge pour l’imprévision ; c’est la définition que l’on peut donner de la théorie de l’imprévision ; les événements qui ne sont pas censés avoir été prévus par les parties, parce qu’ils ne sont pas habituels dans le droit commun de la vie, jouent le rôle de cas de force majeure, et alors, bien entendu, la notion de la force majeure est plus étendue en droit administratif qu’en droit civil. La Cour de cassation, interprétant l’art. 1148, C. civ., ne voit de force majeure que dans les événements qui rendent l’exécution de l’obligation impossible (V. Cass. 22 avril 1909, S. et P. 1909.1.368 ; Pand. pér., 1909.1.368, et la note ; 4 août 1915, S. 1916.1.17, et la note de M. Wahl) ; le Conseil d’Etat voit la force majeure dans les événements imprévus qui rendent l’obligation plus lourde qu’on ne pouvait le prévoir. Ainsi, la théorie de l’imprévision s’accompagne d’une conception élargie du cas de force majeure (V. à cet égard, les arrêts cités dans les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Chardenet, reproduites au cours de l’article).

Cette théorie a pris naissance dans les marchés de travaux publics et dans ceux qui, par leur nature même, auraient semblé devoir être les plus rigoureux pour l’entrepreneur. Il s’agissait généralement de travaux de terrassement ; des sondages avaient été faits, révélant la nature des roches dans lesquelles devaient être creusés des tranchées ou des souterrains ; l’entrepreneur avait pris connaissance des résultats des sondages ; le cahier des charges l’avertissait qu’il devait procéder à la pioche, au pic, à la pince, à la mine ; il avait accepté ces risques ; le prix du mètre cube avait été fixé en conséquence. Et cependant, à l’exécution, il se rencontrait des difficultés qu’il n’avait pas prévues, et le Conseil d’Etat admettait que les difficultés dépassaient ce qu’on pouvait prévoir. Des marchés de travaux publics, cette interprétation libérale s’étendait aux marchés de fournitures, et des difficultés résultant de ces marchés à celles résultant des grèves, lesquelles étaient considérées comme des événements de force majeure, à moins qu’il ne fût démontré qu’elles étaient le résultat d’une faute de l’entrepreneur (V. CE, 28 mai 1886, Perrichon, S. 1888.3.17 ; P. chr. ; et les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Gauwain ; 3 févr. 1905, Ville de Paris, Rec. des arrêts du CE, p. 105, arrêt partiellement rapporté, S. et P. 1907.3.57 ; 5 mars 1909, Départ., de la Seine, S. et P. 1911.3.86 ; Pand. pér., 1911.3.86 ; 3 juill. 1912, Soc. métallurgique de l’Ariège, Rec. des arrêts du CE, p. 771 ; 1er août 1914, Comp. des messageries maritimes, Rec. des arrêts du CE, p. 997).

Il y a, pour expliquer cette jurisprudence, que l’on pourrait qualifier de latitudinaire, bien des raisons, et elles se ramènent toutes à celle-ci que la vie administrative n’est pas montée au même diapason que la vie civile, en ce qui concerne la responsabilité des risques. Il n’est même pas sûr que la vie civile d’aujourd’hui ait le même sentiment intransigeant de la responsabilité que la vie civile d’autrefois. Pour ce qui est de la vie administrative, faisons les remarques suivantes :

1° Les administrations publiques ne conduisent pas leurs propres services publics avec une diligentia maxima, ni avec une prévoyance absolue ; elles auraient mauvaise grâce à être plus exigeantes pour les entrepreneurs et concessionnaires qu’elles ne le sont pour elles-mêmes. On pourrait objecter, il est vrai, que, si le système de la concession est préféré à celui de la régie pour la gestion de certains services publics, c’est justement pour que soit ainsi substituée la prévoyance des entreprises particulières à l’imprévoyance des administrations. Cette objection a de la portée ; mais elle n’empêche pas que l’ambiance administrative produise, dans une certaine mesure, cet effet ; on arrive à des constatations philosophiques comme celle faite par l’arrêt Deville-lès-Rouen du 10 janvier 1902 (S. et P. 1902. 3.17, et la note de M. Hauriou) :
« Considérant que les deux parties sont en faute de n’avoir pas expressément manifesté leur volonté, ce qui met le juge dans l’obligation d’interpréter leur silence, etc. ». Imprévision réciproque, faute réciproque, c’est chose courante admise par le juge administratif, qui en profite pour étendre son propre pouvoir.

2° Il ne faut pas considérer les entrepreneurs, concessionnaires et fournisseurs, avec lesquels l’Administration passe des marchés, comme lui étant complètement étrangers. Ce personnel constitue comme une sorte de clientèle, que l’Administration a intérêt à ménager, parce qu’il est habituellement à son service. En outre, spécialement dans les concessions de services publics faites pour une longue durée, il s’établit comme une sorte d’association entre le concessionnaire et l’Administration. Dans tous les cas, il est désirable que cette association s’établisse. Le type de concession vers lequel on s’achemine est celui de la régie intéressée, qui est une sorte de métayage, où les bénéfices sont partagés, aussi les risques. A ce point de vue, il est intéressant de remarquer que la Compagnie du gaz de Bordeaux, dont le traité date seulement de 1904, n’est pas propriétaire de l’usine, et que ce n’est pas elle qui a établi la canalisation ; elle n’est que fermière de ces diverses installations, pour lesquelles elle paye à la ville un loyer annuel ; en outre, il doit être attribué aux ouvriers et employés commissionnés 10 p. 100 des bénéfices nets de l’entreprise, c’est-à-dire que la Compagnie est déjà à moitié dans la situation d’un régisseur intéressé, à moitié associé, avec la ville.

D’ailleurs, dans cette théorie administrative du contrat d’entreprise, tout s’enchaîne ; le contrat est dominé par l’entreprise des services administratifs et la limitation des risques provient des mœurs administratives, lesquelles sont façonnées par les exigences du fonctionnement des services. Au demeurant, il y a un gros organisme objectif qui fonctionne, et devant lequel se minimise l’effet des volontés subjectives, comme s’atténuent les responsabilités subjectives ; la loi du contrat fléchit sous le même poids que le risque contractuel ; tout le contrat administratif est comme écrasé par l’importance de son objet ; le contrat a essayé d’embrasser dans ses clauses une institution vivante ; mais la tâche est au-dessus de ses forces, et l’institution déborde de tous les côtés.

§ 2

Venons maintenant à la procédure imaginée par le Conseil d’Etat pour régler le litige. Le Conseil d’Etat était saisi en appel, l’affaire ayant été jugée en premier ressort par le conseil de préfecture de la Gironde. C’était la Compagnie du gaz qui était demanderesse. Elle avait demandé à la ville de Bordeaux de lui venir en aide ; la ville avait rejeté sa demande. La Compagnie avait alors saisi le conseil de préfecture ; celui-ci avait rejeté sa demande contentieuse. Elle était venue en appel au Conseil d’Etat ; ses conclusions contenaient deux chefs ; elle demandait, d’abord, que la ville fût condamnée à lui venir en aide pour assurer le service pendant la durée de la guerre ; ensuite, elle réclamait une indemnité ferme, représentant le préjudice qu’elle avait déjà subi du fait de la hausse du charbon, depuis le début de la guerre jusqu’au jour du procès.

Or, le Conseil d’Etat, dans son arrêt, ne statue que sur le premier chef des conclusions ; il condamne en principe la ville à venir en aide à la Compagnie ; il établit en principe le droit de la Compagnie à une indemnité, et même il en pose les bases ; mais il ne condamne pas lui-même la ville à payer une somme déterminée. Il renvoie les parties à se pourvoir devant le conseil de préfecture de la Gironde pour la fixation de l’indemnité, si mieux elles n’aiment, d’ici là, s’entendre à l’amiable sur les conditions où la ville pourra venir en aide à la Compagnie.

Ainsi, voilà un juge d’appel qui ne vide pas entièrement le procès par sa décision ; il le coupe en deux ; il sépare ce qu’on pourrait appeler la tête et la queue, il statue sur la tête, et, pour ce qui est de la queue du procès, il la renvoie devant le juge de première instance, dans de telles conditions que, si elle y revient véritablement, elle donnera lieu à un second déroulement de procédure en premier ressort et en appel.

C’est contre ce procédé que M. Duguit s’emporte et s’indigne dans l’article précité.
« L’arrêt du Conseil d’Etat, dit-il, est en contradiction violente avec certaines règles indiscutées et indiscutables, qui sont la sauvegarde indispensable du justiciable ».

Nous concevons que les façons de faire du Conseil d’Etat puissent causer quelque surprise à qui n’a pas une pratique assidue de sa jurisprudence ; mais, avant d’entrer dans des explications détaillées, il convient de faire observer que, dans l’espèce, bien loin de nuire aux intérêts des justiciables, la procédure suivie ne pouvait que leur être favorable, en même temps qu’elle respectait soigneusement leur autonomie. Comment ! Voilà une affaire où s’agitait une grosse question de principe, laquelle, en réalité, avait seule été plaidée : derrière celle question de principe, il y avait le calcul d’une grosse indemnité, sur laquelle les débats n’avaient pas porté ; il y avait aussi la question d’une alternative ouverte devant la ville : ou bien payer une indemnité, ou bien consentir à un relèvement du prix du gaz à la charge des abonnés ; et l’on soutiendrait que l’intérêt des justiciables était de faire trancher les questions par le juge tout de suite, bien qu’elles eussent été mal étudiées, et bien que les parties n’eussent pas eu le loisir de les envisager, puisqu’elles ne savaient pas jusque-là si le principe de l’obligation de la ville serait posé ! Le bon sens le plus élémentaire indique, au contraire, que, pour les justiciables, il vaut mieux que les questions soient sériées, qu’elles soient plaidées successivement, que des alternatives leur soient ouvertes. Sans doute, si des règles formelles de procédure s’opposent à l’emploi de cette méthode, il faudra bien s’incliner ; mais si elles ne s’y opposent pas, et c’est ce que nous allons examiner, la méthode mérite d’être employée, parce qu’elle est bonne et avantageuse.

M. Duguit affirme que deux règles essentielles ont été violées, celle de l’effet dévolutif de l’appel et celle de l’indépendance réciproque des deux juridictions.

La question est de savoir si ces deux règles, à supposer, qu’elles soient essentielles dans la procédure civile, le sont au même degré dans la procédure administrative. On peut légitimement en douter, étant donné le principe que les textes du Code de procédure civile ne sont pas directement applicables à la procédure administrative (V. Hauriou, Précis de droit administratif, 11e éd., p. 992 et s.).

La seule idée vraiment essentielle que contienne l’institution de l’appel, et qui doive forcément passer dans toutes procédures, est celle du double degré de juridiction ; il faut que toute question soulevée par le procès soit soumise successivement à deux juges ; voilà la proposition irréductible ; tout le reste est de la réglementation accessoire ; que le juge d’appel puisse ou ne puisse pas couper en deux le procès, et en renvoyer à nouveau une partie devant le juge du premier ressort, cela n’a pas d’importance au point de vue de l’institution de l’appel, pourvu que les deux morceaux du procès passent successivement en première instance et en appel. Quant à la procédure de renvoi devant le juge de premier ressort, « et en même temps de renvoi devant l’Administration, pour ouvrir à celle-ci une alternative, elle n’a point été inventée de toutes pièces par le Conseil d’Etat, et elle se réclame de précédents fort intéressants à en rapprocher.

Il est à remarquer que notre arrêt pose le principe d’une indemnité due par la ville à la Compagnie du gaz, et qu’il renvoie devant le conseil de préfecture pour la fixation de cette indemnité, si les parties n’aiment mieux s’entendre ; or, cette procédure est connue du Code de procédure civile, sous le nom de procédure en liquidation par suite d’instance (C. proc., 128, 523 et s.) ; elle est prévue, d’abord, pour être appliquée par un même tribunal, qui, par un premier jugement, pose le principe de l’indemnité, et qui, par un second jugement, en prononce la liquidation. Mais l’art. 472, C. proc., étend cette procédure au cas d’un juge d’appel, qui, après avoir posé le principe de l’indemnité, charge un tribunal de première instance d’en prononcer la liquidation, ce qui est notre hypothèse. Sans doute, le Code de procédure civile entoure cette liquidation par suite d’instance de certaines restrictions, et, notamment, il ne permet pas le renvoi, après infirmation, devant le même juge du premier ressort qui avait déjà connu de l’affaire ; mais pourquoi le Conseil d’Etat ne se serait-il pas emparé du principe sans s’embarrasser des restrictions, puisqu’il n’est pas lié par les textes, et qu’il ne prend des institutions de la procédure civile que la substantifique moelle ?

Avec cette procédure en liquidation par suite d’instance vient se combiner la procédure de liaison du contentieux par la décision préalable, à laquelle le Conseil d’Etat s’attache énergiquement, parce qu’elle est très respectueuse de l’autonomie des administrations publiques. Il l’applique, non seulement au début des instances, mais même aux tournants des procès, lorsqu’il se découvre quelque nouvel aspect de la question sur lequel il estime que l’Administration n’a pas réellement pris parti. Une administration publique ne pense pas à tout à la fois, comme un particulier ; au contraire, elle ne pense qu’à une chose chaque fois ; elle marche à pas comptés par décisions successives ; le juge administratif se plie à cette méthode successive de décisions par une méthode successive de jugement des instances ; c’est alors qu’il estime que l’affaire n’est pas en état, et qu’il la coupe en deux. Le Conseil d’Etat a inauguré depuis longtemps cette pratique dans les affaires où il est juge de premier ressort ; dans le contentieux des pensions de retraite des fonctionnaires, lorsqu’une décision refusant la pension a été annulée par lui, au lieu de liquider la pension lui-même, il renvoie toujours l’intéressé devant le ministre pour la liquidation, sauf à revenir devant lui ; dans le contentieux des indemnités pour faute de service, lorsque l’Administration avait refusé toute indemnité, et qu’il reconnaît que c’est à tort, il applique la même procédure, non pas toujours, mais souvent.

Sans doute, dans notre affaire, le Conseil d’Etat était juge d’appel, et, en coupant l’instance en deux, il renvoyait les parties à revenir en premier ressort devant le conseil de préfecture ; mais il y était autorisé par l’institution des procédures en liquidation par suite d’instance ; et, d’ailleurs, il y avait un intérêt majeur à cause de l’alternative qu’il s’agissait d’ouvrir aux parties.

Il ne faut pas oublier cet élément du dispositif de notre arrêt, qui est essentiel : le Conseil d’Etat condamne bien en principe la ville de Bordeaux à payer une indemnité à la Compagnie du gaz ; mais il lui suggère un moyen d’éviter d’avoir à payer cette indemnité, en consentant à une nouvelle convention par laquelle le prix du gaz serait augmenté. Pratiquement, cette solution est de beaucoup la plus avantageuse et la plus désirable ; mais le Conseil d’Etat a estimé que ce prix ne peut être relevé que comme il a été établi, c’est-à-dire par une convention passée entre la ville et la Compagnie, avec stipulation pour autrui pour le compte des abonnés, et avec adhésion de ceux-ci (Cf. jugement du tribunal civil de la Seine du 10 mai 1916, avec les très intéressantes conclusions de M. le substitut Regnault, Gaz. des trib. du 29 mai) ; le Conseil d’Etat ne pouvait pas imposer ce contrat ; il est de principe que le juge administratif n’impose jamais à une administration publique une obligation de faire ; il ne pouvait que lui ouvrir une alternative entre le paiement d’une indemnité et la passation du contrat ; mais, pour ce faire, il fallait interrompre l’instance, et c’est ce que, profitant de toutes les ressources de procédure que nous avons signalées, il a résolu.

Est-ce que, par-là, il aurait attenté à l’indépendance du conseil de préfecture comme juge de premier ressort ? C’est un bien gros mot pour qualifier une simple question d’autorité de la chose jugée. Sans doute, le Conseil d’Etat affirme qu’en principe, l’indemnité est due, si la ville ne consent pas à un arrangement ; le conseil de préfecture est-il obligé de s’incliner ? Question discutée, et qui est relative à l’autorité de la chose jugée. Elle s’est posée dans les relations de la Cour d’appel et du tribunal de première instance, dans l’hypothèse de l’art. 472, C. proc. ; la Cour de cassation a estimé que le tribunal civil n’était pas lié, au moins en ce qui concerne l’existence du préjudice ; elle aurait pu juger le contraire, sans que l’indépendance du tribunal fût compromise ; l’autorité de la chose jugée est fondée sur d’autres motifs que sur le désir de respecter l’indépendance du juge (V. Cass., 28 nov. 1888, S. 1889.1.369 ; P. 1889. 908, et la note de M. Meynial ; Pand. pér., 1889.1.150. V. aussi, Tissier, Rev. crit., 1888, p. 539). En tout cas, ici, que le conseil de préfecture juge comme il voudra, cela n’a pas d’inconvénient ; l’affaire reviendra toujours devant le Conseil d’Etat, qui aura le dernier mot.

Enfin, tout cela est si peu révolutionnaire que ce n’est même pas une nouveauté. Il y a vingt ans déjà, dans une affaire Deshayes, du 6 avril 1895 (Rec. des arrêts du CE,
p. 345, arrêt rapporté pour partie S. et P. 1897.3.80), le Conseil d’Etat a appliqué exactement la même procédure. Il s’agissait d’un régisseur intéressé du service des eaux, dont la déchéance avait été prononcée à tort par le maire de la ville de Lorient ; on était allé au conseil de préfecture, puis au Conseil d’Etat. Celui-ci déclare que l’arrêté de déchéance ne sera pas annulé, mais que la ville doit une indemnité, que l’état de l’instruction ne permet pas de statuer immédiatement, « que, dès lors, il y a lieu de renvoyer les parties devant le conseil de préfecture pour fixer le chiffre de l’indemnité à laquelle a droit le requérant, soit que cette indemnité ne doive s’appliquer qu’à l’intervalle de temps écoulé depuis la déchéance prononcée jusqu’au jour où la ville donnerait son consentement à ce que le traité continuât à recevoir son exécution, soit que, dans le cas contraire, cette indemnité doive comporter l’entière réparation du préjudice ».

Tout y est, même l’alternative d’arrangement amiable ouverte à la ville. Nous ajoutons que Laferrière a mentionné cet arrêt dans la 2e édition de son Traité de la juridiction administrative, t. II, p. 131, note 1, et qu’il n’a émis aucune critique.

§ 3

Il est à remarquer que le litige engagé entre la Compagnie du gaz de Bordeaux et la ville de Bordeaux devant le Conseil d’Etat laisse complètement de côté la question des relations entre la Compagnie et les abonnés ; le commissaire du gouvernement, dès le début de ses conclusions, écarte soigneusement ce point de vue, sur lequel l’arrêt est muet. M. le commissaire du gouvernement s’appuie pour justifier cette attitude sur des raisons de compétence, les contrats d’abonnement entre la Compagnie et les particuliers relevant des tribunaux judiciaires ; mais il y a une raison plus fondamentale, à savoir qu’il ne saurait y avoir de procès entre la Compagnie et les abonnés au sujet du relèvement du prix maximum du gaz. Le prix maximum du gaz n’est pas fixé par une clause du contrat passé avec les abonnés ; il est fixé dans le cahier des charges du traité passé avec la ville, par ce que l’on appelle le tarif maximum. Le tarif maximum n’est pas une affaire entre la Compagnie et les abonnés ; il est une affaire entre la Compagnie et la ville. La ville a stipulé pour les abonnés lors du traité ; c’est elle qui doit stipuler encore, lors des modifications au traité ; les abonnés sont ici nécessairement représentés par la ville, parce que le tarif maximum pour les abonnements est nécessairement lié à l’ensemble financier, de l’opération faite par la ville. Et les abonnés sont immédiatement obligés par le relèvement de prix consenti par la ville (Trib. de la Seine, 10 mai 1916, précité).

A ce point de vue, il faut reconnaître que notre affaire avait été correctement engagée par la Compagnie du gaz de Bordeaux. Celle-ci doit être louée de s’être adressée à la ville, au lieu d’avoir essayé d’imposer aux abonnés un relèvement du prix du gaz, de sa propre autorité ; il faut songer que, tant qu’a duré le procès, pendant une année presque entière, elle a supporté à elle seule l’avance de la perte considérable résultant de la hausse du charbon.

Toutes les Compagnies n’ont pas eu la même abnégation, ni la même correction juridique. Il en est qui, procédant par décision exécutoire, comme si elles eussent été des administrations publiques, ont signifié aux abonnés, par la voie de la presse, qu’à partir de telle date, elles relèveraient le prix du gaz, et qu’aux abonnés qui ne consentiraient pas à payer le nouveau prix, elles appliqueraient la sanction de la fermeture du compteur. Un abonné s’est rencontré, qui a résisté ; son compteur a été fermé ; il est allé en référé devant le président du tribunal civil, demandant la réouverture du compteur, motifs pris de ce que, dans une question litigieuse de cette nature, la compagnie n’avait pas le droit de s’adjuger à elle-même le bénéfice du provisoire pendant la durée du procès au fond ; la Compagnie jouait le rôle de demandeur au point de vue du relèvement du prix ; elle devait, jusqu’à l’issue de ce procès au fond, conserver ce rôle, et ne faire payer que l’ancien prix ; d’ailleurs, elle n’avait pas le droit de procéder par décision exécutoire et de se faire justice elle-même, car elle n’était pas une administration publique. Cette argumentation était la raison même ; aussi le président du tribunal civil donna-t-il gain de cause à l’abonné. Mais la Compagnie du gaz fit appel, et l’ordonnance de référé fut annulée par la Cour pour incompétence, motifs pris de ce qu’il y avait connexion avec un litige administratif engagé au fond entre la compagnie et la ville devant le conseil de préfecture (V. Toulouse, 17 avril 1916, S. 1916. 2,36).

Cette règle de l’incompétence, par connexité entre le provisoire et le fond, peut avoir du bon, mais, dans le cas présent, son application aboutissait à un véritable déni de justice. Si le président du tribunal civil n’était pas compétent pour ordonner par référé la réouverture du compteur, alors aucun juge n’était compétent. Sans doute, aux termes de l’art. 24 de la loi du 22 juillet 1889, le président du conseil de préfecture peut, en cas d’urgence, désigner un expert pour la constatation des faits qui seraient de nature à motiver une réclamation devant ce conseil ; mais tout le monde s’accorde pour reconnaître que ce référé est exceptionnel, et qu’il ne s’applique qu’à l’exécution du marché de travaux publics, dans les relations de l’entrepreneur et de l’Administration
(V. Laferrière, op. cit., t. I, p. 374 ; Teissier et Chapsal, Traité de la proc. devant les cons. de préfect., p, 165).

D’ailleurs, le référé administratif se fût-il appliqué à notre hypothèse, le président du conseil de préfecture n’aurait jamais eu que le pouvoir de faire constater le fait de la fermeture du compteur et non pas celui d’en prescrire la réouverture, car il n’a pas le pouvoir d’injonction (V. Laferrière, op. et loc. cit.), c’est-à-dire qu’il n’aurait pas eu le pouvoir de solutionner la véritable question, qui était de rétablir provisoirement l’abonné en possession du gaz.

C’est pourtant un principe supérieur que toute question litigieuse doit trouver un juge, et nous croyons que le principe a plus d’importance que celui de la connexité d’affaires relevant de compétences diverses. La Cour nous paraît avoir mal jugé ; le résultat a été que les abonnés ont été contraints de payer par avance une augmentation de prix du gaz arbitrairement fixée par la seule compagnie, ce qui est consentir à une Compagnie privée un privilège inacceptable.

II. Extraits de la décision commentée

(…) Sur les fins de non-recevoir opposées par la ville de Bordeaux :

Considérant que les conclusions de la Compagnie requérante tendaient, devant le conseil de préfecture, comme elles tendent devant le Conseil d’Etat, à faire condamner la ville de Bordeaux à supporter l’aggravation des charges résultant de la hausse du prix du charbon ; que, dès lors, s’agissant d’une difficulté relative à l’exécution du contrat, c’est à bon droit que, par application de la loi du 28 pluviôse an VIII, la Compagnie requérante a porté ses conclusions en première instance devant le conseil de préfecture, et en appel devant le Conseil d’Etat ;

Au fond :

Considérant qu’en principe, le contrat de concession règle, d’une façon définitive, jusqu’à son expiration, les obligations respectives du concessionnaire et du concédant ; que le concessionnaire est tenu d’exécuter le service prévu dans les conditions précisées au traité, et se trouve rémunéré par la perception, sur les usagers, des taxes qui y sont stipulées ; que la variation des prix des matières premières, à raison des circonstances économiques, constitue un aléa du marché, qui peut, suivant le cas, être favorable ou défavorable au concessionnaire, et démettre à ses risques et périls, chaque partie étant réputée avoir tenu compte de cet aléa dans les calculs et prévisions qu’elle a faits avant de s’engager ;

Mais considérant que, par suite de l’occupation par l’ennemi de la plus grande partie des régions productrices de charbon dans l’Europe continentale, de la difficulté de plus en plus considérable des transports par mer, à raison tant de la réquisition des navires que du caractère et de la durée de la guerre maritime, la hausse survenue au cours de la guerre actuelle dans le prix du charbon, qui est la matière première de la fabrication du gaz, s’est trouvée atteindre une proportion telle que, non seulement elle a un caractère exceptionnel, dans le sens habituellement donné à ce terme, mais qu’elle entraine dans le coût de la fabrication du gaz une augmentation, qui, dans une mesure déjouant tous les calculs, dépasse certainement les limites extrêmes des majorations ayant pu être envisagées par les parties lors de la passation du contrat de concession ; que, par suite du concours des circonstances ci-dessus indiquées, l’économie du contrat se trouve absolument bouleversée ; que la compagnie est donc fondée à soutenir qu’elle ne peut être tenue d’assurer, aux seules conditions prévues à l’origine, le fonctionnement du service, tant que durera la situation anormale ci-dessus rappelée ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que, si c’est à tort que la Compagnie prétend ne pouvoir être tenue de supporter aucune augmentation du prix du charbon au-delà de 28 francs la tonne, ce chiffre ayant, d’après elle, été envisagé comme correspondant au prix maximum du gaz prévu au marché, il serait tout à fait excessif d’admettre qu’il y a lieu à l’application pure et simple du cahier des charges, comme si l’on se trouvait en présence d’un aléa ordinaire de l’entreprise ; qu’il importe, au contraire, de rechercher, pour mettre fin à des difficultés temporaires, une solution qui tienne compte tout à la fois de l’intérêt général, lequel exige la continuation du service par la Compagnie à l’aide de tous les moyens de production, et des conditions spéciales qui ne permettent pas au contrat de recevoir son application normale ; qu’à cet effet, il convient de décider, d’une part, que la Compagnie est tenue d’assurer le service concédé, et, d’autre part, qu’elle doit supporter, seulement au cours de cette période transitoire, la part des conséquences onéreuses de la situation de force majeure ci-dessus rappelée que l’interprétation raisonnable du contrat permet de laisser à sa charge ; qu’il y a lieu, en conséquence, en annulant l’arrêté attaqué, de renvoyer les parties devant le conseil de préfecture, auquel il appartiendra, si elles ne parviennent pas à se mettre d’accord sur les conditions spéciales dans lesquelles la Compagnie pourra continuer le service, de déterminer, en tenant compte de tous les faits de la cause, le montant de l’indemnité à laquelle la Compagnie a droit, à raison des circonstances extra-contractuelles dans lesquelles elle aura dû assurer le service pendant la période envisagée ; (…) – Décide :

Art. 1er. L’arrêté du conseil de, préfecture de la Gironde, en date du 30 juillet 1915, est annulé.

Art. 2. La Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux et la ville de Bordeaux sont renvoyées devant le conseil de préfecture, pour être procédé, si elles ne s’entendent pas aimablement sur les conditions spéciales auxquelles la Compagnie continuera son service, à la fixation de l’indemnité à laquelle la Compagnie a droit, à raison des circonstances extra-contractuelles dans lesquelles elle aura dû assurer le service concédé.

III. Présentation de la note[1]

En mai 2005, un tribunal arbitral international rendait une sentence dans une affaire complexe opposant une importante société américaine à l’Etat argentin. Il s’agissait d’un contentieux comme il en existe tant d’autres aujourd’hui, considérables par l’ampleur des enjeux politiques et financiers qu’ils recouvrent. Le différend était né autour d’un contrat de concession passé entre l’Etat et l’entreprise étrangère, pour la gestion et l’exploitation d’un réseau national de distribution de gaz. La sentence elle-même emprunte des chemins parfaitement classiques et balisés, jusqu’à son paragraphe 224 où est mentionné, avant d’être largement détaillé et de servir même de fondement à la décision des arbitres, l’arrêt du 30 mars 1916 rendu par le Conseil d’Etat français en l’affaire dite du « gaz de Bordeaux » (CMS Gas Transmission Company vs The Argentine Republic, ARB/01/8, sentence du 12 mai 2005, ICSID Reports vol. 14, p. 158). Fallait-il pour cela que la décision en question fût d’une importance remarquable et soulevât un enjeu qui dépasse largement les frontières françaises. C’est bien parce qu’en somme la question abordée – et la réponse proposée par le juge français – était universelle qu’un tel rayonnement peut s’expliquer[2].

L’on comprend en pareille perspective les termes employés par Hauriou au sujet de cet arrêt : tout en se gardant bien d’évoquer l’équité et rappelant le célèbre adage révolutionnaire à l’endroit des Parlements – lequel n’invoquait d’ailleurs rien moins que Dieu à cette occasion – l’illustre commentateur estime qu’« il serait plus exact et plus prudent de (…) louer [le Conseil d’Etat] d’être une juridiction sociale, c’est-à-dire, d’orienter sa jurisprudence vers une justice élargie, toute pénétrée d’intérêt public ». Il est vrai, poursuit-il, que « jamais le caractère social ne s’était affirmé aussi nettement » que dans cette décision, remarquable à plus d’un titre.

Il faut rappeler brièvement le contexte de cette affaire, rendue au sujet du contrat de concession entre la ville de Bordeaux et une compagnie privée assurant la distribution du gaz à l’ensemble de ses habitants. La première guerre mondiale ayant entraîné un accroissement considérable du prix des matières premières, l’équilibre contractuel se trouvait fortement malmené, puisque la compagnie ne pouvait raisonnablement poursuivre son activité sauf à assumer une augmentation considérable de ses frais risquant de la mener à sa perte. Ayant réclamé un soutien financier à la ville et s’étant heurté à un refus validé par le Conseil de préfecture, la Compagnie avait donc saisi le Conseil d’Etat en appel qui, en vertu de la théorie dite « de l’imprévision », décida de la poursuite de la relation contractuelle – malgré ce qu’il faut bien convenir d’appeler un bouleversement de ses conditions de conclusion – tout en imposant à la personne publique d’assumer une partie de l’accroissement des dépenses, sous la forme d’une indemnisation versée au concessionnaire. En d’autres termes, souligne Hauriou, la Haute juridiction s’intègre résolument dans une logique de service public en ne prononçant pas la résolution du contrat puisqu’en définitive « l’intérêt général exige la continuation du service par la compagnie à l’aide de tous ses moyens de production », justifiant un soutien financier de la municipalité. Le commentateur aura alors à cœur de souligner à quel point, avec cet arrêt, c’est une révolution qui parvient à son terme : révolution marquée par la naissance d’un véritable régime autonome du contrat administratif, entièrement traversé par l’intérêt général qui implique une souplesse dans la vie de la convention, inédite dans le cadre du code civil. Comme il l’indique avec une grande clarté : « la théorie civiliste du contrat est que toutes les éventualités possibles sont censées avoir été prévues par le contractant qui s’engage à une prestation ; la théorie administrative, au contraire, est que les contractants ne sont censés avoir prévu que les éventualités habituelles, d’après le droit commun de la vie, lequel s’établit avant tout dans l’état de paix, et qu’ainsi, il y a une marge de manœuvre pour l’imprévision ».

En définitive, c’est donc tout l’esprit du droit administratif qui trouve ici sa traduction en matière contractuelle. Car c’est bien l’intérêt du plus grand nombre, en l’occurrence incarné par la nécessité d’une fourniture permanente d’énergie aux habitants d’une grande ville, qui justifie les libertés prises avec l’engagement conventionnel. Au fond, écrit admirablement le dédicataire de ces lignes, « tout le contrat administratif est comme écrasé par l’importance de son objet ; le contrat a essayé d’embrasser dans ses clauses une institution vivante ; mais la tâche est au-dessus de ses forces, et l’institution déborde de tous les côtés ». A ce combat perdu d’avance entre la convention rigide et l’intérêt général qui nécessite une adaptation constante, plusieurs issues étaient possibles, mais une seule était véritablement au service du public : celle qui consistait précisément à « subordonner l’élément contractuel à l’élément service public » en dépassant franchement la lettre de l’engagement conventionnel pour l’adapter aux évolutions exceptionnelles du contexte de la relation.

Reste qu’un élément n’est nullement évoqué par Hauriou, lequel semble soutenir sans nuance aucune la solution retenue par le Conseil d’Etat et qui tient aux conséquences financières de la décision pour la collectivité. Car en définitive, le prix de l’évolution imposée à la relation contractuelle sera bien assumé principalement par la personne publique, même si la détermination du montant exact de l’indemnisation est renvoyée à l’appréciation du Conseil de préfecture[3]. L’on ne peut à cet égard s’empêcher de déceler d’ores et déjà l’amorce – qu’Hauriou ne pouvait identifier – d’une tendance « assurancielle » de la jurisprudence administrative, laquelle atteindra son point culminant avec la multiplication des cas de « responsabilité » sans faute. Même si, dans le contexte qui était le sien, la solution de l’affaire gaz de Bordeaux n’est en rien choquante et doit être largement saluée, sans doute constitue-t-elle un premier pas sur ce chemin, en ce sens qu’il appartient désormais à l’Etat d’assumer le poids financier des évolutions que personne ne pouvait prévoir. Mais peut-être après tout est-ce là, au fond, ce que l’on appelle l’intérêt général qui a le droit lui aussi, et d’ailleurs même sans doute plus que tout autre, d’avoir un prix.


[1] Par M. le professeur Arnaud de Nanteuil, Université du Maine, membre du Themis-Um (ea 4333), Directeur adjoint de l’Ecole doctorale Pierre Couvrat (ed 88).

[2] On passera ici sur la discussion qui peut – et qui doit ! – être menée du point de vue du droit international public mais qui n’a pas lieu d’être ici. Car au-delà de la surprise, le fondement juridique exact de la prise en compte d’une telle jurisprudence par un tribunal statuant en droit international public est particulièrement nébuleux.

[3] Cet aspect là fait d’ailleurs l’objet de la seconde partie du commentaire d’Hauriou, qui reproche au Conseil d’Etat d’avoir « coupé en deux » la solution, en se prononçant favorablement pour le principe d’une indemnisation mais en renvoyant la détermination de son montant au juge du fond. Il s’agit davantage d’une question procédurale, qui ne sera pas abordée ici.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

L’ouvrage originel des Editions L’Epitoge & la notion d’emploi (Morgan Sweeney)

Voici la première publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit du premier livre de nos Editions, publié en février 2012 à la suite du colloque de Nanterre sur l’influence réciproque des droits du travail et des fonctions publiques.

Pour le mettre en avant, nous avons choisi de publier la contribution de M. Morgan Sweeney, co directeur scientifique de l’ouvrage et vice Président du Collectif L’Unité du Droit qui (en 2012) n’était pas encore Maître de conférences à l’Université Paris Dauphine.

Signalons par ailleurs la publication de l’auteur dans nos Editions de sa magistrale thèse : L’exigence d’Egalité à l’épreuve du dialogue des juges (Paris, L’Epitoge ; 2016 – volume V de la même collection l’Unité du Droit).

Cet ouvrage est le premier
issu de la collection « L’Unité du Droit ».

Volume I :
Droits du travail

& des fonctions publiques :
Unité(s) du Droit

Ouvrage collectif
(Direction Morgan Sweeney & Mathieu Touzeil-Divina)

– Nombre de pages : 262
– Sortie : février 2012
– Prix : 29 € (bientôt épuisé)

  • ISBN : 978-2-9541188-0-2
  • ISSN : 2259-8812

La notion d’emploi 
au croisement

des droits du travail
et des fonctions publiques

Morgan Sweeney,
Vice-Président du Collectif L’Unite du Droit
Docteur en droit, Université Paris Ouest Nanterre la Défense, Irerp

Les droits du travail et des fonctions publiques apparaissent, à certains égards, comme étranger à la question de l’emploi. Lorsque le salarié est embauché et l’agent public nommé, le problème de l’emploi est résolu : le travailleur occupe un emploi et ne dépend plus du régime du chômage, droit du « non-emploi »[1]. En outre, les droits du travail et des fonctions publiques n’ont qu’un rôle d’appoint dans la création d’emplois[2]. Ceux-ci ne sauraient créer en eux-mêmes le besoin d’emploi des employeurs privés et publics. Toutefois, la notion d’emploi est loin d’être étrangère à ces droits. Tout d’abord, celle-ci est attachée au poste occupé par le travailleur[3]. En particulier, les droits du travail et des fonctions publiques offrent aux employeurs privés comme publics des formes d’emplois fort variées qui leur permettent une gestion des ressources humaines. Ensuite, les politiques de l’emploi influencent les réformes en droits du travail et des fonctions publiques. En effet, les réformes récentes, inspirées de la « flexisécurité »[4], reposent sur le présupposé que certaines « rigidités », dissuaderaient l’embauche et constitueraient un frein au plein emploi. Ces réformes cherchent alors à concilier le droit à l’emploi de chacun et le choix de gestion de l’employeur[5]. Indéniablement, la problématique de l’emploi est aujourd’hui au cœur des droits du travail et des fonctions publiques. Cette problématique est commune aux sciences juridiques et économiques. Dans le vocabulaire de chacune d’elle, « emploi » et « travail » sont intimement liés[6]. En effet, l’employeur qui recherche à recruter un travailleur sur un poste, offre un emploi, mais demande du travail. Le travailleur offre son travail et demande un emploi. En revanche, les droits des fonctions publiques reposent sur un système de carrière[7]. Il s’oppose au système d’emploi ou fonction publique de « structure ouverte »[8], qui renvoie au cas où le travailleur est recruté pour un poste déterminé. Toutefois, l’attachement, de plus en plus en fébrile[9], des fonctions publiques au système de la carrière ne serait dissuader toute étude de « droit comparé interne » entre droit du travail d’un côté et droits de fonctions publiques de l’autre.

Tout d’abord, les fonctionnaires occupent, selon les termes mêmes de leurs statuts, des emplois qui doivent correspondre à leur grade. Par ailleurs, de plus en plus fréquemment salariés et fonctionnaires cohabitent professionnellement dans des entités communes. Les entreprises privatisées en fournissent des exemples ostentatoires[10], auxquelles il convient d’ajouter notamment les transferts d’entreprise du privé vers le public, de mise à disposition[11]. D’ailleurs, dans certaines entreprises, salariés et fonctionnaires accomplissent des tâches et assument des responsabilités identiques[12]. L’étude de la notion d’emploi permet non seulement de rendre compte de ces phénomènes d’hybridation, mais surtout dévoile les sujétions et les droits communs de ces travailleurs. Cette notion, tant en droit du travail que dans les droits des fonctions publiques, renvoie à une pluralité de valeurs et de connotations. En effet, elle vise tour à tour des préoccupations d’ordre macroéconomique (le plein-emploi) ou de relation interindividuelle (la relation d’emploi), ou encore au poste occupé ou le statut auquel il donne droit. Au-delà du polymorphisme de l’emploi, illustré par les usages divers de la notion (I.), se dessine une grammaire commune. Celle-ci vise de manière ultime une relation, qui à l’image du couple en psychanalyse, ne se réduit pas à « un + un »[13]. Faire couple suppose en réalité d’être conscient de composer ensemble une troisième entité[14]. Le lien de couple constitue alors une troisième composante, avec ses impératifs et ses contraintes propres : les projets en commun sont en quelque sorte autonomes par rapport aux deux autres entités, les membres du couple. Le « couple » du travailleur et de l’employeur procède quelque peu de la même manière, le lien d’emploi ne leur appartient pas totalement et s’impose en quelque sorte à eux (II).

I. Les termes d’un droit de l’emploi

Déterminer la signification de la notion d’emploi en droit invite à s’interroger sur sa valeur juridique. Plus particulièrement, la Constitution fait référence à un droit à l’emploi, qui constitue un droit fondamental (A). Il apparaît par ailleurs que la notion d’emploi au sein des droits du travail et des fonctions publiques recouvre des sens divers (B).

A. Le droit à l’emploi comme droit fondamental du travailleur

Selon une conception formelle, le droit à l’emploi constitue un droit fondamental, car il appartient au bloc de constitutionnalité[15]. Autrement dit, ce droit est placé au sommet de la hiérarchie des normes. Cependant, ce constat n’épuise pas la question de la nature juridique et du caractère normatif ou opposable du droit à l’emploi (i). Les classifications usuelles apparaissent à cet égard bien souvent insuffisantes pour rendre compte de la nature de ce droit. Le caractère fondamental de ce dernier apparaît bien plus sûrement lorsque l’on s’intéresse à ses effets (ii).

i) La nature de droit fondamental du droit à l’emploi

La Constitution compte deux occurrences du terme « emploi »[16]. La première, l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (D.D.H.C.), est relative à l’accès aux emplois publics[17]. Cet article ne consacre donc pas le droit d’exiger ou d’obtenir un emploi (public), mais bien plus sûrement l’égalité d’accès à ceux-ci. La référence à la notion d’emploi est en vérité éclipsée par le principe d’égalité, qui domine les conditions d’accès à la fonction publique[18].

La seconde référence à la notion est l’alinéa 5 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui affirme le droit à l’emploi[19]. Celui-ci est fréquemment présenté comme un archétype du droit-créance[20]. S’il ne fait guère de doute qu’un tel droit, qui affirme une vocation, ne puisse être classé au sein des droits-libertés, la catégorie des « droits à » est également impuissante à rendre compte de ses spécificités. Au moins trois raisons permettent d’illustrer les insuffisances de cette classification. En premier lieu, le terme de créance apparaît inadapté à l’objet que constitue l’emploi. En effet, il n’est pas un bien dont le travailleur peut disposer librement, voire même céder. En deuxième lieu, il est habituellement affirmé qu’un droit-créance n’est pas un droit justiciable devant une juridiction. Or, le droit à l’emploi apparaît aussi bien dans les motifs de décisions du Conseil constitutionnel[21] que dans certains arrêts de la Cour de cassation[22]. En troisième lieu, la classe des droits-créances ne rend pas compte de la double dimension du droit à l’emploi[23], qui dans un même mouvement constitue un objectif macro-économique (le plein-emploi) et un objectif microéconomique, c’est-à-dire « assurer au mieux le droit pour chacun d’obtenir un emploi »[24].

La fondamentalité du droit à l’emploi, plus que de l’appartenance à telle ou telle autre classe, ressort de manière plus certaine lorsque sont analysés ses effets.

ii) Les effets du droit fondamental à l’emploi

L’étude de la jurisprudence constitutionnelle permet de déceler au moins trois effets attachés au droit à l’emploi[25].

Le premier effet du droit à l’emploi est la légitimation des dispositifs législatifs. Ainsi, est-il invoqué pour justifier les politiques préférentielles en faveur des seniors ou des jeunes[26]. Le Conseil constitutionnel considère alors ces dispositifs directement justifiés par l’intérêt général. L’aide apportée aux populations qui rencontrent des difficultés pour sortir du chômage est un moyen de concrétiser l’accès à l’emploi. Cependant, la justification tirée de l’intérêt général emporte l’abandon de l’appréciation de la pertinence du dispositif au législateur. Ainsi, la création d’emplois a-t-elle été mobilisée pour légitimer des dispositifs aussi différents que les réformes de réduction du temps de travail, qui visent le partage du temps de travail et de l’emploi[27] et l’incitation de recourir aux heures supplémentaires[28].

Le deuxième effet du droit à l’emploi est de constituer un obstacle, une limite aux autres droits fondamentaux. Ainsi, le Conseil constitutionnel dans sa décision du 12 janvier 2002, affirme : « Considérant qu’il incombe au législateur, dans le cadre de la compétence qu’il tient de l’article 34 de la Constitution pour déterminer les principes fondamentaux du droit du travail, d’assurer la mise en œuvre des principes économiques et sociaux du Préambule de la Constitution de 1946, tout en les conciliant avec les libertés constitutionnellement garanties ; que, pour poser des règles propres à assurer au mieux, conformément au cinquième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, le droit pour chacun d’obtenir un emploi, il peut apporter à la liberté d’entreprendre des limitations liées à cette exigence constitutionnelle, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi »[29].

Le juge constitutionnel doit alors opérer un contrôle de proportionnalité afin de concilier les deux droits ou libertés fondamentaux. En outre, si par extraordinaire, le législateur cherche à supprimer tout service public de l’emploi, le Conseil constitutionnel disposerait avec le droit à l’emploi d’un outil à même de faire échec à un tel projet[30]. La Cour de cassation n’hésite plus, par ailleurs, à recourir au droit à l’emploi afin de le concilier avec la liberté d’entreprendre. Ainsi, la juridiction judiciaire a jugé l’article L.1235-3 du Code du travail, qui permet à l’employeur de refuser la réintégration du salarié licencié sans cause réelle et sérieuse, conforme à l’article 6. 1 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966 et à l’article 1er du protocole additionnel n°1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[31].

Le dernier effet du droit à l’emploi tient du domaine de l’interprétation. Ainsi, il permet de donner sens à certains dispositifs. À titre d’illustration, le Conseil constitutionnel considère que le droit au reclassement des salariés découle directement du droit à l’emploi[32], alors que précédemment la Cour de cassation justifiait la consécration d’une obligation de reclassement pesant sur l’employeur par le recours à l’alinéa 3 de l’article 1134 du Code civil[33]. L’évolution ainsi opérée quant au fondement du droit au reclassement modifie son sens, car d’une obligation contractuelle à l’encontre de l’employeur il devient un droit fondamental du salarié. Le droit à l’emploi est sans conteste un droit fondamental, compte tenu de ses effets et de son inscription dans le bloc de constitutionnalité. Néanmoins, l’emploi n’est pas un « bien » qui serait à la disposition du travailleur. Le droit à l’emploi constitue une vocation à accéder à une activité laborieuse, à laquelle est attaché un statut. Ce droit est alors cantonné aux salariés et aux agents publics, qui seuls occupent un emploi. Cependant, la notion d’emploi recèle différents sens au sein des droits du travail et des fonctions publiques.

B. Les usages de la notion d’emploi

L’offre d’emploi est fonction des besoins de l’employeur, public comme privé. Dès lors, la notion d’emploi pourrait être un instrument entre les mains de l’employeur[34]. Toutefois, il apparaît que cette notion, tant en droit du travail qu’en droits des fonctions publiques, n’est pas entièrement à la disposition de l’employeur. Trois usages de la notion permettent de souligner l’encadrement du pouvoir de l’employeur dans la définition de l’emploi. Il s’agit de l’emploi comme poste (i) ; l’emploi comme intérêt (ii) et l’emploi comme état (iii).

i) L’emploi comme poste

Si le droit constitutionnel à l’emploi concerne essentiellement l’accès au travail subordonné, la notion d’emploi en droits du travail et des fonctions publiques vise souvent le poste occupé. Une telle définition est très importante en pratique, car elle recouvre la description des tâches qui peuvent être exigées du travailleur. Elle lie ainsi l’expression des besoins d’activité de l’employeur.

Ainsi, lors de la conclusion du contrat de travail les parties doivent-elles déterminer les qualifications du salarié en référence aux classifications conventionnelles. De même, au sein des fonctions publiques, l’Etat détermine les classifications par décret, ce qui vaut « autoliaison » pour la fonction publique d’Etat et liaison des autres pouvoirs publics pour les fonctions publiques territoriale et hospitalière. Ces classifications au regard, soit de la qualification du salarié[35], soit du grade ou du cadre d’emploi du fonctionnaire[36], encadrent le pouvoir de l’employeur, qui ne peut exiger que certaines tâches déterminées et ne peut affecter le travailleur que sur les postes qui y correspondent. L’expression du besoin d’emploi de l’employeur est ainsi encadrée.

Par ailleurs, la notion d’emploi comme poste constitue une clé d’entrée utile pour les droits européens. En effet, dans la répartition des compétences entre institutions européennes et nationales, il est nécessaire de déterminer les emplois publics, qui de par leur nature, échappent à l’emprise des droits européens. Les juges européens ont retenu la notion d’emploi comme poste, qui leur permet un découpage fin entre les différentes activités considérées. Une telle définition a permis à la C.J.U.E. de limiter la liste des emplois dont l’accès est interdit aux travailleurs communautaires migrants[37] et à la C.E.D.H. de cantonner plus strictement les emplois dont les contestations échappent à l’emprise de l’article 6§1 de la Convention européenne[38]. La notion d’emploi comme poste est alors instrumentalisée pour restreindre les domaines du droit national.

Enfin, le droit antidiscriminatoire illustre, également, une nouvelle dynamique à l’usage de la notion d’emploi comme poste. En particulier, à propos du critère du handicap, la directive européenne donne une nouvelle dimension à l’accès à l’emploi des personnes handicapées[39]. Il ne s’agit plus seulement d’affirmer solennellement l’égalité d’accès des personnes handicapées aux emplois et aux compétences, ou de fixer des « quotas » obligatoires à l’encontre des employeurs. La démarche est désormais plus concrète. L’article 5 de la directive, transposé et codifié à l’article L.5213-6 du Code du travail, prévoit l’obligation d’aménagements raisonnables[40]. Ceci implique que, dorénavant, l’employeur doit rechercher à adapter le poste au handicap et non l’inverse. Ce faisant, le poste doit être adapté en considération du handicap particulier du candidat à l’emploi ou du salarié de l’entreprise. Si la détermination du besoin d’activité de l’entreprise ou de l’administration appartient, de manière évidente, toujours à l’employeur, la définition du poste est pour partie déterminée par la situation personnelle du salarié.

Les usages du terme emploi ne recouvrent pas seulement la description de l’activité et des conditions de sa réalisation. Il peut également représenter un intérêt spécifique.

ii) L’emploi comme intérêt

L’emploi comme intérêt a une double dimension[41]. D’une part, il constitue un intérêt des travailleurs externe à l’employeur, comme le plein emploi, qui est un objectif national et européen[42]. D’autre part, il peut constituer un intérêt des travailleurs interne à l’entreprise. À cet égard, le comité d’entreprise doit être consulté sur la structure des effectifs[43], qui permet de connaître l’état de l’emploi dans l’entreprise. Dans le même sens, les comités techniques de la fonction publique d’Etat connaissent des questions relatives « aux effectifs, aux emplois et aux compétences, des projets de statuts particuliers »[44]. Dans tous les cas, l’emploi constitue un objet de l’intérêt collectif des travailleurs.

Dans le cadre de cette double dimension, la Cour de cassation a eu l’occasion d’affirmer que l’emploi appartient nécessairement à l’intérêt collectif des salariés. Ainsi, le licenciement économique d’un seul salarié, malgré l’incidence individuelle de la mesure, relève par nature d’un intérêt collectif[45]. Le système français des fonctions publiques, quant à lui, est fondé sur une logique de carrière : le fonctionnaire est titulaire de son grade, en aucun cas de son emploi. Le fonctionnaire ne peut jamais exiger de conserver le poste auquel il était précédemment affecté. D’ailleurs, les seuls emplois fondés sur une « logique d’emploi », c’est-à-dire lorsque l’agent public est recruté pour occuper un poste en particulier, comme les membres des cabinets ministériels, leur situation est caractérisée par la précarité : ils peuvent être congédiés à tout moment et de manière discrétionnaire[46]. Bien qu’il puisse ressortir de ce système l’impossibilité d’appropriation de l’emploi par le fonctionnaire, il n’en demeure pas moins que la question de l’emploi représente un intérêt collectif de ces travailleurs : ne peuvent-ils pas faire grève pour la préservation du nombre de fonctionnaires[47] ?

En sus, depuis la réforme relative au dialogue social dans la fonction publique[48], les fonctionnaires et les salariés ont désormais en commun l’emploi comme objet de négociation. En droit du travail, les clauses de maintien de l’emploi au sein des conventions collectives constituent bien souvent la contrepartie de remises en cause de certains avantages conventionnels dans le cadre de négociation « donnant-donnant ». Ces clauses constituent alors une justification des concessions des représentants des salariés[49]. Ces pratiques soulignent le caractère essentiel de la préservation de l’emploi, ce qui explique que celui-ci relève par nature de l’intérêt collectif des travailleurs.

La doctrine travailliste a forgé une troisième acception de la notion d’emploi.

iii) L’emploi comme état

Dans une dernière acception, l’emploi peut être défini comme l’état du travailleur, à l’image du mariage qui constituerait l’état matrimonial des époux[50]. Dans cette perspective l’emploi représente l’ensemble des droits, individuels comme collectifs, qui sont attachés à la condition de travailleur. L’emploi comme état renvoie donc au statut applicable aux travailleurs. De ce point de vue, la fonction publique n’est pas en reste : les fonctionnaires, à la suite de leur nomination, relève de l’un des statuts des fonctions publiques. Dans le même sens, en droit du travail, l’emploi comme état recouvre alors l’ensemble des droits légaux, réglementaires et conventionnels qui s’imposent aux parties du contrat de travail. La notion d’emploi échappe alors à l’employeur.

De ces trois acceptions, qui mêlent des droits individuels comme collectifs, ressort une conclusion : l’employeur n’a pas une entière disposition de l’emploi, car non seulement il doit se plier à des cadres prédéfinis (les classifications) pour exprimer son besoin d’emploi, mais en outre l’emploi représente un intérêt qui ne lui appartient pas en propre et avec lequel il doit concilier. Enfin, l’emploi peut être entendu comme un état, c’est-à-dire un ensemble de droits et d’obligations qui s’imposent à l’employeur. Ainsi, l’emploi, au travers de ces différents usages, apparaît-il comme un objet qui n’appartient ni complètement au travailleur ni à l’employeur. Aucune des parties à la relation de travail n’a une pleine maîtrise sur l’emploi. C’est alors un « objet juridique partagé ». La comparaison des droits du travail et des fonctions publiques invite donc à analyser l’emploi non comme un objet d’appropriation, mais comme un lien.

II. La grammaire d’un droit de l’emploi :
le lien juridique d’emploi

Le lien est ce qui réunit, ou tout du moins ce qui suppose un rapport[51]. Le lien juridique d’emploi vise la relation entre un travailleur et son employeur. Il a pour objet une activité professionnelle particulière : l’activité subordonnée (A). L’un des traits les plus saillants du droit de l’emploi est la recherche du maintien dans l’activité du salarié, c’est-à-dire la pérennité du lien (B).

A. La nature du lien juridique d’emploi

Le lien juridique d’emploi, tant en droit du travail qu’en droits des fonctions publiques, est caractérisé par une relation de pouvoir de l’employeur sur le travailleur. Ce lien vise par essence le travail du salarié au profit de l’employeur (i). Toutefois, le lien juridique d’emploi n’est pas réductible à l’activité professionnelle (ii).

i) Un lien de subordination

De manière classique, le critère distinctif du contrat de travail est le lien de subordination. La Cour de cassation le définit de la manière suivante : « le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné »[52].

De même, en matière de fonction publique, la relation d’emploi est caractérisée par la subordination du travailleur. Les droits des fonctions publiques sont, de manière classique en droit administratif, soumis à l’empire de l’unilatéralisme et de l’exercice du pouvoir. À titre d’illustration, l’employeur public nomme unilatéralement le fonctionnaire. Ce dernier doit respecter les directives qui lui sont données, il est soumis au contrôle de son supérieur hiérarchique et peut être sanctionné en cas de faute. L’employeur public exerce un pouvoir hiérarchique sur les agents publics[53].

La subordination caractérise alors le lien juridique d’emploi et légitime dans le même temps le pouvoir de l’employeur. Or, ce pouvoir ne saurait être absolu, il est donc nécessaire de l’encadrer. C’est certainement en considération de la soumission volontaire du salarié que le juge refuse que la qualification du lien de subordination soit abandonnée aux parties[54]. Dans le même sens, le législateur dans le livre VII du Code du travail a dressé un ensemble de cas, où la qualification ou l’assimilation au contrat de travail est directement posée par la loi elle-même. Une telle pratique se retrouve à propos de certains agents publics : ainsi dans les cas de privatisations d’entreprises publiques, les agents publics conservent du fait de la loi, leurs qualités[55]. L’encadrement de la qualification du lien juridique d’emploi permet d’assurer dans un même mouvement la subordination du travailleur et l’encadrement des pouvoirs de l’employeur. Le travailleur et l’employeur ne peuvent s’entendre pour échapper aux statuts applicables.

Par ailleurs, certains auteurs refusent d’étendre la notion d’emploi aux travailleurs intérimaires ou à contrat à durée déterminée[56]. L’emploi correspondrait alors à un modèle : le travail à temps complet à durée indéterminée[57]. Toutefois, ces travailleurs, qu’ils soient salariés ou agents publics non statutaires, sont également subordonnés à l’employeur. C’est précisément la brièveté du lien juridique d’emploi, qui caractérise la précarité de leur situation[58], qui justifie les restrictions au recours à ce type d’emploi et les règles protectrices posées par le législateur[59]. C’est donc la considération de la nature du lien d’emploi qui détermine précisément le régime applicable.

Le lien juridique d’emploi vise l’activité professionnelle. Néanmoins, en raison du statut qui lui est attaché, une déconnexion avec l’activité professionnelle est, dans certains cas, possible.

ii) La déconnexion de l’emploi et de l’activité professionnelle

Paradoxalement, le lien d’emploi n’est pas réductible au temps de l’activité professionnelle. Les droits du travail et des fonctions publiques marquent ici leur émancipation vis-à-vis du droit civil. Ce dernier, s’il était appliqué à la relation d’emploi, emporterait en cas d’inexécution de la part du travailleur la résolution éventuelle du contrat. Or, les droits du travail et des fonctions publiques prévoient dans un certain nombre de situations, lorsque le salarié n’accomplit pas son travail, que cela n’emporte pas rupture du lien d’emploi, mais suspension de celui-ci.

En cas de maladie ou de maternité, notamment, les salariés et les fonctionnaires, qui ne sont plus en capacité de travailler, voient leur relation d’emploi suspendue. Il existe des cas où la suspension peut être volontaire et à l’initiative du travailleur. Ainsi, le fonctionnaire peut-il solliciter une mise à disposition ou un détachement, à l’issue duquel il pourra retrouver un emploi qui correspond à son grade[60]. De même, la grève ne rompt plus le lien d’emploi, mais le suspend[61].

Un autre cas, dérogatoire à la logique du droit des obligations, consacre le maintien du lien juridique de l’emploi. Il s’agit du régime juridique du transfert d’entreprise, qui vise à maintenir le lien d’emploi avec un nouvel employeur[62]. En particulier, le travailleur conserve son ancienneté et les droits qui y sont attachés.

Le lien d’emploi dépasse donc les cadres de l’activité professionnelle. Ce faisant les statuts attachés à l’emploi convergent vers un objectif commun : rendre le lien d’emploi pérenne.

B. La pérennité de lien juridique d’emploi

Le lien juridique d’emploi est intimement lié au temps qui s’écoule. C’est un lien qui vise à durer : le modèle du contrat de travail est à durée indéterminée[63] ; les fonctionnaires sont recrutés le temps de leur carrière[64]. Avec la longévité du lien d’emploi s’accroissent les droits des travailleurs. Dans la période initiale de la relation d’emploi, le fonctionnaire est en stage et le salarié peut se retrouver en période d’essai. Dans ces conditions, ils peuvent tous deux être révoqués sans application du régime propre au licenciement. C’est un temps dérogatoire, au cours duquel l’employeur évalue les compétences professionnelles du travailleur. À l’issue de ces périodes de « test professionnel », les relations d’emplois ont véritablement vocation à devenir pérennes.

Par la suite, aussi bien en droit du travail qu’en matière de fonction publique, un certain nombre d’avantages sont attachés à l’ancienneté[65]. Au-delà de ces avantages attachés à la durée du lien d’emploi, un certain nombre de dispositifs visent à assurer la pérennité du lien d’emploi. Il existe au moins deux types de mesures : celles qui visent à éviter la rupture du lien et celles qui agissent en amont.

Premièrement, le régime applicable au licenciement, tant en droit du travail qu’en droits des fonctions publiques, vise à limiter les ruptures à l’initiative de l’employeur[66]. Dans le même sens, l’obligation de reclassement vise à maintenir le travailleur dans le lien d’emploi, mais pas nécessairement sur le même poste[67]. Néanmoins, ces dispositifs n’ont pas vocation à rendre la rupture impossible, ils visent plus modestement à éviter, dans la mesure du possible, de rompre le lien juridique d’emploi.

Deuxièmement, certains dispositifs visent à anticiper toute cause qui pourrait mener à la rupture du lien d’emploi. Ainsi, les salariés et les fonctionnaires disposent d’un droit individuel à la formation[68]. Celui-ci leur permet, notamment, de s’adapter aux évolutions de leur emploi et d’éviter toute inaptitude professionnelle qui mènerait l’employeur à les licencier. Dans le même sens, l’obligation d’adaptation[69] qui pèse sur l’employeur, oblige ce dernier à veiller à ce que ses salariés soient toujours aptes à répondre aux exigences du poste qu’ils occupent. Une telle obligation d’adaptation apparaît également dans le projet de décret « relatif à la situation de réorientation professionnelle des fonctionnaires de l’Etat ». Celui-ci prévoit, en cas de fermeture de service, l’obligation de rechercher des possibilités de reclassement, voire d’adaptation, en faveur des fonctionnaires concernés[70].

L’ensemble de ces dispositifs vise à assurer la pérennité du lien d’emploi, soit en limitant les cas de rupture, soit en mettant en place des dispositifs « d’activation », qui permettent d’anticiper sur les difficultés à venir. Toutefois, ils ne visent pas à interdire toute rupture, ce qui serait contraire à nombre de principes fondamentaux, dont notamment la prohibition des engagements perpétuels. Les droits du travail et des fonctions publiques ne semblent pas dominés par le droit à l’emploi, qui vise essentiellement l’accès au statut de salarié ou de fonctionnaire. Néanmoins, l’emploi constitue une notion utile pour décrire le lien particulier qui unit l’employeur et le travailleur de droit public et privé. Le lien juridique d’emploi permet d’étudier les convergences entre le droit du travail d’un côté et les droits des fonctions publiques de l’autre. Il dessine alors les contours d’un socle commun des droits des travailleurs, dont les pierres angulaires seraient la subordination juridique et la pérennité du lien d’emploi.


[1] Lyon-Caen Gérard, « Le droit et l’emploi », Receuil Dalloz 1982, Chron.XXII p.133.

[2] Ibid.

[3] Nous employons ce terme dans un sens large qui vise l’ensemble des travailleurs subordonnés, c’est-à-dire les salariés comme les agents publics, statutaires ou non.

[4] Voir notamment Cahuc Pierre, Kramarz Francis, De la Précarité à la Mobilité : vers une Sécurité Sociale Professionnelle, rapport au Ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie et au Ministre de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion Sociale, Paris, La documentation Française, 2005 et le livre vert de la Commission européenne du 22 novembre 2007, Moderniser le droit du travail pour relever les défis du XXIe siècle.

[5] À propos de cette conciliation ou confrontation, voir l’échange de points de vue entre Bertrand Xavier et Grumabch Tiennot, « Les réformes actuelles ont-elles une unité ? », R.D.T. 2008, p.354.

[6] Vincens Jean, « La notion d’emploi. De l’économie au droit », in Mélanges dédiés au président Despax ; Toulouse, P.U.S.S. ; 2002 ; p.182.

[7] Melleray Fabrice, Droit de la fonction publique ; Paris, Economica ; 2005 ; p.39.

[8] Gazier François, La fonction publique dans le monde ; Paris, Puf ; 1972 ; p.22.

[9] Melleray Fabrice, « Les réformes en cours de la fonction publique remettent-elles en cause le compromis de 1946 ? », R.D.P., 2006, p.185.

[10] Voir en particulier A.P. 27 février 2009, Bull. A.P., 2009, n°2. Dans cet arrêt, les juges appliquent le principe d’égalité entre fonctionnaires et salariés de la Poste.

[11] Voir respectivement, supra, les articles deTissandierHélène & Mihman Nathalie.

[12] A propos du principe d’égalité de traitement appliqué dans un même mouvement aux salariés et aux fonctionnaires de la Poste, voir A.P. 27 février 2009, v. notre thèse, L’égalité en droit social – au prisme de la diversité et du dialogue des juges, Paris Ouest Nanterre la Défense, 2010, p.384.

[13] Maestre Michel, « Le couple dans tous ses états », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 2009, p.334.

[14] Robert Philippe, « Les liens de couple », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe ; 2005.216.

[15] Champeil-Desplats Véronique, « Les droits et libertés fondamentaux en France – Genèse d’une qualification » in Lyon-Caen Antoine et Lokiec Pascal (dir.), Droits fondamentaux et droit social ; Paris, Dalloz ; 2005, p.27. 

[16] Il convient d’ajouter que l’article 15 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne relatif à la liberté professionnelle et au droit de travailler vise expressément « la liberté de chercher un emploi… dans tout Etat membre » en faveur des citoyens de l’Union.

[17] L’article 6 dispose : « … Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».

[18] Chapus René, Droit administratif général ; Paris, Montchrestien ; 2001 ; Tome 2, p.134.

[19] Cet alinéa dispose : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi… ».

[20] Cohen Dany, « Les droits à…» in L’avenir du droit, Mélanges en hommage à François Terré ; Paris, Dalloz, Puf ; 1999 ; p.393.

[21] Voir ii), infra.

[22] Voir infra.

[23] Lyon-Caen Antoine, « L’emploi comme objet de la négociation collective », Droit social 1998, p.316.

[24] C.const. 28 mai 1983, D.C. n°83-156, loi portant diverses mesures relatives aux prestations de vieillesse (considérant n°4).

[25] Jeammaud Antoine, Le Friand Martine, « L’incertain droit à l’emploi » in Travail, genre et société 1999, n°2, p.29.

[26] Voir par exemple exemple C. const. 30 mars 2006, D.C. n°2006-535, loi n° 2006-396 du 31 mars 2006 pour l’égalité des chances.

[27] C. const. 13 janvier 2000, D.C. n°99-423, loi relative à la réduction négociée du temps de travail (considérant 27) et C.const. 10 juin 1998 D.C. n° 98-401, d’orientation et d’incitation relative à la réduction du temps de travail (considérant 26).

[28] C. const. 16 août 2007, D.C. n°2007-555, loi n° 2007-1223 du 21 août 2007 en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat.

[29] C. const. 12 janvier 2002, D.C. n°2001-455, loi de modernisation sociale (considérant n°46).

[30] Voir en ce sens Jeammaud Antoine, Le Friand Martine, « L’incertain droit à l’emploi » in Travail, genre et société 1999, n°2, p.29.

[31] Soc. 14 avril 2010, Bull. civ. V, 2010, n°96.

[32] C.const. 13 janvier 2005, D.C. n°2004-509, loi de programmation pour la cohésion sociale (considérant 28).Voir II, B.

[33] Soc. 8 avril 1992, J.C.P. E 1992, II.360, note J. Savatier. Voir également Lyon-Caen Antoine, « Le droit et la gestion des compétences », Droit social 1992, p.573.

[34] En droit privé, le contrat de travail est souvent présenté comme un exemple de contrat d’adhésion, car bien souvent c’est l’employeur qui rédige unilatéralement les clauses du contrat. En matière de fonctions publiques, il appartient à l’autorité publique, par un acte unilatéral, de nommer le fonctionnaire. Cet unilatéralisme pourrait mener à penser que l’employeur détermine seul les caractéristiques de l’emploi.

[35] Voir par exemple Soc. 10 mai 1999, Bull. Civ. V, 1999, n°145.

[36] Le grade (cadre d’emploi pour la fonction publique territoriale) est « le titre qui confère à son titulaire vocation à occuper l’un des emplois qui lui correspondent », cf. article 12 de la loi n°83-26 du 19 janvier 1983 modifiant l’ordonnance du 4 février 1959 relative au statut général des fonctionnaires.

[37] Voir par exemple C.J.C.E., 12 février 1974, Sotgiu, Rec. 1974, p. 153 et C.J.C.E., 3 juin 1986, Comm. c/ France, Rec. 1986, p. 1275.

[38] Cedh, Grande chambre, 8 décembre 1999, Pellegrin c. France, req. n°28541/95.

[39] Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.

[40] L’article dispose : « Afin de garantir le respect du principe de l’égalité de traitement à l’égard des personnes handicapées, des aménagements raisonnables sont prévus. Cela signifie que l’employeur prend les mesures appropriées, en fonction des besoins dans une situation concrète, pour permettre à une personne handicapée d’accéder à un emploi, de l’exercer ou d’y progresser, ou pour qu’une formation lui soit dispensée, sauf si ces mesures imposent à l’employeur une charge disproportionnée. Cette charge n’est pas disproportionnée lorsqu’elle est compensée de façon suffisante par des mesures existant dans le cadre de la politique menée dans l’Etat membre concerné en faveur des personnes handicapées ».

[41] Gaudu François, « La notion juridique d’emploi en droit privé », Droit social, 1987, p.415.

[42] L’article 3 du Traité sur l’Union dispose : « 3. L’Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour … une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social… ».

[43] Article L. 2323-6 du Code du travail.

[44] Voir l’article 15 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’Etat. Domaine conservé par la loi du 5 juillet 2010, relative à la rénovation du dialogue social.

[45] Soc. 22 novembre 1995, Bull. Civ., 1995, n°307. Il s’agissait d’une grève contre un licenciement économique individuel. Les juges ont estimé qu’il s’agissait bien d’une revendication professionnelle qui touchait à la question de l’emploi et n’était pas réductible à un mouvement de solidarité.

[46] Il s’agit d’emploi à la discrétion du gouvernement cf. loi n°84-16 du 11 janvier 1984 dite « Le Pors » portant dispositions statutaires relatives a la fonction publique de l’Etat.

[47] Il suffit de songer aux grèves et manifestations des fonctionnaires contre les réductions d’effectifs dans les différents corps et ministères.

[48] Loi n° 2010-751 du 5 juillet 2010 relative à la rénovation du dialogue social et comportant diverses dispositions relatives à la fonction publique. Voir l’article de Ferkane Ylias, supra.

[49] Lyon-Caen Antoine, « L’emploi comme objet de la négociation collective », Droit social 1998, p.316.

[50] Voire Katz Tamar, La négociation collective et l’emploi, L.G.D.J. ; 2007 ; coll. Bibliothèque de droit social ; dans le même sens voire Durlach-Vallerin Emilie, Droit à l’emploi et droit du travail, Thèse de doctorat, Paris X Nanterre, 2006.

[51] Voir le Trésor de la langue française informatisé, cf. http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.

[52] Soc. 13 novembre 1996, Bull. Civ. V, 1996, n°386.

[53] Melleray Fabrice, Droit de la fonction publique ; Paris, Economica ; 2005 ; p.327. Voir également le dossier « Le pouvoir hiérarchique dans l’administration », C.F.P., mai 2003, p.4.

[54] Soc. 19 décembre 2000, Bull. Civ., V, 2000, n°437 et A.P. 4 mars 1983, Bull. A.P., 1983, n°3.

[55] Voir par exemple Jean-Pierre Didier, « La loi France Télécom et la fonction publique », J.C.P.A. ; 2004 ; p.579.

[56] Voir Gaudu François, « La notion juridique d’emploi en droit privé », Droit social, 1987, p.415 et Katz Tamar, La négociation collective et l’emploi, L.G.D.J, 2007, coll. Bibliothèque de droit social.

[57] Selon l’article L. 1221-2 du Code du travail : « Le contrat de travail à durée indéterminée est la forme normale et générale de la relation de travail ». Dans le même sens, le fonctionnaire est recruté, en principe, pour tout le temps de sa carrière professionnelle.

[58] Martinon Arnaud, Essai sur la stabilité du contrat de travail à durée indéterminée ; Paris, Dalloz ; 2005.

[59] Daïoglou Hélène, La gestion de l’emploi précaire dans la fonction publique : vers une logique d’emploi privé ; Aix-en Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille ; 2009.

[60] Voir l’article deMihman Nathalie, supra.

[61] Selon l’article L.2511-1 du Code du travail : « L’exercice du droit de grève ne peut justifier la rupture du contrat de travail, sauf faute lourde imputable au salarié ».

[62] Voir la contribution de Tissandier Hélène, supra.

[63] Voir l’article L. 1221-2 du Code du travail précité.

[64] Melleray Fabrice, « Les réformes en cours de la fonction publique remettent-elles en cause le compromis de 1946 ? », R.D.P., 2006, p.185.

[65] Primes ou acquisition d’échelons, par exemple.

[66] La garantie d’emploi dans les fonctions publiques n’exclut véritablement que les licenciements économiques. En revanche, les fonctionnaires peuvent toujours être licenciés pour inaptitude professionnelle, inaptitude physique ou abandon de poste, cf. Dord Olivier, Droit de la fonction publique ; Paris ; Puf ; 2007, p.159.

[67] À propos du droit au reclassement, voir I. A, supra.

[68] Voir la loi n°2004-391 du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social et la loi n°2007-148 du 2 février 2007 de modernisation de la fonction publique (article 4).

[69] Voir l’article L.1233-4 du Code du travail.

[70] Pour une étude critique de ce projet, voir Melleray Fabrice, « Un plan de sauvegarde de l’emploi qui ne dit pas son nom », A.J.F.P., 2010, p.60.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Épitoges confinées : lectures (gratuites) dans l’année !

Madame, Monsieur,
chères & chers lectrices & lecteurs des ouvrages des Editions L’Epitoge, atelier permanent du Collectif L’Unité du Droit (Clud), tout d’abord MERCI(S) de votre fidélité à nos livres, à nos auteur.e.s et à nos quatre collections (rouge, verte, noire & violette). Les Editions l’Epitoge, fondées en 2012 par le conseil d’administration du Clud proposent désormais à la vente – grâce à la diffusion des Editions partenaires Lextenso – près d’une cinquantaine d’ouvrages dont nous sommes heureux et fiers.

Concrètement, ce sont au 25 mars 2020 :

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et surtout ….

683 auteur.e.s publié.e.s
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Parmi l’ensemble de ces ouvrages et de ces contributeurs, le Collectif l’Unité du Droit a décidé de publier et de mettre en ligne – en accès libre – pendant plus de deux mois, chaque jour, sur son site Internet 75 contributions et présentations et ce, afin de participer – comme d’autres maisons d’édition – à l’effort de diffusion gratuite des connaissances en ces temps de confinement.

Vous pourrez ainsi bientôt découvrir selon le calendrier et les rythmes suivants chaque jour de la semaine du 25 mars au 07 juin 2020 :

  • tous les mercredis : un ouvrage présenté issu de nos collections ;
  • tous les jeudis : une contribution mettant en avant l’histoire ou les histoires du Droit ;
  • tous les vendredis : un article issu de Mélanges et/ou de volumes académiques ;
  • tous les samedis (week-end oblige) : une mise en avant du Droit dans une ou plusieurs séries télévisées ;
  • tous les dimanches (en voyage) : un détour vers la Méditerranée (et le droit public) ;
  • tous les lundis : la mis en avant de l’un.e de nos auteur.e.s ;
  • tous les mardis (c’est permis !) : l’une de nos pépites sélectionnées !

En vous souhaitant de belles lectures (confinées) !
Pr. M. Touzeil-Divina
Président du Collectif L’Unité du Droit

Image d’illustration issue d’une œuvre de M. Jacques Schneider (c) pour le Collectif L’Unité du Droit.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

La Servante écarlate – saison 3 : Gilead & l’enfant (par Sophie Prosper)

Voici la 60e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 27e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

L’extrait choisi est celui de l’article de Mme Sophie PROSPER à propos de Gilead & l’enfant (saison III) dans la websérie La Servante écarlate. L’article est issu de l’ouvrage Lectures juridiques de fictions.

Cet ouvrage forme le vingt-septième
volume issu de la collection « L’Unité du Droit ».
En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume XXVII :
Lectures juridiques de fictions.
De la Littérature à la Pop-culture !

Ouvrage collectif sous la direction de
Mathieu Touzeil-Divina & Stéphanie Douteaud

– Nombre de pages : 190
– Sortie : mars 2020
– Prix : 29 €

– ISBN  / EAN : 979-10-92684-38-4
/ 9791092684384

– ISSN : 2259-8812

La Servante écarlate
– saison 3 :
Gilead & l’enfant

Sophie Prosper
Docteure en droit de l’Université Paris Nanterre,
membre du Collectif L’Unité du Droit

Le despotisme et le patriarcat de l’Etat de Gilead ne pouvaient perdurer plus longtemps. Il était temps. June l’annonce dès la fin du troisième épisode de cette nouvelle saison – la troisième : « Voilà ce qu’on fait. On les observe, les hommes. On les étudie. On les nourrit. On leur fait plaisir. Grâce à nous, ils se sentent forts… ou faibles. On les connaît à ce point-là. On connaît leurs pires cauchemars… et avec un peu de pratique, c’est ce qu’on deviendra. Des cauchemars ». Elle conclut alors : « Un jour, quand on sera prêtes, on s’en prendra à vous. Attendez ».

Le ton de la saison 3 était lancé : le temps de la révolte et de la vengeance avait sonné. La fin de la saison 2 laissait présager une telle suite, puisque June choisissait de rester à Gilead plutôt que de s’enfuir au Canada avec sa dernière fille, Holly alias Nichole, pour tenter de retrouver sa première fille, Hannah, et lutter contre le système mis en place par les Fils de Jacob, secte politico-religieuse fondamentaliste ayant pris le pouvoir par un coup d’Etat dans certains Etats des Etats-Unis d’Amérique.

Au cœur de l’organisation de cette révolte, c’est l’image même de l’enfant qui émerge et qui prend une place considérable dans cette nouvelle saison, afin de comprendre que l’intégralité du système mis en œuvre repose sur la figure de l’enfant. Il est à la fois l’origine de Gilead, l’intérêt à préserver pour sa population, et l’élément déclencheur de la révolte qui se prépare contre lui.

L’enfant, source de la création de Gilead. Le système de Gilead a été inventé pour répondre à la baisse avérée des naissances dans la région, le mode de vie ainsi que les conditions environnementales et climatiques ayant entraîné une chute de la fertilité de la population. La baisse de la natalité devient alors une problématique dont l’Etat de Gilead s’estime en charge. Les Fils de Jacob prêchent dès lors la mise en place d’une politique nataliste dans laquelle l’enfant devient le symbole d’un Etat fort et la procréation devient un devoir pour toutes et tous. Pour répondre à un enjeu démographique de maintien de la population, les Etats développent en effet des politiques publiques natalistes incitant la population à procréer[1]. Comme s’il existait un devoir national, une utilité collective, il pèse sur ces citoyens un devoir d’enfantement pour répondre à un besoin d’intérêt général. Ces politiques publiques encadrent dès lors le comportement procréatif du couple qui est alors normalisé pour répondre à un besoin quantitatif populationnel[2].

Dans le cadre du système de Gilead, les politiques publiques doivent répondre également à des valeurs religieuses fondamentalistes. C’est en se fondant sur l’histoire de Jacob et l’Ancien Testament[3] que les Fils de Jacob n’hésitent pas à normaliser le viol et l’adultère pour répondre à l’intérêt général d’augmentation des naissances. L’Etat de Gilead a en effet réquisitionné des femmes qui auraient vécu dans le pêché mais dont la fertilité les sauve des Colonies dans lesquelles elles auraient été envoyées pour purger leur peine. Elles doivent cependant payer leur dette à la société en mettant à disposition leur corps pour porter l’enfant du Commandant chez qui elles auront été affectées. Face à l’utilité collective de leur fertilité, les servantes écarlates remplissent une fonction sociale qui leur permet d’être conservées au sein de la société[4], mettant en exergue une politique utilitariste. Chaque mois, lors du rituel de la Cérémonie, la servante écarlate est violée par son Commandant sous les yeux de son Epouse qui aura récité en amont le passage de la Bible dédiée à l’histoire de Jacob et de sa servante Bilha : « Voici ma servante Bilha. Va vers elle et qu’elle enfante sur mes genoux : par elle j’aurai moi aussi des fils[5] ».

Sorte de gestation pour autrui dans la démarche[6], le consentement de la servante n’est cependant pas recherché. La servante est en effet dépossédée de son corps et est réduite à l’état d’esclave sexuelle. Elle n’est plus qu’un simple objet dont on dispose. Pour cette raison, la servante De Matthew alias Natalie est maintenue en vie artificiellement à l’hôpital, pour que le fœtus puisse se développer le temps nécessaire, afin de répondre à l’objectif nataliste du régime. A cette occasion, le médecin précise à June que son patient n’est pas la mère mais bien le bébé et conforte l’idée d’un but commun vers lequel toute la population doit œuvrer. Pour répondre encore à cette fonction sociale nataliste, la servante est dépersonnifiée en ne portant plus que le nom de son Commandant[7], et est alors interchangeable. Elle est ainsi un simple corps au service de l’enfantement : son suivi gynécologique est imposé, sans qu’elle ne puisse s’opposer à aucun examen, sa vie quotidienne lui est également dictée par Tante Lydia et sa maitresse. Elle n’a aucun droit sur son accouchement et doit respecter le rituel qui lui impose d’accoucher sur les genoux de l’Epouse du commandant auquel la servante est affectée. Enfin, à la naissance de l’enfant, elle est substituée par l’Epouse dans son lien de parenté : c’est l’Epouse qui devient la seule et unique mère, automatiquement, sans qu’aucun processus d’adoption ne soit nécessaire. C’est pour cette raison que Serena Waterford pourra renommer l’enfant « Nichole », bien que June l’ait appelée Holly après avoir accouché[8]. La disposition du corps de la servante écarlate est par conséquent totale, pour le bien de la Nation que représente l’enfant.

L’enfant, l’intérêt supérieur à préserver à Gilead. L’enfant de Gilead, en tant que finalité à atteindre, doit par la suite être préservé pour l’amener lui-même à procréer, objectif commun à remplir. La saison 3 insiste notamment sur la préservation de l’intérêt supérieur de l’enfant de Gilead par les adultes, et plus particulièrement par les femmes qui raisonnent alors en qualité de mère. Les Epouses devenues mères d’intention s’effacent au profit de l’intérêt supérieur de l’enfant. Certaines choisissent de faire revenir la mère biologique, malgré la concurrence qu’elle peut représenter face à l’enfant. Ainsi, Serena Waterford, bien qu’elle ait choisi de se débarrasser de June au plus vite après l’accouchement, la fait revenir pour qu’elle puisse assurer l’allaitement de l’enfant. De même, l’Epouse Mackenzie, mère d’intention de la fille de June, Hannah, choisit de déménager dans l’intérêt d’Hannah qui serait traumatisée par les rencontres organisées ou impromptues de June.

Ces femmes, en ne raisonnant plus qu’en qualité de mère pour préserver leur enfant, répondent aussi à l’objectif commun du régime qui les exploite, accomplissant dès lors la fonction sociale qui leur a été assignée de préservation de l’enfant. Seule la maternité compte pour préserver l’enfant, annihilant leur condition de femme qui les amènerait à vouloir s’opposer au régime de Gilead.

Cependant, cette maternité poussée à son paroxysme pousse aussi ces mères à enfreindre les règles de Gilead et à se mettre en danger dans l’intérêt de leur enfant. Certaines servantes tentent de récupérer leurs enfants et risquent le mur, comme June et Janine. Serena Waterford, malgré son statut d’Epouse et la position de son mari dans la construction de Gilead, a également contribué à la fuite de sa fille en retardant l’arrivée de la milice pour retrouver Emily. Elle va même jusqu’à trahir son mari en organisant son arrestation à la frontière canadienne, dans le but de revoir sa fille. Elle ne remplisse plus ici le seul intérêt général de préservation de l’enfant de Gilead, mais bien un objectif personnel, individuel de survie de leur propre enfant.

C’est en réunissant la finalité de préservation de l’enfant et l’intérêt collectif de tous les enfants que ces femmes réussissent à trouver un moyen de s’opposer au régime de Gilead.

L’intérêt collectif de l’enfant, source de l’opposition au régime de Gilead. Il n’était pas raisonnable de penser que l’application d’un régime violent et patriarcal reposant sur des pratiques de torture et d’esclavage pouvait perdurer sans que sa population ne se soulève. Dans la saison 3 s’orchestre alors autour de June l’organisation de la vengeance et de la révolte. C’est à l’hôpital au chevet d’une servante écarlate mourante que June prend la décision de sauver les enfants de Gilead en organisant leur fuite vers le Canada. « ils méritent tous d’être libres. Je vais faire sortir autant d’enfants que possible » conclura-t-elle avant de sortir de l’hôpital. June choisit de libérer les enfants du dogme despotique qu’ils se voient imposés et construit une action collectivement avec l’aide d’autres femmes dans l’intérêt des enfants de Gilead.

Cette révolte se construit à nouveau autour de la notion de maternité. Ce sont les servantes écarlates et les Marthas qui organisent la fuite de 52 enfants de Gilead dans l’espoir de les libérer, mais aussi de priver l’Etat de Gilead de sa ressource. C’est aussi une forme de vengeance, June évoquant le fait qu’elle veut que Gilead comprenne la souffrance que l’on ressent lorsqu’on lui arrache ses enfants. Ce n’est pas la violence que ces femmes ont subie qui les pousse à la vengeance, mais c’est en qualité de mère qu’elles construisent leur résistance.

C’est surtout en répondant à l’intérêt collectif de « tous » les enfants que ces femmes réussissent à construire la révolte contre Gilead. La mère ne souhaite pas le seul bonheur de son enfant. C’est la recherche d’un bonheur collectif qui permet de mettre en action cette insurrection. Ces femmes appliquent toujours l’objectif commun de préservation de l’enfant, mais elles ne situent plus l’intérêt de l’enfant dans une vision utilitariste dans laquelle l’enfant serait conçu pour répondre lui aussi à un objectif de procréation, mais dans une vision plus libérale, dans laquelle l’enfant serait libre de s’épanouir et de réfléchir par lui-même. C’est face à cette nouvelle finalité que les femmes, mères ou non, vont s’unir et s’organiser pour s’opposer au régime et permettre la fuite de ces enfants vers le Canada.

Ainsi, l’enfant, érigé pourtant comme emblème du régime de Gilead, devient l’allégorie de la quête du bonheur et de la liberté sur laquelle se fonde l’opposition au régime.


[1] La France elle-même a développé ou développe encore des politiques natalistes pour répondre à cet enjeu démographique. Madame Laurie Marguet développe de manière détaillée les différentes législations qui ont été mises en place pour limiter (voire interdire) l’avortement ou la contraception ou celles vouées à inciter les parents à procréer (par exemple, par une incitation financière), V. Laurie Marguet, Le droit de la procréation en France et en Allemagne : étude sur la normalisation de la vie, thèse Paris Nanterre soutenue le 5 décembre 2018, sous la direction de Madame la Professeure Stéphanie Hennette-Vauchez, Partie II – Titre I – chapitre I – section I.

[2] Ibid. V. également M.-X. Catto, Le principe d’indisponibilité du corps humain, limite de l’usage économique du corps, Bibliothèque de droit public, Lgdj, 2018.

[3] La Bible, Ancien Testament, « Le Pentateuque », « Genèse », chapitre 30 :3. Dans ce chapitre, la femme de Jacob, Rachel, lui demande de se marier avec la servante, Bilha, pour lui donner un enfant.

[4] Seule l’utilité sociale permet de rester à Gilead. Toute personne ne servant pas une fonction est envoyée dans les Colonies pour effectuer la fonction de tri des déchets toxiques, et mourir rapidement face à un travail très pénible et des conditions de vie inhumaines.

[5] La Bible, Ancien Testament, « Le Pentateuque », « Genèse », chapitre 30 :3.

[6] La gestation pour autrui est une technique par laquelle une femme, dite « mère porteuse », porte l’enfant à naitre à la demande et pour un autre couple. L’ovule peut être celui de la mère génétique de l’enfant, de la mère porteuse ou d’une donneuse.

[7] L’héroïne, June, prend le nom de famille du Commandant chez qui elle est affectée : « Offred » (en français, « Delfred »).

[8] En droit français par exemple, l’article 57 du code civil énonce en effet que « les prénoms de l’enfant sont choisis par ses père et mère ». Le choix du prénom permet de déduire le lien de parenté.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Religions en droit public méditerranéen par le pr. Kaboglu

Voici la 40e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 5e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

Cet ouvrage est le cinquième issu de la collection
« Revue Méditerranéenne de Droit Public (RM-DP) ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume V :
Existe-t-il un droit public méditerranéen ?

Ouvrage collectif
(dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
Amal Mecherfi, Rkia El Mossadeq & Mathieu Touzeil-Divina)

– Nombre de pages : 224
– Sortie : novembre 2016
– Prix : 39 €

ISBN / EAN :979-10-92684-15-5 / 9791092684155

ISSN : 2268-9893

Mots-Clefs : Droit(s) comparé(s) – droit public – Justice(s) – droit administratif – droit colonial – Libertés – Constitution – constitutionnalisme – Méditerranée – Cours constitutionnelles – Pouvoir(s) – Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

Présentation :

Le présent ouvrage est le fruit de deux journées d’étude(s) qui se sont déroulées à Rabat (à l’Université Mohammed V) les 28 & 29 octobre 2015. Réunissant des contributeurs – universitaires & praticiens – issus d’une dizaine de pays du bassin méditerranéen, l’ouvrage se propose d’interroger l’existence d’un (ou de plusieurs) droit(s) public(s) méditerranéen(s) ou plutôt « en Méditerranée ». Pour ce faire, après avoir présenté la démarche propre au Laboratoire Méditerranéen de Droit Public et abordé des questions de méthodologie(s), ce sont différents aspects publicistes qui seront analysés : la place de la Constitution, celle des religions, les frontières du (des) droit(s) administratif(s) ainsi que le rôle des juges de ce droit public en Méditerranée. Enfin, ne méconnaissant pas son passé, l’opus questionne le futur d’un droit public méditerranéen à l’aune des mouvements de globalisation, d’européanisation et d’internationalisation.

Ont participé à ce numéro : M. le Président Sakellariou, M. le conseiller constitutionnel Messarra, M. l’ambassadeur Varouxakis, Mmes et MM. les professeurs Bonnet, Cassella, Chaabane, Cossalter, Chaouche, Fuentes I Gaso, Iannello, Kaboglu, Karam Boustany, Ktistaki & Touzeil-Divina ainsi que Mmes et MM. Elshoud, Espagno, Kouzzi, Meyer, Papadimitriou, Perlo, Pierchon, Schmitz & Willman Bordat.

Des religions dans le droit public méditerranéen.
Le dilemme des Constitutions
des Etats arabo-musulmans entre spiritualité et temporalité & les caractéristiques de la République de Turquie

Ibrahim Özden Kaboglu
Professeur de droit constitutionnel à l’Université de Marmara – Istanbul
membre du Directoire du Laboratoire Méditerranéenne de Droit Public,
Directeur de l’équipe « Turquie » du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

I. A propos des caractéristiques du constitutionnalisme contemporain et des Etats dits du « Mena »[1]

Les mouvements constitutionnels dans le bassin méditerranéen vont être analysés sous l’optique de quelques caractéristiques des constitutions contemporaines.

A. Quelques caractéristiques des constitutions contemporaines

Tout d’abord, il convient de signaler que chaque société a ses spécificités qui déterminent les caractéristiques de la norme fondamentale. Pour cette raison, la Constitution peut être qualifiée d’« autobiographie d’un peuple[2] ».

Ensuite, il faut signaler que la Constitution peut être aussi définie comme « technique de liberté[3] ». En effet, les droits de l’Homme tels que dénominateur commun de toutes les Constitutions sont reconnus, aménagée et garantis par les normes fondamentales.

Enfin, toutes les Constitutions qui visent à créer l’Etat de droit doivent introduire les mécanismes de « checks and balances » (pouvoirs et contre-pouvoirs) qui peuvent être conçus sur les cinq plans suivants :

Au sein de chaque pouvoir : législatif (monocaméral ou bicaméral), exécutif (monocéphale ou bicéphale), juridictionnel (judiciaire, administratif et constitutionnel).

Entre les trois pouvoirs : législatif, exécutif et juridictionnel (l’existence du veto présidentiel, le contrôle a priori et a posteriori de la Cour constitutionnelle, le contrôle du parlement sur le gouvernement, etc.).

Entre le centre et la périphérie : pour les Etats unitaires le niveau de centralisation et de décentralisation. Plus l’Etat est décentralisé, plus les autorités décentralisées peuvent jouer un rôle du contre poids vis-à-vis des pouvoirs politiques.

Entre l’Etat et la société : une société autonome, c’est-à-dire la société dont les droits de l’Homme constituent les valeurs fondamentales peut être conçue elle-même comme mécanisme de frein a priori vis-à-vis des pouvoirs politiques.

Entre le niveau national et le niveau international : au-delà des engagements internationaux d’un Etat et de la place des conventions relatives aux droits de l’homme dans la hiérarchie des normes en droit interne, le caractère universel des droits de l’Homme affecte la souveraineté étatique[4]. A cela, la transformation de la conception de la souveraineté doit être ajoutée : le passage de la souveraineté absolue à la souveraineté partagée (l’exemple de l’Ue), qui a accentué la naissance du constitutionnalisme multilevel, a bien amoindri la marge de manœuvre des autorités nationales.

B. De l’espace constitutionnel et du trans-constitutionnalisme

Le constitutionnalisme classique se fonde sur deux piliers : pouvoir et liberté. Au début du XXIe siècle on assiste à l’apparition d’un troisième pilier : le territoire. Du point de vue matériel, on peut avancer qu’un double processus se complétera au fur et à mesure : d’une part, la constitutionnalisation du territoire et, d’autre part, la territorialisation de la Constitution. Une telle diversification du contenu de la Constitution est corolaire de la décentralisation de l’Etat du point de vue da forme.

Un tel processus est inévitable a fortiori pour les pays de la région du fait qu’ils se trouvent dans le bassin méditerranéen. De ce point de vue, la Convention de Barcelone pourrait être considérée comme standard minimum pour les Constitutions en cours[5]. De toute façon, « une grande majorité des Constitutions traitent de la forme de l’Etat et de son organisation interne en optant massivement pour la décentralisation, parfois pour la régionalisation et, singulièrement pour le fédéralisme[6]».

Dans la région méditerranéenne, les évènements et développements politico-constitutionnels auxquels nous assistons depuis 2011 nous permettent-ils de parler de « constitutionnalisme méditerranéen » ?

Il est trop tôt certainement pour évoquer ce terme. Toutefois, un processus « vers le constitutionnalisme en Méditerranée sous l’optique du trans-constitutionnalisme » est évident. Il s’agit en effet d’une coïncidence constitutionnelle du point de vue temporel et du point de vue spatial : le constitutionnalisme dans l’espace méditerranéen au cours de la décennie 2010.

Il est certain que les Etats méditerranéens, du Machreq au Maghreb, ont déjà dépassé la phase du mimétisme constitutionnel. Cela n’empêche pas que chaque Etat s’inspire de Constitutions contemporaines. Dans ce processus, en utilisant les données du trans-constitutionnalisme, il nous faut davantage réfléchir à des solutions semblables devant des problèmes similaires[7].

La justice constitutionnelle, garante de la normativité constitutionnelle, pourrait être considérée comme pierre angulaire de ce processus. Sa fonction est parfois essentielle en tant qu’arbitre dans les litiges entre les organes fédéraux et les entités territoriales (d’après le choix concernant la forme de l’Etat) ou bien dans les litiges concernant la séparation horizontale des pouvoirs, ou bien encore dans le contrôle du processus démocratique (les élections, les partis politiques). De ce fait, il convient d’attirer l’attention sur la fonction d’équilibre des cours constitutionnelles dans le fonctionnement des institutions politico-constitutionnelles.

Au-delà de cette fonction, les cours constitutionnelles assument également leur rôle de gardiennes suprêmes des droits de l’Homme. En effet, la protection des droits de l’Homme est une source principale de la légitimité démocratique des Cours constitutionnelles.

Pour que la justice constitutionnelle joue ce rôle de gardienne suprême, il faut d’abord accepter le principe de la coexistence constitutionnelle équilibrée de toutes les libertés et des droits civils, politiques, sociaux, culturels, économiques et environnementaux. Ensuite, la composition de la Cour et le statut des juges doivent répondre aux exigences de qualité des juges et de leur indépendance. En troisième lieu, cette instance nationale doit être accessible aux individus se prétendant victimes de violations de leurs droits et libertés par une autorité étatique. Enfin, l’autorité des arrêts rendus par la justice constitutionnelle dans le contentieux des droits de l’Homme doit être assurée.

Sous l’optique de ces remarques préliminaires, il convient de signaler la problématique constitutionnelle des Etats du Mena[8].

C. Sur les choix constitutionnels des Etats du Mena

Dans les Etats arabo-musulmans, l’incertitude règne en ce qui concerne la caractéristique de la norme fondamentale. Il est évident que la Constitution est un texte temporel, mais pas spirituel. De ce fait, la Constitution est un texte laïc, par nature. Pour cette raison, il nous paraît inopportun de poser la question suivante : est-ce que la religion sera abordée sous l’optique des droits de l’Homme ou bien à l’inverse les droits de l’Homme seront conçus sous l’optique de la religion ?

Les destinataires de la Constitution sont les générations futures. Ceci dit, le pouvoir constituant pourrait-il hypothéquer la volonté des générations futures ? Dans quelles mesures en a-t-il la possibilité ?

En bref, devant le dilemme entre les droits de l’Homme, la démocratie et les mécanismes de l’Etat de droit d’une part et, le nationalisme et le fondamentalisme religieux d’autre part, quel choix sera privilégié chez les constituants de tous ces Etats du Machreq au Maghreb ?

Majoritaire ou pluraliste ? Est-ce que la séparation des pouvoirs sera assurée comme structure de l’Etat de droit et le concept de la démocratie pluraliste sera-t-il accepté en considérant que la démocratie majoritaire risque de réduire le régime uniquement à l’accès aux urnes. Finalement, dans la mesure où les droits de l’homme seront considérés comme l’infrastructure normative de la démocratie, il nous serait possible de parler de démocraties constitutionnelles.

II. La Turquie : une république laïque

Nous allons continuer par la présentation de la Turquie puisque celle-ci fut l’objet de débats à la suite du « printemps arabe » du point de vue de la modalité. Autrement dit, si le « modèle turc[9] » pouvait inspirer les Etats arabo-musulmans du point de vue du système politico-constitutionnel, plus concrètement, du point de vue de la compatibilité de l’Islam et de la démocratie. Toutefois, il s’agit d’un décalage temporel non-négligeable : ce qui distingue la Turquie des pays arabo-musulmans, c’est que ceux-ci sont en train d’élaborer leur première Constitution dont l’objectif principal est d’introduire les mécanismes de l’alternance politique, alors qu’en Turquie l’alternance politique a eu lieu le 14 mai 1950.

A partir de la Constitution du 9 juillet 1961, l’Etat a été organisé sur le concept de l’Etat de droit : « La République de Turquie est un Etat de droit, national, démocratique, laïque et social qui s’appuie sur les droits de l’homme (…)» (Article 2).

La Constitution du 7 novembre 1982 qui est toujours en vigueur a maintenu une telle définition, mais d’une façon nuancée du point de vue de la liaison entre les droits de l’homme et l’Etat : La République de Turquie est un Etat de droit démocratique, laïc et social, respectueux des droits de l’homme (…) (Article 2). Les trois premiers articles de la Constitution sont inaltérables d’après l’article 4. Ceci dit, la caractéristique laïque de l’Etat figure dans le bloc constitutionnel non-modifiable. Il n’y a donc aucun doute que la temporalité est la caractéristique indispensable de la Constitution de la République de Turquie[10].

A. La laïcité

La laïcité s’est réalisée au fur et à mesure à partir de 1922. Déjà, la loi organique du 10 janvier 1921 signifiait un changement radical du point de vue de la source et de l’utilisation de la souveraineté : « La souveraineté appartient à la Nation sans réserve et sans conditions. Le régime d’administration repose sur le principe suivant : le peuple décide de son sort directement et de fait ». (Article 1 et 2).

Cependant, la référence à l’Islam a été faite dans la Constitution de 1924 alors que le dualisme des pouvoirs a été supprimé par l’abolition du califat dans la même année. Avec la suppression de la référence à l’Islam comme religion d’Etat dans la Constitution (1928), cette évolution suit son cours. La direction des Affaires religieuses en tant qu’instance administrative créée en 1924 n’avait pas d’autorité spirituelle, ni le droit d’interpréter les lois islamiques. La constitutionnalisation de la laïcité n’a été effectuée qu’en 1937.

La laïcité devient l’une des caractéristiques de la République dans la Constitution de 1961. La Constitution avait introduit une disposition générale afin d’empêcher l’abus de la liberté de religion (Art. 19, dernier alinéa). La conformité au principe de la laïcité figurait aussi parmi les règles à observer par les partis politiques (Art. 57).

Alors que la disposition inaltérable était limitée par la forme républicaine du gouvernement (Article premier), c’est par l’interprétation de la Cour constitutionnelle que la laïcité a figuré parmi les dispositions intangibles à partir de 1970[11]. En fait, la Cour constitutionnelle a intégré, par un arrêt prétorien, les caractéristiques de la République, déterminées par l’article 2, dans les limites matérielles de la révision de la Constitution[12].

Quant à la Constitution de 1982, le principe de laïcité est affirmé dans son Préambule qui précise que « les sentiments de religion, qui sont sacrés, ne peuvent en aucun cas être mêlés aux affaires de l’Etat et à la politique ». Par ailleurs, l’article 2 de la même Constitution définit la République de Turquie comme « un Etat de droit démocratique laïque et social, respectueux des droits de l’homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d’Atatürk et s’appuyant sur les principes fondamentaux définis par le préambule ». Cet article forme, avec les articles 1 et 3, un bloc de dispositions intangibles, comme le précise l’article 4 de la Constitution.

Par la suite, la Constitution fait référence à plusieurs reprises :

– « aux principes de la République démocratique et laïque » pour définir le droit de fonder des partis politiques (Art. 68) ;

– à l’attachement « à la République démocratique et laïque » ou « aux principes de la République laïque », respectivement dans les prestations de serment des députés (Art. 81) et du Président de la République (Art. 103) ;

– « au principe de laïcité » pour définir les fonctions de la direction des affaires religieuses (Art. 136) ;

– à la sauvegarde de la « République laïque de Turquie » dans l’article 174 qui énumère et constitutionnalise les grandes lois des réformes laïcisantes.

– Enfin, les limitations dont les droits font l’objet ne peuvent être en contradiction avec les exigences de la République laïque (Art. 13).

B. La religion : la pluralité des croyances et ses limites

En abordant la liberté de religion et la laïcité il convient de donner tout d’abord quelques éléments de base sur la caractéristique de la population du point de vue des croyances du fait qu’il existe un pluralisme religieux en dehors des minorités non musulmanes : « Parmi les aspects les moins connus de la Turquie contemporaine figure la question alévie. On estime que ce groupe syncrétique et hétérodoxe forme entre 10 et 20 % de la population du pays (…)[13] ». Le phénomène de l’alévisme révèle la diversité religieuse de la population de la Turquie. A côté de l’Islam sunnite très largement majoritaire et des minorités non musulmanes (arméniennes, juives et grecques orthodoxes) reconnues par le Traité de Lausanne, se revendique de l’alévisme, une communauté hétérodoxe qui hésite entre religion, mouvement spirituel et courant philosophique.

L’alévisme recouvre un système de croyance et de pratique de plusieurs peuples anatoliens : les Turcs mais aussi les Kurdes, les Bosniaques ou les Albanais. Il associe, à l’origine, un Islam proche du Chiisme (« Alévi » fait référence au Calife « Ali », encore que certains alévis ne se considèrent pas musulmans), des usages paléochrétiens anatoliens, un chamanisme à connotation turcique, des références zoroastriennes et mazdéennes. La spécificité alévie s’illustre de façon multiple : non-observation du jeûne du Ramadan et des prières quotidiennes, organisation de Cem (cérémonie fermée associant hommes et femmes), lieux de culte particuliers (les « Cemevleri »), usage rituel du vin, de la danse et de la musique[14].

Quelles sont les limites ?

i. L’interdiction de l’instrumentalisation de la religion pour les buts politiques

L’article 24 qui concrétise l’étendue et les limites de cette liberté sous ses cinq alinéas concrétise aussi les éléments de la laïcité d’une façon indirecte.

Après avoir rappelé le principe et l’étendue de cette liberté, l’article 24 prévoit une clause dérogatoire en ce qui concerne la pratique : elle est soumise à la disposition générale relative au non-abus des droits et libertés constitutionnels (art. 14).

L’alinéa 3 qui exclut la contrainte pour la liberté de religion conserve un domaine intouchable : « Nul ne peut être astreint (…) à divulguer ses croyances et ses convictions religieuses et nul ne peut être blâmé ni incriminé en raison de ses croyances ou convictions religieuses ».

Néanmoins, « L’enseignement de la culture religieuse et de la morale figure parmi les cours obligatoires dispensés dans les établissements scolaires du primaire et du secondaire ».

Quant au dernier alinéa de l’article 24, il est relatif à l’interdiction de l’abus de la liberté de religion. Cette disposition est conçue également comme donnant une définition de la laïcité. « Nul ne peut, (…) exploiter la religion, (…), ni en abuser dans le but de faire reposer (…) l’ordre social, économique, politique ou juridique de l’Etat sur des préceptes religieux () ».

ii. Cours obligatoires : culture religieuse et morale

Une telle obligation, très controversée, est tout d’abord contraire à l’alinéa précédent et ensuite à la liberté de religion. Ainsi convient-il de signaler que la Cour européenne des Droits de l’Homme a constaté la violation de la Convention européenne des Droits de l’Homme du fait de l’enseignement obligatoire d’un tel cours[15]. La Cour européenne estime que l’enseignement dispensé dans les cours de culture religieuse et connaissance morale en Turquie ne peut être considéré comme répondant aux critères d’objectivité et de pluralisme dans une société démocratique ni être considéré comme visant à ce que les élèves développent un esprit critique à l’égard de la religion.

iii. Mention de la religion

La « mention de la religion dans les registres d’état civil » a été déclarée par la Cour constitutionnelle comme conforme aux articles 2 (laïcité) et 24 (liberté de religion) de la Constitution dans son arrêt du 21 juin 1995, nonobstant l’énoncé même de cette disposition constitutionnelle selon laquelle « nul ne peut être contraint de divulguer ses croyances et ses convictions religieuses[16]».

Les juges constitutionnels considèrent notamment que « L’Etat doit connaître les caractéristiques de ses citoyens. Ce besoin d’information est fondé sur les nécessités de l’ordre public, de l’intérêt général, et sur les impératifs économiques, politiques et sociaux (…). L’Etat laïc doit être neutre à l’égard des religions. Dans ce contexte, le fait de mentionner la religion sur les cartes d’identité ne peut entraîner une inégalité entre les citoyens (…). Toutes les religions ont la même place dans le cadre d’un Etat laïc (…) ».

En bref, pour la Cour constitutionnelle, une telle mention n’enfreint pas l’essence de la liberté de manifester la religion, puisque la mention de la religion sur la carte d’identité ne saurait être interprétée comme une mesure imposant de divulguer ses croyances et ses convictions religieuses et comme une restriction à la liberté de manifester sa religion par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

Quant à la Cour européenne des Droits de l’Homme, contrairement à l’arrêt de la Cour constitutionnelle, elle a constaté la violation de l’article 9 de la Convention. Il convient de noter que cet arrêt est l’un des rares arrêts de la Cour européenne dans lequel on constate une divergence avec l’arrêt de la Cour constitutionnelle sur une question relative à la laïcité[17].

Le renouvellement des cartes d’identité sans la mention de la religion est en cours.

iv. La Turquie condamnée pour le traitement discriminatoire des Alévis

Dans l’affaire Cumhuriyetçi Eğitim Ve Kültür Merkezi Vakfı c. Turquie, la Cour européenne des Droits de l’Homme a jugé, à l’unanimité, que la Turquie avait violé l’article 14 (interdiction de la discrimination) ainsi que l’article 9 (liberté religieuse) de la Convention européenne des Droits de l’Homme pour avoir fait preuve de discrimination envers les Alévis[18].

D’après la Cour, dès lors que les « cemevis » sont, comme les autres lieux de culte, des lieux destinés à l’exercice du culte d’une conviction religieuse, la fondation requérante se trouve dans une situation comparable à celle des autres lieux de culte.

La Cour rappelle que les Etats jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si, et dans quelle mesure, des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des traitements distincts. Néanmoins, si un Etat met en place un statut privilégié pour les lieux de culte, tous les groupes religieux qui le souhaitent doivent se voir offrir une possibilité équitable de solliciter le bénéfice de ce statut et les critères établis doivent être appliqués de manière non discriminatoire.

En l’espèce, la Cour observe que le refus opposé à la demande de la fondation requérante d’obtenir une dispense de paiement de ses factures d’électricité était fondé sur une appréciation exprimée par les tribunaux turcs, sur la base d’un avis émis par l’autorité chargée des affaires religieuses (Direction des Affaires religieuses), selon laquelle la confession alévie n’était pas une religion. La Cour considère cependant qu’une telle appréciation ne peut servir à justifier l’exclusion des « cemevis » du bénéfice en question, ceux-ci étant, comme les autres lieux de culte reconnus, des lieux destinés à l’exercice du culte d’une conviction religieuse.

La Cour conclut que la différence de traitement dont la fondation requérante a fait l’objet n’avait pas de justification objective et raisonnable. Elle observe que le régime d’octroi de dispense du paiement des factures d’électricité pour les lieux de culte opérait une discrimination sur la base de la religion[19].

C. L’émergence d’une volonté politique pour islamiser la société

 « La Turquie est l’un des seuls pays du monde musulman qui soit une démocratie. Nous désignons par ce terme la démocratie qui est apparue en Europe occidentale et a été prise pour le modèle par bien des Turcs. Ainsi, la question du rapport entre Islam et démocratie –donc la place de la laïcité- se pose, avec une acuité particulière en Turquie, où elle constitue un problème pratique et non théorique, alors que dans bien d’autres pays musulmans on reste à s’interroger sur les « conditions de possibilité » de la démocratie faute de la voir confrontée à l’épreuve des faits[20] ».

L’Akp[21], parti au pouvoir depuis la fin de 2002, a forcé la Turquie pour que la religion ait sa place dans le droit public. Le système éducatif est utilisé comme un moyen afin de former une « jeunesse respectueuse des valeurs morales et nationales ». Les cours de religion basés sur le sunnisme sont conçus comme « appareil idéologique de l’Etat » dans le processus d’islamisation de la société. L’insistance en ce qui concerne la formation d’une génération croyante a été davantage concrétisée par le système éducatif basé sur une formule qui s’appelle « 4+4+4 » qui, au-delà de porter atteinte aux principes et aux normes constitutionnels concernant la laïcité, ajoute les nouveaux cours de religion dans le programme scolaire afin de vider l’essence des arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme.

En effet, la tentative du coup d’Etat militaire du 15 juillet 2016 ne peut être expliquée que par « l’instrumentalisation de la religion pour des objectifs politiques ». La laïcité et le sécularisme ont été actualisés à la suite du coup d’Etat avorté du 15 juillet 2016 du fait que l’appareil étatique était « confisqué » par les putschistes formés dans une communauté religieuse, une sorte de confrérie[22].

III. L’Egypte : droits de l’Homme sans la démocratie

La première Constitution, adoptée en Egypte en 1882, a été supprimée lors de l’occupation britannique de l’Egypte. Pour cette raison, la Constitution de 1923 est conçue par certains auteurs comme la première Constitution de l’Egypte. Quant à la Constitution de 1971, celle-ci a été considérée comme base pour les « deux » Constitutions de l’Egypte qui ont été adoptées par les référendums de 2012 et 2014.

« La révolution du 25 janvier 2011 marque une deuxième naissance de l’Egypte[23] ». D’après le professeur El assar, « comme la majorité des membres de la commission constituante appartenaient au courant islamiste », la Constitution adoptée par le référendum du 26 décembre 2012 avec 32,9% de participation fut marquée par les idées des frères musulmans et des salafistes[24] : la charia islamique a été adoptée comme source principale de la législation. Les principes de la charia comportent non seulement le coran et la sonna, mais aussi les interprétations adoptées par la doctrine islamique sounniste des textes du coran et de la sonna[25].

En effet, l’article 2 de la Constitution de 1971 disposait que l’Islam était la religion de l’Etat et les principes de la charia islamique étaient conçus comme source principale de la législation[26]. Pour le professeur El assar, l’interprétation pragmatique de la Cour constitutionnelle avait concilié la religion et le modernisme[27]. Par la suite, la Cour développa une jurisprudence libérale faisant de la référence à l’Islam « un sacrifice expiatoire de l’Etat, en raison du non-respect du droit islamique dans sa législation[28] », à tel point que l’éphémère Constitution de 2012 préféra confier à la Grande mosquée Al-Azhar al-Charif le monopole d’interprétation de la Charia[29]. Par contre, la Constitution de 2014 restitue à la Cour cette compétence marquant la volonté du constituant de s’émanciper du pouvoir religieux. L’article 7 de la Constitution reconnaît Al-Azhar al-Charif comme « la référence principale pour ce qui concerne les sciences religieuses et les affaires islamiques », oblige l’Etat à lui assurer les crédits nécessaires et précise que le « Cheikh d’Al-Azhar est indépendant et inamovible ».

« Le nouveau régime égyptien est donc loin d’être une théocratie, la plus haute autorité religieuse du pays n’étant ni asservie au gouvernement, ni en mesure de dicter sa volonté à celui-ci[30] ».

Du point de vue du contenu, la nouvelle Constitution ne diffère pas radicalement de sa version originale : elle s’inscrit dans la même tradition que les textes de 1971 et 2012, mais comporte des avancées considérables. Dans ce document moins islamisant, l’article 2 posant la charia comme « la principale source du droit » a été conservé. En revanche, l’article 219, qui définissait les principes de la loi islamique, introduit en 2012, a été supprimé. Elle proscrit les partis politiques fondés sur une « base religieuse[31] ».

Du point de vue des libertés, la Constitution de 2014 consacre toutes les catégories de droits et libertés publics, élargit leur domaine, et impose à l’Etat des obligations positives en vue de garantir aux particuliers l’exercice effectif de leurs droits et libertés. Aucune autorisation administrative préalable n’est exigée pour l’exercice des libertés. Le principe de liberté de croyance est posé comme un principe absolu. L’égalité entre les hommes et les femmes est réaffirmée là où, dans la Constitution précédente, il n’était question que de non-discrimination entre les sexes. Pour la première fois, la Constitution fait référence aux conventions internationales en matière de droits de l’homme.

La nouvelle Constitution égyptienne qui reconnaît les droits de l’homme sans la démocratie[32] est à l’épreuve de la pratique.

IV. Le Maghreb : Algérie / Maroc / Tunisie

Parmi les trois pays du Maghreb, la Tunisie va être abordée après avoir signalé les nouvelles Constitutions du Maroc et de l’Algérie. L’Algérie a révisé en mars 2016 sa Constitution alors que le Maroc en juillet 2011 et la Tunisie en janvier 2014 ont renouvelé leur Constitution.

A. Algérie

« L’Algérie est une République démocratique et populaire. Elle est une et indivisible » (Article 1er).

« L’Islam est la religion de l’Etat[33] » (Art. 2).

La révision constitutionnelle réalisée récemment[34] ne modifie pas les deux premiers articles.

D’après l’article 7, « Le peuple est la source de tout pouvoir ».

B. Maroc

Le Maroc est une monarchie constitutionnelle, démocratique, parlementaire et sociale. L’Islam est la religion de l’Etat, qui garantit à tous le libre exercice des cultes[35].

C. Tunisie

Quant à la Tunisie, « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion. (…) La Tunisie est un Etat civil, basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit[36]» (Article 1 et 2 de la Constitution de la République Tunisienne du 27 janvier 2014).

Professeur Ferhat Horchani signale que l’Assemblée Nationale Constituante (Anc) a repris tel quel l’article 1er de l’ancienne Constitution de 1959 qui dispose que la « Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime ». A cette ancienne version de 1959, celle de 2014 a ajouté qu’« Il n’est pas permis d’amender cet article». Ceci montre que malgré « la légitimité révolutionnaire » et la rupture opérée par la suspension de l’ancienne Constitution, c’est l’idée de continuité avec 1959 qui a prévalu dans les choix fondamentaux relatifs à l’identité, à la source du droit et à la place de la religion dans la Constitution, même si ces choix entretiennent une ambigüité qui a alimenté de longues controverses doctrinales et jurisprudentielles. L’article 1 n’indique pas en effet clairement si la mention « l’Islam est sa religion » revient à « l’Etat » ou à « la Tunisie ». Nous pensons toutefois que les choix opérés par la nouvelle Constitution ont apporté un éclairage nouveau dans ce débat ancien : d’abord lors des débats du dernier projet de la Constitution, un article (l’ancien article 141) a été supprimé suite aux pressions exercées par la société civile. Cet article disposait qu’« Aucune révision constitutionnelle ne peut porter atteinte à l’islam comme religion d’Etat (…) ». Cette suppression aura des effets juridiques, elle indique qu’il n’est plus permis actuellement d’avoir deux lectures de l’article 1er, mais une seule : celle où l’Islam n’est pas la religion de l’Etat mais « la religion de la Tunisie », c’est-à-dire de la majorité des Tunisiens. L’Islam ne pourra donc plus être une source du droit de l’Etat. En réalité, cette interprétation a été corroborée bien avant lors des premières discussions sur les projets de Constitution qui ont abouti à écarter la « shariâa » comme source du droit dans la Constitution.

De plus, à cet article 1er, a été ajouté dans la nouvelle Constitution, un article 2 qui renforce encore cette interprétation et qui dispose que « la Tunisie est un Etat civil, basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit. Il n’est pas permis d’amender cet article ». Par conséquent, l’Etat a une nature civile (c’est-à-dire non militaire et non religieuse) et donc seul le peuple représenté par le pouvoir législatif est source de la souveraineté et donc du droit conformément à l’article 3 de la Constitution. Selon cet article 3, « Le peuple est le détenteur de la souveraineté et il est source de tous les pouvoirs qu’il exerce à travers ses représentants élus ou par referendum ».

L’affirmation du « caractère civil de l’Etat fondé sur la citoyenneté » est une affirmation capitale car elle fait prévaloir la citoyenneté sur toute autre appartenance[37].

En attendant la mise en pratique des Constitutions des Etats du Mena et la stabilisation de leur régime politique, on va se contenter de faire quelques remarques provisoires :

Le constitutionnalisme est un phénomène temporel. De ce fait, il faut encore une fois souligner le caractère temporel des Constitutions qui est aussi valable pour les Etats arabo-musulmans. Une Constitution qui prévoit les garanties des droits de l’homme assure également les garanties de la liberté de religion. De ce fait, la liberté de religion doit être interprétée sous l’optique des droits de l’homme en évitant une interprétation inverse. La création ou la consolidation des Cour constitutionnelles comme dénominateur commun des Etats arabo-musulmans peut-être conçue comme outil du trans-constitutionnalisme. Du point de vue de l’espace, les acquis du bassin méditerranéen ne doivent pas être sous-estimés : la Convention de Barcelone. Cette convention peut jouer un rôle de levier dans un double processus : la territorialisation de la Constitution d’une part et, la constitutionnalisation du territoire, de l’autre. Le régime parlementaire comme modèle commun[38] des Etats euro-méditerranéens paraît davantage susceptible d’établir la démocratie pluraliste. L’appartenance aux conventions internationales et régionales relatives aux droits de l’homme pourrait aussi consolider le caractère universel des droits et libertés reconnus par les Constitutions arabo-musulmanes[39]. Pour l’instant, il convient de mettre le point final par la citation suivante : « Les Constitutions postrévolutionnaires, dans le monde arabe, tendent indéniablement vers la modernisation. Elles traduisent la volonté de renforcer les droits fondamentaux tout en allant vers un meilleur équilibre des pouvoirs… Des limites persistent nécessitant de futures réformes et la pratique du pouvoir va aussi contribuer à définir des caractéristiques de ces nouveaux régimes politiques[40]».

En espérant et souhaitant que le dilemme pour les Etats arabo-musulmans entre la spiritualité et la temporalité évolue vers la deuxième, quant à la Turquie, à l’inverse, il faut souhaiter qu’elle maintienne ses acquis sur le caractère temporel de la Constitution. A ce propos, nous nous contentons d’attirer l’attention sur l’importance d’un combat multidimensionnel autant sur le plan des idées que dans la pratique pour sauvegarder les acquis d’une République démocratique et laïque fondée sur les droits de l’homme. Dans ce processus, les mouvements sociaux basés sur le concept de l’opposition démocratique et les voies juridiques, tant au niveau national que sur le plan européen, peuvent être signalés comme les dynamiques à promouvoir[41].


[1] Mena : Middle East and North Africa.

[2] Kaboğlu İbrahim Ö., « Vers le constitutionnalisme en Méditerranée ? », La rencontre des droits en Méditerranée/ L’acculturation en question, sous la direction de Perrot X., Péricard J., Pulim, 2014, p. 94.

[3] A cette occasion, il convient de rappeler l’article 16 de la Déclaration française des droits du citoyen et de l’Homme : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de Constitution », Zoller E., Droit constitutionnel, Paris, Puf, 1998, p. 32.

[4] Il est évident que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (Dudh) qui a déjà acquis le caractère de jus cogens n’est plus une simple déclaration.

[5] La Convention pour la protection de la Mer Méditerranée contre la pollution a été adoptée à Barcelone le 16 février 1976 et modifiée le 10 juin 1995. Au fil du temps, son mandat s’est élargi pour inclure la planification et la gestion intégrée de la zone côtière. Les 22 Parties contractantes à la Convention prennent, individuellement ou conjointement, toutes les mesures nécessaires pour protéger et améliorer le milieu marin dans la zone de la Mer Méditerranée en vue de contribuer à son développement durable.

[6] Meyer M., « Constitutionnalisations & collectivités territoriales en Méditerranée », Revue Méditerranéenne de Droit Public, vol. III, p. 191 et s.

[7] Pour le terme et ses définitions, V. Soma A., « Modélisation d’un système de justice constitutionnelle pour une meilleure protection des droits de l’homme : trans-constitutionnalisme et droit constitutionnel comparé », Rtdh n°78, 2009), p. 638.

[8] A propos des éléments comparatifs entre l’Europe du sud et l’Afrique du nord, V. Kaboğlu İ. Ö., « Vers le constitutionnalisme en Méditerranée ? » in Perrot X., Péricard J. (dir.), La rencontre des droits en Méditerranée. L’acculturation en question, Pulim, 2014, p. 77 et s.

[9] Marcou J., « Le « modèle turc » controversé de l’Akp », Moyen-Orient 13, Janvier-Mars 2012, p. 38 et s.

[10] Pour le détail sur les développements constitutionnels en Turquie, v., Kaboğlu İ. Ö et Sales E., Le Droit constitutionnel en Turquie (Entre coup d’Etat et démocratie), L’Harmattan, Avril 2015.

[11] AYM, E.1970/1, K.1970/31, k.t.:16.06.1970, AYMKD, sy.8.

[12] Le deuxième arrêt de la Cour constitutionnelle sur la dissolution des partis politiques est relatif à un parti pro-islamiste pour ses actes anti-laïques : Milli Nizam Partisi (Parti de l’Ordre national), AYM, E.1970/3, K.1971/1.

[13] « Alévisme » in Les mots de la Turquie sous la direction de Burdy J.-P., Pum, 2006, p. 10.

[14] Ibid., p. 10 et s.

[15]Cedh, Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, (arrêt final : 09/01/2008) ; Cedh, Mansur Yalçın et autres c. Turquie, (arrêt définitif : 16.02.2015).

[16] AYM, E.1995/17, K.1995/16, ta.21.06.1995, R.G. : 24.10.1995.

[17] Cedh, Affaire Sinan Işık c. Turquie, 2 février 2010.

[18] Cedh, Affaire Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfı c. Turquie, 3 décembre 2014.

[19] L’Affaire est devenue définitive le 20.04.2015 par l’arrêt de la Grande Chambre. Pour un deuxième arrêt de la Grande Chambre V., Izzettin doğan ve diğerleri / türkiye (Başvuru no. 62649/10) Karar Strazburg 26 Nisan 2016.

[20] Vinot F., « Armée, Laïcité et Démocratie en Turquie », Cemoti (…), no.27/1999, p. 71.

[21] Adalet ve Kalkınma Partisi (Parti de la justice et du développement).

[22] « Fethullah Gülen Cemaati, communauté du prédicateur F. Gülen, considéré comme leader de l’Organisation terroriste de Fetö, a été également appelée l’Etat parallèle » ou « la structure parallèle de l’Etat ». Les disciples et sympathisants de cette confrérie avaient été tolérés par les autorités politiques depuis quelques décennies. Ils ont « réussi » au fur et à mesure à pénétrer dans l’appareil étatique (surtout l’éducation, la justice, les forces de l’ordre et l’armée). Ils ont finalement commencé à gouverner le pays sous la majorité de l’Akp (Parti de la justice et de développement). L’alliance gouvernementale d’une décennie a pris fin à la suite d’une opération policière contre le gouvernement qui a eu lieu les 17 et 25 décembre 2013. A partir de ce coup gouvernemental, la Communauté de Gülen a été déclarée comme « Etat parallèle ».

[23] El assar, « Les évolutions constitutionnelles en Egypte depuis la révolution du 25 janvier 2011 », Anayasa Hukuku Dergisi/Journal of Constitutional Law/Revue de droit constitutionnel, 2012-2, p. 153.

[24] Ibid., p. 152.

[25] Ibid., p. 152.

[26] Toutefois, du point de vue du concept de souveraineté, l’absence de référence religieuse aurait affirmé « la volonté des constituants de distinction par rapport au type d’Etat théocratique » in Blouet A., « La Constitution égyptienne de 2012 : juxtaposition problématique de la sphère religieuse dans la définition de la loi et de principes démocratiques », Revue Méditerranéenne de Droit Public, V. III, p. 109.

« La souveraineté appartient au peuple. Il l’exerce et protège. Il préserve son unité nationale. Il est la source des pouvoirs » (Art. 5).

[27] En 1993, la Cour distingua les principes absolus des règles relatives de la Chari’a : « seuls les principes « dont l’origine et la signification sont absolues », c’est-à-dire les principes qui représentent des normes islamiques non contestables, que ce soit dans leur source (Coran, Sunna, consensus, analogie) ou dans leur signification, doivent être obligatoirement appliqués, sans marge d’interprétation possible, mais les règles relatives « sont évolutives dans le temps et dans l’espace, sont susceptibles de divergences d’interprétation et peuvent s’adapter aux besoins changeants de la société » » in Dupret B., La charia, Paris, La Découverte, 2014, p. 150, cité par Guilot in « La dialectique de l’Islam et du libéralisme dans les Constitutions de l’après « Printemps Arabe »: Egypte & Tunisie à la confluence de deux courants universalistes », Revue Méditerranéenne de Droit Public, V. III, 2015, p. 127 et s.

[28] Johansen B., « The relationship Between the Constitution, the Shari’a and the Fiqh », cité par Guilot, op.cit., p. 129.

[29] Cette obligation incombait au Parlement, au Gouvernement et aux tribunaux, notamment à la Cour constitutionnelle. L’article 5 permettait de constituer les partis politiques sur la base religieuse. L’article qui avait suscité le plus de polémique était l’article 219 d’après lequel les thèses de la doctrine islamique faisaient partie des principes de la charia qui sont la source principale de la législation : « Le danger de cette disposition réside dans le fait que les avis des savants religieux et leur interprétation des textes du coran et des paroles du prophète sont très variés et très différents entre eux » in Gamaleddine S., « La charia islamique et ses principes dans la Constitutions de 2012 », Revue Aldostoria, n .24, oct. 2013, cité par El Assar, « L’Evolution politique (…) », op.cit., p. 9).

[30] Guilot, « La dialectique (…) », op.cit., p. 128.

[31] Kaboğlu, « Vers le constitutionnalisme en Méditerranée ? », op.cit., p. 89.

[32] Du fait qu’elle a été élaborée à la suite du coup d’Etat militaire, « les droits de l’homme sans la démocratie » ont été utilisés dans le sens large et plutôt politique.

[33] Articles 1 et 2, Constitution de la République Algérienne du 8/12/1996.

[34] Journal officiel de la République Algérienne démocratique et populaire (7 mars 2016 ; Lundi 27 Joumada El Oula 1437).

[35] Articles 1 et 3, Constitution du 29 juillet 2011. Sur les développements constitutionnels au Maroc, V. : La nouvelle Constitution marocaine à l’épreuve de la pratique, coordonné par Bendourou O., El Mossadeq R., Madani M., éd. La croisée des chemins, Casablanca, 2014.

[36] « Ainsi, les différents projets de constitution (cinq avant -projets) ont été discutés et améliorés pendant de longs mois suite essentiellement au rôle décisif joué par la société civile dont les très fortes pressions ont été relayées par la société politique. Un nombre impressionnant d’activités (séminaires, colloques, tables ronde, rapports d’experts nationaux et étrangers ou internationaux, médias, manifestations gigantesques de rue durant tout l’été 2012) ont mis le doigt, pour chacun des projets sur les faiblesses, les failles, les reculs et les dangers que recèlent ces avants projets. Le rôle de l’Association tunisienne de droit constitutionnelle a été des plus importants à cet égard » (Horchani F., « La nouvelle constitution tunisienne du 27 janvier 2014 : Forces et faiblesses », Anayasa Hukuku Dergisi/ Journal of Constitutional Law/Revue de droit constitutionnel, n. 6, 2014, p. 28 et s). Pour le détail V. Abbiate T., « La nouvelle Constitution Tunisienne : Résultat d’un processus constituant participatif ? », Revue Méditerranéenne de Droit Public, V. III, p. 89 et s.

[37] Du point de vue des droits de l’homme, la disposition suivante qui reflète le principe de non-régression mérite d’être signalée : « Il n’est pas possible qu’un amendement touche les acquis en matière de droits de l’Homme et des libertés garanties dans cette Constitution » (Art. 49/dernier alinéa).

[38] Touzeil-Divina M., « Rêver un impossible rêve : à propos du régime parlementaire projeté en Méditerranée », Revue méditerranéenne de Droit public, V. III, p. 31 et s.

[39] « Si les Constitutions tunisiennes et marocaines toute comme celles française, espagnole et italienne entrent en adéquation avec le système universel, c’est sans doute compte tenu de la volonté de constituer à terme un ensemble géographique méditerranéen » in Segno Manto N., « L’influence de la religion islamique remet-elle en cause l’universalité des droits de l’homme dans les constitutions méditerranéennes ? », Revue Méditerranéenne de Droit Public, Vol. III, p. 119.

[40] Boumediene M., « Révolution arabes et renouveau constitutionnel ; une démocratisation inachevée » in La nouvelle Constitution marocaine à l’épreuve de la pratique, p. 122.

[41] « La première condition de réussite de l’épreuve de droit et de démocratie de la Turquie à l’égard de la société internationale nécessitent que les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire assurent le consensus sur le respect de la Constitution et de la Convention Européenne des Droits de l’Homme ainsi que des principes généraux du droit » (L’article 15 de Déclaration rédigée par l’initiative « La démocratie d’abord » à la suite du coup d’Etat militaire avorté, Istanbul, le 20 juillet 2016).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Libres propos sur les prétendues « Ecoles » en droit (par le pr. Millard)

Voici la 38e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 5e livre de nos Editions dans la collection « Académique » :

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume V :
Le(s) droit(s) selon & avec
Jean-Arnaud Mazères

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu Touzeil-Divina
Delphine Espagno, Isabelle Poirot-Mazères
& Julia Schmitz)

– Nombre de pages : 220
– Sortie : novembre 2016
– Prix : 49 €

  • ISBN / EAN : 979-10-92684-19-3 / 9791092684193
  • ISSN : 2262-8630

Présentation :

Un professeur, un maître, un père, un ami, un guide, un modèle, un inspirateur, un trouvère et, à toutes les pages, un regard. Tous ces qualificatifs pour un seul homme, un de ces êtres doués pour le langage, le partage, l’envie de transmettre, le goût de la recherche et de l’analyse, l’amour des livres et de la musique, l’attention aussi aux inquiets et aux fragiles. La générosité de Jean-Arnaud, l’homme aux mille facettes, est aujourd’hui célébrée, à travers le regard de ses amis. Tous ceux qui ont contribué à cet ouvrage ont quelque chose à dire, à écrire, à expliquer aussi, de ce moment où leur trajectoire a été plus claire, parfois s’est infléchie lors d’un cours ou d’un entretien, où leurs doutes ont rencontré non des réponses mais des chemins pour tenter d’y répondre. Chacun a suivi sa voie, chacun aujourd’hui a retrouvé les autres. Cet ouvrage est pour toi Jean-Arnaud ! Cela dit, si tu ne t’appelles pas Jean-Arnaud, toi – lecteur – qui nous tient entre tes mains, tu peux aussi t’intéresser non seulement au professeur Jean-Arnaud Mazères mais encore t’associer aux hommages et aux témoignages qui lui sont ici rendus. L’ouvrage, qui se distingue des Mélanges académiques, est une marque de respect et d’affection que nous souhaitons tous offrir à son dédicataire et ce, pour ses quatre-vingt ans. L’opus est alors bien un témoignage : celui de celles et de ceux qui ont eu la chance un jour de rencontrer le maestro, de partager les moments plus ou moins délicats du passage de l’innocence estudiantine à celui de la vie d’adulte, voire de faire une partie de ce chemin à ses côtés comme collègue et / ou comme ami. Des vies différentes pour chacun d’entre nous, des choix que le professeur Mazères a souvent directement inspirés, influencés, compris, soutenus mais pour nous tous ce bien commun partagé : celui d’avoir été, et d’être toujours, son élève, son ami, son contradicteur parfois. Par ce « cadeau-livre », nous souhaitons faire part de notre affection, du respect et de l’amitié que nous avons à son égard. Bel anniversaire, Monsieur le professeur Jean-Arnaud Mazères !

Ont participé à cet ouvrage (qui a reçu le soutien de Mme Carthe-Mazeres, des professeurs Barbieri, Chevallier, Douchez, Février, Lavialle & Mouton) : Christophe Alonso, Xavier Barella, Jean-Pierre Bel, Xavier Bioy, Delphine Costa, Abdoulaye Coulibaly, Mathieu Doat, Arnaud Duranthon, Delphine Espagno-Abadie, Caroline Foulquier-Expert, Jean-François Giacuzzo, Philippe Jean, Jiangyuan Jiang, Jean-Charles Jobart, Valérie Larrosa, Florian Linditch, Hussein Makki, Wanda Mastor, Eric Millard, Laure Ortiz, Isabelle Poirot-Mazères, Laurent Quessette, Julia Schmitz, Philippe Segur, Bernard Stirn, Sophie Theron & Mathieu Touzeil-Divina.

Ouvrage publié par le Collectif L’Unité du Droit avec le concours de l’Académie de Législation de Toulouse, du Centre de Recherches Administratives (ea 893) de l’Université d’Aix-Marseille et avec le soutien et la complicité de nombreux amis, anciens collègues, étudiants, disciples…

Libres propos
sur les prétendues « Ecoles »
en droit (et un peu en science politique…)

Eric Millard
Professeur de droit public
à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Lorsque j’ai rencontré Jean-Arnaud Mazeres (le Jam, comme affectueusement nous le nommions, prononcé djame, comme les mods londoniens qui constituaient davantage la bande son de nos nuits toulousaines que le Schubert qu’il affectionnait), j’étais un étudiant qui apprenait le droit depuis plusieurs années et qui se demandait comment on pouvait perdre autant de temps à apprendre des choses si peu pourvues d’intérêt. Le droit, tel qu’il était enseigné à peu près uniformément au début des années 80 du siècle dernier dans une université française était juste un non sens, au vrai sens du terme. Cela tombait bien car le Jam sous couvert de science administrative tenait un discours critique qui semblait partir d’à peu près le même constat : désert épistémologique, absence d’outils critiques, hermétisme à toute question politique ou sociale sous couvert de technicité. Ce n’est pas peu dire que ses enseignements de science administrative, puis plus tard de droit administratif en Dea m’ont sinon réconcilié avec la matière (à l’impossible nul n’est tenu) du moins incité à creuser pour voir par où et comment saper cette dogmatique juridique. Plus tard bien sûr, nos discussions pendant ma thèse, d’autres rencontres, et un peu mon travail personnel ont permis de construire la posture qui est désormais la mienne. Mais cette rencontre fut décisive, et essentielle.

Philosophie politique, et philosophie des sciences ; sciences juridiques comme sciences sociales ; toutes les questions qui peuvent nourrir une approche un peu distanciée et critique du droit, au nom de l’externalité de la description, ou de l’analyse politique ; toutes les choses que pompeusement on nommait pluridisciplinarité, lorsque le cursus juridique se paraît d’ouverture : méthodes des sciences sociales, sociologie, etc., qui au mieux étaient sérieusement faites et donc n’abordaient guère la question juridique, au pire était un saupoudrage apparemment savant que la dogmatique mobilisait au profit d’une légitimation de son approche conservatrice. Et voilà qu’en science administrative, version Jam, ces questions se confrontaient au droit, à l’Etat, à l’administration, et à bien d’autres choses encore…

La création du Laboratoire des Sciences Sociales du Politique quelques quinze années plus tard, au sein de l’Iep de Toulouse, et autour notamment, côté juristes du moins, d’anciens élèves du Jam, entendait répondre à, outre des questions institutionnelles et biographiques contingentes mais qu’il serait vain de taire, l’idée que des juristes et des spécialistes de science politique, appelés à travailler en commun au sein d’un Institut d’Etudes Politiques, pouvaient et devaient échanger sur leurs objets de recherche, leurs méthodes d’investigation, et que de ces échanges pouvait se dégager une forme de savoir nécessaire : inscrire épistémologiquement la recherche en droit et en sciences politiques dans une conception des sciences sociales dans laquelle le mot sciences n’est pas simplement esthétique ou légitimant. Et cela malgré une histoire de ces disciplines pour le moins compliquée, qui a provoqué une ignorance mutuelle assez radicalisée, et une méfiance.

Il ne m’appartient pas d’évaluer si cette idée avait quelque intérêt, ou si elle a trouvé quelque justification dans l’action et dans les résultats. Je le crois mais je n’entends pas le réaffirmer ni ne peux le démontrer. Je ne suis en vérité pas à l’origine de cette démarche commune : ma route a croisé (avec un plaisir que je ne dissimulerai pas, en raison des amitiés personnelles qui en sont à l’origine) quelques temps celle du Lassp, mais si évidemment le projet dont je viens de tracer à la serpe les contours ne pouvait que me séduire, et faisait écho à ces enseignements que j’ai précédemment évoqués, ce moment partagé ne tenait, comme souvent dans l’université, pas réellement au projet mais une fois de plus à des contingences bureaucratiques, et à des intérêts (institutionnels) communs.

En confrontant ces deux expériences, comme étudiant du Jam, comme chercheur au moment de la mise en forme du Lassp, je réalise que ce que j’ai intuitivement perçu dès le départ au Lassp, et dans d’autres instances dans lesquelles la pluridisciplinarité (à considérer qu’il s’agisse réellement de disciplines, droit et science politique) se trouve de fait convoquée, comme difficulté pratique première, ne me semble toujours pas clarifié, ni même clarifiable : quelle posture adopter pour parler de droit à la fois à des juristes et des politistes, qui échappe aux représentations a priori que s’en font les uns et les autres ? La définition même de l’objet dont je veux parler, qui ici s’étale sur plusieurs années, avec des contacts irréguliers avec plusieurs amis, en témoigne. Je vois que je suis passé, sans que je ne sache trop comment ni pourquoi, d’une lecture de ce que les juristes ont (ou pas) en commun et qui ferait discipline, à la question des écoles et des courants en droit, inscrite dans une réflexion plus large sur la manière de faire preuve en droit et science politique. Il y a dans ce glissement ce que je conçois comme malentendu fondamental, conscient ou non, construit ou non, volontaire ou non, qui ramène les juristes au droit (et réciproquement), et qui établit une frontière stricte entre le regard externe et critique, et l’objet conçu comme discipline, confondu avec le corps disciplinaire. Ce qui justement me faisait fuir lors de mes études, et dont je voyais l’approche du Jam comme réfutation. Là où je voulais poser une question épistémologique : est-ce que le droit fait l’objet d’une construction comme objet de savoir des (et par des) juristes (entendus ici de manière déjà obscure au sens de ceux qui connaissent le droit), supposant une épistémologie minimale commune (et la question ne présuppose pas de réponse positive) ?, apparaît une autre question : quels sont les processus de construction des lieux de pouvoir dans la discipline, et de l’évaluation/validation des discours de connaissance qui y sont produits (une question épistémologique clairement reformulée dans une question des sciences du politique). Ce glissement révèle déjà une difficulté (non une aporie, mais une difficulté) du projet initial : de la présupposée revendication commune d’une épistémologie des sciences sociales dans laquelle s’inscrirait droit et science politique, on passe à la double réduction du droit à un objet et de la science politique à un savoir (critique monopolistique).

Deux stratégies de réaction sont alors envisageables face à cette délimitation du débat, au moins. Je dirais de la première qu’elle est quelque peu épidermique, corporatiste et à proprement parler réactionnaire ; de la seconde qu’elle est offensive et prospective. Il n’y a guère à s’étonner que la première soit plus répandue, plus aisée à mobiliser, mais qu’en même temps elle contienne les éléments pour figer le débat, pour conforter les représentations a priori, et donc pour finalement transformer la difficulté initiale d’un projet du type Lasspien en aporie ; et que la seconde puisse paraître assez utopique tant elle présume un aggiornamento partagé, qui ne paraît guère (actuellement ?) envisageable.

Réaction : Nous les juristes… sommes légitimes à revendiquer une autonomie de nos savoirs.

Prospection : Il n’y a ni juristes ni politistes… dès lors qu’est en jeu la question de l’épistémologie des sciences sociales, au moins sur l’objet droit.

Dans une version préparatoire aux rencontres autour du dixième anniversaire du Lassp, et à partir de laquelle ces lignes ont été conçues, les organisateurs écrivaient : « Certains concepts sont partagés par les disciplines mais restent partiellement indéterminés du fait même de ce nomadisme. De même, certains auteurs et certaines écoles de pensée offrent des cadres d’analyse qui, à défaut d’être pluridisciplinaires peuvent cependant être appropriés et mobilisés mais différemment par plusieurs disciplines des Shs. Car lorsqu’un auteur, un article de référence… sont partagés, ils sont alors généralement lus différemment. Comment dès lors œuvrer à plus d’interdisciplinarité sans velléité hégémonique d’une discipline ou d’une autre ? ». Davantage qu’une réponse dès lors aux questions que j’envisageais ou que l’équipe du Lassp attendait, c’est par rapport à cette forme de problématique que je voudrais me situer, en assumant une forme de libres propos et de subjectivité.

Ecoles, courants, droit, juristes : l’imprécision des mots rendrait en effet ces questions, sans plus de clarification, totalement secondaires. Et si on parvenait à les clarifier, il est probable qu’on les rendrait en grande partie superflues.

Juristes : on se sert communément de ce mot pour désigner au moins deux groupes de personnes, qui ne se superposent pas nécessairement, mais qui ne se séparent pas aisément. Or cette contingence est doublement niée, tant par une revendication d’une autonomie des savoirs des juristes, que par une confusion des juristes et de leur objet.

Pour reprendre une idée assez fondée, on peut parler de droit dès lors qu’apparaît un corps professionnalisé (les juristes) qui développe une méthode spécialisée (un savoir-faire, qui est aussi un discours : une forme d’argumentation, de justification et de décision notamment) avec une certaine effectivité (voir notamment Aldo Schiavone, Ius : L’invention du droit en Occident, Belin, 2009). Le droit est une pratique sociale, et toute autre conception ontologique de l’objet me paraît devoir être repoussée.

Les juristes sont donc, dans ce sens le plus commun, ceux qui participent à cette pratique, qui la mettent en œuvre avec des effets symboliques et des effets matériellement très concrets ; ceux donc qui la produisent, mais également la reproduisent : très simplement les professions que l’on dit juridiques (avocats, juges, consultants, etc.). Bien : il est clair qu’il y a ici une autonomie du savoir (comme savoir-faire méthodologique) comme condition même de la constitution de la pratique, et en même temps une superposition totale entre les juristes et le droit. Connaître le droit, c’est connaître les activités des juristes, qui ne sont pas quant à elles des activités de connaissance.

Mais dans un second sens largement aussi commun, on appelle juristes ceux qui fréquentent les lieux universitaires, au sens large, d’enseignement du droit et de recherche (étudiants – futurs juristes – mais aussi enseignants et chercheurs – qui peuvent aussi être juristes dans le premier sens, praticiens). A l’évidence, l’autonomie universitaire du droit se justifie d’abord par l’idée de formation à cette pratique des juristes, donc à l’acquisition des savoirs-faire méthodologiques ; et participe de la reproduction/légitimation de celle-ci (ce qui n’exclut pas une auto-critique et des propositions d’évolution). Cependant, la logique de cette autonomie comme transmission du savoir-faire n’est que rarement assumée totalement. Il y a le plus souvent une revendication supplémentaire ou concurrente à la constitution d’un savoir comme connaissance, qui constituerait la science juridique ou la science du droit comme discipline doublement autonome : à l’égard d’un objet dont elle se séparerait, et à l’égard d’autres formes de connaissance existantes de la pratique sociale appelée droit (sociologie, histoire, etc.). Il demeure toutefois que cette revendication est rarement totale, et qu’il s’agit davantage de l’idée d’un recul critique sur un savoir-faire (une forme de regard interne critique) que d’une réelle revendication d’externalité, ce que l’auto-qualification des juristes universitaires comme juristes démontre en partie. Il demeure encore que les conditions de possibilité de constitution d’un savoir connaissance ne sont guère partagées, entre scientificité du raisonnement juridique lui-même (l’idée d’une science normative pratique : l’objectivisation de la pratique) et scientificité de l’étude du droit (la construction de cette pratique comme objet d’une connaissance critique, empirique, dans l’analyse logico-linguistique notamment).

Si l’on peut ainsi séparer analytiquement deux conceptions de l’autonomie universitaire du droit, aux conséquences opposées (l’assimilation dans la pratique sociale du droit, et la limitation du savoir à un savoir-faire méthodologique qu’il faut transmettre et reproduire d’un côté ; et d’un autre côté la revendication d’un savoir-connaissance qui peut aller jusqu’à la revendication d’une distinction radicale avec la pratique sociale droit), l’investigation empirique convainc qu’aucune généralisation n’est possible en faveur de l’une ou l’autre de ces revendications, ni même en faveur d’une opposition radicale de ces revendications. C’est là la contingence que je mettais en avant. L’essentiel de l’activité universitaire (enseignement et recherche) des juristes oscille entre reproduction distanciée de la pratique et distanciation limitée, dont résulte ce qu’Antoine Jeammaud nomme très justement l’activité dogmatico-doctrinale (par exemple dans La part de la recherche dans l’enseignement du droit, Jurisprudence Revue Critique, Tome 1, 2010) et Riccardo Guastini la construction juridique des juristes académiques (par exemple dans « Le réalisme juridique redéfini », Droit Prospectif, 2013-3, p. 1123 et s.).

Ecoles : là encore, le mot renvoie à des questions très différentes, d’inégale importance à mes yeux.

Au sens le plus évident, une Ecole est un processus (lieu ou groupe) de transmission de savoirs ou de méthodes, d’une certaine manière. Il ne fait aucun doute que l’enseignement du droit, au sens large, constitue une école et c’est bien pour cela qu’il participe de la construction et reproduction de la pratique sociale appelée droit. Toutefois cela est banal, et parler ici d’école ne nous apprend rien, notamment parce que cette « certaine manière » ne peut être caractérisée qu’a minima, et ne s’inscrit pas dans un processus concurrentiel : s’il peut y avoir localement quelques différences (surestimées : la place de la théorie, l’enseignement clinique, l’internationalisation, etc.), elles demeurent minimes du fait de la massification des études de droit, de l’acceptation largement majoritaire du rôle de l’enseignement du droit dans la formation des juristes (que les différences ne remettent pas en cause) et de leur localisation qui reste fondamentalement dans un cadre national malgré la prétendue autonomie des universités et la supposée globalisation du droit.

Ensuite, dans ce que je crois être le sens le plus directement attendu ici, il s’agit en parlant d’Ecole de la question des réseaux pour l’obtention d’un capital symbolique et professionnel : les carrières universitaires (Cnu, Comités de sélection, Jurys d’agrégation, etc.), l’accès aux revues, aux instances d’évaluation ou de répartition de moyens, etc. Loin de moi l’idée de dire que il n’y a pas en ce sens « d’écoles » en droit : mais le montrer et le démontrer est une démarche de sociologie du monde universitaire au sens large, et je doute qu’il y ait ici une spécificité radicale de la discipline des juristes. Et s’il y a spécificité, elle n’est peut-être pas là où l’on croit : une informalité des réseaux liée à une plus faible syndicalisation et à une moindre importance de la question épistémologique ; une relative richesse du capital disponible (postes et revues) et de moindres besoins d’une recherche encore largement dispensée de matériels lourds et de terrains. Là par exemple où en Science Politique (à l’origine de la reconnaissance institutionnelle de la discipline tout au moins) ou en Economie par exemple ont pu se générer des conflits « d’école » pour la reconnaissance d’une ligne de recherche et d’enseignement spécifique (voir en dernier lieu la revendication de l’éclatement de la section 5 du Cnu), la tentative avortée de créer une section spécifique de criminologie s’est faite à la marge, et dans un pilotage dépassant largement une éventuelle controverse d’écoles au sein des juristes universitaires (qui se sont cependant mobilisés contre cette création au-delà des pénalistes). Ce qui me paraît alors faire défaut, ou tout au moins être plus difficilement saisissable, c’est le fondement épistémologico-politique de ces écoles : en bref la systématisation des critères. Une étude de sociologie des juristes universitaires devrait donc mettre en évidence des éléments explicatifs relativisant les raisons constitutives des réseaux et ne pas présupposer sans davantage d’approfondissement qu’ils révèlent des écoles de pensée.

Car c’est ce troisième sens qui me paraît le plus intéressant. Mais il suppose que l’on envisage les écoles dans une confrontation plurielle : comme fédérant des parties dans des controverses d’un certain type. Une école unique, même non hégémonique, n’est rien d’autre qu’un paradigme, qui éventuellement se substitue à un autre paradigme. Au risque de choquer, je continue à affirmer qu’il n’y a pour moi pas (ou plus) d’écoles dans ce sens en droit : que les controverses, qui me paraissent rares au regard de la démographie de la discipline, ne construisent pas des écoles, et restent anecdotiques dans leurs conséquences de structuration intellectuelle de la discipline (même si évidemment elles agitent la discipline, au moins un moment). En prétendant cela, je ne nie pas, une fois encore, l’existence de réseaux pour l’accès au capital, et je n’entends pas faire preuve d’angélisme : la discipline n’est pas une tour de Babel, un paradis pour chercheurs protégés dans l’université. Je regrette au contraire que la controverse ne soit pas plus présente et ne produise pas davantage d’effets. Mais je constate simplement qu’il me paraît manquer les éléments nécessaires à la généralisation de la controverse : une communauté épistémologique prête à s’accorder et se structurer sur des désaccords, que la prégnance de l’exercice dogmatique interdit. Bien entendu, ce qui précède vaut dès lors que l’on se situe au niveau de la communauté des juristes académiques ; il est vraisemblable qu’à des niveaux plus spécialisés, comme la théorie du droit, ou le droit international privé, puissent apparaître des controverses du type envisagé, et donc des Ecoles. Par exemple en théorie du droit entre le normativisme (l’Ecole française kelsénienne si l’on préfère) et le réalisme (l’Ecole nanterroise). Mais ce niveau présuppose une méta-représentation du droit commune, qui demeure alors extrêmement minoritaire (le positivisme épistémologique et l’affirmation que la science du droit n’est pas le droit) et qui ne s’inscrit pas elle-même dans une controverse d’Ecole : plus on monte en généralité, plus la controverse se dilue au point de ne pas pouvoir constituer un élément structurant de la discipline académique juridique.

Dès lors, les controverses, lorsqu’elles se produisent, révèlent en réalité des enjeux extra-épistémologiques. Je veux pour illustrer en donner quelques exemples, en m’appuyant sur des épiphénomènes qui ont été je crois surestimés (sur le plan épistémologique tout au moins).

La controverse sur la constitutionnalisation du droit me semble être celle qui aurait pu avoir les effets structurants les plus évidents.

A partir des années 1980, un nombre important de spécialistes de droit constitutionnel en s’appuyant sur la montée en puissance du contrôle de constitutionnalité, vont se réunir autour de l’idée que le droit constitutionnel (affaibli par la scission de la science politique) doit être la systématisation dogmatico-doctrinale (donc la description et la systématisation) des décisions du conseil constitutionnel (improprement appelée jurisprudence constitutionnelle voire contentieux constitutionnel). La création d’une association disciplinaire (Association française de droit constitutionnel), l’émergence de plusieurs centres de recherche dont à Aix-en-Provence le Groupe d’Etudes et de Recherches Comparées sur la Justice Constitutionnelle (Gerc, devenu Institut Louis Favoreu du nom de son fondateur), une stratégie de visibilité impressionnante (création de nouvelles revues, et de rubriques dans des revues existantes, relais auprès de l’institution étudiée, prix de thèses, présence au Cnu et dans les jurys d’agrégation de droit public) va permettre la diffusion de cette conception du droit constitutionnel, et (ré-)ancrer cette discipline au cœur de la pratique des juristes universitaires (transformant l’objet institutionnel et politique classique du droit constitutionnel, à la marge de la pratique des juristes, en objet premier des juristes, marqué par le différend juridique).

L’ambition n’est donc pas simplement de constituer une ou des écoles réseaux (ce qui a été immédiatement perçu par les analystes critiques, et nié – sans vraiment convaincre – par les animateurs de cette école – je n’insiste pas sur ce point qui est bien connu et étudié), mais une véritable école de pensée, affichant certains fondements théoriques et épistémologiques (une certaine version simplifiée du positivisme normativiste kelsénien).

Mais la dualité de l’ambition va conduire certains tenants de cette école à pousser au-delà la revendication, notamment en affirmant l’hypothèse d’une constitutionnalisation des branches du droit du fait de cette montée en puissance de la « jurisprudence constitutionnelle » : pour le dire brièvement, l’existence de décisions de constitutionnalité sur des lois régissant des disciplines académiques non constitutionnelles, comme le droit du travail ou le droit civil, aurait « constitutionnalisé » ces disciplines (voir notamment la thèse de Marc Frangi : Constitution et droit privé: les droits individuels et les droits économiques, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 1992, avec pour sous-titre : Contribution à l’étude de la constitutionnalisation du droit privé).

La démarche était critiquable d’un point de vue théorique. La jurisprudence constitutionnelle, sur la base même d’un normativisme même relatif, ne constitutionnalise pas des disciplines académiques, ou si l’on préfère ne substitue pas une discipline académique (par exemple le droit constitutionnel social) à une autre (les sources constitutionnelles et la jurisprudence constitutionnelle en droit social) dans sa prétention à rendre compte de l’unité d’un ordre juridique constitué.

Derrière le débat, comme l’ont compris ceux qui sont entrés dans celui-ci, cristallisant la controverse (dès avant la publication de la thèse : voir notamment Christian Attias, « La civilisation du droit constitutionnel », Journal des Economistes et Etudes Humaines, 1990-1-4 et Jean-Yves Chérot, « Les rapports du droit civil et du droit constitutionnel. A propos de la « civilisation du droit constitutionnel », Journal des Economistes et Etudes Humaines, 1990-1-4), il y a une question d’influence disciplinaire académique : au sein des universités (dans la formation des futurs juristes, comme dans la répartition des moyens), et dans la constitution de méthodes (argumentatives, interprétatives, etc.) dans la pratique sociale qu’est le droit. Pas donc une controverse scientifique, même au sens le plus léger qui soit, mais bel et bien directement des enjeux de pouvoirs. Il n’est d’ailleurs pas neutre que la controverse ne s’est guère située au sein de la communauté disciplinaire du droit constitutionnel (les critiques, présentes et fortes dans ce cadre, comme dans l’association disciplinaire constituée, ne proposant pas une alternative fédérative autour d’une idée concurrente du droit constitutionnel, mais refusant pour des raisons diverses ce qui était devenu le paradigme de la discipline), mais entre tenants de disciplines académiques se voulant autonomes, dans une revendication d’autonomie et de préséance.

Pourtant, il y avait là matière, dans la formalisation des arguments, à dégager une controverse structurante : sur la place du droit constitutionnel et son identité, sur la construction unitaire d’un objet droit ou sur les revendications d’autonomie des disciplines académiques, sur les effets d’une pensée unitaire/divisée de la pratique sociale des juristes notamment. On a désormais largement oublié cette controverse, comme nombre de celles qui avaient précédé (Vedel et Eisenmann sur les bases constitutionnelles du droit administratif par exemple) : elles n’ont ni entraîné l’apparition d’écoles qui s’opposeraient théoriquement (entre droit constitutionnel et autres branches académiques du droit, ou au sein de la discipline académique du droit constitutionnel), ni ne se sont dissoutes dans des résolutions communément acceptées (ce qui aurait supposé une communauté théorique) ; simplement les arguments ont passé de mode, et ne sont ni plus affirmés (s’ils sont utilisés), ni discutés. D’ailleurs, là où les tenants de la constitutionnalisation auraient pu réamorcer la polémique, avec l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité, il n’y eu guère de candidats, et c’est assez heureux ; d’un autre côté, l’européanisation du droit français, depuis une vingtaine d’année, a eu pour effet non un accroissement de la place des publicistes (longtemps en situation de monopole dans l’enseignement du droit européen conçu comme institutionnel), mais la captation du droit communautaire matériel par l’ensemble des disciplines académiques concernées par cette européanisation, et au premier chef les disciplines de droit privé (concurrence, liberté de circulation, etc.). Voilà qui peut inciter à de la prudence dans la manière de vouloir fonder une école sur l’hégémonie disciplinaire.

Toutes choses égales par ailleurs, le même type d’opposition peut se développer à un niveau plus restreint de la discipline (par exemple sur la question du droit international, public et privé unifiés, par opposition au droit interne) ; ou à un niveau plus général, comme dans l’affrontement autour de la question de l’enseignement du droit en dehors des universités (écoles et Iep de Paris principalement), et de la remise en cause de certains monopoles historiques d’accès aux professions juridiques (même si sur ces derniers points l’opposition, qui existe, ne trahit pas des positions uniformes, au moins au sein des universités). Ces affrontements ne transforment pas le débat en controverses d’écoles, car la question épistémologique de l’objet enseigné, si elle est parfois mobilisée formellement, ne se distingue jamais d’un enjeu de protection/conquête de la maîtrise des débouchés professionnels, et donc de l’attractivité des institutions pour les futurs juristes. Même si ces questions pourraient ne pas être sans effet sur des ruptures épistémologiques et pédagogiques (davantage liées par ailleurs à des différences criantes de moyens et de sélection), elles ne se superposent pas, notamment dans le cas de l’opposition entre juristes des universités et juristes de l’Iep de Paris avec une différenciation entre juristes et politistes, telle qu’elle a pu se construire dans les quarante dernières années.

A côté de la logique disciplinaire, un autre type de prétendue controverse est relativement fréquent, qui ne se traduit pas non plus en constitution d’écoles, à partir de positionnements politiques et moraux.

Deux exemples dans les dernières années l’ont montré. Le premier concerne le statut du droit européen et son enseignement dans les cursus juridiques français, le second l’adoption de la loi dite du mariage pour tous.

Ces deux exemples peuvent être regroupés car ils traduisent la même démarche. D’une part une pétition lancée par des universitaires juristes qui arguent de leur statut de juristes universitaires pour s’opposer à des évolutions du droit positif, directement (avant l’adoption de la loi) ou indirectement (en refusant d’enseigner ces évolutions), au moyen d’un texte collectif publié soit dans une revue juridique, soit dans des médias plus larges. La structure de l’argument est dans les deux cas identique, s’appuyant sur le statut et le nombre, à l’adresse d’autorités institutionnelles (Lettre ouverte au président de la République dénonçant l’excès de pouvoir entachant la proposition de règlement communautaire sur la loi applicable aux obligations contractuelles, Jcp G 2006, act. 586 et Lettre ouverte à toutes les sénatrices et tous les sénateurs de la République française afin de les alerter sur les conséquences réelles pour les enfants du projet de loi sur le mariage des personnes de même sexe, notamment dans Libération, 18/03/2013), et reposant sur l’affirmation d’une connaissance a priori du droit ou de ce qu’il doit être (au nom de cette connaissance).

La démarche sur l’excès de pouvoir du droit européen commençait par une affirmation qui à elle seule aurait pu fournir une posture d’école : « Dans une démocratie organisée selon les principes de l’Etat de droit, une règle n’est légitime que si elle émane d’une autorité investie du pouvoir de l’édicter. Comme on l’enseigne aux étudiants de première année des facultés de droit, sinon déjà aux collégiens dans leurs cours d’instruction civique, ce n’est qu’à cette condition qu’elle est une règle de droit et mérite donc obéissance… » ; c’est là le credo du cognitivisme éthique. Elleavait suscité une réaction sur le même plan : une contre pétition dans la même revue (Jcp G ; 2007, act. 18), dans laquelle les signataires (dont je faisais partie) affirmaient de leur côté qu’ : « ils ne considèrent pas qu’ils se déshonorent en enseignant, oralement ou par écrit, le droit communautaire et en le tenant pour du Droit [… et que…] quelles que soient les opinions que l’on peut avoir sur la construction de l’Europe, les problèmes difficiles posés par la transformation de la convention de Rome en règlement appellent des réponses plus constructives que le très excessif procès d’intention intenté par les auteurs de la lettre ». Par la suite, l’un des promoteurs de la première lettre, sous le titre révélateur de L’honneur des professeurs de droit. – Explication d’une lettre ouverte sur l’Union européenne, la démocratie et l’Etat de droit (V. Heuzé, Jcp G ; 2007, I 116), fournissait une explication de la démarche dans laquelle on trouve les affirmations suivantes : « Les auteurs de la lettre ouverte sont tous des professeurs en exercice. Et ils sont tous spécialisés dans les matières qu’affectent les excès de pouvoir qu’ils dénoncent. En tant qu’ils défendent les conditions d’exercice de leur profession, ils ne sont donc guère exposés aux justes observations de Pierre Bourdieu à propos de « ce que parler veut dire » […et…] Enseignant-chercheur, le professeur de droit est aussi un juriste. Ce n’est pas un politologue, un sociologue ou un psychologue qui observe la comédie du pouvoir et cherche à en découvrir les ressorts. Il est au service du droit, en tant que produit d’expériences multiséculaires et instrument de l’organisation sociale, mais non pas des puissants ». Face à cette double affirmation ontologique du droit (ce n’est qu’à cette condition qu’elle est une règle de droit et mérite donc obéissance) et du professeur de droit (au service du droit), il n’y eut pourtant pas de réponse clairement ontologique et épistémologique, seule susceptible de porter l’affrontement du terrain directement politique sur un terrain d’écoles.

C’est en revanche ce que avec Stéphanie Hennette-Vauchez, Véronique Champeil-Desplats et Pierre Brunet nous avons tenté de faire en répondant à laLettre ouverte à toutes les sénatrices et tous les sénateurs de la République française afin de les alerter sur les conséquences réelles pour les enfants du projet de loi sur le mariage des personnes de même sexe non sous forme de pétition mais par une présentation (nécessairement rapide) d’arguments de nature épistémologique, d’abord dans une revue en ligne de philosophie (http://www.raison-publique.fr/article601.html, et il faut ici dire que le texte proposé à des quotidiens, pour demeurer dans le même circuit de communication que la pétition discutée, n’avait pas été accepté, montrant que laquestion épistémologique importait assez peu dans le débat politique naturel ; le titre s’en ressent, Mariage pour tous : juristes, taisons-nous !, tout en se référant tant aux débats dans d’autres communautés de praticiens qu’à des articles essentiels de la réflexion sur la critique des juristes, v. infra), puis repris dans une revue juridique (sous un titre plus adapté à la démarche :« Mariage pour tous: les juristes peuvent-ils parler « au nom du Droit » ? », Recueil Dalloz, 2013, p. 784). A cette prise de position épistémologique, destinée à dessiner des oppositions d’écoles, une réponse fut proposée par quatre des signataires de la première lettre ouverte, qui dut néanmoins pour être acceptée à la publication recourir aux dispositifs juridiques relatifs au droit de réponse (B. Daugeron, A.-M. Le Pourhiet, J. Roux, P. Stoffel-Munck, « Droit de réponse. Mariage pour tous, silence pour quelques-uns », D. 2013, p. 784). Ni la réponse, ni les réactions à cette confrontation (davantage sur les blogs et les réseaux sociaux de juristes, ou non, que dans les écrits universitaires ; mais voir cependant parmi les rares exceptions A. Supiot, « Ontologie et déontologie de la doctrine», Dalloz 2013 p. 1421 ; M. Troper, « Les topographes du droit. A propos de l’argumentation anti-mariage gay : que savent les professeurs de droit ? », Grief ; 2014 n°1) n’ont entendu cependant se situer sur ce terrain. Il y a une véritable réticence semble-t-il à accepter ce recentrement, qui est pourtant le seul moyen de clarifier les fondements d’éventuelles écoles.

Un des points ironiques alors, dans ce minestrone politico-épistémologique, réside dans l’instrumentalisation du débat entre Danièle Lochak et Michel Troper sur le positivisme (voir Curapp, Les usages sociaux du droit, 1989) et plus particulièrement dans l’utilisation de la position prétendument défendue par Danièle Lochak, en défense du cognitivisme éthique et de la dévalorisation de la question épistémologique. Vincent Heuzé, dans son explication écrivait : « Or, comme le rappelle fort opportunément Danièle Lochak dans une étude très récente, « la description « neutre et objective » du droit positif produit des effets de naturalisation et de légitimation », alors que « le juriste est souvent le mieux placé pour démontrer et dénoncer le caractère dangereux ou pervers de certains textes ». Et ces justes remarques, qui concernent le « droit positif », sont l’expression d’un véritable devoir pour les juristes lorsque sont en cause des règles dont les conditions d’élaboration contredisent cette qualification ». Anne-Marie Le Pourhiet, Bruno Daugeron, Jérôme Roux et Philippe Stoffel-Munck achevaient quant à eux leur droit de réponse par ce paragraphe : « Il n’est pourtant jamais venu à l’esprit des 170 signataires de la lettre aux sénateurs d’enjoindre aux collègues de Paris-Ouest de se taire, ni de les accuser de « méthodes fallacieuses », ni encore de leur reprocher de « parler au nom du droit », comme ceux-ci viennent de le faire, en s’abritant derrière un paravent méthodologique et déontologique qui cache très mal leur évident soutien au projet de loi Taubira. D’une part parce que les 170 sont des universitaires tolérants et que certains d’entre eux auraient d’ailleurs fort bien pu signer quelques pétitions des collègues de Nanterre, d’autre part parce que c’est précisément de Nanterre qu’est un jour venue une opportune piqûre de rappel contre « les mésaventures du positivisme ». Outre dans cette dernière réponse la manœuvre stratégique, qui aurait pu être de bonne guerre, de souligner des contradictions ou des incohérences au sein d’une supposée Ecole nanterroise (qui pour exister supposerait une unité qui existe sans doute en partie, mais qu’il convient de ne pas exagérer, et surtout une controverse d’autres Ecoles se situant sur le même terrain pour justifier des postures différentes), il demeure que l’énoncé de prises de position épistémologique suppose qu’on aille un peu au-delà des titres, pour mobiliser des arguments. Danièle Lochak écrivait pourtant (il est vrai dans un texte un peu postérieur : « Ecrire, se taire…, Réflexions sur la doctrine antisémite de Vichy», Le Genre Humain no 30-31, 1996) : « Qu’on m’entende bien : je ne plaide pas pour le mélange des genres. Il est facile d’objecter que prendre parti, c’est tuer la science, et je sais tout ce que la rigueur juridique a à perdre d’y voir mêler sans cesse des jugements de valeur. Il faut savoir distinguer, dans sa propre pratique, ce qui relève respectivement du rôle du juriste, du rôle de l’intellectuel, du rôle du citoyen. Il faut être capable de dire clairement, lorsqu’on s’exprime, « d’où l’on parle », ne pas cultiver la confusion. Mais, pour autant, le juriste ne doit pas ignorer qu’il est aussi un intellectuel et un citoyen, et qu’il a à cet égard des responsabilités ».

Assumer rigueur épistémologique et engagement intellectuel, capacité à dire clairement « d’où l’on parle » ; deux principes d’une épistémologie minimale visiblement non perçue, comme le démontre sa récusation dans la dénonciation d’« un paravent méthodologique et déontologique qui cache très mal [un] évident soutien au projet de loi Taubira ». Je dois avouer que j’ignore encore à l’heure actuelle la position exacte de mes ami-e-s cosignataires sur ce point (qui n’importe en rien dans le recentrage que nous défendions). Pour ma part, m’entendre qualifier de soutien au projet de loi Taubira m’a simplement fait sourire, tant je n’avais pas caché ma position à propos des décisions Qpc antérieures à la loi :

« Si par exemple le conseil constitutionnel avait considéré que l’interdiction du mariage entre personnes de même sexe posait dans son application un problème de discrimination, contraire à la constitution, cela ne revenait pas à admettre de facto la nécessité de décider, juridictionnellement ou législativement, la consécration juridique du mariage entre personnes de même sexe. Mais cela aurait montré qu’un problème de discrimination existe réellement dans le système, qui pourrait être surmonté de différente manière, c’est-à-dire par différentes possibilités de faire évoluer le système : l’évolution de l’interprétation de la loi existante par la Cour de cassation sur les mots « mari » et « femme » aux fins de ne pas y voir un obstacle au mariage qui n’est pas composé d’un « homme » et d’une « femme » au sens biologique ; la modification de l’énoncé du code civil par le législateur pour admettre le mariage entre personnes de même sexe ; mais aussi l’intervention du législateur ou du juge pour gommer les discriminations qui auraient été constatées entre personnes (hétérosexuelles) mariées et personnes non mariées, sans admettre le mariage homosexuel ; voire l’intervention du législateur pour considérer que le mariage, compris comme une institution produisant une discrimination entre couples de même sexe et couples de sexe différent du fait de ses dimensions religieuses ou sociales, ne peut plus être une institution juridique, qui serait renvoyé ainsi à une possibilité de la sphère privée juridiquement reconnue comme objet d’une liberté individuelle sans que des effets juridiques y soient attachés (un mariage religieux sans le mariage civil) ». (« Les premières Qpc en droit civil » in X Philippe et M. Stéfanini, Questions prioritaires de constitutionnalité : premiers bilans , Les cahiers de l’Institut Louis Favoreu, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2011, p. 43 et s.) ; ou sur la question de l’analyse des unions homosexuelles du point de vue du droit des libertés :

« Il est possible qu’il existe de bonnes raisons de refuser le mariage aux personnes du même sexe ; encore faut-il que ces raisons soient publiques, compatibles avec l’affirmation des droits fondamentaux, et que ces raisons conduisent évidemment à l’exclusion. Les raisons classiquement avancées pour considérer qu’un couple homosexuel et un couple hétérosexuel ne peuvent avoir le même droit au mariage sont celles de l’article 12 de la Convention, qui lient le mariage et la fondation de la famille, donc qui dessinent derrière l’institution du mariage la capacité de reproduction. Or les organes européens de protection des droits de l’homme eux-mêmes non seulement se refusent à limiter le droit au mariage à l’exigence de possibilité ou de volonté de reproduction (Comm Edh, 13 déc. 1979, Hamer c/ Royaume Uni : D. et R., 24, p. 5), mais reconnaissent aussi que les termes de l’article 12 n’impliquent pas « que le sexe doive être déterminé selon des critères purement biologiques » (Cedh, gr. ch., 11 juill. 2002, Goodwin c/ Royaume-Uni : Gacedh 2002, n° 38, § 100). Par ailleurs il ne fait aucun doute que le nombre de familles composées de parents non mariés et d’enfants (recomposées ou non) ne peut plus être considéré depuis longtemps comme marginal, et infirme l’idée d’un lien empiriquement nécessaire entre mariage et procréation. Il n’y a rien ici qui puisse justifier l’exclusion du mariage homosexuel. En revanche, il est possible et légitime de considérer que le mariage est un sacrement, et qu’il obéit à des présupposés de type religieux ou moraux, auxquels son extension aux couples homosexuels contreviendrait. Ces raisons ne sont pas nécessairement publiques, mais bien réelles derrière la prohibition. Or ces raisons n’impliquent pas nécessairement cette prohibition. Aussi respectables qu’ils soient, ces présupposés sont relatifs au mariage religieux, et n’ont pas à être pris en compte sans précaution, notamment celles qui imposent d’assurer l’égalité devant la loi, dans la compréhension du mariage civil. Si l’on tient absolument à protéger le lien entre mariage et présupposés religieux ou moraux, la prohibition du mariage homosexuel n’est pas plus légitime que la disparition du mariage civil, qui placerait juridiquement chaque couple dans une situation d’égalité vis-à-vis du droit, et laisserait à chacun de ces couples la responsabilité de sa conscience, en recourant ou non, s’il le veut ou s’il le peut, à un mariage strictement religieux, selon ses croyances. On peut choisir de supprimer le mariage civil, ou d’étendre le mariage aux couples homosexuels : c’est un choix essentiel, et qui mérite attention et prudence. Mais il est douteux que l’on puisse indéfiniment occulter ce choix en voulant préserver une législation établissant une discrimination de moins en moins justifiable ». (« La protection de la vie familiale » in P. Wachsmann et F. Picod (dir.), Encyclopédie Libertés, LexisNexis, Paris, 2007, fascicule 1200.)

Pour qu’il puisse y avoir Ecoles, dans le sens que j’ai adopté, il est donc nécessaire d’avoir au minimum une conception méta-doctrinale commune sur les nécessités d’une épistémologie, sinon partagée, du moins en débat (et sur la nature des arguments en débat). Je ne prétends donc pas qu’il faut une même conception épistémologique (le positivisme critique pour faire court), mais qu’il faut un intérêt pour la question épistémologique. C’est là la condition pour s’accorder sur des désaccords, et permettre une controverse cohérente, constitutive d’Ecoles. Or cette question ne me paraît pas plus centrale aujourd’hui qu’au moment où le Jam la discutait dans ses cours au sein de la communauté des juristes universitaires, qui se définit toujours académiquement (disciplinairement si l’on préfère, par l’appartenance à une même discipline qui n’est pas interrogée, et repose sur l’évidence des anciennes facultés de droit), comme le montre notre capacité à nous fédérer défensivement (contre la remise en cause du monopole de ces facultés) ou offensivement (dans des débats davantage politiques et citoyens que théoriques et scientifiques).

A cet égard, le constat auquel procédait la science politique il y a quarante ans ne peut être considéré comme dépassé, quand bien même l’essor très relatif de la théorie du droit ou de la sociologie du droit offre sans doute des pistes sinon nouvelles, en tout cas possibles ; mais très marginalement empruntées. Pour l’essentiel, il n’y a pas d’Ecoles en droit, mais une Ecole du droit, assez peu discutée de l’intérieur, et fortement attaquée de l’extérieur.

Si c’est donc là que se situe l’unité de la discipline juridique, à l’inverse, celle de la science politique peut faire aussi question. Rupture évidemment disciplinaire au sens académique, la science politique reconnue (Section Cnu, département à l’intérieur des Ufr de droit – et de science politique – le plus souvent davantage qu’autonomie institutionnelle) ne me semble pas pouvoir ni devoir s’unifier sur une épistémologie commune (même si à l’évidence la prise en compte de la question y est plus présente et radicale qu’au sein de la discipline juridique) : entre sociologie critique, histoire, philosophie et autres, la science politique est en réalité plurielle, non au sens d’Ecoles (encore que…) mais au sens de ses objets et de ses méthodes ; de sciences (du politique) ou de sciences sociales. D’une certaine manière, volontiers provocatrice, l’immobilisme des juristes (et sa puissance de feu : sa masse d’enseignants-chercheurs et d’étudiants si l’on veut) continue à unifier la discipline non de manière positive (ce que doit être la science politique) mais de manière négative (ce à quoi, ou à qui, elle – continue à – s’oppose-r). Loin de tuer le père, on conserve son image comme repoussoir, évitant peut-être d’aborder de front la question de sa propre identité.

D’un autre côté, tout cela demeure très franco-français : dans nombre de pays voisins une partie des politistes et des juristes travaillent ensemble autour d’un objet commun et de méthodes partagées : Kelsen n’a pu rejoindre Berkeley qu’en devenant professeur au département de science politique (après avoir été refusé à la faculté de droit de Harvard) ; et Bobbio fonda un département de science politique ; pour des raisons très diverses, deux des grands juristes du XXe siècle, tenants d’une épistémologie du droit rigoureuse, ont travaillé (avec) la science politique sans renoncer à cette épistémologie. Et l’on pourrait multiplier les exemples.

Il y a sans doute matière à dépasser les héritages historiques des deux disciplines du droit et de la science politique, leur clivage fondateur et leurs imprécisions épistémologiques, pour constituer sur des objets communs (quand ces objets sont communs) un travail pluridisciplinaire, voire pour faire émerger sur ces objets communs une épistémologie partagée (autour de l’empirie et de la sociologie du droit en action, autour de l’analyse linguistique critique, etc.). Il est bien sûr possible que cela ne soit plus ni réellement du droit, ni réellement de la science politique : mais c’est un enjeu majeur de la recherche et de l’enseignement. Cela l’était déjà dans les enseignements du Jam ; peu de structures disposent des atouts du Laboratoire des Sciences Sociales du Politique pour proposer une telle démarche et pour ce faisant faire Ecole.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Relire le Précis de droit administratif de Louis Rolland (par le Dr. M. Meyer)

Voici la 33e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 4e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

L’extrait choisi est celui de l’article du Dr. Maxime Meyer présentant le précis de droit administratif de Louis Rolland.

Cet ouvrage est le quatrième issu de la collection
« Revue Méditerranéenne de Droit Public (RM-DP) ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volume IV :
Journées Louis Rolland
le Méditerranéen
dont Justice(s) constitutionnelle(s) en Méditerranée

Ouvrage collectif
(dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
Mathieu Touzeil-Divina & Anne Levade)

– Nombre de pages : 214
– Sortie : juillet 2016
– Prix : 39 €

ISBN / EAN : 979-10-92684-08-7 / 9791092684087

ISSN : 2268-9893

Mots-Clefs : Droit(s) comparé(s) – droit public – Justice(s) – Louis Rolland – droit administratif – droit colonial – Libertés – Constitution – constitutionnalisme – Méditerranée – Cours constitutionnelles – Pouvoir(s) – Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

Présentation :

Le présent ouvrage est le fruit de deux journées d’étude(s) qui se sont déroulées au Mans (à l’Université du Maine) respectivement en mars 2014 et en mars 2015. Ces moments furent placés sous le patronyme et le patronage du publiciste Louis ROLLAND (1877-1956) né en Sarthe. Et, comme ce dernier – par sa carrière comme par sa doctrine – évolua auprès de plusieurs rives de la Méditerranée, le titre choisi pour ce quatrième numéro de la RMDP est – tout naturellement – : « Louis ROLLAND, le méditerranéen ».La première partie de la Revue reprend les principaux actes de la journée d’étude(s) de 2014 spécialement consacrée à l’œuvre (notamment à ses deux célèbres précis) et à la vie du juriste sarthois qui fut député du Maine-et-Loire mais également chargé de cours puis professeur à Alger, Nancy et Paris. La seconde partie de ce numéro propose ensuite des réflexions et des propositions relatives à « la » ou plutôt « aux » Justice(s) constitutionnelle(s) en Méditerranée.

Ont participé à ce numéro : les pr. BENDOUROU, CASSELLA, GUGLIELMI, HOURQUEBIE, IANNELLO, LEVADE, DE NANTEUIL & TOUZEIL-DIVINA ainsi que mesdames et messieurs ELSHOUD, GELBLAT, MEYER & PIERCHON. Y ont également participé plusieurs étudiants du Master II Juriste de Droit Public de l’Université du Maine (promotions 2014 & 2015).

Publication réalisée par le COLLECTIF L’UNITE DU DROIT avec le soutien du laboratoire juridique THEMIS-UM (EA 4333 ; Université du Maine).

Relire le Précis de droit administratif
de Louis Rolland

Maxime Meyer
Doctorant en droit public, Université du Maine (ed 88)
Laboratoire Themis-Um (ea 4333), Collectif L’Unité du Droit
Secrétaire du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

Une lecture utile ? Il pourrait y avoir quelques paradoxes à dépoussiérer et consacrer quelques lignes au Précis de droit administratif de Louis Rolland tant son existence n’est pas inconnue des universitaires et son sujet bien appréhendé, tant, encore, d’autres facettes de sa vie et aspects de son œuvre ont mérité et – en conséquence fait l’objet – d’amples enquêtes et explications[1]. Battu sur le terrain de la notoriété par ses illustres prédécesseurs administrativistes[2], dépassé par l’inexorable écoulement du temps, que pourrait-on encore apprendre en lisant cet ouvrage publié dans la collection des petits précis Dalloz et essentiellement conçu pour les étudiants ? Avant de jeter une lumière sur cet écrit de première importance, un rappel de ses origines et diverses éditions, ainsi que de sa place dans l’œuvre écrite de Louis Rolland ne paraît pas inconvenant.

Origines, éditions du Précis. Le Précis de droit administratif[3] tire son origine directe des notes de cours correspondant aux enseignements du Professeur Rolland dispensés d’abord à la Faculté de Droit de Nancy puis à celle de Paris. L’ouvrage connaîtra de multiples éditions – onze précisément, de 1926 à 1957 – sans compter la publication d’éditions mises à jour par le biais d’addenda évitant ainsi une refonte complète et parfois lourde[4]. La onzième et dernière édition du Précis est parue à titre posthume en 1957, l’année suivant la mort de son auteur, et a été permise grâce aux bons soins de MM. De Corail et Jeanneau et préfacée par le Professeur Rivero, qui a repris aux éditions Dalloz la charge de rédiger un précis de Droit administratif à partir de 1960[5].

Place du Précis dans l’œuvre de Rolland. Coexistent avec ce Précis de droit administratif, outre de nombreux articles et notamment des travaux relatifs aux droits internationaux et financiers, deux séries d’écrits majeurs que sont les répétitions écrites de ses cours de doctorat[6] et son Précis de législation coloniale devenu Précis de droit des pays d’outre-mer[7]en collaboration avec Pierre Lampué. Complément naturel de ces productions, le Précis de droit administratif, en ce qui concerne exclusivement cette matière, est l’ouvrage de base. D’abord, il est le premier ouvrage d’ensemble du Professeur sarthois. C’est grâce à sa nomination pérenne à la Faculté de droit de Paris qu’il lui a été permis de rédiger une telle synthèse. Ensuite, on peut dire qu’il est devenu une œuvre de maturité ; celle qu’il a constamment remise à jour jusqu’à sa disparition. Il est donc celui qui nous permet de saisir le mieux sa doctrine – la plus tardive – et sa conception d’ensemble du droit administratif.

Oubli relatif du Précis. Certes, le Précis constitue sans doute l’œuvre la plus connue du Professeur sarthois en ce que nombre d’administrativistes y ont recours, surtout s’agissant des études relatives au service public, où il est devenu classique de citer les « caractères communs à tous les services publics »[8], nationalement connus et enseignés sous le nom de « Lois de Rolland ». Pour autant, le Précis n’est pas cité systématiquement en tant qu’ouvrage de référence. Ainsi en va-t-il par exemple du récent Traité de droit administratif, paru aux éditions Dalloz, qui ne le mentionne pas en tant qu’ouvrage classique[9], ni dans la bibliographie particulière du chapitre consacré au service public[10]. Autre exemple, le bien connu traité du Professeur Chapus ne fait pas davantage place au Précis dans les éléments bibliographiques consacrés aux services publics[11]. On pourrait multiplier les exemples à l’envi ; la conclusion est la suivante : le Précis n’est pas passé à la postérité. La raison peut tenir aux caractères intrinsèques d’un précis, destiné avant tout à l’enseignement et qui n’a pas vocation à faire date dans la littérature scientifique, à l’inverse des grands traités et articles de fond, quoi qu’il ne s’agisse pas là d’une donnée générale[12]. Pour autant, la lecture du Précis ne laisse pas indifférent et ce, à raison tant de sa structuration formelle que de son contenu. Puisqu’il s’agit moins de traiter de la doctrine de Louis Rolland proprement dite – ce qui, du reste, à déjà été mené au moins du point de vue de la notion de service public[13] – que du Précis en lui-même[14], nous serons amenés à présenter d’abord les caractères pédagogique et transitionnel du livre (I), ensuite ses dimensions réellement doctrinale et théorique (II).

I. Une œuvre pédagogique et transitionnelle

Tradition et modernité. Le Précis appartient à un double courant. Il est à la fois traditionnel par ses développements qui, à partir des années 1950, semblent disparaître formellement des plans et constituaient des classiques dans les ouvrages de droit administratif depuis 1800 et moderne par son format – en ce sens qu’il est un ouvrage « de masse », destinée à la population estudiantine, essentiellement en licence. La force du Précis réside dans le fait qu’il combine à la fois un objectif premier d’être un outil d’enseignement du droit administratif (A) et la conservation d’une originalité propre jusqu’à ses dernières éditions (B) qui, d’une certaine manière, le rattache à la grande tradition des publicistes administrativistes.

A. Un livre formellement et avant tout consacré à l’enseignement

Les prétentions du Précis. Le Précis, par sa dénomination même ne poursuit pas l’exhaustivité qui est plutôt l’apanage des traités. L’auteur en convient volontiers puisqu’il précise en préface qu’il s’agit d’un « petit livre », « un tableau d’ensemble » brossé « de façon simple, très claire, et aussi très rapide »[15]. Humble, le professeur Rolland renvoie aisément aux ouvrages plus détaillés[16], mais ne renonce pas pour autant à une certaine forme d’exhaustivité. Aussi annonce-t-il que si l’ouvrage n’est pas le lieu de savantes constructions doctrinales, les controverses, doctrines, systèmes normatifs et jurisprudences feront systématiquement l’objet d’une description ou d’un jugement, fût-ce en quelques lignes[17]. La concision et l’excellence de ce Précis n’a pas manqué d’être relevées lors de la parution de ses multiples éditions. Ainsi la Revue du droit public a-t-elle pu signaler un « tableau d’ensemble, substantiel, mais bref, du droit administratif français »[18] et un « excellent petit précis pour les étudiants, mais très substantiel et résumant, en termes précis, les théories générales du droit administratif français »[19]. Ces commentaires ont évidemment une connotation plutôt dépréciative s’agissant, tout du moins, de l’intérêt scientifique du livre. Si le public visé est évidemment constitué majoritairement d’étudiants, Louis Rolland a souhaité toucher plus largement les citoyens[20]. Cette volonté se retrouve fréquemment exprimée dans les préfaces et avertissements des ouvrages de droit administratif, mais elle trouve une réalité visible dans ce Précis eu égard au caractère détaillé et directement utile pour les administrés des développements consacrés aux recours juridictionnels et non juridictionnels ainsi qu’aux grands services publics présentés en dernière partie. Plus tard et de façon plus méliorative, le Doyen Vedel mentionnera le Précis comme un « excellent traité » ayant marqué « la transition de l’avant-guerre à l’après-guerre »[21].

La multiplicité des sources. S’agissant de la méthode d’étude du droit administratif, l’auteur rappelle selon une méthode exégétique[22] que, outre la consultation et la connaissance des normes écrites (lois, règlement), une attention particulière doit être portée aux doctrines – et cite en ce sens la construction de la théorie des domaines publics et privés –, mais surtout à la jurisprudence[23]. Notamment, il milite pour une consultation sérieuse et minutieuse des décisions car dit-il « beaucoup d’erreurs proviennent d’une lecture superficielle ou incomplète »[24] de celles-ci. Pour aussi naturel que ce conseil puisse paraître, un tel rappel n’est pourtant pas suranné compte tenu de la massification croissante des ouvrages et revues pouvant laisser croire – du moins aux nouveaux étudiants – que l’on peut s’abstraire de se confronter directement aux décisions de justice au profit de résumés et commentaires facilement consultables.

La structure du droit administratif. En outre et formellement, l’ouvrage est construit selon une logique qui de prime abord peut paraître déroutante. Sans doute convient-il d’en donner l’aperçu avant de la commenter. Formellement, l’ouvrage se divise en cinq parties, précédées d’une introduction générale[25] essentiellement historique sur l’évolution du droit et du système administratifs depuis l’An VIII (1799). Surtout la matière du droit administratif et la notion de service public y font d’emblée l’objet de premières définitions. Sans anticiper davantage sur la suite des développements, précisons que Louis Rolland définit en première page le droit administratif comme « constitué par l’ensemble des règles relatives à l’organisation et au fonctionnement des services publics et aux rapports de ceux-ci avec les particuliers »[26]. De cette circonscription du domaine du droit administratif, il différencie nettement les droits constitutionnels – bien que ses données bibliographiques sommaires l’amènent à nuancer ce propos[27] – financiers et propres à l’organisation de l’appareil judiciaire, précisant que le droit administratif ne concerne que « les services publics […] constituant l’administration »[28]. La première partie est intitulée « la structure juridique de l’administration » et ce titre renseigne en réalité assez mal sur son contenu. Elle est toute entière centrée sur les services publics, ce que traduisait mieux l’intitulé retenu pour les premières éditions : « Théorie générale des services publics »[29]. L’auteur y aborde naturellement le service public et les diverses distinctions que la notion induit, mais aussi des éléments sur la personnalité morale de droit public. A l’intérieur de cette première partie, la « théorie générale de l’organisation et du fonctionnement des services publics »[30] comprend les développements relatifs à la séparation des autorités administratives et judiciaires, aux actes de l’administration (acte unilatéral et contrat) ainsi qu’à la théorie de la supériorité de la loi. La seconde moitié de cette partie est consacrée à l’étude des fonctionnaires, autres agents publics et travailleurs de droit privé que l’on retrouve au sein des services publics. Ensuite, la deuxième partie consiste en l’exposé classique des institutions administratives territoriales d’abord, centrales ensuite, avec place faite aux établissements publics et aux personnes morales de droit privé d’intérêt général. La troisième partie est consacrée à l’étude du contentieux administratif que l’auteur considère comme réglant les rapports de l’administration avec les administrés et qui constitue pour eux le moyen d’influer sur la marche, éventuellement défaillante, des services publics. La quatrième et avant dernière partie consiste en l’examen des « moyens d’action de l’administration », « grâce auxquels, dit l’auteur, la marche des services est assurée »[31]. Il s’agit d’aborder la police administrative et les diverses matières qui ressortissent aujourd’hui au droit administratif des biens (les domaines, les réquisitions de biens et les travaux publics). La cinquième partie, sous l’appellation générique « les mécanismes administratifs »[32] consiste en l’exposé de quelques grands services publics : l’enseignement classique (public et privé, supérieur, secondaire et primaire) et technique et agricole ; les transports ferroviaires et aériens marchands ; l’exploitation des mines et la fourniture de l’électricité. Il s’agit ici, d’une sélection opérée dans ce qu’il était classique d’appeler « les matières administratives »[33]. Le plan global de l’ouvrage, qui traduit la vision personnelle de Louis Rolland quant à l’objet du droit administratif, est globalement maintenu au fil des dix éditions. Les modestes mutations constatées – relatives surtout à l’intitulé de la première, à la disparition du service public de l’assistance au sein des « mécanismes administratifs » et à l’ajout du service des transports aériens marchands – ne traduisent pas, selon nous, une évolution de conception dans la matière, mais essentiellement des transformations sémantiques, d’aisance, ainsi qu’une conformation à l’évolution du droit positif. Il faut en conclure que le plan bâti en 1926, et a priori fondé sur le plan de ses cours aux Facultés de droit de Nancy et de Paris, a paru propre à donner une vision claire du droit administratif nonobstant ses transformations profondes durant le deuxième quart du XXe siècle. C’est dire que Louis Rolland était convaincu de son efficience et de sa complétude et que celles-ci se sont vérifiées à travers les âges. C’est précisément les dimensions du Précis – avons-nous dit essentiellement pédagogique – combinées à cette structure, hautement symbolique et chargée de convictions, qui le distinguent nettement des autres manuels concurrents et fondent ainsi, selon nous, son originalité et sa force.

B. Un livre original mêlant tradition et modernité

La transition littéraire. Afin de donner tout son relief à l’originalité du Précis de Louis Rolland, il importe de le replacer dans la littérature administrativiste de son temps et de relever qu’une transition s’opère entre deux âges : celui des traités exhaustifs et à la dimension doctrinale incontestable et celui des ouvrages qui, pour être complets et transmettre des idées fortes, sont bâtis selon un plan similaire et essentiellement neutre, voire descriptif. En schématisant, et donc de façon nécessairement grossière, on peut dire qu’avant la Seconde Guerre mondiale, la littérature consacrée au droit administratif est marquée par l’hégémonie de grands traités dont les dimensions dépassent largement celles du Précis de Louis Rolland. Ainsi en va-t-il des classiques Principes généraux du droit administratif[34]de Gaston Jèze ; du monumental Traité de droit constitutionnel de Léon Duguit et du Précis de droit administratif et de droit public de Maurice Hauriou[35]. Pour ne prendre que ces trois exemples parmi les plus célèbres, tous sont animés d’une coloration doctrinale forte et aisée à constater. Ainsi Gaston Jèze ouvre la deuxième édition de ses Principes en relevant qu’« aux dogmes périmés, la jurisprudence du Conseil d’Etat a substitué la notion fondamentale […] du service public. Ce n’est pas le moment de développer cette idée qui inspirera cet ouvrage tout entier. […] Le service public est, aujourd’hui, la pierre angulaire du Droit administratif français. Cette notion sert à remodeler toutes les institutions du droit public »[36] ; les tomes II et III de son grand ouvrage confirment, par leurs titre et plan, ce constat. Hauriou fait une place très nette à sa théorie de l’institution, et à l’idée de puissance publique – en contestant frontalement l’approche de « l’Ecole du service public »[37]. Plus tard, essentiellement après la guerre, nombre d’ouvrages de droit administratif vont perdre cette physionomie doctrinale et substituer à un exposé engagé, prescriptif, un plan plus descriptif consistant grosso modo, à présenter les différents pans de la matière comme autant de réponses à des questions simples : qui ? Les institutions administratives. Dans quel cadre ? Les sources. Par quels moyens ? Les actes, et plus tard, les biens et les fonctions publics. Dans quels buts ? La police administrative, le service public, l’interventionnisme et la régulation économique. Dans quelle limite ? La responsabilité administrative. Enfin, sous quel contrôle ? La juridiction et le contentieux administratif. La critique est facile : l’explosion normative et l’expansion des champs d’étude ont rendu difficile, voire infaisable, la recherche d’un « critère » du droit administratif et la subordination de tout le droit administratif à ce seul critère. Si cette recherche d’un critère unificateur n’a jamais disparu[38], elle s’est amenuisée et disparaît de la structure – évidemment jamais totalement du fond – des ouvrages destinés en premier lieu à l’apprentissage. Par exemple, le successeur précité de Louis Rolland aux éditions Dalloz, le Professeur Rivero, bâtit son ouvrage selon un plan beaucoup plus descriptif et neutre[39]. Louis Rolland perpétue une certaine tradition dans son ouvrage, rapproché dans sa forme, son volume et sa pédagogie, relevée supra, d’un ouvrage d’aujourd’hui. Cette perpétuation sera évoquée à travers le double prisme des « matières administratives » et de la recherche d’un critère essentiel au droit administratif.

La mise en avant des « matières administratives ». Etabli en cinquième et dernière partie d’ouvrage, ces « mécanismes administratifs particulièrement importants »[40] que sont dans l’ouvrage l’enseignement, les transports et l’énergie, sont ce que l’auteur appelle encore et qu’il était courant d’appeler les « matières administratives ». Définies par le Professeur Touzeil-Divina comme « rangées le plus souvent alphabétiquement, ces matières n’étaient autres qu’un découpage sectoriel et personnel – comme dans un code privé – de la législation administrative positive »[41], les « matières administratives » furent un procédé important et essentiel de diffusion du droit administratif dès les années 1800. Cette présentation du droit administratif sous forme de répertoire alphabétiquement organisé n’est pas restée sans critique notamment quant à l’induction d’un brouillage des grands principes et idées qui modèlent le droit administratif[42]. Cet écueil ne saurait être reproché à Louis Rolland qui place ces éléments en dernier lieu et qui donc sont précédés d’un exposé plus organisé prenant alors forme d’une excellente introduction. Evidemment, Louis Rolland n’aurait pu présenter toutes ces matières dans un cadre aussi réduit que le Précis. Un choix a donc dû être opéré[43]. Les services publics de l’assistance – initialement présenté dans les premières éditions et disparu par la suite – et de l’enseignement sont choisis car ce sont deux éléments forts de la pensée politique de Louis Rolland. L’assistance est en lien avec la vertu chrétienne de charité chère à Louis Rolland. Il en va de même de l’enseignement eu égard à son action politique au cours de son mandat de député. Les transports et les secteurs énergétiques sans doute, quant à eux, à raison de leur importance économique et sociale importante. Un autre élément qui maintient le Précis dans une certaine tradition est la recherche et la mise en avant d’un critère essentiel et structurant du droit administratif.

La recherche d’un critère essentiel. La structure du livre peut, notamment avec un regard actuel, dérouter. En effet, la structure employée par l’auteur conduit à disjoindre l’exposé d’éléments qui sont traditionnellement étudiés de conserve. Notamment, la théorie des actes administratifs est dissociée du droit des fonctions publiques et des biens publics alors qu’ils constituent ensemble les moyens d’action de l’administration : moyens juridiques pour les actes, en personnel pour le droit public du travail et en matériel avec le droit administratif des biens. De même, la police administrative est disjointe des services publics alors que la police est un service public. Il est vrai que police administrative et service public sont souvent, mais pas systématiquement, étudiés de manière séparée dans les ouvrages et cours de droit administratif. Il faut cependant insister, en souscrivant à l’opinion du Professeur Delvolvé, sur le fait que « la mission de maintien de l’ordre correspond elle-même à un service public : la police est un service public »[44] et qu’il « faut donc être conscient de ce rapprochement lorsqu’on envisage successivement la police et le service public »[45]. La cohérence du plan, inhabituel aujourd’hui, devient plus évidente. Au service public sont liées les institutions administratives en ce qu’elles décident de ce qui est ou n’est pas un service public. Ces institutions sont celles qui assurent les missions de service public et celles de droit public en conservent toujours la « direction stratégique »[46]. Le contentieux administratif est cette matière qui vient aider l’administré à faire face aux défaillances des services publics. Les moyens de l’administration, dont nous avons noté le morcellement dans l’ouvrage, sont ceux qui permettent la bonne marche des services publics. Les mécanismes administratifs décrivent, quant à eux, des manifestations des services publics, des illustrations, particulièrement importantes aux yeux de l’auteur. On observe aisément à la lecture du Précis que l’élément structurant réside dans la notion de service public. Ce faisant, Louis Rolland continuait d’ériger le service public en « pierre angulaire »[47] du droit administratif ce qui soutient indéniablement les dimensions doctrinale et théorique du Précis.

II. Une œuvre doctrinale et théorique

« Doctrine » et « théorie ». Selon une distinction un temps bien établie, mais aujourd’hui semble-t-il délaissée, il convient de distinguer entre l’écrit prescriptif – la « doctrine » –, qui consiste à donner une manière dont il faut voir les choses, et l’écrit descriptif – la « théorie » –, qui consiste à donner à voir les choses telles qu’elles sont[48], il est possible de rattacher aux deux notions le Précis de droit administratif de Louis Rolland. Doctrinal, l’ouvrage, par sa structure même, nous invite à concevoir le droit administratif selon un critère fort, comme le droit des services publics (A) ; conception qui ne saurait être maintenue qu’en raison d’une systématisation théorique de la jurisprudence de son temps effectuée par le Professeur parisien (B). Il s’est agi pour Louis Rolland de livrer une œuvre inductive, réaliste, – le droit administratif est droit des services publics à raison du réel – et non de déduire la teneur du droit administratif d’une hypothèse, politique ou autre.

A. La part doctrinale : un écrit engagé en faveur du service public

Un écrit juridiquement engagé. Outre sa structure même, le fond de l’ouvrage ne fait pas mentir l’avertissement de l’éditeur qui précisait que « malgré leur format réduit, ces [précis] ne sont pas des « mémentos », résumés secs et incolores […], mais bien de vrais manuels animés de l’esprit des cours oraux et développant idées générales qui vivifient l’enseignement ». En effet, le livre fourmille d’exemples matérialisant un réel questionnement sur le droit positif après son exposé. Ainsi, Louis Rolland se propose-t-il d’enseigner « la véritable nature de la personne morale »[49] ou de la notion de la règle de séparation des autorités administratives et judiciaires[50], prenant position dans un débat exposé auparavant en profondeur. Plus fréquemment encore, l’auteur questionne la « valeur » de distinctions, thèses ou critique à propos, notamment, de la distinction entre actes d’autorité et de gestion, des thèses régionalistes, des critiques dirigées contre l’institution des tribunaux administratifs, du système français de répartition des compétences juridictionnelles entre les deux ordres, des théories domaniales, etc. Ce faisant, Louis Rolland assume pleinement son rôle d’enseignant-chercheur, qui, en sus de son rôle de transmission des savoirs, analyse, critique et propose. Par ailleurs, certains développements font directement écho à son engagement politique. Ainsi en va-t-il de la liberté de conscience, du régime et de la police des cultes[51], ou encore des services publics de l’enseignement[52], thématique qu’il a pu approfondir et défendre durant son mandat de député[53].

La mise en avant du service public. Enfin, et surtout pour la science du droit public, c’est la mise en avant du service public qui contribue à la dimension doctrinale du Précis ainsi qu’on l’a déjà écrit supra. Pour Louis Rolland en effet, le droit administratif « est constitué par l’ensemble des règles relatives à l’organisation et au fonctionnement des services publics et aux rapports de ceux-ci avec les particuliers »[54] ; il « est essentiellement le droit des services publics »[55]. Ceci dit, quelle(s) conception(s) du service public Louis Rolland retenait-il ?

Organicisme et subjectivisme[56]. L’auteur adopte une conception à la fois organique et subjective de la notion de service public. Organique d’abord, la notion de service public est définie largement comme une « entreprise ou institution d’intérêt général qui, sous la haute direction des gouvernants, est destinée à donner satisfaction à des besoins collectifs du public »[57]. Trois points ressortent clairement de cette définition : 1°/ d’abord, l’idée que le service public n’est pas une notion abstraite, mais a, au contraire, une existence matérielle indéniable mêlant à des techniques juridiques des moyens humains et matériels, c’est-à-dire une « entreprise » visant « à obtenir un certain résultat »[58] ; 2°/ ensuite, l’idée que le service public doit correspondre à un intérêt général, tantôt désigné par Louis Rolland comme tel, tantôt en tant que « besoins collectifs », soit encore par l’expression aux accents thomistes[59] de « bien commun » ; 3°/ enfin, que les services publics dépendent toujours des gouvernants, donc d’une personne publique, critère fondamental et premier pour Rolland qui en fera en outre la première de ses « Lois »[60]. Le prisme organique est affirmé de manière plus claire encore lorsque Louis Rolland précise que « le plus simple [pour la construction d’un plan d’étude du droit administratif] paraît être de décrire d’abord la structure juridique de l’Administration, et pour cela d’étudier les règles générales d’organisation des services publics »[61]. L’auteur concède toutefois que l’on peut considérer le service public sous un autre angle qu’il appelle « matériel », aujourd’hui nous dirions fonctionnel. C’est dire que le service public est ici considéré du point de vue de l’activité en cause qui, dans tous les cas, est une activité d’intérêt général. Louis Rolland concède que la jurisprudence utilisait ce point de vue notamment pour caractériser l’existence d’entreprises privées d’intérêt général, c’est-à-dire, exerçant une activité d’intérêt général[62]. Mais selon lui, cette manière de faire est condamnable et contribue à noyer la notion de service public avec toute mission d’intérêt général qui ne serait pas exercée sous la direction effective d’une personne publique. Cette fidélité à une conception organique du service public n’était, du reste, partagée ni par Léon Duguit, ni par Gaston Jèze qui définissaient le service public en premier lieu comme une « activité »[63] ou un « procédé »[64], donc fonctionnellement. Roger Bonnard semble en revanche partager la conception organique dans son Précis de droit administratif[65]. Subjective ensuite, cette conception suppose, qu’il n’y a pas de service public « par nature », qu’est service public ce qui est décidé comme tel par la personne publique, ce que marque les expressions employées dans le Précis telles que « sous la haute direction des gouvernants » ou encore « tous les services publics […] relèvent d’une personne morale de droit public »[66]. Ainsi entendu, le subjectivisme est l’aboutissement naturel du primat organique dans la définition du service public. Nul objectivisme duguiste prescrivant l’obligation pour une personne publique de remplir une mission par contrainte, sous le poids de l’interdépendance sociale objectivement constatée et qu’il convient impérativement de réaliser[67]. Après Jèze, Rolland souscrit à l’idée selon laquelle les personnes publiques sont libres de décerner la qualité de service public à telle ou telle activités ainsi que les théories de « l’étiquette »[68], du « label »[69] ou encore du « post-it »[70] le formalisent. Cette posture doctrinale de mise en relief de la notion de service public est sous-tendue par un travail de systématisation dont nous allons donner trois exemples parmi les plus importants.

B. La part théorique : un essai réaliste de systématisation

Nécessité & matérialité des « Lois » du service public. La notion de service public, aux débuts du XXe siècle, avait une haute charge unificatrice en ce qu’il en découlait un triple lien entre le service public et la personne publique, le droit administratif et la compétence contentieuse de la juridiction administrative[71]. A partir des années 1920, ces liens sont rompus dans la mesure où l’émergence de la notion de spic[72] conduisait à l’application du droit privé, sous le contrôle éventuel du juge judiciaire ; et en 1938, avec l’arrêt Caisse Primaire « Aide et protection »[73], le juge administratif admettait qu’une personne privée puisse gérer directement un service public administratif. Devant ce morcellement, Louis Rolland proposait une adaptation contribuant à sauvegarder l’unité et l’utilité de la notion de service public : la formalisation de principes communs à tous les services publics d’une part et d’autre part l’acceptation et la valorisation des services publics industriels et commerciaux. C’est sans conteste la fulgurance intellectuelle de Louis Rolland la plus reconnue. Elle est passée à la postérité dans la doctrine administrativiste, mais force est de constater, encore une fois, que le Précis est trop rarement cité lorsqu’il est question des « Lois de Rolland ». Souvent enseignées au nombre de trois, il en existe en réalité quatre dont une seule est, au début, qualifiée de loi : c’est la loi de changement, dit aussi principe de mutabilité d’après lequel les « règles d’organisation et de fonctionnement [des services publics] peuvent toujours être modifiées à tout moment par l’autorité publique compétente »[74]. Les deux autres règles bien connues sont celles de continuité du service et d’égalité devant les services publics. Le quatrième principe commun à tous les services, « souvent négligé »[75] et qui est en réalité le plus important est la règle de rattachement selon laquelle tous les services publics sont placés sous la dépendance effective des personnes publiques auxquelles s’attachent des prérogatives exorbitantes. Cette règle, très rarement enseignée au titre des « Lois de Rolland », découlant pourtant directement de la définition organique du service public, n’est jamais démentie par le droit positif[76]. Le grand intérêt de ces « Lois », dégagées d’après la jurisprudence, est de conférer à la notion de service public une unité certaine[77].

Les deux visages du service public. Louis Rolland distingue – avec Roger Bonnard[78], ce à quoi Léon Duguit et Gaston Jèze refusaient de souscrire[79] – entre les services publics proprement dits et « les autres services publics » qui « sont, pour la plupart, des services à caractère industriel ou commercial »[80]. Tous les services sont soumis aux principes communs, les quatre lois précédemment citées. Les services publics proprement dits font l’objet de règles supplémentaires : le principe de continuité y joue de manière absolue, le personnel est essentiellement composé de fonctionnaires, les biens sont soumis un régime particulier, de même pour les deniers mobilisés, les actes bénéficient d’une certaine exorbitance, de même que la responsabilité et la compétence de principe est celle du juge administratif. Pour autant, l’Administration peut recourir au droit privé. Et les services publics à caractère industriel et commercial sont majoritairement soumis au droit privé. Si les règles de droit administratif ont pour bienfait de maintenir la marche régulière et continue du service, elles souffrent de trois inconvénients d’après l’auteur. Premier inconvénient, il est permis de redouter l’abus des prérogatives exorbitantes qu’offre le droit administratif. Deuxième inconvénient, ces règles sont complexes, lourdes et manquent parfois de souplesse. Troisième inconvénient, l’auteur écrit que « le régime spécial est susceptible d’entraîner pour les agents un certain laisser-aller ; il ne les pousse pas à avoir de l’initiative, dilue ou fait disparaître leur responsabilité »[81]. Louis Rolland souligne ainsi l’utilité du recours au service public industriel et commercial et au droit privé. Plutôt que de le rejeter, il l’accepte pour mieux révéler les contours protéiformes de la notion de service public, ce que Laurent Bézie traduit par une « le refus d’une conception monolithique des services publics »[82].

L’acceptation de la personnalité morale et ses conséquences. A la différence de Léon Duguit et Gaston Jèze, Louis Rolland rallie la théorie de la personnalité morale. C’est qu’elle lui paraît incontestable et surtout utile. Utile, car elle permet de mutualiser les patrimoines utiles à la réalisation d’une entreprise commune et surtout parce qu’elle constitue le support des services publics[83]. Incontestable car « réaliste » et aisément observable : rejetant dos à dos les théories de la fiction[84] et de la réalité des personnes morales[85], Louis Rolland explique dans un paragraphe lourdement intitulé « la véritable nature de la personne morale » que « la vérité [sic], c’est que la personne morale n’est ni un être fictif ni un être réel. Elle correspond à un procédé de pure technique juridique derrière lequel il y a des réalités très simples : des individus et un patrimoine affecté à un certain but autre qu’un but individuel ». De là découle notamment l’acceptation de la propriété publique à propos des dépendances du domaine public longtemps discutée en doctrine. Pour Rolland, « avec le criterium de la domanialité publique basé sur l’affectation, il n’y a aucune difficulté à parler d’un droit de propriété »[86]. Toujours réaliste, Louis Rolland concède qu’il ne s’agit pas d’une propriété identique à celle du Code civil, mais que l’idée est tout de même nécessaire pour concevoir le droit des personnes publiques d’exercer des actions possessoires en cas d’empiètement citant à l’appui la jurisprudence administrative[87]. Si Louis Rolland se détache ainsi et encore des pensées de Duguit et Jèze[88], c’est le fait d’une observation des réalités et d’arguments jurisprudentiels qui, ainsi systématisés, forment la théorie nécessaire au soutien de sa doctrine.

Une lecture salutaire. Nous espérons, au terme de cette brève présentation du Précis de droit administratif, avoir démontré tout l’intérêt et l’originalité de cet ouvrage qui, tout en garantissant son objectif premier de transmission des savoirs à un public néophyte, mêle avec habileté tradition et modernité, c’est-à-dire concrètement insère dans un format réduit et « grand public » une doctrine forte : le droit administratif est le droit des services publics. Cette vision qui a pu être décrite comme passéiste, à tout le moins dépassée, mérite, bien davantage qu’une telle critique que l’écoulement d’un demi-siècle peut valider, d’être saluée. Compte tenu de l’histoire et de la complexification considérable du droit administratif à la fin du XXe siècle et au XXIe siècle naissant[89], du délaissement saisissant de la recherche d’un « critère » du droit administratif, le Précis de Louis Rolland mérite relecture en tant qu’il est une belle invitation à poursuivre ce voyage désormais souvent esquivé. Surtout il nous rappelle que le droit administratif justifie son exorbitance, de plus en plus questionnée et discutée[90], par la notion de service public, « raison d’être de l’administration »[91] et donc du droit administratif.


[1] Voir dans cette même Revue, la contribution du Pr. Touzeil-Divina consacrée à la vie de Louis Rolland, et celle de M. Pierchon à propos de son Précis de droit colonial. Nous remercions ici le Professeur Touzeil-Divina pour nous avoir permis de développer oralement ces propos dans le cadre de la « Journée Louis Rolland » ainsi que pour ses relectures attentives et ses précieux conseils.

[2] On pense naturellement à Léon Duguit et Gaston Jèze et au phénomène dit de « l’Ecole de Bordeaux » ou du « service public » sur lesquels nous reviendrons infra.

[3] L’édition utilisée pour cette étude est la 10e, parue en 1951 aux éditions Dalloz, dernière de son vivant, et pour la suite de cette étude citée « Précis … » suivi du numéro de page.

[4] Plus précisément, 1re éd., 1926 ; 2e éd., 1928 ; 3e éd, 1930 ; 4e éd., 1932 ; 5e éd., 1934 ; 6e éd., 1937 ; 7e éd., 1938 ; 8e éd., 1943 ; 9e éd., 1947 (addendum en 1949) ; 10e éd., 1951 (avec addenda en 1953, 1954 et 1955).

[5] Rivero Jean, Droit administratif ; Paris, Dalloz, coll. « Précis » ; 1960 (réédition en 2011).

[6] Publiés aux éditions Les Cours de droit entre 1934 et 1946, hélas devenus introuvables.

[7] Nous renvoyons sur ces ouvrages au travail exhaustif, déjà cité, de M. Jean-Baptiste Pierchon : « Le Précis de législation coloniale de Louis Rolland et Pierre Lampue. Une nouvelle conception du droit colonial au cours de l’entre-deux-guerres ? » ; infra.

[8] Précis… ; p. 18.

[9] Gonod Pascale, Melleray Fabrice et Yolka Philippe (dir.), Traité de droit administratif ; Paris, Dalloz, coll. « Traités Dalloz » ; 2011 ; t. 1, p. XII et XIII.

[10]Ibid. ; t. 2, p. 111.

[11] Chapus René, Droit administratif général ; Paris, Montchrestien, coll. « Domat » ; 2001 (15e éd.) ; n° 775 : le Pr. Chapus écrit simplement, sans précisions particulières à propos des sources, que « ces principes, dont Louis Rolland a mis l’existence en lumière (d’où leur désignation fréquente de « lois de Rolland »), sont les principes de mutabilité, de continuité et d’égalité ».

[12] Il peut en ce sens relever de notables exceptions : ainsi dans la même collection, le Précis de droit constitutionnel devenu Institutions politiques et droit constitutionnel de Marcel Prélot ou encore celui de Droit administratif de Jean Rivero, et ce, sans préjudice des ouvrages qui, bien que titrés « précis », s’apparentent, par leurs dimension et profondeur, davantage à des traités, au titre desquels on trouve naturellement celui de Maurice Hauriou (Précis de droit administratif et de droit public ; Paris, Sirey ; 1933 (12e éd.).

[13] Bézie Laurent, Louis Rolland, théoricien du service public ; mémoire, Paris II ; 2003 et du même, « Louis Rolland : théoricien oublié du service public » in Rdp ; juillet 2006 ; p. 847 et s.

[14] Même si un recoupement certain des deux thèmes est inévitable.

[15] Précis … ; p. VII.

[16] Ainsi cite-t-il les ouvrages des Professeurs Hauriou et Berthélémy en préface de la deuxième édition de 1928.

[17] Précis … ; préface.

[18]Revue du droit public, Bulletin bibliographique ; 1928 ; p. 184 (à propos de la deuxième édition).

[19]Revue du droit public, Bulletin bibliographique ; 1929 ; p. 674 (à propos de la troisième édition). 

[20] « Nous songeons aussi au public des administrés. Tous nous sommes journellement en contact avec l’Administration. N’est-il pas nécessaire que nous puissions savoir, au moins sommairement, ce qu’est et ce que fait cette personne puissante que nous maudissons parfois, mais dont nous ne saurions nous passer ? » ; Précis … ; préface.

[21] Vedel Georges, Droit administratif ; Paris, Puf ; 1976 (6e éd.) ; p. 5.

[22] A propos de l’emphase sur le droit écrit et du droit constitutionnel, un étudiant de Louis Rolland, appelé plus tard à une grande carrière politique et universitaire rapportait que celui-ci « se demandait s’il n’avait pas été téméraire en affirmant que le droit constitutionnel français pouvait impliquer certains recours à la coutume » : Prélot Marcel, « Introduction à l’étude du droit constitutionnel » in Collectif, Introduction à l’étude du droit ; Paris, Rousseau ; 1953 ; t. 2, p. 103-104.

[23] Précis … ; p. 11.

[24] Ibid. ; p. 12.

[25] Dont la teneur est la suivante : « Introduction : notions générales sur le droit administratif français / première partie : la structure juridique de l’administration / deuxième partie : l’organisation administrative française / troisième partie : les tribunaux administratifs et les recours / quatrième partie : les moyens d’action de l’administration / cinquième partie : les mécanismes administratifs ».

[26] Précis … ; p. 1.

[27] Ibid. ; p. 11-12.

[28] Ibid. ; p. 1.

[29] Voir Précis … ; 1928 (2e éd.). L’appellation est maintenue au moins jusqu’à la 7e édition de 1938.

[30] Précis … ; p. 39.

[31] Ibid. ; p. 395.

[32] Ibid. ; p. 572.

[33] Sur lesquelles nous reviendrons infra en ce qu’elle constitue une certaine originalité.

[34] Jèze Gaston, Les principes généraux du droit administratif ; Paris, Dalloz ; 2004-2011 ; 3 tomes (réédition de la troisième édition).

[35] Hauriou Maurice, Précis de droit administratif et de droit public ; Paris, Dalloz ; 2002 (rééd., Paris, Sirey ; 1933, 12e éd.).

[36] Jèze Gaston, op. cit. ; t. 1 ; p. XV.

[37] Hauriou Maurice, op. cit. ; p. X et s.

[38] En attestent notamment les célèbres études telles que celles des Professeurs Chapus (« Le service public et la puissance publique » in Rdp ; 1968 ; p. 235 et s.) et Delvolvé (« Service public et libertés publiques » in Rdfa ; 1985 ; p. 1 et s.) ainsi que les réactions par elles suscitées.

[39] Dont la teneur est la suivante (v. Rivero Jean, op. cit.) : Introduction générale ; première partie : Les données juridiques fondamentales de l’action administrative (Théorie générale des personnes publiques ; la règle de droit ; les actes de l’administration ; la juridiction administrative ; la responsabilité administrative) ; deuxième partie : L’organisation administrative (Principes généraux ; l’administration d’Etat ; les collectivités décentralisées ; les agents publics) ; troisième partie : Les formes de l’action administrative (les activités administratives ; les organes de gestion des activités de l’administration) ; quatrième partie : Les moyens matériels de l’action administrative : les patrimoines administratifs.

[40] Précis … ; p. 13.

[41] Touzeil-Divina Mathieu, La doctrine publiciste ; Paris, La Mémoire du Droit ; 2009 ; p. 46.

[42] Ibid. ; p. 48 : voir la citation de Théophile Ducrocq.

[43] « Il ne saurait être question d’aborder, dans sa totalité, pareille étude. Elle déborderait de beaucoup le cadre de ce précis. Toutefois, certaines de ces entreprises ont, dans notre vie publique, une grande importance ou présentent des aspects juridiques particuliers » : v. Précis … ; p. 571.

[44] Delvolvé Pierre, Droit administratif ; Paris, Dalloz, coll. « Connaissance du droit » ; 2010 (5e éd.) ; p. 38.

[45] Ibidem.

[46] Guglielmi Gilles J. et Koubi Geneviève, Droit du service public ; Paris, Montchrestien, coll. « Domat » ; 2011 (3 éd.) ; n° 625.

[47] L’expression bien connue est de Gaston Jèze.

[48] Sur les nécessités d’une telle distinction et sa relativisation, nous nous référons à Chevallier Jean-Jacques, La jeune politique grecque. Cours d’histoire des idées politiques (doctorat) ; Paris, Les Cours de Droit ; 1956-1957 ; p. 4-9. Sur sa fécondité v. Prélot Marcel, Histoire des idées politiques ; Paris, Dalloz, coll. « Précis » ; 1970 (4e éd.) ; n° 1.

[49] Cf. infra.

[50] Précis… ; p. 41 : séparation à laquelle Louis Rolland souscrit pleinement.

[51] Ibid … ; p. 414 et s.

[52] Ibid. ; p. 572 et s.

[53] « Il […] rompt des lances pour la liberté de l’enseignement, réalisée non seulement en théorie mais aussi en pratique grâce à une politique de subventions équitables. […] Il s’occupe activement des questions qui lui tiennent particulièrement à cœur : statut des congrégations, réforme de l’enseignement, aménagement des baux ruraux ». Voir sur le site de l’Assemblée nationale :

http://www.assemblee-nationale.fr/sycomore/fiche.asp?num_dept=6065

[54] Précis … ; p. 1.

[55] Ibid. ; p. 15.

[56] Nous ne reviendrons pas longuement sur ces caractères qui, pour composer une part doctrinale importante du Précis, ont déjà été mis en relief par Laurent Bézie dans son article précité : « Louis Rolland : théoricien oublié du service public ». Nous n’en donnerons donc qu’une vue générale et brève.

[57] Précis … ; p. 1 et 2.

[58] Ibid. ; p. 2. L’idée théorique duguiste de limitation de l’Etat et de fondation du droit public par la notion de service public apparaît donc absente de la doctrine de Louis Rolland.

[59] Par ailleurs conformes à son engagement personnel et politique sur les voies de la démocratie chrétienne.

[60] Cf. infra.

[61] Précis … ; p. 13.

[62] Précis … ; p. 16.

[63] Duguit Léon, Traité de droit constitutionnel ; Paris, Boccard ; 1928 (2e éd.) ; t. 2, p. 61 : pour le Doyen Duguit, le service public est « toute activité dont l’accomplissement doit être assuré, réglé et contrôlé par les gouvernants, parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale, et qu’elle est de telle nature qu’elle ne peut être réalisée complètement que par l’intervention de la force gouvernante. »

[64] Jèze Gaston, « Théâtres nationaux, services publics » in Rdp ; 1923 ; p. 561 : « Pour ma part, je persiste à croire que le service public est un procédé juridique qui peut être appliqué pour la satisfaction d’un besoin d’intérêt général, quel qu’il soit ».

[65] Bonnard Roger, Précis de droit administratif ; Paris, Lgdj ; 1943 (4e éd.) ; p. 49 : « Les services publics sont les organisations qui forment la structure même de l’Etat ».

[66] Précis … ; p. 16.

[67] Duguit Léon, Traité de droit constitutionnel ; op. cit. ; p. 60.

[68] Waline Marcel, Manuel élémentaire de droit administratif ; Paris, Sirey ; 1939 (2e éd.) ; p. 64.

[69] Truchet Didier, «Nouvelles d’un illustre vieillard, label de service public et statut de service public » in Ajda ; 1982 ; p. 427 et s.

[70] Touzeil-Divina Mathieu, « Laïcité latitudinaire » in Recueil Dalloz ; 2011 ; p. 2375 et s.

[71] Droit du service public ; op. cit. ; n° 129. Voir aussi, Dictionnaire de droit administratif ; Paris, Sirey ; 2011 (6e éd.) ; entrée « Service public ».

[72] Deux décisions fondatrices étant : CE, 23 décembre 1921, Société générale d’armement et TC, 11 juillet 1933, Dame Mélinette. On lira à propos de l’idée – fausse sinon très discutable – selon laquelle la décision du Tribunal des conflits du 22 janvier 1921 et dite « Bac d’Eloka » constitue l’acte de naissance du spic, Touzeil-Divina Mathieu, « Eloka : sa colonie, son wharf, son mythe … mais pas de service public ? » in Kodjo-Grandvaux Séverine et Koubi Geneviève (dir.), Droit & colonisation ; Bruxelles, Bruylant ; 2005 ; p. 309 et s.

[73] CE, 13 mai 1938, Caisse Primaire « Aide et protection » ; Rec. Lebon , p. 417

[74] Précis … ; p. 18.

[75] Bézie Laurent, art. préc.

[76] Ainsi en va-t-il avec le « grand arrêt » APREI (CE, Sect., 22 février 2007, Association du personnel relevant des établissements pour inadaptés, req. n° 264541) qui confirme la haute nécessité de déceler la présence d’une personne publique pour retenir la qualification de service public.

[77] Et ce à rebours des traditions méthodologiques qui supportent mal l’inclusion d’éléments relatifs au régime juridique dans la définition d’un objet puisque c’est ladite définition qui, retenue comme qualification juridique, est censée déclencher l’application de tel ou tel régime juridique. L’unité de la notion semble se payer au prix d’une tautologie…

[78] Bonnard Roger, Précis de droit administratif ; op. cit. ; p. 46.

[79] Pour Duguit, v. Traité de droit constitutionnel ; op. cit. ; p. 80.

[80] Précis … ; p. 19 et s.

[81] Ibid. ; p. 22.

[82] Bézie Laurent, art. préc.

[83] Précis … ; p. 30.

[84] Ibid. ; p. 31 : « Cette théorie longtemps dominante est indéfendable. Comment une fiction légale peut-elle avoir une volonté propre ? Comment peut-on parler de représentation de sa volonté ? Comment appliquer la théorie à l’Etat, qui ne saurait être créé par la loi, celle-ci n’étant qu’une manifestation de sa volonté ? Comment admettre l’idée d’une volonté souveraine de l’Etat ».

[85] Ibid. ; « Ces théories ne sont pas non plus fort défendables. Elles s’appuient sur des affirmations dont l’exactitude est impossible à démontrer. Appliquées à l’Etat, elles conduisent à en faire un être par nature supérieur aux autres, dont la volonté crée le droit et n’est limitée que par les barrières qu’elle se pose à elle-même ».

[86] Ibid. ; p. 454.

[87] En l’occurrence : CE, 17 juin 1923, Ministre des Travaux publics, Rec. 1923, p. 44.

[88] Leur rejet de la propriété publique est directement lié à leur rejet de la personnalité morale. En effet, c’est à cette personnalité morale que sont rattachées la titulature de droits subjectifs, l’existence d’un patrimoine et donc, conséquemment, la faculté d’être propriétaire. Aussi pour Duguit, il n’est pas question de propriété mais d’affectation au service public. Chez Jèze, l’opposition à la thèse propriétariste apparaît à la fois clairement dans son refus de reconnaître la théorie de la personnalité morale et dans son refus de la transposition des notions civilistes au droit administratif, selon un « réflexe autonomiste ». Voir sur ces points Gaudemet Yves, Traité de droit administratif : Tome 2, Droit administratif des biens ; Paris, Lgdj ; 2011 (14e éd.) ; p. 13 et s.

[89] Notamment au travers de l’internationalisation et l’européanisation du droit administratif, et des effets plus généraux de la globalisation à son égard. Voir par ex., Cananea Giacinto (della), « Grands systèmes de droit administratif et globalisation du droit » in Traité de droit administratif ; op. cit. ; t. 1, p. 773 et s.

[90] Melleray Fabrice (dir.), L’exorbitance du droit administratif en question(s) ; Poitiers, Lgdj ; 2004.

[91] Chapus René, Droit administratif général ; op. cit. ; t. I, n° 742.

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

P. Rossi & les libertés (par Alexis Le Quinio)

Voici la 58e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait des 8e & 9e livres de nos Editions dans la collection « Académique » :

les Mélanges en l’honneur
du professeur Jean-Louis Mestre.

Mélanges qui lui ont été remis
le 02 mars 2020

à Aix-en-Provence.

 

Vous trouverez ci-dessous une présentation desdits Mélanges.

Ces Mélanges forment les huitième & neuvième
numéros issus de la collection « Académique ».

En voici les détails techniques ainsi qu’une présentation :

Volumes VIII & IX :
Des racines du Droit

& des contentieux.
Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre

Ouvrage collectif

– Nombre de pages : 442 & 516

– Sortie : mars 2020

– Prix : 129 € les deux volumes.

ISBN / EAN unique : 979-10-92684-28-5 / 9791092684285

ISSN : 2262-8630

Mots-Clefs :

Mélanges – Jean-Louis Mestre – Histoire du Droit – Histoire du contentieux – Histoire du droit administratif – Histoire du droit constitutionnel et des idées politiques – Histoire de l’enseignement du Droit et des doctrines

Présentation :

Cet ouvrage rend hommage, sous la forme universitaire des Mélanges, au Professeur Jean-Louis Mestre. Interrogeant les « racines » du Droit et des contentieux, il réunit (en quatre parties et deux volumes) les contributions (pour le Tome I) de :

Pr. Paolo Alvazzi del Fratte, Pr. Grégoire Bigot, M. Guillaume Boudou,
M. Julien Broch, Pr. Louis de Carbonnières, Pr. Francis Delpérée,
Pr. Michel Ganzin, Pr. Richard Ghevontian, Pr. Eric Gojosso,
Pr. Nader Hakim, Pr. Jean-Louis Halpérin, Pr. Jacky Hummel,
Pr. Olivier Jouanjan, Pr. Jacques Krynen, Pr. Alain Laquièze,
Pr. Catherine Lecomte, M. Alexis Le Quinio, M. Hervé Le Roy,
Pr. Martial Mathieu, Pr. Didier Maus, Pr. Ferdinand Melin-Soucramanien, Pr. Philippe Nélidoff, Pr. Marc Ortolani, Pr. Bernard Pacteau,
Pr. Xavier Philippe, Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso,
Pr. Hugues Richard, Pr. André Roux, Pr. Thierry Santolini, M. Rémy Scialom, M. Ahmed Slimani, M. Olivier Tholozan,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Michel Verpeaux,

… et pour le Tome II :

M. Stéphane Baudens, M. Fabrice Bin, Juge Jean-Claude Bonichot,
Pr. Marc Bouvet, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Christian Bruschi,
Prs. André & Danielle Cabanis, Pr. Chistian Chêne, Pr. Jean-Jacques Clère, Mme Anne-Sophie Condette-Marcant, Pr. Delphine Costa,
Mme Christiane Derobert-Ratel, Pr. Bernard Durand, M. Sébastien Evrard, Pr. Eric Gasparini, Père Jean-Louis Gazzaniga, Pr. Simon Gilbert,
Pr. Cédric Glineur, Pr. Xavier Godin, Pr. Pascale Gonod,
Pr. Gilles-J. Guglielmi, Pr. Jean-Louis Harouel, Pdt Daniel Labetoulle,
Pr. Olivier Le Bot, Pr. Antoine Leca, Pr. Fabrice Melleray,
Mme Christine Peny, Pr. Laurent Pfister, Pr. Benoît Plessix,
Pr. Jean-Marie Pontier, Pr. Thierry S. Renoux, Pr. Jean-Claude Ricci,
Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli, Mme Solange Ségala,
Pdt Bernard Stirn, Pr. Michael Stolleis, Pr. Arnaud Vergne,
Pr. Olivier Vernier & Pr. Katia Weidenfeld.

Mélanges placés sous le parrainage du Comité d’honneur des :

Pdt Hélène Aldebert, Pr. Marie-Bernadette Bruguière, Pr. Sabino Cassese, Pr. Francis Delpérée, Pr. Pierre Delvolvé, Pr. Bernard Durand,
Pr. Paolo Grossi, Pr. Anne Lefebvre-Teillard, Pr. Luca Mannori,
Pdt Jean Massot, Pr. Jacques Mestre, Pr. Marcel Morabito,
Recteur Maurice Quenet, Pr. Albert Rigaudière, Pr. Ettore Rotelli,
Pr. André Roux, Pr. Michael Stolleis & Pr. Michel Troper.

Mélanges réunis par le Comité d’organisation constitué de :

Pr. Jean-Philippe Agresti, Pr. Florent Blanco, M. Alexis Le Quinio,
Pr. François Quastana, Pr. Laurent Reverso, Mme Solange Ségala,
Pr. Mathieu Touzeil-Divina & Pr. Katia Weidenfeld.

Ouvrage publié par et avec le soutien du Collectif L’Unité du Droit
avec l’aide des Facultés de Droit
des Universités de Toulouse et d’Aix-Marseille
ainsi que l’appui généreux du
Centre d’Etudes et de Recherches d’Histoire
des Idées et des Institutions Politiques (Cerhiip)
& de l’Institut Louis Favoreu ; Groupe d’études et de recherches sur la justice constitutionnelle (Gerjc) de l’Université d’Aix-Marseille.

Pellegrino Rossi
& les libertés

Alexis Le Quinio
Maître de conférences Hdr en droit public,
Institut d’Etudes Politiques de Lyon

Avant d’aborder le sujet de ma contribution, je souhaite profiter de la liberté qu’offrent les Mélanges pour rendre un hommage personnel au dédicataire de cette contribution. N’ayant rejoint la Faculté de droit d’Aix-en-Provence que pour mes études doctorales, je n’ai pas eu la chance d’avoir Jean-Louis Mestre comme Professeur et de pouvoir assister à ses enseignements.

Néanmoins, comme beaucoup de doctorants du Gerjc et du Cerhipp, j’ai été amené à bénéficier de ses conseils et de ses bons mots durant la fin de ma thèse et le début de ma carrière. Si le terme est désuet dans l’Université actuelle et que je n’ai été ni son élève, ni son doctorant, il fait partie de cette poignée d’enseignants qui m’ont marqué et que je considère comme mes Maîtres.

En effet, au-delà de son talent et de son érudition reconnus par tous, je voudrais surtout évoquer sa gentillesse et sa bienveillance. Je raconterai donc une anecdote qui m’amènera vers le sujet que je souhaite traiter pour lui rendre hommage. A la suite de mon rattachement en 2012 à un centre de recherches spécialisé dans l’étude du droit italien et de la parution de la réédition de morceaux choisis par le Professeur Julien Boudon du Cours de droit constitutionnel[1] de Pellegrino Rossi, j’ai proposé à un collègue, Thierry Santolini, que l’on organise un colloque sur plusieurs précurseurs italiens du droit constitutionnel[2].

Dans cette optique, et n’étant pas historien du droit, je décide d’appeler le Professeur Jean-Louis Mestre pour lui demander conseil à propos de cette entreprise. Il me donne rendez-vous dans la salle des Professeurs de la Faculté de droit d’Aix-en-Provence pour, j’imagine, que nous puissions échanger à ce sujet. Ce fut le cas, mais en plus de ces échanges passionnants et de ces conseils, j’ai eu la surprise de voir qu’il m’avait amené plusieurs ouvrages rares, suisse et italien, issus de sa bibliothèque sur le Comte Rossi, mais surtout qu’il m’avait préparé un dossier de plusieurs centaines de pages composé d’une sélection d’articles sur Rossi et Compagnoni qu’il avait pris soin de faire relier, le tout en deux exemplaires puisque nous étions deux à organiser le colloque ! Je pourrais raconter d’autres anecdotes, notamment sur les heures passées au téléphone après chaque leçon du concours d’agrégation, mais celle-ci me paraît la plus révélatrice de l’universitaire et de l’homme qu’est le Professeur Jean-Louis Mestre.

C’est pourquoi le modeste hommage que je vais lui rendre à travers les lignes qui vont suivre porte sur Pellegrino Rossi et les libertés.

Les travaux de Pellegrino Rossi ont été très variés et se sont développés dans de nombreux champs disciplinaires tels que l’économie, la philosophie, l’histoire ou le droit[3]. Ses œuvres les plus connus et les plus étudiées, encore aujourd’hui demeurent ses cours d’économie politique, de droit constitutionnel et de droit pénal.

Son profil de publiciste[4] et de pénaliste[5] le prédisposait à l’étude des libertés et de leur protection. Il ne s’agira évidemment pas, dans la présente contribution, d’étudier chaque liberté évoquée, chaque développement relatif au régime juridique de ces libertés dans le détail, mais de présenter la vision globale de Pellegrino Rossi de cette question, tant dans la manière dont il l’appréhende que dans la classification qu’il propose.

La question de la protection des droits s’inscrit, pour lui, dans une perspective spécifique. En effet, son appréhension des libertés se développe dans une optique englobante dans laquelle les droits individuels sont conçus comme une organisation sociale[6]. C’est le cas lorsqu’il affirme que le principal problème à résoudre, dans la perspective du développement d’une société mature est de « trouver le point d’intersection entre la liberté individuelle d’un homme et celle d’un autre homme son égal, entre la liberté individuelle de chacun et les exigences de l’ordre social qui nous est nécessaire pour le développement et le perfectionnement de notre nature[7] ».

Pellegrino Rossi considère que les libertés individuelles doivent être au cœur de sa pensée libérale revendiquée. Il fait mine de s’interroger, « peut-être ne porte-t-on pas assez d’attention aux questions qui concernent la liberté individuelle, aux questions qui concernent la chose la plus précieuse pour l’individu. Et certes, sans vouloir ôter aux questions politiques proprement dites leur importance, leur portée, leur influence, il est permis de croire que la question de la liberté individuelle mérite autant que tout autre question l’attention des jurisconsultes, des hommes d’Etat[8] ». Rappelons que Pellegrino Rossi était un libéral qui appréhendait la Révolution de manière duale. Il la considérait comme un bienfait qui avait permis d’aboutir à l’unité nationale et à l’égalité civile mais également comme critiquable en ce qu’elle avait abouti à la Terreur qui avait entraîné des violations manifestes des libertés individuelles.

L’approche constitutionnaliste de Rossi est particulièrement intéressante concernant la question des libertés, car indépendamment du sens et de la méthode[9] de son enseignement en la matière, sa théorie du droit constitutionnel « se signale en ce qu’elle est, parallèlement et à un degré égal, une théorie des droits individuels et une théorie de l’Etat[10] ».

Pellegrino Rossi évoque, dans son cours de droit constitutionnel les « principes dirigeants » du droit constitutionnel français qui donnent un « caractère distinctif » à ce dernier[11]. Le premier de ces principes[12], qui domine, d’après lui, l’organisation sociale, est : « l’égalité devant la loi, en d’autres termes, la liberté pour tous[13] ».

Précisons toutefois que s’il met le principe d’égalité au cœur de sa conception de l’Etat, il s’agit bien de l’égalité civile[14]. Pellegrino Rossi est anti-égalitariste, et cela apparaît notamment dans son compte-rendu de la deuxième partie de De la démocratie en Amérique[15]. S’il reconnaît et défend l’intérêt de l’égalité civile, il récuse celle de l’égalité des conditions et critique ce goût dépravé de l’égalité[16].

L’organisation de son Cours de droit constitutionnel est révélatrice de la perception qu’il peut avoir des libertés et de leur fonction sociale. Le rôle essentiel de l’Etat est d’aboutir à l’« ordre social[17] », ce dernier reposant sur l’équilibre entre l’individu, le corps social et le pouvoir social.

Cet ordre social va se matérialiser dans une « organisation sociale[18] » et « une organisation politique[19] ». Dès la leçon inaugurale de son Cours de droit constitutionnel, Rossi, qui aborde toujours l’étude de l’ordre juridique français dans une perspective de maturation, évoque les « irrésistibles efforts de la nation française vers une meilleure organisation sociale et politique ». S’il retient cette dichotomie, c’est parce qu’elle lui semble à la fois la plus pédagogique, mais également la plus conforme avec « la nature des choses[20] ». Pour lui, l’organisation politique ne constitue finalement que le moyen d’aboutir à l’organisation sociale, « la société est le but […] le gouvernement est le moyen[21] ». Il le réaffirme de manière limpide dès la Première leçon de son Cours : « appelé à étudier avec vous le droit constitutionnel du pays, nous avons deux grandes sections devant nous : l’organisation sociale de la France ; l’organisation politique de la France[22] ».

Ce lien entre les deux éléments de sa bipartition justifie pour lui que dans les constitutions les plus récentes et les plus abouties, « l’organisation sociale […] a toujours précédé l’organisation politique[23] » et il appartient au droit public interne de régler les deux[24].

Et bien sûr, la Charte de 1830 n’échappe pas à cette règle, au contraire, elle se fonde sur l’esprit de 1789 : « Sous le titre de droit public, la Charte détermine d’abord les principes de notre organisation sociale ; elle nous apprend quels sont les droits et prérogatives les plus essentielles du Français, ces droits et prérogatives que l’Etat lui garantit, que la puissance publique a mission de lui assurer envers et contre tous. Elle traite ensuite du gouvernement du roi ; elle en détermine les formes, les obligations, les droits : c’est là notre organisation politique[25] ».

Cette première dichotomie est au fondement de sa classification des « classes d’obligations et de droits ». Ainsi, Pellegrino Rossi affirme que « la véritable division, et je vois avec plaisir qu’elle commence à être généralement adoptée[26], me paraît être la division des droits en droits privés, publics et politiques[27] ». Les droits politiques sont rattachables à l’organisation politique tandis que les droits privés et publics[28] découlent de l’organisation sociale.

Pellegrino Rossi ajoute les droits politiques à la classification traditionnelle[29]. Il justifie cet ajout dans les lignes qui suivent sa proposition. D’après lui, les droits privés peuvent être conçus, du point de vue théorique, indépendamment de l’Etat social du fait qu’ils règlent « les transactions privées entre les hommes et les droits de famille[30] ». A contrario, si les droits publics appartiennent pareillement aux individus, leur garantie ne se conçoit que dans l’ordre étatique car « ils sont l’expression du développement des facultés humaines dans l’Etat social, l’expression du développement de l’homme[31] ». D’après lui, il paraît relever de l’évidence qu’ils n’est pas possible de confondre, dans leur essence, la liberté d’acheter ou de vendre avec la liberté individuelle, la liberté de conscience ou le droit de propriété. Ces derniers supposent nécessairement un certain degré d’avancement de la société afin d’assurer le développement des facultés qu’ils supposent : « ce sont des droits dont le germe est dans la nature humaine, mais dont le développement demande une société plus ou moins avancée, et c’est pour cela qu’on pourrait les appeler des droits sociaux[32] ».

Il convient de remarquer que cette conception des droits publics par Pellegrino Rossi est résolument moderne. Si son appréhension des droits relève en partie d’une conception naturaliste – comme le souligne la citation précédente – ces droits ne peuvent connaître une garantie effective que dans le cadre d’un Etat connaissant un développement avancé. Il rejette d’ailleurs de manière tout à fait explicite la doctrine du droit naturel « qu’il faut laisser tomber dans l’oubli », l’expression de « droits innés et naturels » n’ayant point de sens[33]. On en revient toujours à l’idée que la protection des libertés ne peut s’inscrire que dans un cadre étatique qui doit permettre à l’individu de développer librement ses facultés : « pour le législateur tout naît, tout se forme dans l’état social […] il y a des droits et des obligations, parce qu’il y a des règles auxquelles tous les membres de la société se sont assujettis par le fait de leur concours à la formation du corps social[34] ». Le rejet par Pellegrino Rossi de l’existence même des droits naturels[35] le conduit ainsi, dès 1820, à se moquer de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et de son aînée des Etats-Unis : « ces déclarations des droits de l’homme, l’une plus absurde que l’autre, qu’on a forgées en France et en Amérique, est-ce dans les écoles de droit qu’on les a apprises[36] ? ».

Pour Rossi, les libertés individuelles ne peuvent être effectivement garanties que dans le cadre d’un régime légal assuré par l’Etat. Ainsi, comme le relève le Professeur Pouthier, Pellegrino Rossi est, avec Serrigny, l’un des publicistes de la Monarchie de Juillet « qui se relèvent le mieux rendre compte du mouvement de constitution progressive d’une législation organique des droits individuels – ce que l’on appelle, à proprement parler, les libertés publiques[37] ». Dans une telle perspective, seul l’Etat, en tant qu’organisation sociale, est à même de garantir la protection des libertés individuelles. Il appartient donc à l’Etat de mettre en place un régime légal de protection pour chaque liberté pour permettre aux individus de développer leurs facultés.

Pour Rossi, la dichotomie classique entre les droits privés et publics nécessite d’être complétée car les droits politiques, qui sont traditionnellement rattachés aux droits publics, doivent en être distingués. Cette distinction repose sur la notion de capacité. En effet, les droits politiques, qui « consistent dans la participation à la puissance publique », nécessitent une condition de capacité :« les droits publics sont la chose, les droits politiques sont la garantie[38] ». Il prend pour exemple la situation des enfants, des femmes et des fous, qui bénéficient tous de droits publics (la liberté individuelle ou la liberté d’opinion) mais qui ne bénéficient pas des droits politiques. Il ne nie pas la proximité entre ces deux catégories de droit, mais il considère qu’ils relèvent de deux ordres, de deux logiques différentes : « Supposez que demain on découvre un moyen certain de garantir les droits de l’Etat et des citoyens, sans gouvernement, il n’y aurait pas de droits politiques mais des droits publics. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des rapports très étroits entre l’organisation sociale et l’organisation politique, mais ces rapports sont précisément les rapports qui existent entre deux choses diverses, ce ne sont pas des rapports d’identité[39] ».

Pour Rossi, il existe donc trois catégories de libertés. S’il n’aborde pas la première, celle des droits civils, qui relève du cours de droit civil, il présente successivement les droits publics (leçons XXV à LXVII) et les droits politiques associés à l’organisation politique de la France (leçons LXVIII à CV).

Cette division fondamentale sera ensuite précisée et approfondie. Il abordera successivement, pour son exposé relatif aux droits publics des français qu’il définit comme des libertés fondamentales – « la liberté même garantie dans ses diverses manifestations par la loi fondamentale du pays[40] » –, les libertés individuelles, les libertés de l’esprit et les libertés économiques, sa classification des libertés découlant de la typologie des actes auxquels la liberté humaine s’applique.

Pellegrino Rossi identifie comme une première classe d’actes les « actes extérieurs proprement dits, les actes physiques[41] », indépendamment de leur finalité. Ces actes sont notamment couverts par la liberté d’aller et venir, la sureté[42] et « rentrent plus particulièrement sous le chef de la liberté individuelle[43] ». Ces libertés individuelles, qui sont abordées au sein des leçons XXVI à XLV, concernent la liberté d’action, la liberté de circulation, la sécurité. La liberté individuelle peut être appréhendée, pour Rossi, en fonction de trois points de vue différents : du point de vue de son possesseur, du point de vue des autres individus et du point de vue de la puissance publique[44]. S’agissant de ce dernier aspect, s’il implique évidemment l’imposition d’obligations par l’Etat à destination des individus, il implique également l’existence de prestations réclamées par les particuliers à l’Etat.

La deuxième classe d’actes identifiée par Rossi est celle qui concerne les libertés de l’esprit. Il retient de cette dernière une conception assez englobante dans laquelle il inclue la liberté de conscience, la liberté des cultes, la liberté d’expression, la liberté de la presse[45] – ces deux dernières se confondant sous la plume de Rossi[46] – et celle de l’enseignement[47]. S’il ne l’annonce pas explicitement dans sa leçon XXV, d’autres droits et libertés ressortissent, d’après lui, des libertés de l’esprit, tels que le droit de pétition et de la liberté d’association qui sont traités dans les LXe et LXIe leçons.

La troisième classe d’actes est celle des « actes par lesquels nous approprions les choses à notre bien-être matériel[48] », ce que l’on qualifierait aujourd’hui de libertés économiques. Il intègre dans ce périmètre le droit de propriété, les libertés de l’industrie et du commerce[49].

Il précise cette classification : « dans la première catégorie, je comprends, pour ainsi dire, tous les actes qui n’ont pas de classification spéciale, les actes qui ont rapport à la liberté individuelle ; dans la seconde je comprends ceux qui ont rapport à des libertés spéciales très précieuses, la liberté des cultes, la liberté de la presse, la liberté de l’enseignement ; dans la troisième, les actes qui ont un rapport à la propriété, aux moyens d’acquérir, aux moyens d’existence et de bien-être[50] ». Comme l’a souligné le Professeur Tristan Pouthier, chez Pellegrino Rossi, « la liberté juridiquement garantie […], n’est que la forme extérieure qui permet à l’individu de développer ses facultés, selon sa propre spontanéité, mais par l’association avec autrui[51] ».

La classification proposée n’est pas neutre et il convient de rappeler le contexte dans lequel Pellegrino Rossi a élaboré ce premier cours de droit constitutionnel dispensé en France. En effet, la rapidité de l’accession de Rossi aux plus hautes fonctions dans notre pays n’a été possible que grâce au soutien et aux liens privilégiés qu’il entretenait avec le régime en place. Ces liens impliquaient évidemment pour Rossi qu’il soit un défenseur du régime. Et c’est dans cette perspective qu’il doit concevoir son cours de droit constitutionnel. Cela apparaît sous la plume de Guizot pour qui l’objet et le contenu du cours sont très clairs : « c’est l’exposition de la Charte et des garanties individuelles comme des institutions politiques qu’elle consacre. Ce n’est plus là, pour nous, un simple système philosophique livré aux disputes des hommes ; c’est une loi écrite, reconnue, qui peut et doit être expliquée, commentée aussi bien que la loi civile ou toute autre partie de notre législation[52] ».

Cette mission de défense de la Charte implique que son cours mette en avant les vertus et la supériorité du régime. Pour Rossi, la Charte de 1830 a permis de réaliser un idéal social. Il met ainsi en exergue l’originalité du système français qui, pour lui, est celui qui a su le mieux allier les principes de l’unité nationale et de l’égalité civile. Pellegrino Rossi identifie ce qu’il qualifie de « religion politique et sociale de la France »à travers« l’unité matérielle et morale par l’égalité civile[53] ». Ainsi, les institutions de l’Antiquité, mais également celles des Etats-Unis de l’Angleterre ou de la Suisse dans la période moderne n’ont pu atteindre un équilibre équivalent à celui de la France entre ces deux principes[54]. Il considère donc que la réunion de de l’unité nationale et de l’égalité civile, qui constitue un élément central de la réussite d’un régime politique, est un problème que seule la France a su résoudre.

Cet équilibre, qui n’existe qu’en France, justifie son appréhension et sa classification des libertés. Car la Charte, en réussissant là où les autres régimes ont échoué, a placé l’égalité civile à la base de l’organisation sociale de la France. Sur ce fondement, la Charte a mis en place un Etat, un ordre social constituant un idéal rationnel, qui a su apporter aux hommes les garanties juridiques permettant le libre développement de leurs facultés. Et seul un ordre social abouti et constitué en Etat tel que celui mis en place par la Charte peut permettre l’épanouissement réel des droits publics que sont la liberté individuelle, le droit de propriété, la liberté de la presse, la liberté de conscience ou la liberté de culte.

Un autre élément fondamental de l’approche de Pellegrino Rossi réside dans son adhésion aux travaux de l’école historique de Savigny[55]. En effet, l’approche historique est au cœur de la réflexion sur les libertés de Rossi.

Dans une telle perspective, le développement des libertés suit, d’après lui, une trajectoire sinusoïdale – selon que l’Etat privilégie l’ordre ou la liberté – qui doit, au final, aboutir à un certain équilibre. Précisons toutefois que si les principes sont saisis dès l’origine, c’est la concrétisation de leur garantie légale qui va fluctuer selon les périodes et les régimes. Dans la perspective historique qui est celle de Pellegrino Rossi, l’aboutissement de la protection d’une liberté se réalise lorsque la consécration de cette dernière permet, en alternant entre des phases de reculs et d’avancées, un retour au principe initial. Comme Rossi le précise à propos de la liberté de l’enseignement, tout en étendant son analyse aux autres libertés : « en fait de liberté d’enseignement comme de plusieurs autres libertés, après un long détour on est revenu aux principes qui avaient été abandonnés. Seulement on est revenu à ces principes dans un temps où la réalisation, où l’application de ces principes est chose possible[56] ».

Et évidemment, pour Rossi, ce processus de maturation a abouti sous la Monarchie de Juillet[57]. La méthode retenue dans l’exposition de son Cours de droit constitutionnel avait donc pour objectif de parvenir à cette conclusion, « l’art de M. Rossi consistait à partir de principes très libéraux pour arriver à démontrer que la Charte de 1830 contenait la consécration de ces principes[58] ».

Il ressort de ce qui précède que la réflexion relative aux libertés de Pellegrino Rossi relève ainsi d’une approche globale qui irrigue l’ensemble de son œuvre, qui présente, de ce point vue, une certaine unité. En effet, dans son œuvre, la liberté « revêt une importance centrale, même d’un point de vue technique. Ce n’est pas sans raison ni par hasard que ses réflexions en matière de procédure pénale se trouvent surtout dans son Cours de droit constitutionnel qui est par excellence le lieu de l’engagement sur le terrain des libertés publiques, qui fait des règles et des questions de procédure un aspect du « droit public » en tant que droit touchant à l’organisation et la garantie des libertés[59] ».

Si la doctrine de Pellegrino Rossi est orientée par sa défense de la Monarchie de Juillet cela n’enlève rien à l’intérêt et à la modernité de sa conception de la garantie des libertés qui ne peut être assurée que dans Etat légal suffisamment mature pour assurer aux individus la possibilité de développer leurs facultés au sein de l’ordre social.


[1] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, introduction de J. Boudon, Paris, Dalloz, coll. Bibliothèque Dalloz, 2012.

[2] A. Le Quinio, T. Santolini, (dir.), Compagnoni, Filangieri, Rossi : trois précurseurs italiens du droit constitutionnel, préface de Marcel Morabito, Paris, La mémoire du droit, 2019.

[3] Pour une synthèse récente et complète du parcours personnel et intellectuel de Pellegrino Rossi, voir J. Boudon, « Introduction à la réédition », in P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, Op. Cit.

[4] H. Baudrillart, « Pellegrino Rossi », in Publicistes modernes, Paris, Didier et Cie, 1862, p. 404-454. A. Dufour, « Pellegrino Rossi publiciste », in Des libertés et des peines, Actes du colloque Pellegrino Rossi organisé à Genève les 23 et 24 novembre 1979, Genève, Georg & Cie, coll. Mémoires publiés par la Faculté de droit de Genève, 1980, p. 213-247.

[5] P. Rossi, Traité de droit pénal, 3 t., Genève – Paris, Barbezat – Sautelet, 1829, 308, 340 et 318 p.

[6] T. Pouthier, Au fondement des droits. Droit naturel et droits individuels en France au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de la pensée juridique, n° 10, 2019, p. 272 et s.

[7] P. Rossi, Œuvres complètes de P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, XXVe leçon, Paris, Guillaumin et Cie, 1866, p. 16.

[8] Ibidem., XLIIIe leçon, p. 339.

[9] A. Dufour, « Sens et méthode de l’enseignement du droit constitutionnel chez Pellegrino Rossi », in A. Le Quinio, T. Santolini, (dir.), Compagnoni, Filangieri, Rossi : trois précurseurs italiens du droit constitutionnel, Paris, La mémoire du droit, 2019, p. 147-172.

[10] T. Pouthier, Op. Cit., p. 272.

[11] P. Rossi, Œuvres complètes de P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Leçon inaugurale, Paris, Guillaumin et Cie, 1866, p. LXXIII.

[12] Le second, l’unité nationale (la réunion dans un seul et même tout des diverses parties de l’Etat) domine, pour sa part, l’organisation politique. Ibidem, p. LXXIII-LXXIV.

[13] Idem.

[14] Pour Rossi, cette application de l’égalité civile à l’ensemble des faits de la vie sociale est le principal apport de la Révolution, voir« Observations sur le droit civil français considéré dans ses rapports avec l’état économique de la société », in Mélanges d’économie politique d’histoire et de philosophie. Histoire et philosophie, t. II, Paris, Guillaumin et Cie, 1857, p. 18.

[15] P. Rossi, « De la démocratie en Amérique, par M. Alexis de Tocqueville », Revue des Deux Mondes, Quatrième série, t. XXIII, 1840, p. 886-904.

[16] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., XVIIe leçon, p. 256 : « Ce serait, non l’égalité des hommes libres, mais l’égalité des esclaves qui vivent des mêmes aliments, sont rangés à peu près dans les mêmes cabanes, couverts à peu près des mêmes haillons, chargés à peu près des mêmes chaînes, quelle que puisse être d’ailleurs la diversité de leurs facultés intellectuelles et physiques ».

[17] P. Rossi, « Droit constitutionnel français. Fragment », in Mélanges d’économie politique d’histoire et de philosophie. Histoire et philosophie, t. II, Paris, Guillaumin et Cie, 1857, p. 36 et s.

[18] Ibidem, p. 49 : « Nous appelons organisation sociale l’ensemble des règles qui déterminent et des garanties qui assurent l’ordre social en ce qui concerne les droits et les obligations des individus ».

[19] Idem : « L’ensemble des règles qui déterminent et des garanties qui assurent la constitution du pouvoir social, les droits et les obligations de l’Etat, nous l’appelons organisation politique ».

[20] Idem.

[21] Ibidem, p. 50.

[22] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., Première leçon, p. 12.

[23] Idem.                                                                                                     

[24] Ibidem, p. 9.

[25] P. Rossi, « Droit constitutionnel français. Fragment », Op. Cit., p. 50-51.

[26] Pellegrino Rossi est conscient qu’« ordinairement, on distingue les droits en droits privés ou civils, comme on les appelle, et en droits politiques », P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., Première leçon, p. 9.

[27] Idem.

[28] Précisons qu’il évoque de manière indifférente les droits publics ou sociaux du fait que ces derniers ne peuvent exister et être protégés qu’à l’état social.

[29] Alfred Dufour rappelle que cette dichotomie s’inspire de celle établie en 1789 par Sieyes entre les droits naturels et civils et les droits politiques, voir A. Dufour, « Pellegrino Rossi publiciste », in Des libertés et des peines, Op. Cit., p. 238-240.

[30] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., Première leçon, p. 9.

[31] Idem.

[32] Idem.

[33] P. Rossi, « L’étude du Droit dans ses rapports avec la civilisation et l’état actuel de cette science », in Mélanges d’économie politique d’histoire et de philosophie. Histoire et philosophie, t. II, Paris, Guillaumin et Cie, 1857, p. 385.

[34] Idem.

[35] A. Dufour, « Droits de l’Homme, droit naturel et droit public dans la pensée de Pellegrino Rossi », in A. Auer et al., Aux confins du Droit, Essais en l’honneur du Professeur Charles-Albert Morand, Bâle/Genève, Helbing & Lichtenhahn, 2001, p. 193-206.

[36] P. Rossi, « L’étude du Droit dans ses rapports … », Op. Cit., p. 362.

[37] T. Pouthier, Op. Cit., p. 279.

[38] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., Première leçon, p. 11.

[39] Ibidem, p. 10-11.

[40] P. Rossi, Œuvres complètes de P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, XXVe leçon, Paris, Guillaumin et Cie, 1866, p. 12.

[41] Ibidem, p. 13.

[42] Idem : « la liberté d’action, la liberté locomotive, la liberté qu’on a appelé sécurité ».

[43] Idem.

[44] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, Op. Cit., XXVIème leçon, p. 16-19.

[45] Qui fera l’objet de ses leçons LI à LVIII.

[46] P. Rossi, Œuvres complètes de P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 3, LIIIe leçon, Paris, Guillaumin et Cie, 1867, p. 34.

[47] Leçon LIX.

[48] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, Op. Cit., XXVe leçon, p. 13.

[49] Leçons LXII et LXVII.

[50] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, Op. Cit., XXVe leçon, p. 14.

[51] T. Pouthier, Op. Cit.,, p. 274.

[52] Le Moniteur Universel, n° 256, 24 août 1834. Voir Cours de droit constitutionnel, t. 1, Op. Cit., p. V.

[53] Idem., p. 245.

[54] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 2, Op. Cit., XVIème leçon, p. 247-248.

[55] P. Caroni, « Pellegrino Rossi et Savigny. L’école historique du droit à Genève », in Des libertés et des peines, Op. Cit., p. 15-40 ; A. Dufour, « Sens et méthode de l’enseignement du droit constitutionnel chez Pellegrino Rossi », in A. Le Quinio, T. Santolini, (dir.), Op. Cit., p. 147-172.

[56] P. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. 3, Op. Cit., LIXe leçon, p. 157.

[57] Idem : « Le principe […] est posé dans la Charte ».

[58] G. Colmet-Daage, « M. Rossi à l’école de droit », Comptes rendus de l’Académie des sciences morales et politiques, Notice lue par M. Glasson, séance du 22 mai 1886,Picard, Paris, 1886, p. 117.

[59] M. Sbriccoli, « Pellegrino Rossi et la science juridique » in Des libertés et des peines, Op. Cit., p. 186.

Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso. Vous pouvez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Droit(s) des stades (par le pr. M. Maisonneuve)

Voici la 28e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 9e livre de nos Editions dans la collection L’Unité du Droit, publiée depuis 2012.

Volume IX :
Droit(s) du football

Ouvrage collectif
(Direction Mathieu(x)
Maisonneuve & Touzeil-Divina)

– Sortie : 03 juin 2014
– Prix : 39 €

  • ISBN : 979-10-92684-03-2
  • ISSN : 2259-8812

Présentation :

Les actes du présent colloque s’inscrivent dans le cadre de l’atelier « Droit(s) du football » du Collectif L’Unité du Droit. Ils s’inscrivent aussi dans le prolongement des deux premières éditions, à l’Université du Maine, des « 24 heures du Droit » dont ils constituent la troisième matérialisation.

L’ouvrage est placé sous la direction scientifique des professeurs Mathieu Touzeil-Divina et Mathieu Maisonneuve, respectivement professeurs de droit public aux Universités du Maine et de la Réunion et sa sortie coïncide, sans hasard, avec la 20e édition de la Coupe du monde de football (Brésil, juin 2014). Les actes ici proposés diffèrent en outre des angles déjà analysés dans plusieurs ouvrages dédiés aux droits du sport, ce qui en justifie scientifiquement la tenue. Spécialement relatifs au(x) droit(s) du football, ils n’ont pas la généralité de l’excellent manuel de Droit du sport (de l’équipe Aix-Auvergne ; Lgdj ; 3e édition ; 2012) et ne sont pas des décalques de précédents colloques et ce, ni sur le fond (Droit et football ; Lgdj ; 2012) ni sur la forme (Droit et rugby ; Lextenso ; 2013). A cet égard, le projet ici porté ne s’appelle précisément pas « Droit & Football » ou « Football & Droit » mais bien « Droit(s) du football ». Il a pour objectif(s) de traduire la notion d’Unité(s) du Droit et utilise pour ce faire le plan romaniste historique : hommes, choses et actions. Pour toutes ces raisons, il vous est proposé de chausser vos crampons juridiques et de sortir les maillots de votre équipe (doctrinale ?) préférée !

Colloque réalisé et ouvrage publié avec le concours du Collectif L’Unité du Droit ainsi que des laboratoires juridiques Crj & Themis-Um.

Droit(s) des stades

Mathieu Maisonneuve
Professeur de droit public
à l’Université de la Réunion,
Co-directeur du Crj,
membre du Collectif L’Unité du Droit

Du droit(s) des stades aux dieux des stades, il y a un pas que l’on peut ne pas oser franchir dans un atelier consacré aux choses du football. Du droit des stades aux droits des stades, il y a en revanche un gué que l’on peut sans risque emprunter. Les stades de football sont divers et leur droit aussi. Le Stade de France, le Parc des princes, le stade François Coty d’Ajaccio, le stade Léo Lagrange de Besançon et le stade de l’Est à Saint Denis de La Réunion, ne sont pas tous logés à la même enseigne juridique.

Bien sûr, ils sont l’objet de modes contractuels variés. Marchés publics, délégations de service public, baux emphytéotiques administratifs, conventions d’occupation du domaine public, sous-concessions domaniales, contrats de partenariat, sont autant de catégories de contrats utilisées pour leur construction, leur rénovation, leur gestion et/ou leur utilisation. La chose est connue[1], même si elle n’en finit pas d’interroger, notamment afin de limiter le risque financier pour les collectivités territoriales[2].

Bien sûr, les stades de football relèvent en France de deux régimes de propriété : la domanialité publique, habituelle, et la propriété privée, exceptionnelle. Cette présentation mérite toutefois d’être approfondie. D’abord parce que, compte tenu de la rareté des stades privés, la doctrine ne s’y est guère intéressée[3]. Ensuite parce que les stades publics sont soumis à un droit moins homogène que la dichotomie « domanialité publique – propriété privée » pourrait le faire croire.

Si le modèle de développement économique des clubs, autant que la bonne utilisation des derniers publics, devrait à l’avenir conduire à ce que de plus en plus de stades privés voient le jour, ce qui rend aujourd’hui plus utile qu’hier de s’intéresser à eux, les nécessités du football moderne ont déjà conduit certaines villes à privatiser leur stade au profit d’un seul et unique club sans pour autant lui en céder la propriété.

Les stades publics d’utilité générale (I), coexistent ainsi, et coexisteront de plus en plus, avec des stades publics privatisés (II) et des stades qui, pour être privés, n’en restent pas moins d’intérêt public (III).

I. Les stades publics d’utilité générale

Sont des stades publics d’utilité générale les stades présentant les deux caractéristiques suivantes : être la propriété d’une personne publique ; être affecté à un service public.

L’immense majorité des stades entre en France dans cette catégorie. La plupart sont en effet la propriété de la commune qui les a construits, voire d’une intercommunalité ; plus rarement d’une région ou d’un département ; plus rarement encore de l’Etat lui-même. Et, parmi eux, tous ou presque sont affectés à un service public.

Le plus souvent au service public du « développement d’activités sportives et d’activités physiques »[4]. C’est le cas de tous les stades qui ne sont pas réservés à l’usage sportif exclusif d’un club professionnel, mais auxquels ont accès différents clubs, à différentes heures, de différents niveaux, mais aussi des scolaires, voire des pratiquants individuels.

Ce sont les petits stades, les stades que l’on a en bas de chez soi, les stades où l’on joue au football avec ses amis, son club du dimanche, les stades où l’on va faire son jogging. Ce sont aussi bien des stades où évolue un club résident de Ligue 1 ou de Ligue 2, sans pour autant que son usage soit complètement fermé à des pratiques sportives non professionnelles.

Si une telle fermeture peut parfois être regardée comme incompatible avec l’idée d’une affectation au service du développement d’activités physiques et sportives[5], elle n’est toutefois pas nécessairement exclusive de toute affectation à un service public pour peu que, fermé au sport amateur, le stade soit ouvert par son propriétaire aux spectacles vivants, notamment des concerts, voire simplement à des spectacles sportifs variés (matchs des équipes de France de football ou de rugby ; match de hockey sur glace ; courses automobiles, de motos, de karting ; meetings d’athlétisme ; finales de compétitions nationales ou internationales, etc.).

Avec ces stades « parcs d’attractions sportives et culturelles », à l’image du Stade de France, on nous change certes nos stades, qui sentaient bon la bière et la sueur, mais pas notre domanialité, qui reste malgré tout publique, le service public de promotion du sport et/ou le service culturel prenant alors le relai du service public de développement des activités physiques et sportives.

La cause paraît d’autant plus entendue que la jurisprudence Jean Bouin[6]est étrangère à la question. La récente tendance du Conseil d’Etat à se montrer plus exigeant que par le passé pour qualifier de délégation de service public un contrat conclu avec le gestionnaire ou l’occupant d’un stade est en effet sans conséquence sur l’affectation du lieu. Que le contractant de l’administration ne soit pas délégataire de service public est une chose ; que le domaine ne soit pas affecté à un service public en est une autre[7]. Restrictif concernant le service public comme objet contractuel, la Haute juridiction administrative reste peu exigeante s’agissant du service public comme affectation d’un lieu.

Pour les stades de la première catégorie, les stades « lieux publics d’intérêt général », le contentieux porte ainsi moins sur le principe de leur appartenance au domaine public que sur les contours exacts de cette appartenance et sur le respect du régime applicable.

Sur le premier point, il peut par exemple s’agir de savoir si un club house fait partie du domaine public[8], au même titre que l’aire de jeu, les tribunes ou les vestiaires, ce qui revient classiquement à se demander s’il constitue un accessoire du stade stricto sensu, c’est-à-dire la partie aménagée pour la pratique d’un ou de plusieurs sports[9]. Oui s’il est physiquement attaché au principal, ce qui implique notamment qu’il ne dispose pas d’un accès séparé à la voie publique, et s’il lui est également fonctionnellement lié, ce qui suppose que pèsent sur l’exploitant des sujétions particulières liées aux activités sportives. Non si le club house ne remplit pas le critère physique ou le critère fonctionnel de la théorie de l’accessoire.

Sur le second point, c’est le respect de l’article L. 2125-3 du Code général de la propriété des personnes publiques, relatif au montant des redevances domaniales, qui retient le plus l’attention. Par deux fois, la Cour administrative d’appel de Lyon est ainsi venue rappeler que, conformément à l’article précité, cette redevance devait tenir compte « des avantages de toute nature procurés au titulaire de l’autorisation » d’occuper le domaine public.

Dans un arrêt du 12 juillet 2007[10], elle a annulé la décision du maire de Lyon de signer avec la société « Olympique lyonnais » une convention d’occupation du domaine public fixant à 32 827 euros le montant de la redevance à verser par match joué au stade de Gerland ; dans un arrêt du 28 février 2013[11], elle a annulé une délibération de la communauté d’agglomération « Grenoble Alpes métropole » imposant à la société « Grenoble Foot 38 », du temps où elle évoluait en Ligue 1, une redevance fixe de 500000 euros par an majorée d’une part variable basée sur les recettes de billetterie pour l’occupation du Stade des Alpes.

Dans les deux cas, la Cour administrative d’appel de Lyon a estimé que le montant de la redevance était insuffisant par rapport aux avantages que tiraient les deux clubs professionnels de l’occupation des deux stades, lesquels avantages, pour un complexe sportif, doivent s’apprécier« au regard des recettes tirées de son utilisation telles que la vente des places et des produits dérivés aux spectateurs », mais aussi au regard de « la location des emplacements publicitaires et des charges que la collectivité publique supporte telles que les amortissements, l’entretien et la maintenance calculées au prorata de l’utilisation d’un tel équipement ». 

Sans grande surprise en droit, ces décisions devraient largement contribuer à mettre fin à cette forme de soutien traditionnel des collectivités locales aux clubs de football professionnel consistant à n’exiger d’eux que des redevances modestes[12]. Il s’agit là d’une forme d’aide, souvent illégale, dont la légitimité est de plus en contestée à l’heure du sport business. Le modèle économique sur lequel il repose n’est d’ailleurs pas étranger à la privatisation exclusive de l’usage de certains stades publics.

II. Les stades publics à usage privatisé

Les stades publics à usage privatisé sont, comme les précédents, des stades propriétés de personnes publiques, mais cette fois laissés à la libre disposition d’un seul club de football professionnel.

C’est par exemple le cas du Parc des princes. La convention signée le 20 décembre 2013 entre la ville de Paris, propriétaire du stade, et la Société d’exploitation sports événements (Sese), détenue à 100% par la société Paris Saint Germain football (Psg), fait de cette dernière son unique occupant pour une durée de 30 ans. Tout au plus 182 jours au maximum sont-ils réservés au bénéfice de la ville de Paris dans le cas où elle serait retenue comme hôte d’un événement sportif international, ce qui est d’ores et déjà le cas pour le championnat d’Europe Uefa de football masculin 2016.

La privatisation de l’usage d’un stade public au profit d’un unique club de football professionnel pose, en théorie, certaines questions, et ouvre, en pratique, des possibilités.

Les questions, pour l’heure théoriques, ont trait au respect du droit de la concurrence. Si l’on sait que la passation des simples conventions d’occupation du domaine public ne sont soumises, au moins en l’état du droit français[13], soumises ni à mise en concurrence ni même à publicité préalable, on sait aussi que les personnes publiques doivent respecter le droit de la concurrence, et notamment s’abstenir de placer les occupants de leur domaine en situation d’abus de position dominante[14].

Dans une ville où n’existerait qu’un seul stade susceptible d’accueillir des rencontres de football de haut niveau, on ne saurait complètement exclure, même si c’est pour le moment une hypothèse d’école, qu’en en réservant le droit d’usage à un club professionnel donné, celui-ci soit mis illégalement en mesure de faire obstacle à l’avènement ou au développement d’un club concurrent. L’exemple du stade GiuseppeMeazza de Milan prouve en effet que deux clubs de l’élite footballistique peuvent très bien cohabiter.

La privatisation exclusive de l’usage d’un stade est porteuse de potentialités économiques pour l’occupant, et peut même ouvrir la voie à une cession du stade. Un stade ainsi privatisé est-il en effet affecté ou encore affecté à un service public ? C’est loin d’être évident. Si le sport pour tous ou des spectacles sportifs et culturels variés peuvent constituer des services publics, c’est en revanche plus douteux pour le seul football professionnel.

Certes, la Fédération Française de Football est, depuis l’arrêt Fifas[15], délégataire de service public et la Ligue de football professionnel, qui organise les championnats de Ligue 1 et de Ligue 2, en est depuis sa création subdélégataire. Mais ce que le Conseil d’Etat, puis à sa suite le législateur, ont consacré comme étant un service public, ce n’est pas le football professionnel en tant que tel. C’est seulement l’organisation de compétitions de football, y compris professionnel, par une autorité distincte des compétiteurs, et non la pratique du football professionnel elle-même.

Le Conseil d’Etat ne semble pas plus disposé aujourd’hui qu’hier, et peut-être encore moins au regard des dérives du football business, à couvrir « du pavillon du service public une marchandise des plus douteuses »[16]. Dans ses arrêts Jean Bouin de 2010[17] et Mme Gilles de 2011, la Haute juridiction administrative a en effet par deux fois affirmé que la seule présence d’un club professionnel, de rugby dans un cas, de football dans l’autre, sans autres contraintes que celles découlant de la mise à disposition des équipements sportifs ne caractérisait pas à elle seule une mission de service public. Même s’il s’agissait qualifier un contrat, non de déterminer la domanialité du lieu, ce n’est sans doute pas non plus complètement anodin.

De là à conclure que les stades publics exclusivement occupés par un club professionnel de football ne sont pas affectés à un service public, il n’y a qu’un pas qui paraît franchissable. Dans la mesure où l’on ne saurait considérer qu’ils sont affectés à l’usage direct du public, faute qu’il puisse l’utiliser seul, ces stades ne sont affectés à aucune utilité publique[18]. Rien n’empêche donc de les déclasser pour échapper à certaines contraintes de la domanialité publique, ce qui pourrait permettre de rassurer les investisseurs, ou même pour les céder, comme cela a pu par exemple être évoqué pendant la campagne des municipales 2014 à Paris et à Marseille, pour en faire des stades privés.

III. Les stades privés d’intérêt public

Les exemples de stades qui sont la propriété de personnes privées ne manquent pas à l’étranger. C’est par exemple le cas de l’Emirates Stadium à Londres ou l’Alianz Arena à Munich. En France, les stades privés sont rares. En 2013-2014, le seul club de football de Ligue 1 propriétaire de son stade était l’Athletic Club Ajaccio[19]. A l’avenir, les choses pourraient toutefois évoluer. C’est en tout le cas le souhait, après la commission « Euro 2016 » que présidait Philippe Seguin[20], de la mission sénatoriale d’information sur le sport professionnel et les collectivités territoriales[21].

Pour ce faire, deux voies sont envisageables : celle de l’achat et celle de la construction. Juridiquement, la cession d’un stade public n’est pas inenvisageable, à condition bien sûr de le déclasser au préalable et de ne pas le brader[22]. Politiquement en revanche, la vente d’un stade peut-être mal perçue lorsqu’il s’agit d’un stade appartenant au patrimoine sportif. A chacun son Hôtel de la Marine. Economiquement, ce n’est toutefois pas forcément une mauvaise solution. Tout dépend des circonstances : de l’existence potentielle d’une offre d’achat et de son montant ; de ce que rapporte le stade à la collectivité et de qu’il lui coûte, mais aussi du contenu du contrat de vente, notamment de la capacité du vendeur à y inclure des clauses particulières (agrément de la collectivité en cas de revente ; droit d’usage pour certains grands événements au profit de la collectivité, etc.).

La deuxième voie permettant à un club de se doter de son propre stade consiste à le construire. C’est la voie dans laquelle s’est engagée l’Olympique lyonnais[23]. Mais, même là, le concours des collectivités intéressées demeure indispensable. Leur concours administratif tout d’abord. La construction d’un stade suppose en effet une modification du plan d’occupation des sols et des plans de circulation. Leurs concours opérationnel et financier ensuite, ne serait-ce que pour la réalisation des infrastructures d’accès.

Le concours des collectivités à la réalisation de ces dernières est juridiquement envisageable. L’article 28-II de la loi n° 2009-888 du 22 juillet 2009 de développement et de modernisation des services touristiques autorise en effet expressément les collectivités territoriales et leurs groupements à « réaliser ou concourir à la réalisation des ouvrages et équipements nécessaires au fonctionnement et à la desserte des installations mentionnées au I », c’est-à-dire des enceintes sportives déclarées d’intérêt général du fait de leur inscription sur une liste fixée par arrêté du ministre chargé des sports, après avis des conseils municipaux concernés, peu importe qu’il s’agisse d’enceintes publiques ou privées.

Au-delà de la réalisation des infrastructures d’accès, les collectivités territoriales peuvent-elles plus généralement contribuer financièrement à la réalisation des travaux de construction du stade lui-même ? Une décision de la Commission européenne du 18 décembre 2013[24] semble l’admettre. Par cette décision, la Commission a en effet estimé que le financement public de la construction ou la rénovation des stades français pour l’Euro 2016, dont le stade des Lumières de l’Olympique lyonnais, était bien constitutif d’une aide d’Etat, mais que cette aide était compatible avec le marché intérieur. Elle a en particulier estimé, comme elle l’avait déjà fait à propos d’un programme de rénovation de stades en Belgique[25], que cela renforcerait la promotion du sport et de la culture, objectif commun de l’UE, sans fausser indûment la concurrence.

Il ne saurait toutefois être question d’y voir un blanc-seing donné par la Commission. Si elle a ici donné son accord, c’est parce que le projet n’aurait pas été viable sans soutien public, parce que les aides étaient limitées au minimum nécessaire pour garantir la mise en conformité avec les exigences de l’Uefa à temps pour l’Euro 2016, et parce qu’il s’agissait d’installations multifonctionnelles permettant d’organiser des événements sportifs, culturels et sociaux.

Nécessairement limités, les financements publics de grands stades, privés comme publics, n’en restent pas moins envisageables. Dans la presque totalité des cas, l’équilibre financier de l’opération d’acquisition, de construction ou de rénovation dépendra de la présence d’un club résident professionnel. Que ce club vienne à quitter le haut niveau, et l’opération risque de vite devenir économiquement bancale.

Afin d’éviter que la glorieuse incertitude du sport ne vienne mettre à mal le besoin de sécurité des investisseurs, l’idée d’une limitation de l’aléa sportif commence à faire son chemin[26]. En somme, il s’agirait de rogner, au moins à la marge, sur le modèle européen du sport, lequel est notamment fondé sur un système de promotion/relégation, en protégeant certains clubs.

Peut-être temps sera-t-il alors temps de dire adieu au stade.


[1] Sur la question, V., d’une manière générale, Simon Gérald et alii, Droit du sport, Paris, Puf, coll. Thémis, 2012, n° 470 et s., ainsi que le dossier spécial « Le renouveau des équipements sportifs et aquatiques », Contrats publics, avril 2010, n° 98 ; V. également Lagarde Franck, « Financement et réalisation d’un équipement sportif : quels montages juridiques ? », Jurisport, n° 100, 2010, p. 20 ; Richer Laurent, « Propriété publique et rentabilité des stades : de la concession au contrat de partenariat » in Simon Gérald (dir.), Le stade et le droit, Paris, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2008, p. 67 ; Bayeux Patrick, « Les mode de gestion des équipements sportifs utilisés par les clubs professionnels », Ajda, 2005, p. 1438.

[2] Proposant dernièrement de proscrire le recours au contrat de partenariat par les collectivités territoriales pour le financement de nouveaux stades, V. Sport professionnel et collectivités territoriales : l’heure des transferts ?, Rapport de la mission commune d’information du Sénat sur le sport professionnel et les collectivités territoriales proposait, 12 mai 2014.

[3] En revanche, la question a été récemment abordée dans plusieurs rapports. Outre le rapport sénatorial cité supra, V. notamment Grands stades, rapport de la commission « Euro 2016 » présidée par Philippe Seguin, novembre 2008.

[4] CE Sect., 13 juillet 1961, Ville de Toulouse, Rec. p. 513 ; Ajda, 1961, 1, 467, chron. Galabert et Gentot ; Cjeg, 1962, J, 25, note A.C.

[5] V. infra partie II.

[6] CE Sect., 3 décembre 2010, Ville de Paris – Association Paris Jean-Bouin, req. n° 338272, Rec.,p. 472 ; Bjcp, 2011, n° 74, p. 36, concl. N. Escaut ; Ajda, 2011, p. 18, étude S. Nicinski et E. Glaser ; Rlc, 2011, n° 26, p. 45, note G. Clamour ; Ajct, 2011, p. 37, note J.-D. Dreyfus ; Contrats & marchés publics, 2011, comm. n° 25, note G. Eckert ; Cah. dr. sport, n° 23, 2011, p. 58, note F. Colin ; Dr. adm., 2011, comm. n° 17, note F. Brenet et F. Melleray ; Rdi, 2011, p. 162, note S. Braconnier et R. Noguellou ; Bjcl, n° 5, 2011, p. 315, note F. Hoffman ; Jcp A, 2011, 2043, note C. Deves ; Jcp G, 2011, p. 483, note A. Chaminade ; RJEP, n° 685, 2011, p. 25, note. C. Maugüe ; Lpa, 26 mai 2011, p. 8, note. P. Juen.

[7] L’illustrant, V. CE, 19 janvier 2011, CCI de Pointe-à-Pitre, req. n° 341669, Bjcp, 2011, n° 75, p. 101, concl. N. Boulouis ; Ajda, 2011, p. 1330, note P. Caille ; Contrats & marchés publics, 2011, n° 3, p. 30, note G. Eckert ; Rlct, 2011, n° 66, p. 46, note E. Glaser ; Gaz. Pal., 2011, n°140, p. 43, note C. Gisbrant-Boinon.

[8] CAA Nantes, 15 novembre 2013, Association Stade nantais université club et autres, req. n° 11NT02688, Ajda, 2014, p. 10, note F. Lagarde.

[9] En ce sens, V. Simon Gérald, « Qu’est-ce qu’un stade ? » in Simon Gérald (dir.), Le stade et le droit, Paris,2008 ;  Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, p. 5.

[10] CAA Lyon, 12 juillet 2007, Ville de Lyon, req. n° 06LY02103, Ajda, 2007, p. 2312, concl. D. Besle. 

[11] CAA Lyon, 28 février 2013, Communauté d’agglomération Grenoble Alpes Métropole, req. n° 12LY00820.

[12] A titre d’exemple, la redevance que versait l’Olympique de Marseille pour l’occupation du Stade Vélodrome n’était ainsi, en application de la convention du 5 juillet 2011 arrivée à terme le 30 juin 2014, que de 50 000 euros par an (Chambre régionale des comptes Paca, Rapport d’observations définitives sur la gestion de la commune de Marseille, 7 octobre 2013, spéc. p. 57).

[13] CE Sect., 3 décembre 2010, Ville de Paris – Association Paris Jean-Bouin, préc.

[14] CE Sect., 26 mars 1999, Société EDA, req. n° 202260, Rec. p. 107 ; Gddab, Dalloz, 2013, n° 52, note R. Noguellou ; Ajda, 1999, p. 427, concl. J.-H. Stahl et note M. Bazex ; Rdp, 2000, p. 353, note C. Guettier.

[15] CE Sect., 22 novembre 1974, Fédération des industries françaises d’articles de sport, Rec., p. 577, concl. J. Thery ; Rdp, 1975, p. 1109, note M. Waline ; Ajda, 1975, p. 19, chron. M. Franc et M. Boyon ; D., 1975, juris., p. 739, note J.-F. Lachaume ; Jcp, 1975, I, n° 2724, note J.-Y. Plouvin.

[16] Moderne Franck, note sous CE, 26 novembre 1976, Fédération française de cyclisme, Ajda, 1977, p. 147.

[17] CE Sect., 3 décembre 2010, Ville de Paris – Association Paris Jean Bouin, préc.

[18] Au sens nécessaire pour qu’un bien fasse partie du domaine public. Au sens plus général, même un stade réservé à un club de football professionnel reste d’intérêt public, mais s’il s’agit peut-être d’un intérêt public de plus faible intensité que pour d’autres stades.

[19] Todeschini J.-M. et Bailly D., Le financement public des grandes infrastructures sportives, Rapport d’information, Sénat, 17 octobre 2013, p. 10.

[20] Grands stades, rapport, novembre 2008, spéc. p. 57 et s.

[21] Sport professionnel et collectivités territoriales : l’heure des transferts ?, rapport du 12 mai 2014.

[22] Ce qui pose la délicate question de l’évaluation des biens rares ou uniques. Interrogés par L’Equipe (14 février 2014), des experts évaluaient ainsi le Parc des princes entre 130 millions et 1 euro symbolique. Sur la question de l’évaluation de l’hippodrome de Compiègne, V. Rapport d’information de Mme Nicole BRICQ, fait au nom de la commission des finances, n° 327 (2010-2011) – 2 mars 2011, spéc. p. 30 et s.

[23] Sur les péripéties juridiques du projet, V. notamment TA Lyon, 10 janvier 2013, Poet et autres, req. n° 1104543, Ajda, 2013, p. 79 : annulation de la délibération par laquelle la communauté urbaine de Lyon avait accepté la cession des terrains publics sur lesquels le stade doit être édifié, en raison de l’information incomplète des élus.

[24] Aide d’Etat SA.35501 (2013/N) – France.

[25] Aide d’Etat SA.37109 (2013/N) – Belgique.

[26] En ce sens, V. Todeschini J.-M. et Bailly D., Le financement public des grandes infrastructures sportives, Rapport d’information, Sénat, 17 octobre 2013, p. 39 et s. ; ainsi que Sport professionnel et collectivités territoriales : l’heure des transferts ?, Rapport de la mission commune d’information sur le sport professionnel et les collectivités territoriales, 12 mai 2014.

Nota Bene : le présent ouvrage sera diffusé par les Editions Lextenso. Vous pourrez donc vous le procurer directement auprès de notre diffuseur ou dans toutes les bonnes librairies (même virtuelles).

ParEditions L'Epitoge (Collectif l'Unité du Droit)

Juge & service public en Méditerranée (témoignage du président JP Costa)

Voici la 26e publication offerte dans le cadre des 75 jours confinés des Editions L’Epitoge. Il s’agit d’un extrait du 9e livre de nos Editions dans la collection dite verte de la Revue Méditerranéenne de Droit public publiée depuis 2013.

L’extrait choisi est celui de l’article du président Jean-Paul Costa dans l’ouvrage suivant :

Volume VIII :
Service(s) public(s)
En Méditerranée

Ouvrage collectif
(dir. Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
Mathieu Touzeil-Divina & Stavroula Ktistaki)

Nombre de pages : 342
Sortie : octobre 2018
Prix : 33 €

ISBN  / EAN : 979-10-92684-27-8 / 9791092684278
ISSN : 2268-9893

Mots-Clefs : Droit(s) comparé(s) – droit public – France – Grèce – Athènes – Toulouse – Justice(s) – droit administratif –Méditerranée – Cours constitutionnelles – Pouvoir(s) – Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

Présentation :

« Encadrés par deux exceptionnels textes : la préface de Son Excellence le président de la République hellénique (et professeur de droit public), Prokopios Pavlopoulos, et la postface sur les nouveaux défis du service public par le Conseiller constitutionnel (et professeur de droit public), Antoine Messarra, les présents actes – issus des deux journées de colloque d’Athènes du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public, proposent six thématiques pour décrypter le(s) service(s) public(s) en Méditerranée. Une première partie engage le lecteur à suivre un chorus méditerranéen (et singulièrement toulousain) dans les méandres des influences et confluences méditerranéennes de la notion de service public, en Histoire et en Méditerranée. Depuis Duguit et Hauriou, depuis la France, où et comment la notion systématisante a-t-elle évolué ? Où a-t-elle pris racine et où – au contraire – la greffe n’a-t-elle pas pris ? La deuxième partie, s’intéresse aux matérialisations positives (juridiques et politiques) de l’intérêt général réincarné en service(s) public(s) : depuis l’éducation nationale et les activités locales jusqu’à la culture et au sport. Guidés par Louis Rolland, notre troisième partie invite à l’étude des « Lois » ou principes généraux du service public : Egalité, continuité, mutabilité mais aussi « nouvelles Lois » du service public en Méditerranée. Ensuite, un quatrième temps propose d’examiner, à l’aune du témoignage du président Costa, la manière dont les juges administratifs (grec, égyptien, italien et français) appréhendent et / ou ont appréhendé la notion dans et par leurs prétoires. Alors, un cinquième temps s’intéresse à la gestion – notamment publique – mais évidemment aussi très privée de nos jours des services publics autour de la Mare nostrum. Enfin, un dernier atelier propose de se pencher sur le cas du service public de l’eau.

Le présent ouvrage a reçu le généreux soutien du Collectif l’Unité du Droit (Clud), du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public (Lmdp), de Sciences Po Toulouse & de l’Université Toulouse 1 Capitole (Institut Maurice Hauriou) ».

Témoignage
du Président Costa
à propos du Juge
& du service public
en Méditerranée

Jean-Paul Costa
Conseiller d’Etat honoraire (France),
ancien Président de la

Cour européenne des droits de l’homme,
Président de la Fondation René Cassin,
Institut international des droits de l’homme

(…) Je remercie les organisateurs de ce beau colloque, placé sous le haut patronage du Président de la République Hellénique, M. Prokopios Pavlopoulos (que j’ai l’honneur de connaître), pour m’avoir invité à y participer et pour m’avoir demandé d’y intervenir.

Mes remerciements vont particulièrement au Professeur Mathieu Touzeil-Divina et au Laboratoire méditerranéen de droit public, ainsi qu’à nos amis Grecs qui nous accueillent en faisant preuve de leur hospitalité légendaire.

J’ajoute que moi qui ai passé des décennies au sein du Conseil d’Etat de France, je suis ravi de participer à une table ronde rassemblant des collègues et amis des conseils d’Etat de plusieurs pays du pourtour de la Méditerranée. Je me rappelle avec beaucoup de plaisir des colloques avec le Conseil d’Etat hellénique à Bastia en 1985 ou avec le Conseil d’Etat italien au Palais Spada à Rome en 1997, entre autres.

Je prends ce matin la parole en qualité – ou en tout cas avec le titre ! – de « Grand témoin ».

Il est vrai que j’ai fait du contentieux administratif pendant une bonne vingtaine d’années au sein du Conseil d’Etat français, puis pendant treize ans du droit européen des droits de l’homme, comme juge puis président de la Cour européenne des droits de l’homme (Cedh). A ce double titre j’ai pu, à travers il est vrai le filtre juridictionnel, observer l’organisation et le fonctionnement des services publics français et européens, dont pour une part ceux des pays de la Méditerranée, du moins du Nord de celle-ci (et de l’Est si on pense à la Turquie).

Mon témoignage est comme l’aurait dit Sartre situé, dans le temps comme dans l’espace.

Il se place d’abord dans le temps.

En effet j’ai assisté dans ma carrière et comme citoyen à une profonde évolution du régime juridique, des modes de gestion et finalement de la conception même des services publics.

Les services publics ont un régime juridique qui appellent un ensemble de règles ; et notamment, dans les pays qui connaissent deux ordres de juridictions, ce qui est le cas de la majorité des pays méditerranéens, ils sont soumis à la compétence, pour l’essentiel, des juges administratifs et à la soumission au droit administratif. C’est évidemment différent dans les Etats qui connaissent la common law ou dans certains Etats du Nord et de l’Est de l’Europe.

Mais ceci s’est affaibli. Les services publics industriels et commerciaux se sont multipliés, il y a eu des privatisations, de la dérégulation, de la déréglementation ; les autorités administratives indépendantes sont apparues, et si nombre d’entre elles ont un contentieux qui ressortit à la compétence administrative, celui de certaines relève de la juridiction judiciaire (et du droit privé) – pas toujours avec une logique aveuglante. Le périmètre des services publics se modifie, parfois dans un sens, parfois dans l’autre, au gré des alternances politiques et de facteurs idéologiques. Pareillement le statut des agents des services publics a lui aussi beaucoup changé.

Même les principes se sont modifiés dans le temps ; le principe d’égalité me semble moins fort qu’avant ; ceux de mutabilité et d’adaptation restent importants, mais ils se relativisent, tout comme la continuité.

En revanche, la neutralité s’est renforcée, y compris sous l’angle de la laïcité. La jurisprudence de la Cedh pousse dans ce sens, y compris la jurisprudence récente. Je pense à un arrêt Ebrahimian c. France du 26 novembre 2015 concernant le port du foulard par une assistante sociale d’un centre hospitalier, ou à l’arrêt Osmanoglou c. Suisse relatif à l’obligation de cours de natation mixtes pour des enfants en dessous de l’âge de la puberté dans des établissements publics d’enseignement. L’obligation de neutralité, appréhendée sous l’angle religieux, est moins forte dans les entreprises privées telles que British Airways (arrêt Eweida c. Royaume-Uni du 17 janvier 2013).

Mon témoignage se place également dans l’espace.

Il existe de grandes disparités entre les pays européens et/ou méditerranéens. Certains demeurent très attachés aux services publics, au service public, comme la France (depuis le XVIIe siècle) ou le Danemark, ou la Suède à un moindre degré.

En sens inverse, l’Angleterre des années 80 et 90, surtout sous la direction de Margaret Thatcher entre 1979 et 1990, un peu moins sous celle de M. John Major entre 1990 et 1996, a fait diminuer fortement le nombre et l’importance des services publics, en particulier par une politique résolue de privatisations. De même, après la chute du Mur de Berlin en 1989, les pays de l’Europe centrale et orientale ont abandonné le système des démocraties populaires, et là aussi l’économie et la société se sont largement privatisées, on peut dire dépublicisées.

Dans le sud de l’Europe, des pays comme l’Espagne, la Grèce ou le Portugal ont subi après 2008 une terrible crise économique et financière, dont ils sortent à peine, et ils ont dû de ce fait prendre plus ou moins volontairement des mesures qui ont affecté le régime et quelquefois l’existence même des services publics.

D’autres facteurs jouent encore, comme l’existence ou l’absence du fédéralisme. On cite souvent l’exemple de l’enseignement en Allemagne. Le service public de l’enseignement dans ce pays n’est pas fédéral, mais il est organisé au niveau des länder.

Dans le domaine des services publics, la jurisprudence de la Cedh n’a guère joué son habituel rôle harmonisateur, sauf quant à l’article 6§1 de la Convention, sur le droit au procès équitable, dont elle a fait une application extensive, par exemple en y soumettant les autorités administratives indépendantes.

De son côté, la Cour de Justice de l’Union européenne (Cjue) applique fortement le principe de libre concurrence, un élément important de la politique de l’Union, et fait par exemple la chasse aux aides d’Etat, de nature selon elle à la compromettre. Cependant sa jurisprudence récente apparait plus nuancée, en faisant une place aux services d’intérêt économique général. Les textes communautaires vont d’ailleurs dans ce sens. Ainsi l’article 14 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ancien article 16 du Traité de la Communauté européenne) reconnait que ces services font partie des valeurs communes de l’Union et jouent un rôle pour la protection de la cohésion sociale et territoriale. Tout en étant différents des services publics au sens strict, les services d’intérêt économique général ont ainsi une consécration textuelle, et finalement jurisprudentielle aussi.

Si je dois résumer mon témoignage, c’est celui de la vision d’un spectre des services publics très varié (et très évolutif).

Il me semble toutefois que le service public en tant que notion garde une unité indéniable, au moins quant à son noyau dur, celui de l’Etat gendarme, surtout face aux menaces qui se propagent partout à l’encontre de la sécurité.


Nota Bene : le présent ouvrage est diffusé par les Editions Lextenso.
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